Messages par QGDecolonial

Lettre ouverte aux sionistes (de gauche) qui convergent à Mediapart

Le barbare, c’est toujours celui qui croit à la barbarie, dit Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire.

Ainsi, pour diaboliser les Aztèques, les Conquistadors qui les assassinaient stigmatisaient-ils les sacrifices humains de ces indiens du Mexique. Plus proche de nous, les bombardements sur l’Afghanistan s’accompagnaient de grands discours pour la liberté des femmes contre la bien connue misogynie mahométane.

Aujourd’hui, après des dizaines de milliers de morts à Gaza mais aussi en Cisjordanie, l’accusation d’antisémitisme sert à justifier la guerre génocidaire. La résistance nationale palestinienne est donc tout bonnement accusée d’antisémitisme mais aussi d’avoir, le 7 octobre dernier, tué des Israéliens parce que juifs.

Cette antienne par trop répandue est, ces jours-ci, soutenue en une du Club de Mediapart[1] et complaisamment relayée par son directeur de publication sur le départ via Twitter, Edwy Plenel.

Cette lettre nous évoque par sa composition et son propos le dispositif discursif éculé du vieil antiracisme moral ainsi résumable « Je ne suis pas raciste mais »…ici remplacé par quelque chose comme « je ne suis pas sioniste mais… ».

En effet, après 5 lignes et 502 mots pour la forme où les auteurs de ce texte se targuent de leur « soutien » et de leur « solidarité » avec les Palestiniens (« je ne suis pas sioniste »), après 500 mots, donc, surgit le fameux « mais » suivi de 18 000 autres mots – 18 000 ! – énonçant une condamnation violente et malhonnête de la résistance palestinienne et de ses soutiens les plus actifs en France, Urgence Palestine, en l’occurrence.

La tribune ayant articulé tout son propos en appuyant sur le « truc » – comme dit Badiou qui en a lui-même été accusé – infamant de l’antisémitisme adopte un ton paternaliste en surplomb, distribuant les mauvais points à celles et ceux qui franchissent la ligne du sionistement acceptable.

Du haut d’un magistère moral douteux qui reflèterait une position absolument objective, sage et juste à propos du « conflit » en cours, ses auteurs se drapent logiquement dans une posture politique et morale présentée comme indiscutable, à savoir une position sioniste d’extrême gauche (oui, ils sont « révolutionnaires ») qui entérine en le niant le fait colonial israélien. Car « Israël se distingue des expériences coloniales européennes », nous dit Joseph Confavreux[2], journaliste à Médiapart ; cette tribune prolonge cette falsification consistant à réduire le conflit aux excès de « deux extrêmes », à savoir Netanyahou et le Hamas, passant au passage sous silence que quasiment toute la classe politique israélienne justifie l’horreur en cours à Gaza mais aussi en Cisjordanie où il n’y a pas eu de 7 octobre[3].

La vérité est que les faits depuis la création de l’État d’Israël par l’ONU en 1948 contredisent ce récit. Et ce n’est pas parce que Fayard a cessé d’éditer le livre d’Ilan Pappé sur l’épuration ethnique en Palestine[4], il y a déjà 76 ans, que la réalité de l’extrême violence coloniale sioniste n’existerait plus.

En 1948, les Palestiniens ont été expulsés et Israël est actuellement bâti sur la Palestine comme la France, de 1830 à 1962, l’était sur l’Algérie et sa population autochtone.

Aussi ne s’agit-il pas pour nous de deviser sur les frontières de 1967 ou de l’expansionnisme jamais rassasié de l’État d’Israël sur les terres palestiniennes mais de dénoncer le fait colonial dans son intégralité. Rappeler le but politique de rétablir le droit et la justice de la mer au Jourdain n’a rien d’une provocation et encore moins de quelque antisémitisme. La terre spoliée, colonisée, de Palestine doit recouvrer sa liberté tout comme la Kanaky. Ou comme le Vietnam a retrouvé sa souveraineté ou l’Algérie son indépendance.

De ces principes sur lesquels il est, du point de la justice, impossible de céder, il découle une vérité ultime : les Palestiniens ont le droit de se défendre. Il n’en est pas de même pour la puissance occupante qu’est Israël. Morale universelle que même le droit international reconnaît.

Cette position qu’on dira « antisioniste » énoncée, il nous est aisé de démonter point par point et intégralement les accusations que porte la tribune relayée par Mediapart contre le mouvement de soutien à la Palestine dont nous sommes partie prenante.

1- Les organisations qui rejoignent UP, qu’elles soient de l’immigration ouvrière, marxistes, libertaires, décoloniales, musulmanes ou simplement de défense des droits de l’homme le font en connaissance de cause et n’ont que faire de cette fausse camaraderie condescendante et paternaliste.

2- La plupart des crimes et exactions (viols, féminicides, bébés décapités…) imputés au Hamas et dont les médias sionistes nous rebattent les oreilles, soit ont été infirmés par de nombreux journalistes, notamment israéliens de Haaretz, mais aussi par des instances internationales, soit sont très peu étayés.

3- Les ritournelles colportées par la plupart des sionistes selon laquelle l’opération du 7 octobre 2023 aurait une « tonalité antisémite, pogromiste et exterminatrice caractérisée » est un scandale et une insulte à la fois à l’encontre de la lutte légitime des Palestiniens et de ses morts, dont des femmes et des enfants, mais aussi des Juifs d’Europe, victimes de pogroms en Ukraine notamment puis de l’extermination par les nazis. Les martyrs Juifs d’Europe sont par ailleurs dans ce texte la proie des rédacteurs de la tribune puisque la majorité d’entre eux, à l’instar du bundiste Marek Edelman, du résistant anti-nazi Hajo Meyer ou du communiste Henri Krasucki, étaient résolument antisionistes.

Notons du reste que l’historien renommé Omer Bartov – universitaire US d’origine juive israélienne et spécialiste de l’extermination des Juifs d’Europe – a contesté à plusieurs reprises que l’opération du 7 octobre dernier ait constitué un pogrom.

Assez simplement, un pogrom désigne l’attaque meurtrière d’une foule encouragée par un consensus raciste d’Etat contre une minorité ethnique et/ou culturelle dominée et déjà opprimée. Il ne peut échapper à la sagacité d’Edwy Plenel que la domination ici est israélienne.
Nos auteurs de la tribune oseraient-ils soutenir qu’un massacre de cowboys par des Indiens au XIXème siècle serait un pogrom ? Ou encore que l’ANC de Nelson Mandela, s’étant rendue coupable d’attentats contre des civiles afrikaners, aurait commis des pogroms anti-Blancs ?

Les Palestiniens, opprimés depuis des décennies, ne peuvent être assimilés aux cowboys comme les Israéliens ne seront jamais des Indiens.

4- Les forces coalisées du mouvement national palestinien à l’initiative du 7 octobre ont effectivement commis des actes de guerre et tué des Israéliens – encore que l’hypothèse que des hélicoptères israéliens aient tiré sur des participants à la rave-party près de Gaza soit plus que sérieuse et que de nombreux témoignages remettent en cause la version israélienne concernant l’attaque des Kibboutz – mais parler d’antisémitisme est faux et partant scandaleux. Les victimes israéliennes n’ont pas été visées en tant que juives mais comme israéliennes. Qualifier l’attaque d’anti-israélienne serait juste, la qualifier d’antisémite est malhonnête et infamant. Car remplacer Israéliens par Juifs, c’est faire passer frauduleusement une violence résultant d’une situation coloniale, dans le cadre d’une lutte de libération nationale, pour une attaque antisémite.

5-S’agissant du lien fait entre la dénonciation de la « domination blanche » et le Protocole des Sages de Sion, elle est tout simplement abjecte.

Rappelons des faits tus bien que connus de qui veut que nombre d’intellectuels antisémites voire pronazis du début du XXème siècle comme par exemple Drieu la Rochelle qui a écrit dans son testament « Je meurs antisémite (respectueux des Juifs sionistes) » ou Lucien Rebatet, antisémite virulent, qui a soutenu Israël dans la guerre de 1967, ont fini prosionistes ou, pour Xavier Vallat et Rebatet, soutiens fanatiques d’Israël au nom de l’Occident et de la blanchité.

Tout cela atteste que l’antisémitisme peut parfaitement s’accommoder du sionisme dès lors que celui-ci, à la grande joie des antisémites, a pour dessein un foyer national juif qui viderait l’Europe de sa part juive, précisément.

Une fois encore, doit-on rappeler que l’antisionisme a d’abord été une tradition politique majoritaire dans le Yiddishland d’avant la Seconde guerre mondiale ? Faut-il rappeler que depuis le 7 octobre 2023, aucun incident antisémite n’a été relevé dans les manifestations de soutien à la Palestine ? Faut-il également rappeler qu’en 2014, ces sont les organisations que cette tribune insulte – parmi lesquelles l’UJFP, l’AFA et le PIR – qui ont chassé les soraliens des manifestations ?

La tribune des sionistes de gauche a beau étaler tout au long de son propos une posture outrée par le mouvement national palestinien et ses soutiens qu’elle accuse d’antisémitisme, elle n’est que justification spécieuse de l’existence d’une colonie en Palestine dont le nom est État d’Israël.

Sbeih Sbeih, Omar Alsoumi, Youssef Boussoumah, Houria Bouteldja


[1] https://blogs.mediapart.fr/antisemites-hors-de-nos-luttes/blog/200224/lettre-ouverte-aux-organisations-qui-convergent-au-sein-d-urgence-palestine

[2] https://www.mediapart.fr/journal/international/141223/de-quel-colonialisme-israel-est-il-le-nom

[3] Voir à ce propos l’excellent entretien d’Hors-Série avec Eyal Sivan : https://www.hors-serie.net/Aux-Sources/2024-02-24/Israel-contre-les-Juifs-id579

[4] Désormais disponible à La Fabrique

Le diable aux trois couleurs : Contre le lynchage et l’expulsion de l’imam Mahjoubi

« Aucun appel à la haine ne restera sans réponse », a vomi sur un réseau social, mi-février, l’homoncule de la place beauvau.

Dans son Exégèse des lieux communs, Léon Bloy relevait la propension native du bourgeois à débiter en toutes circonstances, et évidemment à son insu, dissimulées sous le sens littéral de ses sentences remâchées, des Vérités mystiques, aussi hénaurmes qu’éternelles.

Le turpide petit Gérald a donc sans aucun doute bien raison, sans le savoir. Aucun appel à la haine ne restera sans réponse : adviendra le jour, insha’Llah, où les musulmanes et musulmans de ce pays, dont la patience jusqu’ici confine à quelque chose de proprement surnaturel – pour ne pas dire : divin –, poussés à bout par les fermetures abusives de leurs lieux de culte, les dissolutions arbitraires de leurs associations, les expulsions et les persécutions judiciaires de leurs représentants, les crachats médiatiques ininterrompus, répondront.

Ce jour-là, la « gauche » auréolée de sa pureté progressiste et inclusive se décidera-t-elle peut-être à choisir son camp ?

A moins – hypothèse cavalière – qu’elle ne l’ait déjà choisi ?* Feignons de maintenir encore un peu de suspens, alors que son mutisme assourdissant, face au déchaînement politique et médiatique dont l’imam Mahjoub Mahjoubi est aujourd’hui l’objet, vient s’inscrire dans la longue histoire de ses lâchetés et de ses inconséquences.

Pourtant, en cette occurrence comme en bien d’autres, il n’y avait pas à chercher bien loin les quelques considérations susceptibles de pointer le ridicule auquel s’exposait la panique patriotarde qui saisissait le pays champion de l’Universel, dont tout sacré a été banni – sauf son drapeau –, et gardien sourcilleux de la liberté d’expression :

Toutes les gouvernances vont chuter. C’est fini, hamduliLlah ! On aura plus tous ces drapeaux tricolores, qui nous gangrènent, qui nous font mal à la tête, qui n’ont aucune valeur auprès d’Allah. La seule valeur qu’ils ont, c’est une valeur satanique. 

J’affirme que tout partisan sincère de l’émancipation – éminente valeur « de gauche », si j’ai bien appris ma leçon – devrait tenir cette prophétie pour très réjouissante, et considérer cet imam comme un ami.[1]

On remarquera en premier lieu un petit fait d’apparence anodine, mais qui a toute son importance : alors que l’imam Mahjoubi, comme on peut parfaitement l’entendre dans la vidéo litigieuse, parle bien de ces drapeaux tricolores, au pluriel, l’hallali médiatique n’a eu aucun scrupule, dans sa titraille racoleuse, à traduire le passage en ces termes : « Le drapeau français est un drapeau satanique ». S’il y a quelque chose de satanique dans cette affaire, c’est d’abord et avant tout la crapulerie des journalistes qui, sans vergogne aucune, et en toute conscience, ont menti en vue d’achever un homme qui avait déjà été mis à terre par le médiocrissime Darmanin. Car on s’accordera aisément sur le fait que ce mensonge fait de ces cerbères du pouvoir une meute de ce qu’il faut bien nommer des calomniateurs – qualificatif qui, ô puissance révélatrice de l’étymologie, constitue l’une des traductions du terme grec : διάβολος, diabolos, dont est issu notre « diable ».

