Le pire n’est jamais sûr. Après 8 ans de macronisme, déjà jalonnés de nombreuses saillies violemment islamophobes, voici donc que le gouvernement franchit un nouveau seuil en direction du fascisme en nous présentant un rapport « explosif » sur « l’entrisme frériste ». En plein génocide gazaoui, et alors que le Premier ministre lui-même est secoué par l’affaire Bétharram, ce rapport intervient comme un contre-feu très opportun permettant au pouvoir et à son excroissance médiatique de focaliser l’attention sur le seul véritable ennemi de la nation : « l’islamisme ».
En 2020, le discours des Mureaux avait introduit la notion de « séparatisme islamiste » dans le débat public, accusant donc une part non clairement définie de la communauté musulmane de chercher à vivre à l’écart de la société et selon ses propres normes (islamiques, donc), voici donc que l’Etat change radicalement de braquet en pointant, cette fois-ci, le comportement exactement inverse. Désormais, les musulmans « radicaux » sont accusés de chercher à dévoyer la République de l’intérieur, en avançant masqués en direction de la charia. Associations sportives, médias, services publics, collectivités locales, partis politiques : rien ne semble résister à la subversion islamiste, et les musulmans extrémisés semblent décidément plus proches du pouvoir qu’ils ne l’ont jamais été.
Trop à l’écart, trop intégrés, les musulmans apparaissent donc de plus en plus pour ce qu’ils sont : des indésirables par principe, vis-à-vis desquels une présomption de culpabilité est de mise. Toutefois, si elle atteint une acuité et une agressivité sans précédent sous le Président « ni de droite ni de gauche », la construction méthodique de l’ennemi intérieur musulman est le fruit d’un long travail de sape politique, associé à un matraquage médiatique ahurissant.
Ce qui se dessine sous nos yeux à présent, c’est une véritable ségrégation d’Etat, entendue comme la somme des dispositifs juridiques, politiques, administratifs et symboliques mis en œuvre par la France gouvernementale pour organiser la stigmatisation et l’infériorisation de la communauté musulmane.
Systémique et structurée, cette ségrégation repose évidemment sur des lois, mais pas que. Pratiques policières et judiciaires, discours officiels, mécanismes de légitimation idéologique, c’est un véritable arsenal qui est déployé pour instituer l’ordre social islamophobe, le plus souvent sous couvert de neutralité républicaine, de sécurité nationale et de laïcité. Ici, nous nous proposons d’en faire l’analyse politique.
Que dit ce rapport sur « l’entrisme frériste » ? Commandé par Gérald Darmanin au printemps 2024, il a été rédigé par un préfet et un ex-ambassadeur avec les contributions des services de renseignement et de diplomates. On y rencontre des concepts, jadis brandis par des figures médiatiques ou des intellectuels organiques, que l’Etat reprend désormais officiellement à son compte : la France serait confrontée aux fléaux de « l’islamisme municipal », de la « politique par le bas », et du « risque frériste » dans une vingtaine de départements. Un peu plus de 10% des mosquées du pays seraient concernées par ce problème, pour un noyau dur de 400 à 1000 personnes particulièrement radicalisées. Un écosystème frériste est également identifié, qui s’appuie sur les écoles privées musulmanes (un peu plus d’une vingtaine), des commerces communautaires, ou encore des associations caritatives.
Ces chiffres, aussi impressionnants qu’imprécis, ne sont pas le fruit d’une analyse rigoureuse et du recensement de preuves irréfutables. Le rapport fonctionne globalement sur la base de la suspicion d’entrisme, sans être en capacité de fournir le moindre élément solide à l’appui de la thèse d’un projet global de prise de promotion de l’idéologie des Frères musulmans. Aucun positionnement clair n’est pointé du doigt, et la méthode retenue consiste essentiellement à « lancer l’alerte », sans laisser d’espace à la contradiction, y compris par des experts du sujet. Disons-le tout net : la pseudo-scientificité de ce document est patente, qui rend par définition la contre-argumentation malaisée … en l’absence d’un récit argumentatif rigoureux !
