Cette intervention a été présentée par Wissam Bengherbi au meeting « Faire bloc, faire peuple » du 4 juin dernier et a d’abord été publiée par le site Contretemps.
2005, c’est l’année d’une double contestation populaire. Deux moments de rupture, deux colères, deux insurrections — mais séparées par un mur invisible. Ce double soulèvement révèle, sous des formes différentes, un même verrou stratégique : l’État racial et néolibéral, dans sa forme nationale comme dans sa déclinaison européenne. Un État qui ne se contente pas de gouverner, mais qui produit activement des hiérarchies de race et de classe, à travers le droit, l’école, la police, et désormais les institutions supranationales. Contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas un État qui « oublie » les quartiers ou les précaires, c’est un État qui les organise comme marges.
Le 29 mai, une majorité de Françaises et de Français rejette, par référendum, le Traité constitutionnel européen (TCE). C’est un refus massif et populaire, un cri contre l’Europe du marché, de la concurrence, de la casse sociale. Les ouvriers, les précaires, les chômeurs disent non à l’inscription dans le marbre du droit d’un ordre néolibéral. C’est le refus d’un traité qui constitutionnalise l’impuissance politique. C’est un refus plus global d’un ordre néolibéral élitiste, anti-démocratique et autoritaire. Ce traité visait également à verrouiller durablement l’ordre économique européen contre toute remise en cause future, y compris par les pays issus de l’ancien empire colonial ou par les mouvements sociaux portés par des héritiers de l’immigration postcoloniale.
Quelques mois plus tard, c’est une autre catégorie de la population qui entre en scène — et dans un tout autre langage. En octobre et novembre 2005, après la mort de Zyed et Bouna, poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois, les quartiers populaires se soulèvent. Trois semaines de révolte. Incendies, affrontements, nuit après nuit. Des jeunes, Noirs et Arabes, descendants des damnés de la terre, relégués dans les marges de la République, se soulèvent. C’est une révolte contre le mépris, le racisme d’État, les violences policières et l’humiliation quotidienne. Une révolte pour la dignité
Ces deux soulèvements — celui des urnes et celui de la rue — visaient, au fond, un ennemi commun. Ils nommaient, chacun à leur manière, un même système de domination : un ordre européen néolibéral, raciste et impérialiste, hérité des logiques de gestion coloniale du monde. Un ordre qui recycle aujourd’hui ces pratiques dans sa politique migratoire, ses rapports commerciaux avec le Sud global et son contrôle des marges internes. Un ordre qui détruit les droits sociaux au nom de la compétitivité, et qui gère les non-blancs par la police, les frontières et la prison.
Pourtant ces deux peuples ne se sont pas rencontrés. Au contraire. Le peuple du « non » n’a pas parlé au peuple des émeutes. La gauche sociale, alors plus profondément enfermé dans sa blanchité qu’aujourd’hui, a regardé les flammes sans comprendre. Une incompréhension qui l’a même poussé à se méfier, voir à condamner. Quant aux banlieusards, s’ils n’étaient pas en opposition au « non », ils ne se sentaient pas réellement concernés par les débats autour du TCE. Deux révoltes, un même silence.
C’est ce silence-là qu’il faut dorénavant interrompre. Car toute stratégie populaire sérieuse devra assumer une rupture non seulement avec les politiques de l’État national, mais aussi avec les institutions européennes telles qu’elles existent aujourd’hui, qui structurent et verrouillent l’ordre social actuel. Car il pèse encore sur nous. Il pèse sur les luttes d’aujourd’hui. Il pèse sur toute stratégie politique qui prétend « faire peuple » sans partir des fractures réelles du pays : fractures de classe, mais aussi de race.