Une autre traduction possible du même terme fait du diable, Satan, donc, parmi d’autres noms usités, le « grand diviseur », ou « celui qui divise ». Dans l’Apocalypse de Jean, 12,9, référence qui devrait obtenir l’agrément de tous les obsédés des « racines judéo-chrétiennes de la France », Satan est décrit comme « l’antique serpent qu’on appelle le diviseur […] qui égare l’Univers entier ». Or, que les Etats-nations et leurs drapeaux soient des fauteurs de division, à l’intérieur de leurs frontières par les disparités de classes qu’ils instituent, ou à l’extérieur par la violente concurrence économique et militaire à laquelle ils se sont livrés de tout temps, voilà bien une idée on ne peut plus banale, qui est au principe de l’internationalisme de gauche, que ce soit dans sa tradition socialiste-communiste, ou dans les bifurcations de la branche anarchiste après la scission de la Première internationale. S’il existe quelques postulats susceptibles d’avoir réuni les diverses obédiences qui ont amorcé l’histoire de la gauche, celui-ci pourrait en être un, et il a sans aucun doute été partagé par un certain nombre de personnalités illustres qui donnent aujourd’hui leurs noms à ces temples de la République que sont les écoles.

Calomniateur, diviseur, Satan, c’est bien entendu, aussi et avant tout, le principe du Mal. Quand même l’envolée de l’imam Mahjoubi serait en effet, comme ce dernier s’en est lui-même défendu en essayant très légitimement de sauver sa peau et celle de sa famille, un lapsus, le retour d’un refoulé qui s’énoncerait à peu près ainsi : « Le drapeau français et la nation qu’il représente sont l’un des creusets des maux qui nous affligent, et nous n’avons rien à en attendre » ; eh bien, je continuerais d’applaudir à une considération que mes instincts libertaires m’ont depuis longtemps amené à reconnaître comme mienne, et me réjouirais d’avoir trouvé un frère.

Cédric Cagnat


[1] On apprend également, à la lecture des extraits de son arrêté d’expulsion qui ont fuité dans la presse, que ce même imam aurait déclaré, dans un autre prêche : « Il va falloir qu’on bouscule cette société, cette société belliqueuse et pourrie ». Je connais peu de gens qui ne souscriraient pas avec enthousiasme à cette belle résolution – et c’est d’ailleurs ce que l’on entend, en substance, dans tous les bistrots de France.

* A l’exception du NPA qui s’est distingué par un communiqué plus qu’honorable, intitulé : « L’imam Mahjoub Mahjoubi doit pouvoir rentrer en France »

Comprendre Gramsci aujourd’hui

“Guerre de mouvement”, “guerre de position”, “hégémonie politique”, “intellectuel organique”, “pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté”, “Etat gramscien”, ou encore le fameux “le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres” : toutes ces citations, tous ces concepts sont issus de la pensée d’Antonio Gramsci, militant communiste italien du début du XXème siècle.

Dans le contexte politique français, nombreux sont celles et ceux qui s’appuient sur ses écrits pour décrire l’actualité et analyser la radicalisation de l’Etat français. Cependant, les concepts issus de la pensée de Gramsci ne sont pas connus de la grande majorité, le travail d’explication est rarement fait et l’incompréhension règne.

La confusion autour des “concepts gramsciens” provient notamment de la (vulgaire) tentative de récupération de ces idées par la droite. Ainsi, Nicolas Sarkozy déclare « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là. » (Le Figaro, le 17 avril 2007) ou encore récemment Eric Zemmour écrit « Ce bon vieux Gramsci n’était pas mon cousin. Ivre de moi-même, j’étais convaincu d’avoir gagné à moi tout seul la bataille des idées. » (La France n’a pas dit son dernier mot, 2021). La confusion est ainsi claire : Antonio Gramsci est souvent réduit à la défense de la conquête du pouvoir par la bataille des idées. Rien de plus faux et réducteur.

Une utilisation audacieuse et pertinente des concepts gramsciens nous a été donnée par Houria Bouteldja dans son dernier livre Beaufs et barbares – Le pari du nous (La Fabrique, 2023) dans lequel elle reprend l’idée d’Etat gramscien pour développer le concept d’Etat racial intégral. Ainsi, elle part des notions développées par Gramsci pour conceptualiser ce que les militants antiracistes et décoloniaux ont nommé “racisme d’Etat” ou “racisme structurel”. Elle démontre, en partant des écrits de l’italien mais aussi d’autres marxistes comme Poulantzas et Lénine, comment le racisme est structurellement présent dans toutes les sphères de la société française, notamment dans la gauche blanche à travers l’histoire du PCF et de la CGT.

Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini viennent de publier aux éditions la Découverte un excellent livre : L’œuvre-vie d’Antonio Gramsci. Ils proposent de comprendre Gramsci à travers sa vie et son œuvre, les deux étant inséparables : la vie du dirigeant communiste est intimement liée à l’œuvre du théoricien marxiste. En partant de ce livre nous tenterons d’expliquer les principaux concepts gramsciens : le “césarisme”, “la guerre de position” et le “concept d’hégémonie”.

Avant d’aborder ces notions centrales de la pensée de Gramsci, il est nécessaire de comprendre l’importance qu’il porte à la culture dans son cheminement politique.

 

Culture et conscience de classe 

Selon lui, la culture est “organisation, discipline de son propre moi intérieur, elle est prise de possession de sa propre personnalité, elle est conquête d’une conscience supérieure au moyen de laquelle on réussit à comprendre sa propre valeur historique, sa propre fonction dans la vie, ses propres droits et ses propres devoirs […].

La culture est donc une question politique : sans elle pas de conscience (efficace) de classe. Il est donc nécessaire de s’attacher à mener le combat culturel, de former dans le temps long la conscience critique des masses. Gramsci réfute l’idée d’un instinct de classe puissant provenant d’une simple “évolution spontanée et naturelle” ; au contraire, il démontre la centralité de la culture dans l’élaboration d’une conscience de classe indispensable à l’émancipation du prolétariat. Bien avant ses fameux Cahiers de prison, Gramsci développe sa vision du socialisme en tant que processus révolutionnaire d’émancipation qui ne peut se passer du développement culturel, lequel est un processus critique impliquant de s’abreuver aux sources de la culture bourgeoise.

Un autre penseur marxiste qui a développé une approche similaire de la culture bourgeoise est C.L.R. James, marxiste trinidadien qui a notamment écrit Les Jacobins Noirs qui traite de la révolution haïtienne et qui a inspiré de nombreux penseurs décoloniaux au même titre que Frantz Fanon ou Malcolm X. Pour James, la culture et notamment le cinéma lui ont permis de mieux comprendre la condition des noirs aux Etats-Unis : autrement dit, la culture est selon lui un moyen essentiel pour développer non seulement la conscience de classe mais aussi de race. Il écrit “J’ai analysé les films jusqu’au dernier degré possible. […] J’ai élaboré une foule de théories et d’idées. J’ai beaucoup appris sur les Etats-Unis et sur le reste du monde.” Il considère qu’il faut se défaire de l’idée que les “arts populaires” ne seraient que des instruments d’assujettissement des masses car ceux qui les produisent sont eux-mêmes inscrits dans “l’humeur” de la population, ils peuvent certes les tromper mais à condition de leur plaire : ainsi, les arts populaires expriment les “émotions et sentiments les plus profonds du peuple américain”. Le travail d’analyse de Louisa Yousfi dans Rester barbare est à l’image de cette approche de la culture : les écrits de Chester Himes, le rap de Booba et PNL sont étudiés à la loupe décoloniale dans son livre. Ainsi, Louisa parvient à nous démontrer la conscience des “barbares” (autrement dit une conscience de race) au sein de ces “arts populaires” comme l’a toujours pensé C.L.R. James et avant lui Gramsci.

Cette approche de la culture et du socialisme comme produit d’une émancipation active des masses laborieuses est à l’image d’un des combats les plus importants de la vie de Gramsci : la lutte contre la fatalité. L’un des écueils historiques des marxistes européens a été de considérer que l’histoire allait nécessairement aller dans le sens d’un effondrement inéluctable du capitalisme et d’une victoire du socialisme. C’est présent dans de nombreux écrits de Marx et Engels, notamment dans le Manifeste du Parti Communiste, mais aussi dans l’esprit de nombreux communistes contemporains du dirigeant italien. C’est ce que Gramsci nomme “le poids mort de l’histoire” auquel il oppose “l’œuvre intelligente des citoyens” qui construisent la “cité future”.

Il résume ainsi la mission principale des communistes :

Le problème concret, aujourd’hui […] est d’aider la classe laborieuse à assumer le pouvoir politique, il est d’étudier et de rechercher les moyens adéquats pour que le transfert du pouvoir étatique advienne avec le minimum d’effusion de sang, pour que le nouvel État communiste soit mis en acte de façon étendue après une courte période de terreur révolutionnaire.

Mais pour accomplir une telle mission il faut s’instruire, s’agiter, s’organiser et ainsi dominer l’espace culturel et intellectuel : le but est clair, c’est l’hégémonie.

 

La notion d’intellectuel chez Gramsci et l’hégémonie 

En étudiant la Révolution française, Gramsci comprend la façon dont la bourgeoisie a su construire sa domination future avec des moyens essentiellement intellectuels, bien avant qu’elle ne s’impose par la force. Il explique qu’en 1789, la bourgeoisie se trouve d’ores et déjà « parfaitement équipée pour toutes ses fonctions sociales, et lutte ainsi pour une domination totale sur la nation, sans avoir à faire de compromis, sur l’essentiel, avec les anciennes classes, mais au contraire en les soumettant ».

L’intellectuel a donc un grand rôle à jouer pour la révolution socialiste, à l’image des intellectuels bourgeois. Néanmoins, chez Gramsci la notion d’intellectuel prend un sens plus large :

“Par intellectuels, il faut entendre non seulement les couches qu’on entend communément sous ce nom, mais en général l’ensemble de la masse sociale qui exerce des fonctions organisatrices au sens large, tant dans le champ de la production que dans le champ de la culture et dans le champ administratif et politique.”

Il ne faut pas chercher, selon Gramsci, la caractéristique des intellectuels “dans ce qui est intrinsèque à l’activité intellectuelle”, mais dans la place que cette activité occupe “dans l’ensemble général des rapports sociaux”. Autrement dit, pour le communiste italien être un intellectuel n’est pas une essence, ce n’est pas le synonyme d’érudit ou de savant mais c’est une fonction déterminée au sein de rapports sociaux. Ainsi, “l’ouvrier n’est pas spécifiquement caractérisé par le travail manuel ou instrumental […] mais par ce travail dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés.” Quant à l’entrepreneur capitaliste, sa figure sociale est déterminée « par les rapports sociaux généraux qui se caractérisent par sa position dans l’industrie » et non par les “qualifications de caractère intellectuel” qu’il possède par ailleurs.

La fonction d’un intellectuel est alors d’organiser et de diriger les classes sociales. On touche ici à une distinction cruciale faite par le communiste italien : celle entre direction et domination.

Selon Gramsci : “Une classe est dominante de deux façons, c’est-à-dire qu’elle est « dirigeante » et « dominante ». Elle dirige les classes alliées, elle domine les classes antagonistes. C’est pourquoi, avant même d’arriver au pouvoir, une classe peut être « dirigeante » (et elle doit l’être) : quand elle est au pouvoir, elle devient dominante mais continue à être aussi « dirigeante ».

Le concept d’hégémonie apparaît dès lors clairement : une classe réussit à instaurer sa pleine et entière hégémonie lorsque sa domination s’est imposée d’autant plus fortement qu’elle a réussi à diriger pleinement tous leurs concurrents et adversaires. La domination n’est donc pas uniquement une question militaire ou répressive mais aussi (et surtout) une question de direction intellectuelle. La domination répressive n’est que l’étape finale d’une révolution car elle nécessite l’accès à l’appareil étatique mais l’hégémonie se construit bien avant : il faut que la classe révolutionnaire s’organise, s’instruise et se dirige elle-même. Gramsci résume tout cela ainsi :

“Il peut et il doit y avoir une « hégémonie politique » avant même l’arrivée au gouvernement et il ne faut pas compter seulement sur le pouvoir et sur la force matérielle qu’il donne pour exercer la direction ou l’hégémonie politique.”

