Messages par QGDecolonial

Islamophobie à la française ou le retour de la ségrégation raciale

Le pire n’est jamais sûr. Après 8 ans de macronisme, déjà jalonnés de nombreuses saillies violemment islamophobes, voici donc que le gouvernement franchit un nouveau seuil en direction du fascisme en nous présentant un rapport « explosif » sur « l’entrisme frériste ». En plein génocide gazaoui, et alors que le Premier ministre lui-même est secoué par l’affaire Bétharram, ce rapport intervient comme un contre-feu très opportun permettant au pouvoir et à son excroissance médiatique de focaliser l’attention sur le seul véritable ennemi de la nation : « l’islamisme ».

En 2020, le discours des Mureaux avait introduit la notion de « séparatisme islamiste » dans le débat public, accusant donc une part non clairement définie de la communauté musulmane de chercher à vivre à l’écart de la société et selon ses propres normes (islamiques, donc), voici donc que l’Etat change radicalement de braquet en pointant, cette fois-ci, le comportement exactement inverse. Désormais, les musulmans « radicaux » sont accusés de chercher à dévoyer la République de l’intérieur, en avançant masqués en direction de la charia. Associations sportives, médias, services publics, collectivités locales, partis politiques : rien ne semble résister à la subversion islamiste, et les musulmans extrémisés semblent décidément plus proches du pouvoir qu’ils ne l’ont jamais été.

Trop à l’écart, trop intégrés, les musulmans apparaissent donc de plus en plus pour ce qu’ils sont : des indésirables par principe, vis-à-vis desquels une présomption de culpabilité est de mise. Toutefois, si elle atteint une acuité et une agressivité sans précédent sous le Président « ni de droite ni de gauche », la construction méthodique de l’ennemi intérieur musulman est le fruit d’un long travail de sape politique, associé à un matraquage médiatique ahurissant.

Ce qui se dessine sous nos yeux à présent, c’est une véritable ségrégation d’Etat, entendue comme la somme des dispositifs juridiques, politiques, administratifs et symboliques mis en œuvre par la France gouvernementale pour organiser la stigmatisation et l’infériorisation de la communauté musulmane.

Systémique et structurée, cette ségrégation repose évidemment sur des lois, mais pas que. Pratiques policières et judiciaires, discours officiels, mécanismes de légitimation idéologique, c’est un véritable arsenal qui est déployé pour instituer l’ordre social islamophobe, le plus souvent sous couvert de neutralité républicaine, de sécurité nationale et de laïcité. Ici, nous nous proposons d’en faire l’analyse politique.

Que dit ce rapport sur « l’entrisme frériste » ? Commandé par Gérald Darmanin au printemps 2024, il a été rédigé par un préfet et un ex-ambassadeur avec les contributions des services de renseignement et de diplomates. On y rencontre des concepts, jadis brandis par des figures médiatiques ou des intellectuels organiques, que l’Etat reprend désormais officiellement à son compte : la France serait confrontée aux fléaux de « l’islamisme municipal », de la « politique par le bas », et du « risque frériste » dans une vingtaine de départements. Un peu plus de 10% des mosquées du pays seraient concernées par ce problème, pour un noyau dur de 400 à 1000 personnes particulièrement radicalisées. Un écosystème frériste est également identifié, qui s’appuie sur les écoles privées musulmanes (un peu plus d’une vingtaine), des commerces communautaires, ou encore des associations caritatives.

Ces chiffres, aussi impressionnants qu’imprécis, ne sont pas le fruit d’une analyse rigoureuse et du recensement de preuves irréfutables. Le rapport fonctionne globalement sur la base de la suspicion d’entrisme, sans être en capacité de fournir le moindre élément solide à l’appui de la thèse d’un projet global de prise de promotion de l’idéologie des Frères musulmans. Aucun positionnement clair n’est pointé du doigt, et la méthode retenue consiste essentiellement à « lancer l’alerte », sans laisser d’espace à la contradiction, y compris par des experts du sujet. Disons-le tout net : la pseudo-scientificité de ce document est patente, qui rend par définition la contre-argumentation malaisée … en l’absence d’un récit argumentatif rigoureux !

Le document manipule également l’amalgame à l’envi, en associant des structures qui n’ont pourtant rien à voir les unes avec les autres à cet effort d’immixtion frériste dans les affaires du pays. En témoigne par exemple l’évocation d’associations explicitement religieuses à des organisations politiques antiracistes qui n’ont pourtant aucune vocation ni propos à caractère cultuel, ou encore à des structures des défense des droits et de lutte contre les discriminations. Un gloubi-boulga indigeste que l’on pensait réservé aux éditos de Marianne et du Point, mais qui prend désormais la forme du discours officiel.

L’entrisme frériste est l’acmé d’un long cheminement que l’ont peut faire remonter a minima au texte qui a fait basculer définitivement la France dans la névrose islamophobe, à savoir la loi de 2004 sur le port du voile dans les établissements scolaires. Dans la foulée des attentats du 11 Septembre qui ont fait entrer l’Occident dans l’ère du choc des civilisations, la lutte contre l’islam(isme) s’est installée au sommet des priorités politiques, toutes forces politiques confondues. Dans le cas particulier de la France, elle a pris la forme de la « défense de la laïcité », faux-nez de celles et ceux qui sont déterminés à en découdre avec les musulmans et à faire en disparaître toute trace dans l’espace public, au nom d’un anticléricalisme totalement dévoyé (à gauche) ou de la préservation de prétendues racines judéo-chrétiennes (à droite), avec à chaque fois la volonté affichée de promouvoir une certaine civilisation occidentale foncièrement étrangère au paradigme musulman. La loi de 2004 a fait l’objet d’un consensus quasi-total de la commission Stasi qui l’a produite, et de l’Assemblée nationale de l’époque. Tous laïques !

Ce tournant législatif majeur, dont la principale conséquence a été de mettre les jeunes filles musulmanes (mais aussi juives ou sikhs) à l’écart de l’école publique, a été le point de départ d’une prolifération de lois, décrets, arrêtés, circulaires, qui ont tous eu pour finalité de resserrer l’étau autour de la communauté musulmane. La liste est proprement vertigineuse, on en propose un rapide aperçu :

– 2010 : loi contre le port du niqab (voile intégral) dans l’espace public

– 2012 : circulaire interdisant les mères voilées en sortie scolaire

– 2013 : introduction de la laïcité à l’école, outil de surveillance de la religiosité au nom de la « neutralité » laïque

– 2016 : plusieurs arrêtés municipaux anti-burkini

– 2017 : loi de Sécurité Intérieure et de Lutte contre le Terrorisme (SILT), permettant les fermetures administratives de lieux de culte, les assignations à résidence ou encore la surveillance électronique sans validation judiciaire.

– 2021 : loi séparatisme, utilisée comme outil de contrôle de la communauté musulmane et de ses associations, ses lieux de culte, et même de l’éducation à domicile

– 2023 : circulaire d’interdiction des abayas à l’école

– 2023 : validation par le Conseil d’Etat de l’interdiction du voile dans les compétitions sportives

Ces dernières années, nous avons ainsi été témoins des nombreuses dissolutions administratives d’associations musulmanes comme BarakaCity ou le CCIF, au nom de leur proximité idéologique avec l’islamisme. Ces dissolutions sont allées de pair avec les perquisitions abusives, la fermeture temporaire ou définitive de lieux de culte, l’expulsion d’imams étrangers jugés gênants ou encore la surveillance policière d’établissements scolaires, pour certains privés de contrat d’association avec l’Etat sans motif valable (Lycée Averroès de Lille).

On le voit : la dynamique ségrégationniste engagée avec le texte de 2004 est potentiellement infinie, à tel point que les forces de droite extrémisée n’hésitent plus à brandir le projet d’une interdiction du voile dans l’espace public en général.

Evidemment l’Etat intégral ségrégationniste marche sur ses deux jambes et la détermination législative, policière et judiciaire du pouvoir est soutenue avec vigueur par l’appareil médiatique, lui-même sous tutelle de la grande bourgeoisie y compris dans sa variante « service public ». On a donc vu depuis une quinzaine d’années l’essentiel des quotidiens nationaux et des principales chaînes de télévision s’engager dans une croisade sans merci contre « l’islamisme », en jetant de l’huile en abondance sur le feu lorsqu’une opportunité se présentait. La fabrication médiatique de l’ennemi musulman est un pilier essentiel de l’ordre ségrégationniste contemporain. Cette fabrication repose sur une double dynamique : d’une part, la répétition obsessionnelle de figures menaçantes (la femme voilée, le barbu, le salafiste, la tâche de prière sur le front), et d’autre part, la mise en lumière récurrente de « signes de radicalisation » – qui relèvent en réalité le plus souvent d’une pratique religieuse simplement orthodoxe. L’effet recherché est clair : rendre suspecte toute manifestation visible de l’islam, jusqu’à son expression la plus banale.

Cette croisade islamophobe trouve ses hérauts attitrés, promus par les rédactions en chef et les plateaux TV : Finkielkraut, Fourest, Sophia Aram, Mila, Bouvet, Praud… Une élite médiatique dont l’unique expertise semble être la haine obsessionnelle de l’islam et l’appel permanent à sa disparition. Comment oublier les propos d’Yves Thréard affirmant : « Je déteste la religion musulmane », ou encore le fameux « antisémitisme couscous » brandi pour désigner une solidarité arabe jugée trop voyante ? Ces saillies, loin d’être marginales, forment un substrat culturel quotidien que les chaînes d’information en continu distillent sans relâche, tout comme la presse écrite – du Figaro à Libération.

C’est dans ce climat que se sont imposés les thèmes de l’islamo-gauchisme et de l’indigénisme, deux avatars conceptuels du complot de l’intérieur. Là où les années 30 désignaient le « judéo-bolchévique », le pouvoir contemporain brandit la menace d’une alliance entre les « barbus » et les « wokes ». L’enjeu est le même : produire une figure fantasmatique de l’ennemi total, à la fois subversif, étranger, fanatique, et traître à la patrie. Et ce n’est pas un hasard si les relais de cette rhétorique sont à la fois dans les cabinets ministériels et dans les rédactions : c’est bien une dialectique entre pouvoir et médias qui organise l’agenda islamophobe, selon une règle simple : c’est l’émotion publique suscitée par les médias qui prépare le terrain aux lois liberticides, aux circulaires absurdes, aux dissolutions politiques.

Cette dynamique s’est déchaînée de manière spectaculaire depuis le 7 octobre. La parole pro-palestinienne a été d’emblée criminalisée, assimilée à une complicité avec le Hamas, voire avec le terrorisme. La question palestinienne, pourtant ancrée dans une histoire de colonisation, d’occupation militaire, de nettoyage ethnique et de résistance, est désormais réduite à un conflit religieux entre Israéliens démocratiques et islamistes fanatiques. Cette grille de lecture civilisationnelle permet de souder un « nous » européen, blanc, judéo-chrétien, contre un « eux » barbare, fanatique, musulman. Elle justifie l’alignement total sur l’État israélien, présenté comme un bastion de la modernité au cœur d’un Moyen-Orient archaïque.

Dans ce contexte, les militants politiques, notamment musulmans, qui ont pris la parole depuis le 7 octobre ont fait l’objet de mesures de représailles graves : convocations policières, pertes de postes, diffamations publiques, poursuites judiciaires. Dans le même temps, les manifestations de soutien à Gaza ont été systématiquement interdites ou encadrées de manière dissuasive. Le keffieh a même été désigné comme « signe religieux » par la police dans certaines circonstances ! Toute expression de solidarité avec la Palestine est désormais suspecte, dès lors qu’elle émane d’un sujet musulman, dans un mécanisme typique de la criminalisation de la parole autonome musulmane.

Ce traitement à géométrie variable tranche avec le soutien massif et inconditionnel apporté à l’Ukraine. Là, aucune ambiguïté : les réfugiés sont accueillis à bras ouverts, la résistance est glorifiée, et les pertes civiles suscitent l’émotion médiatique et politique. Le double standard est criant, et s’explique par des critères de proximité ethnique, culturelle, et religieuse. C’est aussi cela, la ségrégation d’État.

Cette ségrégation se manifeste également dans l’accès au logement, à l’emploi, à l’école. Les enfants des quartiers populaires – majoritairement issus de l’immigration musulmane postcoloniale – sont surexposés à l’échec scolaire, à la relégation dans les voies professionnelles les moins choisies, à la surdisciplinarisation. La carte scolaire, l’urbanisme ségrégatif, le marché du travail discriminatoire, l’accès inégal au soin, tout cela concourt à faire du sujet musulman un citoyen de seconde zone. Cette relégation systémique s’inscrit dans une longue continuité historique : celle de la domination coloniale, fondée sur l’infériorisation de l’indigène musulman. L’islamophobie française puise dans la même matrice que le code de l’indigénat, que la déclaration de l’inassimilabilité de l’Arabe, que la déshumanisation du colonisé.

Le tableau est saisissant. Mais quelle est la finalité de ce processus d’exclusion progressive de la communauté musulmane ? En nous appuyant sur l’exemple italien et la gestion du prolétariat palestinien en Cisjordanie, on entrevoit déjà la silhouette d’un avenir que nombre de gouvernements européens s’apprêtent à adopter : un État qui, sous couvert d’universalisme et de lutte contre le « terrorisme », dresse un mur légal et social entre musulmans et non-musulmans. En Italie, Giorgia Meloni, élue sur un programme farouchement anti-migrants, a dû, face aux besoins économiques, régulariser des centaines de milliers de travailleurs étrangers : un compromis cynique où l’on promet une citoyenneté “de papiers” à ceux qu’on vilipende en discours. En Cisjordanie, l’apartheid se déploie sans fard : population arabe soumise à des checkpoints, à l’humiliation quotidienne, à l’interdiction de circuler, maintenue dans un statut de prolétariat hyper-contrôlé.

Cette double expérience nous révèle le mécanisme à l’œuvre : quand l’islamophobie devient doctrine d’État, elle se pare d’un vernis de sécurité nationale pour produire une caste de travailleurs dociles — étrangers ou nationaux — dont on a besoin pour soutenir une économie vieillissante. D’un côté, la haine viscérale des « barbus » et « voilées » ; de l’autre, l’exploitation froide d’une main-d’œuvre corvéable. Entre ces deux pôles, un nouvel apartheid se profile : non plus fondé seulement sur la couleur de peau ou le lieu de naissance, mais sur l’appartenance religieuse (avérée ou présumée) et le contrôle idéologique.

La ségrégation ne se contentera bientôt plus d’accumuler lois liberticides et discours haineux : elle s’immiscera dans chacun de nos gestes du quotidien. Bientôt, une personne identifiée comme musulmane sera contrainte de donner des gages de “désislamisation” pour réaliser le moindre geste de la vie quotidienne : travailler, sortir dans la rue, inscrire son enfant à l’école, demander une subvention, créer une association ou une entreprise, pratiquer un sport ou accompagner une sortie scolaire. Elle aura beau donner le change et sans cesse faire montre de sa « neutralité » : le soupçon pesera quoi qu’il arrive, la rendant perpétuellement suspecte. Entravés dans chaque dimension de leur vie sociale, harcelés jour après jour par la justice, la police et l’administration, ces « musulmans présumés » risquent de se voir définitivement relégués au rang de citoyens de seconde zone.

Dès lors, le véritable enjeu est clair : face à cet apartheid renaissant, l’urgence est d’abord de bâtir un pôle politique musulman autonome, structuré et offensif, capable non seulement de résister mais de porter des ripostes concrètes aux attaques islamophobes. Ce collectif devra incarner une force de proposition et de défense, organiser les luttes, soutenir les victimes et inverser le rapport de force. D’autre part, toute organisation de gauche de rupture digne de ce nom doit intégrer la lutte contre l’islamophobie comme le cœur de son combat : comprendre que c’est la pierre angulaire du projet de société de la bourgeoisie et de ses relais médiatiques, l’outil premier pour diviser, exclure et exploiter. Faire de cette lutte une priorité stratégique, c’est renforcer l’alliance avec toutes les forces opprimées, remettre en cause les logiques de haine d’État et construire ensemble un front solidaire et égalitaire. Le choix est posé : amour révolutionnaire ou barbarie.

 

Yazid Arifi

Le bête et le souterrain : la « zoopoétique » à l’épreuve de la Palestine

Alors que la pensée du « vivant » s’est imposée comme un horizon éthique dans les sciences humaines, qu’en est-il de ceux que cette éthique oublie — ou exclut ? À travers une analyse des travaux d’Anne Simon, figure de la « zoopoétique », et de son article sur le 7-Octobre publié dans la revue K en février 2024, ce texte interroge les angles morts d’un discours humaniste qui entend accorder aux bêtes un droit de cité tout en consentant au déclassement les Palestiniens hors de l’espace politique. Entre mythes bibliques, représentations animales et cartographie morale du « conflit » israélo-palestinien, il s’agit ici de faire le procès d’une pensée du tri — une pensée qui, sous couvert d’élargir le champ du politique, reconduit l’exclusion des indésirables. 

 

Dans un article intitulé « Creuser la terre, creuser la langue. Zoopoétique de la vermine »[1], Anne Simon, directrice de recherche en littérature au Centre national de la recherche scientifique français (CNRS), considère que « [v]ers, cafards, larves, fourmis, rongeurs et autres vermines » ont souvent, sous la plume des écrivains, infiltré l’ordre du sensible. La littérature ferait fi de la hiérarchie évolutionniste et des critères esthétiques ; elle les subvertit même. Les écrivains ne distingueraient pas les bêtes dignes d’amour de celles que l’on écrase sous la semelle, asperge de poison, enfume dans leurs nids.

Les bêtes que l’on bombarde, vise entre les yeux, brûle vives, affame et mitraille dans des traquenards. Les bêtes que l’on explose avec leurs sacs de farine sur le dos tandis que leurs petits crèvent de faim et de soif.

« Le peuple souterrain s’avère principiellement, pour les humains, un peuple politique […]. », écrit Simon. Les nuisibles, considérés comme des « peuples », offriraient à l’humanité l’opportunité d’un « avenir » plus respirable. L’altérité animale est alors le principal vis-à-vis d’une humanité avec laquelle cette dernière devrait apprendre à partager le territoire, en la faisant d’abord monter à bord du langage et de l’imaginaire. La littérature laisserait ainsi entrer les nuisibles dans l’espace de la représentation avec un droit de cité. La marge parle dans l’agora et au cœur des humains. Les égouts régurgitent leurs lois. Pour la chercheuse, la vermine « débordante » oblige à la négociation, au politique.

Anne Simon, autrice d’Une bête entre les lignes (Wildproject, 2021) est spécialiste de « zoopoétique », un champ de recherche qui étudie les représentations de l’animalité en littérature et les liens entre humains et non-humains à transformer dans le cadre d’une éthique environnementale. On peut constater que chez elle — comme chez nombre de rhéteurs de la pensée dite du « vivant[2] » —, l’humanité s’entend, à la fois, comme espèce et comme valeur. Le genre humain est défini par ce qui fait le caractère humain et en creux : par son opposé, l’inhumain. Or, l’idée même d’humanité ne va pas de soi. En zoopoétique comme ailleurs, elle est paramétrée par une centralité épistémique occidentalo-universaliste : celle d’un sujet intellectuel qui se conçoit comme méridien moral du monde. Est humain, donc, ce qui ressemble à soi, se comporte comme soi. L’extension du domaine du politique aux non-humains ne se fait pas sans anthropomorphisme, que ce soit de manière assumée ou inconsciente (c’est en effet un biais cognitif) : concéder aux bêtes et à la vermine des propriétés que le cartésianisme pensait exclusives à l’humain (la morale, donc, et surtout l’intellect, l’émotion, la sociabilité, etc.). Cette ouverture est féconde et bienvenue. Mais ce type de post-humanisme s’ancre dans un humanisme abstrait, qui se pense en lévitation dans le monde idéel et idéal alors que c’est un cerf-volant attaché au nombril du monde : l’Occident. C’est chose connue que l’universitaire français de base décentre sa pensée comme d’autres font le tour de France sur un vélo stationnaire. Mais cet achoppement serait inoffensif si la conception que l’on se fait de cette humanité-que-toute-l’humanité-aurait-en-commun ne portait pas en elle une condition implicite : l’altérité doit réussir l’examen du miroir moral avant d’entrer dans la clairière du vivant. En zoopoétique comme dans le vivant, cette reconnaissance est accordée aux bêtes par décret. Celles-ci sont tolérées avec tous leurs instincts en tant que bêtes — la condition, c’est justement, qu’elles restent ainsi (et surtout fictionnelles). Or, ce filtre de reconnaissance moral est en soi un barème d’exclusion. L’humanité en tant que système moral n’est plus le propre des humains, mais elle envisage, par opposition, que d’autres soient plus susceptibles de se retrouver dans le sale. Dans la souillure, pour reprendre un terme récurrent chez Simon.

 

L’apparition des créatures souterraines nous fait osciller entre cauchemar et émerveillement. En outre, l’organicité́ extrême tout comme l’étrangeté de ces bestioles qui vivent sur nos territoires et investissent notre polis sans que nous puissions entrer en relation avec elles […] engendrent de facto une relation politique qui engage quel type d’hospitalité on souhaite ou non mettre en œuvre.

