Messages par QGDecolonial

Rendre les Juifs à l’Histoire ou la fin de l’innocence

Avec l’aimable autorisation des éditions La Fabrique, nous publions l’introduction d’une contribution d’Houria Bouteldja intitulée « Rendre les Juifs à l’histoire ou la fin de l’innocence » dont vous trouverez le texte complet dans le livre collectif « Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations » qui sort le 18 octobre 2024. Vous y trouverez également les contributions importantes et indispensables d’Ariella Aïsha Azoulay, Maxime Benatouil, Sebastian Budgen, Judith Butler, Leandros Fischer, Naomi Klein, Frédéric Lordon et Françoise Vergès.

Cela se passe un peu après 1947. Un juif hassidique quitte sa petite ville de Pologne et s’installe à Londres. Il se débarrasse immédiatement de ses vêtements et de ses habitudes religieuses et cherche à devenir anglais. Il fait des études de droit et se marie dans une famille juive prestigieuse et assimilée. Un jour, il reçoit un télégramme lui annonçant la visite de son père âgé. L’homme est pris de panique. Il descend au port pour rencontrer son père et lui dit : « Papa, si tu te présentes chez moi avec ton long manteau, ton couvre-chef, ta barbe, cela va me détruire ici. Tu dois suivre tout ce que je te demande ». Le père est d’accord. Le fils emmène son père chez le meilleur tailleur de Londres et lui achète un magnifique costume. Malgré cela, le vieil homme garde encore un air trop juif. Le fils l’emmène alors chez un barbier. La barbe est rapidement rasée et le vieux père commence à ressembler à un gentleman britannique. Mais il reste un problème : les papillotes, ces pattes bouclées qui entourent les oreilles du vieil homme. Le père fait signe au coiffeur qu’il faut les enlever. A la première papillote, le vieil homme reste stoïque. Mais lorsque le barbier commence à couper la deuxième papillote, des larmes commencent à couler sur le visage du vieil homme. « Pourquoi pleures-tu, papa ? demande le fils, qui craint soudain que le coiffeur n’ait coupé trop de cheveux et qui regrette de voir le visage dénudé du paternel qu’il reconnaît à peine. « Je pleure », répond le père, « parce que nous avons perdu l’Inde« .

Tiré du podcast de la London Review of books https://www.lrb.co.uk/podcasts-and-videos/podcasts/the-lrb-podcast/on-the-jewish-novel

« Je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité« 

Lénine, probablement

« Trop d’humilité est demi-orgueil« 

Proverbe Yiddish

Pardonnez-moi, je vais dire « je ».

Ce ne sera pas la moindre des mes vanités.

Je veux prendre Dieu et ses créatures à témoins et le dire sans pudeur :

Je pense être la personne la moins antisémite de France.

Les plus charitables me jugeront folle. Les autres, arrogante et prétentieuse. Soit. Mais notez que je ne prétends pas ne pas l’être du tout.

Je dis juste que tout le monde l’est probablement plus que moi au pays de Voltaire et des Droits de l’Homme. Mais que les choses soient claires : quand je dis tout le monde, c’est tout le monde. Je pense, par exemple, être moins antisémite que le Président Macron. J’en suis même pleinement convaincue.

Le lectorat averti de La Fabrique ne sera sans doute pas le plus ébranlé par cette affirmation. Il sait que l’Etat racial et ses fondés de pouvoir, tout comme l’extrême droite qui lui sert d’assurance-vie, produisent et reproduisent le racisme. Aussi, déclarer que je serais – objectivement – moins antisémite que Monsieur Macron et que la caste qui tire son hégémonie, sa force et sa longévité de la division raciale va de soi. La cruelle répartie du Général de Gaulle à Maurice Schumann, porte-parole de la France libre, ne contient-elle pas en elle tous les éléments d’un réquisitoire implacable et sans appel contre la plupart des chefs d’Etat français ? Jugez plutôt : lorsque le triste bougre (un autre inconsolable de la perte des Indes) lui annonce sa conversion au catholicisme, la réponse du Général : « Cela fera un catholique de plus, mais pas un juif de moins ! » est pétrifiante. Il en découle que je suis moins antisémite que tous les commentateurs de la vie politique française qui servent ce pouvoir et qui font du philosémitisme un sacerdoce. Je peux citer Michel Onfray, Caroline Fourest, Yann Moix, Eric Naulleau. La liste est trop longue. Aussi, se flatter d’être moins antisémite que cette engeance n’est pas très glorieux et ne vaut pas absolution pour mes péchés moraux.

C’est que je ne me limite pas au bloc au pouvoir. Je pense être également moins antisémite que toute le reste de la classe politique française – des sociaux-démocrates à l’extrême gauche – qui s’enorgueillit de ne pas l’être et qui prétend combattre « la bête immonde », auréolée qu’elle est d’une conscience à toute épreuve, tant comme avant-garde que comme vigie. Son signe de reconnaissance ? Le très pieu « plus jamais ça ! ». Les figures qui l’incarnent ne manquent pas et les citer nommément témoignerait d’un manque de tact tant il est des égarements sincères. Mais si ’élégance a quelque mérite, elle a ses limites. Comment pourrais-je par exemple résister au plaisir de citer Edwy Plenel ?

Voilà pour l’Etat et la société politique. Il en va de même de la société civile accouchée de cette structure, qu’on peut ventiler en fonction de sa condition et de ses intérêts dans le large éventail des sensibilités qui constituent le champ politique blanc. Et qui en matière de racisme (et à quelques exceptions près situées à l’extrême gauche) va de l’antisémitisme le plus crasse au philosémitisme le plus subtile.

Par honnêteté, je concède avoir un doute sur ceux que je veux appeler ici les « self-loving Jews ». Pousserais-je l’insolence jusqu’à me croire moins antisémite qu’eux ? Et pourquoi pas après tout ? En tout cas, ça se discute. Car il ne suffit pas d’être juif pour ne pas participer à la reproduction de l’antisémitisme. J’y reviendrai.

Aux termes de cette démonstration – car je compte bien démontrer que je suis bien « la personne la moins antisémite de France » – chacun sera libre de se laisser convaincre ou pas. Mais je reconnais, en dépit de cette politesse, oser espérer gagner les coeurs. Le lecteur magnanime l’aura compris, l’intérêt n’est pas tant de prouver que je serais véritablement « la personne la moins antisémite de France » mais de méditer sur les implications de cette hypothèse si elle était avérée. A savoir que tout le monde le serait potentiellement plus que moi. Car si tel était le cas, il faudra tout arrêter et entamer un sérieux examen de conscience. Car ce dont on aura alors besoin, c’est d’une rupture radicale avec les traditions de lutte contre l’antisémitisme et d’une remise en question profonde des postulats idéologiques qui les nourrissent.

Pour mener jusqu’au bout cet exercice, il faudrait passer par l’épreuve de vérité. Celle qui consiste d’abord à établir un diagnostic solide et rigoureux de la question juive. La prémisse marxiste, souvent citée mais rarement mise à profit, servira de fil à plomb : « Les Juifs ne se sont pas maintenus malgré l’histoire mais par l’histoire ».

Comme la vérité ne se contemple pas les bras croisés, il s’agira de confronter cette prémisse aux mutations du capitalisme, des Etats-nations occidentaux et des évolutions du contrat social entre les gouvernants et la société civile, des bouleversements géopolitiques mais aussi des luttes et des résistances pour enfin faire une proposition.

L’objectif étant d’en finir véritablement avec l’antisémitisme ou plus modestement emprunter le chemin le plus court et le plus rapide pour atteindre ce but. Pour cela, il faut mettre fin au bannissement des Juifs de l’histoire et faire un sort à leur sacralisation. Et pour le dire encore plus clairement, les libérer de leur statut de victimes intemporelles et les faire responsables de leurs choix, tous leurs choix, et donc de leur existence. En bref, les réintégrer à l’humanité générique en les confrontant à leur liberté, au sens que Sartre donnait au mot « liberté ».

Je me lance mais non sans prier la vérité de bien vouloir me tenir la main.

Houria Bouteldja

Positions des pays africains et solidarité avec la Palestine, des années 1940 au génocide à Gaza par Israël

En réaction à l’opération Tufan Al-Aqsa lancée le 7 octobre 2023, et à l’escalade des attaques génocidaires menées par Israël contre les Palestinien·nes de Gaza dans les jours et les mois qui ont suivi, de nombreux pays africains, particulièrement subsahariens, ont pris position en faveur de la Palestine. En témoignent un soutien marqué sur tout le continent pour la cause palestinienne, et la condamnation des crimes commis par Israël dans la bande de Gaza. Ce soutien reflète un changement d’attitude à l’égard de la Palestine sur le continent africain. Au cours des cinquante dernières années, l’évolution des conjonctures a remodelé les différentes positions africaines sur la question palestinienne, notamment en raison de l’érosion des principes historiques de l’unité africaine, autrefois enracinés dans les mouvements révolutionnaires de libération et dans la solidarité Sud-Sud. En parallèle, Israël est parvenu à établir des relations diplomatiques avec 44 pays africains, ce qui a complexifié le maintien d’une position africaine unifiée autour de la Palestine.

1. Perspectives africaines sur la guerre génocidaire d’Israël à Gaza

Au lendemain du 7 octobre et depuis le début du génocide perpétré par Israël à Gaza, des pays tels que l’Afrique du Sud, la Namibie et le Zimbabwe ont exprimé officiellement leur soutien[1] aux Palestinien·nes. Le 11 décembre 2023, le ministère sud-africain des affaires étrangères publiait une déclaration appelant à un cessez-le-feu entre Israël et la résistance palestinienne, tout en proposant de s’appuyer sur sa propre expérience nationale pour assurer une médiation entre les deux parties. Le 14 octobre 2023, le président sud-africain Cyril Ramaphosa, porte-parole du parti du Congrès national africain (ANC) au pouvoir, a exprimé sa solidarité avec le peuple palestinien et dénonçé les appels lancés par l’armée israélienne à ce qu’1,1 million de Palestinien·nes évacuent le nord de la bande de Gaza. Le président a souligné que « les Palestinien·nes vivent sous l’occupation d’un État d’apartheid ».

Le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud a déposé une plainte contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye, aux Pays-Bas, pour violation de la Convention sur le génocide.[2] Rédigée en anglais, la requête de 84 pages adressée à la Cour présente des preuves d’actes génocidaires commis par Israël, et de son intention de commettre un génocide à l’encontre du peuple palestinien de Gaza. Dans son arrêt du 26 janvier 2024, puis dans les arrêts datés des 28 mars et 24 mai 2024, la CIJ a adopté des mesures provisoires pour protéger les Palestinien·nes de Gaza contre les violations de la Convention sur le génocide.

À l’instar de l’Afrique du Sud, la Namibie a fermement condamné le génocide perpétré par Israël à Gaza. Le 24 janvier 2024, dans une déclaration publiée sur la plateforme X (anciennement Twitter), le président namibien alors en fonction, Hage Geingob, a critiqué le gouvernement allemand pour son soutien à Israël dans l’affaire portée devant la CIJ. Geingob a fait remarquer que, plus que toute autre nation, l’Allemagne aurait dû tirer les leçons de sa propre histoire génocidaire, et a affirmé que cette dernière ne peut pas prétendre respecter son engagement envers la Convention sur le génocide, impliquant notamment des réparations après le génocide commis par les Allemands en Namibie, tout en soutenant les actions d’Israël à Gaza, que le président namibien a assimilé à l’Holocauste et à un génocide.

La République du Zimbabwe a également condamné les violentes attaques commises par Israël dans la bande de Gaza et exigé la cessation immédiate des hostilités, qualifiant de « crimes de guerre » les coupures d’approvisionnement en eau et en électricité organisées par Israël à Gaza. Lors d’une conférence de presse à Harare, Christopher Mutsvangwa, ministre des anciens combattants et porte-parole du bureau politique du parti au pouvoir, l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (ZANU-PF), a souligné que les deux millions de Palestinien·nes de Gaza subissent des bombardements incessants et meurtriers commis par Israël, avec des avions fournis par les puissances occidentales. Le ministre a déclaré que « priver les Palestinien·nes de la bande de Gaza de leurs ressources de base, telles que l’eau, la nourriture et l’électricité, constitue un crime à de multiples égards, car il s’agit à la fois d’un crime de siège et d’un crime de guerre au regard du droit international. »

En tant qu’allié·es de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) depuis le début de la lutte pour la libération, nous proclamons notre soutien au peuple palestinien et condamnons Israël pour ne pas s’être engagé en faveur de la solution à deux États, ainsi que pour avoir violé les accords et permis aux colons israélien·nes de continuer à accaparer de nouvelles terres dans le but de ne rien laisser aux Palestinien·nes. Aujourd’hui, [Israël] veut à nouveau les déplacer de force vers l’Égypte, voire les repousser à la mer. »[3]

En parallèle, plusieurs pays africains comme le Kenya, le Ghana, le Rwanda, le Cameroun et la République démocratique du Congo ont exprimé leur soutien inconditionnel à Israël. Le président kenyan William Ruto a publié une déclaration condamnant fermement les attaques du Hamas contre Israël et exhortant la communauté internationale à prendre des mesures contre les auteur·trices,  organisateur·trices, soutiens financiers, commanditaires et partisan·es de ce qu’il a qualifié d’« actes terroristes criminels ». Le Ghana, membre temporaire du Conseil de sécurité de l’ONU, a adopté une position similaire en s’abstenant de voter pour deux projets de résolution en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, l’un initié par la Russie et l’autre par le Brésil. De même, les gouvernements de la République démocratique du Congo, du Rwanda et du Cameroun ont prononcé des déclarations en faveur de l’occupation israélienne. Ces gouvernements ont explicitement condamné les opérations de résistance contre l’occupation israélienne. Il est probable qu’ils aient été motivés par des considérations pragmatiques d’ordre économique et de sécurité nationale, ces pays collaborant avec Israël sur d’importants projets dans des domaines tels que la sécurité, l’agriculture, les infrastructures, la technologie et l’armement.[4]

Entre ces deux pôles, les événements survenus depuis le 7 octobre ont fait apparaître ce que l’on peut appeler un bloc « hésitant », qui cherche à maintenir une position impartiale en raison de l’imbrication de ses intérêts, à la fois avec Israël et avec les pays arabes. Ce bloc rassemble des pays qui ont fréquemment plaidé en faveur de l’adoption d’une solution à deux États pour la Palestine, sur la base des frontières d’avant juin 1967. Au premier rang de ces pays se trouvent le Nigeria, la Tanzanie, l’Ouganda, la Guinée-Bissau et l’Éthiopie. Il convient toutefois de noter que cette dernière, malgré ses liens historiques forts avec Israël, n’a pas exprimé de position claire quant aux événements survenus depuis le 7 octobre.

En ce qui concerne la solidarité des populations avec la Palestine, le soutien populaire à la cause palestinienne reste fort dans toute l’Afrique, passant outre et contredisant souvent les réactions officielles. Malgré le déclin de l’activisme pro-palestinien, et du nombre de Palestinien·nes présent·es dans de nombreux pays africains, de larges segments de la population africaine considèrent toujours que le soutien au peuple palestinien et à sa cause fait partie des valeurs collectives africaines, notamment le refus de l’occupation et de l’exploitation israéliennes. Si ce soutien se manifeste particulièrement dans les pays à majorité musulmane, tels que le Sénégal, la Gambie et la Mauritanie, il reste fort dans d’autres pays africains sans majorité musulmane.

Depuis le 7 octobre, la solidarité affichée avec la Palestine et la condamnation du génocide israélien à Gaza ont fait l’objet de multiples manifestations populaires, dans de nombreux pays africains comme le Kenya, le Sénégal et le Nigeria. Des manifestations ont également eu lieu devant des ambassades occidentales. Tout cela va à l’encontre de l’image d’une opinion publique africaine divisée sur la Palestine véhiculée par les médias occidentaux.

Au Kenya, la position du président Ruto a rapidement été critiquée par des voix solidaires de la Palestine, soulignant que cette position était contraire à la constitution kenyane, car le président n’avait pas consulté le peuple kenyan sur la question avant de s’exprimer. Booker Omole, vice-président du Parti communiste du Kenya, a comparé l’occupation israélienne de la Palestine à la colonisation du Kenya par la Grande-Bretagne, tandis que Raila Odinga, chef du Mouvement démocrate orange (opposition), a condamné la position de M. Ruto en déclarant : « Nous devons condamner avec la plus grande fermeté la brutalité avec laquelle les enfants et les femmes innocent·es de Palestine sont opprimé·es par le régime de M. Netanyahou. »[5]

En mars et avril 2024, l’opposition nigériane a organisé des veillées à la bougie en solidarité avec les martyr·es palestinien·es, tandis qu’en janvier 2024, certains mouvements politiques sénégalais appelaient à mener une vaste campagne de récolte de dons pour soutenir les habitant·es de Gaza et alléger leurs souffrances, tout en exigeant la cessation immédiate des attaques menées par Israël sur Gaza, ainsi que l’ouverture permanente des points de passage pour faire entrer l’aide humanitaire.

En Afrique du Sud, dès le 23 octobre 2023, le parti des Combattants pour la liberté économique de Julius Sello Malema a organisé des manifestations dans plusieurs régions et tenu un sit-in devant l’ambassade d’Israël à Pretoria.

Le sentiment anticolonial reste très présent dans la conscience africaine, même s’il n’est plus aussi intense que par le passé. À cet égard, il est important de noter que le génocide israélien à Gaza se produit parallèlement à un rejet populaire croissant de la présence française dans les pays du Sahel. Au regard du soutien français au régime sioniste israélien, de nombreux pays africains et leurs populations considèrent que les objectifs de la résistance palestinienne sont alignés sur les leurs.

2. Israël, portail de l’impérialisme en Afrique

On ne peut comprendre les positions africaines actuelles sur la cause palestinienne – tant officielles que populaires – sans tenir compte de la percée d’Israël en Afrique au fil du temps. Tout d’abord, les activités d’Israël se sont souvent alignées sur les stratégies néocoloniales sur le continent africain, l’État hébreu faisant office de passerelle entre les anciennes nations industrialisées coloniales et les pays en développement d’Afrique. Ensuite, ces activités reflètent également la stratégie sioniste de cultiver des alliances afin de garantir un soutien politique à Israël sur la scène internationale. Enfin, Israël cherche à protéger son économie et à sécuriser sa position sur les marchés étrangers en Afrique.

Avant les récentes découvertes de gisements de pétrole et de gaz en Méditerranée, Israël ne disposait pas de ressources naturelles conséquentes. Les richesses minérales contrôlées dans les territoires occupés sont principalement le cuivre, le phosphate et les sels de la mer Morte, l’assistance technologique apportée par les États-Unis et l’Europe jouant un rôle déterminant dans l’exploitation de ces ressources.[6] L’Afrique, en revanche, regorge de richesses minières et de matières premières convoitées par Israël et les anciennes puissances coloniales occidentales. De plus, en cherchant à développer son économie en se positionnant comme pôle industriel capable de faire fructifier à la fois ses propres intérêts et ceux de ses partisans européens et américains, Israël a donc tiré parti de sa présence en Afrique pour renforcer les relations des puissances occidentales avec les pays africains, et pour exploiter le continent africain comme marché pour les produits israéliens.

Au cours des deux décennies qui ont suivi sa création en 1948, Israël s’est engagé à accueillir et à garantir un hébergement et un emploi aux nouveaux immigrant·es, en particulier celles et ceux originaires des pays afro-asiatiques pauvres. Sur le plan démographique, la population juive de Palestine ne dépassait pas 650 000 personnes en 1948. En 1962, ce nombre était passé à plus de 2 millions,[7] et il atteignait 2,3 millions en 1966. Durant cette période, Israël a activement encouragé l’immigration vers les territoires occupés de Juif·ves africain·es en provenance de pays tels que le Nigeria, l’Éthiopie et le Lesotho.

Le ministère israélien des affaires étrangères a bénéficié des connaissances de ces personnes pour appréhender les défis auxquels leurs pays d’origine étaient confrontés, et ces populations immigrées ont prêté main-forte aux services de renseignement israéliens afin d’identifier des personnalités influentes dans les pays africains susceptibles de soutenir les intérêts sionistes. Cette population juive sioniste africaine immigrée a joué un rôle crucial dans la promotion des objectifs politiques d’Israël. Par l’intermédiaire d’institutions comme l’Agence juive, Israël a mis en œuvre des programmes spécialisés impliquant les Juif·ves de la diaspora, notamment en Afrique. Ses missions diplomatiques à travers le continent africain ont organisé la visite de Juif·ves africain·es dans les territoires occupés, et ont attiré des volontaires sionistes ayant terminé leur service militaire dans les Forces d’occupation israéliennes (FOI) pour qu’ils et elles rejoignent des groupes de mercenaires dans divers pays africains.[8]

Dans sa volonté de faire accroître à la fois sa population juive et son économie, Israël a tiré parti de la vague des indépendances face au colonialisme initiée en 1960, aussi connue sous le nom d’Année de l’Afrique. Les puissances coloniales en retrait ont laissé derrière elles des pays africains nouvellement indépendants mais souvent en proie aux pénuries, à la confusion, et confrontés à des défis tant internes qu’externes, notamment des conflits frontaliers, les complexités de la gouvernance moderne, le sous-développement et le manque de croissance économiques, les difficultés d’intégration dans la communauté internationale et de création d’une entité internationale autonome, ainsi que le manque de personnel qualifié pour contribuer à la construction d’un État moderne. Israël a tiré parti de ces enjeux. En cherchant à être rapidement reconnu par ces nouvelles nations, et à établir des relations diplomatiques avec elles, l’État hébreu a conclu des accords économiques, renforcé la coopération technique et culturelle et envoyé des expert·es pour fournir une assistance dans divers secteurs.[9] En parallèle, Israël a fourni aux anciennes puissances coloniales des canaux alternatifs pour assurer la sauvegarde de leurs derniers intérêts sur le continent.