C’est à partir d’une définition toute nouvelle et éminemment politique de la notion d’intellectuel que Gramsci commence à élaborer l’un de ses plus importants concepts : l’hégémonie. Cette dernière est comprise, au sens gramscien, comme un rapport de pouvoir spécifique : la direction d’une classe par une autre, selon des modalités et des moyens qui ne relèvent pas de la “force matérielle”. Bien entendu Gramsci n’est pas le premier à conceptualiser l’hégémonie au sein de la pensée marxiste. Avant la révolution de 1917, les communistes russes ont forgé le concept d’hégémonie pour théoriser le rôle du prolétariat dans une révolution bourgeoise, à la suite de la révolution d’octobre ce concept a perdu de sa pertinence aux yeux des bolcheviques puisque le cadre politique avait changé.

La distinction entre direction et domination qu’opère Gramsci trouve alors un sens concret dans le concept d’hégémonie et permet de comprendre une nouvelle notion capitale. La classe dominante (bourgeoise), précisément parce qu’elle est en capacité de diriger la seconde (prolétariat), dispose déjà en son sein de son propre groupe dirigeant, d’un groupe exerçant “des fonctions organisatrices au sens large” ; autrement dit, elle dispose de ses propres intellectuels, de ses « “intellectuels” au sens organique » : ces intellectuels sont “organiques” car propres aux « classes dont ils [sont] l’expression”.

Cette hégémonie repose sur ce qu’il nomme “l’appareil hégémonique”, c’est-à-dire “l’organisation matérielle visant à maintenir, à défendre et à développer le “front” théorique ou idéologique”. Dans celle-ci, “la presse est la partie la plus dynamique de cette structure idéologique, mais pas la seule : tout ce qui influence ou peut influencer l’opinion publique directement ou indirectement lui appartient : les bibliothèques, les écoles, les cercles et les clubs de divers genres, jusqu’à l’architecture, à la disposition des rues et au nom de celles-ci.”

Gramsci résume en ces mots la place des intellectuels au sein de “l’appareil hégémonique” :

“Les intellectuels ont une fonction dans l’« hégémonie » que le groupe dominant exerce dans toute la société et dans la « domination » sur celle-ci qui s’incarne dans l’État, et cette fonction est précisément « organisatrice » ou connective : les intellectuels ont pour fonction d’organiser l’hégémonie sociale d’un groupe et sa domination étatique, c’est-à-dire le consensus-consentement donné par le prestige de la fonction dans le monde productif et l’appareil de coercition pour les groupes qui ne « consentent » ni activement ni passivement ou pour les moments de crise de commandement et de direction, dans lesquels le consentement spontané subit une crise.

Le cadre théorique général c’est l’hégémonie, le but c’est la révolution socialiste. Mais construire l’hégémonie n’est pas simple. En effet, il faut contrecarrer l’hégémonie bourgeoise avant même de penser à la révolution.

La théorie des rapports de force

Pour analyser les étapes d’un processus révolutionnaire, Gramsci propose une théorie des rapports de force. Il distingue trois types de rapport de force qui, ensemble, forment les moments du processus révolutionnaire envisagé sur le long terme :

  1. “le rapport des forces sociales étroitement lié à la structure”, c’est-à-dire à l’état des forces productives et des rapports de production (ce qu’on pourrait nommer le rapport de force travail-capital) ;
  2. “le rapport des forces politiques, c’est-à-dire l’évaluation du degré d’homogénéité et de conscience de soi atteint par les différents regroupements sociaux” (lié au concept d’hégémonie) ;
  3. le rapport des forces militaires, qui est le moment décisif de la révolution effective (Gramsci apporte ici une distinction entre le moment militaire et le moment “politico-militaire”).

Cette théorie des rapports de forces n’est pas uniquement un constat, elle est un programme pour la conquête de l’hégémonie ; en effet il s’agit de savoir « comment le rapport de forces social devient rapport de forces politique pour culminer dans le rapport militaire décisif. Si l’on n’a pas ce processus de développement d’un moment à l’autre dans le rapport de forces, la situation reste inopérante et diverses conclusions peuvent advenir ».

Ainsi, avec cette théorie apparaissent des phases précises du processus de déploiement des rapports de force entre les classes, le moment spécifique de la lutte pour l’hégémonie étant le moment politique par excellence, dès avant la conquête du pouvoir d’État :

“À la phase corporative, à la phase d’hégémonie dans la société civile (ou de lutte pour l’hégémonie), à la phase étatique correspondent des activités intellectuelles déterminées, qui ne peuvent s’improviser de façon arbitraire. Durant la phase de lutte pour l’hégémonie, on développe la science de la politique, durant la phase étatique, toutes les superstructures doivent être développées, sous peine de la dissolution de l’État.”

La force de la pensée de Gramsci est, une fois de plus, de combattre l’économisme, présente sous ses diverses formes dans les écrits marxistes, qui instaure une causalité mécaniste sans penser ce processus. Il en dénonce les versions historiographiques et théoriques les plus répandues, en particulier chez les marxistes, rappelant notamment que “une fois dégénéré en économisme historique, le matérialisme historique perd une grande partie de son expansivité culturelle parmi les personnes intelligentes bien qu’il en acquière chez les intellectuels paresseux”.

Il est intéressant d’étudier la séquence politique actuelle à l’aune de la théorie des rapports de force de Gramsci. Les manifestations contre la loi travail en 2016, le mouvement des Gilets jaunes en 2018, les manifestations contre la réforme de la retraite en 2023 démontrent que dans la séquence actuelle le premier rapport de force, “le rapport de force travail-capital”, est pleinement mis en jeu. En parallèle, la lutte pour l’hégémonie, le deuxième rapport de force, se développe. Les médias dominants sont de plus en plus décriés, notamment suite au 7 octobre, les médias indépendants se développent : Le Média a sa propre chaîne de télévision, Paroles d’honneur gagne en visibilité, de même pour Blast et cette dynamique se retrouve dans tous les autres médias, essentiellement sur des plateformes de streaming (YouTube, Twitch, TikTok) avec un public jeune. Comme le précise Gramsci, à chaque phase de la lutte “correspond des activités intellectuelles déterminées, qui ne peuvent s’improviser de façon arbitraire” : le front culturel est le lieu de la lutte pour l’hégémonie, en complémentarité avec les techniques habituelles de lutte entre le travail et le capital (manifestations, grèves, blocages, …). C’est ce que démontre la séquence actuelle.

Le dirigeant communiste italien ne s’arrête pas à sa théorie des rapports de forces, il développe deux concepts clés qui décrivent deux types de lutte : la “guerre de mouvement” et la “guerre de position”.

La “guerre de position” et la “guerre de mouvement”

La « guerre de position » s’oppose à l’idée de « guerre de mouvement » (ou « guerre de manœuvre ») : Gramsci estime qu’il ne faut plus envisager la révolution comme insurrection généralisée et passage immédiat à la dictature du prolétariat ; autrement dit, la guerre de mouvement, qui a permis la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, ne permettrait plus d’obtenir la victoire.

Pour le communiste italien, il faut prendre acte du passage, au cours de la première guerre mondiale[1], « de la guerre de manœuvre à la guerre de position ». Dans cette séquence historique, « la guerre de position n’est pas en effet seulement constituée par les tranchées pures et simples, mais par tout le système organisationnel et industriel de l’armée déployée […] ». Cela ne signifie pas que la guerre de manœuvre et les tactiques offensives n’existent plus mais que leur rôle a changé :

“Il faut considérer qu’elles sont réduites à une fonction tactique plus qu’à une fonction stratégique […]. Cette même réduction doit advenir dans l’art et la science de la politique, au moins pour ce qui concerne les Etats les plus avancés où la “société civile” est devenue une structure très complexe et résistante aux “irruptions” catastrophiques de l’élément économique immédiat (crise, dépressions, etc.) : les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la [première] guerre mondiale.”

Gramsci considère aussi pour preuve du passage « de la guerre de manœuvre à la guerre de position » la défaite des révolutionnaires allemands dans les années 1920. En s’appuyant sur une réflexion menée à propos de Rosa Luxemburg, Gramsci précise pourquoi, après la victoire de 1917 remportée par les bolcheviks à la suite d’une guerre de mouvement, on a désormais affaire à une guerre de position :

“En Orient [il parle de l’URSS], l’État était tout, la société civile était primitive et gélatineuse ; en Occident, entre Etat et société civile, il y avait un juste rapport et dans le vacillement de l’Etat on discernait aussitôt une robuste structure de la société civile. L’Etat était seulement une tranchée avancée, derrière laquelle se trouvait une chaîne robuste de forteresses et de casemates ; plus ou moins d’un État à l’autre, on le comprend, mais ceci demandait précisément un examen soigneux de type national.”

En résumé, en Occident, la société civile est partie intégrante de la force de résistance, à la fois politique et militaire, des Etats qu’il s’agit de conquérir. La nécessité de la guerre de position naît de cette réalité complexe. Dans cet extrait central de sa pensée, Gramsci explique le passage à la guerre de position et ce que cela implique :

“[Le passage de la guerre de manœuvre à la guerre de position dans le champ politique est] la plus importante question de théorie politique posée par la période de l’après-guerre, et la plus difficile à résoudre correctement. Elle est liée aux questions soulevées par Bronstein [Trotski] qui, d’une façon ou d’une autre, peut être tenu pour le théoricien politique de l’attaque frontale dans une période où elle ne peut qu’être cause de défaite. Ce n’est qu’indirectement que ce passage dans la science politique est lié à celui qui est advenu dans le champ militaire, bien qu’un lien existe certainement, et qu’il soit essentiel. La guerre de position demande d’énormes sacrifices à des masses innombrables de population ; c’est pourquoi une concentration inouïe de l’hégémonie est nécessaire et donc une forme de gouvernement plus « interventionniste », qui prenne plus ouvertement l’offensive contre les opposants et organise en permanence l’« impossibilité » d’une désagrégation interne : contrôles en tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions” hégémoniques du groupe dominant, etc. Tout cela indique qu’on est entré dans une phase culminante de la situation politico-historique, puisque, dans la politique, la « guerre de position », une fois gagnée, est décisive définitivement. C’est-à-dire qu’en politique, la guerre de mouvement subsiste tant qu’il s’agit de conquérir des positions non décisives et donc que toutes les ressources de l’hégémonie et de l’État ne sont pas mobilisables, mais quand, pour une raison ou pour une autre, ces positions ont perdu leur valeur et que seules les positions décisives ont de l’importance, alors on passe à la guerre de siège, dense, difficile, qui requiert des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit inventif. En politique, le siège est réciproque, en dépit de toutes les apparences, et le seul fait que le dominant doive faire étalage de toutes ses ressources, montre à quel point il prend en considération son adversaire.”

C’est pourquoi, en 1932, il écrira que « la guerre de position, en politique, c’est le concept d’hégémonie ».

Le concept d’hégémonie est central pour comprendre la politique française : nous sommes dans une phase claire de “guerre de position”, à la conquête de l’hégémonie car l’appareil hégémonique de la bourgeoisie française est en “crise d’autorité” (nous y reviendront). Les notions comme “bataille culturelle” ou “front culturel” sont des synonymes de ce concept gramscien et leur pertinence actuelle démontre que, de fait, la scène politique française repose aujourd’hui essentiellement sur la conquête de l’hégémonie. De plus il est clair que lorsque Gramsci évoque “une forme de gouvernement plus « interventionniste », qui prenne plus ouvertement l’offensive contre les opposants et organise en permanence l’« impossibilité » d’une désagrégation interne : contrôles en tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions” hégémoniques du groupe dominant” le cas de la France saute aux yeux. Les nombreuses intimidations de la police française envers la population musulmane, les dissolutions du CCIF ou récemment de la GALE, l’accusation “d’écoterrorisme” des Soulèvements de la Terre ou encore les innombrables interdictions de manifester sont des exemples parmi des milliers d’autres de “l’interventionnisme” du gouvernement français contre ses opposants.

Ce concept conduira Gramsci à repenser l’État et donnera naissance à l’une des notions les plus fondamentales de l’italien : l’État gramscien.

L’État gramscien

Gramsci formule de deux manières ce qu’il entend par État :

“Il faut noter que dans la notion générale de l’Etat entrent des éléments qui sont à rapporter à la notion de société civile (dans le sens, pourrait-on dire, où Etat = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition).”

“Par Etat il faut entendre également, outre l’appareil gouvernemental, l’appareil “privé” d’hégémonie ou société civile ; l’Etat (dans sa signification intégrale : dictature + hégémonie).”

A l’aune de cette analyse, il est clair que la notion d’État gramscien est à la fois une synthèse des nombreux concepts apportés par Gramsci (hégémonie, distinction domination-direction) et un élément clé qui regroupe les axes de lutte pour l’hégémonie : la conquête de l’État gramscien regroupe tous les types de rapports de force, la nécessité d’avoir des “intellectuels organiques” le tout s’incorporant dans la guerre de position.