Le document manipule également l’amalgame à l’envi, en associant des structures qui n’ont pourtant rien à voir les unes avec les autres à cet effort d’immixtion frériste dans les affaires du pays. En témoigne par exemple l’évocation d’associations explicitement religieuses à des organisations politiques antiracistes qui n’ont pourtant aucune vocation ni propos à caractère cultuel, ou encore à des structures des défense des droits et de lutte contre les discriminations. Un gloubi-boulga indigeste que l’on pensait réservé aux éditos de Marianne et du Point, mais qui prend désormais la forme du discours officiel.
L’entrisme frériste est l’acmé d’un long cheminement que l’ont peut faire remonter a minima au texte qui a fait basculer définitivement la France dans la névrose islamophobe, à savoir la loi de 2004 sur le port du voile dans les établissements scolaires. Dans la foulée des attentats du 11 Septembre qui ont fait entrer l’Occident dans l’ère du choc des civilisations, la lutte contre l’islam(isme) s’est installée au sommet des priorités politiques, toutes forces politiques confondues. Dans le cas particulier de la France, elle a pris la forme de la « défense de la laïcité », faux-nez de celles et ceux qui sont déterminés à en découdre avec les musulmans et à faire en disparaître toute trace dans l’espace public, au nom d’un anticléricalisme totalement dévoyé (à gauche) ou de la préservation de prétendues racines judéo-chrétiennes (à droite), avec à chaque fois la volonté affichée de promouvoir une certaine civilisation occidentale foncièrement étrangère au paradigme musulman. La loi de 2004 a fait l’objet d’un consensus quasi-total de la commission Stasi qui l’a produite, et de l’Assemblée nationale de l’époque. Tous laïques !
Ce tournant législatif majeur, dont la principale conséquence a été de mettre les jeunes filles musulmanes (mais aussi juives ou sikhs) à l’écart de l’école publique, a été le point de départ d’une prolifération de lois, décrets, arrêtés, circulaires, qui ont tous eu pour finalité de resserrer l’étau autour de la communauté musulmane. La liste est proprement vertigineuse, on en propose un rapide aperçu :
– 2010 : loi contre le port du niqab (voile intégral) dans l’espace public
– 2012 : circulaire interdisant les mères voilées en sortie scolaire
– 2013 : introduction de la laïcité à l’école, outil de surveillance de la religiosité au nom de la « neutralité » laïque
– 2016 : plusieurs arrêtés municipaux anti-burkini
– 2017 : loi de Sécurité Intérieure et de Lutte contre le Terrorisme (SILT), permettant les fermetures administratives de lieux de culte, les assignations à résidence ou encore la surveillance électronique sans validation judiciaire.
– 2021 : loi séparatisme, utilisée comme outil de contrôle de la communauté musulmane et de ses associations, ses lieux de culte, et même de l’éducation à domicile
– 2023 : circulaire d’interdiction des abayas à l’école
– 2023 : validation par le Conseil d’Etat de l’interdiction du voile dans les compétitions sportives
Ces dernières années, nous avons ainsi été témoins des nombreuses dissolutions administratives d’associations musulmanes comme BarakaCity ou le CCIF, au nom de leur proximité idéologique avec l’islamisme. Ces dissolutions sont allées de pair avec les perquisitions abusives, la fermeture temporaire ou définitive de lieux de culte, l’expulsion d’imams étrangers jugés gênants ou encore la surveillance policière d’établissements scolaires, pour certains privés de contrat d’association avec l’Etat sans motif valable (Lycée Averroès de Lille).
On le voit : la dynamique ségrégationniste engagée avec le texte de 2004 est potentiellement infinie, à tel point que les forces de droite extrémisée n’hésitent plus à brandir le projet d’une interdiction du voile dans l’espace public en général.