Il est important de noter à cet égard que, même avant leur retrait, ces puissances coloniales avaient déjà cherché à lier les pays africains à Israël par des accords économiques, et favorisé les relations personnelles entre les dirigeants africains et les représentant·es israélien·nes. Cela a permis aux représentant·es du gouvernement israélien et à la Histadrout (la Fédération générale du travail en Israël) d’exploiter les terres africaines auparavant sous contrôle colonial, facilitant les contacts entre les organismes professionnels et les organisations d’étudiant·es israélien·nes et leurs homologues en Afrique. Ce soutien a perduré après l’accession des pays africains à l’indépendance.[10]

3. Les prémices des relations israélo-africaines

Au fil du temps, le développement des relations entre Israël et les pays africains a pris une tournure singulière. L’État hébreu a commencé par étudier les réalités structurelles du continent africain, et à identifier les meilleures opportunités d’infiltration et de création d’un environnement propice à une présence israélienne. La plupart de ces objectifs seront atteints en 1967, année qui marquera l’apogée du déploiement des activités d’Israël en Afrique. Toutefois, cette date va également marquer le début d’une détérioration significative des relations afro-sionistes.

L’histoire des relations israélo-africaines peut être divisée en cinq périodes : la phase de reconnaissance (1948-1956), la phase de pénétration et de création de sympathie (1957-1962), la phase de soutien (1962-1967), la phase de détérioration (1967-1978) et, enfin, la phase de retrait des pays arabo-musulmans, en lien avec les accords de normalisation. Cette partie traite des trois premières périodes.

Aux lendemains de sa création, l’État d’Israël ne possède pas l’influence politique nécessaire pour s’implanter sur le continent africain. Mais le jeune État se concentre à l’époque sur le renforcement de ses relations avec les grandes puissances, les pays africains étant considérés comme secondaires. Cette situation va changer après la Conférence de Bandung de 1955, qu’Israël perçoit comme un coup dur l’isolant davantage des pays afro-asiatiques.[11] La résolution de la conférence sur la Palestine montre que ces pays soutiennent le consensus des pays arabes sur la question palestinienne, puisqu’Israël en a été exclu. En réponse à la conférence, Israël décide de contrer les initiatives des pays arabes visant à l’isoler, en se concentrant sur l’établissement de liens avec les pays afro-asiatiques libéraux et les nations en quête de libération nationale.

Le danger pour Israël d’être isolé des pays du Sud se fera ressentir lorsque ces pays vont soutenir l’Égypte lors de la crise de Suez de 1956, avant de se manifester à nouveau dans l’accord politique et la cohésion dont fait preuve le bloc de Bandung à l’ONU, en particulier lors de la réunion de Brioni en 1956. Ce bloc considère alors Israël comme un instrument représentant l’ancien ordre colonial. En outre, la position sans équivoque de l’Égypte contre la politique militaire américaine au Moyen-Orient accroît également les craintes d’Israël à cette époque, en raison de la fermeté idéologique d’une telle position, et du risque de propagation de cette opposition dans toute la région. En effet, Israël avait compris que le déclin de l’influence occidentale au Moyen-Orient constituerait une menace importante pour son existence, en particulier au cours des premières années qui ont suivi sa création.[12]

Cependant, malgré ces considérations, les premiers contacts entre Israël et le continent africain seront peu fréquents et limités aux relations avec le Liberia et l’Éthiopie, à l’époque tous deux dirigés par des régimes autoritaires impériaux locaux, et à la signature d’accords commerciaux avec les autorités coloniales du Kenya, du Nigeria, de Madagascar et du Gabon.

Le vote du Liberia de 1947 en faveur du plan de partage des Nations unies va constituer le premier soutien qu’Israël recevra d’un pays africain (le gouvernement d’apartheid d’Afrique du Sud avait également voté en faveur du plan). Israël ouvre une ambassade à Monrovia en 1954, et va continuer à développer des liens avec le Liberia par le biais de relations informelles. En 1955, les deux premières sociétés à capitaux sionistes et libériens sont créées à Monrovia. Il s’agit de deux succursales de Mayer Investments à Tel-Aviv, l’une active dans la construction et la reconstruction, l’autre chargée d’investissement en capital.[13] Cependant, bien que le Liberia soit le premier pays africain avec lequel Israël a signé un traité d’amitié et de coopération, sa position officielle à l’égard d’Israël demeurera souvent prudente et réservée. Néanmoins, tout comme la Birmanie a constitué la pierre angulaire des relations sionistes avec l’Asie, le Liberia va jouer un rôle similaire en Afrique.

Les avantages qu’Israël tirera de ses premières relations avec certains pays africains seront considérables, car ces liens vont l’aider à comprendre le contexte africain, et ouvriront la voie à un rapprochement avec d’autres pays africains.

Pour sa part, l’Éthiopie s’est abstenue de voter sur la résolution de partition des Nations unies en 1947 et ne reconnaît l’existence d’Israël qu’en 1961,[14] malgré la coopération permanente entre les deux pays dans les domaines économique, culturel et scientifique. Cela était dû au conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée, dans le cadre duquel la première espérait obtenir le soutien de l’Égypte, du Soudan et d’autres pays africains favorables à la Palestine. Ce n’est qu’après la défaite arabe de 1967 qu’Israël pourra avoir accès à l’Éthiopie et à l’Afrique de l’Est, via le port d’Eilat.

Après la guerre de 1956, la stratégie d’Israël va être mise à l’épreuve et le pays va considérablement modifier ses objectifs et ses positions à l’égard du continent africain. Cette période sera marquée par une multiplication des missions et des visites de haut niveau de responsables israélien·nes en Afrique. La vague d’indépendance qui déferle sur les pays africains en 1960 va permettre de renforcer la diplomatie israélienne sur le continent. Israël souhaite consolider les relations entretenues avec certains pays africains avant leur indépendance, et obtenir la reconnaissance officielle des nouveaux États indépendants par le biais de missions diplomatiques. L’État hébreu cherche en outre à établir de nouvelles relations avec des pays restés jusqu’alors en marge des relations israélo-africaines.

Le chef d’état-major israélien Moshe Dayan se rend au Liberia et au Ghana en 1957, tandis qu’en 1958, le ministre des affaires étrangères, et plus tard la quatrième Première ministre israélienne Golda Meir se rendront au Liberia, au Ghana, au Nigeria, au Sénégal et en Côte d’Ivoire, effectuant ainsi les premières visites officielles de haut niveau de l’État d’Israël sur le continent. Lors de ses discussions avec les dirigeants africains, Mme Meir souligne l’engagement d’Israël à fournir une assistance à ces jeunes nations. La Première ministre invite également plusieurs chefs d’État africains à se rendre dans les territoires occupés, ce que certains feront en 1958 et 1959. Ces visites sont motivées par l’intérêt de ces gouvernements pour l’expérience israélienne en matière de développement, largement relayée par la presse africaine.[15]

Israël va aussi renforcer ses relations diplomatiques avec le Ghana entre 1957 et 1959 et, en février 1959, l’État sioniste étend sa présence diplomatique sur le continent en établissant un consulat au Sénégal et une ambassade en Guinée, à l’époque sous domination coloniale française.

Lorsque la Guinée déclare son indépendance de la France et quitte l’Afrique occidentale française (AOF) en 1958, Israël est confronté à un dilemme : tout en étant désireux de renforcer sa présence en Afrique, l’État hébreu hésite à reconnaître l’indépendance de la Guinée, craignant des répercussions de la part de la France, qui constitue alors une alliée et un soutien de taille. Israël choisit de retarder la reconnaissance officielle, tout en soulignant sa volonté d’établir des relations de coopération avec la Guinée dans tous les domaines. Les liens diplomatiques ne seront établis qu’en 1959,[16] après que les diplomates sionistes ont réussi à convaincre le gouvernement français de l’importance stratégique de reconnaître l’indépendance de la Guinée, pour la sécurité d’Israël et le renforcement de son influence en Afrique.

Durant cette période, une grande partie de la presse africaine, qui appartient alors à des sociétés étrangères et est soumise à la censure coloniale, ainsi qu’à d’autres mesures autoritaires, va exprimer une forte sympathie à l’égard d’Israël. Cet environnement favorable mobilise de nombreux journalistes, avides de promouvoir Israël lorsqu’ils et elles sont invité·es à visiter le pays et à rencontrer ses représentant·es. Ces journalistes vont jouer un rôle essentiel dans la lutte contre la propagande anti-israélienne véhiculée par les ambassades des pays arabes en Afrique et des pays africains antisionistes.

Les visites de dignitaires africains en Israël se concentrent sur un certain nombre de domaines revêtant une importance particulière pour les pays africains. Par exemple, au début de l’année 1959, des missions du Niger et du Tchad débarquent en Israël pour observer les réalisations du jeune État hébreu dans les domaines de l’agriculture et du travail social. En novembre 1959, une délégation de syndicats guinéens se rend en Israël pour étudier les activités coopératives et économiques mises en œuvre par l’État sioniste. Cette visite sera suivie d’une autre visite d’une délégation syndicale guinéenne financée par Israël, qui durera six mois. Les représentant·es israélien·nes sont particulièrement bien accueilli·es dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest en raison des liens étroits qu’Israël entretient avec la France, comme en témoigne la visite du président du Gabon dans les territoires occupés en 1961.[17] Le développement de la coopération israélo-française indique que la France approuve tacitement l’implication d’Israël dans les pays africains francophones.

4. L’ascension et la chute de l’influence sioniste en Afrique

Les relations israélo-africaines vont atteindre leur apogée à la fin des années 1960. Convaincu que

sa sécurité et sa capacité d’expansion militaire dépendent étroitement de sa stratégie africaine, Israël va déployer, au cours des années qui précèdent la guerre de 1967, des efforts considérables pour renforcer ses liens avec les pays d’Afrique de l’Est, et pour établir de nouvelles relations et accords avec les dirigeants des mouvements nationalistes dans les régions d’Afrique qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance. L’État hébreu va se concentrer en particulier sur les régions adjacentes à la mer Rouge, considérées comme un corridor vital.

Cependant, si 1967 marque l’apogée de la présence israélienne en Afrique, cette même année va également amorcer le début d’un déclin des relations afro-israéliennes. Les raisons de ce déclin se recoupent et contribueront à révéler les velléités expansionnistes d’Israël sur le continent africain.

Plusieurs facteurs d’ordre économique et financier vont empêcher Israël d’étendre son influence comme espéré à la fin des années 1960. Tout d’abord, le manque de moyens financiers : à cette époque, l’État sioniste compte essentiellement sur l’aide étrangère pour couvrir son déficit commercial, ce qui l’empêche de répondre à la demande des pays africains. Le manque de financement affecte également sa capacité à supporter les charges financières des missions diplomatiques en Afrique, des visites d’expert·es, de l’accueil de stagiaires africain·es, ainsi que de l’octroi de prêts et de subventions. Les conséquences de la guerre des Six Jours de juin 1967 ont entraîné une baisse du tourisme, des flux de capitaux étrangers et des investissements privés, ce qui a conduit à une accumulation des dettes internes et externes, des goulets d’étranglement industriels et une incapacité à répondre aux besoins en exportation, entraînant l’inflation. Les impôts augmentent et les réserves de change se sont considérablement détériorées. Ces difficultés financières vont empêcher Israël d’honorer ses contrats et ses engagements envers les pays africains.

De plus, la présence israélienne en Afrique se heurte à d’autres obstacles. Certains projets agricoles (tels que ceux mis en œuvre au Gabon, en Côte d’Ivoire et au Libéria), similaires à ceux appliqués dans les territoires occupés, échouent car ils sont mal adaptés aux conditions sociales, politiques et environnementales de l’Afrique. Une mise en œuvre trop précipitée va également conduire à l’échec cuisant de certains projets israéliens et miner la réputation des entreprises et des institutions sionistes, conduisant parfois au non-renouvellement de contrats passés avec des pays africains. À titre d’exemple, lors de la construction de l’aéroport de la capitale ghanéenne, Accra, Israël n’a pas respecté les conditions convenues. Une situation similaire s’est produite autour de la construction du bâtiment du Parlement et de la mairie à Monrovia. En outre, Israël se retrouve incapable de répondre à la demande croissante d’expertise technique des pays africains, en particulier d’ingénieur·es et d’infirmières, alors même que les économies africaines manquent de main d’œuvre qualifiée, d’équipements modernes et de procédures de communication interne, ce qui entrave la réalisation de certains projets conjoints. De plus, les expert·es israélien·es travaillant dans les pays africains rencontrent des difficultés pour s’adapter au climat social et aux enjeux de la vie quotidienne : outre la barrière de la langue, ces ressortissant·es font preuve de racisme, restent isolé·es et ne s’intègrent pas socialement.

En outre, après 1967, les pays d’Afrique vont commencer à prendre conscience de la véritable position d’Israël sur de nombreuses problématiques propres au continent africain, notamment l’indépendance. À titre d’exemple, Israël soutient les mouvements sécessionnistes et séparatistes au Nigeria, au Congo, en Angola et au Mozambique, tout en coopérant avec les régimes d’apartheid en Afrique australe (Angola, Botswana, Eswatini, Lesotho, Malawi, Namibie, Afrique du Sud et Zimbabwe). L’opinion publique africaine commence alors à condamner l’incohérence d’Israël autour de ces enjeux, considérant l’État sioniste comme complice des forces contre-révolutionnaires opposées aux mouvements de libération sur le continent.

5. Positions antisionistes en Afrique

La normalisation actuelle des relations avec Israël menée par certains pays africains après une période de boycott, et leurs positions rétrogrades, ne sont ni prédéterminées ni spontanées. Il s’agit de choix politiques reflétant l’idéologie, la composition et la stratégie des classes dirigeantes africaines.

L’Organisation de l’unité africaine (OUA) va jouer un rôle progressiste en soutenant la cause palestinienne. Le 5 juin 1967, au lendemain de l’attaque menée par Israël contre les pays arabes voisins, le dirigeant guinéen Ahmed Sékou Touré réunit le bureau politique du Parti démocratique de Guinée, et prend la décision de rompre les relations diplomatiques avec Israël en expulsant l’ambassadeur israélien, ainsi que les expert·es et technicien·nes sionistes.[18] Cette position va trouver un écho auprès des dirigeants des autres États membres de l’OUA, et le conseil ministériel de l’OUA à Addis-Abeba appellera par la suite tous les États membres à apporter un soutien matériel et moral à l’Égypte et aux autres pays arabes, décrivant Israël comme une entité belligérante. Cette décision va susciter une levée de boucliers dans les milieux sionistes, qui vont à leur tour appeler à réduire l’assistance aux pays africains qui soutiennent la position de l’OUA.

La sixième conférence de l’OUA, qui se tient en Algérie en septembre 1968, va exiger le retrait des forces étrangères de tous les territoires arabes occupés en juin 1967, conformément à la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU. La conférence appelle également tous les États membres de l’OUA à faire pression pour garantir l’application de la résolution. L’année suivante, à Addis-Abeba, la septième conférence inscrit pour la première fois la crise du Moyen-Orient comme point à traiter indépendamment de l’ordre du jour. On souligne la nécessité de mettre en œuvre la décision adoptée lors de la session de 1968 en Algérie, et de réaffirmer cet engagement lors des sessions ultérieures. Lors de son neuvième congrès en 1971, l’OUA intensifie ses efforts en créant un comité de dix pays africains chargé de résoudre la crise au Moyen-Orient. L’OUA exhorte tous ses États membres à soutenir l’Égypte et à se mobiliser au niveau des instances internationales, notamment le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations unies, en faveur d’un retrait immédiat et inconditionnel d’Israël des nouveaux territoires occupés en 1967.[19]

La onzième conférence, en mai 1973, va marquer un tournant important dans les relations afro-arabes. Au cours de cette session, l’OUA reconnait que le respect des droits du peuple palestinien doit être au centre de toute solution juste et équitable à la crise du Moyen-Orient. En outre, l’organisation avertit Israël que ses politiques et pratiques pourraient contraindre ses États membres à prendre des mesures politiques ou économiques à son encontre, soit individuellement, soit collectivement, à l’échelle du continent.

Par la suite, le mouvement de boycott africain va s’étendre à la Guinée, à l’Ouganda, à la République populaire du Congo, au Mali, au Tchad, au Niger, au Burundi, au Togo et au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo). Chaque pays a alors ses propres raisons, outre sa position en faveur de la cause palestinienne, de rompre ses relations avec Israël. Par exemple, le gouvernement ougandais considère que l’ambassade israélienne installée dans sa capitale, Kampala, est responsable d’activités subversives à son encontre, notamment l’entrée illégale d’un grand nombre de sionistes dans le pays, ainsi que la vente d’armes défectueuses.[20] En République populaire du Congo, le régime politique marxiste voit en Israël un bastion de l’impérialisme américain au Moyen-Orient, tandis que le Tchad craint que la présence d’Israélien·nes sur son territoire ne mette en danger non seulement sa propre sécurité, mais aussi celle des pays voisins. Le Burundi, quant à lui, est convaincu qu’Israël soutient les rebelles qui ont tenté de prendre le pouvoir en mai 1973.

Cinquante ans plus tard, on peut observer une dynamique similaire, quoique moins prononcée sur le plan idéologique. Le 20 février 2024, à l’initiative de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, la Commission de l’Union africaine (CUA), successeuse de l’OUA, a retiré à Israël le statut de membre observateur, et l’État sioniste se trouve désormais définitivement banni de l’institution, deux ans seulement après que ce statut lui a été conféré au prix d’une décennie d’efforts diplomatiques. Le président de la CUA, Moussa Faki Mahamat, a qualifié la situation dans la bande de Gaza de « violation la plus flagrante » du droit humanitaire international, et a accusé Israël de chercher à « exterminer » les habitant·es de Gaza.[21]

6. Les révolutionnaires africain·es et la question palestinienne

En 1965, lors de la deuxième conférence des Organisations nationalistes des colonies portugaises (CONCP) à Dar es Salaam, Amílcar Cabral aborde la question de la Palestine. Au nom du Front de libération du Mozambique (FRELIMO), du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, du Front portugais de libération nationale et du Comité de libération de Sao-Tomé-et-Príncipe, le chef indépendantiste déclare : « Nous soutenons fermement les pays arabes et africains dans leurs efforts pour aider le peuple palestinien à recouvrer sa dignité, son indépendance et son droit à la vie. »[22]

Vingt ans plus tard, le 4 octobre 1984, lors de l’Assemblée générale des Nations unies, le dirigeant révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara prononce un discours de solidarité avec le peuple palestinien : « Je pense à ce vaillant peuple palestinien, c’est-à-dire à ces familles atomisées errant de par le monde en quête d’un asile. Courageux, déterminés, stoïques et infatigables, les Palestiniens rappellent à chaque conscience humaine la nécessité et l’obligation morale de respecter les droits d’un peuple […]. » [23]

Nelson Mandela a lui aussi soutenu la cause palestinienne, et condamné le régime d’apartheid d’Israël  en déclarant que la question de la Palestine était « la plus grande question morale de notre temps », et que « la liberté de l’Afrique du Sud [était] incomplète sans la liberté du peuple palestinien ».[24]

L’historien afro-guyanais Walter Rodney défendait également la Palestine. Alors qu’il vivait en Tanzanie, il a écrit un article pour le journal The Standard sur les détournements d’avions organisés par le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP).[25] Selon lui, ces détournements remontent le moral des opprimé·es et sensibilisent la communauté internationale à leur cause. Dans son article, Rodney fait l’éloge de la jeune guérillera Leila Khaled, qui a mené plusieurs détournements au nom du FPLP, la décrivant comme « un exemple de femme libérée par la lutte ». Rodney considérait les détournements comme une tactique utilisée par les guérilleros palestinien·nes pour attirer l’attention sur leur revendication d’une solution à un seul État, solution alors ignorée par l’Occident et à laquelle Israël s’opposait. Les propos de Rodney demeurent très pertinents aujourd’hui, car ils permettent de comprendre le raisonnement qui sous-tend les actions récentes du mouvement de résistance palestinien.

7. La solidarité africaine, entre soutien populaire et institutionnel à Gaza et la Palestine

Les 54 pays africains constituent un bloc de vote important au sein de toutes les instances internationales, notamment le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations unies, comme en témoignent les diverses résolutions proposées et adoptées depuis le 7 octobre 2023 concernant un cessez-le-feu et une trêve humanitaire à Gaza. Bien qu’une minorité de ces 54 pays s’oppose à la résistance du Hamas et soutient l’armée d’occupation israélienne, ce bloc, dans son écrasante majorité, a voté en faveur des diverses résolutions de l’Assemblée générale appelant à une trêve humanitaire ou à un cessez-le-feu, ou encore à une meilleure reconnaissance des droits de la Palestine au sein des Nations unies, en tant qu’État observateur. Il est important de noter qu’à l’exception du Liberia, aucun pays africain n’a voté contre une résolution de l’ONU relative à un cessez-le-feu, à une trêve humanitaire et à l’acheminement sans entrave de l’aide humanitaire à Gaza.

Ces votes se sont déroulés dans le contexte de l’émergence d’un mouvement, à partir de 2021, qui prône les valeurs africaines et le panafricanisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Ce mouvement se traduit par des manifestations contre la présence occidentale dans ces pays – en particulier de la France et des États-Unis – et contre la normalisation des relations avec Israël. Les manifestations qui ont eu lieu au Sénégal en 2023 et 2024 se sont notamment concentrées sur l’obtention d’une plus grande souveraineté économique et monétaire, et sur la solidarité avec la Palestine. L’un des objectifs premiers de ce mouvement est de reconsidérer les relations avec la France, et plus particulièrement la dépendance au sein de la Zone franc, contrôlée par la France. En parallèle, la guerre en cours en Ukraine a mis à rude épreuve les ressources financières de l’Occident, soulignant ainsi le rôle crucial de l’Afrique dans l’économie mondiale et son potentiel d’influence sur les futures alliances internationales. En réalité, cela mène les grandes puissances à tenter de relancer leur coopération avec les pays africains, afin d’atténuer leurs pertes dues à la guerre par le biais d’accords de coopération en matière d’énergie et d’armement avec ces pays.