Ce que nous proposons ici, ce n’est pas un retour nostalgique sur 2005. C’est un effort pour en tirer des leçons stratégiques. C’est de poser une hypothèse : et si, en 2025, les leçons des luttes populaires des dernières années, couplées à ce que nous a appris l’antiracisme politique, nous permettaient enfin de réfléchir à l’union politique de ces deux catégories pour réellement « faire peuple » ? Non pas en mettant de côté ou en gommant leurs différences, mais en les faisant dialoguer politiquement. En partant de là où ils parlent, là où ils vivent, là où ils résistent.
Nous avons eu, en 2005, deux colères. En 2025, il nous faut les penser stratégiquement. Et cette stratégie commence par un travail théorique et politique, qui doit aussi interroger le cadre institutionnel dans lequel cette jonction est rendue structurellement difficile, voire impossible : l’architecture juridique et politique de l’Union européenne elle-même, qui opère une séparation durable entre les formes de conflictualité sociale et celles issues de l’histoire coloniale. Il faut comprendre ce qu’était vraiment le TCE ; comprendre ce qu’étaient vraiment les émeutes ; comprendre pourquoi la jonction de ces deux colères a échoué — et comment rendre cette jonction possible aujourd’hui.
Les émeutes de 2005 : la révolte des damnés de l’intérieur
Si le « non » au Traité constitutionnel a été entendu — sans être respecté —, les émeutes d’octobre-novembre 2005, elles, n’ont même pas été écoutées, elles ont simplement été condamnées. À la réponse par les urnes des classes populaires blanches a succédé une réponse par le feu des quartiers populaires. Et dans les deux cas, l’État a réagi par le déni.
Clichy-sous-Bois, Aulnay, La Courneuve, Villiers-le-Bel, Toulouse, Lyon… Ce ne sont pas des zones de non-droit, des « territoires perdus de la République », bien au contraire ! Ce sont les territoires les plus contrôlés, les plus quadrillés, les plus surveillés de la République. Ces lieux ne sont pas hors du système : ils sont son envers, sa condition, les marges dans lesquelles le système expulse les corps qu’il refuse d’intégrer.
Les révoltes de 2005 ne sont pas un fait divers. Elles sont un soulèvement politique sans médiation, une insurrection sans programme, mais pas sans cause. Elles sont le cri des enfants de l’empire et à qui on a fait croire qu’ils étaient des citoyens comme les autres tout en les reléguant dans les plus basses strates de la société en les sommant de rester à leur place sans faire de bruit.
On a voulu parler de vandalisme, de haine, d’ensauvagement. Le sociologue Gérard Mauger a même relativisé le caractère politique de ces révoltes en parlant d’événement « proto-politique ». Mais qu’y a-t-il de plus politique qu’une population qui dit : « Nous ne voulons plus être gouvernés comme ça » ?
Il faut dire les choses clairement : les émeutes de 2005 étaient un moment de vérité. Une vérité politique qui s’est exprimé violemment pour se faire entendre : celle du racisme structurel, de la police comme outil de discipline raciale, des banlieues comme zones de gestion coloniale. Ce n’était pas une crise : c’était un symptôme. Le symptôme d’une crise politique dont le refus du TCE constituait l’autre versant.
Et pourtant, cette révolte n’a pas trouvé d’écho à gauche. Ni dans les partis, ni dans les syndicats, ni même dans les mobilisations contre le TCE. Cette révolte a gêné la gauche blanche. Parce que cette révolte était le fait d’arabes et de noirs. Parce qu’elle échappait à la caricature que se faisait tout un pan de la gauche des enjeux de classe — tout en étant pleinement une lutte de classe, mais vue depuis les marges : depuis le point de vue des damnés.
Cette absence de jonction — entre le peuple du non et celui des émeutes — n’est pas qu’un malentendu. C’est le produit d’une séparation structurelle, organisée dans le droit, dans l’espace, dans l’histoire. Une séparation que les institutions européennes ont renforcée : en intégrant une partie du monde ouvrier dans une fiction de citoyenneté économique, tout en reléguant les classes populaires racisées dans une forme d’exception sécuritaire permanente.
