Messages par Jude Kadri

Sur la guerre civile au Yémen : entretien avec Jude Kadri

Jude Kadri est enseignante à temps partiel à la LAU (Lebanese American University) et doctorante à l’université d’Ottawa. Elle revient, pour le QG Décolonial, sur les enjeux de la guerre civile au Yémen.

 

1/ Pourrais-tu revenir dans un premier temps sur les origines de la guerre civile au Yémen ? Quelles sont les différentes parties engagées dans ce conflit ?

Les principaux groupes engagés dans la guerre sont : les Houthis, un groupe militant zaydite (une branche du chiisme), le gouvernement de al-Hadi soutenu par la coalition saoudienne, les séparatistes du sud soutenus par les Émirats arabes unis, le groupe d’Al-Islah affilié aux frères musulmans et le groupe Daesh (l’État islamique). Il y a aussi des autres groupes qui sont basés sur des liens tribaux ou religieux.

2/ Tu écris que la guerre au Yémen est la condensation de contradictions régionales et mondiales, pourrais-tu expliquer ce que tu entends par là ?

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous vivons dans une phase avancée de l’impérialisme : l’impérialisme américain. Les États-Unis avaient pris le rôle de l’État qui doit défendre et protéger le processus d’accumulation de capital monopoliste-financier, face aux crises imminentes du capital et face aux pressions politiques et militaires venant des nations du sud surexploitées. Cet impérialisme avancé s’est encore plus développé au cours des années 1970, avec le choc de Nixon et la propagation du néolibéralisme (qui soutient l’épanouissement du capital monopoliste-financier partout à travers le monde, sans restriction territoriale). Nous sommes aujourd’hui toujours situés dans cette atmosphère globale : nous n’en sommes pas encore sortis, comme le démontrent clairement le pouvoir du dollar américain et tous les effondrements économiques dans les pays du tiers-monde causés par les échanges de devises. La Chine se présente, depuis les années 1980, comme une force souveraine qui défie l’impérialisme américain, quoiqu’elle ait de nombreux intérêts liés à ce dernier. La Chine est dans une situation ambiguë, car elle essaie de protéger ses développements économiques et ses intérêts nationaux tout en intégrant le commerce mondial dominé par le pouvoir du dollar américain (et les banques américaines). Le projet du One Belt One Road est un projet sur le long terme qui a pour objectif de permettre à la Chine de s’approprier des parts du marché mondial pour toucher des matières premières plus facilement et pour élargir son cercle d’échange de biens de consommation, tout en contournant les intérêts du capital monopoliste-financier, qui sont eux liés aux intérêts des plus grands monopoles occidentaux et aux gains financiers dollarisés.

Le Moyen-Orient est un point stratégique dans la lutte entre les États-Unis et la Chine à cause du pétrole. Le pétrole constitue le pilier du pouvoir du dollar américain, et aussi la matière énergétique de choix pour la Chine (et le reste du monde). Le Yémen est un point très stratégique, à cause du détroit de Bab-al-Mandeb, par lequel passe une très grande portion du pétrole saoudien (de plus, c’est une route commerciale vers la mer Rouge). Les intérêts mondiaux dans Bab-al-Mandeb, sont scellés dans notre ère historique de l’impérialisme américain. Après ces intérêts mondiaux, viennent les intérêts des plus forts alliés régionaux de l’impérialisme : les intérêts de l’Arabie Saoudite et d’Israël. L’Iran est un autre acteur régional important, mais du côté de la Chine.

Les intérêts de classes de ces forces régionales importantes sont « surdéterminés » par les intérêts mondiaux. Ces pays n’existent pas dans un vide, mais dans un système économique mondial qui remonte au colonialisme européen. Ainsi, on ne peut pas les isoler du reste du monde et des intérêts plus larges et globaux. L’histoire même de ces pays a été modelée par les Européens, puis par les Américains. Les médias et les analystes libéraux ont tendance à isoler les pays et à rendre chaque pays responsable de son sort. C’est une erreur scientifique puisque l’essence de l’histoire des humains, une histoire fondée sur la « totalité des rapports de production », est ignorée.

Nous arrivons alors à cette conclusion : le Yémen reflète différentes contradictions, au niveau régional comme au niveau global. Les Houthis reflètent les intérêts économiques de l’Iran, puisqu’ils veulent une souveraineté nationale forte qui est incompatible avec les intérêts américains liés au pétrodollar et à la surexploitation. Le gouvernement de Hadi reflète les intérêts économiques de l’Arabie saoudite et de ses alliés, puisqu’il a été mis en place par cette coalition pour la soumission du Yémen aux intérêts saoudiens et impérialistes. Nous pouvons voir, à travers la longue histoire du capitalisme, que les mouvements nationaux du tiers-monde qui souhaitent de l’autonomie économique et politique ne peuvent en aucun cas être compatibles avec les intérêts coloniaux et impérialistes.