 

Le « nous » est celui d’une humanité totale rapportée à la conception moderne, occidentale, d’une vie collective organisée par l’activité citoyenne. La « polis » des cités-États antiques se transpose dans l’État-nation moderne, souverain en ses frontières, socialement et culturellement cohérent, filtrant l’altérité et phagocytant ses intrus. Dans la pensée de Simon, l’espace citoyen aurait comme altérité une nature tenue en joue mais exigeant « hospitalité ». Hospitalité inconditionnelle, ressassait Derrida, au sujet des exilés néanmoins — tout en militant pour la dignité légale de l’animal, notamment dans son séminaire La bête et le souverain[3]. Simon déplace ainsi la frontière de l’étranger à l’animal, mais que devient ce tiers-exclu humain ? Où s’en va-t-il ? Dans quel sous-sol fait-il peuple ? Quelle diplomatie, quelle politique reste-t-il aux humains surnuméraires, sans droit de cité ?

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Pour mesurer les effets concrets de cette pensée zoopoétique, de la théorie au réel, il peut être opportun de l’analyser dans la transparence de l’article « Pogrom, Déluge et Arche »[4] publié le 28 février 2024 dans la revue K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle[5] et où Anne Simon revient sur le 7-Octobre. Nous verrons en quoi le traitement de la question palestinienne trace une cartographie différentielle de l’altérité humaine et non humaine dans un espace politique réputé légitime.

Pour rappel : 1 219 morts israéliennes le 7 octobre 2023 ; 100 000 Palestiniens génocidés depuis[6] — 30 000 au moment où Anne Simon fait paraître son article, il y a un an et demi. Pourtant, aucune mention de la riposte d’Israël sur Gaza. Le 7-Octobre révoque tout autour de lui. Enroulé sur sa douleur, le texte de Simon se bouche les oreilles face aux chiffres. D’une étanchéité tenace, il postule une fin de non-recevoir. Ni symétrie ni disproportion : une hiérarchie de principe. 30 000 femmes hommes enfants vieillards sont compressés sous les lignes. Entre chaque mot se creuse l’effacement des fosses communes et des corps d’enfants élagués comme des arbres. La douleur d’Anne Simon est totale. Elle ne s’oblige de rien, et c’est franchement admirable[7]. Quelle force. Longtemps, il a fallu aux dénonciateurs des crimes israéliens se fendre de quelques lignes, en introduction, bardées de superlatifs (atroce abominable épouvantable), pour qualifier le 7-Octobre, avant d’en arriver à l’objet du texte : le génocide. Certes sincère, la condamnation de l’attentat n’en était pas moins performative. Anne Simon ne réciproque pas la courbette et elle a raison. Elle en a absolument le droit. Elle a même tous les droits dans ce « pays doté d’une armée nationale », sur ce « sol israélien internationalement reconnu ». Sa douleur est souveraine dans un pays souverain. Anne Simon a donc toute légitimité de hisser un mur de douleur entre l’espace national et cet « extérieur » venu faire « intrusion » le 7 octobre, un « extérieur » néantisé dès le lendemain. 30 000 morts ne comptent pas. Ne se comptent pas : des nuisibles.

C’est lui, le peuple souterrain, interdit de polis. Dans la rhétorique simonienne, les mots « extérieur » et « intrusion » ont de quoi confirmer l’accusation d’apartheid, portée par Amnesty International à l’encontre d’Israël depuis 2022[8] ; rappelons que cet « extérieur » est maintenu sous blocus, contrôle et surveillance. Placés vis-à-vis des termes « pays » et « armée nationale », « extérieur » et « intrusion » déploient donc une symétrie tronquée entre Israël et la Palestine : les mots choisis échouent à inscrire les deux entités dans un rapport de forces équitable. Ce sombre « extérieur », hors-frontières, hors les murs mais sous tour de contrôle, n’est pas un « pays » et n’a rien de « nationa[l| ». Son « sol », lui, n’est pas reconnu par la communauté internationale (les puissances complices, historiquement et fondamentalement coloniales) : il ne lui appartient pas. Par ailleurs, le nom « Palestine » ne désigne sous la plume de la penseuse que la terre à laquelle le « juif errant » (figure antisémite, à l’origine) était censé « retour[ner] » deux millénaires plus tard : une patrie juive pour l’éternité, irrévocablement israélienne. Gaza, quant à elle, est nommée zéro fois. En bas à gauche de la carte, Israël est mordu d’ombre. Une brisure de Palestine piquée dans le pied. La négation de la Palestine, infusée dans les mots de notre spécialiste du langage, garantit et protège l’exceptionnalité de l’État sioniste.

Le peuple souterrain, porté par ses tunnels et coupable pour cela, semble gésir dans le hors-champ de la cartographie simonienne du vivant pour avoir comme tort d’être exilé de la polis et du droit. Encagé dehors. Par comparaison, la vermine animale a le droit, voire l’injonction instinctive de déborder sur l’espace citoyen. Par une généreuse extension du propre de l’humain, elle peut même être promue sujet politique. Absurde, oui, d’établir un tel parallèle entre ces deux peuples de nuisibles ontologiquement séparés. Mais Anne Simon est une chercheuse sérieuse, elle mérite donc d’être lue scrupuleusement. Son article dans la revue K est censé s’inscrire dans une pensée cohérente sur une éthique générale du vivant. À moins qu’elle admette que tout ceci n’est que littérature ; que ses thèses sur la zoopoétique s’étant effondrées sous le coup de l’« anhistoricité affective » où l’a plongée le 7-Octobre — suspendant, au passage la perspective d’une « action politique » (avec laquelle la « tâche critique » devra « renouer » « le plus rapidement possible », mais on suppose qu’elle laisse cela à d’autres) —, en fait que ce qu’elle prêchait jusque-là sur le savoir politique d’une littérature, c’était juste pour rire… Anne Simon devrait être la première à trouver ridicule de concéder à des animaux ce dont on spolie certains humains : le droit d’aspirer à une dignité politique au sein du vivant. Et à leur territoire.

Mais peut-être la dichotomie entre les plus-qu’animaux, d’un côté, et, de l’autre, les moins-qu’humains s’articule autour d’un verrou cognitif puissant : l’orientalisme.

 

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L’orientalisme est un processus d’altérisation (othering) qui manufacture l’Autre, infériorisé, comme l’exact négatif d’un soi en tout point supérieur. Sur le dos de l’Autre, se dresse le soi national et racial. Selon l’essayiste Naomi Klein (Plan B pour la planète, Actes Sud, 2019), relectrice d’Edward Said, la population orientalisée est, dans le contexte de la colonisation sioniste, dépossédée de tout ce qui est susceptible de la constituer comme un ensemble de sujets politiques, à savoir, entre autres, la possibilité pour ces derniers de disposer de leur territoire. L’orientalisme apparaît alors comme le socle d’un projet capitaliste environnemental continu : depuis le déplacement de 750 000 personnes et le massacre de 28 000 villageois en 1947-48, jusqu’au contrôle et à l’exploitation des ressources naturelles (agricoles, aquatiques et énergétiques) — c’est entre autres ce qu’établit Andreas Malm dans Pour la Palestine comme pour la terre (La Fabrique, 2025). Empêchés dans les relations qui tressent leur existence (relations chères à la zoopoétique), les Palestiniens sont déclassés du politique, de la subjectivité et de la dignité. Ce faisant, ils sont parqués dans une ellipse spatiotemporelle, territoriale, politique, ellipse perfectionnée en Gaza sous scellés et qui, depuis le 7-Octobre, les met en instance de mort.

Celui qui n’a ni territoire, ni subjectivité, ni destin ou avenir, c’est, dans la rationalité occidentale, l’animal. Ce raisonnement devrait m’amener à suggérer que le sionisme considère les Palestiniens comme des animaux, mais ce serait trop simple. « Nous combattons des animaux humains », a tonné Yoav Gallant, ministre de la Défense israélienne, le 9 octobre 2023[9]. Des « animaux humains » : le curseur n’est plus entre humain et animal mais entre humain et sous-humain — des souvenirs remontent[10]. L’enjeu est moral, civilisationnel et, à l’heure de l’urgence climatique, il recalibre la distribution des coupons d’humanité autant que la carte du monde.

Comment orientaliser les Palestiniens ?

Il faut d’abord que le 7-Octobre soit un attentat strictement antisémite : le qualifier de « pogrom ». L’« enquête » d’Anne Simon n’a pas pour objectif, dit-elle, de « chercher si l’événement du 7 octobre 2023 relève d’un pogrom aux sens historique, socio-culturel ou juridique […] » (« pogrom » n’est guère codifié en tant que catégorie du droit), néanmoins la formule « pogrom du 7 octobre » apparaît cinq fois dans le texte. L’appellation est consacrée par prétérition. Or, parce que non applicable au contexte israélo-palestinien, cette qualification est rejetée par des spécialistes, notamment pro-israéliens tels que le politiste Ilan Greilsammer[11] et l’historien Tal Bruttmann[12]. Enfin et surtout, le recadrage autour de l’antisémitisme invalide la portée anticolonialiste et décrédibilise la cause palestinienne en tant que telle, et ce, dans un espace géopolitique où la Shoah est le cauchemar du dominant reporté sur le dominé : le problème juif a été greffé par l’Europe coloniale dans le ventre des Arabes.

Il faut aussi que tous les Palestiniens soient de filiation antisémite : mentionner alors cette nouvelle-née, en Cisjordanie, prénommée Toufan al-Aqsa par ses parents (« Déluge d’al-Aqsa »), du nom de l’opération du 7-Octobre. Insister pour « contrer » le fait qu’une attaque réputée antisémite dénomme « l’identité palestinienne ». Faire mine de se soucier de cette dernière et la repêcher de la haine qui l’innerve et la condamne. « [I]l faudra que les Palestiniens récusent la présence du Hamas et de ses otages, tous petits compris, parmi leurs propres enfants » : rejeter la responsabilité de l’avenir de la Palestine et de l’impunité d’Israël sur le dos des Palestiniens, complices si silencieux, lobotomisés si adhérents, coupables de toute façon, dès l’enfance. Exiger d’un couple exilé et bafoué sur sa propre terre, au camp de Balata, à Naplouse, où il a enfanté, qu’il ne rêve pas de déluge, mais d’amour et à genoux, une joue tendue vers la dépossession et l’autre vers la disparition.

Il faut en fait que tout le monde arabe soit antisémite : évoquer « la singularité fragile de l’État d’Israël au sein du Moyen-Orient », singularité religieuse et démographique dans un océan arabe et musulman, donc antisémite. Fragile : ladite singularité n’est donc pas celle d’un ethno-État doté d’une diaspora puissante, perfusé d’armes, d’argent et d’impérialisme euro-américains, muni d’une armée et de services secrets hors-la-loi, État auprès duquel l’Égypte, la Syrie, la Jordanie et des factions libanaises ont démembré la Palestine et/ou massacré les Palestiniens, État qui a fini par normaliser avec six pays arabes dont certains constituent de grandes puissances militaires. Les frontières d’Israël sont désormais différées dans une région neutralisée, jusqu’en Libye, comme l’a prouvé récemment le camouflet infligé au convoi Al-Soumoud par l’administration orientale de Haftar. Quid la Tunisie ? Là-bas, peuple et gouvernement sont antisémites : 1) rappeler qu’il y a eu un attentat contre la synagogue de la Ghriba le 10 mai 2023, à Djerba, 2) dire que le président tunisien l’a appelé « opération », bien avant l’« opération Déluge d’Al-Aqsa », un « emploi neutre et factuel », « volontairement flo[u] », « orientant la perception de l’événement », mais vers quoi ? Sans doute vers la carrière de détective (ou d’humoriste) qu’Anne Simon a manifestement ratée.

Et puis, forcément, il faut que l’attentat soit strictement religieux : dans la mesure où l’opération, par son nom, fait référence au Déluge, un épisode évoqué à la fois dans la Bible et le Coran, elle « se revendiqu[e] radicalement religieuse », faisant que « l’appellation ne peut être rapportée à une lutte anti-colonialiste ». Verdict. Sans autre forme de procès. La toile de fond est manifeste : il s’agit de l’apriori séculier qui sépare la religion du politique. Or, en aucun cas le sécularisme ne définit la religion comme opposée à la politique. Au contraire, son existence est bien la preuve que l’un est miscible dans l’autre, voire qu’ils sont consubstantiels : le sécularisme est une centrifugeuse qui fait surnager le politique à la surface d’un religieux abyssal, refoulé. Surtout, il impose un bras-de-fer civilisationnel avec ce qu’il considère comme étant incompatible avec la modernité, en particulier l’islam, à jamais archaïque.

Par ailleurs, en déclarant le 7-Octobre comme strictement islamique, c’est-à-dire antisémite, Simon ne disqualifie pas uniquement la dimension anticolonialiste de l’événement : par ricochet, elle délégitime l’anticolonialisme tout court. Immunité pour Israël ; celui-ci est blanchi contre l’accusation de colonialisme. Face à cela, la cause palestinienne tout entière est frappée d’anathème. L’occupé, incarcéré au procès de l’occupant, est doublement coupable : d’islam et d’insoumission. Pour la Palestine, c’est l’ordalie : condamnée si elle lute, morte si elle se résigne, or elle s’obstine à refuser d’être cette victime parfaite dont parle l’écrivain et militant Mohamed El-Kurd[13]. Pas d’échappatoire possible au royaume de l’orientalisme. Les Musulmans sont désavoués par cette violence aveugle qui fait d’eux des ennemis de la vie lorsqu’ils se vengent sur cette jeunesse « qui dans[e] » et sur « la population pacifique des kibbutzim ». Simon parle, en l’occurrence, des colonies implantées dans l’« enveloppe de Gaza » (qu’elle ne nomme pas ainsi), zone tampon, bouclier qui enserre la bande avec sa population sous verrou, population dont Israël contrôle l’existence ainsi que les ressources, ses nappes phréatiques au premier chef.

 

*

 

L’islam est surtout le repoussoir du sionisme. Mais Simon prend une précaution :

 

Mon propos sur la dimension islamiste du pogrom du 7 octobre 2023 serait en retour indécent sans rappeler qu’une interprétation illégitime du judaïsme a été mobilisée pour justifier l’emprise coloniale en Cisjordanie, et que les massacres ont été instrumentalisés pour justifier, au nom du « Grand Israël », des mises à mort iniques de Palestiniens ou de violentes expulsions de Bédouins hors de leurs foyers.

 

Constatons que cet effort de rééquilibrage ne retire aucun point au permis de tuer des Forces de défense israéliennes. Par exemple, l’« interprétation illégitime du judaïsme a été mobilisée » à la forme impersonnelle, passive et sans acteur, cette même force impersonnelle qui rétorque à l’attentat par des euphémismes : « mises à mort iniques » (30 000 au moment où Simon commet son analyse). En dénonçant la dimension religieuse de « l’opération Déluge d’al-Aqsa » qui invoque un épisode commun aux cosmogonies monothéistes, Anne Simon fait oublier que l’État sioniste s’est forgé, dans le feu et le sang des Palestiniens, sur la base d’une métalepse religieuse : la Terre promise transposée du mythe à la géopolitique. Elle fait oublier que, très souvent, Tsahal nomme ses opérations militaires en référence à des événements figurant dans la Torah, et ce, dès l’année même de la création de l’État, en 1948, avec l’opération Nachshon (Jérusalem/Al-Quds) et Lot (Néguev) ; puis, l’opération Pillar of Cloud (Gaza, 2012) ; l’opération Arrow of Bashan (Syrie, 2024) ; et très récemment, Gideon’s Chariot (Gaza, mai 2025) et Rising Lion (Iran, juin 2025). Omettant que le vocable militaire d’« opération » est régulièrement usé par Tsahal, Anne Simon ne s’empêche pas l’extrapolation pour lire l’opération Déluge d’al-Aqsa comme une intervention médicale : le Hamas aurait procédé à une « chirurgie attentatoire au corps même de la jeunesse israélienne, envisagé comme ‘‘malade’’ » et à un « démembrement effectif du corps national ». Anne Simon refuse que le Hamas se hisse à la hauteur de son ennemi et le tutoyer par le mythe et les armes. Deux poids, deux mesures : elle entérine l’exceptionnalité de l’État d’Israël en projetant sur l’islamité de la lutte décoloniale exactement le même modus operandi religieux de l’entité sioniste.

Réactivant un imaginaire gorgé d’orientalisme, la chercheuse inverse le soi dans l’Autre et prouve que la judéité fondamentale de l’État dit juif est compatible avec le sécularisme. En fait, la sécularisation de l’ethno-État, en ce qu’elle drape d’invisibilité, de progressisme, de technologie et de blanchité son suprémacisme racial et religieux, est l’excroissance de l’impérialisme occidental en terre arabe. L’altérisation de l’islam et son rejet hors de la civilisation font des Palestiniens, ainsi que de tous les peuples de la région, les antagonistes dans le reflet desquels se lave le sionisme. Lui qui, dès 1948, a commis le déluge primordial en submergeant la terre de Palestine pour la nettoyer des trois quarts de ses gens, de son nom, de ses villages, de sa toponymie, de sa mémoire, et qui aujourd’hui décape Gaza et noie son peuple de sècheresse. Pour Netanyahou et Smotrich, ministre des Finances, les Gazaouis sont le peuple d’Amalek, l’archétype biblique de l’ennemi absolu des Juifs[14].

L’islam, crachoir du sionisme. La séculière Anne Simon est aussi professeure de croyance ; elle est de ceux qui distinguent le vrai islam du faux islam, le propre du « souillé ».

 

[L]e Déluge, effacement radical opéré par la divinité sur un monde en proie à une inversion totale des valeurs, est cette fois assumé par des humains annexant à leur projet de mort une religion, l’Islam, et le nom d’un Dieu, invoqué dans les hurlements. Ce faisant, ils ont souillé l’une et l’autre.

 

Le procédé est certifié et homologué par le bureau de communication de l’universalisme laïcard : opposer un islam « modéré », en l’occurrence vrai, propre, à un islam radical, sanguinaire, fait barrage à l’accusation d’islamophobie. Autre gage d’immunité : tokéniser des Arabes qui stipulent que les soldats du Hamas « assassinent » l’islam : l’essayiste Abdennour Bidar, l’écrivaine Dominique Eddé et le diplomate et auteur Elias Sanbar — un essentialiste et deux non musulmans. Mais le tri et le micro tendu aux indigènes ne servent pas qu’à montrer patte blanche ; Anne Simon organise l’altérité. Cela implique que tout Musulman qui n’obtempérerait pas à l’injonction de condamner le Hamas — injonction qui est suspicion de non-innocence, présomption de traitrise —, en fait, tout Musulman ne se prononçant pas sur cette double violation, et de l’islam et de l’espace sacré Israël, s’enfarge dans la souillure antisémite.

Depuis une supposée neutralité laïque souveraine, hors d’atteinte, la séculière Anne Simon dicte la sentence qui retourne l’islam contre ceux qui y mènent leur existence par foi ou par culture. À l’aune de l’exception sioniste, l’accusation de mauvais Musulman se tourne en procès en antisémitisme.

 

*

 

La dichotomie entre le bien et le mal, la pureté et la souillure, structure chez Anne Simon un raisonnement binaire, par ailleurs visible dans ses travaux zoopoétiques. Elle éclaire une répartition morale du politique et de ses marges. J’ai montré plus haut en quoi cette axiologie, distribuant les lignes de l’humanité à partir d’une centralité humaniste et universaliste située, est lestée d’ethnocentrisme. Les catégories du bon et du mauvais, du pur et de l’impur, sont assignées à partir d’un soi invisible qui projette sa morale sur le monde sensible, dans une dynamique narcissique de captation. Le vivant, dès lors, est ordonné par une logique de semblable-à-semblable, travestie en une écologie de l’attention et de l’hospitalité.

Militant pour une cohabitation politique avec le reste du vivant, en particulier les animaux, Anne Simon réactive, dans ses travaux en zoopoétique, le mythe de l’Arche de Noé pour en produire la vision, prometteuse en soi, d’un bestiaire à même de résister à la fin du monde et de peupler d’avance un avenir indubitablement dévasté sur le plan environnemental. Mais dans l’article paru dans K, le mythe de l’Arche est réinvesti historiquement : il devient symbole du refuge juif, culminant dans l’utopie du « pays-arche » qu’incarnerait Israël.

Le choc que provoque chez Simon le débordement du mythe, mêlé de sang, dans le réel du 7-Octobre est compréhensible : il s’agit là d’un trope qu’elle a profondément étudié, intériorisé, disséminé dans ses écrits, et qui résonne désormais de la manière la plus crue dans un présent que le sionisme avait sanctuarisé. Or, l’analyse qu’elle propose de l’actualisation du mythe est focalisée sur une exégèse hébraïque qui l’essentialise, sans aucun rapport avec le soubassement religieux, islamique, ayant potentiellement constitué la matrice spirituelle de l’offensive. En effet, dans la tradition juive, le Déluge est ordonné par Yahvé pour effacer la corruption sur terre, l’« inversion totale des valeurs » comme dit la chercheuse, et sauver les « purs » restés sous Son ordre, dont Sem et sa femme, futurs ancêtres des Juifs. Mais en islam, le mythe, déjà présent dans les récits mésopotamiens, est reconfiguré à partir des tensions tribales de La Mecque, au moment de la révélation du Coran : la terre est en effet submergée pour effacer l’idolâtrie. Même si la vision du Hamas s’appuie sur un socle cosmogonique à visée eschatologique, l’appellation « Déluge d’al-Aqsa » n’est pas plus symbolique que les innombrables opérations israéliennes puisant dans le répertoire biblique.