Dans ce contexte, le génocide à Gaza a incité l’opinion publique africaine à reconsidérer la cause palestinienne, ce qui a conduit à une opposition croissante à la normalisation avec Israël et a fait naître une vague grandissante de colère populaire dans les pays africains contre Israël, les États-Unis et leurs alliés occidentaux impliqués dans le génocide à Gaza. Les inquiétudes fusent quant au risque que les intérêts et les individus occidentaux sur le continent soient pris pour cible par des manifestant·es et des mouvements de protestations. Le département d’État américain, par l’intermédiaire de l’ambassade des États-Unis à Abuja, a notamment émis une recommandation aux voyageur·euses américain·es qui prévoient de se rendre au Nigeria, les mettant en garde contre d’éventuelles agressions de la part de foules hostiles.

Conclusion

L’importante vague de solidarité avec la Palestine observée dans de nombreux pays du Sud s’est accompagnée d’une forte reconnaissance de la vacuité et de la faillite de l’ « ordre [impérial] international fondé sur des réglementations », qui a ôté ce qui restait de légitimité au Nord dans l’application du droit international. Plus précisément, les puissances européennes, notamment le Royaume-Uni et l’Allemagne, se retrouvent de plus en plus isolées – aux côtés des États-Unis – pour avoir ouvertement soutenu la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza. Malgré certaines dissonances internes au sein du bloc occidental, ses stratégies géopolitiques divergent de plus en plus de celles de la majorité mondiale, comme l’a clairement démontré le soutien politique et moral inflexible apporté par la plupart des pays du Sud à la cause palestinienne.

Ces divergences s’observent au sein même des pays occidentaux. La décision des États-Unis d’opposer systématiquement leur veto à toutes les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU (jusqu’à la résolution du 25 mars 2024, sur laquelle ils se sont abstenus), et de fournir une aide militaire supplémentaire de 17 milliards de dollars à Israël, est en contradiction avec les voix de plus en plus nombreuses venues de l’intérieur qui s’opposent à un tel soutien, notamment le puissant mouvement étudiant pro-palestinien qui s’est fortement implanté sur les campus des universités américaines. Ces dynamiques internes ont ébranlé les perceptions dominantes de la démocratie libérale occidentale.

L’histoire des peuples du Sud et des mouvements syndicaux et étudiants dans le monde entier illustre comment les efforts collectifs, même graduels, peuvent renforcer une solidarité croissante avec la Palestine. Enracinés dans des expériences partagées et un engagement à faire face aux injustices héritées de l’Histoire, ces mouvements remettent en question l’autorité morale revendiquée par l’Occident et esquissent un tournant significatif perceptible dans le monde entier, du Nord au Sud.

Par Kribsoo Diallo

Basé au Caire, Kribsoo Diallo est chercheur et analyste politique panafricaniste spécialisé sur les questions africaines.

Publié initialement sur le site TNI : https://www.tni.org/en/article/african-attitudes-to-and-solidarity-with-palestine. Traduit de l’anglais par Johanne Fontaine- Édité par Nellie Epinat


[1] Cet article se concentre sur les pays d’Afrique subsaharienne, sans toutefois chercher à dissocier les pays d’Afrique du Nord arabophones du reste du continent. Alors qu’une large attention a été accordée aux populations des pays arabophones et à leur solidarité avec la Palestine, nous estimons que les dynamiques en cours dans les pays africains non-arabophones n’ont pas bénéficié d’une couverture médiatique et d’une analyse satisfaisantes. Cet article est une tentative de remédier à cette situation (Note des éditeur·trices).

[2] Le titre complet est « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ».

[3] Middle East Monitor, « Zimbabwe describes Israel’s cutting off water, electricity from Gaza as a war crime », 2 novembre 2023. https://www.middleeastmonitor.com/20231102-zimbabwe-describes-israels-cutting-off-water-electricity-from-gaza-as-a-war-crime/

[4] Gidron, Y., Israel in Africa: Security, Migration, Interstate Politics. Londres, Bloomsbury, 2020.

[5] Malala, P., « Why Miguna is defending Raila Odinga », 5 novembre 2023. https://www.nairobileo.co.ke/news/article/13864/why-miguna-is-defending-raila-odinga 

[6] Decalo, S., Israel and Africa: Forty Years, 1956–1996, Florida Academic Press, 1998.

[7] Yacobi, H., Israel and Africa: A Genealogy of Moral Geography, Routledge, 2016.

[8] Abu Zeid, S., Africa Between the Claws of Israel, Beirut: Al-Donia Al-Jadida, 1962.

[9] Quntar, R., Israeli Economic Penetration in Africa and Ways to Confront It, Palestinian Organisation Research Centre, 1968.

[10] Abdel Rahman, A.et Shaarawi, H., Israel and Africa 1948–1985, Le Caire, Dar Al-Fikr Al-Arabi, 1986.

[11] Acharya, A et See Seng, T. (Eds.), Bandung Revisited: The Legacy of the 1955 Asian-African Conference for International Order, Chicago, University of Chicago Press, 2008.

[12] Quntar, Israeli Economic Penetration in Africa and Ways to Confront It, 1968.

[13] Odah, A.M., Israeli Activity in Africa, Le Caire, Publications de l’Institute for Arab Research and Studies, 1966.

[14] Vladimirov, V., Israeli Policy in Africa. Moscou, International Affairs, 1965.

[15] Kreinin, M.G., Israel and Africa: A Study in Technical Cooperation. New York, Praeger Special Studies in International Economics, 1964.

[16] Zeff, M., « Israel and Guinea announce diplomatic relations », 20 juillet 2016. https://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-4831138,00.html

[17] Rogers, F., History of Guinea Conakry, and Early Struggle for African Liberty: Sekou Toure, an African Might, a Political Diversity. Blurb Inc, 2024.

[18] Ojo, O., Africa and Israel Relations in Perspective. Jerusalem, Leonard David Institute for International Relations, Routledge, 1988.

[19] Al-Isfahani, N., Arab-African Solidarity, Centre for Political and Strategic Studies, 1977.

[20] Oded, A., Uganda and Israel: The History of a Complex Relationship. Abba Eban Publications, 2002 ; Yotam Gidron, op. cit.; Abdel-Ghani Al-Saudi, M., Arab-African Relations: An Analytical Study in Its Various Dimensions, Institute of Arab Research and Studies, Le Caire, 1978.

[21] The Associated Press, « African leaders condemn Israel’s offensive in Gaza », 17 février 2024. https://rb.gy/kq4xs9

[22] Cabral, A., Selected Speeches by Amilcar Cabra, Monthly Review Press, 1973.

[23] Sankara, T., « Discours devant l’Assemblée générale des Nations unies », 1984. https://tinyurl.com/5n7ps5eh 

[24] Fayyad, H., « Nelson Mandela and Palestine: In his own words », 20 février 2020. https://www.middleeasteye.net/news/nelson-mandela-30-years-palestine

[25] Zeilig, L., A Revolutionary for Our Time: The Walter Rodney Story. Londres, Haymarket Books, 2022.

La domination monétaire moderne, ou la plantation 2.0

Il n’aura pas échappé à celles et ceux qui sont authentiquement sensibles et vigilant-e-s vis-à-vis de toutes les formes d’inégalités Nord/Sud que, durant la crise du Covid, les habitants du Nord pouvaient rester de longs mois chez eux sans avoir à se soucier de leur rémunération, versée (directement ou indirectement) par l’Etat, alors que dans le Sud, rien (ou très peu) de cela n’avait lieu. Pourquoi cette énième inégalité ? Est-ce dû à l’incompétence ou à la désinvolture légendaire des Etats du Sud, ou ceci est-il le symptôme d’une forme de domination pas assez reconnue : la domination monétaire, qui est le volet le plus vital de l’impérialisme, encore plus que le volet militaire comme nous le verrons plus loin. Cette inégalité avait été soulevée par Houria Bouteldja lors de son débat avec Bernard Friot au Havre en mai dernier, dans le cadre de la soirée Vers un communisme décolonial [1], or Bernard Friot, pourtant économiste, avait répondu en évacuant de la question d’Houria Bouteldja ce qui était pourtant bien le cœur de cette inégalité : l’impérialisme et les avantages exorbitants qu’il donne au Nord en toutes circonstances. Dans cet article, qui synthétise sous une forme que nous espérons accessible les principales idées de feu David Graeber, de Michael Hudson, et d’autres auteurs/trices sur ce sujet particulier, nous explorerons les fondements sains et moins sains des systèmes monétaires utilisés à travers les millénaires, ainsi que les évolutions perverses qui permettent aujourd’hui à l’Empire étasunien (et à un moindre degré l’Union Européenne), qui exerce une domination monétaire historiquement inégalée et inédite par sa nature, d’imprimer de la ‘monnaie hélicoptère’ (car parachutée à la populace en cas de coup dur comme lors de la récente pandémie) sans subir de conséquences à la hauteur du geste, alors que si les pays du Sud s’étaient amusés, eux, à suivre la même voie, leurs devises auraient subi des conséquences largement au-delà du geste (c’est-à-dire une forte dévaluation) dont il aurait fallu des années pour se remettre. Nous verrons aussi que, au-delà de l’impression d’argent magique en toute impunité, cette domination monétaire moderne a produit une nouvelle forme d’impérialisme – un super-impérialisme – aux ressources quasi-illimitées (car malheureusement financé par nous toustes, malgré nous) qui engendre un état de guerre permanente.

« Qui contrôle l’approvisionnement alimentaire contrôle les peuples; qui contrôle l’énergie peut contrôler des continents entiers; mais qui contrôle la monnaie peut contrôler le monde. »

Attribué à Henry Kissinger, criminel de masse, et occasionnellement Secrétaire d’État et conseiller à la sécurité nationale sous les administrations Nixon et Ford.

« Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème. »

John Connally, Secrétaire au Trésor sous le président Nixon, en 1971.

Invention de la monnaie

Contrairement au mythe de l’invention de la monnaie pour sortir d’un système primitif basé sur le troc, la monnaie, définie comme 1) un moyen d’échange (sa fonction principale), 2) une unité de compte (ce qui permet de quantifier la valeur d’un bien ou d’un service contre lequel elle serait échangée), et 3) une réserve de valeur (c’est-à-dire que sa valeur se conserve dans la durée ; on verra plus loin que celles qu’on appelle aujourd’hui monnaies étatiques ne respectent plus ce critère), a existé de tout temps. L’or et l’argent (le métal précieux), qui respectent bien ces trois critères, ont été utilisés pendant au-moins 5 000 ans comme monnaies. Mais le troc ou la monnaie n’étaient pas nécessaires pour qu’une communauté prospère.

A titre d’exemple, dans la société ‘primitive’ des Six Nations Iroquoises amérindiennes, la majorité des biens étaient stockés dans des maisons longues (longhouses) et gérées et distribuées au sein de la communauté par des conseils de femmes [2].

D’ailleurs, l’idée d’économies primitives basées sur le troc n’a jamais été confirmée par l’anthropologie [3] et est donc un énième mythe du libéralisme (mythe inventé par Adam Smith, père du libéralisme économique, dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations), libéralisme qui a notamment servi à l’invention du domaine moderne et douteux qu’est la ‘science’ économique dominée par cette pensée libérale [4][5] qui permet, sous couvert de scientificité, de réduire le but de vies et de communautés entières à de simples échanges de produits et services, au point que les vies et les communautés sont elles-mêmes réduites à des commodités soumises au diktat de la rentabilité (un rêve bourgeois de contrôle sur tout, y-compris les vies), le tout sur fond de promesse de prospérité générale (qu’à ce stade beaucoup auront compris qu’il s’agissait bien d’une énième duperie de la Bourgeoisie). L’économie est le nouveau dieu qu’il faut vénérer via la religion du marché, qui justifie, via des contorsions de ses propres principes comme on le verra plus loin, l’asservissement de la périphérie du monde vis-à-vis des centres occidentaux colonialistes et impérialistes, centres qui font eux-mêmes à leur tour l’objet d’une subdivision entre centres et périphéries, avec la Bourgeoisie occidentale à la tête de cette chaîne parasitaire. Et le contrôle de la (fausse, car elle ne respecte pas le troisième critère comme on le reverra plus loin) monnaie en est l’arme principale.

Madagascar et les Malgaches en savent quelque-chose [6]: une fois le contrôle sur toute l’île assuré en 1901 par le général Gallieni, celui-ci imposa une taxe élevée sur chaque ‘tête’ (la France avait à cœur de faire payer aux colonisés le coût de leur propre colonisation), taxe qui était payable seulement… en francs malgaches, nouvellement imprimés, contrôlés, et mis en circulation par ce même colonisateur (l’obligation de verser les taxes dans cette nouvelle monnaie la rendait de facto, de jure, et surtout vi et armis, monnaie principale d’échanges, au détriment de toutes les monnaies préexistantes). Dès sa mise en place, cette taxe fut collectée juste après les récoltes, les locaux n’ayant alors d’autre choix que de rapidement vendre une partie de leur récolte pour obtenir la somme en francs malgaches nécessaires à la régler, ce qui soudain mit une importante quantité de riz sur le marché et provoqua une chute des prix (la bourgeoisie locale, des marchands n’ayant eux aucune de difficulté à régler cette taxe, y a vu une opportunité pour faire des affaires en achetant du riz au rabais) et força les Malgaches à se séparer d’une quantité d’autant plus importante de leur récolte, voire, pour certains à s’endetter auprès de ces mêmes marchands, qui sont au passage devenus des usuriers-tyrans: un scénario tellement classique.

La perversion et la soumission capitalistes ne s’arrêtèrent pas là : des documents internes de l’administration coloniale ont révélé une politique consistant à vouloir quand-même laisser aux indigènes suffisamment de revenus de côté pour qu’ils puissent s’offrir des ‘petits luxes’ modernes comme des parapluies, du rouge-à-lèvres, et des cookies pour les convertir à la nouvelle anthropologie consumériste et les rendre dépendants vis-à-vis de la Métropole coloniale [6].

Cette situation de domination monétaire se prolongea au-delà de l’indépendance officielle de Madagacar, mais en 1972, un important mouvement populaire (étudiants, lycéens, et travailleurs) de contestation des accords monétaires néocoloniaux avec la France a donné lieu à des manifestations géantes, et a culminé avec la démission du président Tsiranana, qui remit les pleins pouvoirs au général Gabriel Romanantsoa.

Ce dernier, patriote, négocia pendant une année (via son ministre des affaires étrangères Didier Ratsiraka) avec la France, qui finit par accepter le retrait de ses bases militaires de l’île, mais – chose intéressante à noter – pas la sortie de Madagascar du Franc CFA ! Comme c’est étonnant… et révélateur de ce qui réellement l’arme la plus puissance de l’impérialisme.

Devant ce constat, le 21 mai 1973, le général Gabriel Ramanantsoa déclare : « Nous préférerions rester pauvres, mais dignes, que nous agenouiller devant des richesses. »

Le lendemain, Didier Ratsiraka annonçait depuis Paris que Madagascar allait quitter le Franc CFA [7]. Ce choix coûta beaucoup à l’île en termes de turbulences monétaires (qui auraient pu être évitées si la France avait accepté un accord de sortie douce de Madagascar du Franc CFA), mais au final, elle s’est bien libérée du joug de la domination monétaire française.

Ironie de l’histoire, cette fameuse taxe fut appelée par Gallieni « taxe moralisatrice »…

Monnaie e(s)t dette (dans certains cas)

Il est communément admis que la notion de crédit, et donc de dette, est apparue bien après celle de monnaie, alors que les plus anciennes traces de l’existence de monnaies, qu’on retrouve sur des tablettes mésopotamiennes datant de 5 000 ans, mentionnent aussi les créances et les dettes des uns envers les autres.

Contrairement à la monnaie telle que définie précédemment avec les trois critères, la dette, elle, pouvait se pratiquer seulement entre personnes et entités d’une même communauté sur la base de la confiance (aspect important sur lequel nous reviendrons plus loin) : d’ailleurs, des « monnaies » (pas au sens stricte du terme, la troisième condition de réserve de valeur n’étant pas respectée) furent utilisées à partir d’objets sans valeur intrinsèque, leur caractéristique principale étant leur rareté et leur contrefaçon difficile ou impossible (par exemple, des communautés autochtones d’Afrique de l’Ouest, des îles du Pacifique, et de l’Amérique du Nord utilisèrent des coquillages particuliers comme monnaie d’échange).

Pour distinguer dans la suite de cet article les vraies monnaies de ces monnaies sans valeur intrinsèque, appelons ces dernières devises.

C’est ainsi qu’on pourrait considérer – un peu à tort – les billets de banque (dont la valeur intrinsèque est seulement de quelques centimes d’euros, même pour le billet de 500 euros), comme étant de la devise, alors qu’il s’agirait plus d’une dette de l’Etat envers le porteur du billet. D’ailleurs on les appelle monnaies (on dirait ici devises) fiat, le terme fiat (qui en latin veut dire ‘qu’il en soit ainsi’) indiquant qu’il ne s’agit pas de devises consensuelles, mais plutôt de devises imposées par un pouvoir politique.

Pourquoi imposées ? La confiance n’existe-t-elle pas entre le porteur du billet et l’Etat?

La réponse est évidemment : pas forcément (et même, pour tout-e citoyen-ne armé-e d’un sens critique minimal, rarement, l’Etat étant une entité pouvant être contrôlée à différents moments par différents individus plus ou moins honnêtes et fiables).

À défaut de cette confiance, comment les gens en vinrent-ils à accepter les billets – et aussi les pièces modernes, qui ne sont plus faites d’or ou d’argent mais plutôt avec des alliages à faible valeur, et n’ont donc plus de réelle valeur intrinsèque – comme moyen d’échange au quotidien, et même d’épargne?

Pour obtenir cette confiance, les Etats furent à leur fondement – un moment où le rapport de force n’était pas complètement à leur avantage – obligés de garantir que chaque pièce et billet qu’ils émettaient étaient échangeables sur demande contre l’équivalent en pièces d’or ou d’argent (le métal précieux) auprès du Trésor public : d’ailleurs c’est ce qui fut inscrit sur les billets eux-mêmes (voir l’image 1 ci-dessous).

Image 1 : Ancien billet d’un dollar, qui contenait encore la promesse de convertibilité “à la demande” vers une réelle monnaie (en l’occurrence l’argent)

Plus tard, et on verra plus loin dans quelles circonstances, cette même promesse disparut, comme le montre le nouveau billet contemporain d’un dollar ci-dessous.

Image 2 : Billet d’un dollar, ne mentionnant plus la promesse de convertibilité vers l’argent (métal précieux).

Naissance de la dette intergouvernementale

En tant que phénomène historique, la dette entre Etats est relativement récente car elle date de la Première Guerre Tribale Européenne [8][9].

A noter ici que le thème de la guerre, spécialité occidentale par excellence, est le principal élément qui a généré la situation monétaire internationale désastreuse dans laquelle nous sommes empêtrés [10], a fortiori depuis que cette logique de guerre est passée de moyen d’expansion impérialiste à une finalité capitaliste téléologique, autrement dit une nécessité de guerre permanente, comme la guerre que fait aujourd’hui l’Empire étasunien à la Russie en utilisant l’Ukraine comme proxy, et celle qu’il prépare contre la Chine, le tout pour faire d’une pierre deux coups: se débarrasser de concurrents menaçant son monopole de la domination, et les démanteler pour les exploiter à leur tour.

En effet, pendant cette première grande guerre, les nations européennes (la France, le Royaume-Uni, et l’Allemagne en tête) se sont lancées dans une guerre d’attrition dans laquelle elles ont placé toutes leurs ressources – y-compris industrielles – dans leur destruction mutuelle, au point où elles ne produisaient plus que des armes (même la nourriture était importée). Ceci les obligea à se ravitailler, à crédit (et c’est là que commença la dette intergouvernementale), auprès de leur allié naturel non-impliqué dans la guerre (et qui ne voulait surtout pas y entrer), les Etats-Unis, au point où ces pays ont transféré leurs réserves d’or (auxquelles leurs devises étaient encore adossées) pour régler leurs importations, essentiellement de l’armement, et aussi en guise de garantie.

Il est nécessaire de s’arrêter un instant pour souligner que, jusque-là, les Etats empruntaient seulement auprès de la Grande Bourgeoisie internationale, sauf que cette dernière n’allait pas financer des projets guerriers qui allaient détruire les actifs mêmes de ses Etats débiteurs – notamment l’outil industriel, qui était soit converti pour servir l’effort de guerre, ou alors mutuellement détruit – qui leur auraient permis d’avoir des revenus pour rembourser leurs dettes une fois la guerre terminée. Aussi, seul un autre Etat, les Etats-Unis, pouvait être intéressé de financer ces guerres, car il pouvait espérer en contrepartie exercer son pouvoir de créditeur pour soumettre les Etats belligérants, surtout que ceux-ci n’incluaient ni plus ni moins que les empires dominants du moment: une occasion (c’est le cas de le dire) en or.

Et au moment où cette guerre se terminait, ces Etats européens étaient en effet et sans surprise fortement endettés (la dette inter-alliés se montait à 28 milliards de dollars US en 1923, et la dette allemande au titre des réparations à 60 milliards de dollars, des sommes faramineuses pour l’époque) [11].

Ainsi s’étaient créées les conditions de la naissance de l’empire étasunien comme empire dominant, créancier des anciens empires désormais en déclin.

Cependant, la domination étasunienne par la créance n’allait pas permettre la transformation de l’empire étasunien en super-puissance: pour cela, il a fallu une autre série d’événements (dont une autre guerre tribale européenne) qui allaient progressivement créer les conditions d’une monstrueuse perversion historiquement inédite.

De Bretton-Woods au choc de Nixon :

Il a fallu moins d’une génération avant que les tribus européennes oublient leur promesse mutuelle du ‘Plus jamais ça’ et retournent à un état de guerre d’une barbarie atteignant des nouveaux sommets. Là encore, après la destruction et la mort de masse, la faillite fût au rendez-vous.