Evidemment l’Etat intégral ségrégationniste marche sur ses deux jambes et la détermination législative, policière et judiciaire du pouvoir est soutenue avec vigueur par l’appareil médiatique, lui-même sous tutelle de la grande bourgeoisie y compris dans sa variante « service public ». On a donc vu depuis une quinzaine d’années l’essentiel des quotidiens nationaux et des principales chaînes de télévision s’engager dans une croisade sans merci contre « l’islamisme », en jetant de l’huile en abondance sur le feu lorsqu’une opportunité se présentait. La fabrication médiatique de l’ennemi musulman est un pilier essentiel de l’ordre ségrégationniste contemporain. Cette fabrication repose sur une double dynamique : d’une part, la répétition obsessionnelle de figures menaçantes (la femme voilée, le barbu, le salafiste, la tâche de prière sur le front), et d’autre part, la mise en lumière récurrente de « signes de radicalisation » – qui relèvent en réalité le plus souvent d’une pratique religieuse simplement orthodoxe. L’effet recherché est clair : rendre suspecte toute manifestation visible de l’islam, jusqu’à son expression la plus banale.
Cette croisade islamophobe trouve ses hérauts attitrés, promus par les rédactions en chef et les plateaux TV : Finkielkraut, Fourest, Sophia Aram, Mila, Bouvet, Praud… Une élite médiatique dont l’unique expertise semble être la haine obsessionnelle de l’islam et l’appel permanent à sa disparition. Comment oublier les propos d’Yves Thréard affirmant : « Je déteste la religion musulmane », ou encore le fameux « antisémitisme couscous » brandi pour désigner une solidarité arabe jugée trop voyante ? Ces saillies, loin d’être marginales, forment un substrat culturel quotidien que les chaînes d’information en continu distillent sans relâche, tout comme la presse écrite – du Figaro à Libération.
C’est dans ce climat que se sont imposés les thèmes de l’islamo-gauchisme et de l’indigénisme, deux avatars conceptuels du complot de l’intérieur. Là où les années 30 désignaient le « judéo-bolchévique », le pouvoir contemporain brandit la menace d’une alliance entre les « barbus » et les « wokes ». L’enjeu est le même : produire une figure fantasmatique de l’ennemi total, à la fois subversif, étranger, fanatique, et traître à la patrie. Et ce n’est pas un hasard si les relais de cette rhétorique sont à la fois dans les cabinets ministériels et dans les rédactions : c’est bien une dialectique entre pouvoir et médias qui organise l’agenda islamophobe, selon une règle simple : c’est l’émotion publique suscitée par les médias qui prépare le terrain aux lois liberticides, aux circulaires absurdes, aux dissolutions politiques.
Cette dynamique s’est déchaînée de manière spectaculaire depuis le 7 octobre. La parole pro-palestinienne a été d’emblée criminalisée, assimilée à une complicité avec le Hamas, voire avec le terrorisme. La question palestinienne, pourtant ancrée dans une histoire de colonisation, d’occupation militaire, de nettoyage ethnique et de résistance, est désormais réduite à un conflit religieux entre Israéliens démocratiques et islamistes fanatiques. Cette grille de lecture civilisationnelle permet de souder un « nous » européen, blanc, judéo-chrétien, contre un « eux » barbare, fanatique, musulman. Elle justifie l’alignement total sur l’État israélien, présenté comme un bastion de la modernité au cœur d’un Moyen-Orient archaïque.
Dans ce contexte, les militants politiques, notamment musulmans, qui ont pris la parole depuis le 7 octobre ont fait l’objet de mesures de représailles graves : convocations policières, pertes de postes, diffamations publiques, poursuites judiciaires. Dans le même temps, les manifestations de soutien à Gaza ont été systématiquement interdites ou encadrées de manière dissuasive. Le keffieh a même été désigné comme « signe religieux » par la police dans certaines circonstances ! Toute expression de solidarité avec la Palestine est désormais suspecte, dès lors qu’elle émane d’un sujet musulman, dans un mécanisme typique de la criminalisation de la parole autonome musulmane.
Ce traitement à géométrie variable tranche avec le soutien massif et inconditionnel apporté à l’Ukraine. Là, aucune ambiguïté : les réfugiés sont accueillis à bras ouverts, la résistance est glorifiée, et les pertes civiles suscitent l’émotion médiatique et politique. Le double standard est criant, et s’explique par des critères de proximité ethnique, culturelle, et religieuse. C’est aussi cela, la ségrégation d’État.