C’est ici qu’Anne Simon manque son objet. En projetant sur l’événement une lecture extrapolative du mythe, elle en vient à formuler l’aveu qui sous-tend tout son propos : si Israël est le pays-arche des Juifs, alors les Palestiniens, spoliés de leur terre par un nettoyage ethnique au moment même où, sauvée des eaux, cette arche accostait, ne sont pas les bienvenus à bord.

Dans La persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009), Joseph A. Massad rappelle comment des intellectuels tels que Levinas et Derrida revendiquaient plus ou moins que leur philosophie de l’altérité s’en fiche du sort des Palestiniens. Qu’elle contourne ces derniers comme on dévie d’une bête écrasée sur la route. Levinas considérait que le Palestinien est l’Autre « injuste », un « ennemi », car « [i]l y a des gens qui ont tort » ; pour Derrida, la guerre entre Palestiniens et Israéliens était religieuse et eschatologique, notamment autour de Jérusalem/Al-Quds, donc non coloniale. Le manichéisme moral de l’un et la dépolitisation partisane de l’autre consistent, écrit Massad, à « nous distraire du présent colonial où réside le ‘‘conflit’’ et où il s’effectue, et à éviter toute la question de la justice pour les Palestiniens ».

La Palestine, recrachée du politique, siphonnée hors de l’humanité et de l’histoire par la démission philosophique, justifie que soient reconduites des logiques d’exception et d’exclusion dans des pensées humanistes ou post-humanistes. Échouant à l’épreuve du réel, le vivant dont parle Anne Simon est filtré par une morale aux grillages invisibles, décidant alors de ceux auxquels il élargit la compassion — bêtes, vermine et autres marginalités post-humaines — et de ces autres qui demeurent la négation de soi. Ainsi, dès lors que l’Arche est érigée en vaisseau-patrie des purs, on comprend comment le paradigme moral, inscrit au cœur de l’humanisme séculier, contribue à forclore les Palestiniens de la communauté du vivant. Car, contrairement à ce qu’affirme Anne Simon, le vivant n’est pas politique : il est implacablement moral. Intégrer les animaux à la polis humaine n’est pas un effort de justice, mais le résultat d’un recalibrage du monde où, à mesure que la frontière de l’altérité se déplace, le surplus humain, défectueux, disqualifié par le cahier des charges zoopoétique, est jeté par-dessus bord. Entre le « ‘‘reste’’ vital » postbiblique, composé d’Israéliens et d’animaux, et les restes putrides des Palestiniens, le vivant simonien reconduit un conservatisme moral inhérent à l’universalisme sécularisé en tant que suprémacisme racial et civilisationnel

Dans cette ancienne-nouvelle cartographie du monde, le vivant est celui qui trie à quai — pour les nuisibles humains, le Déluge.

 

 

Khalil Khalsi

 

[1] Simon, Anne.  « Creuser la terre, creuser la langue : Zoopoétique de la vermine ». Communications, 2019/2 n°105, 2019. p.221-234. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-communications-2019-2-page-221?lang=fr.

[2] Le « vivant » est un champ de pensée et de création artistique, mais aux contours flous, qui s’est institué en France dans le sillage de l’écologie profonde et de l’écocritique. Parmi les grandes figures qui le constituent en sciences humaines, on peut citer Bruno Latour, Philippe Descola, Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Nastassja Martin, Marielle Macé, Frédérique Aït-Touati, Lucie Taïeb, Alessandro Pignocchi, etc.

[3] Édité en livre par Galilée en 2010.

[4] https://k-larevue.com/pogrom-deluge-et-arche/

[5] Magazine en ligne soutenu par, entre autres, le Ministère français de la culture, et porté, dans son équipe de direction et de rédaction, par des membres de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). L’orientation des articles dévoile une complaisance envers la propagande israélienne : négation du caractère génocidaire de la guerre israélienne sur Gaza, critique caricaturale de l’antisionisme et justification de l’offensive israélienne contre l’Iran en juin 2025.

[6] Selon le quotidien israélien Haaretz (https://www.haaretz.com/israel-news/2025-06-26/ty-article-magazine/.highlight/100-000-dead-what-we-know-about-gazas-true-death-toll/00000197-ad6b-d6b3-abf7-edfbb1e20000). Pour The Lancet, le chiffre de 186 000 aurait été atteint en juillet 2024 : Khatib, Rasha et al.. “Counting the dead in Gaza: difficult but essential”. The Lancet, n˚10449, vol. 404, 2024, p. 237-238. https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)01169-3/fulltext

[7] À peine évoque-t-elle « les berceaux-arches qui ont explosé avec les maisons-boucliers des tunnels ».

[8] https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2022/02/israels-system-of-apartheid/

[9] https://www.courrierinternational.com/article/lexique-ces-mots-qui-faconnent-par-leur-brutalite-la-perception-des-palestiniens-en-israel_230685

[10] https://silogora.org/des-animaux-humains/

[11] https://www.telerama.fr/debats-reportages/dans-les-kibboutz-le-hamas-est-venu-massacrer-des-israeliens-favorables-a-la-cause-palestinienne-7017580.php

[12] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/29/tal-bruttmann-historien-le-hamas-a-concu-en-amont-une-politique-de-terreur-visuelle-destinee-a-etre-diffusee-dans-le-monde-entier_6202898_3232.html

[13] Mohamed El-Kurd, Perfect Victims: and the Politics of Appeal, Haymarket Books, 2025.

[14] https://www.abc.net.au/news/2024-01-31/biblical-story-amalek-south-africa-icj-genocide-case-israel/103403552

Gramsci contre Gramsci : nation, subalternité, internationalisme

Intervention de Pierre-Aurélien Delabre à Historical Materialism 2025, atelier : « Patriotisme internationaliste ou régression nationaliste ? »

 

Préambule. Gramsci dans tous ses états

Nous allons tenter de démontrer ici, de façon nécessairement incomplète, que Gramsci, malgré la profondeur de ses analyses historiques, qu’elle s’exerce sur le temps long de l’histoire ou en situation, demeure confiné dans une certaine conception libérale-progressiste de l’histoire. Est-ce à dire, dans une perspective à la fois marxiste et décolonial, qu’il ne serait rien possible d’en faire ? Je ne le crois pas. D’autant que nous verrons qu’une part de cet héritage mérite d’être conservée : celle ayant trait à la question nationale. Mais cela implique conjointement de réviser en profondeur au moins deux aspects théoriques de sa méthode : sa conception de l’histoire en tant qu’inféodée au progrès et sa conception du langage de l’opprimé. Une telle révision me semble nécessaire à la consolidation théorique de l’hypothèse d’une nation décoloniale.

1. Gramsci et la critique du progrès

  1. Gramsci et l’héritage libéral-progressiste

Quelques années à peine après son arrivée à Turin, Gramsci se rallie au mouvement ouvrier internationaliste et à une culture théorique explicitement marxiste-léniniste. Il hérite cependant d’une conception libérale-progressiste de l’histoire, par l’intermédiaire de la tradition libérale italienne et de Benedetto Croce en particulier. Et quand il s’en prend (notamment dans le Cahier 10) à la critique libérale que Croce opère du marxisme, il ne le fera jamais au nom d’un marxisme appauvri, positiviste et antidialectique, mais au nom d’un marxisme ayant intégré deux aspects de la critique crocienne à sa méthode : 1) l’importance du rôle de la culture (au sein de la société en général, et du mouvement ouvrier en particulier) ; 2) l’importance de la patrie en tant que médiation concrète permettant à un peuple de s’unir pour conquérir sa liberté. Ajoutons, à propos du dernier point, que la nation, au sens de Croce est irréductible à la race ou même au territoire, qu’elle revêt une dimension éminemment spirituelle, qu’elle est, en d’autres termes, l’expression de l’âme et de la volonté d’un peuple.

Notons tout de suite qu’il est remarquable que Gramsci, en tant que marxiste et en tant qu’internationaliste, en tant que représentant également d’un prolétariat national européen, fasse appel à une telle conception de la nation, et il est encore plus remarquable, à contrecourant de l’extrême gauche française contemporaine, qu’il ne pense jamais que la nation porte en germe ni le nationalisme réactionnaire ni le fascisme, mais qu’ils en sont l’un et l’autre soit une distorsion soit une négation.

La question nationale est donc au cœur des perspectives stratégiques de Gramsci. Seulement, voilà : il pense que la Révolution française aurait réalisé en 1789 ce que l’Italie du Risorgimento (1871) ne serait pas parvenue à réaliser, à savoir l’unité culturelle et politique de la nation. Bien sûr, son analyse ne repose pas sur une conception mécanique de l’Histoire : il fait donc droit à la contingence de ses destins possibles et contradictoires en tant que produits des luttes. Mais c’est ce qui le conduit à souhaiter pour l’Italie une culture national-populaire en tant que ciment d’un peuple-nation en capacité de se constituer comme sujet d’une révolution active. Une culture nationale-populaire que n’a pas permis de faire naître le Risorgimento pour des raisons profondes et conjoncturelles sur lesquelles n’avons pas le temps de revenir ici.

La culture national-populaire permet de réaliser l’unité culturelle du prolétariat dans un cadre national rendant possible l’autoconscience d’un peuple-nation en tant que sujet politique et souverain (ici, contre la conception crocienne de la révolution passive, il fait appel au modèle jacobin d’une révolution active). En l’absence d’une telle culture nationale-populaire, et donc d’un peuple-nation qui en serait le sujet-collectif, le fascisme semble avoir une voie tracée pour agréger des affects et des intérêts individuels, une telle agrégation contribuant à désagréger plus profondément tout sentiment d’appartenance nationale en tant que fondé sur l’idée d’une puissance collective agissante.

C’est ainsi que la nation, en tant qu’elle permet à un peuple de se reconnaître et de s’unir, permet de combattre des formes nationales vides livrées à tous les opportunismes, qu’ils soient populistes, nationalistes ou fascistes. Cette part de l’héritage libéral-progressiste de Gramsci, qui s’inscrit dans une perspective politique pragmatique, nous croyons bon de la préserver.

  1. En situation : tourner le dos à l’Histoire

Si tout n’est pas à jeter de cet héritage libéral-progressiste — pensons à la question nationale que nous venons d’introduire — il est pourtant indéniable que c’est aussi cet héritage qui conduit Gramsci à penser l’histoire du point de vue du progrès, et donc du point de vue de l’impérialisme blanc. Sur le papier, disons. Car, en situation, Gramsci a des intuitions politiques d’une valeur considérable, des intuitions et des positionnements conjoncturels qui portent en eux-mêmes un arrachement à la conception libérale-progressiste de l’histoire telle qu’elle apparaît également le plus souvent au sein du marxisme occidental (notons ici que Labriola, le principal introducteur du marxisme en Italie, a par exemple soutenu la colonisation en Érythrée).

Plus concrètement, à travers les deux interventions que nous allons brièvement évoquer ici, nous allons voir que Gramsci ne se contente pas seulement de penser contre lui-même et son héritage libéral-progressiste, mais qu’il œuvre bien contre les angles morts théoriciste, étapiste et/ou ouvriériste du marxisme européen de son temps.

— « La révolution contre Le Capital » (1917). À rebours du marxisme étapiste qui postule la nécessité d’une révolution bourgeoise comme préalable politique et économique d’une révolution prolétarienne, Gramsci se positionne en faveur de la révolution en Russie. Mais ce n’est pas tout : contrairement à Bordiga, qui estime que la révolution russe est le pur produit de conditions matérielles, et se contente pour penser cela d’appliquer à la réalité historique ce qu’il considère comme étant une vérité théorique inébranlable, Gramsci pense que la révolution bolchevik ne saurait s’expliquer seulement par des conditions matérielles, mais qu’elle est également mue par une idéologie nationale spécifique. Ce qui motive alors Gramsci, c’est le primat de la réalité historique sur toute idée préconçue à la fois du processus révolutionnaire et de la classe qui s’en ferait l’agent, réalité historique conçue dialectiquement comme résultat à la fois des conditions historiques et de l’action des sujets qui en sont les agents passifs-actifs.

— « La question méridionale » (1926). Le grand mérite de Gramsci fut avant tout ici d’identifier, dans les conditions spécifiques de l’Italie de son temps, ce qui constitue le principal obstacle à un processus d’hégémonisation nationale-populaire de la classe ouvrière italienne, à savoir la fracture économique et culturelle opposant le Nord et le Sud de l’Italie. L’inégal développement de l’industrie nationale, ainsi que l’absence d’une culture nationale-populaire, en sont, selon lui, les causes principales.

Dans un cas comme dans l’autre, la clairvoyance de Gramsci atteste de sa conception du marxisme en tant que méthode toujours ajustée à une situation historique spécifique, et non en tant que bloc théorique invariant inféodé le plus souvent à une conception homogène et vide de l’histoire. De telles intuitions attestent également de son intérêt profond pour la spécificité des contextes au sein desquels l’histoire se déploie et le rôle des composantes culturelles et idéologiques qui la meuvent.

Pour autant, sa conception matérialiste de l’histoire demeure bien inféodée à une croyance dans le Progrès — le « développement en soi » comme l’appellera plus tard Pasolini — qui l’empêche de faire un pas supplémentaire vers un matérialisme historique ayant opéré un décentrement nécessaire à son identification à des formes politiques et culturelles non hégémoniques. Que sa conception encore occidentalo-centrée de l’histoire et des processus historiques le conduise, nous allons le voir, à minorer l’importance des langues subalternes, nous semble confirmer que Gramsci, malgré ses intuitions géniales et la justesse de sa conception du marxisme, ne s’arrache aucunement à l’« histoire des vainqueurs » (Walter Benjamin).

2. Gramsci et le langage de l’opprimé

  1. Langue subalterne : entre vision du monde et folklore

Si la question du langage est primordiale dans l’œuvre reconstituée de Gramsci (il abandonna ses études initiées en linguistique, et l’ultime cahier de prison esquisse en ce sens un programme qui ne verra jamais le jour), c’est notamment parce qu’il estimait que la langue nationale constitue une médiation dérivée de la médiation nation en mesure de permettre à la classe ouvrière d’exercer sa direction sur le mouvement réel tout en obtenant le consentement des autres composantes du prolétariat italien, et notamment de la « masse amorphe » (sic) de la paysannerie du Sud.

Son pragmatisme ne peut manquer d’observer lucidement la situation italienne : si l’Italie est démunie d’une culture nationale-populaire, elle est pourtant pleine de ses cultures régionales, dialectales, notamment dans le Sud qui subit depuis le Risorgimento un déclin social sous les effets d’un inégal développement de l’industrie nationale. Mais parce que Gramsci n’a pas un rapport qui serait exclusivement théorique au Sud (il a grandi à la frontière de la Barbagia, en Sardaigne, l’une des régions les plus pauvres d’Italie), il a beau découvrir en arrivant à Turin et la classe ouvrière organisée et la philosophie de la praxis qui place la classe ouvrière au cœur de son projet transformateur, il a conscience que rien ne se fera sans le Sud, et donc par conséquent sans une conscience nationale en capacité d’unir les ouvriers du Nord aux paysans du Sud.

Pour autant, et précisément car il connait le Sud, il a également le désir de le voir survivre, se transformer, se développer. À ce titre, il commet une critique très dure du folklore sudiste. En d’autres termes, il refuse d’idéaliser les formes sociales spécifiques du Sud et s’efforce de penser leur intégration à la nation italienne dans le cadre d’un projet socialiste. Sur le papier, et pour le dire de façon un peu provocante, le Gramsci des postcolonial studies est donc un mythe.

S’il est possible de faire quelque chose de Gramsci en un sens décolonial (que je distingue de l’usage libéral et académique des postcolonial studies), cela implique de purger tout ce qui demeure d’héritage libéral-progressiste dans sa perception des formes de vie subalternes. Allons plus loin : une nation décoloniale, si tant est que nous soyons en mesure d’en assumer le projet et la réalisation en cette partie du monde, nécessite de reconsidérer la spécificité et la positivité de formes sociales infranationales. Car si nous reconnaissons comme juste sa critique du folklore en tant que réification culturaliste de formes sociales spécifiques, sa conception libérale-progressiste de l’histoire le conduit bien à minorer l’importance de formes sociales non inféodées au « développement en soi », bref à la culture bourgeoise et plus généralement au progressisme blanc.

  1. Pasolini, lecteur de Gramsci

L’interprétation pasolinienne de Gramsci pourrait ici nous aider à reconsidérer ces formes sociales spécifiques comme des formes de résistance porteuses en elles-mêmes et par elles-mêmes d’une spécificité et d’une positivité. Très concrètement, c’est ce qui nous permettrait de faire droit aux revendications régionalistes ou minoritaires dans le cadre d’une perspective nationale. Plus généralement, cela nous interdirait de confondre la nation comme un facteur d’homogénéisation culturelle et de désamorcer ainsi le caractère assimilateur des formes de vie subalternes au nom d’un quelconque principe civilisateur et/ou intégrationniste.

Ce qui se maintient d’héritage libéral-progressiste dans la pensée de Gramsci, c’est précisément le refus d’attribuer une positivité culturelle et partant une autonomie politique à de telles formes de vie. Il est pourtant urgent, tout en ayant conscience des risques de folklorisation de ces formes sociales spécifiques, de faire droit à une telle positivité et à une telle autonomie. Au risque, insistons, de maintenir au sein du mouvement ouvrier une subalternisation des identités sudistes (dans le cas italien) et postcoloniales (France et Italie).

Ajoutons également que l’esprit des postcolonial studies, qui nous livre une lecture le plus souvent dépolitisante de Gramsci, car abstraite, c’est-à-dire séparée d’une conception de la nation étatisée en tant que champ stratégique, débouche, quant à lui, sur une neutralisation du langage de l’opprimé, sa réification et sa marchandisation sur le marché des identités.

Une lecture décoloniale de Gramsci implique donc un double refus : ni invisibilisation ni dépolitisation des formes sociales spécifiquement indigènes.

C’est en tout cas, je crois, tout l’enjeu du projet d’une nation décoloniale, celle de faire droit non seulement à la stratégie dite de l’hégémonie, en tant que « concept où se nouent les exigences à caractère national » (Cahier 6), mais à celle, en un sens benjaminien, et à sa suite butlerien, d’une politique de la traduction visant à traduire hors des coordonnées platement progressistes de la gauche blanche des formes de résistance prolétariennes infranationales afin de les unir dans un cadre culturel et politique national et au sein d’une perspective visant la conquête et le dépérissement de l’État racial intégral.

Épilogue provisoire. Vers une politique de la traduction

Au fil de ses élaborations théoriques éparses, que Gramsci ait pu tenir ensemble nation, subalternité et internationalisme n’est pas une prouesse singulière : il s’est contenté d’examiner avec rigueur les conditions historiques, sociales et politiques de son temps, depuis l’Italie et ses inégalités de développement et avec la situation plus générale du monde — sur un plan qui est donc à la fois national, infranational et supranational.

Reprendre Gramsci aujourd’hui consiste à repenser à nouveau frais une telle articulation, et à la repenser en situation, en considérant les spécificités des formes de vie infranationales, le degré d’étatisation de la nation (toujours proportionnel au niveau de domination hégémonique de la bourgeoisie nationale) et les dynamiques impérialistes actuelles.

Mais tout cela n’est pas suffisant. Reprendre Gramsci aujourd’hui, et dans le cadre d’une perspective stratégique à la fois marxiste et décoloniale, c’est le reprendre par ce que la décolonialité, en tant qu’héritage théorique et en tant que mouvement politique, fait au marxisme. J’ai volontairement choisi deux marxistes européens (Pasolini et Benjamin), un poète et un philosophe, pour montrer que la tradition marxiste, dans ce qu’elle comporte d’hérétique, porte en elle la possibilité d’une telle mutation. Mais c’est au mouvement décolonial de gagner une bataille théorique, de soumettre le marxisme à une refonte profonde de sa conception matérialiste de l’histoire et de son rapport au langage de l’opprimé.

À partir de là, et pour conclure, l’hypothèse sur laquelle débouche mon intervention est celle-ci : Gramsci s’est trompé en croyant que le faible niveau de développement en Italie d’une culture nationale-populaire la condamnait au désastre. La France, malgré sa tradition nationale, sa langue hégémonique, etc., n’était pas prémunie contre des formes fascistes de gouvernement. Non seulement car la France pétainiste, qu’on le veuille ou non, fut la France, et elle fut reconnue par une majorité de Français comme telle, mais il exista des formes de résistance antifascistes en Italie qui reposèrent sur l’organicité sociale et territoriale d’un peuple subalterne qui ne parlait pas ou mal l’italien et qui était coupé d’une culture nationale-populaire (pensons aux quatre journées durant lesquelles le peuple de Naples s’est libéré du fascisme).