A la sortie de cette nouvelle guerre, où l’Empire étasunien démontra sa suprématie militaire sidérante à travers les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, il en a aussi profité (car il faut battre le fer tant qu’il est chaud) pour établir sa domination monétaire (en lieu et place de celle de l’empire britannique avec sa livre Sterling) à travers les accords de Bretton-Woods, qui ont entre autres décisions arrimé la totalité des devises dites ‘souveraines’ au dollar étasunien [12]. Cela constituait certes une cession d’une grande partie de leur souveraineté monétaire de la part de ces Etats, et officialisait le statut du dollar comme principale devise de réserve mondiale, car tous les Etats du monde devaient désormais avoir une réserve de dollars s’ils voulaient s’engager dans le commerce international (un peu comme les Malgaches étaient forcés d’utiliser la monnaie coloniale, le franc malgache), ce qui donna au dollar aussi bien l’utilité que l’aura lui permettant d’être robuste par rapport aux chocs – notamment la création monétaire brutale (sous la forme de ‘monnaie hélicoptère’) qu’on mentionnait en début d’article.

Mais adopter le dollar à l’époque n’était pas complètement suicidaire car il était encore garanti par les réserves d’or étasuniennes au taux de 35$ par once d’or, et donc au final cela voulait dire que toutes ces devises étaient indirectement adossées à l’or via le dollar.

Mais c’était sans compter sur les ambitions impérialistes du nouveau maître du monde, qui se lança dans le soutien financier et militaire du Sud Vietnam contre le Nord Vietnam communiste, puis dans une guerre ‘chaude’ dès 1955, guerre dans laquelle les Vietnamiennes et Vietnamiens, après avoir combattu et battu la France à un coût élevé, ont dû continuer à se battre pour leur liberté, cette fois-ci contre un ennemi avec encore plus de ressources.

Et l’Empire étasunien n’a pas lésiné sur les moyens pour tenter de battre les Vietnamien-ne-s, au point d’y liquider une grande partie de ses réserves d’or (alors que la quantité de dollars en circulation a elle plus que doublé entre 1945 et 1971, cf. la Table 1 ci-dessous), qui ont fondu de 20 338 tonnes métriques en 1945 à 8 740 tonnes métriques en 1964 lorsqu’il était évident pour tout le monde que ces réserves d’or étaient insuffisantes pour continuer à garantir la convertibilité (et donc la valeur) du dollar [13][14].

Table 1 : Evolution des réserves d’or des Etats-Unis, ainsi que de la masse de dollars en circulation, entre 1945 (mise en place de Bretton-Woods avec l’arrimage des devises du monde au dollar étasunien) et 1971 (année du choc de Nixon, avec le désarrimage du dollar étasunien par rapport à l’or). Il est clair que les Etats-Unis n’ont cessé d’augmenter la quantité de dollars en circulation post 1945 alors que leurs réserves d’or dégringolaient pour pouvoir financer la guerre au Vietnam (sources: World Gold Council, Banque mondiale, et Fonds Monétaire International, Réserve fédérale des États-Unis).

Nous pourrions penser que l’Empire étasunien décida cette année-là de sagement admettre sa défaite face au Vietnam pour arrêter l’hémorragie de dépenses guerrières, lui qui donnait des leçons de pacifisme civilisé aux nations européennes quelques vingt ans auparavant, mais ça serait sans compter sur la créativité (et la perversion) des élites yankee: au lieu de cela, le président Nixon décida, en 1971, de tout-simplement… affranchir le dollar de sa convertibilité en or (c’est ce qu’on appela le choc de Nixon) [15].

Autrement dit, le dollar étasunien – auquel étaient arrimées toutes les autres devises depuis Bretton-Woods – n’était plus raccroché à rien, sinon à la promesse de l’un (les USA) et à la foi naïve (et la volonté contrainte par la menace du recours à la force [16]) des autres.

Ceci eut pour effet – en plus de permettre à l’administration Nixon d’imprimer librement une importante masse monétaire pour financer 4 000 000 de tonnes d’explosifs et d’engins incendiaires largués sur les villes et villages d’Indochine [17] – de dévaluer le dollar (et le reste des devises nationales dites ‘souveraines’, qui elles aussi n’étaient pour le coup plus adossées à aucune réelle monnaie, ni directement, ni indirectement, ce qui a rapidement engendré une inflation des prix, en particulier par rapport à l’or, ce dernier atteignant 600$ par once en 1980. [18]

Ironie de l’histoire (spoiler alert: ça sera encore aux frais seuls des damnés de la Terre), cette explosion du prix de l’or créa un énième transfert de richesse qui bénéficia aux… usual suspects:les pays du Nord, les empires anciens et nouveau en tête (car ce sont eux qui détenaient l’essentiel des réserves d’or), qui ont vu la valeur de ces réserves d’or exposer, alors que les pays du Sud Global, du sous-sols desquels l’essentiel de cet or fut pillé, se sont retrouvés encore plus appauvris qu’avant [19].

Et comme dans la fameuse série 24 heures chrono, juste au moment où on pense que le drame ne pourrait être pire, on découvre que la perversion va beaucoup, beaucoup plus loin.

La fabrication de la dette comme carburant de l’expansion impérialiste et de la guerre permanente

“Ce qui a transformé les anciennes formes d’impérialisme en un super-impérialisme c’est que, alors qu’avant les années 1960, le gouvernement des États-Unis dominait les organisations internationales en vertu de son statut de créancier prééminent, depuis cette époque, il le fait en vertu de sa position de débiteur.” Michael Hudson, dans Super Imperialism, The Origin and Fundamentals of U.S. World Dominance

Le système mis en place par l’Empire étasunien après la Seconde Guerre Tribale Européenne, et accepté de facto par le reste du monde (mais avec quelques protestations suite au choc de Nixon), lui a accordé plusieurs privilèges qui en ont rapidement fait la super-puissance criminelle débridée et de masse que l’on connaît aujourd’hui :

– Le dollar US étant devenu la principale devise des échanges internationaux, il est aussi devenu – paradoxalement – LA valeur refuge, alors même qu’il ne bénéficie plus de la convertibilité garantie vers l’or depuis 1971,

– Le statut de principale devise d’échange a fait que les banques centrales des différents Etats se sont retrouvées avec une quantité plus ou moins importante de dollars résultant de leurs exportations de produits et services (dénominés forcément en dollars), ce qui a causé un problème aussi grave qu’insidieux : en laissant ces dollars s’accumuler dans leurs réserves, ces banques centrales contribuaient – quoique involontairement – à l’augmentation de la masse de dollars en circulation dans le monde, qui conduit mécaniquement à la baisse de la valeur du dollar par rapport à leurs devises nationales… et donc à la création d’un déséquilibre en faveur des exportateurs étasuniens (et à la défaveur des – souvent fragiles – exportations des Etats du Sud),

– Pour tenter de sortir de ce dilemme (qui est en réalité insoluble comme on le verra), ces banques centrales ont trouvé comme solution… d’acheter de la dette étasunienne, qui leur permettait d’échanger leurs dollars (et donc de les retirer de la circulation, baissant ainsi l’inflation du dollar) contre des bons du Trésor étasunien (un bon est une promesse de dette qui est émise par un Etat pour lui permettre de lever des fonds) [20][21].

Table 2 : Avoirs en Bons du Trésor US par les principaux pays du G20 (en milliards de USD).

A noter le renversement de tendance dès 2020 pour les pays du BRICS, qui souhaitent se débarrasser de la dette étasunienne après avoir compris son insidiosité.

– N’étant plus retenus par la nécessité de réserves d’or (imaginez une banque donnant à ses clients un accès illimité à des crédits, sans contrepartie que la banque pourrait saisir en cas de comportement délinquant des clients), et dans un environnement international assoiffé de dette étasunienne pour éviter une dévaluation du dollar, les gouvernements étasuniens successifs sont très rapidement devenus accro et ont très rapidement ‘explosé’ la dette (qui est passée de 34,6 % du PIB en 1971 à 120,2 % en 2023), dette qui a notamment permis à l’Empire de financer ses guerres expansionnistes (y-compris par proxy, en Palestine occupée et en Ukraine) qui endettent encore plus l’État et le Yankee moyen mais enrichissent massivement la Grande Bourgeoisie, détentrice de l’essentiel des actions d’entreprises de production d’armes comme Lockheed-Martin (voir le Tableau 5 plus loin).

Table 3 : Evolution de la dette étasunienne depuis le choc de Nixon (sources: Bureau du Budget du Congrès (CBO) des États-Unis, Banque mondiale, et Fonds monétaire international).

– La cyclicité du capitalisme, avec ses épisodes de ‘boom’ (tendance haussière) et de ‘bust’ (crise), fait qu’en période de ‘boom’ les profits vont essentiellement à la Bourgeoisie détentrice de l’essentiel des actions (1% des Yankees détient 53% de la valorisation boursière étatsunienne [23]); pendant les périodes de crise, comme lors de la récente pandémie dont nous parlions en début d’article, d’énormes masses monétaires sont créées pour sauver les banques et les grandes entreprises cotées en bourse (et donc indirectement la Grande Bourgeoisie), avec des miettes qui sont jetées aux citoyens-consommateurs lambdas, sans que cela ne provoque l’effondrement du dollar car son statut (frauduleux) de principale devise de réserve mondiale lui assure une robustesse inégalée,

– Sanctions: le dollar étant roi, l’essentiel des échanges internationaux transitent à un moment ou à un autre par des banques étasuniennes, qui peuvent bloquer telles ou telles transactions en fonction des instructions de Washington ; par ailleurs, le principal système de transferts internationaux, le SWIFT, est sous la forte influence des Etats-Unis; ces deux facteurs font que le dollar est devenu l’arme la plus puissante, mais aussi la plus insidieuse, de l’Empire, avec la possibilité d’exclure, du jour au lendemain et sans tirer un seul coup de feu, des nations entières du commerce international et donc de biens vitaux (500 000 enfants morts en Irak dans les années 1990 [24], et 40 000 morts au Venezuela entre 2017 et 2018 [25]),

Last but not least, et en cohérence avec le facteur principal derrière l’addiction des Etats-Unis vis-à-vis de la dette qu’était la guerre, nous notons une croissance forte des dépenses militaires étatsuniennes post 1945, et naturellement une surperformance des actions des plus grandes entreprises d’armement étasuniennes, y-compris par rapport à l’indice S&P500 (qui lui-même a largement surperformé par rapport à l’inflation étasunienne et mondiale): la boucle est bouclée, et la Grande Bourgeoisie se porte très bien, merci.

Table 4 : Budget du Département de la Défense étasunien, aussi appelé Pentagone (source: Département de la Défense des États-Unis).
Table 5 : Performance des actions boursières des principales entreprises d’armement étasuniennes (quatre premières colonnes) comparée à celle de l’indice boursier étatsunien S&P500, partant d’une base 100 en 1945 (sources: Département de la Défense des États-Unis, le Congressional Budget Office (CBO), ou encore les publications du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI))..

Ce système on ne peut plus pervers fait que ce qui aurait dû être une faiblesse de l’économie étasunienne (son déficit commercial chronique et croissant essentiellement en raison de ses guerres impérialistes sans fin) est devenu une arme sans égal : ainsi a été créé un système de domination d’une échelle et d’une nature inédites, les exploités étant des Etats entiers dont dépendent des millions, dizaines de millions, voire centaines de millions d’humains à chaque fois, qui sont dominés non-plus sur la base de la créance mais de la dette. Ces États sont tenus par l’Empire à produire ni plus ni moins ce que ce dernier souhaite, et dans la quantité souhaitée (les règles du libre marché s’imposant seulement aux autres, comme nous l’avons vu récemment avec les barrières douanières ciblant les véhicules électriques chinois), au risque de le voir imprimer encore plus de dollars pour jeter les autres devises – et leurs économies respectives – dans le chaos de la déstabilisation monétaire et l’appauvrissement (via la dévaluation de la valeur des bons du Trésor états-unien qu’ils détiennent) ; voire à les sanctionner économiquement, ou carrément envahir leur territoire pour le contrôler et l’exploiter (comme c’est la cas présentement en Syrie).

Où va-t-on ?

A ce stade, il sera évident à chacune et à chacun que, grâce au mécanisme d’une perversion inégalée dans l’histoire de l’Humanité qu’est la domination par la dette décrite ci-dessus, la Bourgeoisie étasunienne a réalisé le fantasme de toute bourgeoisie de tout temps : avoir le monde à ses pieds non-pas pour emprunter auprès d’elle mais… pour lui prêter, potentiellement indéfiniment. Le maitre de la plantation n’a plus besoin de tenir l’esclave par la dette : c’est ce dernier qui perçoit comme étant son meilleur intérêt (ou en tout cas la solution la moins dommageable pour lui) de prêter ses économies… à son maitre, pour qu’il agrandisse et renforce la plantation. La plantation est abolie, vive la plantation 2.0 !

Cette Bourgeoisie est parvenue à enfermer le reste du monde dans une logique qui fait que c’est lui qui finance sa propre exploitation et destruction via la machine capitaliste-impérialiste, ce qui est le rêve de tout colonisateur et impérialiste, jusque-là mis en application seulement à une échelle locale comme nous l’avions vu avec l’exemple de la France à Madagascar.

Le choc de Nixon a aussi engendré le risque moral ultime du capitalisme : celui de la création monétaire affranchie de toute contrainte vis-à-vis du monde réel, et les effets ne se sont pas faits tarder, avec l’émergence d’une finance débridée et dérégulée depuis le début des années 1980, et de puissantes entités que sont les banques et fonds d’investissement comme Goldman Sachs et BlackRock, brassant chacun des milliers de milliards de dollars par an, sommes phénoménales au point que ces entités se sont mises à attaquer (c’est le terme consensuel) des devises nationales, ce qui a eu comme conséquence de jeter des centaines de millions de vies dans la misère [26].

Autre conséquence sordide du choc de Nixon, l’explosion de produits financiers débridés, nouvel Eldorado qui a lui enfanté les Golden Boys, des jeunes hommes aux dents longues cherchant un enrichissement rapide sans aucune place pour la moralité [27], dont certains, comme Emmanuel Macron (qui s’est lui enrichi dans les fusions-acquisitions, dont l’objectif principal est de fusionner des grandes entreprises en mettant à la porte des employés par dizaines de milliers pour augmenter les profits, et a au passage gagné autour de trois millions d’euros en moins de trois ans), ont aussi eu des ambitions politiques après leur passage par la grande finance et avoir ‘sécurisé’ leurs finances personnelles, avec les effets de leurs politiques que nous constatons (sans réelle surprise sachant leur appartenance de classe et leurs motivations psychopathiques).

Une autre ‘innovation’ de la finance débridée, les produits dérivés, dont la taille est inconnue pour la simple raison que les montages créés sont tellement complexes, voire frauduleux comme l’a montré la crise des sub-primes de 2008, que personne ne peut réellement les quantifier.

Ce qui est par contre sûr c’est qu’ils sont tellement significatifs qu’ils représentent une part importante du PIB mondial [28] : autrement dit, le jour où une part importante de ces produits dérivés s’effondrera, l’économie réelle ne suffira peut-être pas pour absorber les pertes qu’ils vont engendrer (et qui seront à n’en pas douter là encore ‘socialisées’, contrairement aux profits).

Mais plus encore que la finance débridée, la capacité de l’empire étasunien à financer des conflits extrêmement onéreux (nous parlons désormais de centaines de milliards de dollars par an comme l’indiquait la Table 4) sans conséquences négatives pour ses finances et son économie (au contraire, comme nous l’avions vu précédemment dans la Table 5 avec la surperformance des actions des grandes entreprises d’armement), malgré les centaines de milliers de morts par an [29], constitue le volet le plus terrifiant de cette histoire, a-fortiori sachant que l’Empire se sent menacé, à juste titre d’ailleurs car il arrive probablement à la fin de son règne, ce qui le rend plus agressif vis-à-vis de la Russie, qu’il souhaite balkaniser, démanteler [30], et soumettre à son diktat (comme il avait commencé à faire sous Boris Eltsine) avant de s’attaquer à la Chine, de préférence à travers des territoires et nations proxy (l’Ukraine côté Russie, et Taiwan et l’Australie côté Chine), car envoyer des soldats yankees se faire massacrer n’est pas viable comme l’Histoire le montre.

Et oui, pour ceux qui commencent à s’en douter, vous avez raison : nous contribuons toustes de façon importante, du simple fait de notre appartenance – malgré nous – à ce système diabolique, au financement du massacre de nos sœurs et frères en Palestine, en Ukraine, et ailleurs, aussi bien via la taxe que nous versons à l’Empire à chaque fois qu’il émet de la dette nette que nos Etats respectifs (que nous finançons) achètent, qu’en raison de notre financement massif de nos bourgeoisies respectives depuis maintenant 50 ans, pendant lesquels les gains en productivité du travail ont servi exclusivement à augmenter les profits du capital (voir graphique ci-dessous).

Graphique montrant l’évolution de la productivité et des salaires entre 1947 et 2004 (source : Graeber, David. Debt, the first 5,000 years (éd. 3), p. 471).

Bourgeoisies qui elles aussi s’en vont acheter de la dette étasunienne, un investissement sûr et (en ce moment) très rentable car les taux d’intérêt sont élevés.

On pourrait se rassurer (faussement) en se disant que ce système ne peut pas durer longtemps, et qu’on n’a qu’à attendre patiemment qu’il s’effondre, mais la triste réalité est que Rome ne s’est pas effondrée en un jour, et ce système (aux mains des Etats-Unis aujourd’hui, possiblement d’une autre puissance demain) peut perdurer encore longtemps.

D’ailleurs, feu l’anthropologue David Graeber pense que, depuis le choc de Nixon, l’Humanité est entrée dans un cycle monétaire historiquement inédit qui pourrait durer plusieurs siècles.

Il pense aussi que la sortie de ce système dépendra du rapport de force qu’on pourra instaurer collectivement : « Pour commencer à nous libérer, la première chose que nous devons faire est de nous voir à nouveau comme des acteurs historiques, comme des personnes capables de faire une différence dans le cours des événements mondiaux. C’est précisément ce que la militarisation de l’histoire tente de nous retirer.
Même si nous sommes au début d’un très long cycle historique, il dépend encore largement de nous de déterminer comment il va se dérouler. » [31]

Mehdi Taileb

A suivre

Dans le prochain article, nous tenterons de dresser une esquisse des solutions possibles pour sortir de cette situation dramatique.

Références :

[1] Voir https://www.youtube.com/watch?v=mxPf0wbuDVA&t=3983s

[2] Graeber, D. (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3). Melville House Publishing.

[3] Chapman, Anne (1980). Barter as a Universal Mode of Exchange: A Perspective from New Guinea, Mouton Publishers.

[4]D’ailleurs beaucoup d’économistes finissent par se rebeller et critiquer de façon radicale ce domaine dans sa doxa officielle, voire par le quitter pour aller faire des choses sérieuses.

[5] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 48.

[6] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 68.

[7] Pigeaud, Fanny, et Sylla, Ndongo Samba (2018). L’arme invisible de la Françafrique: Une histoire du franc CFA. Paris: La Découverte, p. 86.

[8] Désignation juste par feu le professeur Niouserrê Kalala Omotunde de ce qui est communément appelé Première Guerre Mondiale par l’Occident, car ce dernier aime bien s’attribuer les accomplissements humains et mondialiser ses propres désastres, un peu comme le capitalisme privatise les profits et socialise les pertes.

[9] Cependant, n’oublions pas que la dette fut utilisée dès 1825 par la France comme arme pour saboter son ancienne colonie Haïti en cours d’émancipation: cette dette aussi suffocante (l’équivalent de 25 milliards de dollars aujourd’hui) qu’odieuse (car supposée compenser la France de ses pertes de plantations mais aussi du coût de ses expéditions ratées pour mater la révolution haïtienne) fut négociée par la France – avec l’aide des Etats-Unis, qui imposèrent un embargo à Haïti pour le forcer à accepter cette dette – en échange de sa reconnaissance de l’indépendance de Haïti a saboté le développement économique de cette dernière, l’obligeant même, ironie du sort, à aller emprunter à des taux élevés auprès de banques… françaises pour rembourser cette dette étatique (le remboursement s’est étalé de 1825 à 1947).

[10] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 10.

[11] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 40.

[12] Bretton-Woods a aussi servi à créer le FMI et la Banque Mondiale, deux organes contrôlés essentiellement par l’Empire états-unien qui ont pour rôle de transformer le Sud Global en atelier de misère – sweat shop – et de le condamner au sous-développement chronique pour qu’il reste à la merci du Nord.

[13] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 16.

[14] D’ailleurs, en 1965, De Gaulle parlait – toute h’chouma bue, lui qui au même moment chapeautait des politiques tout aussi criminelles en Afrique – de “privilège exorbitant” des Etats-Unis, et envoya la même année un navire militaire pour échanger les excédents français de dollars contre l’équivalent en or, opération qui s’étala jusqu’en 1966.

[15] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 453.

[16] Souvenons-nous du destin de Muammar Gaddafi après qu’il ait eu comme projet de créer un dinar adossé à des réserves d’or libyennes, qui aurait concurrencé les evises impérialistes comme le dollar (dans les ventes de pétrole et de gaz) et le Franc CFA. Voir cet email confidentiel publié par Wikileaks : https://wikileaks.org/clinton-emails/emailid/12659

[17] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 457.

[18] D’ailleurs on signale ici que cet événement qui a provoqué une forte inflation du prix des commodités, et donc un appauvrissement mondial brutal, a forcé les pays de l’OPEP, qui ont vus leurs revenus pétroliers chuter en termes réels (c’est-à-dire en prenant en compte l’effet appauvrissant de l’inflation), ont décidé d’augmenter le prix du pétrole, ce qui a causé un autre fort déséquilibre qu’a été la crise pétrolière des années 1970.

[19] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 454.

[20] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 31.

[21] On pourrait se demander pourquoi ces excédents de dollars n’étaient pas utilisés par les différents Etats pour acquérir des parts dans des entreprises états-uniennes, et la réponse est malheureusement simple: l’Oncle Sam, champion auto-déclaré du libéralisme économique, interdisait purement et simplement l’acquisition de ses entreprises – vues par lui, à juste titre comme on peut le constater sans équivoque aujourd’hui, comme des agents et tentacules de son empire – par des Etats étrangers [22].