C’est d’ailleurs grâce à la puissance théorique du concept d’État gramscien qu’Houria Bouteldja a pu développer la notion d’Etat racial intégral. Dans un entretien pour le QG décolonial elle écrit :

“J’essaie de donner un contenu concret à la notion de racisme systémique. J’étais assez insatisfaite de la définition que nous-mêmes dans le mouvement décolonial nous en donnions, parce que ça restait abstrait, ça manquait de matière. Et puis j’ai rencontré Gramsci et son concept d’État intégral. Il le définit comme l’association de trois instances : l’État et ses institutions, plus la société politique, plus la société civile. C’est ce qui fait la cohérence générale de l’État, son existence et sa pérennité. Chez Gramsci, cette analyse était appliquée à l’État bourgeois. Ce qui fait la pérennité de l’État bourgeois est le lien organique qui s’est créé avec le temps – notamment par l’émergence et la constitution des États-nations – entre l’État, les organisations politiques qui représentent les fractions du peuple selon leurs intérêts, et la société civile. Sur la base de cette idée, je me suis dit que l’on pouvait appréhender la question de la race et du racisme à travers le concept d’État intégral parce qu’il manquait à l’analyse de Poulantzas, de Gramsci ou des intellectuels d’aujourd’hui sa dimension raciale. Pourquoi ça marche, le racisme ? Pourquoi ça tient et pourquoi c’est pérenne ? C’est pérenne parce que c’est aussi une coproduction des trois instances citées.”

L’hégémonie est par définition liée à un, et un seul, groupe particulier. Il ne peut exister deux hégémonies dans un même pays. Alors, comment envisager la chute de l’hégémonie de la classe bourgeoise, nécessaire pour qu’une autre parvienne à la remplacer ? Autrement dit, comment vacille, comment s’affaiblit une hégémonie une fois en place ? Gramsci nomme ce phénomène “crise d’hégémonie” ou “crise d’autorité”.

Crise d’hégémonie et “crise d’autorité”

C’est notamment pour expliquer ces notions qu’il écrira la fameuse citation sur le vieux monde qui meurt :

“L’aspect de la crise moderne que l’on déplore […] est lié avec ce que l’on appelle « crise d’autorité ». Si la classe dominante a perdu le consensus, c’est-à-dire qu’elle n’est plus « dirigeante » mais uniquement « dominante », détentrice de la pure force coercitive, cela signifie justement que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, ne croient plus à ce à quoi elles croyaient avant, etc. La crise consiste justement dans le fait que le vieux meurt et que le nouveau ne peut pas naître ; dans cet interrègne, se vérifient les phénomènes morbides les plus variés.”

Une hégémonie se fissure lorsque l’appareil hégémonique de la classe dominante ne parvient plus à maintenir le consensus, lorsque les “intellectuels organiques” de celle-ci sont désavoués par les masses et ce pour diverses raisons (guerre, crise économique, etc.). Dans chaque pays, le processus des crises est différent mais le contenu est le même :

“C’est la crise d’hégémonie de la classe dirigeante, qui advient soit parce que la classe dirigeante a failli dans quelque grande entreprise politique pour laquelle elle a demandé ou imposé par la force le consentement des grandes masses (comme la guerre), soit parce que de vastes masses (en particulier de paysans et de petits-bourgeois intellectuels) sont passées d’un coup de la passivité politique à une certaine activité et posent des revendications qui, dans leur ensemble inorganique, constituent une révolution. On parle de « crise d’autorité » et c’est précisément cela, la crise d’hégémonie, ou crise de l’État dans son ensemble.”

Revenons alors sur la citation la plus connue de Gramsci : “dans cet interrègne, se vérifient les phénomènes morbides les plus variés” ou encore dans sa forme la plus répandue “dans ce clair-obscur surgissent les monstres”. Il ne fait aucun doute que ce monstre c’est le facisme dont il fut le principal adversaire (pour ce qui est du régime italien) et qui l’emprisonna de 1926 à sa mort. Il est donc bien placé pour analyser l’avènement d’un tel type de régime politique, processus auquel il donne le nom de “césarisme”.

Le césarisme

Quand la crise ne trouve pas cette solution organique [“la fusion d’une classe sous une seule direction pour résoudre un problème dominant et existentiel”] mais celle de l’homme providentiel, cela signifie qu’il existe un équilibre statique, qu’aucune classe, ni la conservatrice ni la progressiste, n’a la force de vaincre mais aussi que la classe conservatrice a besoin d’un patron.

Gramsci distingue deux types de “césarisme” :

  1. un césarisme « de caractère quantitatif-qualitatif » qui représente « la phase historique de passage d’un type d’État à un autre type… », dont les archétypes seraient César et Napoléon I ;
  2. un césarisme uniquement « quantitatif » car il ne marque pas le « passage d’un type d’État à un autre type, mais seulement une « évolution” du même type, selon une ligne ininterrompue », dont l’archétype serait Napoléon III.

Ainsi, « il peut y avoir une solution césariste même sans César, sans grande personnalité « héroïque » et représentative ». Gramsci estime que « le mécanisme du phénomène césariste » est très différent « dans le monde moderne » et ce pour deux raisons.

En premier lieu, parce que, contrairement aux situations d’affrontement et d’équilibre entre forces sociales qui amenaient les solutions césaristes anciennes, dans le monde moderne « I’équilibre à perspective catastrophique ne se vérifie pas entre forces qui, en dernière analyse, pourraient fusionner et s’unifier, fut-ce après un processus difficile et sanglant, mais entre forces dont l’opposition est historiquement irrémédiable ».

Par ailleurs, ce n’est plus l’armée qui joue un rôle déterminant dans le processus mais la police, qui n’est plus seulement compris comme « le service étatique chargé de la répression de la délinquance, mais l’ensemble des forces organisées par l’Etat et les personnes privés pour protéger la domination politique et économique des classes dirigeantes ». Gramsci écrit que certains partis politiques « doivent être considérés comme des organismes de police politique ».

Après cet exposé de la pensée de Gramsci il nous reste à étudier sa pertinence aujourd’hui dans le cas de la France, de faire cet “examen soigneux de type national” que Gramsci propose de mener et qui se doit d’examiner de front la société civile et l’État – que l’on ne pourra plus considérer sous son seul aspect coercitif.

On peut aisément lier le concept de “césarisme” à la radicalisation de l’Etat français :

  • les sources de la “crise d’autorité” à l’origine de cette radicalisation sont multiples : la crise écologique, la crise économique de 2007 accentuée par le Covid, l’inflation, le déclassement (relatif) de la France sur la scène internationale, … Le choix est vaste ;
  • nous sommes clairement dans une phase de césarisme “quantitatif” avec seulement une évolution du même type d’État, selon une ligne ininterrompue depuis le coup d’Etat de mai 1958 de Gaulle qui donna naissance à la Vème République, constitution propice au césarisme, sur laquelle se repose Macron ;
  • cette fameuse “solution césariste même sans César, sans grande personnalité « héroïque » et représentative” sied parfaitement à Macron (et à Le Pen) ;
  • dans sa forme moderne, les solutions césaristes proviennent d’”équilibre à perspective catastrophique [qui] se vérifie entre forces dont l’opposition est historiquement irrémédiable” : avec les récentes prises de position de LFI dans une posture de gauche conséquente (réformiste certes, mais de plus en plus à gauche), il est clair qu’ils ne sont plus conciliables avec le bloc Macron-LR-RN, le fameux « arc républicain », nous ne sommes pas loin de cette “opposition irrémédiable” ;
  • autre trait caractéristique du césarisme dans sa “forme moderne” : ce n’est plus l’armée qui joue un rôle déterminant dans le processus mais la police, qui n’est plus seulement « le service étatique chargé de la répression de la délinquance, mais l’ensemble des forces organisées par l’État et les personnes privées pour protéger la domination politique et économique des classes dirigeantes ». La mort de Nahel a bien démontré que Gramsci avait raison de considérer la « police » par les forces de l’ordre mais aussi par ses soutiens les plus fervents, les défenseurs de « l’ordre », les donateurs sur la cagnotte du policier et tous les amoureux de la “police républicaine”. Ce n’est pas tout, Gramsci écrit aussi que certains partis politiques “doivent être considérés comme des organismes de police politique” : encore une fois, c’est une évidence que Renaissance, LR, RN et tous les partis politiques qui ont soutenu la police après la mort de Nahel ou lors de la manifestation des syndicats de police en 2019 sont concernés ;
  • c’est pourquoi Gramsci conclut que le “césarisme moderne, plus que militaire, est policier” : la police a toujours été choyée par les gouvernements successifs mais depuis l’arrivée de Macron au pouvoir ce phénomène est accentué. Il n’y a qu’à voir les déclarations ahurissantes des syndicats de police et la façon dont l’État les caresse dans le sens du poil en acceptant toutes leurs demandes ;

Le constat de la radicalisation de l’État français peut en désespérer plus d’un mais ce devrait être tout le contraire ! L’État français ne tend pas vers le fascisme par plaisir : la France est dans le viseur de l’ONU, des membres de la communauté internationale commentent régulièrement leurs dérives autoritaires, la police devient incontrôlable, le gouvernement ne peut plus aller nulle part en France sans se faire huer, etc. Alors pourquoi cette fascisation ? Parce qu’on les pousse à aller jusque-là. Gramsci écrit :

« En politique, le siège est réciproque, en dépit de toutes les apparences, et le seul fait que le dominant doive faire étalage de toutes ses ressources, montre à quel point il prend en considération son adversaire.« 

Là est la force de la dialectique : certes, dans le camp d’en face ils deviennent ces monstres issus du “clair-obscur entre le vieux monde et le nouveau” mais ils ne le font pas par gaieté de coeur : c’est parce que nous devenons plus conséquents et forts qu’ils sont forcés d’aller vers la solution césariste. Et réciproquement c’est parce qu’ils deviennent plus violents, plus féroces que nous sommes poussés à affirmer encore plus nos positions.

L’histoire le démontre : c’est dans ces moments de haute tension, de clivage important que les grandes avancées (ou les pires horreurs) surviennent. L’un vient avec l’autre. C’est maintenant qu’il faut être fort et ne pas perdre espoir. De toute façon, nous n’avons pas le choix.

 

Azadî

[1] Le moment qui marque le passage à la guerre de position n’est pas certain. Certes, Gramsci insiste beaucoup sur la rupture historique qu’a été la Grande Guerre mais il pense aussi vers la fin de sa vie à “la période d’après 1870, avec l’expansion coloniale européenne” pour désigner cet acte de passage.

Soutien à Nabil Ennasri, présumé innocent mais maintenu en détention

Nabil Ennasri est politologue, spécialiste du Qatar. C’est aussi un fervent militant de la cause palestinienne et de la lutte contre l’islamophobie.

Depuis le 4 octobre 2023, il est enfermé à la maison d’arrêt de Villepinte, sous le régime de la détention provisoire, pour des soupçons d’infractions économiques et financières.

Si chacun a le devoir de répondre de ses actes devant la justice, chacun doit également pouvoir bénéficier des droits les plus fondamentaux, et en premier lieu de la présomption d’innocence. Mais comme trop souvent lorsque le mis en examen est issu de l’immigration postcoloniale, ce droit n’est pas garanti en pratique.

En l’occurrence, parmi tous les protagonistes de l’affaire, Nabil Ennasri est le seul à avoir été placé en détention provisoire. Les autres ont été maintenus en libertés. Il s’agit d’un traitement différencié manifeste.

Surtout, le placement en détention provisoire, en théorie,  doit rester exceptionnel. Le principe est que toute personne mise en examen reste présumée innocente, et à ce titre doit demeurer libre. Et la détention provisoire ne doit être ordonnée que si un contrôle judiciaire ou une assignation à résidence avec surveillance électronique paraissent insuffisants pour les nécessités de l’instruction.

Depuis de nombreuses années les avocats dénoncent néanmoins le renversement complet de cette logique en France : la détention provisoire est devenue la norme, et le maintien en liberté l’exception.

L’autorité judicaire a par deux fois refusé à Nabil Ennasri qu’il soit remis en liberté ou placé sous contrôle judiciaire, au motif qu’il présenterait un risque de fuite à l’étranger ainsi qu’un risque de concertation avec d’autres mis en cause. Pourtant, la justice a le pouvoir de confisquer son passeport et de lui interdire de rencontrer toute personne, le temps de l’instruction. Il peut même, comme il l’a lui-même demandé, être assigné à résidence avec bracelet électronique.

En réalité, Nabil Ennasri est ici victime de la jurisprudence Tariq Ramadan : placé en détention et privé de liberté, avant même d’avoir été jugé et donc tout en étant encore innocent aux yeux de la loi.