Dire cela ce n’est pas choisir un modèle de développement plutôt qu’un autre, ou encore des formes de résistance antifasciste organique (aujourd’hui sur le modèle de certains centres sociaux napolitains) contre des soulèvements populaires nationaux (récemment de type Gilets jaunes) — nous avons évidemment besoin des deux, de leur complémentarité et de leur synthèse.

Comme nous avons besoin d’un autre Gramsci. Ce qui ne peut s’effectuer qu’au prix d’un certain arrachement de Gramsci à son héritage libéral-progressiste. Arrachement que nous pouvons penser depuis Gramsci lui-même et ses géniales intuitions (1917, 1926). Autrement dit : quelque chose nous invite chez Gramsci lui-même à penser Gramsci contre Gramsci, à faire droit, dans le cadre d’une perspective politique réellement révolutionnaire, à quelque chose qui pourrait infléchir le caractère libéral-progressiste d’une conception du temps historique et faire place à une idée renouvelée du sujet révolutionnaire, brisant par là même son homogénéité et refusant toute soumission culturelle et politique du Nord sur le Sud dans le cadre d’une politique nationale.

À ce titre, il nous faut considérer une politique de la traduction en vue non de la substituer à la stratégie dite de l’hégémonie mais afin de rendre cette dernière plus conséquente et plus efficace politiquement. Cette politique de la traduction, nous l’avons dit, consisterait à traduire des formes de résistance prolétarienne infranationales échappant aux coordonnées progressistes de la gauche blanche dans la langue d’une nouvelle culture nationale-populaire, des formes de résistance qui peuvent même constituer des résistances au progressisme entendu comme idéologie et conception de l’histoire des vainqueurs.

Précisons qu’une telle politique de la traduction, ici seulement esquissée, ferait un pas de côté vis-à-vis de la conception gramscienne de la traductibilité. D’une langue à l’autre, écrit Walter Benjamin à propos de la tâche du traducteur, il est nécessaire que quelque chose ne passe pas. J’ajoute que c’est cette part d’intraductibilité (disons par exemple entre le prolétariat indigène et le prolétariat blanc) qui me semble revêtir un potentiel révolutionnaire : il s’agit de donner une forme politique à cette part irréductible et inflammable, à ce quelque chose, précisément, qui ne passe pas.

Quelle est cette part irréductible ? Pour Marx et la tradition marxiste, le prolétariat est sujet de sa propre émancipation (premier postulat) et porteur d’un monde nouveau au cœur de l’ancien (second postulat). Mais ce double postulat doit être particularisé. Le prolétariat postcolonial de France et d’Italie, par exemple, est détenteur d’un patrimoine vaste, de langues, de traditions, en d’autres termes de mémoire actualisée et le plus souvent meurtrie par les ravages du capitalisme et du colonialisme.

Cette politique de la traduction naurait pas dautre vocation que de faire droit à ce quelque chose qui ne passe pas entre deux composantes du prolétariat, et qui sexplique par lhistoire toujours vive de loppression raciale (coloniale et postcoloniale) et le continuum de celle-ci en tant que structure de la modernité capitaliste en général et de l’État-nation en particulier. Si la captation de la nation par l’État contribue à entériner la division et la hiérarchisation raciale du prolétariat dans l’espace national, notre travail de traduction contribuerait modestement à défaire la matrice de la race, non en diluant le différend dans un nouvel universalisme blanc, mais précisément en reconnaissant la spécificité et la positivité de formes culturelles, politiques, esthétiques indigènes à la fois intraduisibles dans la langue de la gauche progressiste et pourtant porteuses de mondes à honorer et à défendre.

En reconnaissant ces formes auxquelles le progressisme blanc n’a pas accès, ou alors de façon seulement savante ou exotique, et en liant la reconnaissance de ces formes à une perspective nationale et populaire de transformation concrète de nos conditions matérielles d’existence, il ne serait pas complètement impossible que nous parvenions à desserrer un tant soit peu un nœud dont le 8 mai 1945 constitue, en France, un moment paroxystique. La reconnaissance d’un tel nœud, traumatique s’il en est, me semble justifier pourquoi un travail d’hégémonisation qui ne reposerait pas conjointement sur une politique de la traduction me semble voué à l’échec, ou, pire, à une nouvelle victoire en trompe-l’œil de la gauche blanche.

Reconnaître ce nœud et tenter de le défaire, c’est également porter notre regard par-delà nos frontières et dans une direction commune. À ce titre, la Palestine est une boussole. Non seulement car le prolétariat postcolonial s’identifie à ses frères et sœurs de Palestine, et qu’elle est donc au cœur d’une nouvelle solidarité prolétarienne internationale, mais parce qu’elle se doit d’être ici à la tête de notre horizon communiste et internationaliste, depuis la France et cette Europe hyperlibérale et belliciste. La Palestine est une boussole, c’est-à-dire qu’elle nous oriente dans l’époque et nous aide à articuler ancrage national et perspective internationaliste. Ou, pour le dire avec Gramsci : « [si] le développement est vers l’internationalisme, […] le point de départ est « national », et c’est depuis ce point de départ qu’il faut commencer. Mais la perspective est internationale et ne peut que l’être. » (Cahier 14).

 

Pierre-Aurélien Delabre

Révoltes de banlieue, « non » au TCE : la rencontre manquée de 2005

Cette intervention a été présentée par Wissam Bengherbi au meeting « Faire bloc, faire peuple » du 4 juin dernier et a d’abord été publiée par le site Contretemps.

 

2005, c’est l’année d’une double contestation populaire. Deux moments de rupture, deux colères, deux insurrections — mais séparées par un mur invisible. Ce double soulèvement révèle, sous des formes différentes, un même verrou stratégique : l’État racial et néolibéral, dans sa forme nationale comme dans sa déclinaison européenne. Un État qui ne se contente pas de gouverner, mais qui produit activement des hiérarchies de race et de classe, à travers le droit, l’école, la police, et désormais les institutions supranationales. Contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas un État qui « oublie » les quartiers ou les précaires, c’est un État qui les organise comme marges.

Le 29 mai, une majorité de Françaises et de Français rejette, par référendum, le Traité constitutionnel européen (TCE). C’est un refus massif et populaire, un cri contre l’Europe du marché, de la concurrence, de la casse sociale. Les ouvriers, les précaires, les chômeurs disent non à l’inscription dans le marbre du droit d’un ordre néolibéral. C’est le refus d’un traité qui constitutionnalise l’impuissance politique. C’est un refus plus global d’un ordre néolibéral élitiste, anti-démocratique et autoritaire. Ce traité visait également à verrouiller durablement l’ordre économique européen contre toute remise en cause future, y compris par les pays issus de l’ancien empire colonial ou par les mouvements sociaux portés par des héritiers de l’immigration postcoloniale.

Quelques mois plus tard, c’est une autre catégorie de la population qui entre en scène — et dans un tout autre langage. En octobre et novembre 2005, après la mort de Zyed et Bouna, poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois, les quartiers populaires se soulèvent. Trois semaines de révolte. Incendies, affrontements, nuit après nuit. Des jeunes, Noirs et Arabes, descendants des damnés de la terre, relégués dans les marges de la République, se soulèvent. C’est une révolte contre le mépris, le racisme d’État, les violences policières et l’humiliation quotidienne. Une révolte pour la dignité

Ces deux soulèvements — celui des urnes et celui de la rue — visaient, au fond, un ennemi commun. Ils nommaient, chacun à leur manière, un même système de domination : un ordre européen néolibéral, raciste et impérialiste, hérité des logiques de gestion coloniale du monde. Un ordre qui recycle aujourd’hui ces pratiques dans sa politique migratoire, ses rapports commerciaux avec le Sud global et son contrôle des marges internes. Un ordre qui détruit les droits sociaux au nom de la compétitivité, et qui gère les non-blancs par la police, les frontières et la prison.

Pourtant ces deux peuples ne se sont pas rencontrés. Au contraire. Le peuple du « non » n’a pas parlé au peuple des émeutes. La gauche sociale, alors plus profondément enfermé dans sa blanchité qu’aujourd’hui, a regardé les flammes sans comprendre. Une incompréhension qui l’a même poussé à se méfier, voir à condamner. Quant aux banlieusards, s’ils n’étaient pas en opposition au « non », ils ne se sentaient pas réellement concernés par les débats autour du TCE. Deux révoltes, un même silence.

C’est ce silence-là qu’il faut dorénavant interrompre. Car toute stratégie populaire sérieuse devra assumer une rupture non seulement avec les politiques de l’État national, mais aussi avec les institutions européennes telles qu’elles existent aujourd’hui, qui structurent et verrouillent l’ordre social actuel. Car il pèse encore sur nous. Il pèse sur les luttes d’aujourd’hui. Il pèse sur toute stratégie politique qui prétend « faire peuple » sans partir des fractures réelles du pays : fractures de classe, mais aussi de race.

Ce que nous proposons ici, ce n’est pas un retour nostalgique sur 2005. C’est un effort pour en tirer des leçons stratégiques. C’est de poser une hypothèse : et si, en 2025, les leçons des luttes populaires des dernières années, couplées à ce que nous a appris l’antiracisme politique, nous permettaient enfin de réfléchir à l’union politique de ces deux catégories pour réellement « faire peuple » ? Non pas en mettant de côté ou en gommant leurs différences, mais en les faisant dialoguer politiquement. En partant de là où ils parlent, là où ils vivent, là où ils résistent.

Nous avons eu, en 2005, deux colères. En 2025, il nous faut les penser stratégiquement. Et cette stratégie commence par un travail théorique et politique, qui doit aussi interroger le cadre institutionnel dans lequel cette jonction est rendue structurellement difficile, voire impossible : l’architecture juridique et politique de l’Union européenne elle-même, qui opère une séparation durable entre les formes de conflictualité sociale et celles issues de l’histoire coloniale. Il faut comprendre ce qu’était vraiment le TCE ; comprendre ce qu’étaient vraiment les émeutes ; comprendre pourquoi la jonction de ces deux colères a échoué — et comment rendre cette jonction possible aujourd’hui.

Les émeutes de 2005 : la révolte des damnés de l’intérieur

Si le « non » au Traité constitutionnel a été entendu — sans être respecté —, les émeutes d’octobre-novembre 2005, elles, n’ont même pas été écoutées, elles ont simplement été condamnées. À la réponse par les urnes des classes populaires blanches a succédé une réponse par le feu des quartiers populaires. Et dans les deux cas, l’État a réagi par le déni.

Clichy-sous-Bois, Aulnay, La Courneuve, Villiers-le-Bel, Toulouse, Lyon… Ce ne sont pas des zones de non-droit, des « territoires perdus de la République », bien au contraire ! Ce sont les territoires les plus contrôlés, les plus quadrillés, les plus surveillés de la République. Ces lieux ne sont pas hors du système : ils sont son envers, sa condition, les marges dans lesquelles le système expulse les corps qu’il refuse d’intégrer.

Les révoltes de 2005 ne sont pas un fait divers. Elles sont un soulèvement politique sans médiation, une insurrection sans programme, mais pas sans cause. Elles sont le cri des enfants de l’empire et à qui on a fait croire qu’ils étaient des citoyens comme les autres tout en les reléguant dans les plus basses strates de la société en les sommant de rester à leur place sans faire de bruit.

On a voulu parler de vandalisme, de haine, d’ensauvagement. Le sociologue Gérard Mauger a même relativisé le caractère politique de ces révoltes en parlant d’événement « proto-politique ». Mais qu’y a-t-il de plus politique qu’une population qui dit : « Nous ne voulons plus être gouvernés comme ça » ?

Il faut dire les choses clairement : les émeutes de 2005 étaient un moment de vérité. Une vérité politique qui s’est exprimé violemment pour se faire entendre : celle du racisme structurel, de la police comme outil de discipline raciale, des banlieues comme zones de gestion coloniale. Ce n’était pas une crise : c’était un symptôme. Le symptôme d’une crise politique dont le refus du TCE constituait l’autre versant.

Et pourtant, cette révolte n’a pas trouvé d’écho à gauche. Ni dans les partis, ni dans les syndicats, ni même dans les mobilisations contre le TCE. Cette révolte a gêné la gauche blanche. Parce que cette révolte était le fait d’arabes et de noirs.  Parce qu’elle échappait à la caricature que se faisait tout un pan de la gauche des enjeux de classe — tout en étant pleinement une lutte de classe, mais vue depuis les marges : depuis le point de vue des damnés.

Cette absence de jonction — entre le peuple du non et celui des émeutes — n’est pas qu’un malentendu. C’est le produit d’une séparation structurelle, organisée dans le droit, dans l’espace, dans l’histoire. Une séparation que les institutions européennes ont renforcée : en intégrant une partie du monde ouvrier dans une fiction de citoyenneté économique, tout en reléguant les classes populaires racisées dans une forme d’exception sécuritaire permanente.

Deux révoltes : un même adversaire

Si les deux soulèvements de 2005 n’ont pas convergé, c’est d’abord parce qu’ils n’étaient pas reconnus comme également légitimes. Le « non » au TCE a été traité comme une expression démocratique et l’expression d’une inquiétude ayant une forme de légitimité, même si elle fut ensuite contournée. Les émeutes, elles, ont été disqualifiées immédiatement : réduites à une pathologie sociale, dépolitisées, criminalisées.

Et pourtant, ces deux mouvements s’inscrivent dans une même séquence historique. Une séquence marquée par la montée en puissance d’un pouvoir économique supranational qui réduit la souveraineté populaire à un simple ornement, et par la consolidation d’un appareil de gestion raciale des marges. Deux expressions d’une même dépossession, vécue depuis des lieux différents.

La critique du TCE dénonçait l’inscription dans le droit d’un ordre économique verrouillé. Mais elle ne nommait pas les lignes de couleur et les hiérarchies héritées de l’empire. Inversement, les émeutes parlaient depuis l’expérience quotidienne de la relégation, du contrôle, de la violence d’État — mais sans parvenir à se faire entendre dans l’espace politique structuré par les catégories de la gauche classique.

Comme nous l’avons dit il y a quelque instant, l’échec de leur jonction n’est pas seulement politique, il est structurel. Il dit quelque chose du cadre dans lequel nous évoluons. Un cadre qui sépare les conflits sociaux légitimes des formes de contestation considérées comme extérieures à la démocratie. Un cadre qui hiérarchise les colères. L’Union européenne fonctionne comme un État racial au sens intégral : elle organise, au niveau supranational, la dissociation entre des formes de citoyenneté différenciées, en rendant certaines vies gouvernables, et d’autres abandonnées à la gestion policière, frontalière ou humanitaire. Elle hérite des hiérarchies coloniales tout en prétendant incarner la rationalité démocratique. Elle dépolitise les conflits économiques et invisibilise les conflits raciaux. Elle produit une citoyenneté à deux vitesses, et neutralise la possibilité même d’une synthèse politique entre les différents segments des classes populaires.

Reconnaître cela, ce n’est pas renoncer à l’idée de « faire peuple ». C’est au contraire poser les bases d’un peuple réel, construit à partir des fractures, et non contre elles. Un peuple qui ne se définit pas par sa pureté, mais par sa capacité à organiser les conflits qui le traversent. C’est cette tâche qui nous attend.

Faire peuple : conditions stratégiques

Si l’on prend au sérieux ce que 2005 a révélé, alors il faut aller plus loin que le constat. Il faut poser une question simple : que signifie aujourd’hui « faire peuple » dans un pays fracturé organisé de manière aussi raciale ? Non pas sur le mode incantatoire, mais comme une tâche stratégique. Une tâche difficile, mais incontournable.

Il ne suffit pas de constater l’existence d’injustices multiples et les dénoncer. Il faut réussir à les penser ensemble sans les dissoudre. Ce que les révoltes de 2005 nous ont appris, c’est que l’expérience de la dépossession ne se décline pas de manière uniforme. Il n’y a pas une seule forme de précarité ou d’exclusion. Il y a des vécus différents, des formes d’oppression spécifiques — mais qui, dans certaines conjonctures, peuvent converger objectivement.

La question n’est donc pas : « faut-il choisir entre classe et race ? » C’est une fausse alternative. La question est : comment construire un sujet collectif à partir d’une pluralité de conditions, en désignant des cibles communes et des objectifs politiques clairs.

Faire peuple, ce n’est pas célébrer la « diversité ». C’est organiser politiquement les contradictions internes à un bloc social dominé, pour en faire une force offensive. Cela suppose une clarté sur l’adversaire — l’ordre capitaliste tel qu’il s’exprime aujourd’hui dans les institutions économiques, juridiques et sécuritaires — mais aussi une clarté sur les rapports internes au camp populaire : rapports de méfiance, de concurrence, parfois de domination entre fractions du prolétariat. Faire peuple nécessite donc « une analyse concrète de la situation concrète », même celle de notre camp.

Cela implique donc du travail politique, au sens fort. Un travail d’analyse, d’organisation, de traduction entre des univers sociaux souvent séparés. Cela suppose des cadres où l’on ne se contente pas de dénoncer ou de s’indigner, mais où l’on produit des priorités, des alliances, des formes d’intervention coordonnées.

En ce sens, il faut reconnaître une chose : les conditions de 2025 ne sont pas celles de 2005. L’espace de la conflictualité a changé. L’atomisation sociale, la désorganisation du monde syndical, l’absorption d’une partie des milieux militants par des logiques identitaires ou moralisantes ont fragmenté davantage encore ce qui était déjà divisé. Mais cela ne signifie pas que toute stratégie de recomposition est vouée à l’échec. D’autant plus qu’il existe aussi nombre d’avancées, à commencer par la place qu’occupe maintenant la question raciale dans les organisations de gauche. En témoigne la réaction de Jean-Luc Mélenchon lors des révoltes de 2023 suite à la mort de Nahel, refusant d’en appeler au calme il préférait en appeler à la justice ! Une sortie qui tranche complètement avec le silence complice des organisations de gauche en 2005.

Le chantier reste donc ouvert. Il ne s’agit pas de tout inventer à partir de rien. Il s’agit d’identifier les points de tension, les points de bascule possibles, là où des alliances peuvent se construire sur une base de confrontation avec l’ordre existant.

Faire peuple, ici, ce ne serait pas chercher un consensus mou. Ce serait former un bloc social conflictuel, hétérogène mais organisé, capable de parler au nom de ceux qui n’ont pas de place dans le récit national, et de peser sur le terrain politique réel. Cela demande de rompre avec les réflexes défensifs. De ne pas chercher l’unité pour elle-même, mais comme une condition de la puissance collective.

2025 : Un moment décisif

Vingt ans après, ce que nous disent les révoltes de 2005 n’a rien perdu de sa force. Elles ont mis à nu deux réalités complémentaires : l’épuisement d’un projet européen construit contre les peuples, et l’impasse d’un modèle républicain incapable de reconnaître ceux qu’il continue de maintenir en marge. Ce sont deux expressions d’un même ordre — économique, politique, racial — qui a su se réorganiser malgré les crises.

Ce que 2025 exige de nous, ce n’est pas de commémorer, ni de répéter les mêmes analyses. C’est de transformer un double constat en orientation stratégique. Car la lucidité, à elle seule, ne fait pas mouvement. Il faut l’accompagner d’un projet, d’une méthode, d’un ancrage.

Cela implique de reconnaître que l’horizon stratégique ne peut être la réforme interne d’un appareil européen fondé sur l’exclusion structurelle. Toute politique populaire sérieuse devra poser, tôt ou tard, l’hypothèse d’un désencastrement de cet État racial élargi qu’est l’UE – quitte à revenir au cadre national, seul cadre dans lequel les conflits sociaux peuvent réellement s’exprimer politiquement.

Faire peuple aujourd’hui, cela veut dire construire un front, avec, à l’horizon, la capacité d’imaginer un cadre politique véritablement émancipateur — ce qui implique aussi, à terme, de poser la question de la sortie de l’Union européenne. Non pas dans une logique de repli national, mais comme condition stratégique pour permettre à un projet populaire, social et décolonial d’exister réellement. Cela suppose une composition politique, une capacité d’initiative. Cela veut dire sortir des impasses actuelles — le repli gestionnaire, la posture minoritaire, le repli moral.