3/ Pourquoi peut-on dire que les Houthis ont gagné la guerre, alors que celle-ci est toujours en cours ? Si la « victoire » des Houthis ne signifie pas la fin de la guerre, alors y a-t-il une issue à ce conflit ?

Les Houthis ont « gagné » la guerre, car ils ont déjà pris le contrôle du gouvernement de Sanaa, ils ont réussi leur coup d’État et les Saoudiens n’ont pas été en mesure de les retirer du pouvoir. Ils ont gagné grâce à leur force militaire et à leur influence politique et idéologique dans le pays. Cette soi-disant « victoire » n’est pas juste le résultat d’un coup d’Etat, les Houthis se sont organisés et se sont battus durant une vingtaine d’années avant d’arriver à ce stade. Il est maintenant très improbable que la coalition puisse chasser les Houthis du pouvoir ou diminuer leur force et leur influence nationale. Le conflit va se poursuivre pendant très longtemps, mais cela ne signifie pas que les Houthis vont s’affaiblir, bien au contraire. Cette sorte de conflit ressemble à celui en cours entre le Hezbollah et Israël. Le Hezbollah est bien établi au Liban, mais le conflit avec Israël ne va pas s’arrêter à cause de la frontière commune et des intérêts économiques totalement opposés.

4/ En quoi l’accentuation des tensions de classes dues à la guerre crée-t-elle toujours plus de misère ?

Les différentes parties impliquées dans la guerre peuvent poursuivre la guerre pendant de nombreuses années, grâce au soutien des autres pays (l’Iran, l’Arabie saoudite, etc.). Mais pour les Yéménites lambda, cette guerre va mener à plus de misère, car les conditions économiques ne peuvent pas se « normaliser » à un certain degré, dans une telle atmosphère de guerre.

Le gouvernement des Houthis ou autre ne peut pas assurer les besoins primaires des habitants dans de telles conditions. En fait, le phénomène le plus dangereux pour le bien-être des Yéménites est le blocus imposé par la coalition saoudienne. Ce blocus est meurtrier puisque les échanges de biens ne peuvent pas se poursuivre et le Yémen a longtemps été dépendant des importations des besoins de bases.

La guerre économique au Yémen a commencé avant la présente guerre. En fait, le néolibéralisme a causé l’effondrement de la devise nationale, l’accroissement de la dépendance aux importations, le dessèchement des terres et l’abandon de l’agriculture céréalière et des autres produits de bases. Au début des années 1970, le Yémen du Nord avait suivi une voie libérale alors que le Yémen du Sud avait suivi une voie socialiste, mais les pressions historiques et les conditions régionales et mondiales n’avaient pas permis à ces deux pays de se développer de manière à devenir indépendants et autosuffisants. Après l’unification en 1991 sous Ali Abdullah Saleh, le Yémen a suivi une route néolibérale. Au cours des années 1990, les déficits du gouvernement avaient été lourdement financés par des emprunts en dollars américains issus des institutions financières internationales. Ces institutions avaient procédé à des ajustements structurels qui avaient encore plus appauvri les Yéménites. Ces ajustements avaient découragé la production agricole de grains, mené à l’épuisement de l’eau (car ils avaient encouragé l’agriculture de fruits et de légumes) et aussi mené à la suppression progressive des subventions alimentaires. Par conséquent, la nation avait encore plus été subordonnée aux prix déterminés par le marché mondial. Ces prix ne sont pas basés sur la satisfaction des droits humains, mais sur la satisfaction des intérêts du capital monopoliste-financier, ils masquent ainsi le vol de plus-value.

5/ Quels sont les rapports entre les Houthis et le Hezbollah ?

Il est difficile de savoir exactement quels sont leurs liens réels, comment ils communiquent, etc. Mais l’influence idéologique et politique du Hezbollah sur les Houthis est claire : ces deux groupes sont très similaires. Ils ont des ambitions économiques similaires, ils sont tous deux positionnés contre Israël, l’Arabie saoudite et les États-Unis. Les liens des Houthis avec l’Iran, par contre, sont plus difficiles à déterminer que ceux entre le Hezbollah et l’Iran.

6/ En quoi l’implication de l’Arabie Saoudite au Yémen est-elle liée à la dépendance des Saoudiens vis-à-vis du pétrole ? Pourrais-tu définir ce que l’on appelle le « pétrodollar » et quel est le rapport avec la guerre au Yémen ?

Le pétrodollar est un dollar utilisé pour l’achat de pétrole.