S’ajoute à cela un contexte familial dramatique, puisque la mère de Nabil Ennasri est aujourd’hui mourante, et il craint ainsi de ne pouvoir être présent à ses côtés au moment où elle rendra son dernier souffle. La décision de le maintenir en détention malgré son innocence présumée n’est donc pas seulement inique, mais aussi inhumaine.

Pour dénoncer cette situation, Nabil Ennasri a entamé une grève de la faim le 22 décembre dernier.

L’affaire de Nabil Ennasri est celle de tous les militants contre l’islamophobie. Les membres visibles et engagés de la communauté musulmane sont en effet systématiquement visés et broyés par la machine judiciaire et répressive. 

Ceux qui veulent manifester leur solidarité à Nabil Ennasri peuvent lui écrire :

NABIL ENNASRI, numéro d’écrou 48-464, Maison d’arrêt de Seine St Denis, Avenue Vauban 93420 Villepinte.

Il est aussi possible de contacter sa famille et son comité de soutien : comitedesoutien.nabilennasri@gmail.com

 

Voir le génocide

Depuis le 7 octobre, Israël utilise des images pour faire écran à sa campagne
génocidaire contre les Palestiniens.

I.
Les deux d’images ci-dessus, montrant Gaza « avant et après », ont circulé en Israël comme
une image du triomphe sur le Hamas. Si les personnes qui ont disséminé ces images les
avaient perçues comme des preuves d’un crime, elles auraient été censurées pour qu’elles
ne puissent pas servir à témoigner du spatiocide mené à Gaza. Au lieu de cela, elles ont été
diffusées avec fierté, pour annoncer que les Palestiniens ne pouvaient désormais plus
marcher le long de la rue Al-Rashid à Gaza City, et plus généralement qu’ils et elles ne
pouvaient plus retourner dans la partie nord de Gaza, une zone désormais vidée de sa
population palestinienne.
“Cessez-le-feu maintenant”, “levée du blocus » et “stop aux massacres » : ces appels
d’urgence pour mettre fin de façon immédiate aux bombardements et à la destruction
perpétrée par Israël à Gaza sont exprimés par des millions de personnes à travers le
monde, dans les rues et sur les réseaux sociaux. Pourtant, ils sont rejetés par les
gouvernements libéraux en Occident ainsi que par les dirigeants institutionnels des
universités aux organisations médicales. Ces groupes transforment ces demandes, qui sont
le strict minimum – arrêter les massacres – en déclarations controversées. En effet, dans le
but de convaincre le monde que la violence exercée sur Gaza n’est pas génocidaire, les
gouvernements et institutions occidentaux ont lancé une campagne idéologique de la
terreur, utilisant les accusations d’antisémitisme comme arme contre celles et ceux qui
rejettent ces affirmations et s’opposent à la confusion entre Juifs et Israéliens.
Une image de génocide, ça n’existe pas ; mais des images au pluriel, réalisées au fil du
temps, peuvent servir à contredire un discours qui nie la racialisation d’un groupe et sa
transformation en un objet de violence génocidaire. Mon point de départ est qu’un génocide
est manifeste lorsque certains groupes sont transformés en un « problème » auquel on
apporte des « solutions » violentes sous la forme d’expulsion, de concentration,
d’affaiblissement, d’incarcération, de meurtre, de destruction et d’extermination. Un régime
génocidaire est celui qui produit, cultive, échange, utilise et légitime ces formes de violence
tout en éduquant ses citoyens à les considérer comme nécessaires pour leur protection et
leur bien-être. Ces dernières semaines, nous avons assisté au génocide des Palestiniens de
Gaza.

Pendant ce temps, la machine de propagande israélienne a lancé une énième campagne
pour faire taire celles et ceux qui refusent d’accepter ses récits, lesquels vont à l’encontre de
ce qu’ils et elles voient, entendent, se remémorent et pensent lorsqu’ils et elles regardent les
médias non-occidentaux. Le gouvernement israélien a utilisé des photographies et des
vidéos prises le 7 octobre pour imposer sa violence génocidaire contre Gaza et plus
généralement contre les Palestiniens. Une compilation de quarante-sept minutes, d’images
et de vidéos, a été diffusée en privé à des journalistes acquis par avance, des dirigeants et
des lobbyistes dans plus de quarante pays, à la fois pour obtenir un soutien mondial à la
violence génocidaire contre les Palestiniens mais aussi pour renforcer la campagne
mondiale d’intimidation et de punition contre quiconque s’oppose ou « comprend mal » cette
prétendue guerre contre le terrorisme, qui est en réalité surtout une guerre dirigée contre les
Arabes et les Musulmans.

Les images ne possèdent pas une vérité innée ; elles vivent en communauté avec ou contre
celles et ceux qu’elles concernent. Aussi douloureuses que soient les images du 7 octobre,
la violence qu’elles contiennent ne peut plus être empêchée, mais elle peut être réparée.
L’éruption de violence contre celles et ceux qui vivent de l’autre côté du mur est
indissociable de la condition génocidaire qui doit être comprise en lien avec ce qui est laissé
en dehors du cadrage de chaque image prise entre la mer et le Jourdain. Le fait que les
images de violence visant les Israéliens soient utilisées comme une preuve décisive visant à
légitimer la réponse d’Israël est en soi un témoignage du génocide contre les Palestiniens.
Cette guerre des images, par laquelle Israël cherche à nier, obscurcir et étendre sa violence,
n’est pas nouvelle. Ce régime utilise cette technique depuis ses débuts en 1948, époque où
la mise en place d’une violence génocidaire pour détruire la Palestine fut justifiée à travers
des images où la « solution triomphante » de la création d’un État pour les Juifs “remportait” la
guerre des images aux yeux des puissances impériales euro-américaines. La destruction de
la Palestine et la tentative de l’ensevelir sous l’État d’Israël – sapant ainsi les possibilités de
rétablissement, de réparation et de retour des Palestiniens – ont imposé une condition
génocidaire dans l’espace situé entre la mer et le Jourdain. Cette condition est inhérente aux
colonies de peuplement. Elle est entretenue par les colons, qui cherchent à tout prix à la
pérenniser pour s’assurer que ce qu’ils et elles ont fait aux Palestiniens ainsi que ce qui leur
a été pris, ne soient pas remis en question. Colon et colonisé sont des positions que des
gens occupent, quels que soient leurs points de vue individuels sur ce rapport de violence.
Ces différences de position, notamment en ce qui concerne l’exposition à la violence et la
durée de cette exposition, ne passent pas inaperçu dans le domaine des images.

II.
L’image de l’”après” ci-dessus diffère des nombreuses autres images prises ces dernières
semaines à Gaza. D’autres images, la plupart d’entre elles prises par des Palestiniens
souvent à l’aide de téléphones pour témoigner et alerter le monde sur la violence subie,
mettent en avant des Palestiniens persécutés, leurs foyers et leurs institutions. En revanche,
dans cette image, c’est la condition génocidaire elle-même qui est mise en avant, et il est
crucial de le souligner. Il s’agit d’une image d’un lieu d’où les habitants ont été évincés – soit
tués, mutilés, blessés ou déportés –pour la seule raison qu’ils et elles sont Palestiniens.
À l’heure actuelle, le sol de Gaza a été dévasté par plus de 25 000 tonnes d’explosifs –
l’équivalent de deux bombes nucléaires – largués depuis les airs et par des obus tirés par
des milliers de soldats qui n’ont pas refusé d’obéir aux ordres leur intimant de détruire des
pans entiers de Gaza. Les soldats au volant des chars qui paradent en procession impériale
ont décimé des mondes dont les habitants ont été expulsés s’ils n’avaient pas déjà été tués.
Ils luttent contre un Hamas diabolisé, qu’ils comparent aux nazis pour justifier leurs actions,
tout en niant qu’ils perpétuent en fait un génocide contre les Palestiniens. Mais bien sûr, ce
« avant et après » ne devrait pas nous induire en erreur, car la violence génocidaire
israélienne est également inscrite dans la première image – l’avant.

Avant 1948, Gaza n’était pas cette bande isolée et étroite, et ses habitants jouissaient d’une
liberté de mouvement dans l’ensemble de la Palestine historique. Cependant, avec
l’isolement de Gaza des autres parties de la Palestine en 1948, même la mer est devenue
une frontière surveillée par la marine israélienne, qui a restreint les moyens d’accès des
habitants à celle-ci. Avant la campagne génocidaire actuelle, plus de la moitié de la
population de réfugiés de Gaza vivait dans huit camps surpeuplés, et la densité dans la
bande était telle que seules deux grandes routes reliaient le nord et le sud. En détruisant
Gaza aujourd’hui, les forces militaires israéliennes ont effacé soixante-quinze ans de
souvenirs qui étaient gravés dans la région – les blessures et les cicatrices des multiples
« solutions » génocidaires imposées à ses habitants. La destruction de cette archive
géophysique de la Nakba et la deuxième expulsion massive de celles et ceux qui sont
devenus en quelque sorte ses archivistes – les Palestiniens familiers avec ses moindres
détails – s’inscrivent dans une violence génocidaire visant à effacer les preuves de ses
propres crimes.

Les Israéliens qui ont détruit ce monde se sont arrogé le contrôle de cette terre brisée avec
le droit exclusif d’y photographier. L’objectif était de s’assurer qu’aucun Palestinien ne
resterait pour prendre ses propres photos ou pour photographier ses oppresseurs. Pourtant,
malgré l’intention impériale d’Israël de garder le contrôle sur le sens de ses actions et
d’éliminer la pluralité humaine du champ photographique, nous pouvons toujours reconnaître
les crimes que ces photos révèlent ; nous savons qu’il y a peu de temps encore, un monde
existait ici, avant que ses habitants ne soient jugés superflus parce que Palestiniens. Bien
que nous voyions comment les chars ont écrasé la surface de la terre, nous voyons aussi la
terre refuser de se rendre et d’oublier. Nous entendons les larmes, les gémissements et les
plaintes.

Malgré l’érection de multiples murs de séparation sur le territoire qui s’étend de la mer au
Jourdain – dont dix-huit ans de loi martiale, des frontières empêchant le retour, un archipel
d’enclaves entourées de checkpoints, de clôtures et de murs de ciment – la violence raciste
systématique et le régime juridique distinct imposés ici par le régime israélien impactent et
organisent la vie de tous ses habitants. Seuls des mensonges assénés par un État militarisé
peuvent créer l’illusion que le groupe responsable de la création et du maintien de ce régime
racial peut être protégé des conséquences de ses actions. Le niveau d’exposition à la
violence y est évidemment différent pour les groupes racisés ; néanmoins, tout ce qui est
entrepris pour impacter la vie des Palestiniens a également une conséquence et met en
danger les Israéliens aussi. L’attaque douloureuse du Hamas du 7 octobre n’a pas
transformé cette condition, mais l’a plutôt révélée.

S’en est suivie une campagne accrue visant à essentialiser la violence de ses auteurs
comme preuve de ce qu’est le Hamas et, par identification, de ce que sont tous les
Palestiniens. Ainsi, la douleur des Israéliens a été utilisée comme une arme pour continuer à
nier leur rôle et leurs actions en tant que colons et opérateurs des technologies
génocidaires. Reconnaître cela n’est ni une justification de l’attaque ni une minimisation du
tort causé, et ce n’est pas non plus la preuve d’un manque d’empathie envers les victimes
de l’attaque, comme les Israéliens ont tendance à l’interpréter. C’est plutôt le refus d’oublier
que cette attaque, et le génocide qui a suivi, auraient pu être évités si ce régime génocidaire
et suicidaire cessait d’exister. Reconnaître les crimes contre les Palestiniens avant le 7
octobre et s’opposer au génocide contre eux est le minimum requis si l’on vise à imaginer un
avenir partagé et dénué de génocide en ce lieu. Et reconstruire la longue histoire impériale
de celui-ci est nécessaire pour envisager l’abolition de son régime et pour reconstruire une
Palestine riche en diversité humaine. Nous devons nous rappeler que l’histoire n’a pas
commencé le 7 octobre.

III.
Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre des efforts fournis par les
puissances impériales euro-américaines afin de sécuriser leur influence au Moyen-Orient, la
technologie impériale de la partition a été utilisée, et la Palestine a été confiée aux
Euro-sionistes.