 

Wissam Bengherbi et Selim Nadi (QG décolonial)

Conférence Historical Materialism : Les Soulèvements de la terre, l’AFA et Houria Bouteldja censurés par l’université Dauphine – Houria Bouteldja censurée par l’UD CGT 75

Une semaine avant la tenue du colloque marxiste, Historical Materialism, qui doit avoir lieu à l’université Dauphine (26-28 juin 2026), le comité d’organisation a reçu un mail dans lequel l’université menaçait d’interdire la rencontre si les SLT, l’AFA et Houria Bouteldja n’en étaient pas exclus. Sous la pression, les organisateurs ont décidé de délocaliser une partie du programme à la Bourse du travail de Paris. Celle-ci a bien accepté d’accueillir les séances où participaient les SLT et l’AFA mais le secrétariat de l’UD CGT Paris 75 n’a pas souhaité accueillir le panel où se trouvait Houria Bouteldja. Il n’est pas étonnant que ce soit l’antifascisme, l’écologie radicale et l’antiracisme politique qui soient visés par la direction d’une université dans la France de Macron. En revanche, au moment où les forces réactionnaires se regroupent, augurant d’un avenir des plus sombres, il est consternant, pour ne pas dire raciste, que l’antiracisme politique – et qui plus est une organisation non blanche – subisse une telle censure par l’antenne d’un syndicat qui prétend représenté une partie du mouvement social francilien.
En plus d’Houria Bouteldja, trois membres du QG décolonial devaient intervenir à HM, Yanis Sedrati, Wissam Bengherbi (plus connu sous le nom de Xelka) et Hicham Mouaniss. En solidarité avec Houria Bouteldja, figure connue et reconnue du mouvement décolonial, ils se retirent de HM.
Au QG décolonial, nous ne sommes pas des mendiants.  Nous estimons en effet qu’il serait indigne de notre part d’y participer quand l’une des nôtres est censurée alors qu’elle est invitée dans toutes les capitales où ont lieu ces rencontres, que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord.
Nous laissons le soin à HM de tirer les leçons de ce déplorable épisode et de prendre ses responsabilités à hauteur de ce que l’antiracisme décolonial  apporte à la vie politique française.
À l’heure où le fascisme gagne la France, un rappel : on ne conjure pas la catastrophe sans la voix des antiracistes et sans une solidarité intraitable avec ces derniers. Sauf à consentir à la perpétuation de l’unité du champ politique blanc…
Nota bene : les interventions des membres du QG seront filmées et diffusées sur le media Paroles d’honneur dans un programme qui sera intitulé pour l’occasion : Decolonial Materialism.

L’ennemi est à l’intérieur

Intervention d’Houria Bouteldja au meeting d’ouverture de Guerre à la guerre, bourse du travail de Bobigny, 20 juin 2025

 

Comme nous sommes ici mobilisés contre le salon des marchands d’armes, le salon des destructeurs de vies et du vivant, le salon de ceux qui rendent matériellement et technologiquement possible un génocide, je vais dire trois choses :

La première c’est que si l’antimilitarisme est crucial, essentiel pour reconstruire un front anti-guerre conséquent, il ne se suffit pas à lui-même car il pourrait vite tomber dans une logique morale. Vendre des armes ce n’est pas bien. En effet qui dirait le contraire ? Il importe donc de lui donner un contenu anti-impérialiste fort articulé à une stratégie dans un contexte et une conjoncture donnée.

Mais pour définir une stratégie, encore faut-il savoir identifier son ennemi principal. D’abord et avant tout parce que nous manquons de munitions et qu’une économie militante précaire nous oblige à prioriser nos cibles. Aussi à la question « qui est l’ennemi principal », celui de l’extérieur ou celui de l’intérieur ?, nous disons sans ambiguïté, l’ennemi est à l’intérieur. Pour nous, militants décoloniaux, cela ne fait pas l’ombre d’un doute même si cet intérieur est comme une espèce de poupée russe, c’est tout à la fois l’Occident, l’Europe et la France. L’Occident comme empire et comme civilisation, l’Europe comme vassal mais alliée organique des USA, la France comme partie de ce tout, à la fois alliée et concurrente à l’intérieur de ce tout. Si tous les Etats capitalistes du monde, sud global compris, font tous peu ou prou partir de la chaine capitaliste et qu’ils sont tous à ce titre des ennemis de leur peuple, notre priorité à nous, Français ou vivant en France, c’est de combattre notre impérialisme d’abord parce que c’est en notre nom que les classes dirigeantes françaises agissent faisant de nous leurs complices, ensuite parce que la France, bien que déclinante, fait partie du pool des impérialistes principaux, et enfin parce que le pouvoir français est à notre portée et que les luttes, que ça nous plaise ou non, se mènent plus efficacement sur le terrain national.

Cela passe par une véritable révolution culturelle. J’ai dit plus haut que l’ennemi est à l’intérieur. Or cet ennemi là c’est précisément celui qui ne cesse de détourner l’attention populaire vers le très fourbe et impitoyable ennemi de l’extérieur. A ce titre, il devient de plus en plus pénible de constater que l’orientalisme frelaté des siècles derniers continuent d’être la grammaire principale pour décrypter la géopolitique du monde. Il devient urgent de dés-exotiser les ennemis déclarés de l’Occident, qu’ils s’appellent Russie, Chine ou Iran qui contrairement au portrait qui nous en est fait obéissent à des logiques matérielles, historiques et politiques déterminées par des rapports de production, par un système inter-étatique mondial et par une géopolitique des rapports de force. Faire des acteurs iraniens, chinois, ou russes des êtres plus irrationnels et plus soumis à leurs passions et à leurs pseudo atavisme culturels que ne le sont les occidentaux est un biais idéologique dont il faut nous guérir, tout comme croire à la rationalité cartésienne des Occidentaux qui sont à ce jour les plus grands détenteurs d’armes nucléaires de la planète, les plus écocides, les plus belliqueux et les plus dangereux. Lorsque la passion islamophobe et orientaliste s’efface et que les faits prennent le pas, ce qui reste dans la séquence effrayante que nous sommes en train de vivre c’est que c’est bien Israël qui a attaqué l’Iran et pas le contraire. Seul le biais orientaliste et islamophobe nous empêche d’y voir clair et nous pousse à confondre la nature des Etats en conflits (démocratie comme le serait Israël ou  dictature comme le serait l’Iran) avec leur rôle concrets dans une situation concrète que sont les rapports de force impérialistes. Aussi je le dis sans ambiguïté : renvoyer dos à dos l’Etat génocidaire et la « dictature des Mollahs » est une erreur d’analyse majeure car c’est bien Israël qui commet un génocide depuis plus d’un an et demi, qui bombarde le Liban et la Syrie, et qui vient d’attaquer l’Iran. L’Iran, aussi critique et /ou pourri soit son régime est ici la nation agressée. Le droit de se défendre reconnu par l’ONU s’applique à ce dernier et pas au premier. Heureusement, c’est ce que reconnait Mélenchon, mais aller manifester comme le fait la FI malgré nos fortes sympathies pour cette formation, en même temps contre Israël et contre l’Iran est une faute de jugement, en plus d’être une faute politique.

La deuxième chose que je voudrais dire, c’est qu’il est facile en France d’être contre l’impérialisme américain. Mélenchon fait ça très bien. Mais il est plus compliqué d’être contre l’impérialisme français. Mélenchon fait ça moins bien mais il est loin d’être le seul. Aussi, il importe de nous attaquer tout spécifiquement au bellicisme français qui s’incarne aujourd’hui à l’échelle de l’Europe. Les USA semblent en effet avoir décidé de se « désengager » de l’Europe, c’est à dire de confier à l’Europe le soin d’assurer davantage elle-même sa défense et de préparer un éventuel affrontement avec la Russie. Cela se traduit par l’obligation de consacrer 5% du PIB dans le budget militaire, ce qui signifie mise en place d’une économie de guerre. D’où le programme Rearm Europe de 800 milliards d’euros. Quant à l’Allemagne, elle veut doubler son budget militaire et devenir la première armée en Europe. On assiste donc a une « europeisation » de l’OTAN, dans laquelle l’Europe devra réorganiser ses armées, son économie. Le ralliement immédiat de l’UE a la guerre contre l’Iran en dit long sur l’alignement des pays européens sur les USA.C’est à ce projet qu’il faut s’opposer. A ce titre, être contre l’Europe aujourd’hui signifie avant tout, être contre l’OTAN. Mais être contre l’OTAN, c’est aussi être contre l’Europe ultra libérale, raciste et impérialiste. Quitter l’Otan doit devenir un mot d’ordre majeur et le refus de l’européisation de l’Otan, un objectif d’étape vers cette sortie.

La troisième chose qu’il faut souligner, c’est que la mise en place d’une économie de guerre qui passe par une augmentation des budgets militaires nécessitera d’énormes sacrifices pour les populations, ce qui nécessitera un durcissement des régimes (fascisation, racisme, montée de l’extrême droite, formation de milices…). C’est pourquoi, toutes les revendications sociales doivent résolument être orientées vers le refus des budgets militaires, le refus des sacrifices, le refus de la militarisation des esprits mais aussi vers la définition d’un projet politique populaire et émancipateur. Pour ce faire, il importe de mettre toute notre énergie militante dans la démonstration que la guerre n’est pas de l’intérêt des classes populaires, et qu’elles en seront les premières victimes. Il est donc urgent de travailler à leur unité. Car il y a bien un lien entre guerre, racisme et division du peuple : d’un côté les guerres exacerbent le racisme, font circuler à plein les fantasmes et les préjugés, brutalisent les sociétés et forment tout un tas de futurs loups solitaires ou milices violentes (qu’on songe au rôle des anciens combattants des années 30 en France, en Italie ou en Allemagne), de l’autre le peuple sert de chair à canon tout en étant enrôlé dans des conflits qui d’une certaine manière forment une diversion du conflit de classe et une prolongation évidente de ces guerres s’agissant de l’Iran, à qui on rappelle incessamment son statut de barbare.

Pour toutes ces raisons, la lutte contre le racisme est une priorité absolue. Il est temps que tout le monde comprenne que le racisme est le moyen le plus prisé par le pouvoir pour consolider l’unité nationale entre la France d’en haut et la France d’en bas contre la France d’en dessous de la France d’en bas et d’empêcher ainsi un possible révolutionnaire. Identifier l’ennemi de l’intérieur, c’est rompre cette unité nationale et impérialiste au profit de l’unité populaire. Pour se faire, il faut combattre le racisme et en premier lieu l’islamophobie. Le 20ème anniversaire du Non au TCE couplé au 20ème anniversaire des émeutes de banlieues peuvent devenir une occasion inespérée d’affaiblir cette unité nationale bourgeoise et blanche au profit d’une unité populaire révolutionnaire. Un appel important intitulé « faire bloc, faire peuple, contre la guerre et l’état de guerre » et initié par des militants issus des quartiers et des gilets jaunes est en circulation et appelle à une manifestation d’ampleur le 16 novembre prochain. Soyons au RDV !

Université d’été du QG décolonial : le programme!

Vendredi soir

Soirée d’ouverture 19-23h : Le choix des ancêtres

Samy Manga (Artiste) – La dent de (l’ancêtre) Lumumba

Louisa Yousfi (QG décolonial) – Des ancêtres et des fantômes

Michèle Sibony (Porte-parole UJFP) – Héritiers sans testament

Françoise Vergès  (Militante, autrice) – Devenir ancêtre

Olivier Marboeuf (Artiste, auteur et producteur de cinéma) – Sortir de la marchandisation des ancêtres et apprendre à lutter avec les morts

Noureddine Aoussat (Imam) – Récuser le manichéisme et concilier universalité et ancestralisme

Anina Ciuciu (avocate, porte-parole du collectif Zor) – Redonner leur dignité à nos ancêtres

Houria Bouteldja (QG décolonial) – Et si les Gaulois étaient vraiment nos ancêtres ?

Animée par Samir et Sabrina

 

Samedi

Plénière 10-12h – Négrophobie, antitsiganisme, islamophobie, antisémitisme : unité, singularité, priorité

Nathane Haim-Teicher et Adam Mitelberg (Militants Tsedek) – L’antisémitisme à l’heure du philosémitisme. C’est quoi votre problème avec les juifs ?

Olivier Marboeuf (Artiste, auteur et producteur de cinéma) – Au-delà du narcissisme et de l’exceptionnalisme, penser un projet radical noir au cœur des racismes en France

Henri Braun (Avocat) – L’antitsiganisme : permanence et actualité d’un racisme méconnu

Lila Mouhoubi (Militante décoloniale) – L’islamophobie comme pierre angulaire de la contre-révolution coloniale

Animée par Samir

Plénière 13-15h – Combattre le progressisme libéral

Wissam Bengherbi (QG décolonial) – Les hommes non blancs sont-ils des Hommes?

Houria Bouteldja (QG décolonial) – Bye Bye Jane Fonda

Morgane Merteuil (Féministe) – Le féminisme, un progressisme ?

Animée par Louisa

Plénière16-18h – État, hégémonie, pouvoir avec Fanon et Gramsci

Stathis Kouvélakis (Philosophe, membre de la rédaction de Contretemps) – Briser la subalternité avec Gramsci et Fanon

Wissam Benguerbi (QG décolonial) – Corriger Gramsci avec Fanon et affronter l’Etat racial intégral

Panagiotis Sotiris (Philosophe, membre du comité de rédaction de Historical Materialism) – Repenser l’hégémonie et la possibilité dun nouveau bloc historique avec Gramsci 

Animée par Houria

Discussion plénière 19-21h – « La culture, c’est nous ? »

Louisa Yousfi, Wissam Bengherbi et Samir Bousnina

Animée par Mariam

 

Dimanche

Plénière 10-12h – Dérèglement climatique ou la vengeance des ancêtres : que peut l’écologie décoloniale ?

Jojo (Soulèvements de la terre)  « Terre des damnés » : libération paysanne et écologie anti-impérialiste

Khalil Khalsi (Chercheur) – Pourquoi la pensée du « vivant » est raciste

Nordine Saidi (Militant décolonial, membre de Bruxelles Panthères ) – Ma mère est plus écolo que vos COP!

Animée par Hicham

Atelier 13-15h – Municipales : Prendre le pouvoir

Yassine Benyettou (Secrétaire national de RED Jeunes) – La conquête du pouvoir : ancrage local, stratégie du temps long et dignité

Saïd Bouamama (Sociologue, membre du FUIQP) – Prendre le pouvoir pour en faire quoi ? structuration des classes populaires et bataille pour l’hégémonie culturelle

Yessa Belkhodja (Collectif de défense des jeunes du Mantois) – En finir avec la paranoïa de la récupération, préparer les contre-pouvoirs locaux 

Animé par Yassine

Atelier 13-15h – Reconstruire le mouvement anti-impérialiste et anti-guerre ?

Benjamin Bürbaumer (Economiste) – Comprendre l’impérialisme à l’aune de la rivalité sino-americaine

Françoise Vergès (Militante, autrice) – Construire la paix révolutionnaire

Youssef Boussoumah (QG décolonial) – la preuve par la Palestine, mais encore ?

Daniel Blondet (Co-fondateur du Collectif ni guerres ni état de guerre) – Prendre au sérieux le « stade suprême ». Quelle plate-forme pour un mouvement anti-impérialiste ?

Animé par Azadi

Atelier 16-18h : Etre Musulman/e et le rester 

Nourredine Aoussat (Imam) – Voile et ordre colonial, la réponse posthume de Fanon à Macron

Safa Chebbi (Collectif pour une dignité politique à Montréal) – Les femmes musulmanes sont-elles des Femmes

Khalil Khalsi (Chercheur) – Redevenir musulman avec James Clifford

Houria Bouteldja (QG décolonial) – Ma mère pense que je suis une mauvaise musulmane et elle a raison.

Animé par Ismahane Chouder

Atelier 16-18h : Sortir de l’Europe et reconquérir la souveraineté populaire

Marlène Rosato (Chercheur) – Etats-Unis d’Europe: pourquoi les classes populaires ne veulent pas en être

Stathis Kouvélakis (Philosophe) – Pas de rupture de gauche sans rupture avec l’UE! – pourquoi?

Animé par Yazid

Plénière 18h30 – 20h30 – Pour un communisme décolonial

Wissam Benguerbi (QG décolonial) – Construire une stratégie avec l’islam comme terrain politique vivant

Simon Assoun (Tsedek) : Titre en attente

Tarik Bouafia (QG décolonial) – Le dernier Marx. Penser la libération depuis les périphéries

Mot de la fin : Amal Bentounsi – Faire bloc, faire peuple

Animée par Sabrina

 

INSCRIPTION OBLIGATOIRE :

https://www.billetweb.fr/universite-d-ete-de-paroles-d-honneur

 

 

Coloniser l’espace, discipliner le peuple : économie du protectorat marocain

Le récit officiel de l’histoire économique du Maroc sous le Protectorat s’ouvre souvent sur les images d’un pays en chantier : routes tracées dans la poussière rouge, barrages dressés au creux des vallées, ports modernes surgis des côtes. On y voit le progrès à l’œuvre, l’investissement comme levier de transformation, la France comme dispensatrice de modernité. Mais derrière les chiffres des bilans et la prose des rapports, une autre réalité affleure : celle d’un territoire remodelé pour servir, non son propre développement, mais les impératifs d’une puissance étrangère.

Car au cœur de cette dynamique d’investissement se cache une logique plus profonde : celle de l’extraction. Infrastructures, mines, agriculture, industrie légère – tout est organisé autour d’un axe unique, tendu vers la métropole. Comme le montre Abdelaziz Belal dans son étude monumentale sur l’investissement entre 1912 et 1964, les fonds publics injectés dans l’économie marocaine – près de 800 milliards de francs constants – furent massivement orientés vers les transports, l’énergie, les communications, c’est-à-dire les outils d’une exploitation efficace du territoire[1]. Le social, lui, resta en marge : l’éducation, la santé, le monde rural marocain, tout ce qui relevait du pays réel, fut laissé à la périphérie des priorités.

Cette organisation de l’investissement n’était pas le fruit du hasard. Elle répondait à une architecture plus vaste, pensée dans les cercles du capital français, et soutenue par un État colonial qui agissait comme garant des intérêts privés. L’État marocain, réduit à l’état d’appendice administratif, finançait sur ses propres budgets une partie du remboursement des emprunts contractés par la France pour équiper son protectorat[2]. La fiscalité indirecte, pesant surtout sur les plus pauvres, assurait la trésorerie. Ainsi, la modernisation servait moins à faire entrer le Maroc dans l’histoire qu’à l’arrimer durablement à l’économie-monde capitaliste, dans une position subalterne.

Ces investissements ne surgissaient pas dans le vide. Ils venaient s’ancrer sur une société traversée de contradictions anciennes. Comme le rappelle Driss Ben Ali, le Maroc précapitaliste était un espace dominé par les rapports tribaux, la rente foncière, l’autoconsommation, un monde dans lequel le capital n’avait pas encore imposé sa loi[3]. L’irruption coloniale ne bouleversa pas d’un coup ces structures : elle les plia, les détourna, les recomposa. Plutôt que d’abolir les rapports anciens, le capital s’en servit – comme support, comme relais, comme justification.

Ainsi se construisit une économie à double face : une façade moderne, équipée, connectée – réservée aux colons, aux entreprises françaises, à la logique d’exportation – et un arrière-plan figé, rural, délaissé. Une économie dissociée, où les flux d’investissement ne faisaient que creuser l’écart entre un Maroc intégré aux circuits du capital mondial, et un Maroc relégué à ses marges.

C’est cette histoire qu’il faut raconter, à partir des chiffres, des plans, des répartitions sectorielles, mais aussi en interrogeant ce qu’ils révèlent de plus profond : le rôle de l’État colonial comme organisateur de la dépendance, la place centrale du capital extérieur dans les trajectoires d’accumulation, et la manière dont les logiques de développement furent perverties en mécanismes de domination.

Trois chemins guideront notre lecture. Le premier tracera la géographie financière de l’investissement : d’où venaient les fonds, qui les mobilisait, qui les remboursait. Le second s’arrêtera sur la cartographie des secteurs : où allait l’argent, qui en bénéficiait, et qui restait dans l’ombre. Enfin, le troisième s’efforcera de penser les effets : comment une telle politique a façonné l’économie du Maroc, comment elle a reproduit des dépendances durables, comment elle a empêché, plus qu’elle n’a permis, l’émergence d’un développement autonome.

 

Une géographie dirigée de l’investissement : flux extérieurs, dépendance intérieure

Il faut commencer par l’argent. Gallissot montre que cette politique d’investissement n’était nullement neutre : elle répondait en grande partie à la pression des milieux patronaux installés, notamment la Chambre de commerce de Casablanca, qui agissait comme un véritable organe de coordination des demandes du capital européen vis-à-vis de la Résidence[4]. De plus, si c’est l’argent qui trace les routes, alimente les barrages, creuse les ports, fonde les industries, cet argent-là, au Maroc, ne naît pas du sol. Il vient d’ailleurs. Il entre, s’installe, fructifie — puis repart. Entre 1912 et 1956, le Protectorat canalise dans l’économie marocaine un flux impressionnant d’investissements publics, semi-publics et privés : plus de 800 milliards de francs constants de 1959 injectés dans les infrastructures, les mines, l’agriculture coloniale, l’industrie légère. Mais d’où venait cet argent ? Et surtout : à quelles conditions entrait-il ?

L’équipement public du Maroc colonial fut financé pour une large part par des emprunts contractés par la France : 75 % des ressources mobilisées avant 1939 sont des fonds levés sur le marché métropolitain, garantis par l’État français[5]. Après la guerre, les choses s’accélèrent : entre 1949 et 1957, ce sont plus de 205 milliards qui sont engagés dans deux grands plans d’équipement. Près de la moitié de ces investissements (47,5 %) provient du FDES, un organisme français de financement public, à des taux préférentiels (1,5 % à long terme), mais dont le remboursement est, pour l’essentiel, supporté… par le budget marocain[6].

Autrement dit, le capital entrait sous pavillon français, mais repartait enrichi, garanti par les prélèvements opérés localement. Ce que Driss Ben Ali analyse comme le propre des formations coloniales : « Ce n’est pas seulement le capital qui domine, c’est aussi l’appareil administratif qui assure sa reproduction, sur fonds locaux[7] ». Le Maroc, loin d’être un sujet actif de son développement, se voit assigner le rôle de débiteur structurel.