[22] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 17.

[23] Saez, Emmanuel, and Gabriel Zucman (2016). Wealth Inequality in the United States since 1913: Evidence from Capitalized Income Tax Data. Quarterly Journal of Economics, 131(2), pp. 519-578.

[24] UNICEF (1999). Iraq Surveys Show ‘Humanitarian Emergency’. UNICEF Press Release, August 12, 1999. Disponible sur: https://www.unicef.org/newsline/99pr29.htm

[25] Weisbrot, Mark, and Jeffrey Sachs (2019). Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela. Washington, D.C.: Center for Economic and Policy Research (CEPR). April 2019.

[26] La crise financières asiatique de 1997 n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : elle avait débuté lorsque la devise thaïlandaise, le baht, subit une attaque spéculative coordonnée de la part de plusieurs banques et fonds d’investissement. La crise qui s’en suivit se propagea rapidement à d’autres pays de la région comme l’Indonésie, la Korée du Sud, et la Malaysie. Ironiquement, leur sauveur désigné ne fut autre que… le FMI, dont les ‘ajustements structurels’ sont maintenant réputés pour être synonymes de condamnation au sous-développement et à l’assujettissement aux besoins de l’économie étasunienne : cette crise a montré s’il en était encore besoin qu’il n’y a toujours qu’un seul gagnant dans ce système.

[27] Voir à ce titre l’interview aussi rare qu’éclairante d’un ancien golden boy : https://www.youtube.com/watch?v=39YQbv6vEFA

[28] Voir https://www.investopedia.com/ask/answers/052715/how-big-derivatives-market.asp

[29] Une étude bouclée le 19 juin 2024 et publiée dans le Lancet le 5 juillet 2024 estimait que, même si le cessez-le-feu intervenait immédiatement, le nombre cumulé de morts dépasserait les 186 000.

[30] Voir à ce titre cette excellente vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=LfWYtRMbMnk

[31] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 480.

Comment les « Suds » font reculer le fascisme

Intervention d’Houria Bouteldja au meeting « Après le 7 juillet, que faire ? », le 10 juillet 2024 à Pantin. Quelques développements et précisions ont été apportés au texte initial.

Je voudrais ce soir emprunter au registre religieux pour parler un peu solennellement et dire que Dieu nous a accordé un sursis. Et s’il fallait continuer à filer la métaphore biblique, je dirais que si comme Moïse, Dieu à ouvert la mer, il ne le fera plus deux fois. Il ne retiendra pas deux fois les vagues gigantesques de l’extrême droite qui finiront bien par nous submerger un jour si nous ne sommes pas capables de nous entendre sur une ligne politique qui soit et de rupture et de masse. Une ligne de masse qui se constituerait contre le bloc bourgeois et contre le bloc fasciste qui comme vous le savez s’alimentent l’un l’autre. Surtout, surtout, il ne faut pas laisser l’extrême droite jouer seule le beau rôle du parti antisystème. Au contraire, il faut occuper résolument la place du bloc de rupture anticapitaliste, antiraciste et anti-impérialiste.

Mais avant d’aller plus loin, il convient de mettre des mots sur l’utopie raciste. Je voudrais prendre le temps de la saisir pour ce qu’elle est véritablement et pour éviter de tomber dans un paternalisme condescendant qui consiste à penser que l’électeur du RN se tromperait de colère. Ce que je veux ici, c’est éviter de le déresponsabiliser et le prendre pour une simple victime. Certes, il a été maintes fois trahi, certes il est méprisé, certes il est abandonné par la morgue de la gauche caviar et institutionnelle mais le suprémacisme blanc n’est pas la seule option qui s’offre à lui. Aussi en tant qu’être humain libre, au sens sartrien du terme, il est responsable et comptable de ses choix.

Tout comme Martin Luther King, l’électeur du RN a un rêve. Son rêve, c’est celui d’une France blanche, débarrassée de ses indigènes. Il a le droit de faire ce rêve mais pas de s’affranchir de ses responsabilités car ce rêve dans ses conséquences ultimes, et je dis bien ultimes, est au pire un rêve de déportation, voire de génocide, au mieux un rêve plantationnaire, fait de maitres et d’esclaves. Le premier de ces rêves est pour le moment impossible à réaliser pour deux raisons : la première est une question de moyens : on ne déporte pas des millions de personnes en claquant des doigts, la deuxième, et les dirigeants d’extrême droite le savent, le patronat français a besoin d’une main d‘œuvre abondante et mal payée. Nous savons tous que la fasciste italienne Méloni a régularisé 450 000 sans-papiers malgré sa promesse d’une Italie blanche et civilisée. Mais le rêve plantationnaire aussi, n’est pas réalisable dans l’immédiat. En Europe occidentale, on ne peut plus avoir de main d’œuvre complètement gratuite. Ainsi l’extrême droite vend sciemment à  ses électeurs un rêve irréalisable ce qui condamne cet électorat à une frustration infinie car impossible à satisfaire. Aussi entre ces deux chimères : la déportation ou la plantation, le projet raciste doit quand même pouvoir se réaliser à minima. Le compromis réaliste est tout trouvé, ce sera l’apartheid, autrement dit la ségrégation raciale. C’est-à-dire un monde où non seulement une partie la plus exploitée du prolétariat sera entassée dans des réserves mais où elle subira encore plus intensément l’arbitraire du pouvoir, le système carcéral et où la destruction physique des surnuméraires risquent de devenir une réalité du quotidien. Lorsque l’innocent électeur du RN qui se tromperait de colère vote, c’est ce projet qu’il plébiscite. C’est clairement un acte de guerre contre un dissemblable du point de vue racial, mais un semblable du point de vue de la classe.

Jamais une élection n’aura à ce point démontré le caractère indissociable de la race et de la classe. Les « petits blancs » qui ont voté extrême droite tout comme les indigènes qui ont voté FI, ont exprimé à la fois un vote de race et de classe, dans le même temps. Je disais dans mon livre « Beaufs et barbares le pari du nous » que la classe était une modalité de la race et que la race était une modalité de la classe. Ces élections en ont été la démonstration. Une partie non négligeable des « petits blancs » déclassés[1], paupérisés ont exprimé leur ressentiment par un choix suprémaciste, raciste avec lequel ils espèrent préserver un statut supérieur dans la hiérarchie raciale avec les privilèges qui sont réputés aller avec. Je dis « réputés » car le déclin de la France comme puissance impérialiste a un impact direct sur le « salaire de la blanchité », qui décline lui-même au même rythme que l’Occident. Quant aux indigènes, plus pauvres tendanciellement que les « petits blancs », ils ont aussi exprimé un vote dominé par des affects de race. Arrachés pour une partie non négligeable d’entre eux à l’abstention endémique, ils ont répondu à une promesse de justice et d’égalité raciale. Egalité avec leurs semblables de classe, il va sans dire. Nous avons donc deux segments du prolétariat français qui à partir d’une position de classe, font des choix diamétralement opposés de part leur condition de race. De telle manière qu’on peut dire que de part et d‘autre du clivage racial, il existe une lutte des races coté indigènes qui vient renforcer la lutte de classe et donc renforcer le pôle de la gauche de rupture et une lutte de race côté « petits blancs » qui vient non seulement affaiblir la lutte de classe mais qui vient même la saboter au profit de la collaboration de classe entre le bloc bourgeois et une partie du prolétariat blanc. Il faut le dire une bonne fois pour toute, négliger le rôle de la race dans le contrat social c’est se priver des moyens de combattre l’Etat racial qui empêche l’unité de la classe ouvrière et la possibilité révolutionnaire dont elle l’une des condition de réalisation.

Que faire ?

Ni le vote RN, ni l’abstention ne sont des fatalités. Nous savons comment le PS et aujourd’hui la macronie ont favorisé ces scores de l’extrême droite. Les 10 millions d’électeurs qui forment aujourd’hui la base du RN, ne l’étaient pas tous il y a vingt ans. La sociale démocratie, c’est-à-dire les fascisateurs, les ont produits. Or si nous avons une vision dynamique des rapports sociaux et des rapports de pouvoir, nous savons que ce qui a été fait par l’histoire peut être défait par l‘histoire. Pour se faire, il faut prendre le taureau par les cornes, remonter l’histoire et reprendre le fil des évènements au moment clefs où les classes populaires blanches et non blanches, des tours et des bourgs, antagonisées par l’histoire ont été trahies. Inutiles pour le moment, et je dis bien pour le moment, de remonter à l’histoire ancienne de l’esclavage, de la colonisation ou de la Commune de Paris. L’année 2005 suffira. 2005 c’est l’année à la fois d’une trahison et d’un abandon. La trahison, c’est celle des élites européistes qui ont foulé au pied le « non » à 55 % des classes populaires blanches de gauche et d’extrême droite au référendum pour une Constitution européenne. Trahison que les théoriciens d’extrême droite vont mettre à profit pour développer les leçons gramsciennes sur l’hégémonie culturelle. Mais 2005 c’est aussi l’année des émeutes de banlieues suite à la mort de Zied et Bouna. Contrairement aux émeutes de 2023 consécutives à la mort du petit Nahel, les quartiers d’immigration ont été abandonnés et méprisés par la gauche alors même que ces « émotions sociales » allaient radicaliser l’Etat autoritaire qui allait plus tard s’abattre – et avec quelle violence ! – sur les gilets jaunes. Dans les deux cas, la gauche de transformation n’a pas été à la hauteur. Le « non » à la Constitution ayant été interprété surtout et avant tout comme un repli chauvin et fasciste et non comme une conscience de classe, tandis que les émeutes étaient considérées comme apolitiques, communautaristes, voire islamistes. C’est pourtant ce moment qu’il faut réparer. Reconnaitre la légitimité du « non » à l’Europe et lui donner une expression politique aujourd’hui au moment où l’extrême droite fait mine de défendre l’intérêt national tout en se vautrant dans le projet européen, reconnaître la légitimité des émeutes et leur caractère politique mais aussi leur caractère français, et j’insiste sur français.

Or réparer 2005 en 2024 passe par rompre avec la collaboration de classe et la collaboration de race. Il se trouve que dans notre malheur, nous avons une gauche qui prend ce chemin et qui fait la démonstration que la rupture, ça marche !

La FI a en effet réussi depuis les élections présidentielles à arracher les quartiers d’immigration, c’est-à-dire le corps social le plus exclu et le plus abstentionniste, à son fatalisme et à sa résignation en inscrivant trois revendications centrales à son programme : la reconnaissance de l’islamophobie, des violences policières et de la Palestine. Non seulement elle les endosse mais elle ne plie pas devant les attaques tous azimuts. Elle persiste et signe. Sa détermination a payé car les urnes de la ceinture rouge abandonnée par le PC ont de nouveau parlé.

Restent les classes populaires blanches. Tous les « petits blancs » ne votent pas RN. Certains restent ancrés à gauche. Beaucoup s’abstiennent. Si la gauche de rupture doit poursuivre le détricotement du contrat racial, elle doit aussi conquérir les futurs « petits blancs » qui iront grossir les rangs du RN. La chose ne sera pas simple mais il faut partir de la trahison de 2005, rompre avec l’Europe du capital, condition sine qua non pour reprendre langue avec les classes populaires blanches qui je le redis ont exprimé dans ce refus une forte conscience de classe. Quitter l’Europe et reconstruire une souveraineté populaire et sociale à même de concurrencer une extrême droite qui dans son histoire n’a jamais raté une occasion de trahir la nation, quel que soit ce qu’on pense de cette nation.

Je ne peux pas conclure cette intervention sans évoquer Gaza et plus exactement les effets de Gaza sur nous et notre conscience. Le 7 octobre et ses conséquences dramatiques, au bas mot 40 000 morts[2], 89 000 blessés, 7 700 disparus, 9 500 arrêtés, 1 millions de déplacés ont permis la reconstitution d’un pôle anticolonialiste en France. La force et la pugnacité des mobilisations pro-palestiniennes ont permis à la FI de tenir une ligne ferme sur la lecture anticoloniale qu’il fallait faire du 7 octobre à rebours d’une lecture privilégiant le clash des civilisations. Le courage des députés FI a en retour consolidé l’adhésion des quartiers au projet de la FI. La Palestine a donc joué un rôle considérable dans la victoire de la FI car elle a permis de renouer une confiance perdue. Pour le dire encore plus explicitement, le Sud a joué un rôle considérable dans les recompositions politiques du pays. Et pour le dire encore plus explicitement, le sud a participé à faire reculer le fascisme. Au regard de tout cela, voici le grand enseignement que nous pouvons tirer : c’est moins le front républicain qui a fait reculer le fascisme dans ce pays que les deux Suds : le Grand Sud et le Sud du Nord.

Houria Bouteldja


[1] Même si la part des bourgeois blanc dans le vote RN augmente.

[2] 186 000 morts selon le magazine Lancet

https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)01169-3/fulltext

Après le 7 juillet, que faire ?

Grand meeting post élections!

Nous pensons que les élections peuvent être un barrage nécessaire mais jamais suffisant. Le remède à cette impuissance, nous le connaissons : c’est la rue. Mais la rue, pas comme une incantation ou un défouloir mais comme un lieu d’organisation, d’élaboration et d’invention stratégique. Si une partie de la gauche a pu incarner une véritable rupture et donner des frissons au bloc au pouvoir c’est parce qu’elle a eu la sagesse de traduire au sein des institutions les exigences populaires. C’est ce qui explique la violence inouïe dont elle est la cible aujourd’hui.

Derrière cette violence ce sont les rêves populaires et leur puissance de transformation que l’on veut anéantir. Face à cette tentative d’écrasement, il faut faire preuve d’intelligence politique, tant sur le plan stratégique que sur le plan tactique. Quel que soit le scénario du deuxième tour, demain, se prépare dès aujourd’hui. Mais nous partons d’emblée avec beaucoup de retard : nous n’avons pas de mass-médias aux ordres, ni d’Etat à notre service ni d’utopie concrète et mobilisatrice. Et pourtant il va falloir résister car nos vies sont en jeu : menaces de guerre mondiale, catastrophe écologique, déferlement raciste, prolétarisation du grand nombre. Partout en Europe c’est à la possibilité du fascisme et son appétit pour la mort et la destruction que nous devons faire face. Une gauche de rupture, seule, peut sans doute ralentir la progression du désastre, sans l’appui du mouvement social et des luttes autonomes, elle sera incapable de la briser.

Nos tâches prioritaires : se donner les moyens de devenir un contre pouvoir, construire des fronts larges soucieux de l’autonomie, de là, construire l’unité. Bref, construire des cadres capables d’intervenir pratiquement et de tracer des lignes dans le désordre du présent tout en élaborant les ferments d’une vie nouvelle.

Rendez-vous le 10 juillet au Relais de Pantin à 19h00.

ATMF, FTCR, Tsedek, UJFP, PDH, Urgence Palestine, NPA, UCL, AFA Paris-Banlieue, Soulèvements de la terre, PEPS, Confédération Paysanne, Contre-Attaque

Entretien avec Alana Lentin

1. Dans l’introduction de ton livre, tu définisses la race comme « une technologie pour le gestion de la différence humaine, dont le principal objectif est la production, la reproduction et le maintien de la suprématie blanche à l’échelle locale et planétaire » (p. 5). Cependant, la question de la raison pour laquelle il est important que les sujets non-blancs ne soient pas considérés comme pleinement humains demeure. Comment considères-tu le concept de « privilège blanc » par exemple ? Est-ce qu’il te semble pertinent ?

Il me semble que cette question contient différentes choses. On pourrait peut-être la reformuler de la manière suivante : quel est le rapport entre la race en tant que « technologie de pouvoir », la blanchité et la catégorie de l’Humain ? Cela me permettra d’en venir à la question du « privilège blanc ». Tout au long de mon travail, j’ai été guidée par une approche critique de la race dans laquelle on considère qu’il est nécessaire d’ancrer historiquement et contextuellement celle-ci, tout en prenant en compte sa nature relationnelle et interactive, comme l’a montré David Goldberg (Goldberg, 2015), ainsi que le fait qu’il s’agisse forcément d’un concept mobile. En suivant cela, alors qu’il existe un débat fécond sur le moment où doit se situer historiquement la race, il y a un consensus général sur le fait que celle-ci entre en vigueur comme une fonction de la modernité, et en particulier de l’expansion de l’Europe dans le contexte des invasions coloniales et de la domination impériale. Cela n’écarte aucunement le fait que, comme Cedric Robinson et d’autres l’ont montré, elle s’infiltre en Europe et s’avère fondamentale dans le développement du premier capitalisme au sein même de l’Europe (Robinson, 1983).

L’idée selon laquelle la construction idéologique du racisme a engendré l’« invention de la race » me pose problème. Cette vision tend à confiner la race dans l’idée d’une hiérarchie taxonomique de groupes au sein de la population, généralement sur la base de différences biologiques ou génétiques supposées. Néanmoins, cette itération assez tardive de la pensée raciale, qui n’a vraiment pris son essor qu’à la fin du XVIIIe-début XIXe siècle, a été précédée par des formes de dominations raciales qui ne reposaient pas sur une description systématisée de la race comme étant confinée au domaine biologique. L’idée d’hérédité était certainement présente, et les notions concernant la pureté ou l’impureté du sang, etc., étaient intrinsèques aux événements majeurs de l’histoire de la race, notamment à l’expulsion ou la conversion forcée des Juifs et des Musulmans en Espagne. Toutefois, d’autres pratiques de démarcation cartographiant les pratiques culturelles et religieuses, le genre et la sexualité tout comme la localisation géographique sur le corps existaient également. Ainsi, c’est parce que la race est la mieux décrite par ce qu’Alexander Weheliye nomme une série d’assemblages racialisants – tirant dans nombre de directions différentes – qu’il n’est pas pertinent de la confiner à la sphère de l’idéologique/du biologique (Weheliye 2014). La race est d’abord et avant tout un ensemble de pratiques qui se développent et s’institutionnalisent comme une fonction de « l’être fait » (being done) in situ. La race est mise en œuvre dans les contextes de l’invasion coloniale, de l’esclavage, de la consolidation des États-nations et des pratiques de délimitation (bordering), etc., et régulée et institutionnalisée dans la loi et la politique au fil du temps ; elle n’arrive pas comme un pré-bagage idéologique qui serait ensuite déployé. Cela ne signifie pas que la race(isme) n’est pas idéologique, mais simplement qu’elle n’arrive pas dans les contextes où elle est utilisée, « prête à l’emploi ». C’est pour cela que je préfère parler de technologie de domination ou de pouvoir, une idée que je tire de l’important article de Wendy Hui Kyong Chun « Race and/as technology » (Chun, 2012).

Selon Barnor Hesse, la race, à l’échelle planétaire, constitue véritablement une division entre européanité et non-européanité comme moyen non seulement d’ordonner le monde, mais aussi de justifier la domination d’une majorité du monde par les Européens jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qu’il entend lorsqu’il dit que la race est « constituée colonialement » (Hesse, 2016). Cette division du monde dans l’intérêt d’une gouvernance raciale-coloniale prend appui sur la théorisation de l’humanité comme étant liée à l’homme européen (et non, en premier lieu, avec la femme). Toutefois, là encore, j’hésite à affirmer que cette idée sur l’humanité et l’européanité comme synonymes a précédé les formes racialisantes de domination, car l’invasion des Amériques, par exemple, avait déjà eu lieu avant le développement des idées des Lumières sur l’universalisme comme constituant l’« Homme » par opposition au « non-Homme » ; en d’autres termes, l’idée selon laquelle il est impossible de dire ce qu’est l’Humain sans dire ce qu’il n’est pas, sans opposer le modèle exemplaire de l’Homme – comme Européen – à ce qui est perçu comme étant son opposé : l’indigène colonisé et, plus tard, l’Africain asservi (Balibar, 1994). En fait, le développement d’idées sur ce qui constitue l’humanité universelle des peuples indigènes a été une réponse à, ou une extension de précédents débats religieux remettant en question l’humanité des peuples indigènes. Ce débat – sont-ils humains et donc susceptibles d’être sauvés par le Christianisme, ou se situent-ils au-delà, dans la sphère du non-Humain ? – concernait le degré d’exploitation permis au niveau des idées. Toutefois, ce que l’on sait de ce qui a suivi c’est que le vol des terres, l’esclavage et l’exploitation de ressources et de la main-d’œuvre ont continué, que les peuples qui y étaient assujettis et exploités soient considérés ou non comme étant assimilables à l’humanité, au niveau de la pratique. Même après l’émancipation formelle des esclaves, par exemple, pendant la colonisation de l’Afrique, l’exploitation a allègrement persisté même lorsqu’il existait une voie officielle pour les peuples colonisés afin qu’ils soient intégrés à la culture, aux institutions et à la gouvernance coloniale, etc.

Tandis que la race en tant que projet de domination se développe, Weheliye écrit qu’un schéma hiérarchique dans lequel la population mondiale est divisée en « humain, pas tout à fait humain et non-humain » entre en vigueur. Cette formulation contient les deux côtés de la race – les glissements qu’elle comporte toujours, sa capacité à glisser, comme l’aurait dit Stuart Hall, ainsi que l’immuabilité qu’instaure la race. La race semble donc offrir la possibilité d’un mouvement interne – l’accessibilité tacite à la blanchité/à un statut racial supérieur par l’assimilation/l’adaptation, etc. – tout comme la finalité et la fermeture de ce qui est présenté comme les limites extérieures de la flexibilité raciale. Pour de nombreux chercheurs noirs, cela est représenté par la blackness, qui apparaît comme l’opposition absolue à la blanchité/l’européanité/l’humanité et l’endroit où la race est irrévocable. Il est certain que l’expérience étasunienne de l’esclavage et de ses vies ultérieures semble étayer cette perception et la totale « autrification » (otherisation) des personnes noires dans d’autres contextes s’y rattache également. Néanmoins, je pense que l’on peut parler de la manière dont tous ceux qui sont racialisés négativement peuvent, d’une manière ou d’une autre, être placés dans la zone du non-humain, ce qui signifie qu’il existe toujours également une issue. Le fait est que cela fait plaisir au pouvoir racialisant blanc, c’est pourquoi je pense que nous avons besoin de penser de manière plus relationnelle les différentes positions raciales, et non pas de reproduire encore plus la division engendrée par la race elle-même.