Deux révoltes : un même adversaire
Si les deux soulèvements de 2005 n’ont pas convergé, c’est d’abord parce qu’ils n’étaient pas reconnus comme également légitimes. Le « non » au TCE a été traité comme une expression démocratique et l’expression d’une inquiétude ayant une forme de légitimité, même si elle fut ensuite contournée. Les émeutes, elles, ont été disqualifiées immédiatement : réduites à une pathologie sociale, dépolitisées, criminalisées.
Et pourtant, ces deux mouvements s’inscrivent dans une même séquence historique. Une séquence marquée par la montée en puissance d’un pouvoir économique supranational qui réduit la souveraineté populaire à un simple ornement, et par la consolidation d’un appareil de gestion raciale des marges. Deux expressions d’une même dépossession, vécue depuis des lieux différents.
La critique du TCE dénonçait l’inscription dans le droit d’un ordre économique verrouillé. Mais elle ne nommait pas les lignes de couleur et les hiérarchies héritées de l’empire. Inversement, les émeutes parlaient depuis l’expérience quotidienne de la relégation, du contrôle, de la violence d’État — mais sans parvenir à se faire entendre dans l’espace politique structuré par les catégories de la gauche classique.
Comme nous l’avons dit il y a quelque instant, l’échec de leur jonction n’est pas seulement politique, il est structurel. Il dit quelque chose du cadre dans lequel nous évoluons. Un cadre qui sépare les conflits sociaux légitimes des formes de contestation considérées comme extérieures à la démocratie. Un cadre qui hiérarchise les colères. L’Union européenne fonctionne comme un État racial au sens intégral : elle organise, au niveau supranational, la dissociation entre des formes de citoyenneté différenciées, en rendant certaines vies gouvernables, et d’autres abandonnées à la gestion policière, frontalière ou humanitaire. Elle hérite des hiérarchies coloniales tout en prétendant incarner la rationalité démocratique. Elle dépolitise les conflits économiques et invisibilise les conflits raciaux. Elle produit une citoyenneté à deux vitesses, et neutralise la possibilité même d’une synthèse politique entre les différents segments des classes populaires.
Reconnaître cela, ce n’est pas renoncer à l’idée de « faire peuple ». C’est au contraire poser les bases d’un peuple réel, construit à partir des fractures, et non contre elles. Un peuple qui ne se définit pas par sa pureté, mais par sa capacité à organiser les conflits qui le traversent. C’est cette tâche qui nous attend.
Faire peuple : conditions stratégiques
Si l’on prend au sérieux ce que 2005 a révélé, alors il faut aller plus loin que le constat. Il faut poser une question simple : que signifie aujourd’hui « faire peuple » dans un pays fracturé organisé de manière aussi raciale ? Non pas sur le mode incantatoire, mais comme une tâche stratégique. Une tâche difficile, mais incontournable.
Il ne suffit pas de constater l’existence d’injustices multiples et les dénoncer. Il faut réussir à les penser ensemble sans les dissoudre. Ce que les révoltes de 2005 nous ont appris, c’est que l’expérience de la dépossession ne se décline pas de manière uniforme. Il n’y a pas une seule forme de précarité ou d’exclusion. Il y a des vécus différents, des formes d’oppression spécifiques — mais qui, dans certaines conjonctures, peuvent converger objectivement.
La question n’est donc pas : « faut-il choisir entre classe et race ? » C’est une fausse alternative. La question est : comment construire un sujet collectif à partir d’une pluralité de conditions, en désignant des cibles communes et des objectifs politiques clairs.