La promesse d’un État sioniste en Palestine constituait en même temps une autre « solution »
à la « question juive » européenne séculaire, qui, à la fin de la guerre, appelait de nouveau
une “solution » étant donnée que les systèmes de racialisation européen n’avaient pas été
démantelés. Ne sachant pas comment gérer les nombreux Juifs déracinés dans les camps
des personnes déplacées après l’Holocauste – qui étaient toujours indésirables en Europe et
pas non plus les bienvenues aux États-Unis – les puissances impériales euro-américaines
ont soutenu les dirigeants sionistes oeuvrant à l’étalissment d’un État souverain en Palestine
et les ont reconnus comme seuls représentants des Juifs. Leurs intérêts se rejoignaient,
l’Occident ne voulant pas perdre cette précieuse colonie, située au cœur du monde
judéo-musulman. Dans le cadre de leur campagne contre la souveraineté indigène, les
puissances euro-américaines ont ainsi fait de leurs propres ennemis – les Palestiniens – les
ennemis des Juifs. Auparavant, aucune hostilité historique n’existait entre les Juifs et les
Palestiniens, et plus généralement entre les Juis et les Arabes et Musulmans ; pendant des
siècles, être Palestinien et Juif et être Juif et Arabe n’étaient pas des contradictions. Les
Juifs et les Musulmans avaient vécu ensemble dans la région élargie depuis l’émergence de
l’islam et faisaient partie du monde arabe.

Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Nations Unies sont alors créées de manière
à faciliter la mise en place d’un « nouvel ordre mondial ». Elles s’efforcent de légitimer la
partition et le transfert de population, en les marquant du sceau du droit international. En
novembre 1947, à peine deux ans après sa création, l’ONU annonce le plan de partition
pour la Palestine. Avec l’aide de comités coloniaux tels que la Commission
anglo-américaine, la partition de la Palestine est élaborée et proposée comme une « solution »
contre la volonté de la majorité des habitans de la Palestine et de la région (déjà divisée et
sous domination coloniale française et britannique), où vivaient de nombreux Juifs
non-sionistes. Cette résolution de l’ONU autorise des groupes armés sionistes à utiliser tout
une gamme de technologies génocidaires afin de la mettre en œuvre.

Il en résulte la destruction de la Palestine et des Palestiniens en tant que peuple, mais aussi
de leurs terres ancestrales, leurs pratiques et leur patrimoine. La majorité des habitants
musulmans et arabes de la Palestine sont expulsés du nouvel État-nation construit à sa
place et n’ont pas été autorisés à revenir depuis. Encore aujourd’hui, celles et ceux qui
vivent entre la mer et le Jourdain sont constamment déplacés de force. Indésirables dans
cet État racialiste, ils et elles ont été transférés vers des sites déconnectés les uns des
autres. En reconnaissant la formation de l’État d’Israël comme un triomphe
occidentalo-sioniste et une « solution » nationale pour le peuple juif, l’ONU a étouffé cette
première campagne génocidaire contre les Palestiniens. C’est ainsi que les Musulmans et
les Arabes ont été transformés en menaces potentielles pour cette souveraineté juive
acclamée. Depuis, des millions d’enfants juifs, dont je fais partie, sont nés Israéliens, enrôlés
dès la naissance dans le processus de négation de la destruction de la Palestine et dans la
campagne mondiale visant à reconnaître les israéliens-juifs comme les habitants légitimes
de la Palestine.

La destruction de la Palestine et son remplacement par l’État d’Israël est le résultat de cette
convergence d’intérêts entre les pouvoirs impérialiste Euro-Américain et sioniste. Ces deux
événements figurent dans un récit d’hostilité historique qui les présente comme faisant partie
d’un conflit entre « deux parties », un conflit entre deux groupes identitaires : les
« Palestiniens », qui sont niés en tant que survivants d’une campagne génocidaire (la Nakba),
et les « Israéliens », qui ne sont inventés qu’en 1948, à partir des sionistes, des Juifs
palestiniens, et des survivants d’un génocide (l’holocauste). S’il y a bien deux parties à ce
moment-là, il s’agit plutôt des colons et des colonisés. Au centre de l’identité coloniale
endossée par les Israéliens est le déni de la violence génocidaire qui leur a permis de
remplacer les Palestiniens et de s’emparer de leurs terres et de leurs biens. Ainsi, en son
cœur se trouve, intériorisée, la notion selon laquelle les Palestiniens sont les ennemis des
Juifs et non pas celles et ceux que les sionistes ont dépossédés. Depuis la création d’Israël,
les États impérialistes qui soutiennent les intérêts sionistes en Israël ont œuvré pour
maintenir les Israéliens comme ennemis des Palestiniens tout en brouillant les distinctions
entre Israéliens et Juifs en général.

À partir de la fin novembre 1947, des villages, des cités et des villes de Palestine sont
détruits les uns après les autres et réduits en ruines afin d’empêcher les Palestiniens
expulsés de retourner chez eux. Cette destruction systémique visait aussi à faciliter la
fabrication d’une mémoire israélienne dans laquelle la Palestine pourrait s’estomper et
émerger comme le nom d’un ennemi menaçant. En parallèle à l’expulsion des 60 000
Palestiniens de Haïfa par example, les sionistes ont commencé à détruire le cœur de la ville,
soit environ 220 bâtiments. Ce qui est capturé dans la photographie ci-dessus n’est pas le
signe de la guerre, mais plutôt d’une politique coloniale, transformant Haïfa en une ville juive
afin que les quelque 3 000 Palestiniens qui n’avaient pas été expulsés ne se reconnaissent
plus dans leur ville, et ne s’y sentent plus chez eux.

Au-delà de ce que nous pouvons comprendre de Haïfa à partir de cette photographie, elle
représente également une image générique de la condition génocidaire qui, depuis sa mise
en place en 1948, a réduit en ruines des villes, des cités et des villages où vivent les
Palestiniens, détruisant ainsi leurs moyens de subsistance, leur patrimoine, leurs droits,
leurs histoires, leurs rêves et leurs souvenirs. Gravée par le régime racial érigé en ce lieu,
cette condition offre une preuve constante que la vie palestinienne peut être ôtée à tout
moment 1, elle démontre également que les tentatives pour reconstruire les espaces
palestiniens sont toujours précaires, entravées par la violence génocidaire. Cette condition
se révèle dans d’innombrables images prises au fil des années, où ce sont toujours les
Palestiniens qui sont pris pour cible. Sous la direction de l’ONU, l’horloge mondiale a été
réglée au 15 mai 1948, marquant la naissance d’Israël, tandis que les récits des Palestiniens
au sujet du génocide enduré ont été réduits au silence, déformés et remplacés par d’autres
narratifs. Des institutions culturelles et éducatives ont éclos pour promouvoir ce sujet
colonisateur nouvellement inventé : l’Israélien, dont l’identité est basée sur l’effacement de la
mémoire de sa propre naissance.

IV.
Dans plusieurs entretiens ainsi que dans un article d’opinion au New York Times, l’historien
Omer Bartov souligne le potentiel de l’actuelle attaque sur Gaza à évoluer vers le génocide.
Il appelle à condamner l’offensive « avant que cela arrive, plutôt que de la condamner après
». Bartov cite quelques déclarations de plusieurs officiels de l’armée israélienne ou de
membres du gouvernement dans lesquelles, selon lui , l’intention génocidaire est explicite.
Et pourtant, ce qu’il se passe effectivement à Gaza, dans l’analyse de Bartov, n’est pas un
génocide : « Il n’y a pas de preuve qu’un génocide s’effectue à Gaza, même si des crimes
de guerre, voire des crimes contre l’humanité ont lieu. »

Quand Bartov évoque les violences actuelles, il parvient à mettre de côté les intentions
génocidaires et choisit plutôt de croire en la rhétorique utilisée par l’armée israélienne – en
coordination avec des avocats et d’autres experts en droit international – pour décrire leurs
actions. Il répète leur narratif comme s’il s’agissait d’une preuve que leurs actes ne reflètent
pas leur intentions, qu’elles soient déclarées à l’oral ou par écrit :
« Les commandants de l’armée israélienne insistent sur le fait qu’ils essayent de limiter les
pertes civiles et attribuent le grand nombre de morts et de blessés palestiniens à la tactique
du Hamas qui utilise les civils comme boucliers humains et place leurs centres de
commandement sous des structures humanitaires comme les hôpitaux … Ainsi, même si
nous ne pouvons affirmer que l’armée cible ouvertement des civils palestiniens, d’un point
de vue pragmatique et rhétorique, ils se peut que nous soyons en train d’assister à un
nettoyage ethnique organisé qui pourrait très rapidement se transformer en génocide. » (1)
Ce qui amène Bartov à affirmer que ce qu’il voit ne correspond pas à la définition du
génocide donnée par les Nations Unies en 1948 – « l’intention de détruire, dans son
ensemble ou par partie, une nation, une ethnie, une race ou un groupe religieux, comme tel
» – est sa conviction que l’acteur de cette violence génocidaire peut justifier ses actions et,
sans honte, attribuer leurs conséquences au Hamas.

Si Bartov écrivait un article sur le nettoyage ethnique des Palestiniens, une réalité qu’il
reconnaît être en cours, je ne rentrerais pas en débat avec lui, puisque le terme de
nettoyage ethnique est approprié dans cette situation, parmi et aux côtés d’autres termes.
Cependant, compte tenu de l’histoire de l’instrumentalisation et de l’exceptionnalisation du
génocide perpétré contre les Juifs, du fait qu’il utilise son autorité en tant qu’historien du
génocide ainsi que le langage restreint du document de 1948 des Nations Unies pour juger
que ce n’est pas un génocide – en se basant donc sur des preuves fournies par les accusés
– il participe à la fétichisation du terme « génocide » et à son association exclusive à des
cas exceptionnels dans lesquels l’Occident n’est pas le premier responsable – comme dans
les génocides Rwandais et Bosnien.

Ne voulant pas répéter les expressions israéliennes exprimant une intention génocidaire, je
tiens à souligner leur persistance et prévalence dans la société israélienne et leur histoire.
Étant née et ayant grandi dans la colonie sioniste de Palestine, j’ai régulièrement entendu
ces expressions, à l’oral ou à l’écrit, en public et en privé, par des particuliers ou des
officiels. Des personnes plus âgées que moi entendent ces expressions depuis 1948 ; elles
ont été socialisées à voir les Palestiniens endurer d’extrêmes violences, encore et toujours,
accompagnées à chaque fois de justifications cachant leurs nature génocidaire – le but étant
de les éliminer en tant que groupe avec leur propre histoire, désirs, souffrances et rêves.
L’endurance et la permanence de ces expressions requièrent de nous une reconfiguration
des prémisses temporelles de l’emploi du terme génocide. La dimension temporelle
assignée à la définition légale de génocide permet de minimiser, nier et légitimer les
génocides lorsqu’ils sont perpétrés par des régimes coloniaux occidentaux. De tels
génocides ne constituent pas un événement isolé, mais se dévoilent au fil du temps, et
partagent leur temporalité avec celle du régime qui les commet.

Au lieu de supposer que « nous avons encore le temps » de prévenir ce génocide, nous
devons inverser la vapeur et reconnaître que nous manquons de temps ; le génocide a déjà
éteint tant d’aspects de la vie palestinienne, il nous faut donc continuer de crier que ceci est
un génocide et agir pour y mettre fin!

Les génocides coloniaux sont d’une nature floue parce qu’ils sont commis par des régimes
progressistes soit-disant « démocratiques », soutenus par un corps de citoyens – un groupe
parmi d’autres groupes eux aussi gouvernés – qui croient que, bien que leur gouvernement
brandisse une technologie violente et raciale contre ses sujets colonisés, les fondements de
leur régime sont démocratiques et justes. C’est ce qui s’est passé en Amérique du Nord et
du Sud, en Algérie et en Palestine, où des acteurs coloniaux ont installé et maintenu leur
régime en faisant usage de technologies génocidaires. Ces technologies, opérent aussi au
travers de mécanismes épistémologiques qui consistent à maintenir séparés des éléments
qui, mis ensemble, pourraient témoigner d’un génocide. Ce qui doit être étudié, ce sont les
décennies d’usage de la violence génocidaire contre la Palestine et les Palestiniens en tant
que groupe, et non les événements disparates qui composent ce génocide. La condition
génocidaire est le résultat cumulé d’un régime génocidaire construit contre les Palestiniens
et ayant pour but leur destruction.

Le régime totalitaire du discours tel qu’Israël l’orchestre actuellement – un régime qui
transforme la manifestation de la vérité en « contenu terroriste » et sa consommation en un
crime, ne date pas d’hier. Les mécanismes de l’impérialisme mondial étaient déjà en place
pour faire taire, détourner, censurer, intimider et punir celles et ceux qui combattent le vrai
sens du régime qui fut imposé en Palestine en 1948. Ce fut sous ce régime que les
Palestiniens furent traités comme sacrifiables et déportés dans des camps de concentration
appelés camps de réfugiés où la vie était touchée par des crises humanitaires et par la mort
lente. Simultanément, la citoyenneté israélienne fut modelée pour empêcher leur retour et
les réparations, appelant ainsi à la militarisation de tous les aspects de la vie israélienne. La
façon dont les historiens et autres intellectuels ont trahi les Palestiniens en se conformant
avec le narratif triomphal de l’émergence de ce régime en 1948 est encore à étudier.