Il est donc possible, je pense, de voir que lorsque je parle de blanchité, je parle de pouvoir. Comme bien d’autres l’ont montré, la blanchité est avant tout une formation institutionnelle qui est synonyme d’opérationnalisation du pouvoir racialisant qui, depuis la naissance du capitalisme qui ne peut être analysé sans comprendre son co-développement avec la race, signifie également pouvoir économique et politique. C’est la manière dont le pouvoir s’exprime dans la modernité qui, si l’on suit l’école décoloniale, se comprend mieux en tant que modernité-coloniale. Dans ces circonstances, la notion de privilège blanc confine la race et la suprématie blanche – ce vaste et complexe système d’idées et de pratiques qui dirige le monde depuis 500 ans – aux comportements d’individus blancs. Je ne prétends pas ignorer le fait que ce que l’on voit au quotidien, ce sont des personnes blanches s’en tirer malgré des comportements tout à fait inacceptables du point de vue purement humain ; ils sont discriminants, injustes et parfois meurtriers. Mais réduire les opérations de la race à une idée facilement digérable comme le privilège blanc implique que les changements dans les comportements des blancs pourraient à eux seuls mettre fin à la domination raciale. Au contraire, je dirais que le changement comportemental et même les changements institutionnels sont certes importants, mais que, seuls, ils ne peuvent changer la base du pouvoir. Ils peuvent, paradoxalement, donner du pouvoir aux personnes blanches afin qu’elles soient les agents et arbitres du changement, alors que ce que nous devrions tous rechercher est un affaiblissement de ce pouvoir tel qu’il s’exprime dans des institutions locales, nationales et mondiales.

2. Stuart Hall constitue une référence importante dans ton travail. Qu’a-t-il, selon toi, apporté à la compréhension de la race ?

Bien qu’ayant fait des études au Royaume-Uni, je n’ai rien étudié qui ait à voir avec la race, ni durant ma licence (en psychologie à l’université de Manchester), ni durant mes études de Master (en sociologie politique à la London School of Economics). C’est au travers du militantisme antiraciste que j’en suis venue à étudier le racisme, je suis donc réellement autodidacte. Je n’ai pas eu l’opportunité de croiser l’œuvre de Hall, comme le font de nombreux étudiants de sociologie au Royaume-Uni au cours de leurs études. Ainsi, j’étais en train de terminer mon doctorat à l’Institut Universitaire Européen, qui portait sur l’antiracisme en Europe, quand Stuart Hall est venu à Florence pour donner une conférence. Il était déjà assez malade et marchait à l’aide d’une canne. Il a fait une conférence brillante, durant laquelle il a évoqué la remarque de CLR James selon lequel il était « en Europe, mais pas d’Europe ». J’ai été tellement touchée, non seulement par son discours, mais également par le fait qu’après quatre ans à l’université durant lesquelles il n’y avait aucun professeur travaillant sur la race (mon directeur était un théoricien social allemand) et seulement quelques étudiants, il y avait enfin quelqu’un qui parlait de ce qui me préoccupait et me passionnait. J’ai littéralement pleuré ! Stuart Hall a donc toujours été très important pour moi et je dirais que je continue de découvrir son œuvre, car elle est si vaste et il a abordé tant de domaines.

Hall a été important pour moi de quatre manières différentes. 1) Il insiste énormément sur le fait que la race ne débute pas par la biologie, que celle-ci n’en est que la dernière itération – la dernière de ses formulations – et que pour comprendre la manière dont la race se développe, il faut regarder bien en amont du développement de la soi-disant science raciale, de l’eugénisme et du darwinisme social ; 2) La race est un objet instable. Elle est ce qu’il nomme un signifiant flottant ou glissant qui s’attache à de nombreux processus et projets différents et qui est difficile à cerner. C’est pour cela qu’elle peut sembler avoir perdu en importance alors qu’en fait elle s’incruste toujours plus dans nos structures sociales, politiques et économiques. Cette compréhension de la race explique qu’elle apparaisse sous de nombreuses configurations – par exemple le racisme « culturel » ou « différentialiste » qui semble moins concerné par la biologie et qui passe donc sous le radar comme relevant du simple « sens commun » et ce que je décris dans mon livre comme du « non-racisme ». Toutefois, le premier point nous montre que la race a toujours été ainsi – un assemblage, pour revenir à Weheliye. Il est ainsi pratique pour ceux qui ont le pouvoir de présenter la race comme procédant par étapes, de la plus sévère à la plus banale, en allant vers une ère supposément « postraciale » ; 3) Hall nous apporte l’idée de la race en tant qu’elle existe en articulation avec d’autres structures de domination. Il parle de la race comme étant « la modalité par laquelle est vécue la classe », mettant ainsi fin à l’idée de la gauche blanche selon laquelle la classe est réelle alors que la race ne serait qu’idéologique et donc d’une certaine manière insignifiante (Hall, 1980). Son approche – qui est très pratique et mobilise de nombreux exemples – enrichit ce que quelqu’un comme Weheliye entend par assemblages racialisants ou ce que Goldberg veut dire par dimensions relationnelles et interactives de la race ; 4) Le plus grand don de Hall est sa modestie. Je ne parle pas là de sa modestie personnelle, qui je pense était bien réelle d’après ceux qui l’ont connu, mais sa conviction selon laquelle il n’y a pas de réponses définitives. Cela s’exprime dans son idée d’une politique « sans garantie ». Il entendait cela de deux manières : l’une se réfère au simple fait que l’on ne sait pas comment les choses vont tourner, mais qu’il faut essayer malgré tout. Mais l’autre signification a à voir avec son ambivalence concernant l’organisation sur la base de la race ou de l’ethnicité. Il suggérait l’idée selon laquelle on ne peut dire que quelque chose est bien simplement parce que c’est produit par ceux qui sont comme nous, avec lesquels nous partageons une identité commune. C’est là un argument contre le fait de racialiser la solidarité intra-ethnique. Dans le même temps, Hall évite les arguments obtus qui nient l’importance des politiques de l’identité. Je le vois comme arguant en faveur d’une politique du lieu et du mouvement. En d’autres termes, une politique qui retrace fidèlement les racines et les trajectoires, d’où nous venons et où nous allons, qui nous rencontrons en chemin, les structures qu’on nous impose et qui cherche un futur de liberté par rapport à tout ce qui nous essentialise et nous domine.

3. Tu écris que les idées inspirées de la science raciale refont surface aujourd’hui. En quoi penses-tu que les discours sur la race en tant que construction sociale ont échoué ?

Dans le premier chapitre de Why Race Still Matters, je pars du fait que la science raciale profite d’une nouvelle respectabilité sous la forme d’un soi-disant « réalisme racial ». Les arguments en faveur d’eugénismes racistes trouvent leur place au sein de l’argument selon lequel tout devrait être permis au nom de la liberté d’expression et de la « diversité des points de vue ». Les personnes qui défendent cette idée comptent souvent parmi les plus puissantes au sein des milieux universitaire, politique et journalistique tandis qu’ils se présentent comme étant censurés par le « moralisme de gauche hégémonique », comme l’affirme l’un d’entre eux, le Professeur de science politique Eric Kaufmann. J’essaie de réfléchir à ce que cette situation signifie pour la sociologie de la race qui a longtemps été basée sur le principe, qui est au cœur de la théorie critique de la race, selon lequel la race est une construction sociale. L’anthropologue Jason Antrosio a appelé cette idée une « mine d’or conservatrice », car elle peut aisément être réfutée par des arguments qui réduisent la race aux débats en sciences génétiques. Il dit[1] que présenter la race comme une construction sociale n’a pas permis de faire évoluer le « racisme structurel socio-économique sous-jacent ».

Prenons la crise actuelle de la Covid-19 : de nombreux chercheurs et militants de la théorie critique de la race ont montré que la pandémie affecte bien plus les personnes noires, latino-américaines, indigènes ainsi que les migrants sans papiers que la population en générale. Le seul endroit où cela n’est pas vrai en ce qui concerne les personnes indigènes est l’Australie, où les associations aborigènes ont agi très rapidement pour protéger leurs communautés (pour en savoir plus sur ce sujet, voir la web-série que je coproduis : Race in Society[2]). Mais dans la sphère dominante, beaucoup ont interprété cela comme le signe que ces populations racialisées avaient une propension naturelle à un taux plus élevé de morbidité. Cela élude le fait que, comme je l’explique dans le livre, la race n’est pas biologique, mais peut – comme le montre l’anthropologue américain Clarence Gravlee – devenir biologique (Gravlee, 2009). En d’autres termes, au fil du temps, l’exposition de générations successives à la pauvreté, au stress, à un régime alimentaire pauvre et au logement allant avec peut rendre les personnes plus malades. C’est là un exemple de la manière dont la race est construite socialement. Toutefois, à moins de montrer aux gens toutes les étapes – en d’autres termes, à moins que l’on explique exactement comment et sous quelles circonstances la race est socialement construite – il ne nous reste que les explications naturalisantes qui enferment les gens dans la race en tant qu’hérédité et que destin. La construction sociale demeure également vague sans reconstruction historique. C’est pour cela que j’emprunte à la notion de constitution coloniale de Hesse, afin d’être la plus précise possible quant aux circonstances sous lesquelles la race se développe et les raisons de son invention. J’utilise ensuite le traçage de Patrick Wolfe des pratiques racialisantes, différentes bien qu’interconnectées, qui ont existé en différents contextes et ont affecté les populations indigènes différemment des esclaves africains et des Juifs dans le contexte de l’antisémitisme européen.

4. Comment caractériserais-tu le rôle de l’argument du « non-racisme » dans le racisme contemporain ?

Dans le deuxième chapitre, je déploie un argumentaire sur ce que j’appelle le « non-racisme ». Ce « non-racisme » va au-delà du déni, ou de ce que Gavan Titley nomme la « discutabilité » (Titley, 2019) du racisme. C’est la (re)définition du racisme depuis une perspective blanche qui considère les personnes racialisées comme étant incapables de définir le racisme en raison de leur manque d’objectivité. J’appelle cela une forme de violence discursive raciste. Je pense que toutes les personnes racialisées expérimentent et peuvent s’identifier avec cela. Le « non racisme » est désormais visible à une grande échelle. Je donne de multiples exemples dans le livre de la manière dont le racisme ne peut pas être nommé alors que dans le même temps, la fiction du racisme « anti-blanc » est pleinement entrée dans le domaine de l’acceptable. Mais ce que je veux souligner concernant cette question c’est que, plutôt que de voir cela comme quelque chose de nouveau, il faudrait considérer ce phénomène comme immanent à l’idée même de racisme. L’invention du racisme comme terme servant à englober la dimension idéologique de la race, qui n’a été mobilisée par les racistes comme par les antiracistes qu’à partir du XIXe siècle, pose déjà les conditions qui rendent le « non-racisme » possible. Je démontre, suivant en cela à nouveau Barnor Hesse, que le racisme est avant tout une formulation eurocentrique qui s’intéresse surtout au racisme intra-européen dans le contexte de la montée du fascisme et de l’antisémitisme. Mais les personnes qui s’inquiétaient de cela dans les années 1920 et 1930 étaient le plus souvent totalement à l’aise avec le racisme le plus élémentaire en contextes coloniaux, et participaient même à l’expérimentation de la science raciale sur les personnes africaines par exemple. Je m’appuie pour cela sur l’étude de Caroline Reynaud-Paligot sur le rôle des anthropologues « antiracistes » de la race en France, La République raciale. Cela conduit au fait qu’il n’y a que très peu de compréhension du public du rapport entre la race et le racisme, ce qui signifie que le racisme est déconnecté de la domination raciale de longue durée et peut aisément devenir une question de pathologie individuelle ou d’aberration extrémiste.

On peut percevoir l’héritage de cet antiracisme dominant qui vend l’idée selon laquelle il est possible de faire changer les attitudes et comportements individuels, sans toucher aux pratiques institutionnelles, créant une situation complètement paradoxale dans laquelle les États coloniaux-raciaux deviennent les arbitres de ce qui est et ce qui n’est pas raciste, et de ce à quoi devrait ressembler une politique antiraciste, ignorant ceux-là mêmes qui vivent le racisme. Cette vision ouvre la porte à – et, en fait, rend plausible – l’idée d’un racisme « inversé » ou « anti-blanc » – car le racisme est perçu comme pérenne et universel, détaché de sa spécificité historique et réduit à un ensemble de comportements auquel tout un chacun peut se livrer. De cette perspective, les migrants venant en Europe menaceraient désormais ceux qui sont construits comme « indigènes » avec un racisme contre « leur culture » et leur « manière de vivre ».

5. Que penses-tu des critiques adressées aujourd’hui aux « politiques de l’identité » ? Dans ton livre, tu discutes de l’ouvrage d’Asad Haider, Mistaken Identity qui, selon moi souligne des points pertinents, mais qui reste trop centré sur les États-Unis et dont la validité en dehors des États-Unis, en France par exemple, me semble plus discutable.

Le plus drôle concernant Asad Haider, depuis une perspective française, est, comme je l’explique dans le livre, que son interprétation de l’islamophobie française est totalement erronée. C’est un bon exemple des raisons pour lesquelles une perspective étasunienne sur la race peut parfois être tout à fait inappropriée pour analyser d’autres contextes, pas seulement parce que la grammaire de la race est particulière dans chaque contexte, mais aussi parce que la confrontation avec des militants et chercheurs non-américains est insuffisante. Cela résulte en partie d’un problème de langage, mais je ressens également une certaine arrogance dans la conviction selon laquelle il serait possible d’analyser quelque chose dont on n’a aucune expérience ou sans aucun ancrage. Mis à part cela, je pense qu’Haider est l’un des critiques les plus clairvoyants de la race et de la classe aux États-Unis et il est, en fait, l’auteur de plusieurs textes qui sont bien meilleurs que son livre Mistaken Identity, qu’il a écrit en 2018.

Toutefois, dans le livre il tente de montrer les limites des identity politics à partir trois perspectives, dont aucune n’est totalement convaincante selon moi. Premièrement, il extrapole à partir d’une expérience singulière qu’il a eue à lors d’une occupation de son université et utilise celle-ci pour asséner une affirmation générale quant à l’association de la politique de classe aux militants blancs et de la politique de race aux militants noirs, laissant peu de place à l’interaction entre les deux. Je pense que c’est là une généralisation basée sur un cas spécifique dans une université d’élite qui ne peut être utilisée pour parler du militantisme antiraciste en général, et certainement pas en dehors des États-Unis. Deuxièmement, il établit une curieuse association entre ce qu’il perçoit comme un cul-de-sac de l’organisation sur une base raciale et l’afro-pessimisme dans les études noires, dont il dit qu’il a été popularisé par les réseaux sociaux. Plus récemment, il y a eu des discussions intéressantes organisées sur l’afro-pessimisme, déclenchées par la publication du dernier livre de Frank Wilderson sur le sujet, par exemple sur la chaîne YouTube « Black as In Revolution[3] », animée par Annie Olaloku-Teriba. L’argument est que l’afro-pessimisme mérite d’être discuté du point de vue de ceux qui sont en désaccord avec ses fondations théoriques, car il a un impact très important sur le militantisme. Encore une fois, bien que je trouve ces débats intéressants en tant que « geek de la race », je me questionne quant au degré d’influence de l’afro-pessimisme au-delà d’un certain cercle d’étudiants militants et des cercles sur les réseaux sociaux. Est-il, par exemple, pertinent au sein des communautés se mobilisant dans les quartiers contre la brutalité policière ou parmi les sans-papiers ? Par conséquent, je trouve l’afro-pessimisme surestimé dans le livre de Haider. Je pense qu’il voulait insister sur sa frustration avec les identity politics et l’afro-pessimisme était un moyen d’arriver à cela, car il voulait également s’en prendre à celui-ci. Mais je ne pense pas qu’il soit possible de défendre l’idée selon laquelle le militantisme antiraciste a été irréparablement lésé par cette petite parcelle des études noires. Je trouve l’argument plutôt borné.

Le troisième problème que j’ai avec ce livre est sa tendance à romantiser le radicalisme noir des années 1960, qui vient en opposition à ce qui est présenté comme étant les limites du militantisme d’aujourd’hui, enlisé dans les problèmes des identity politics et de la mauvaise pensée sur la race. Je pense que chaque moment de l’histoire du militantisme doit être envisagé à l’aune du contexte dans lequel il a évolué : qu’étaient les mouvements mondiaux – par exemple, dans les années 1950 et 1960, l’anticolonialisme et le mouvement des non-alignés, dont l’antiracisme pourrait s’inspirer – et à quoi sommes-nous confrontés aujourd’hui ? Quand je regarde le terrain qui s’étend devant nous, je vois une offensive des plus de quarante ans contre les mouvements antiracistes autonomes, les mouvements anticoloniaux dirigés par des noirs dans le Nord global, la destruction semée par la néolibéralisation rampante, l’augmentation de la sécurisation et de la criminalisation d’État, l’atténuation de la radicalité par le multiculturalisme d’État et la « diversité », ainsi que l’effondrement du dialogue intergénérationnel. C’est à tout cela que font face les militants plus jeunes, qui sont désormais accusés d’être trop sectaires, de diviser et de manquer d’un potentiel « universaliste radical ». Je pense qu’il est formidable que les plus jeunes continuent d’agir et d’inventer malgré tout ce à quoi ils sont confrontés. Même aujourd’hui, en pleine pandémie mondiale, nous voyons l’énergie déployée par le mouvement Black Lives Matter. Cela ne devrait pas être ignoré.

6. Il y a quelque temps, l’écrivain français Yann Moix accusait la députée de la France Insoumise Danièle Obono et Houria Bouteldja d’être antisémites – ce qui est assez « ironique » étant donné que lui-même a publié des dessins antisémites dans sa jeunesse. Comment définirais-tu l’antisémitisme moderne ? Comment se manifeste-t-il ? Pourrais-tu revenir sur ce que tu entends par « décoloniser l’antisémitisme » ?

À la lumière de la récente démission d’Houria Bouteldja et de la plupart des membres fondateurs du Parti des indigènes de la République, je pense qu’il faut considérer les constantes accusations d’antisémitisme qu’elle a dû affronter pendant des années comme odieuses. Bien évidemment ceux qui, comme Yann Moix, l’ont accusée – ainsi que Danièle Obono –, sont hypocrites, mais cela n’importe pas vraiment si l’on se place de la perspective de ceux qui sont au pouvoir, la société mainstream ou les organisations officielles de la communauté juive. On se trouve dans une situation où des organisations comme le Board of Deputies of British Jews ainsi que le journal Jewish Chronicle fréquentent régulièrement des personnes exprimant des idées suprémacistes blanches, notamment contre les Musulmans et les immigrés. Pire encore, aux États-Unis, Stephen Miller, un Juif dont le propre oncle l’a condamné comme fasciste, est responsable de la séparation d’enfants migrants d’avec leurs familles sous le régime de Trump.

Dans mon livre, j’essaie de théoriser l’antisémitisme en le divisant en deux parties – le bon et le mauvais – tout comme il y a deux types de Juifs : les bons et les mauvais. Les « bons Juifs » sont au service de ce que Bouteldja a appelé l’État « philosémite », tandis que les « mauvais Juifs » sont les antisionistes et les antiracistes, qui sont le caillou dans la chaussure de l’État racial-colonial. C’est pourquoi on se retrouve désormais dans une situation dans laquelle les soutiens non-juifs d’Israël peuvent accuser les « mauvais Juifs », tels que moi, d’être antisémites. La confusion totale de l’antisémitisme avec l’antisionisme est une forme d’antisémitisme en ce qu’elle force tous les Juifs à s’identifier à un régime racial-colonial. J’affirme que, bien qu’il s’agisse principalement d’un phénomène venant de la droite, celui-ci existe également à gauche. Souvent, lorsque je dis être antisioniste, des personnes de gauche m’accusent de mentir, car elles associent également tous les Juifs au sionisme.

Ainsi, le mauvais antisémitisme est assimilé à l’antisionisme. Seuls les pires des extrémistes sont appelés antisémites et ils sont mis au même niveau que les antisionistes ; les pires génocidaires et négationnistes sont mis au même niveau que ceux qui s’opposent au racisme et au fascisme ! Les personnes qui sont contre le « mauvais antisémitisme » sont les mêmes qui défendent Alain Finkielkraut lorsqu’il accuse les Gilets Jaunes d’être antisémites parce qu’ils seraient pro-Palestiniens.

De l’autre côté, on trouve le « bon antisémitisme ». C’est ce qui permet que des personnes comme moi soient désignées comme des « Juifs qui se détestent » (self-hating Jews) et qui excuse des attaques contre les juifs de gauche, antifascistes et antisionistes, car ce serait des « islamogauchistes », etc.

La seule solution que je vois pour les Juifs est de défier ouvertement la tentation du suprématisme blanc, par laquelle trop de Juifs blancs se sont fait avoir via un processus visant à nous rapprocher du pouvoir afin de mieux nous contrôler et de briser la solidarité antiraciste. J’ai été inspirée par l’appel de Santiago Slabodsky à un judaïsme décolonial qui signifie, dit-il, de s’identifier à notre « passé barbare » ; en d’autres mots se lier à d’autres personnes assujetties par la race (Slabodsky 2015). Décoloniser l’antisémitisme signifie alors de refuser que celui-ci soit manipulé au service de l’agenda eurocentrique qui considère l’Holocauste comme le premier crime raciste, par rapport auquel toutes les autres formes de racisme sont jugées et considérées comme insuffisants. Les Juifs devraient refuser le calice empoisonné de « meilleures victimes » et nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir afin de resituer l’antisémitisme et l’Holocauste dans la longue histoire du pouvoir colonial-racial. Tout en résistant à l’analogie entre l’antisémitisme et d’autres formes de racisme, qui doivent être appréhendées dans le contexte de leurs propres histoires, nous devons néanmoins parler de la myriade de façons dont les diverses formes de racisme sont imbriquées et co-constitutives, dans le but de mieux les combattre ensemble.