Cette ségrégation se manifeste également dans l’accès au logement, à l’emploi, à l’école. Les enfants des quartiers populaires – majoritairement issus de l’immigration musulmane postcoloniale – sont surexposés à l’échec scolaire, à la relégation dans les voies professionnelles les moins choisies, à la surdisciplinarisation. La carte scolaire, l’urbanisme ségrégatif, le marché du travail discriminatoire, l’accès inégal au soin, tout cela concourt à faire du sujet musulman un citoyen de seconde zone. Cette relégation systémique s’inscrit dans une longue continuité historique : celle de la domination coloniale, fondée sur l’infériorisation de l’indigène musulman. L’islamophobie française puise dans la même matrice que le code de l’indigénat, que la déclaration de l’inassimilabilité de l’Arabe, que la déshumanisation du colonisé.
Le tableau est saisissant. Mais quelle est la finalité de ce processus d’exclusion progressive de la communauté musulmane ? En nous appuyant sur l’exemple italien et la gestion du prolétariat palestinien en Cisjordanie, on entrevoit déjà la silhouette d’un avenir que nombre de gouvernements européens s’apprêtent à adopter : un État qui, sous couvert d’universalisme et de lutte contre le « terrorisme », dresse un mur légal et social entre musulmans et non-musulmans. En Italie, Giorgia Meloni, élue sur un programme farouchement anti-migrants, a dû, face aux besoins économiques, régulariser des centaines de milliers de travailleurs étrangers : un compromis cynique où l’on promet une citoyenneté “de papiers” à ceux qu’on vilipende en discours. En Cisjordanie, l’apartheid se déploie sans fard : population arabe soumise à des checkpoints, à l’humiliation quotidienne, à l’interdiction de circuler, maintenue dans un statut de prolétariat hyper-contrôlé.
Cette double expérience nous révèle le mécanisme à l’œuvre : quand l’islamophobie devient doctrine d’État, elle se pare d’un vernis de sécurité nationale pour produire une caste de travailleurs dociles — étrangers ou nationaux — dont on a besoin pour soutenir une économie vieillissante. D’un côté, la haine viscérale des « barbus » et « voilées » ; de l’autre, l’exploitation froide d’une main-d’œuvre corvéable. Entre ces deux pôles, un nouvel apartheid se profile : non plus fondé seulement sur la couleur de peau ou le lieu de naissance, mais sur l’appartenance religieuse (avérée ou présumée) et le contrôle idéologique.
La ségrégation ne se contentera bientôt plus d’accumuler lois liberticides et discours haineux : elle s’immiscera dans chacun de nos gestes du quotidien. Bientôt, une personne identifiée comme musulmane sera contrainte de donner des gages de “désislamisation” pour réaliser le moindre geste de la vie quotidienne : travailler, sortir dans la rue, inscrire son enfant à l’école, demander une subvention, créer une association ou une entreprise, pratiquer un sport ou accompagner une sortie scolaire. Elle aura beau donner le change et sans cesse faire montre de sa « neutralité » : le soupçon pesera quoi qu’il arrive, la rendant perpétuellement suspecte. Entravés dans chaque dimension de leur vie sociale, harcelés jour après jour par la justice, la police et l’administration, ces « musulmans présumés » risquent de se voir définitivement relégués au rang de citoyens de seconde zone.
Dès lors, le véritable enjeu est clair : face à cet apartheid renaissant, l’urgence est d’abord de bâtir un pôle politique musulman autonome, structuré et offensif, capable non seulement de résister mais de porter des ripostes concrètes aux attaques islamophobes. Ce collectif devra incarner une force de proposition et de défense, organiser les luttes, soutenir les victimes et inverser le rapport de force. D’autre part, toute organisation de gauche de rupture digne de ce nom doit intégrer la lutte contre l’islamophobie comme le cœur de son combat : comprendre que c’est la pierre angulaire du projet de société de la bourgeoisie et de ses relais médiatiques, l’outil premier pour diviser, exclure et exploiter. Faire de cette lutte une priorité stratégique, c’est renforcer l’alliance avec toutes les forces opprimées, remettre en cause les logiques de haine d’État et construire ensemble un front solidaire et égalitaire. Le choix est posé : amour révolutionnaire ou barbarie.
Yazid Arifi