V.
Bien qu’on puisse y retrouver les traces, le génocide n’apparaît pas au premier plan des
images. En regardant au-delà des corps des victimes qui apparaissent dans différentes
photos, on remarque un modèle, ainsi que l’empreinte de l’utilisation systématique des
technologies génocidaires sur les colonisés. Toutes ces images mettent en lumière un
objectif unique : celui d’Israël, visant à évincer les Palestiniens de la totalité de la région
entre la mer et le Jourdain, et éliminer leurs modes de vie, leur marque sur le sol, leur
autonomie, leur dignité, leurs moyens de subsistance et leur sagesse.

L’abondance excessive de photographies de Palestiniens témoigne de cet objectif.
Photographier ainsi les Palestiniens n’a pas commencé immédiatement en 1948. Peu de
photos existent de l’expulsion des Palestiniens vers Gaza par les sionistes et de la création
de la « bande de Gaza » comme « solution » pour séparer et contenir les 200 000 expulsés
(parmi les 750,000) d’autres partis de la Palestine. Comme je l’ai visuellement
restitué dans From Palestine to Israel: A Photographic Record of Destruction and State
Formation (2011), les expulsés ont été contraints de vivre dans cette bande de terre étroite
où seulement environ 75000 Palestiniens vivaient jusqu’alors. Peu de temps après que la
région fut entourée de barbelés, la première crise humanitaire éclata.

Ce fut le résultat attendu de l’utilisation combinée des technologies génocidaires d’expulsion,
de concentration et de meurtre. Très peu de photos pouvant interrompre le narratif sioniste
ont été prises pendant les deux premières décennies de l’existence de l’État. La plupart ont
été prises dans des camps de réfugiés des pays voisins : les Palestiniens y apparaissent
comme des réfugiés sans voix, privés du monde dans lequel ils vivaient pleinement en
Palestine. Pendant cette période, l’intérêt sioniste pour la constitution d’un État a convergé
avec les intérêts de l’Europe de s’absoudre du génocide commis pendant la Seconde
Guerre mondiale, et de se présenter plutôt comme libérateur des Juifs. Dans ces conditions,
les sionistes, de concert avec les impérialistes européens, ont pu édifier Israël en un fait
accompli. En 1967, malgré la conquête de Gaza, de la Cisjordanie et de certaines parties de
la Syrie par Israël, les habitants des camps de réfugiés qui y étaient construits ont résisté
pendant plusieurs années. En réponse, Israël a utilisé des technologies génocidaires pour
détruire et déplacer les Palestiniens, mettant en œuvre différentes « solutions » pour à la fois
les éliminer en tant que groupe et les exploiter comme main d’œuvre.

Progressivement, Gaza, comme la Cisjordanie, est devenue le plus grand studio de
photographie militarisé ouvert du monde. Là-bas, les Palestiniens pouvaient être
transformés à tout moment en sujets de « photographies des droits de l’homme », comme on
les appelle. En lançant des attaques militaires (avec des noms tels que « Pilier de Défense »,
« Retour d’Écho » et « Plomb Durci ») tous les quelques mois, ou plus fréquemment encore, les
forces israéliennes ont ciblé les habitants de Gaza avec une violence génocidaire. Pendant
la première Intifada, Gaza est devenue une véritable mine photographique et un laboratoire
spectaculaire pour tester à la fois de nouvelles armes sur les Palestiniens, et la tolérance de
l’Occident face à l’exercice de ces technologies à la vue de tous. De cette mine, des
centaines de milliers de photos de Palestiniens ont été extraites, publiées, discutées,
circulées, achetées, vendues, mises aux enchères et conservées dans les archives de la
presse, les collections de musées, les archives d’ONG, etc. Malgré les différences
perceptibles entre les nombreuses photographies, dans presque toutes les Palestiniens sont
capturés comme des vies sacrifiables. Leur mise à mort n’est donc pas une perturbation,
mais une validation de ce caractère sacrifiable . Lorsque les Israéliens apparaissent dans le
cadre, ils sont principalement présentés comme des soldats « en service », des agents de
l’État, de sa loi et de son ordre.

Les légendes qui accompagnent ces photos mettent généralement l’accent sur le
problématique langage des droits de l’homme, mettant davantage en lumière la condition
des victimes plutôt que le régime et les technologies qui créent ces conditions. De telles
légendes, qui signalent visuellement un appel à l’aide humanitaire plutôt que la dénonciation
d’un régime qui viole le droit humanitaire, normalisent le caractère sacrifiable de la vie
palestinienne. En 2005, suite à la déclaration d’Israël selon laquelle il se retirerait de Gaza,
une autre « solution » lui a été imposée : en faire le plus grand camp de concentration du
monde.

Cela a été accompli grâce à l’utilisation d’une technologie carcérale qui isole Gaza des
autres parties de la Palestine et du monde, créant une condition générale de mort lente pour
ses habitants qui, comme nous l’avons vu à la suite du 7 octobre, peut être accélérée à tout
moment. Contrairement aux déclarations des agents de ce régime carcéral selon lesquelles
ils ne gouvernent plus Gaza, l’État israélien continue de lancer des attaques depuis la mer,
les airs et la terre tout en coupant les Palestiniens du reste du monde. Présentés pendant si
longtemps comme des sujets précaires dans des images de violations des droits de
l’homme, les Palestiniens sont maintenant exterminés aux yeux du monde sans être
reconnus comme victimes de la violence génocidaire coloniale.

Les plans visant à détruire davantage Gaza n’ont pas été imaginés le 7 octobre. Ils étaient
en préparation depuis des années et ont été mis en œuvre à différentes échelles depuis
1948. Mais la violence perpétrée au cours des dernières semaines se distingue en termes
d’échelle et d’horreur par rapport à tout ce qui a précédé. Il en va de même pour la
résistance de millions de personnes dans le monde entier qui refusent d’accepter le récit
impérial qu’Israël et les États-Unis mettent en place pour justifier cette violence. Cette
violence ne peut pas être isolée de l’utilisation systématique des technologies génocidaires
contre les Palestiniens au cours des soixante-quinze dernières années. Ceux qui ont
préparé ces plans attendaient l’occasion de les mettre en œuvre. Comme de nombreux
généraux et politiciens du régime colonial l’ont dit au fil des ans, l’armée israélienne n’avait
besoin que de l’opportunité ou de l’événement qui justifierait leur intervention ; cela fait, ils la
mettraient enfin en œuvre.

VI.
Dans son compte rendu du procès d’Adolf Eichmann, Hannah Arendt écrivait que “le
génocide est une possibilité réelle de l’avenir », et qu’ainsi, « aucun peuple au monde …
ne pouvait raisonnablement être certain de survivre ». Les gouvernements impériaux ne
représentent pas l’humanité, mais plutôt la logique inhérente à leurs propres régimes
racistes. Cela leur confère des droits impériaux pour se soutenir mutuellement lorsqu’ils
recourent à la violence génocidaire. Dans le monde entier, les millions de personnes
sortant dans les rues, barrant les routes, manifestant devant les bureaux et les usines
de fabricants d’armes, bloquant les expéditions d’armes et défilant en nombre sans
précédent en soutien aux Palestiniens, savent que l’ordre de l’humanité est une fois de
plus attaqué. Ils refusent d’échouer à reconnaître que ce qui se déroule en ce moment
même est un génocide. Si cette vague de violence génocidaire reste ignorée et que le
régime génocidaire qui la perpétue n’est pas remis en cause, cela mettra en péril non
seulement les Palestiniens la mais d’autres groups racialisés.

L’analyse d’Arendt du concept des crimes contre l’humanité est instructive. Ces crimes,
écrit Arendt, sont inscrits dans les corps de leurs victimes, mais ils sont également
commis à l’encontre du groupe social au nom duquel ils sont perpétrés—contre sa loi, et
de manière plus générale, contre l’ordre de l’humanité défini par sa diversité. La
Palestine a été détruite et les Palestiniens ont été attaqués, parce que les sionistes
refusaient que les Palestiniens vivent parmi eux ; c’est ainsi que le régime mis en place
par les sionistes ne pouvait que concrétiser cette intention génocidaire. La mise en place
d’une loi raciale, cette attaque à la diversité humaine, est donc la raison d’être de ce
régime depuis 1948 et son fondement. C’est cette loi qui organise l’espace entre la mer
et le Jourdain qui devrait être abolie pour que tous les habitants de cette région soient
libres. Elle doit être abolie pour le bien des Palestiniens, afin qu’ils puissent retrouver
leur droit de retourner vivre en Palestine et de reconstruire leur monde ; et de même,
elle doit être abolie pour le bien des Juifs israéliens, afin qu’ils puissent se libérer du
sionisme, s’affranchir du rôle de bourreaux – le seul rôle qu’ils et elles peuvent occuper
dans ce régime génocidaire – et récupérer les diverses histoires juives dont ils ont été
privés, contraints d’adopter une identité israélienne fabriquée par l’État sioniste, identité
définie par son inimitié envers les Palestiniens. Les Israéliens peuvent choisir d’agir en
tant que citoyens de leur régime génocidaire et approuver la transformation de la
journée tragique du 7 octobre en justification du génocide, ou comme certains l’ont fait,
ils peuvent retrouver une place au sein d’une humanité partagée et rejeter les
fondements génocidaires de leur régime.

Les images du génocide de ces dernières semaines auraient pu mener à des résultats
différents, poussant les Israéliens à reconnaître qu’ils sont des colons et à surmonter
l’illusion selon laquelle l’utilisation de la violence génocidaire pourrait les protéger de la
résistance des colonisés. Ces images auraient également pu déclencher un mouvement
populaire appelant à une grève générale contre le régime colonial, un mouvement qui
refuserait de soutenir et d’exécuter sa violence génocidaire et de servir dans son armée
dont les intentions génocidaires sont évidentes. Le flux d’images concomitant de la
violence génocidaire ininterrompue contre les Palestiniens – principalement à Gaza mais
aussi en Cisjordanie – aurait pu être évité à tout moment si l’utilisation de telles
technologies pour cibler les Palestiniens n’avait pas été normalisée, justifiée et légalisée
depuis la création de l’etat d’Israël.
Ce qui rend cette violence génocidaire révélatrice, c’est qu’elle réitère et reflète le
moment fondateur à partir duquel ce régime génocidaire a été établi. En 1948, ce sont
750 000 Palestiniens – la majorité des habitants de la Palestine – qui ont été expulsés
sur une période s’étalant sur un peu plus d’un an. Aujourd’hui, en à peine quelques
semaines, à la cadence d’une usine de mort, plus de 1,5 million de Palestiniens, déjà
résidants d’un camp de concentration, d’un ghetto ou d’une prison, ont été déplacés, et
entre 1 et 2 % de la population de Gaza a été blessée ou exterminée.
D’une manière troublante et douloureuse, les images en noir et blanc prises en Palestine
lors de la Nakba de 1948 prennent vie, se transformant en images animées et en couleur.
Les images qui proviennent de Gaza – du moins, lorsqu’Israël ne coupe pas l’électricité ou
Internet – ne peuvent qu’être qualifiées à tort d’images, puisqu’elles saisissent, sous une
forme rectangulaire immatérielle, les personnes appelant à mettre fin au génocide. Il ne
s’agit pas simplement d’images distinctes de ce qui s’est passé, mais de porte-voix visuels
nous appelant à reconnaître le génocide qui dure depuis des décennies et à l’arrêter
maintenant. Reconnaitre le genocide signifie aussi rejeter tout autre solution génocidaire
pour Gaza et la Palestine quand ces tueries auront cessé.

(1) Il y a quelques années, j’ai donné au Centre Pompidou une collection des 700 images annotées –
Act of State – 1967-2007 – montrant cette condition à travers 40 ans. Je leur ai donné cette collection
à condition que le Centre la rende accessible au public, mais elle est restée depuis dans leur dépôt.

Ariella Aïsha Azoulay
Traduction par le collectif Tsedek!

Initialement publié sur le site https://www.bostonreview.net/articles/seeing-genocide/

Israël et propagande de guerre : mentir comme un diable

«  Le mensonge n’est un vice que quand il fait mal. C’est une très grande vertu quand il fait du bien. (.) Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas un temps mais hardiment et toujours. Mentez mes amis, mentez, je vous le rendrai un jour  ». Attribué à Voltaire

« Toutes les nations occidentales se sont empêtrées dans un mensonge ; celui de leur prétendu humanisme. » Baldwin

 

 

Si James Baldwin avait déjà réglé son compte au colonialisme, Israël donne en ce moment la preuve que ses réflexions sont d’une effarante actualité. Engagée depuis 2 mois et demi à Gaza dans une entreprise génocidaire qui a déjà fait au bas mot 20 000 morts (1), pour la plupart des femmes et enfants, détruit l’essentiel des bâtiments et infrastructures et déplacé la quasi-totalité de la population de l’enclave, l’entité sioniste justifie son expédition punitive sur son sacro-saint « droit à la défense » après l’attaque du Hamas du 7 octobre.