7. Quel est l’état actuel du racisme et de l’antiracisme en Australie ?

L’Australie est la quintessence de l’État racial-colonial. L’expansion du pouvoir racialisant dans ce pays est trop vaste pour pouvoir l’expliquer en profondeur ici. En un sens, l’Australie est un laboratoire pour l’étude de la race, mais elle est considérée comme étant trop périphérique et n’est que rarement mise à l’agenda des recherches sur la race qui restent dominées par les États-Unis. Les mouvements aborigènes et des indigènes du détroit de Torrès (Torres Strait Islander) sont très forts ici. On a récemment pu constater cela avec les manifestations Black Lives Matter qui ont été organisées contre le phénomène massif des décès des aborigènes en détention qui, proportionnellement, dépasse celui contre les morts des africains-américains aux États-Unis. L’Australie emprisonne des enfants dès l’âge de 10 ans et chaque enfant en détention juvénile dans le territoire du Nord, par exemple, est aborigène. La pratique visant à retirer les enfants aborigènes à leurs familles, souvent dès la naissance, est plus répandue qu’elle ne l’était même pendant ce qu’on a appelé les « générations volées ». Il y a donc beaucoup de choses contre quoi résister et les organisations populaires aborigènes, comme les Warriors of the Aboriginal Resistance, sont très fortes. Une fois dit cela, il existe des divisions autour de questions telles que celle de la reconnaissance constitutionnelle et les traités ; certains militants qui mettent en avant la souveraineté aborigène affirment que toute reconnaissance par l’État colonial signifie une reconnaissance réciproque de la légitimité de l’État, tandis que ceux en faveur d’une telle reconnaissance défendent une approche plus pragmatique dont ils pensent qu’elle améliorera les conditions de vie des gens tout en améliorant leur représentation politique et l’assurance d’avoir plus de droits.

D’autre part, les politiques anti-migrants en Australie sont en train de nous ramener rapidement à l’époque de la politique australienne blanche. Non seulement les demandeurs d’asile qui arrivent en bateau sont emprisonnés dans des centres de détention « offshore » dans des nations insulaires anciennement colonisées avec lesquels l’Australie conserve un rapport néocolonial, mais les migrants ayant un visa temporaire de différentes sortes sont exposés à des conditions qui relèvent de plus en plus de l’exploitation, qui ont empiré avec la Covid-19. Cela inclut les étudiants étrangers qui ont longtemps servi de « vaches à lait » pour l’économie australienne. Le soi-disant « secteur des réfugiés » est brisé ; un bon exemple en est le complexe industriel associatif, dont les organisateurs sont dans un rapport paternaliste avec leurs « clients » réfugiés et migrants. Des associations comme Rise Refugee, un mouvement autonome d’anciens détenus de Melbourne est l’un des seuls exemples d’organisation existant hors des structures officielles de l’industrie des « services aux réfugiés ». Autour de tout cela a émergé une sorte « d’économie politique du témoignage » que j’ai pu observer, mise en place par des réalisateurs, écrivains, poètes, chercheurs, etc., qui produisent des travaux parlant de l’expérience de la migration et des crimes de la frontière australienne, mais qui reposent sur la position continuellement soumise des réfugiés, que je trouve problématique.

Au niveau local, les luttes indigènes et migrantes se rejoignent, comme nous l’avons vu[4] durant les manifestations Black Lives Matters, mais ce n’est pas un mouvement de masse au niveau national. Selon moi, la jonction entre les luttes immigrées et aborigènes est la seule chose pouvant remettre véritablement en cause l’État raciste.


[1] https://www.livinganthropologically.com/social-construction-of-race/

[2] https://www.youtube.com/channel/UCAWr-U9xMOpOP9wNbDOBYBw?view_as=subscriber

[3] https://www.youtube.com/channel/UCFv2oqtZPO3uKMbcq-ihs2g/videos

[4] https://m.facebook.com/watch/?v=262943831722489&_rdr

Entretien mené par Selim Nadi

Pourquoi les penseurs décoloniaux sont-ils accusés d’antisémitisme ?

Parce que nous avons dissocié l’antisémitisme de la colonialité de la race – ce dont les défenseurs d’Israël se réjouissent en coulisses.

Texte d’Alana Lentin

Publié le 9 février 2021 sur vashtimedia.com

Texte original en anglais : https://vashtimedia.com/2021/02/09/anticolonial-academics-antisemitism-antizionism-holocaust-israel-palestine/

Traduction par Sylvie Tout Court

Dans Peau noire, masques blancs (1952), Frantz Fanon – figure majeure du combat anticolonial, psychiatre et philosophe – écrivait au sujet de la condition noire sous régime colonial :

« Car le Noir n’a plus à être noir, mais à l’être en face du Blanc. Certains se mettront en tête de nous rappeler que la situation est à double sens. Nous répondons que c’est faux. Le Noir n’a pas de résistance ontologique aux yeux du Blanc ».

Cette description me renvoie à mon ressenti en tant que Juive établie dans le Nord global, dans ce monde qui a vu passer l’Holocauste et la Nakba. Ce n’est pas que les Juifs (et en particulier les Juifs blancs, occidentaux), comme les Africains colonisés, se voient dénier la permission de se définir eux-mêmes de façon indépendante. C’est plutôt que, tout comme le Blanc a besoin du Noir pour se définir, le Juif doit être défini aux yeux des autres.

J’ai eu ce sentiment récemment en recevant un e-mail d’une équipe de rédaction en Allemagne – des intellectuels postcoloniaux et décoloniaux – pour qui j’avais accepté d’adapter mon allocution intitulée White supremacy, white innocence and inequality in Australia (Suprématie blanche, innocence blanche et inégalités en Australie). Dans l’e-mail, on me demandait de supprimer deux lignes de mon texte. La première affirmait qu’Israël « menait la plus longue occupation au monde d’un peuple par un autre » ; la seconde mentionnait le « régime de suprématie raciale à l’encontre des Juifs noirs et non-blancs » mis en œuvre par l’État d’Israël. Dans un contexte d’attaques croissantes envers les critiques d’Israël (notamment juifs et israéliens) par des institutions culturelles, universitaires et municipales allemandes, j’ai opposé un refus catégorique à cette demande.

J’avais écrit ces phrases en réfléchissant à la manière dont passer d’être Juive en Irlande à être Juive en Israël/Palestine avait affecté mon rapport à la blanchité. En prenant position vis-à-vis du régime racial d’Israël, j’affirmais qu’en tant que Juive blanche européenne possédant la nationalité israélienne, et qu’en tant que migrante-occupante des terres aborigènes du peuple Gadigal (je parle de Sydney, Australie), je ne suis pas innocente. L’antisémitisme dont je peux être victime n’annule pas les privilèges dont je bénéficie par ailleurs du fait d’autres composantes de mon identité. L’équipe éditoriale finit par le concéder, forcée à réévaluer son malaise instinctif face à mon anticolonialisme juif. Ce malaise m’a fait prendre conscience de notre capacité déclinante, en tant que Juifs antisionistes, à définir notre expérience du racisme, et il m’a aussi alertée quant à la manière dont notre judaïté peut être utilisée pour légitimer celui-ci.

La responsabilité individuelle qui nous incombe d’examiner notre complicité avec le racisme et le colonialisme fait aussi l’objet d’un récent article d’Houria Bouteldja, militante décoloniale franco-algérienne, victime d’une campagne de diffamation sous couvert d’accusations faussées d’antisémitisme. Bouteldja s’était exprimée sur l’antisémitisme visant April Benayoum, récemment élue au concours de beauté Miss Provence, dont le père est originaire d’Israël.

Dans son billet – publié à l’origine sur le site d’information Mediapart, dépublié après avoir provoqué un tollé général et maintenant disponible sur le site de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), ce qui est révélateur en soi – Bouteldja dénonce sans ambages les attaques antisémites dont a été victime Benayoum. Mais elle s’appuie aussi sur ce cas pour souligner la distinction entre antisémitisme et critique d’Israël, ces deux aspects ayant fait l’objet d’amalgames dans la plupart des attaques contre Miss Provence. Comme le fait remarquer Bouteldja dans son billet, on perçoit chez certains utilisateurs de Twitter un « anti-juifisme confus », « à mi-chemin entre antisémitisme gaulois » et « spontanéité anticoloniale » – réflexe peu surprenant étant donné les efforts du mouvement sioniste pour lier inextricablement le « signifiant israélien » au « signifiant juif ». Invitant Miss Provence à prendre position contre l’État d’Israël et non contre ses origines israéliennes, Bouteldja écrit :

« Elle peut donc être la fille d’un Israélien et se positionner contre le fait colonial israélien. Car on ne peut pas être Israélien innocemment [Bouteldja paraphrase ici un passage du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, où le grand penseur et écrivain anticolonial écrivait « Nul ne colonise innocemment, nul non plus ne colonise impunément »]. En revanche, si elle [Benayoum] faisait le choix de la lutte anticoloniale, elle peut être certaine que le mouvement décolonial lui ouvrirait grand les bras ».

Ici, Bouteldja rejette un discours sioniste qui ne voit qu’un destin possible pour les Juifs : être inexorablement liés à un État raciste, colonial, qui occupe un autre peuple en notre nom, même si nous le nions ou pour certains, cherchons à le démanteler. Être un Juif anticolonial est un anathème, non seulement pour les gardiens communautaires qui se tiennent immuablement aux portes de la colonie raciale d’Israël, mais aussi pour ces Gentils qui utilisent notre tragédie pour s’exonérer de leur complicité continue avec le racisme et le colonialisme, chez eux comme à l’étranger. Ce lien forcé entre judaïté et Israël travaille main dans la main avec l’antisémitisme pour dénier aux Juifs la capacité à défier cette destinée – à avoir, comme le dirait Fanon, une « résistance ontologique » quelle qu’elle soit.

Mais en insistant sur la non-innocence de Miss Provence, Houria Bouteldja s’accuse aussi elle-même, en posant que la lutte contre le racisme doit être multi-directionnelle et introspective. Dans un article rédigé après la dépublication de son billet, elle rappelle que dans son ouvrage Les Blancs, les Juifs et nous, elle aussi se déclarait coupable :

« Ainsi, je peux tout aussi bien écrire « aucun Français n’est innocent », à commencer par moi. […] Non seulement, je ne suis pas innocente – parce que Française – mais en plus je suis une criminelle. Ainsi, si je me suis permise de juger de la non-innocence de Miss Provence, c’est que j’avais déjà procédé à mon propre jugement et que ma sentence était déjà tombée. Et depuis longtemps. Mon crime ne repose que sur un fait, et il est tangible. Il s’agit du partage de la rente impérialiste entre les classes dirigeantes occidentales et les classes prolétaires blanches et dans une moindre mesure non blanches ».

Pourtant, cette conception matérialiste de la notion de race, qui met l’accent sur la nature structurelle de celle-ci et sur les effets d’exploitation qu’elle engendre, ne trouve aucun écho auprès de ceux qui ne considèrent le racisme que sous un seul angle : l’angle moral. Cet antiracisme moral se concentre sur des attitudes individuelles, détachées des structures qui les produisent. Cette compréhension dominante du racisme envisage celui-ci du point de vue d’actes personnels répréhensibles, d’attitudes condamnables et d’un autre âge, refusant de considérer le concept de race comme étant étroitement lié à celui du colonialisme tel que le pratique par exemple l’État sioniste. Ce n’est qu’à l’aune de cette conception morale qu’il est possible de confondre antisionisme – une forme d’opposition à la domination coloniale – et antisémitisme – une forme de racisme qui, comme tous les racismes, est indissociable du colonialisme. Répondre à des accusations d’antisémitisme en recourant au registre de la moralité nous fait donc courir le risque de ne plus pouvoir dissocier l’antisémitisme de l’antisionisme, en renforçant ainsi la conception anti-matérialiste du racisme plutôt que de l’ébranler.

C’est ce qui est arrivé au philosophe camerounais Achille Mbembe, autour de qui une controverse a éclaté au printemps dernier lorsqu’un homme politique de droite allemand l’a accusé de relativiser l’Holocauste. Ces critiques se sont concentrées sur l’essai publié par Mbembe en 2016, Politiques de l’inimitié. Dans ce texte, Mbembe établit des comparaisons entre l’apartheid en Afrique du Sud, l’occupation israélienne mais aussi la Shoah. Concernant cette dernière, il précise sans ambiguïtés qu’il s’agit d’un « évènement extrême », conséquence d’un contexte historique très différent de celui de l’apartheid. Mais le simple fait de placer côte-à-côte apartheid et Shoah – que Mbembe à aucun moment n’assimile l’un à l’autre – a suffi pour lui valoir des accusations d’antisémitisme.

Dans un entretien récent où il revient sur ces accusations, Mbembe opte pour le registre de l’outrage moral : « L’idée que je puisse éprouver de la haine, nourrir des préjugés contre tout autre être humain, ou contre un État constitué quel qu’il soit, est totalement répugnante », déclare-t-il. La tentation de répondre de cette manière, même à des interlocuteurs qui déploient un antiracisme sélectif et cynique, est compréhensible : bien sûr, nos positions individuelles sur l’injustice raciale sont liées à notre moralité personnelle. Toutefois, le cas d’Houria Bouteldja comme celui d’Achille Mbembe montrent bien que les invocations à la moralité ont peu d’effet sur ceux qui considèrent l’antisémitisme et son épitomé, la Shoah, comme des questions purement morales, dissociées de la colonialité de la race. Le traitement réservé à Bouteldja illustre l’hypocrisie sur laquelle peut déboucher cette élévation morale de la question de l’antisémitisme : ce sont les mêmes personnes scandalisées par l’affaire Benayoum qui gardent le silence alors que la journaliste Rokhaya Diallo fait l’objet d’attaques négrophobes répétées dans des médias français.

La race fonctionne à la fois selon des logiques spécifiques et comme logique générique de domination, élevant certains au-dessus des autres, brisant les solidarités au service de la suprématie blanche. Comme je l’écris dans mon ouvrage Why Race Still Matters (2020), l’élévation de l’antisémitisme au rang d’un racisme surplombant tous les autres, et la thèse selon laquelle discuter de la Shoah en la comparant à d’autres génocides banalise celle-ci, limite la solidarité entre les Juifs et d’autres peuples racialisés, compromettant une compréhension plus poussée du concept de race comme mécanisme colonial, et comme technologie du pouvoir au service du maintien de la suprématie blanche. En attaquant Bouteldja et Mbembe, on déplace le terrain de l’antisémitisme, mais on ne fait rien pour le combattre.

De fait, toute réponse à des accusations de racisme qui reprendrait les termes utilisés par l’accusateur a peu de chance de porter ses fruits, indépendamment de la droiture morale ou des traumatismes qu’elle peut invoquer. Au lieu de cela, pour réellement nous attaquer à l’antisémitisme, il nous faut nous adresser à d’autres personnes, à d’autres catégories de population qui font l’expérience du racisme, et à tous ceux qui partagent une volonté commune de l’éradiquer sous toutes ses formes. Pour les Juifs blancs, comme moi, il est aussi indispensable de prendre conscience des privilèges dont nous bénéficions dans un régime de suprématie blanche, tout en œuvrant contre l’antisémitisme en tant que composante indissociable de toutes les formes de racisme qui intègrent l’appareil raciste. Comme l’écrit Houria Bouteldja, « Lorsque je cesse moi-même de m’innocenter, c’est moi que je sauve ». Clamer notre non-innocence ne fait pas disparaître le mal qui nous a été, et continue de nous être fait. Pour nous, anticolonialistes juifs qui cherchons à définir l’antisémitisme en nos propres termes, cette compréhension est essentielle.Alana Lentin est Professeure agrégée d’Analyse culturelle et sociale à la Western Sydney University en Australie. Why Race Still Matters est son dernier ouvrage publié.

Assumer la grande confrontation qui vient

Il aura donc fallu 7 ans pour que l’acte final de la Macronie survienne, à l’initiative de son instigateur-même. Il y a 7 ans, Macron émergeait pourtant comme la figure providentielle capable de dépasser les clivages partisans pour redonner du souffle à un bloc bourgeois dont les options politiques s’étaient épuisées, du fait de l’effondrement de ses deux partis historiques de gouvernement. 

Avec sa campagne aux accents faussement progressistes (mais réellement néolibéraux), il avait su séduire à la fois la bourgeoisie cool et une partie de l’électorat populaire et indigène, en dénonçant les “archaïsmes” français et le “laïcisme” et en promettant aux Français une entrée de plain pied dans le monde merveilleux de la modernité woke.

C’est dans un piteux état que s’achève la parenthèse macronienne, avec une déroute totale à l’élection européenne et une dissolution de l’Assemblée Nationale dans la foulée qui sonne comme un aveu d’échec cinglant, ouvrant la porte à l’arrivée du Rassemblement National au gouvernement, lui qui n’avait jamais eu le moindre député avant 2017. Bien loin des promesses de faire reculer l’extrême-droite, la trajectoire d’Emmanuel Macron a été celle d’un défenseur résolu du capital et de ses intérêts qui, confronté à la contestation grandissante d’une population éreintée par une décennie de maltraitance sociale, a très vite pris le parti de singer les fascistes avec un zèle inouï.

Répression brutale des mouvements sociaux, restriction des libertés individuelles au nom de l’impératif sécuritaire, rabotage incessant des droits économiques (chômage, retraites, maladie…), destruction méthodique des services publics sont allés de pair avec la prolifération des mesures et discours ouvertement racistes et islamophobes,  à tel point que Marine Le Pen elle-même n’a pas manqué de célébrer la “victoire idéologique” qu’a constitué, par exemple, le vote parlementaire de l’infâme loi immigration fin 2023, celui qui introduit la préférence nationale dans la loi française.

La séquence post-7 octobre a achevé d’installer le bipartisme Macron-RN comme nouveau mode d’exercice du pouvoir en France. Alors que le bloc fasciste (comptant pourtant des militants antisémites résolus dans ses rangs) s’est racheté une fréquentabilité antiraciste en apportant son soutien à Israël et au projet colonial sioniste, le bloc populaire de rupture incarné par la France Insoumise a fait l’objet des pires attaques, jusqu’à être exclu de “l’arc républicain” en raison de son soutien résolu à la cause palestinienne, travesti de manière fort peu originale en antisémitisme.

Après lui avoir fait la courte échelle, le bloc bourgeois s’apprête ainsi à céder la place aux héritiers de Pétain et Hitler, ceux dont le parti a été fondé par d’authentiques fascistes issus des rangs du collaborationnisme, de l’OAS et d’Ordre Nouveau. L’enseignement principal à retirer de cette séquence, c’est que le bloc bourgeois confronté à l’épuisement des masses, fruit d’une véritable maltraitance sociale généralisée, n’a aucune solution modérée à mettre sur la table : son destin est de finir noyée dans le marécage fasciste. Qu’il soit donc bien entendu qu’en cette époque de crises multiples, de prolifération de la misère et de la précarité, de dérèglement climatique et de multiplication des foyers de conflit à l’échelle de la planète, la bourgeoisie n’a pas d’autre destin viable que celui de devenir le supplétif de l’extrême-droite, après l’avoir utilisée ad nauseam comme repoussoir, devenu à présent seul outil présentable de promotion des intérêts économiques et raciaux de la classe au pouvoir. 

Par ailleurs, le sort de Macron doit servir d’enseignement général à toutes celles et tous ceux qui, dans la veine du PS et d’EELV et en dépit du bon sens historique minimal, pourraient encore croire qu’une option centriste, tempérée, « ni droite ni gauche » aurait quelque chance d’aboutir à un résultat probant dans un contexte d’effondrement général des institutions politiques et économiques qui assuraient jusque-là tant bien que mal la paix sociale. Cet espoir est un rêve de singe et le camp Gluckmann/Toussaint est promis au même sort que Macron.

Que chacun soit donc mis face à ses responsabilités : les coupables de la progression du fascisme, ce sont les fascistes eux-mêmes et leurs complices bourgeois, socio-démocrates compris, et personne d’autre. S’il est légitime de ressentir dégoût et indignité face à l’abominable spectacle d’un Bardella à 30%, il ne faut cette fois-ci rien céder à l’antiracisme des bonnes consciences, promptes à manifester au lendemain de l’énième raz-de-marée électoral fasciste mais qui retourneront promptement dormir en attendant le prochain scrutin. 

Seule une analyse sans concession de la séquence politique néolibérale et autoritaire ouverte depuis le début des années 80, quand l’extrême-droite commence justement à se positionner comme force majeure dans l’échiquier français, a quelque chance de faire triompher le camp de la révolte, en évitant de transformer une nouvelle fois le feu ardent de la contestation du capitalisme en filet d’eau tiède tout juste bon à passer la serpillière après le capital.                 

Dans ce contexte, l’émergence du Nouveau Front Populaire, coalition électorale structurée autour de la France Insoumise, est à la fois un coin enfoncé dans le projet de Macron et une excellente nouvelle pour notre camp.

Elle vient acter un état du rapport de forces à gauche qui semble désormais acquis, même après un scrutin ayant donné l’avantage aux organisations plus modérées : Mélenchon est le pivot du camp de la gauche de rupture, dont le salut reposera en dernier ressort sur la victoire de son homme fort. Mais au-delà de la figure de Mélenchon, ce sont des options politiques précises qui sont ainsi posées comme un étant au coeur de la proposition politique de la gauche : dénonciation de l’islamophobie et des violences policières, défense des droits du peuple palestinien (et plus récemment du peuple kanak) au nom de l’anticolonialisme, refus de l’alignement sur les positions atlantistes et volonté revendiquée d’en découdre avec les milieux d’affaires. Autant d’orientations totalement étrangères au logiciel socio-démocrate à la sauce PS-EELV.