Depuis l’accord Quincy, l’Arabie Saoudite et les États-Unis sont des alliés fondamentaux pour l’accumulation de capital monopoliste-financier. Depuis cet accord, les Saoudiens ne vendent leur pétrole qu’en dollars et réinvestissent leurs excédents (leurs profits) dans les banques américaines et les stocks américains. Ce processus donne beaucoup de pouvoir au dollar américain, celui-ci est « recyclé » grâce aux ventes de pétrole vers les pays du monde. Les Saoudiens sont devenus dépendent du dollar américain pour investir leurs excédents et protéger leur fortune. Les États-Unis sont dépendants de la vente de pétrole en dollars, afin de protéger la valeur du dollar et de pouvoir soutenir leur dette nationale immense qui ne cesse d’augmenter (et qui finance leurs aventures militaires sans fin). La dépendance entre les États-Unis et l’Arabie saoudite est évidente et elle est fondée sur le système du pétrodollar.

Bab-al-mandeb est un détroit très important pour le passage du pétrole saoudien. Les Houthis menacent l’accès libre à ce détroit : ils ont ciblé des navires saoudiens, émiratis et israéliens sur le détroit. Les États-Unis et l’Arabie saoudite doivent assurer le contrôle de ce détroit, surtout face aux Iraniens et aux Chinois qui ont des ambitions opposées à l’hégémonie du dollar américain.

Les Saoudiens sont aussi menacés par les Houthis, car ces derniers sont à leur frontière, ce qui implique une question de sécurité nationale. Les Houthis ont déjà bombardé plusieurs champs de pétrole saoudiens. Ainsi, les Saoudiens doivent protéger leur accès à Bab-al-mandeb, leur territoire et leur champ de pétrole.

7/ La question de la souveraineté du Yémen est bien évidemment au cœur de ce conflit. Pourquoi peut-on parler d’une désintégration de la souveraineté du Yémen ?

Les Yéménites ne sont pas capables de prendre des décisions politiques qui reflètent leurs droits sociaux et leurs intérêts nationaux. En fait, cette désintégration précède la guerre actuelle, comme je le montre dans mes divers travaux : elle a commencé au début des années 1970 et n’a fait que s’exacerber au fil des années. Les nations arabes ont beaucoup perdu avec la guerre des Six Jours de 1967 et encore plus avec la guerre du Kippour en 1973. Le socialisme arabe, basé sur l’idéologie du nationalisme panarabe, s’était progressivement dissout après ces deux guerres, laissant la place aux idéologies de droite et au néolibéralisme. Les Yéménites sont incapables de prendre des décisions pour leur bien-être national, à cause de la restructuration du monde arabe en faveur des intérêts du Golfe et d’Israël (ainsi que des Américains) au début des années 1970.

8/ Cette guerre a-t-elle un objectif ? Tu sembles dire que cette guerre est une fin en soi, pourrais-tu expliquer pourquoi ?

Les États-Unis mènent des guerres sans fin dans le monde arabe depuis le 11 septembre 2001. Les attentats du 11 septembre 2001 avaient fourni le prétexte idéal pour poursuivre des guerres sans fin dans le monde arabe, grâce à des troupes terrestres et du matériel militaire de haute technologie comprenant des drones militaires (commandées à distance). Les États-Unis ont commencé à bombarder le Yémen en 2002 (ils ciblaient Al-Qaeda et d’autres groupes terroristes). Les bombardements via des drones aériens sur le Yémen n’ont pas arrêté depuis 2002. Ils sont réguliers.

En fait, les États-Unis n’ont pas d’ennemis définis dans cette guerre contre la terreur, et il n’y a pas d’objectif précis. Nous savons déjà qu’al-Qaeda était une création de la CIA, et que les militants sunnites sont pour la plupart financés par les pays du Golfe. La guerre est un moyen, pour le gouvernement américain, de dépenser des milliards de dollars. De nombreuses entreprises et banques américaines bénéficient de la guerre. Toutefois, le gain ultime venant de ces guerres est le fait que ces dernières permettent de démontrer et d’imposer le pouvoir de l’impérialisme américain dans des zones stratégiques, face à leurs ennemis principaux.

9/ L’épidémie du coronavirus a-t-elle joué un rôle dans l’évolution récente du conflit ?

Pas vraiment. La guerre ne s’est pas ralentie à cause de l’épidémie. Avant l’épidémie, il y avait déjà plusieurs maladies contagieuses répandues comme le choléra. De plus, il y avait (et il y a toujours) une famine généralisée. Les intérêts politiques et économiques de classes ne peuvent pas être affectés par les maladies des gens ordinaires. La guerre est une urgence immédiate pour les partis impliqués dans la guerre. Il s’agit d’une question de pouvoir de classe pour assurer les intérêts sur le très long terme. Je dirais même que la survie de l’impérialisme américain est liée à cette guerre et aux autres guerres dans le monde arabe. Si les États-Unis perdent leur mainmise sur le monde arabe, la Chine viendra s’imposer et restructura le système économique mondial à son avantage, ce qui mènera à l’effondrement du pétrodollar.