Et cette dette ne se paie pas seulement en argent. Elle se paie en impôts indirects, en droits de douane, en taxes sur la consommation courante. En 1957, près des trois quarts des recettes budgétaires marocaines proviennent de cette fiscalité de masse[8]. Le système est ingénieux : faire payer au pays dominé les infrastructures censées le « développer », mais conçues pour l’exploiter.

Une logique d’équipement sélective, au service d’un modèle d’exportation

À quoi servaient ces fonds ? La réponse, là encore, est sans ambiguïté. Le premier plan d’équipement (1949–1953) consacre plus de 60 % des dépenses aux communications, à l’hydraulique et à l’énergie — autrement dit, aux secteurs logistiques de l’économie d’extraction[9]. Les routes ne relient pas les douars aux écoles ; elles relient les mines aux ports, les périmètres irrigués aux centres de conditionnement, les barrages aux grandes exploitations européennes. Comme l’indique Gallissot, cette orientation ne résultait pas seulement d’un choix technocratique, mais aussi de l’influence directe du patronat européen qui imposait ses priorités via les chambres consulaires et des lobbys structurés, notamment dans les secteurs des travaux publics et de l’énergie[10].

L’agriculture « moderne » bénéficie de subventions, de crédits bonifiés, d’infrastructures d’irrigation. Mais ce monde rural mis en valeur est celui des colons — pas celui des petits fellahs, ni des paysans des montagnes ou des tribus marginalisées. Quant au secteur social — santé, éducation, habitat populaire — il reçoit à peine 10 % des fonds publics dans le premier plan[11].

L’investissement public ne vise donc pas la transformation de la structure économique locale, mais son adaptation aux besoins du capital extérieur. Il met en forme un espace fonctionnel : un pays dont la colonne vertébrale est faite de voies ferrées, de centrales électriques et de silos à céréales — mais dont les organes vitaux restent dénutris.

Le rôle de l’État colonial : garant, organisateur, extracteur

L’État colonial n’est pas ici un simple médiateur. Il est le vecteur actif d’une accumulation qui ne lui appartient pas. Il sélectionne les secteurs à financer, subventionne les entreprises stratégiques, organise le crédit agricole au bénéfice des colons (à travers la Caisse fédérale de crédit), soutient les offices semi-publics (OCP, EEM, BRPM), et absorbe le risque du capital[12]. Il prend en charge l’infrastructure… pendant que le privé s’approprie la survaleur.

Ben Ali a bien saisi ce rôle ambigu de l’État colonial, à la fois « bras armé du capital et écran idéologique du progrès[13] ». En apparence, il construit. En réalité, il oriente, il discipline, il verrouille. Il garantit le flux des profits, tout en créant l’illusion d’une marche vers le développement.

Ce que l’on observe donc, ce n’est pas l’émergence d’un capitalisme national, encore moins d’un développement autocentré. C’est la mise en place d’une infrastructure d’extériorité : une structure qui capte les ressources, les valorise localement, et les restitue à l’économie-monde par le canal des firmes françaises, des circuits bancaires et des marchés d’exportation.

 

Une cartographie sélective : mines, villes, colons – et les autres

L’argent ne va jamais n’importe où. Il suit des lignes de force, des intérêts, des promesses de rendement. Et sous le Protectorat, ces lignes dessinent une carte claire : celle d’un pays fractionné entre un centre moderne, organisé autour de l’extraction et du commerce, et une périphérie oubliée, faite d’agriculture de subsistance, de travail informel et d’inertie forcée. Les investissements, loin de corriger ces fractures, les ont creusées. Ce n’est pas un pays qu’on a développé, c’est un outil qu’on a perfectionné.

Le tri sélectif du capital : le Maroc utile, le Maroc de côté

La thèse de Belal est explicite : l’investissement public a été largement concentré sur quelques secteurs. Dans le premier plan d’équipement (1949–1952), les infrastructures économiques absorbent 81 % des crédits. Les communications à elles seules en prennent 37 %, l’énergie 19 %, l’hydraulique 7 %[14]. Le second plan (1953–1957), censé rééquilibrer les priorités, n’en fait guère plus : la santé publique ne reçoit que 6,5 %, l’enseignement à peine 5 %[15].

Ce n’est pas un accident. L’investissement colonial est d’abord un investissement de captation. Il équipe ce qui exporte, valorise ce qui rapporte à court terme. Les zones minières, les périmètres irrigués destinés à l’agriculture d’exportation, les villes européennes bénéficient de l’essentiel des fonds. Le reste — campagnes enclavées, montagnes, souks — reste en marge.

Driss Ben Ali décrit très finement ce processus de dualisation. Le capital ne supprime pas les structures anciennes : il les conserve, les instrumentalise. Le monde rural marocain, marqué par la prédominance du mode de production tributaire, reste en dehors du circuit de valorisation, sauf lorsqu’il s’agit d’en extraire du travail saisonnier, des terres bon marché ou des redevances fiscales[16]. Le développement colonial ne détruit pas l’ancien : il l’absorbe à sa marge, comme réserve silencieuse.

Mines, énergie, industrie légère : le cœur extractif

Les chiffres sont sans appel. Sur l’ensemble de la période 1912–1955, les investissements privés dans les mines atteignent 70 milliards de francs. La production est multipliée par quatre entre 1938 et 1956. Les phosphates, le manganèse, le plomb et le cobalt dominent l’exportation[17]. Dix grandes sociétés assurent à elles seules plus du tiers de l’extraction, toutes liées aux groupes financiers français.

L’énergie suit. Les sociétés d’électricité (notamment l’Électricité et Eaux du Maroc, société à participation française) bénéficient d’importants soutiens publics et développent un réseau d’alimentation principalement destiné aux zones industrielles urbaines et aux centres coloniaux[18]. Là encore, on éclaire ce qui produit pour l’exportation. Le monde rural, lui, reste dans l’ombre.

Quant à l’industrie, elle se limite pour l’essentiel à des unités de transformation primaire : huileries, minoteries, conserveries. Aucune industrie lourde, aucune filière d’équipement, aucun effort vers une industrialisation intégrée. L’industrie reste l’annexe de l’agriculture coloniale et des besoins du marché local européen[19]. L’État colonial, ici, s’abstient de toute politique industrielle ambitieuse, se contentant de fournir le cadre et les subventions.

L’agriculture : vitrine coloniale, désert marocain

L’agriculture est sans doute le secteur le plus révélateur. Loin de développer l’ensemble du pays, les investissements se concentrent sur la mise en valeur des terres colonisées. Entre 1945 et 1955, plus de 400 000 hectares sont réservés à la viticulture, aux agrumes, au coton, et irrigués grâce à des périmètres aménagés… par l’État marocain[20].

La Caisse fédérale de crédit agricole, créée en 1940, octroie des prêts à taux préférentiels, mais uniquement aux agriculteurs européens. Les paysans marocains, eux, n’ont pas accès au crédit. Ils restent soumis à l’usure locale ou à l’autofinancement rudimentaire. Belal le dit sans détour : « le crédit agricole moderne a été un instrument de concentration foncière, non de transformation des structures rurales[21] ».

La terre, dans le Maroc colonial, devient un capital pour certains, une dépendance pour les autres. Et c’est ici que la lecture de Ben Ali prend toute sa force : le processus colonial ne détruit pas seulement une économie précapitaliste — il transforme la terre en marchandise, en actif financier, en titre de propriété rentable. Il transforme le fellah en exploité — ou en relégué.

 

L’économie transformée sans être libérée : dépendance, désarticulation et accumulation étrangère

Lorsque les bilans se ferment et que les comptes s’alignent, on pourrait croire à une réussite. Des ports construits, des routes asphaltées, des centrales mises en service, des cultures spécialisées en expansion. Mais que reste-t-il, une fois les dividendes rapatriés, les mines épuisées, les profits encaissés ? L’illusion du progrès masque mal l’héritage d’un modèle économique fondé sur le transfert, non sur la transformation.

Une croissance sans autonomie

Au sortir du Protectorat, le Maroc hérite d’un appareil productif modernisé mais profondément déséquilibré. L’industrie reste embryonnaire, les structures agricoles profondément inégalitaires, et les circuits de crédit dominés par des institutions d’origine française. La dynamique de croissance observée entre 1945 et 1955 — une décennie de fort investissement privé et public — n’a pas débouché sur une industrialisation intégrée ni sur une réforme des structures agraires.

Comme le souligne Belal, le Maroc ne dispose pas à l’indépendance d’un capitalisme national capable de prendre le relais : « l’économie reste caractérisée par la domination d’intérêts extérieurs, la faiblesse de la bourgeoisie locale, l’insuffisance de l’investissement productif privé autochtone[22] ». L’appareil productif est entre les mains d’un capital étranger, tandis que l’État, affaibli, hérite des charges mais non des moyens.

La dépendance n’est pas conjoncturelle : elle est structurelle. Les circuits de financement, les canaux d’exportation, les filières de production sont organisées autour de la France. L’épargne est drainée par les banques françaises. Les prix agricoles sont fixés par les marchés extérieurs. Le Maroc ne contrôle ni sa monnaie, ni son commerce, ni ses choix d’investissement. Il reste, comme l’écrit Ben Ali, « un espace semi-intégré, dont les formes modernes ne sont que le miroir inversé d’une périphérie dominée[23] » (Ben Ali, p. 91).

Une désarticulation territoriale et sociale

L’investissement colonial n’a pas seulement produit de la dépendance financière. Il a fragmenté l’espace. Les régions reliées aux ports, aux voies ferrées et aux centres miniers se sont modernisées à marche forcée. Les autres — montagnes, arrière-pays, plaines enclavées — ont été figées. À cette fragmentation spatiale répond une désarticulation sociale.

Les salariés du secteur moderne — ouvriers des mines, employés du rail, cadres des compagnies — vivent dans un monde structuré par les codes coloniaux. Autour, c’est l’économie informelle, le petit commerce, l’agriculture de subsistance. Deux économies coexistent, sans lien, sans circulation interne. Belal parle d’une « croissance par enclaves[24] ». Le développement a une forme : celle d’un archipel. Gallissot souligne que cette dualité sociale était entretenue par une politique délibérée de ségrégation des espaces et des droits : les ouvriers marocains étaient confinés à des quartiers sous-équipés, soumis à une discipline patronale rigide, et privés d’expression syndicale autonome, tandis que les Européens bénéficiaient d’institutions sociales avancées[25].

Ben Ali retrouve cette logique dans sa lecture du Maroc précapitaliste : le capital ne s’est pas diffusé dans la société ; il a survolé les structures anciennes, les a utilisées, puis figées. Le capitalisme colonial n’a pas modernisé le Maroc : il l’a immobilisé dans une position périphérique, tout en extrayant ses ressources. Ce qu’il laisse derrière lui, ce sont des ruines prometteuses.

Une accumulation par transfert

À la fin, tout converge vers une vérité brutale : l’investissement colonial est un investissement de captation. Il organise la circulation de la valeur depuis la périphérie vers le centre. Les profits miniers, agricoles, industriels — majoritairement réalisés par des firmes françaises — sont rapatriés. Le Maroc joue le rôle qu’Amin, Frank ou Prebisch ont décrit ailleurs : celui d’un producteur de valeur sans contrôle sur sa valorisation.

La part de l’épargne marocaine investie dans l’économie nationale reste marginale. Les circuits bancaires sont dominés par les établissements français. Les dividendes versés par les grandes entreprises quittent le pays. Quant aux infrastructures construites, elles sont calibrées pour servir ces flux — non pour nourrir une accumulation intérieure. Le Maroc est ainsi intégré au capitalisme mondial, mais à travers une position de subordination. Il est moderne, mais dominé ; équipé, mais sans souveraineté.

 

 

L’histoire de l’investissement au Maroc sous le Protectorat est celle d’un chantier colossal — mais dont les plans furent dessinés ailleurs. Ce ne fut pas un développement, mais une organisation de l’exploitation. Une structure d’extériorité parfaitement rationalisée : des capitaux entrants, des profits sortants, un État colonial garant de l’ordre, une population subalterne mobilisée au service d’une croissance qui n’était pas la sienne.

 

La modernisation coloniale n’a pas transformé les fondements de l’économie marocaine. Elle a renforcé ses dépendances, figé ses archaïsmes, et préparé les conditions d’un développement inégal. À l’indépendance, l’État hérite d’un système qu’il n’a pas construit, et dont il ne maîtrise ni les logiques ni les leviers. Il reste alors une tâche historique immense : transformer l’équipement hérité en outil d’émancipation, faire de l’investissement un instrument de souveraineté — non plus une mécanique de soumission.

 

Selim Nadi

 

[1] Belal, Abdelaziz. L’investissement au Maroc (1912-1964) et ses enseignements en matière de développement économique, Rabat, Thèse de doctorat, Faculté de droit, 1975, p. 17-23 et p. 47-48.

[2] Ibid, p. 245-250.

[3] Ben Ali, Driss. Économie et société au Maroc précolonial. Les fondements d’une stagnation historique, Rabat, Éditions SMER, 1997, p. 38-52.

[4] René Gallissot, Le patronat européen au Maroc (1931-1942), éditions techniques nord-africaines, Rabat, 1964, p. 45-47.

[5] Belal, p. 20.

[6] Belal, p. 247-250.

[7] Ben Ali, p. 71.

[8] Belal, p. 253.

[9] Belal, p. 237-240.

[10] Gallissot, p. 61-64.

[11] Belal, p. 238.

[12] Belal, p. 244-245.

[13] Ben Ali, p. 85.

[14] Belal, p. 237.

[15] Belal, p. 238-239.

[16] Ben Ali, p. 77-80.

[17] Belal, p. 120-123.

[18] Belal, p. 130-133.

[19] Belal, p. 138-141.

[20] Belal, p. 151-153.

[21] Belal, p. 155.

[22] Belal, p. 267.

[23] Ben Ali, p. 91.

[24] Belal, p. 272.

[25] Gallissot, p. 95-98.

« Fanon » de J.-C. Barny, mélancolie postcoloniale ou mauvaise foi néocolonialiste ?

Le centenaire de la naissance de Frantz Fanon, psychiatre martiniquais, philosophe et révolutionnaire naturalisé algérien, a donné lieu à une véritable prolifération d’écrits, de rencontres et de produits culturels consacrés à sa mémoire. Le cinéma n’est pas en reste. Deux films ont vu le jour entre 2024 et 2025 : le premier est une production algérienne au long titre « Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956« , d’Abdenour Zahzah. Le second, une coproduction franco-luxembourgeoise-canadienne, s’intitule simplement « Fanon » et a été réalisé par Jean-Claude Barny. Passé sous silence en Europe, le travail de Zahzah se concentre sur la vie de Fanon lors de son séjour à Blida, lorsqu’il fut nommé chef de service de la clinique psychiatrique, révolutionnant ses méthodes profondément enracinées dans la technique psychiatrique raciste et coloniale de « l’Ecole d’Alger ». Le long métrage de Barny, quant à lui, se veut un véritable biopic, tentant de retracer la vie de Fanon, interrompue prématurément par une leucémie fulgurante, à l’âge de 36 ans, en décembre 1961. Pour l’instant, nous allons nous concentrer sur ce dernier. Mais nous reviendrons plus tard sur la relation problématique entre les deux films, qui ont été lancés presque en même temps et qui sont intimement liés tant sur le plan narratif que formel.

La réception de Fanon de Barny par la critique a été plutôt tiède. Il n’est pas question de se lancer dans une analyse esthétique du travail du cinéaste guadeloupéen. L’écriture mécanique, la musique de fond incessante, l’image plate et la structure narrative vacillante ont déjà été relevées par certains commentateurs. Cependant, les choix artistiques discutables et les erreurs techniques, qui étirent indéfiniment les 2 h 13 du film, finissent par occulter une série de choix politiques précis, que Barny décide d’imposer à la biographie du révolutionnaire algérien-martiniquais, entraînant ainsi des déformations significatives.

A la sortie de la salle, j’ai ressenti une forte frustration et un profond sentiment d’agacement, me demandant s’il aurait été opportun d’écrire quelques lignes en tant qu’admirateur de l’œuvre de Fanon, descendant d’indigènes algériens et chercheur en histoire. Finalement, j’ai décidé de surseoir : le film a été mal distribué en France, sévèrement critiqué par certains commentateurs, tout en suscitant un énorme enthousiasme, notamment auprès des jeunes générations racisées. La salle du cinéma UGC Les Halles, où j’ai assisté à la projection un dimanche soir de début avril, était complète. A la fin de la projection, le public a éclaté en applaudissements spontanés. Des centaines de jeunes, et même de très jeunes, dont la plupart identifiables comme des enfants de l’immigration africaine en France, se tenaient debout émous, en regardant le générique s’écouler à l’écran. Pourquoi s’en prendre à un produit qui a au moins permis de faire découvrir la figure de Frantz Fanon au grand public ?

Trois raisons principales m’ont incité à prendre la parole sur ce film. Tout d’abord, la déformation sciemment opérée par le réalisateur et son co-scénariste, Philippe Bernard, de la biographie de Fanon. Nous verrons qu’il ne s’agit pas de simples inexactitudes ou de la libre réinterprétation de la vie d’un personnage connu, mais de choix politiques précis visant à minimiser l’effet révolutionnaire et de rupture qu’il a porté, de l’intérieur, contre la société coloniale. En France, ce film a le mérite de raviver le débat autour de sa figure, mais quel effet peut-il avoir sur les jeunes racisés qui se précipitent au cinéma pour le voir ? Le Front de libération nationale algérien (FLN) y est décrit comme un mouvement déchiré par une violence fratricide, où les tendances les plus autoritaires et antidémocratiques l’emporteraient inexorablement. Quels conséquences un tel récit peut-il avoir sur nous, enfants ou petits-enfants d’immigrés des périphéries impériales, qui n’avons connu le colonialisme qu’à travers des récits distants ou par la transmission familiale ? Une mélancolie post-coloniale inversée semble ici se mettre en place. En son sein, la dégénérescence de nos sociétés, filles du traumatisme et de la dévastation identitaire engendrés par la violence du colonialisme, semble s’imposer comme la seule issue possible.

Par la suite, le problème de la relation entre les deux long-métrages, celui algérien de Zahzah sorti en 2024 et le film de Barny sorti en 2025 doit être abordé. S’agissant de Fanon, on ne peut pas ignorer les rapports de subordination et de pouvoir qui sous-tendent à la création artistique, lorsqu’un produit euro-américain est confronté à un produit africain. Last but not least, la question de l’interview accordée par Barny aux micros de Radio J, dans l’après-midi du 1er  avril 2025. Si le sujet n’était pas d’une gravité extrême, on pourrait penser que le choix de parler de Fanon sur le plateau d’un média qui défend ouvertement le génocide en Palestine, se faisant le porte-voix de la pire propagande du gouvernement israélien dans l’espace francophone, n’est qu’un poisson d’avril de mauvais goût. Au contraire, aucune ironie : Jean-Claude Barny a en fait parlé de Frantz Fanon et d’humanisme, entrecoupé par les brèves de presse rapportant les propos du Ministre des Finances israélien, le fasciste suprématiste Belazel Smotrich.

Mélancolie postcoloniale

Les manipulations artificielles infligées à la biographie de Fanon dans le film de Barny sont nombreuses. Ne s’agissant pas d’un livre d’histoire, le réalisateur est libre d’apporter les changements stylistiques qu’il souhaite à la vie de son sujet d’investigation. Il en va autrement lorsque ces inexactitudes interviennent dans le contexte d’une histoire plus vaste, déformant sciemment le cours des événements que le cinéaste prétend dépeindre objectivement, s’adressant à un large public qui ne maîtrise pas le sujet. C’est notamment le cas lorsqu’on décide de se pencher sur la vie de Frantz Fanon, dans le cadre de la guerre de décolonisation algérienne.

Le premier détail qui a retenu mon attention est la rhétorique du « racisme infra-communautaire » dont Fanon aurait souffert après son arrivée à la clinique de Blida-Joinville, à partir de 1953. La méfiance initiale des indigènes à son égard, lui qui était un médecin noir dans une société d’« Arabes », semble se résoudre au récit stéréotypé d’une société coloniale en ébullition. Le regard racialement symétrique qu’il aurait subi de la part des indigènes et des colons à cause de sa prise de poste dans la clinique serait pourtant balayé par son approche novatrice. La réalité est tout autre : selon ses biographes, l’arrivée à Blida marque le moment où le jeune psychiatre prend effectivement conscience de la structuration sociale dichotomique de l’Algérie coloniale. Barny choisit de se concentrer uniquement sur les patients musulmans hébergés dans la clinique de Blida, en omettant le fait que Fanon a en réalité travaillé avec environ 200 patients, dont 165 femmes « algériennes européennes » et 22 hommes « musulmans », vivant dans un contexte de séparation absolue1. Ceci est son premier contact, intime et puissant, avec la « dichotomie coloniale », qui deviendra plus tard la pierre angulaire de sa pensée politique anticolonialiste. En représentant la clinique de Blida comme un asile réservé aux indigènes, le choc violent avec le monde manichéen de la colonie est occulté. Il est donc possible pour le réalisateur de déformer l’histoire de la prise en charge de Fanon d’un policier tortionnaire. Dans le film de Barny, un soldat de l’armée française se rend à la clinique de Blida en tant qu’agent infiltré, envoyé par un colonel machiavélique désireux d’en savoir plus sur les activités clandestines menées par le psychiatre à l’intérieur de l’hôpital. Mêlé aux patients « musulmans », il réussit ainsi à extorquer des informations et à monter une opération de ratissage planifiée par les hiérarchies militaires. Au final, impressionné par l’expérience vécue à Blida, il finira par désobéir aux ordres et sympathiser avec les insurgés algériens. 