Faire peuple, ce n’est pas célébrer la « diversité ». C’est organiser politiquement les contradictions internes à un bloc social dominé, pour en faire une force offensive. Cela suppose une clarté sur l’adversaire — l’ordre capitaliste tel qu’il s’exprime aujourd’hui dans les institutions économiques, juridiques et sécuritaires — mais aussi une clarté sur les rapports internes au camp populaire : rapports de méfiance, de concurrence, parfois de domination entre fractions du prolétariat. Faire peuple nécessite donc « une analyse concrète de la situation concrète », même celle de notre camp.
Cela implique donc du travail politique, au sens fort. Un travail d’analyse, d’organisation, de traduction entre des univers sociaux souvent séparés. Cela suppose des cadres où l’on ne se contente pas de dénoncer ou de s’indigner, mais où l’on produit des priorités, des alliances, des formes d’intervention coordonnées.
En ce sens, il faut reconnaître une chose : les conditions de 2025 ne sont pas celles de 2005. L’espace de la conflictualité a changé. L’atomisation sociale, la désorganisation du monde syndical, l’absorption d’une partie des milieux militants par des logiques identitaires ou moralisantes ont fragmenté davantage encore ce qui était déjà divisé. Mais cela ne signifie pas que toute stratégie de recomposition est vouée à l’échec. D’autant plus qu’il existe aussi nombre d’avancées, à commencer par la place qu’occupe maintenant la question raciale dans les organisations de gauche. En témoigne la réaction de Jean-Luc Mélenchon lors des révoltes de 2023 suite à la mort de Nahel, refusant d’en appeler au calme il préférait en appeler à la justice ! Une sortie qui tranche complètement avec le silence complice des organisations de gauche en 2005.
Le chantier reste donc ouvert. Il ne s’agit pas de tout inventer à partir de rien. Il s’agit d’identifier les points de tension, les points de bascule possibles, là où des alliances peuvent se construire sur une base de confrontation avec l’ordre existant.
Faire peuple, ici, ce ne serait pas chercher un consensus mou. Ce serait former un bloc social conflictuel, hétérogène mais organisé, capable de parler au nom de ceux qui n’ont pas de place dans le récit national, et de peser sur le terrain politique réel. Cela demande de rompre avec les réflexes défensifs. De ne pas chercher l’unité pour elle-même, mais comme une condition de la puissance collective.
2025 : Un moment décisif
Vingt ans après, ce que nous disent les révoltes de 2005 n’a rien perdu de sa force. Elles ont mis à nu deux réalités complémentaires : l’épuisement d’un projet européen construit contre les peuples, et l’impasse d’un modèle républicain incapable de reconnaître ceux qu’il continue de maintenir en marge. Ce sont deux expressions d’un même ordre — économique, politique, racial — qui a su se réorganiser malgré les crises.
Ce que 2025 exige de nous, ce n’est pas de commémorer, ni de répéter les mêmes analyses. C’est de transformer un double constat en orientation stratégique. Car la lucidité, à elle seule, ne fait pas mouvement. Il faut l’accompagner d’un projet, d’une méthode, d’un ancrage.
Cela implique de reconnaître que l’horizon stratégique ne peut être la réforme interne d’un appareil européen fondé sur l’exclusion structurelle. Toute politique populaire sérieuse devra poser, tôt ou tard, l’hypothèse d’un désencastrement de cet État racial élargi qu’est l’UE – quitte à revenir au cadre national, seul cadre dans lequel les conflits sociaux peuvent réellement s’exprimer politiquement.
Faire peuple aujourd’hui, cela veut dire construire un front, avec, à l’horizon, la capacité d’imaginer un cadre politique véritablement émancipateur — ce qui implique aussi, à terme, de poser la question de la sortie de l’Union européenne. Non pas dans une logique de repli national, mais comme condition stratégique pour permettre à un projet populaire, social et décolonial d’exister réellement. Cela suppose une composition politique, une capacité d’initiative. Cela veut dire sortir des impasses actuelles — le repli gestionnaire, la posture minoritaire, le repli moral.
Wissam Bengherbi et Selim Nadi (QG décolonial)