Si l’on peut regretter que les négociations aient abouti, pour des raisons tactiques, à la disparition de thématiques importantes du « contrat de législature » (sortie des traités européens, sortie de l’OTAN …), la direction imprimée est indéniablement encourageante et vient notamment récompenser l’intense travail de terrain des organisations militantes indigènes.

Pour cette raison, le soutien au Nouveau Front Populaire ne doit souffrir aucune ambiguïté. Il faut se plonger dans le combat avec toute l’énergie que la gravité de la situation impose et faire en sorte qu’un maximum de députés FI entrent à l’Assemblée Nationale, d’autant que des figures importantes de la lutte antiraciste ont été investies, comme Amel Bentounsi qui sera candidate en Seine-et-Marne.

Apporter son soutien à ce Nouveau Front Populaire, c’est valider la ligne stratégique  impulsée par la FI depuis 5 ans. Pour autant, il serait irresponsable de s’engager sans être conscient que les autres organisations composant ce cartel électoral, PS, EELV et PCF, ont une responsabilité centrale et directe dans la situation politique que nous vivons, en ayant exercé le pouvoir sur de larges pans du dernier demi-siècle. Macronistes en devenir, centristes irrémédiables, éternels opportunistes, ils ne sont assurément pas des alliés et il y a fort à parier qu’une fois passée la séquence électorale actuelle, ils reprendront leur feu nourri à l’endroit des Insoumis, pour le plus grand bonheur de la caste politico-médiatique et des soutiens au génocide du peuple palestinien.

Dès lors, soutenir le Nouveau Front Populaire est la meilleure manière de se préparer aux combats à venir pour l’hégémonie au sein du camp de la gauche et en vue de l’élection présidentielle de 2027, qui sera sans doute celle de la clarification finale, celle du choix entre le fascisme et la rupture définitive d’avec l’ordre des choses néolibéral. Soyons à la hauteur de l’enjeu.

Yazid Arifi

Garder la tête froide, rester stratège, définir des objectifs à courts, moyens et longs termes, gagner en rapport de force, viser 2027

Hollande vient d’être investi par le Nouveau Front Populaire, le mot « terroriste » a été cédé pour qualifier l’acte du 7 octobre. Et c’est la panique.

Il va pourtant falloir que, tous, nous apprenions à maitriser nos émotions et à devenir des serpents froids.

Le Nouveau Front Populaire est une alliance de circonstances. Elle ne tiendra pas tant les contradictions sont profondes entre une aile droite atlantiste, libérale, européiste et islamophobe et une aile gauche pro-palestinienne, plutôt anti-guerre, antiraciste et écologique. Ceux qui s’étonnent des coups fourrés du PS se condamnent à tomber de leur lit pour l’éternité car il ne faut RIEN attendre du PS. Le retour en grâce de Hollande est tout sauf anodin, il est même très inquiétant. Il faut néanmoins être pragmatiques. Il est normal que le PS qui était moribond en 2022 exploite la situation à son maximum, ce qui fait de Faure un grand stratège, beaucoup moins benêt qu’on ne le croit car il est, depuis la NUPES, le maître d’œuvre de la résurrection du parti du non regretté Mitterrand. 

Malgré ce rapport de force que le PS (grâce d’abord à la NUPES, puis à Glucksman, assisté des Verts et du PC) a réussi à développer, la FI (grâce à sa pugnacité et à un programme antilibéral et antiraciste, endossant les revendications populaires) a réussi dans le cadre de l’alliance à sauver l’honneur sur les principaux points qui constituent sa tentative de rupture.

1/ Les termes du programme :

Il ne s’agit pas là d’un programme de rupture, loin de là, mais il en prend la direction. La FI a donc réussi à gauchiser l’alliance sur le plan :

  • des libertés politiques et démocratiques (abrogation du 49/3) ; de la constitution d’une 6ème république ;
  • des urgences sociales (blocage des prix, hausse du SMIC, plan de sauvetage de l’hôpital public) ;
  • de l’enseignement : abolition de parcours sup ;
  • de l’ordre et de la sécurité : dissolution de la Brav-M, interdiction du LBD ;
  • des droits des femmes ;
  • des droits des migrants et des sans-papiers ;
  • de l’écologie ;
  • de l’Europe : refus des contraintes austéritaires du pacte budgétaire, pacte européen pour le climat et l’urgence sociale, réforme de la PAC, fin des traités de libre-échange, protectionnisme écologique & social, taxation des superprofits au niveau européen.

En matière d’antiracisme, elle maintient ses acquis puisque la lutte contre l’islamophobie y est défendue au même titre que la lutte contre l’antisémitisme.

Sur le plan international, le programme exige l’abandon de la réforme de Macron pour la Kanaky « dans l’esprit des accords de Matignon et de Nouméa à la recherche d’un véritable processus d’émancipation et de décolonisation ».

Enfin, sur la Palestine, l’essentiel, malgré les apparences, est préservé. Certes, les opérations du 7 octobre sont qualifiées de « massacres terroristes », mais pas le Hamas, ce qui est un point d’appui très important pour l’avenir car cela empêche de céder à la théorie de la guerre des civilisations chère à Huntington…

Aussi, le reste de l’accord, sans être satisfaisant d’un point de vue décolonial, est correct compte-tenu des profondes dissensions : « Agir pour la libération des prisonniers palestiniens et les otages du Hamas ; soutenir la CPI dans les poursuites contre Netanyahou et les dirigeants du Hamas ; reconnaissance immédiate de l’État de Palestine ; embargo sur les livraisons d’armes à Israël ; demander la suspension de l’accord d’association UE-Israël ».

Pour moi, la concession majeure n’est pas tant sur la qualification des actes du Hamas pour les raisons dites plus haut, mais sur l’envoi d’armes à l’Ukraine ; ce qui est une position belliciste (celle de Glucskman), qui de surcroît donne à Poutine toutes les raisons de poursuivre sa guerre au lieu de lui trouver une issue négociée et diplomatique.

2/ Sur les méthodes

La FI a exclu des députés sortants. Je me refuse à parler de purge. Je préfère la formule de « stratégie post législatives ». Car il s’agit de députés de l’aile droite et ultra-laïcarde de la FI, celle qui est prête à prendre langue avec les ennemis (dont Hollande ?) et faire dissidence contre le courant mélenchoniste qui, lui, ne conçoit la rupture qu’en réalisant l’alliance des beaufs et des barbares, c’est à dire sans sacrifier l’antiracisme, la lutte contre l’islamophobie et la Palestine ; alors que les « dissidents » sont prêts à la brader dès lors qu’ils seront élus. Il faut être naïf pour croire que les autres forces politiques de l’alliance ne pensent pas en ces termes. Il faut donc comprendre les raisons de ce choix pour le moyen et long terme; mais d’ici trois semaines, les médias vont s’en donner à cœur joie et utiliser cette dissidence pour fragiliser l’union. Ainsi, dans cette perspective, virer Garrido et Corbière, proche de Cyril Hanouna, lui-même proche de Bolloré qui mise sur l’extrême droite me semble tout à fait justifié. En revanche, la FI a peut-être fait des erreurs d’appréciation. Ils auraient dû virer Quatennens plus tôt, et garder Simonet (malgré son laïcardisme) qui est l’exclusion de trop, d’autant qu’elle est très ancrée dans le 20ème et qu’elle est appréciée des habitants. Il serait dommageable de ne pas revenir sur cette décision.

3/ Juger en fonction des objectifs et les classer par ordre de priorité

  • Le premier et le plus crucial des objectifs est d’empêcher une victoire de l’extrême-droite et/ou de réduire au maximum son influence qui sera déjà trop importante à l’Assemblée nationale. L’avènement du fascisme est un danger imminent et son refoulement une tâche prioritaire. Le minorer est une faillite morale en soi.  Aussi, cet objectif, même s’il nous a toujours été servi pour « voter utile », doit rester ferme. Il doit d’autant plus le rester que, comme je l’ai dit plus haut, l’alternative aussi imparfaite soit-elle est en cours de construction.
  • Le deuxième objectif : déjouer le plan de Macron qui rêvait d’une énième confrontation entre l’aile libérale/autoritaire et l’extrême droite. L’alliance des « gauches » (oui, avec Hollande l’impérialiste) rend caduque le plan cynique de Macron. Il ne fait aucun doute que Macron et Hollande font partie du même camp, tout comme il ne fait aucun doute qu’ils peuvent avoir des intérêts conjoncturels différents. Il faut entrer dans cette brèche et voir ce qu’on en fait après les élections. L’échec du plan de Macron, qui misait sur une division de la gauche, même s’il se réalise avec nos ennemis, est une victoire. Ils auront toute la vie pour divorcer sachant que l’union a très peu de chances de survivre, et que, sûrement, faut-il espérer la séparation la plus rapide.
  • Mais il y a un troisième objectif : permettre à la FI de se maintenir au sein du parlementarisme français où, nous l’avons vu, elle a fait le taf. Certes, des concessions ont été faites sur le programme. Nous avons toutefois expérimenté la FI à l’Assemblée pendant plusieurs mois, et elle a passé de nombreux tests haut la main. Elle est arrivée là où elle est grâce à la NUPES (donc déjà grâce à une alliance avec le PS), en gardant sa ligne sans jamais se déshonorer quand elle siégeait. Nul ne sait par avance si cette attitude sera respectée de nouveau ; mais la trahison n’ayant pas encore eu lieu, nous devons risquer la confiance et la réitérer aussi longtemps que le pacte est respecté. La FI sait mieux que quiconque aujourd’hui ce que lui couterait en particulier une trahison des quartiers. L’investiture du symbole fort qu’est Amal Bentounsi est un gage qu’il faut savoir apprécier à sa juste valeur.

4/ On aura la FI qu’on mérite

Je le répète : la FI est à l’image du mouvement social qui est certes bouillonnant en France (ce que nos voisins européens nous envient) mais qui reste dispersé et surtout n’est pas engagé dans une rupture radicale avec le pouvoir, notamment sur la question du Frexit et de la guerre. Il continue de constituer une société civile et politique organiquement liée à l’État racial bourgeois et ne fait que défendre ses acquis sociaux. Seule une minorité est claire sur la rupture. Par exemple, le point le plus décisif de la période est l’absence de mouvement anti-guerre (hormis sur la Palestine, mais de manière conjoncturelle puisqu’un génocide a lieu et que la mobilisation a davantage un ressort émotif que clairement politique). De nombreux chefs d’États européens préparent leurs états-majors à une troisième guerre mondiale, dont les centres névralgiques sont l’Ukraine, la mer de Chine et la Palestine ; sans que l’opinion publique européenne ne s’en émeuve plus que ça. Or, la guerre, avec les fascismes, sont les dangers les plus imminents de la période. On ne pourra donc pas reprocher à la FI de céder sur ce plan-là si la mobilisation populaire n’est pas au rendez-vous. Les forces syndicales, associatives et politiques doivent dans un avenir proche assumer leur tâche de mobilisation pour la paix comme une tâche vitale et absolument prioritaire. Il en va de même pour toutes les autres questions.

Nous devons marcher sur nos deux jambes :

  • une représentation parlementaire qui soit la plus nombreuse possible. Il faut donc que la FI obtienne le maximum de sièges. C’est ainsi qu’elle gagnera en indépendance vis-à-vis du PS ;
  • une mobilisation de rue, selon les modalités de chaque secteur en lutte, à commencer par l’antiracisme. Mais aussi l’écologie, le féminisme, la défense des travailleurs et des sans-papiers, et bien sûr l’anti-impérialisme. La rue doit se penser de manière stratégique. Chaque secteur doit venir renforcer l’autre. Il faut réaliser l’unité dans la séparation.

5/ Avoir le souffle long et garder la tête froide

Tout progrès dans la radicalisation à gauche et de l’antiracisme provoquera la panique de l’État profond et des marchés financiers. La création du Nouveau Front Populaire (alors que nous savons qu’il ne porte pas un véritable programme de rupture) a déjà produit ses effets sur la bourse. Le pôle bourgeois n’hésitera pas à faire le choix du fascisme, comme il n’hésitera pas à pilonner toutes les politiques sociales et économiques, même d’une gauche molle ; cela en utilisant simplement le levier des taux d’intérêts à la hausse. Nous avons donc devant nous soit l’option fasciste, soit l’option de la déstabilisation, si un rééquilibrage antilibéral et antiraciste devait avoir lieu. Nous sommes collectivement pris dans une spirale infernale, inquiétante et lourde de menaces. Ce qui ne signifie pas que tout est perdu. Pour traverser les tempêtes, il faudra garder la tête froide et marcher groupés. Et ce au moins jusqu’aux prochaines présidentielles.

C’est pourquoi il faut soutenir, temporairement, le Nouveau Front Populaire.

Houria Bouteldja

Faire bloc contre les sionistes de gauche

Intervention d’Houria Bouteldja au meeting juif international, « Faire bloc », du 30 mars 2024 (Paris)1

Depuis quelques années on voit se former une certaine convergence entre des milieux de gauche ou d’extrême gauche avec des milieux sionistes qui se réclament de la gauche, voire de l’extrême gauche (laquelle ? nous l’ignorons) et pire qui se disent décoloniaux. Cela permet à ces derniers de trouver un espace « safe », loin des islamo-gauchistes propalestiniens, mais cela permet également à la réaction d’avoir de nouveaux relais qui ne sont ni de droite ni d’extrême-droite. En France, ces groupes s’appellent Raar, JJR, et plus récemment Golem. Leurs figures : Memphis Krickberg, Jonas Pardo et plus récemment, même si on peut le regretter, Arié Alimi. Attention : il ne faut pas surestimer ce phénomène, qui est loin d’être un mouvement de masse et qui se limite surtout à un travail idéologique. Mais, le nombre importe peu. C’est plutôt la diffusion de ces idées qui est inquiétante et surtout la complaisance avec laquelle ils sont accueillis notamment dans un média comme Médiapart. Mediapart a en effet fait un partenariat avec les JJR pour avoir des formations sur l’antisémitisme. La plupart de ces sionistes de gauche couvrent leur idéologie en utilisant l’expression « d’antisémitisme systémique », sans que l’on sache jamais ce qui se trouve derrière cette expression. Que ces personnes n’aient pas réellement d’analyse de l’antisémitisme et de ses liens avec le capitalisme, ne devrait pas nous inquiéter plus que cela. Le véritable problème est qu’ils associent l’antisémitisme et l’antisionisme sans aucun recul critique. Ainsi, dans un entretien sur la chaine Akadem TV, Memphis Krickeberg – qui fait une thèse de doctorat sur l’antisémitisme à gauche – dit que l’antisionisme est un antisémitisme en ce qu’il refuse aux Juifs le droit à un Etat. Tout d’abord, pour quelqu’un qui entend lutter contre l’antisémitisme, il est très étonnant de partir du même postulat que toute une frange de l’antisémitisme européen : les Juifs n’auraient pas d’État. Pourtant, loin de les considérer comme « errant », nous les décoloniaux, les antiracistes politiques, les antiimpérialistes nous les considérons bien comme des citoyens et certainement pas comme des apatrides. Les Juifs ont un État. Les Juifs français sont des Français, les Juifs allemands sont des Allemands, les Juifs tunisiens sont des Tunisiens et les juifs palestiniens sont palestiniens. En revanche, ce qui constitue à la fois  un scandale moral et un défi historique c’est de reconnaître à des Juifs polonais ou étasuniens un quelconque droit à revendiquer l’existence d’un Etat en Palestine. C’est justement l’une des caractéristiques de l’idéologie sioniste (qu’elle partage avec l’antisémitisme) que de vouloir uniformiser les différentes populations juives. Comme l’écrit le romancier Ghassan Kanafani, dans son étude sur la littérature sioniste, l’objectif du sionisme était de faire des Juifs un peuple homogène, alors qu’il n’existait aucune unicité géographique, civilisationnelle, économique, culturelle ou politique jusqu’alors. Krickeberg, tout comme Jonas Prado, reprennent pourtant l’idée, ancrée de longue date, du Juif errant, sans Etat, ni pays, lorsqu’ils accusent les antisionistes de vouloir dénier le droit aux Juifs à avoir un État. Justement, la lutte contre le sionisme et l’antisémitisme est également une lutte pour que les Juifs soient reconnus comme étant pleinement français, anglais, belges ou marocains. etc. La lutte contre l’antisémitisme signifie également lutter pour que les Juifs soient reconnus et traités comme des citoyens dans leur pays. Pour cela il faut passer par une rupture du pacte racial qui unit les classes dirigeantes avec la société blanche. Mais pour en arriver là, il faut encore reconnaître que la France est un Etat racial et ça c’est déjà un combat en soi.

Les défenseurs acharnés du sionisme ignorent toutes les traditions réellement émancipatrices du judaïsme pour n’en garder que la caricature proposée par le sionisme. Car en plus du crime (de sang) contre les Palestiniens, le sionisme commet également un crime « culturel » contre le judaïsme en effaçant son histoire et sa culture (un bon exemple en est la disparition du Yiddish qui était, auparavant, une langue vivante). L’homme israélien ne pouvait naître à la modernité occidentale dont il est l’un des derniers avatars qu’avec la destruction du yiddishland par le nazisme européen.

Cette confusion entre antisionisme et antisémitisme, constamment alimentée par la droite et ses relais (qui se présentent comme « de gauche »), participe non seulement à la légitimation d’une entreprise coloniale et raciste en Palestine, mais affaiblit également la lutte contre l’antisémitisme réel. Ainsi, le « Réseau d’Action contre l’Antisémitisme et tous les Racismes » (RAAR), dans lequel Krickeberg s’investit, publiait un tweet soutenant les révoltes féministes en Iran, au motif que ce pays serait la « menace n°1 pour Israël » (tweet rapidement effacé par ses auteurs). Même dans son soutien à des luttes dans les pays du Sud, la « sécurité d’Israël » semble primer sur les luttes en question. De plus, il s’agit d’un argument étonnant de la part d’un groupe qui prétend subir sans cesse l’injonction d’avoir à se positionner sur Israël. Qu’un réseau se disant lutter contre l’antisémitisme et « tous les racismes » soutienne Israël est plus que révélateur. Visiblement la ségrégation raciale que subissent les Palestiniens ne s’inscrit pas dans « tous les racismes ».

Pour conclure, nous pourrions dire que le problème n’est pas que ce genre de position existe. Après tout, la gauche a toujours compté des figures soutenant des politiques racistes ou coloniales. Ce qui nous inquiète davantage est l’acceptation de plus en plus grande de ces positions chez certains militants ou intellectuels de gauche. Rappelons-le ici : débattre des théories marxistes de la valeur est une chose, mégoter son soutien à la lutte palestinienne voire soutenir le colonialisme en est une autre. On peut bien sûr avoir des désaccords, mais il doit également exister des lignes rouges. L’offensive des sionistes de gauche dans l’extrême gauche a un seul objectif. Intimider et faire plier les derniers bastions politiques qui soutiennent la Palestine, refusent de se soumettre au chantage à l’antisémitisme et qui continuent de faire vivre une certaine idée de l’internationalisme. Ce qui est insupportable pour eux c’est que tout le champ politique français ne se soit pas encore soumis à la bonne conscience sioniste. Ce qui est insupportable pour eux c’est que finalement, il n’y a pas assez d’antisémitisme dans le mouvement pro palestinien. Depuis le 7 octobre, des dizaines, voire des centaines de manifestations contre le génocide et en soutien à la résistance palestinienne ont lieu et s’il y a un grand absent de ces mobilisations, c’est bien l’antisémitisme. Pourquoi ? le travail politique a été fait. Il a été fait par des générations de militants. Ce travail c’est celui qui a consisté à politiser la question, former l’opinion et la jeunesse et qui a su pendant de longues années et sans relâche faire la distinction entre juif et sioniste. Contrairement à celles et ceux qui à gauche se complaisent dans une certaine jouissance de la défaite, qui fuient les milieux des quartiers et de la banlieues suspects à leurs yeux de représenter le nouvel antisémitisme, les militants décoloniaux ont su à la fois entrer en empathie avec ces jeunesse avide de justice en Palestine et en même temps ont compris qu’elle pouvait céder aux sirènes du discours démagogique, antisémite et simpliste à la Soral. Aujourd’hui, je le dis non sans fierté et en toute connaissance de cause, c’est dans le milieu pro palestinien organisé que les Juifs sont non seulement le plus en sécurité mais aussi où ils sont les mieux accueillis car dans le milieu antisioniste ce qui compte c’est l’identité politique des gens qui rejoignent la lutte. Ce travail de politisation de l’antisionisme doit se poursuivre car contrairement à ce que prétendent ces sionistes de gauche, c’est bien lui qui fait reculer l’antisémitisme. Le seul lieu que je connaisse qui développe l’antisémitisme c’est d’une part l’Etat français par son soutien à Israël et son philosémitisme paternaliste ainsi que l’extrême droite. C’est à dire, ceux là même qui ont, soit disant, organisé une manifestation contre l’antisémitisme le 12 novembre 2023 et qui était dans les fait une manifestation islamophobe, anti-palestinienne mais aussi antisémite à cause de ce lien organique auquel elle souscrit entre Israël et Juifs.  Rappelons nous que le collectif Golem s’est créé à ce moment là et que son premier acte a été de reprocher à la FI et aux antiracistes de ne pas s’y joindre.  Je répète, leur premier action publique a été de reprocher à des antiracistes de ne pas se joindre à des racistes. Je vous laisse méditer sur cette situation surréaliste que seule la France de Macron est capable de créer.

Je finis en vous proposant de renverser la citation de Fanon qui disait en s’adressant aux colonisés : « Lorsqu’on parle des Juifs, tendez l’oreille, on parle de vous ». Aujourd’hui, il faut dire : Juifs, lorsqu’on parle des Noirs et des Musulmans, tendez l’oreille, on parle de vous ». C’est pourquoi je m’associe à l’appel d’Amal Bentounsi et de Yessa Belkhodja, pour une marche contre l’islamophobie et la protection de tous les enfants, le 21 avril prochain.

Houria Bouteldja

  1. Vidéo de l’intervention ici : https://www.youtube.com/watch?v=pxs4B0rEF2s&t=1s
    ↩︎