Or, rien n’est plus faux : les patients « européens » et les indigènes vivaient dans deux cliniques radicalement séparées. Fanon a en effet soigné deux policiers souffrant de troubles du comportement à la suite des tortures qu’ils avaient infligées aux résistants algériens. Le premier, nous dit-il dans « Les damnés de la terre », refuse l’hospitalisation et se fait soigner en privé par Fanon à son domicile ; puis, lors d’une crise, il se précipite à Blida où, tombant nez-à-nez sur l’un des Algériens qu’il avait lui-même torturés, il tente de se suicider dans les latrines de l’hôpital. Un certificat délivré par Fanon lui-même lui permettra finalement de rentrer en France, échappant ainsi à l’engrenage infernal de la violence coloniale. Le second soldat dont Fanon relate l’histoire dans les Damnés a, quant à lui, été envoyé à la clinique par sa hiérarchie, car en proie à des accès de rage contre sa femme et ses enfants. Fanon refusera de le soigner car « il me demandait sans ambages de l’aider à torturer les patriotes algériens sans remords de conscience, sans troubles de comportement, avec sérénité»2. Il n’y a pas de trace, donc, d’infiltrés français parmi les patients « musulmans », comme représenté dans le film de Barny : les patients de Fanon font l’expérience de la séparation radicale qui caractérise les relations sociales dans l’Algérie française. Le présumé brassage intra-communautaire qui, dans le regard du réalisateur, caractériserait le microcosme de la clinique représente une société qui n’a jamais existé, ne permettant pas de comprendre la maturation du Fanon politique, ni sa théorie de la violence.

Une autre dichotomie est mise en avant par les scénaristes, en lieu et place de la dichotomie coloniale. Celle qui sépare les membres « démocratiques » du FLN des « colonels », qui auraient pris le contrôle du mouvement nationaliste par la force. Il s’agit d’un topos typique du discours sur l’Algérie postcoloniale, qui trouve son origine dans des éléments factuels. Cependant, le mythe d’un front nationaliste bon et démocratique écrasé par les membres de certains groupes proches de l’Etat-major de l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne sert davantage à alimenter le trope orientaliste de la nécessaire dégénérescence des régimes « arabes » post-coloniaux, qu’à mettre en lumière la complexité des relations politiques et psychologiques qui ont mûri parmi les dirigeants nationalistes algériens, dans le contexte d’une guerre de libération extrêmement cruelle. En d’autres termes, il est anachronique, voire insensé, de projeter les frustrations des années 2020 sur le passé. D’autant plus que personne ne misait, avant 1962, sur la victoire effective du FLN contre le rouleau compresseur de la France coloniale.

Dans ce contexte, la figure d’Abane Ramdane est largement évoquée. Dirigeant du FLN durant la première phase de l’insurrection algérienne, Abane est effectivement liquidé dans le cadre des luttes intestines qui rythment la vie interne du mouvement nationaliste. Pourtant, il était tout sauf un saint, ou plutôt un prophète de cette « dimuqratia » que son interprète, Sami Kali, ne cesse d’évoquer tout au long du film. Abane est le protagoniste, comme les autres chefs du Front, d’une lutte fratricide et violente, dans le contexte d’une guerre asymétrique parmi les plus dures du 20ème siècle. Il est victime du paroxysme de la violence au sein du FLN, qu’il a lui-même, comme ses camarades, contribué à fomenter. Traiter de manière dichotomique un sujet aussi complexe et douloureux a un sens politique très précis, soixante-trois ans après la déclaration d’indépendance de l’Algérie : disqualifier aux yeux de la jeunesse racisée l’ensemble du processus d’indépendance, dont la dégénérescence est imputable à l’autoritarisme naturel des « colonels ».

Or, Fanon et Abane travaillent ensemble à Tunis à la rédaction du Moudjahid, organe officiel du FLN. Selon certains témoignages, les deux hommes finissent par nouer une amitié qui dépasse les frontières de leur activité politique. Simone de Beauvoir affirme dans ses mémoires que lors d’une conversation, Fanon avait affirmé d’avoir deux morts sur la conscience : celle d’Abane et celle de Lumumba3. Cependant, une fois encore, la question est bien plus complexe et mérite d’être traitée en profondeur, au-delà des approximations simplistes. Ce qui est certain, c’est qu’au cours des quatre années qui se sont écoulées entre le 27 décembre 1957, jour où Abane est assassiné, et le 6 décembre 1961, jour de son décès, Fanon a gravi les échelons au sein du FLN, accédant à des postes de direction. Les témoignages de ses collaborateurs pendant la période de sa clandestinité, qui s’est déroulée principalement entre la Tunisie, le Maroc et l’Afrique occidentale, font état des visites qu’il recevait régulièrement par le chef d’état-major de l’ALN, le colonel Houari Boumédiène4. Une photo non datée montre d’ailleurs Fanon lors d’une réunion politique en présence du jeune Abdelaziz Bouteflika, futur ministre des Affaires étrangères de Boumédiène et président de la République algérienne entre 1999 et 20195. En juillet 1959, c’est ce dernier, alors dirigeant du Front au Maroc, qui sauve la vie de Fanon, gravement blessé dans un accident de voiture, en organisant son transfert d’urgence à Rome, où il sera hospitalisé dans un état grave.

Quiconque possède des notions élémentaires sur l’histoire algérienne ne pourra pas négliger que Boumédiène et Bouteflika se distingueront comme deux figures majeures au sein du groupe dirigeant du futur état post-colonial : le noyau dur de ces « colonels » évoqués dans le film de Barny. Loin d’être un démocrate sincère aux espoirs trahis, Frantz Fanon a entretenu avec la direction du FLN des relations autant intenses et contradictoires, que complexes et multiformes, oscillant entre le soutien à des différents groupes en lutte entre eux. Non sans souffrances personnelles et hésitations politiques, sur lesquelles le cinéaste aurait pu aisément se focaliser, au lieu de présenter aux jeunes générations un portrait fantaisiste d’une Algérie inexistante et stéréotypée. D’autre part, du moment que Barny omet de façon macroscopique des aspects fondamentaux de la vie de Fanon, pourquoi ne pas gagner du métrage, se consacrant à des aspects plus passionnants et moins connus de sa vie, comme le temps qu’il passa en Afrique, coordonnant les révolutionnaires panafricanistes ? Mettre le doigt sur le fléau des blessures post-coloniales devait lui paraitre plus facile. Il s’agit, plus probablement, d’un choix politique précis : édulcorer la biographie du révolutionnaire martiniquais-algérien pour en dresser un portrait plus – ou mieux – acceptable en Europe.

Les funérailles de Fanon clôturent ce récit déformé. Enveloppé dans un linceul vert, il est enterré par six paysans algériens au milieu d’un plateau isolé. Visant à souligner l’isolement dont Fanon aurait souffert au sein du FLN, cette image ne saurait être moins véridique : sa biographie a pour la énième fois été manipulée. Conformément aux dernières volontés de Fanon, et alors que la guerre est toujours en cours, il est enterré sur le sol algérien, à quelques kilomètres de la frontière tunisienne, dans un cercueil porté par des soldats en uniforme de l’ALN. Il n’est pas mort seul, célébré par la prière discrète de quelques paysans anonymes. Traité comme un martyr de la révolution, il a plutôt été inhumé selon ses vœux, dans une opération risquée menée par une poignée de soldats en uniforme à la présence de quelques dirigeants politiques du Front6. D’ailleurs, Fanon est décédé dans un lit d’hôpital de la ville de Washington, aux Etats Unis : c’est le FLN qui se charge du transfert de sa dépouille et de l’organisation de ses funérailles en Algérie. 

Pour Barny, raconter son isolement, signifie raconter l’isolement d’une Algérie prétendument démocratique, marginalisée et oubliée par ses dirigeants politiques et incarnée par le linceul vert contenant la dépouille de Fanon. Un anachronisme qui ne fait que noyer l’histoire de la libération armée dans le piège d’une mélancolie post-coloniale, ancrée au mythe de la voie démocratique non empruntée. Se permettre de jouer ainsi avec les identités fragiles et acerbes de pays émergeant du traumatisme colonial est le symptôme d’une absence chronique de délicatesse et profondeur. Deux caractéristiques absentes dans le travail de Barny, qui préfère, pour des raisons d’opportunité, le sensationnalisme esthétique à l’introspection. Mais à quel prix ?

Peau noire, production blanche ?

La critique pourrait s’arrêter là. Cependant, la coexistence de deux longs-métrages sortis pratiquement en même temps sur la vie du révolutionnaire martiniquais-algérien nécessite quelques éclaircissements. Abdenour Zahzah, dont le film sur Fanon a été présenté en 2024 mais non distribué en France, ne s’intéresse qu’à la période où il a été nommé chef de service à Blida. C’est un travail méticuleux, qui tente de conjuguer l’attention portée à la pratique clinique effectivement menée par Fanon dans le contexte du durcissement de la guerre d’indépendance algérienne. Le film se termine avec une scène refigurant la remise de faux documents par un cadre du FLN et l’entrée de Fanon en clandestinité. Le reste appartient à l’histoire.

Le fait que deux films presque identiques soient sortis pratiquement en même temps n’enlève rien à la bonne foi des deux réalisateurs. Paradoxalement, le problème est ici colonial, ou plutôt néocolonial. La sortie du film de Barny dans les salles françaises est à l’origine d’une autre dichotomie – l’énième -, qui caractérise la relation entre les deux œuvres. Alors que la polémique, alimentée par le distributeur officiel du film, monte dans l’Hexagone à propos d’un prétendu boycott du biopic de Barny7, le long métrage de Zahzah fait le tour des capitales africaines, remportant prix et récompenses. Dernièrement, en Egypte, où il a remporté le Prix du Jury au Festival du cinéma africain de Louxor, et au Burkina Faso, où il a remporté le prestigieux Prix de la Semaine de la Critique au 29ème Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou.

Et voilà le paradoxe. Cent ans après la naissance de Fanon, deux films se font face dans l’arène médiatico-commerciale, sans communiquer entre eux. Le premier est produit avec 800 000 dollars, financé principalement par le Ministère de la Culture algérien. Le second est le fruit d’une production franco-luxembourgeoise-canadienne, avec un budget de 3,284 millions d’euros : quatre fois plus. Jean-Claude Barny, réalisateur connu et actif au nord de la Méditerranée, aurait pu nouer un dialogue fructueux avec l’auteur du produit algérien. Au contraire, pas un mot n’a été prononcé pour inviter le public français à s’approcher du produit africain, qui est resté relégué à quelques festivals spécialisés. Les spectateurs auraient pu prendre conscience de l’existence d’un autre Fanon, peut-être plus radical et plus fidèle à la vérité que celui, stéréotypé et déformé, proposé par Barny. On pourrait opposer à mon argument des objections relatives à la liberté d’expression artistique ou à la pluralité des voix nécessaires pour restituer toute la complexité d’un personnage aussi multiforme que Fanon. Ce qui est certain, cependant, c’est qu’il ne s’agit pas ici d’un sujet neutre, qui appartiendrait à tout le monde. Fanon et son héritage politique sont, par définition, des sujets clivants. Son appel incontestable à un humanisme universel, qui conclut les Damnés, présuppose avant tout l’affirmation de l’autonomie culturelle et identitaire des colonisés. Voir un produit européen éclipser les efforts déployé par un artiste africain dans un contexte difficile ne peut que conduire, en termes fanoniens, à solidariser avec ce dernier. Ne serait-ce que pour la proximité et le rapprochement avec un produit mûri parmi les enfants de ces « Damnés » que, grâce à Fanon, le monde entier a appris à connaître.

Fanon à Gaza

Comme mentionné au début, j’avais décidé de ne rien écrire sur le Fanon de Barny jusqu’à ce qu’une amie me signale le post Instagram de ‘Perspectives radicales’ critiquant le film. Parmi les points problématiques soulevés, les auteurs du post pointent du doigt la participation de Barny à une interview sur « Radio J », qui a eu lieu l’après-midi du 1er avril. Interviewé par la journaliste Cyrielle Sarah Cohen pendant une cinquantaine de minutes, Barny se livre à un panégyrique de la paix entre les peuples et à un éloge démesuré de l’amour universel, sous le signe du rejet du racisme. Les deux commencent l’entretien en discutant des banlieues françaises. L’expérience du réalisateur en tant que responsable du casting du film « la Haine » est évoquée. La nostalgie des banlieusards « qui voulaient s’en sortir », juxtaposés aux nouvelles générations, victimes des « fractures communautaires » (min. 7:00) prédominantes aujourd’hui, est mentionnée par la journaliste, en face au du réalisateur, qui reste en silence. Puis, on passe à l’examen du film. L’éloge dépassionné de la complexité du Fanon que nous présente Barny s’accompagne d’une reconnaissance de sa « non-radicalité » (12:40) : l’homme qui a abandonné sa vie aisée de psychiatre pour embrasser la cause de la libération armée d’un peuple qui lui était jusqu’alors inconnu est pour le réalisateur un exemple valable de « nuance ».

D’ailleurs, Cohen et Barny en conviennent plus loin dans leur échange (min. 21:00) : Fanon était un colon à son arrivée en Algérie, tant pour les Français, qui le rejetaient à cause de la couleur de sa peau, que pour les Algériens « qui ne sont pas forcément fans de lui quand il arrive dans leur pays ». La couleur de la peau est à l’origine d’une forme de racisme symétrique que le jeune psychiatre aurait subi à son arrivée en Algérie. Nul besoin de se référer au concept de ligne de couleur pour comprendre qu’il s’agit là de propos extrêmement déplacés, visant à faire de Fanon un héros aux traits épiques, luttant contre le monde raciste des Arabes et des Blancs qu’était, aux yeux du réalisateur, l’Algérie française. Il suffit de lire ses textes, ne serait-ce que les premières lignes des Damnés, pour mettre en évidence la mauvaise foi de ces propos, destinées davantage à alimenter le confusionnisme, qu’à éclairer le profil réel de Frantz Fanon et son rapport aux populations indigènes en Algérie. Le regard chargé de « préjugés », « caricatural » que les Algériens auraient porté sur le jeune psychiatre à la peau noire ne trouve aucune confirmation factuelle dans les études historiques traitant du sujet. Au contraire, dans le contexte de la France impériale, et plus particulièrement de la guerre de décolonisation algérienne, le problème de la peau noire était incarné par les milliers de « tirailleurs sénégalais » déployés par le gouvernement de Paris afin de réprimer l’insurrection. Une contradiction que Fanon lui-même ne cesse d’analyser dans ses écrits et contre laquelle il lutte activement avec pour but la fin de l’emploi de ces jeunes hommes africains dans la torture et la répression des insurgés algériens. Dans le système interconnecté de l’empire français, les hiérarchies raciales se font et se défont au gré du contexte politique et des exigences de gestion des corps et des esprits des sujets indigènes. Le discours essentialisant sur la question raciale développé par Cohen et Barny au cours de leur dialogue ne sert qu’à masquer la brutalité du pouvoir colonial. Leur but : nuancer, ou mieux éteindre, l’analyse sur la violence absolue régissant la colonie, dont Fanon est pourtant le théoricien.

Il serait possible de poursuivre l’examen de l’interview de Barny sur les ondes de Radio J, mais il n’est pas nécessaire d’accabler davantage les lecteurs. Il suffit d’évoquer l’interruption qui a lieu vers la minute vingt, afin de laisser la place aux brèves de presse provenant d’Israél. La journaliste Eitanite Belaïche s’intéresse à ce que l’on appelle dans le jargon ultra-sioniste la « Judée et Samarie », c’est-à-dire la Cisjordanie. Candidement, sont repris les propos du Ministre de finances d’extrême droite Smotrich, qui réitère son opposition à ce que l’Autorité nationale palestinienne « reprenne le contrôle de ce territoire » – la Palestine, selon le droit international. Puis, toujours sur le même ton décomplexé, vient l’annonce de Smotrich selon laquelle, en 2024, « le record de démolitions de constructions arabes en Judée et Samarie a été battu ». La conversation entre Cohen et Barny reprend ensuite, comme si de rien n’était, se penchant sur « l’humanisme » de Fanon.

Entendre le nom de l’un des plus grands révolutionnaires antiracistes que l’histoire n’ait jamais connu, prononcé depuis le plateau d’une radio qui accueille régulièrement des officiers supérieurs de l’armée israélienne en train de commettre un génocide colonial donne des frissons. Fanon ne s’est pas occupé de Palestine durant sa courte vie. Nous ne savons pas ce que l’avenir lui aurait réservé. Cependant, un fait est établi : l’engagement de sa compagne Josie en faveur du peuple palestinien, jusqu’à sa mort en 1989. Présentée par Barny comme une simple assistante habituée à taper les mots dictés par son mari, Josie Fanon a au contraire joué un rôle de premier plan dans la maturation politique et dans le processus éditorial des textes du mari, Frantz, militant à part entière dans les rangs du FLN. Après la mort de Fanon, elle restera en Algérie, continuant à travailler à la rédaction du Moudjahid – l’organe du Front – et collaborant avec la revue panafricaniste « Révolution africaine ». En 1967, c’est Josie qui téléphone d’urgence à François Maspero pour lui demander de retirer la préface de Sartre des futures éditions des Damnés. Le philosophe venait de signer une pétition en faveur du droit d’Israël à se défendre, dans le cadre de la guerre de Six jours8.

A l’heure de l’appropriation néocolonialiste de la figure de Fanon, il est nécessaire d’élever la voix et de défendre sa mémoire et son héritage révolutionnaire commun de toute tentative de récupération. Le film de Jean-Claude Barny en est un exemple marquant.

Nicola Lamri


Notes :
1 David Macey, Frantz Fanon, une vie, Paris, La Découverte, 2013, p. 243.
2 F. Fanon, Les damnés de la Terre, Paris, Maspero, 1970, p. 189-94.
3 Simone De Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, vol. II, p. 432.
4 D. Macey, Frantz Fanon, cit., p. 415.
5 La photo en question est disponible ici : Philippe Triay, « Frantz Fanon (20 juillet 1925 – 06 décembre 1961) : un parcours exceptionnel en huit photos », FranceInfo, 6 décembre 2021, https://la1ere.francetvinfo.fr/frantz-fanon-20-juillet-1925-06-decembre-1961-un-parcours-exceptionnel-en-huit-photos-1171165.html.
6 Une photo de l’enterrement est disponible ici : « Les funérailles de Fanon : une opération risquée », FranceAntilles-Martinique, 6 décembre 2021, https://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/culture/les-funerailles-de-fanon-une-operation-risquee-186632.php.
7 « Fanon »: le biopic sur la figure de l’anticolonialisme est peu diffusé dans les cinémas mais agite les réseaux, RadioFrance, 8 avril 2025, https://www.radiofrance.fr/mouv/podcasts/quinze/fanon-le-biopic-sur-la-figure-de-l-anticolonialisme-est-peu-diffuse-dans-les-cinemas-mais-agite-les-reseaux-1836300.
8 Jessica Breakey, “Josie Fanon and her fidelity to Palestinian liberation”, Verso Blog, 28 mars 2024, https://www.versobooks.com/blogs/news/josie-fanon-and-her-fidelity-to-palestinian-liberation?srsltid=AfmBOoqJN_QhJSjZyITtoKD8kM-KUGxrv6drv5kJqDhXfq1b4nDh4hDa.

Jonas Pardo est un bouffon.

Certains le savent : j’aime bien saisir les opportunités que m’offrent mes ennemis pour faire de la pédagogie. Jonas Pardo (de Golem que je ne présente plus à Médiapart), et que tous les médias de la gauche collaborationniste s’arrachent, vient de commettre l’exégèse d’un petit post sans prétention que j’ai publié il y a quelques jours. Je saluais en effet un exercice journalistique auquel on est peu habitué. Celui de Judith Bernard, interviewant Daniel Schneidermann sur certains angles morts de sa « neutralité » journalistique qui comme chacun sait n’existe pas car ne pas choisir, c’est encore choisir :

« Remarquable Judith Bernard! Vraiment.

Il en ressort ce que j’ai toujours pensé de Schneidermann : c’est un fuyard (que ce soit par rapport à son identité ou par rapport à sa fausse neutralité journalistique qui n’est qu’une forme d’irresponsabilité politique). Profitez pendant que le site est encore en accès libre. »

De ce post assez anodin, Pardo nous offre une interprétation qui ne s’embarrasse d’aucune contrainte morale[1].

D’abord le titre. J’imagine qu’il se sent puissant à chaque fois qu’il accuse un adversaire d’antisémitisme. J’imagine même qu’il pense à chaque fois donner l’estocade. Ça peut marcher chez les fragiles, mais sur moi ça glisse. Et pour le dire plus clairement, je m’en tape. J’ai déjà eu l’occasion de le dire : seul un ange plein de vertus est autorisé à suspecter ma probité morale. Sûrement pas un sioniste honteux. Pardo qui m’accuse d’antisémitisme, c’est comme Roussel qui accuserait Mélenchon de trahir la lutte de classe. Aucun crédit.

Bon, le reste, c’est pour le plaisir, tellement c’est facile. Je réponds point par point, mais dans un style nonchalant, parce que ma plus belle plume je la réserve aux ennemis de qualité.

Donc dans l’ordre :

1/ « Elle nous avait déjà fait part de son dégoût pour les enfants juifs à kippa, la candidate miss France dont le père est israélien, les sionistes qui se revendiquent sionistes, et les juifs de gauche quelle appelle les « sionistes de gauche » parce quils osent dire quil y a un problème dantisémitisme à la France Insoumise. Puisquil restait ensuite peu de Juifs respectables à ses yeux, elle sen est pris au seul type de lUJFP qui voyait bien quil y avait une ressemblance entre les affiches nazies et le visuel dHanouna appelant à la marche contre le racisme. Aujourdhui, Bouteldja sen prend à Schneidermann quelle traite de « fuyard par rapport à son identité ». La lâcheté et la trahison juive, un classique de lantijudaïsme. »

Dans ce premier tas, il y a une seule vérité : mon dégoût pour les sionistes qui se revendiquent sionistes bien que le mot « dégoût » soit de trop car « dégoût » c’est déjà trop sentimental. Je pense en effet que les sionistes ont le droit d’être sionistes, mais ce que j’attends d’eux c’est qu’ils en assument les conséquences dont le génocide en cours est l’un des aspects monstrueux. Qu’ils cessent de se défiler face à leurs responsabilités morales ce que Pardo fait en se déclarant a-sioniste (genre !). Il aurait pu ajouter « mon dégoût » pour les socialistes, les macronistes, les fascistes…Ceux à qui je m’oppose politiquement. Je ne vois vraiment pas où est le problème. Mais c’est justement parce qu’il n’y a pas de problème, qu’il ajoute mon « dégoût pour les juifs de gauche » que j’appellerais « sionistes de gauche ». Ben non. J’appelle « sionistes de gauche » les sionistes de gauche. C’est tout. Ils peuvent être juifs comme non juifs. Il y a même des indigènes dans le tas. Bien sûr, aucune démonstration ne vient soutenir cette accusation grave, mais il s’en fout. Et ce ne sont pas les médias qui l’invitent qui vont lui demander des comptes sur sa malhonnêteté à mon égard vu qu’ils font pareil.

« Parce qu’ils oseraient dire qu’il y a un antisémitisme à gauche », ajoute-t-il. Le mot « oser » est de trop car personne ne prend de risques à proférer cette accusation tant l’opinion qui y adhère est large pour de bonnes comme de mauvaises raisons. Moi-même par exemple, suis de ceux qui pensent qu’il y a un antisémitisme à gauche. Et on n’a pas attendu le basculement « islamo-gauchiste » de la FI pour faire ce constat. Il suffit de remonter aux premiers écrits du PIR sur le racisme structurel du champ politique blanc dont la gauche fait partie pour savoir que pour l’antiracisme politique, c’est juste la base. Sauf qu’il y a deux manières de critiquer cette gauche : d’un point de vue décolonial (c’est notre cas) et du point de vue contre-révolutionnaire (c’est le cas de Pardo et de CNews). En effet, on peut reprocher à la gauche blanche en général sa collaboration de race avec le bloc au pouvoir (L’Etat racial intégral, toussa, toussa), son paternalisme antiraciste et son philosémitisme qu’il faut comprendre à l’aune de ce pacte racial (ce que nous faisons) mais on ne peut pas lui reprocher, et en particulier à la gauche de rupture, d’avoir un programme et des intentions antisémites.

Venons-en à Schneidermann, dont j’ai dit qu’il était un fuyard du « point de vue de son identité ». Je persiste et signe. J’ai écrit dans « Les blancs, les juifs et nous » ce passage où je m’adresse aux juifs, souvent tronqué pour lui faire dire ce que je ne disais pas :

« Cest vrai, vous m’êtes très familiers. Non pas tellement pour notre appartenance commune aux « gens du Livre », ou encore parce que nous aurions un ancêtre commun, le prophète Abraham. Cette généalogie me parle mais pas de façon politique. Ce qui fait de vous de véritables « cousins », cest votre rapport aux Blancs. Votre condition à lintérieur des frontières géopolitiques de lOccident. Quand je vous observe, je nous vois. Vos contours existentiels sont tracés. Comme nous, vous êtes endigués. On ne reconnaît pas un Juif parce quil se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. Comme nous. »

Je ne connais pas Schneidermann personnellement. On pourrait donc me rétorquer que je ne peux pas me permettre un tel préjugé sur sa personne et qu’il a le droit de refuser d’être réduit à son identité de juif. Sauf que je n’ai pas besoin de connaître tous les musulmans, noirs, rroms et juifs de France pour avoir un avis sur notre condition commune au coeur d’une société structurellement raciste. Pour ma part, tant que le racisme n’aura pas été aboli, je suspecterai tout non-blanc non-décolonial (car la juste mesure qu’il faut avoir concernant son identité non-blanche au coeur de la modernité occidentale, c’est la boussole décoloniale qui nous la donne) d’errer entre ces différents pôles de la raison raciste : l’assimilation, la haine de soi, la fuite ou au contraire l’ultra affirmation, l’obsession de l’authenticité identitaire. Bien sûr que je comprends la volonté de rejeter l’assignation à être juif ou à n’être que juif. Mais dans une société raciste qui t’oblige à t’assimiler à ses conditions, la résistance c’est de s’affirmer. C’est à dire ne pas fuir l’identité (réelle ou pas) à laquelle tu es assigné mais l’affronter. L’exemple de Charlie Chaplin, à ce titre, est remarquable. Il était accusé d’être juif alors qu’il ne l’était pas. Mais, et je le kiffe pour ça, il refusait de nier qu’il l’était car le nier c’était valider l’idée que l’être était un problème. Et que dire d’Elya Ehrenbourg qui disait « je resterai juif jusqu’au dernier antisémite ». Superbe ! By the way, c’était là le sens ultime de ce passage du petit livre rouge[2] qui a fait couler tant d’encre : « J’appartiens à ma race, à ma famille, à l’Algérie… ». J’aurais pu ajouter : jusqu’au dernier islamophobe.

2/ « Lantiracisme politique semble avoir vécu une révolution, non pas au sens dun bouleversement profond des sociétés, mais dun tour sur lui-même. Dune nécessité de politisation de lantiracisme – la vision du racisme comme un rapport social générateur davantages au profit de la majorité « blanche » et au désavantage des populations « non blanches » – il est devenu une morale dogmatique voire complotiste. Judith Bernard, que Bouteldja trouve vraiment remarquable”, prétend quon « peut se sentir plus ou moins blanc » (https://x.com/jeraeve/status/1813879267911991462) dans l’émission Paroles dHonneur. Pour Bernard, le racisme nest pas un rapport social doppression, il est un sentiment. Cest en substance ce que disait Bouteldja dans Les juifs, les blancs et nous, une version gauchiste du choc des civilisations ; si vous soutenez la Palestine, alors vous êtes un indigène. Bouteldja a réadapté la proposition dAlain Soral quil tenait lui-même des colons algériens ; il ne sagit plus de lalliance des chrétiens, mais des beaufs, avec les musulmans, les barbares, contre les Juifs, cest-à-dire les sionistes. »

Ce passage est savoureux. Déjà pour son hommage implicite au militantisme décolonial. L’antiracisme politique comme « nécessité de politisation de l’antiracisme » est un bel aveu. Cela dit plusieurs choses : premièrement, nous avons gagné du point de vue des idées. Deuxièmement, Pardo aimerait en être mais le ticket d’entrée est trop coûteux pour le sioniste honteux qu’il est. En effet, on ne peut pas appartenir au camp de l’émancipation et participer activement à la reproduction du champ politique blanc, le sionisme en étant l’une des composantes. Pardo est donc obligé d’entacher l’antiracisme politique pour justifier de ne pas en être. Mais oui, pensez donc, « il est devenu une morale dogmatique, voire complotiste ». Pour preuve : Judith Bernard qui nie le caractère structurel de l’oppression et Bouteldja qui fait du Soral. Concernant Judith et du haut de mon « Master en décolonialité » (que je m’auto-attribue), j’avoue avoir beaucoup apprécié le moment où elle s’est dite moins blanche que Sophia Aram. Pourquoi ? Parce que Judith Bernard, c’est un parcours. J’estime qu’en tant que blanche investie dans l’antiracisme politique et l’antiimpérialisme, elle a suffisamment fait ses preuves pour se permettre de remettre Aram à sa place. Il n’y a rien de plus minable que de juger quelqu’un sans prendre en compte son background, c’est à dire en l’occurrence son passage de blanche innocente à blanche consciente.  De plus, je l’ai déjà dit : je n’aime pas les blancs fragiles. Quand un blanc ou une blanche cesse de faire le canard devant les indigènes (en sacralisant la parole des « premiers concernés » ou en étant intimidé par eux alors qu’ils peuvent dire ou faire de la merde), c’est là que je commence personnellement à le prendre au sérieux. (Blanche Gardin si tu nous entends ?) En effet, toujours du haut de mon master, il convient de faire la différence entre blanchité objective et blanchité subjective. Judith Bernard est une militante et se réclame du matérialisme historique et de la théorie décoloniale. Elle sait très bien qu’elle est blanche du point de vue des structures et de son milieu qui la font et blanche et bourgeoise. Non seulement elle ne le nie pas mais c’est à partir de cette position qu’elle s’est permise de dire qu’elle était moins blanche que Sophia Aram, car là elle parle de blanchité subjective. Celle à laquelle tu es libre d’adhérer ou pas. De ce point de vue, une Sophia Aram, une Rachida Dati, un Barak Obama ou un éventuel futur pape noir qui ferait le jeu de l’Occident sont tous des blancs volontaires. Et oui, Judith qui s’inscrit dans un combat anti-impérialiste, antiraciste et antisioniste est politiquement moins blanche que Sophia Aram, l’indigène républicaine ou Pardo, le sioniste, en vertu de leurs orientations politiques respectives.

Pour ce qui concerne ce passage :

« Cest en substance ce que disait Bouteldja dans Les juifs, les blancs et nous, une version gauchiste du choc des civilisations ; si vous. soutenez la Palestine, alors vous êtes un indigène. Bouteldja a réadapté la proposition dAlain Soral quil tenait lui-même des colons algériens ; il ne sagit plus de lalliance des chrétiens, mais des beaufs, avec les musulmans, les barbares, contre les Juifs, cest-à-dire les sionistes »

Je trouve que le côté gloubi-boulguesque du propos est tellement évident que les lecteurs seront assez compatissants pour comprendre que je ne peux pas faire de miracles. Pour risquer une réponse, il faut déjà comprendre. Là je m’avoue vaincue.

3/ « Tout comme Soral et son accusation « dauto-sémitisme », Bouteldja rit des accusations dantisémitisme. Elle les provoque dailleurs. Sinon, elle naurait pas écrit « Je suis Mohamed Merah » au lendemain de la tuerie de trois enfants et dun papa juif. Elle naurait pas appelé Dieudonné « mon frère » (la question de la racisation est alternativement une une question de positionnement politique ou une question de condition, enfin c’est surtout une question démagogique) »

Bon, là j’ai la flemme. Mais concernant Merah, je donne des pistes sous forme de teasing pour susciter la curiosité (j’ai quelques rudiments de marketing, t’as vu ?).

J’ai effectivement écrit un article sur Mohamed Merah, avec dans l’ordre d’apparition trois citations :

1/ « Mohamed Merah et moi »

2/ « Mohamed Merah c’est moi »

3/ « Mohamed Merah, c’est pas moi ».

Et ce, dans le même texte d’où est tiré le morceau que Pardo choisit au détriment des deux autres.

S’offrent donc à moi deux hypothèses :

1/ Pardo ne lit pas le début et la fin des textes. Il ne lit que le milieu. Comme je suis compréhensive et bienveillante, je reconnais que matériellement c’est possible. Aucune loi physique n’interdit de ne lire par exemple que le milieu du « Crime de l’Orient Express ». Tu ne sauras jamais qui sont les différents personnages du roman (qui sont présentés au début) ni qui a commis le crime (puisqu’il est révélé à la fin) mais je reconnais que c’est un droit absolu et que rien, du point de vue de la loi, ne s’y oppose.

2/ Pardo est un fumiste.

Mais comme je ne veux influencer personne, je laisse à ces deux hypothèses leur droit d’exister à égalité.

Ai-je appelé Dieudonné « mon frère » ? Je crois plutôt que j’ai dit qu’il était un « frère de condition ». Comme Pardo le sait, il anticipe et écrit : « la question de la racialisation est alternativement une question de positionnement politique ou une question de condition ». Là, je renvoie à la jurisprudence Judith Bernard. Mais ce qu’ignore Pardo, c’est que je suis même capable de dire et d’assumer que Pardo est lui-même mon frère de condition, vu qu’en France, c’est un non-blanc, mais je ne veux pas qu’on m’accuse d’avoir provoqué chez lui une crise d’apoplexie. Surtout que moi-même j’ai éprouvé une certaine douleur à l’écrire.

4/ « Son argumentaire anti-antisémite se résume à deux éléments : le déni tautologique (je ne suis pas antisémite car je suis contre lantisémitisme), qui constitue lessentiel de sa partie rédigée dans son dernier livre, et le fait quelle connaît des Juifs. Richard Wagner également se vantait davoir « un bon ami juif ». »

C’est là que je saisis l’opportunité d’utiliser l’expression « dissonance cognitive » que je rêve de placer depuis longtemps pour briller vu que je l’entends souvent sortir de bouches intelligentes. J’ai beau me relire, je ne vois pas, mais alors pas du tout, où il a pu lire dans « Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations » que j’écrivais « Je ne suis pas antisémite car je suis contre l’antisémitisme » pour la simple et bonne raison que je dis presque le contraire. La preuve, page 146 :

« Je veux prendre Dieu et ses créatures à témoin et le dire sans pudeur : Je pense être la personne la moins antisémite de France. »

C’est tout de même une nuance de taille. Ah mais j’oubliais ! J’ai écrit ce passage au tout début et lui ne commence la lecture qu’au milieu. Ce n’est donc pas de la « dissonance cognitive ». Shit !

5/ « Mais ce deuxième « argument » s’érode ; il est notable de constater que le nombre de juifs qui trouvent grâce à ses yeux samenuise. Il ne reste guère plus que ceux qui sassument comme « feuj de service » (voir la conférence de Maxime Benatouil à ce propos ici : https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=M9tdZR3eW1E vers [37:30]). Nous agissons contre lantisémitisme avec le principe Ahavat Israel (cela veut dire lamour du peuple juif et de lhumanité, je le précise pour les Tsatziki marseillais qui découvraient que dans le kadish, prière araméenne, il y avait le mot Israël…) mais nos engagements syndicalistes nous rappellent que nous devons nous méfier des jaunes. »

Je ne vois pas ce qui lui permet de dire que « le nombre de juifs qui trouvent grâce à mes yeux s’amenuise ». Quelles sont les preuves ? Ce que je sais de manière tangible c’est que le compte X de Tsedek a 22 500 abonnés contre 7 900 pour Golem et 9800 pour les JJR, tandis que l’UEJF, vielle de plus de 80 ans, n’en a que 20 900. Pour ce qui est d’Instagram, Tsedek c’est 62 800 abonnés contre 14 200 pour Golem et 14 000 pour les JJR. Ce que je sais c’est que Tsedek ne cesse de grandir et que l’UJFP jouit d’une grande considération dans la gauche de gauche. Au contraire, l’expression antisioniste de la communauté juive de France a permis à de très nombreux jeunes juifs de trouver un espace qui les politise sans le moindre renoncement à leur histoire et à leur identité. Par ailleurs, mais ça je le dis aussi pour le plaisir, mes agents qui sont infiltrés dans le monde de l’édition me disent que notre livre sur l’antisémitisme se vend à ce jour à presque 7000 exemplaires et que celui de Pardo à 1600. Si j’ajoute à ça, le fait que lui est invité partout jusque dans les réseaux institutionnels, qu’il a eu pas mal de papiers dans la presse nationale, nous, avec le nôtre (contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations), n’avons reçu aucun soutien de la presse (sauf le Média, Hors-Série et l’extraordinaire PDH). Alors bon…

Ma conclusion c’est que Pardo est un bouffon. Mais ça ne suffit pas à le caractériser car au fond c’est d’abord un militant politique qui défend un camp. Celui du sionisme tout en se battant pour garder l’aura d’un militant de gauche. A ce jeu, il est perdant. On peut être sioniste et appartenir à la gauche (les gauches occidentales ayant souvent été colonialistes) mais il convient de caractériser cette gauche : elle est blanche. Pardo appartient bien à la gauche blanche. Mais comme je le disais plus haut et toujours du haut de mon master décolonial, la gauche blanche qui soutient le sionisme reproduit l’antisémitisme en en acceptant ses postulats racistes : à savoir que les juifs ne sont chez eux qu’en Israël et en assimilant tous les juifs à cet Etat colonial. Par conséquent, si Pardo est un bouffon c’est le moindre de ses défauts car il est surtout, et à son niveau, un reproducteur de l’antisémitisme.

Antisémite ? C’est çui qui dit qui y’est!


[1] L’antiracisme tronqué de Bouteldja est un antisémitisme ordinaire

Elle nous avait déjà fait part de son dégoût pour les enfants juifs à kippa, la candidate miss France dont le père est israélien, les sionistes qui se revendiquent sionistes, et les juifs de gauche qu’elle appelle les « sionistes de gauche » parce qu’ils osent dire qu’il y a un problème d’antisémitisme à la France Insoumise. Puisqu’il restait ensuite peu de Juifs respectables à ses yeux, elle s’en est pris au seul type de l’UJFP qui voyait bien qu’il y avait une ressemblance entre les affiches nazies et le visuel d’Hanouna appelant à la marche contre le racisme. Aujourd’hui, Bouteldja s’en prend à Schneidermann qu’elle traite de « fuyard par rapport à son identité ». La lâcheté et la trahison juive, un classique de l’antijudaïsme. 

L’antiracisme politique semble avoir vécu une révolution, non pas au sens d’un bouleversement profond des sociétés, mais d’un tour sur lui-même. D’une nécessité de politisation de l’antiracisme – la vision du racisme comme un rapport social générateur d’avantages au profit de la majorité « blanche » et au désavantage des populations « non blanches » – il est devenu une morale dogmatique voire complotiste. Judith Bernard, que Bouteldja trouve “vraiment remarquable”, prétend qu’on « peut se sentir plus ou moins blanc » (https://x.com/jeraeve/status/1813879267911991462) dans l’émission Paroles d’Honneur. Pour Bernard, le racisme n’est pas un rapport social d’oppression, il est un sentiment. C’est en substance ce que disait Bouteldja dans Les juifs, les blancs et nous, une version gauchiste du choc des civilisations ; si vous. soutenez la Palestine, alors vous êtes un indigène. Bouteldja a réadapté la proposition d’Alain Soral qu’il tenait lui-même des colons algériens ; il ne s’agit plus de l’alliance des chrétiens, mais des beaufs, avec les musulmans, les barbares, contre les Juifs, c’est-à-dire les sionistes 

Tout comme Soral et son accusation « d’auto-sémitisme », Bouteldja rit des accusations d’antisémitisme. Elle les provoque d’ailleurs. Sinon, elle n’aurait pas écrit « Je suis Mohamed Merah » au lendemain de la tuerie de trois enfants et d’un papa juif. Elle n’aurait pas appelé Dieudonné « mon frère » (la question de la racisation est alternativement une unequestion de positionnement politique ou une question de condition, enfin c’est surtout une question démagogique), elle ne citerait pas des nazis positivement qu’elle opposerait à des penseurs Juifs dans des textes à la gloire du drapeau et l’hymne français. Son argumentaire anti-antisémite se résume à deux éléments : le déni tautologique (je ne suis pas antisémite car je suis contre l’antisémitisme), qui constitue l’essentiel de sa partie rédigée dans son dernier livre, et le fait qu’elle connaît des Juifs. Richard Wagner également se vantait d’avoir « un bon ami juif ». Mais ce deuxième « argument » s’érode ; il est notable de constater que le nombre de juifs qui trouvent grâce à ses yeux s’amenuise. Il ne reste guère plus que ceux qui s’assument comme « feuj de service » (voir la conférence de Maxime Benatouil à ce propos ici : https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=M9tdZR3eW1E vers [37:30]). Nous agissons contre l’antisémitisme avec le principe Ahavat Israel (cela veut dire l’amour du peuple juif et de l’humanité, je le précise pour les Tsatziki marseillais qui découvraient que dans le kadish, prière araméenne, il y avait le mot Israël…) mais nos engagements syndicalistes nous rappellent que nous devons nous méfier des jaunes.

[2] Les Blancs ; les Juifs et nous, chapitre « Nous, les femmes indigènes »

Houria Bouteldja (Membre du QG décolonial)