Confrontés à l’évidence de la destruction généralisée de la bande de Gaza et au meurtre de masse de ses habitants, les observateurs les moins avertis, ceux qui ont encore la naïveté d’accorder à Israël le bénéfice du doute, se rallient progressivement à la thèse présentant la riposte du gouvernement de Netanyahou comme « disproportionnée » et exigeant le cessez-le-feu immédiat, après avoir tergiversé de longues semaines comme dans le cas d’Emmanuel Macron.

Certains d’entre eux, comme Olivier Faure (qui s’éloigne ainsi de la ligne socialiste historique de soutien total à Israël), vont aujourd’hui jusqu’à présenter l’attaque du Hamas comme un « prétexte »(2) employé par Israël pour procéder à la liquidation définitive de la question palestinienne en se cachant derrière la lutte contre le terrorisme. Difficile de ne pas donner raison au patron socialiste lorsque l’on constate à quel point la violence coloniale s’abat également sur les Palestiniens de Cisjordanie, territoire que le Hamas ne contrôle pas.

Pour les regards les plus aiguisés, le comportement israélien post-7 octobre est déjà entré dans les annales des séquences les plus grossièrement mensongères de l’histoire de l’aventure coloniale sioniste, voire de l’ère moderne toute entière. Il est vrai que le colonialisme s’est toujours drapé dans les oripeaux de la contre-vérité pour justifier l’injustifiable, à savoir la spoliation et l’expulsion des Indigènes de leurs terres d’origines par les populations européennes. Il est tout aussi vrai que les prétextes les plus farfelus ont été employés pour rendre présentable l’abjection absolue, de la « mission civilisatrice » aux « effets positifs de la colonisation ». Mais tout de même : jamais la propagande coloniale n’avait atteint un tel niveau de grotesque.

Dès le samedi 7 octobre, la machine à propagande s’est mise en route avec une surprenante célérité. La présentation des faits par les officiels israéliens avait de quoi sidérer. 1 400 morts, dont une majorité de civils ciblés délibérément, plus de 230 otages soumis aux pires maltraitances, et surtout un mode opératoire d’une sauvagerie inouïe : bébés décapités ou brûlés dans des fours, femmes éventrées, viols massifs, le tout décrit avec force détails et s’appuyant sur les témoignages des survivants (3,4,5,6). C’est en réponse à ce déferlement de férocité que les forcées armées israéliennes se seraient engagées dans la riposte armée.

Aujourd’hui, que reste-t-il de l’édifice argumentatif qu’Israël et ses soutiens, notamment américains, ont utilisé pour justifier le massacre des gazaouis et museler les voix dissidentes ? Pas grand-chose. Pour commencer, le bilan humain du 7 : au lieu des 1 400 victimes initialement évoquées, le consensus israélien se situe aujourd’hui à 1 139 morts, après 2 révisions (7,8) dont 695 civils, soit une baisse de plus de 14% par rapport au bilan initial, fait rarissime, voire sans précédent, dans l’histoire des attaques armées de cette ampleur. Après enquête, il s’est en effet avéré que près de 200 des dépouilles étaient en réalité palestiniennes mais méconnaissables, en raison du degré de calcination et de dégradation des corps (9).

Beaucoup de témoignages israéliens évoquent l’usage indiscriminé de la force par Tsahal en réponse à l’offensive du Hamas, faisant des victimes y compris parmi les Israéliens eux-mêmes (10). Ces affirmations sont par ailleurs corroborées par les images des carcasses entièrement ravagées des voitures des participants du festival Nova, qui se tenait près de la bande de Gaza et où plusieurs combattants du Hamas ont atterri en parapente et dont ils ignoraient l’existence (11). Le recours au feu aérien et terrestre par l’armée israélienne a été conséquent, faisant vraisemblablement des victimes des deux côtés.

En définitive, il est donc encore difficile d’établir clairement le nombre exact d’Israéliens civils effectivement tués par les brigades Al-Qassam ce jour-là, mais la version officielle initiale prend du plomb dans l’aile et voit sa crédibilité minée.

Par-delà les chiffres, ce sont surtout les détails ressassés par l’ensemble des officiels israéliens depuis bientôt 3 mois qui ont marqué l’opinion publique internationale et suscité une émotion légitime : qui pourrait rester insensible au sort de 40 bébés décapités ? Qui pourrait donner tort à un gouvernement cherchant à venger des femmes sans défense éventrées dans leur propre domicile ? Qui pourrait nier l’inhumanité de combattants capables pendre des bébés, de torturer une famille ou d’enlever une femme enceinte ?

Le souci est que l’intégralité de ces récits sont faux, ou a minima non confirmés. Le journal israélien de référence Haaretz, relayé notamment par Libération (12), pourtant peu suspect d’antisionisme, ont établi de manière incontestable que seul 1 bébé de 10 mois est décédé le 7 octobre, sans aucune décapitation ni aucun brûlé vif, ce qui invalide la thèse de l’infanticide de masse. La thèse de la femme enceinte massacrée et éventrée relève également de l’affabulation. La famille prétendument torturée et exécutée à Be’eri n’existe tout simplement pas. A noter que beaucoup de ces bobards ont pour source une seule et même personne, Yossi Landau, l’ambulancier « survivant du 11 septembre », dont les récits ont été relayés jusqu’au Sénat américain par le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken.

Pour ce qui est des otages, dont la libération a été solennellement présentée par les officiels israéliens et leurs complices occidentaux comme la priorité absolue, force est de constater que leur sort est secondaire aux yeux des responsables militaires en charge de l’offensive à Gaza. Alors que le tapis de bombes qui s’abat quotidiennement sur le minuscule territoire gazaoui rend leur mort plus que probable, nous apprenions le 16 décembre que 3 otages brandissant pourtant un drapeau blanc avaient été tués délibérément par la soldatesque israélienne, par « erreur »(13).

En France, c’est la question des femmes victimes du 7 octobre qui a retenu l’attention et suscité l’émotion du commentariat politico-médiatique, au point que des figures comme Anne Hidalgo, Charlotte Gainsbourg ou Marek Halter n’ont pas hésité à apposer le 10 novembre dernier leur signature sur une tribune de l’association Paroles de Femmes invitant à reconnaître l’attaque du Hamas comme « un féminicide de masse »(14) .

Alors que la police israélienne elle-même évalue que l’enquête sur les violences sexuelles présumées pourrait encore durer « six à huit mois »(15) , en ajoutant au passage « ne pas pouvoir établir que le Hamas avait donné des instructions pour violer des femmes »(16), alors que les incohérences et les contre-vérités du récit israélien se multiplient depuis le jour de l’offensive du Hamas, la belle société germanopratine s’est ainsi empressée de rendre un verdict sans appel. Pour Yvan Attal, Arié Elmaleh, Bernard Campan ou encore Valérie Trierweiler, « les violences faites sur [les] femmes correspondent en tout point à la définition du féminicide, c’est-à-dire le meurtre de femmes ou de jeunes filles en raison de leur sexe (…) Tout cela a été filmé et pris en photo pour susciter la terreur parce que les femmes et les enfants sont les symboles de notre humanité. »

La preuve de l’irréfutabilité de ces accusations ? « Des vidéos des interrogatoires des terroristes le confirment. » Pourtant, au regard de la fiabilité de l’ensemble des images et des récits relayés par la propagande israélienne depuis un trimestre, un minimum de circonspection n’eût pas été de trop d’autant que personne n’a eu accès à ces vidéos.

Mais non, le camp de l’humanité immaculée ne s’embarrasse pas de ce genre de réflexe. Le Hamas est d’essence barbare, donc toutes les accusations portées contre lui doivent être vraies. En revanche, cette tribune « non politique » mais simplement « humaniste » n’a pas un mot pour les dizaines de milliers de femmes et d’enfants palestiniens massacrés sans scrupules par la valeureuse soldatesque israélienne.

Cependant, le summum du grotesque en matière de propagande de guerre avait été atteint quelques jours plus tôt, avec la présentation par Israël de ce qui a été dépeint comme le QG du Hamas au sein de l’hôpital Al-Shifa, dont les occupants ont été méthodiquement éliminés. Des emplois du temps affichés au mur ont été présentés comme des listes de terroristes (17), des photos du mirifique arsenal du Hamas mettent en évidence des dattes et des corans à côté de quelques mitraillettes (18), des montages vidéo grossiers présentent de faux tunnels hypersophistiqués censés héberger le Hamas, mais vraisemblablement construits par les Israéliens eux-mêmes (19), le pseudo-témoignage d’une infirmière dénonçant la présence du Hamas (20) … S’il ne servait pas à couvrir le plus grand crime de masse des dernières décennies, ce sinistre cirque prêterait à sourire tant l’amateurisme et le ridicule des propagandistes israéliens transparaît à chacune de leurs communications.

Venger les horreurs du 7 octobre, sauver les otages, éradiquer le terrorisme : tous les motifs invoqués par Israël pour justifier le carnage dont il se rend responsable sont des mensonges éhontés. Ils sont d’ailleurs ridiculisés par les décideurs israéliens eux-mêmes, lorsque la vérité leur échappe ici ou là : leur objectif est évidemment de se débarrasser une fois pour toutes du problème gazaoui et de chasser les 2,3 millions de Palestiniens de l’enclave, en essayant de convaincre un pays arabe voisin de les accueillir.

Dès lors, pourquoi continuer à colporter des contre-vérités en dépit de l’évidence-même ? Pourquoi les bébés décapités continuent d’être invoqués alors que leur inexistence est patente ? Pourquoi une telle surenchère morbide ? Après tout, l’officialité sioniste pourrait simplement, pour justifier sa poussée belliciste actuelle, se contenter d’invoquer les faits incontestables : des centaines de civils sont assurément morts le 7 octobre, et beaucoup d’entre eux vraisemblablement tués par les combattants du Hamas. Pourquoi cela ne suffit-il pas à la machine propagandiste israélienne ?

En vérité, Israël ne saurait tolérer l’idée d’avoir été attaquée par autre chose qu’une horde de monstres antisémites assoiffés de sang, dépourvus de toute forme de rationalité et dont l’existence-même est un affront à l’humanité toute entière. Accepter le fait que des êtres humains normalement constitués puissent planifier et engager, avec un relatif succès, une offensive armée d’ampleur contre les intérêts et la population israéliens amènerait nécessairement à s’interroger sur leurs motivations politiques et donc à révéler la fragilité de la position israélienne, puissance occupante ayant fait de Gaza un camp de concentration à ciel ouvert depuis 2007 pendant qu’elle s’affaire à annexer la Cisjordanie et donc à tuer les aspirations nationales des Palestiniens.

Le seul terrain praticable pour Israël, c’est celui du combat du « peuple de la lumière contre le peuple des ténèbres » (21), de l’humanité contre la monstruosité, du progrès contre la barbarie. Hors du délire messianique des fous furieux du sionisme, point d’arguments tenables pour défendre ce qu’il faut nommer par son nom : une abomination coloniale. Et gageons qu’en matière de propagande sioniste, le pire est encore à venir.

 

Yazid Arifi

Sources :

1)     https://www.la-croix.com/international/guerre-israel-hamas-jour-74-attaque-bande-gaza-otages-liban-resume-20231219

2)     https://www.leparisien.fr/politique/le-7-octobre-est-devenu-un-pretexte-olivier-faure-tres-critique-apres-ses-propos-sur-israel-15-12-2023-GJHLDZG63NAMNGFPB7BV7SXNRA.php

3)     https://www.lesoleil.com/monde/2023/10/16/jamais-vu-ce-degre-de-barbarie-israel-montre-les-corps-massacres-par-le-hamas-DZ7S37KBNZBLPN6U6L6MASOWEY/

4)     https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/qui-sont-les-quelque-240-otages-detenus-a-gaza-20231121_RPHGCEIZJBDZPL5ATNJGLPDBTE/

5)     https://www.nicematin.com/conflits/bebes-decapites-femme-enceinte-eventree-on-decrypte-le-vrai-du-faux-au-sujet-du-massacre-du-kibboutz-de-kfar-aza-en-israel-878479

6)     https://www.businessnews.com.tn/Un-b%C3%A9b%C3%A9-trouv%C3%A9-dans-un-four,-cuit-%C3%A0-mort-par-le-Hamas–Attention-%C3%A0-cette-rumeur,520,133108,3

7)     https://www.bfmtv.com/international/moyen-orient/israel/israel-revoit-a-1-200-morts-le-bilan-de-l-attaque-du-hamas-du-7-octobre_AD-202311100899.html

8)     https://www.newarab.com/news/israels-7-oct-toll-revised-down-social-security-data#:~:text=The%20final%20death%20toll%20from,giving%20a%20total%20of%201%2C139.

9)     https://www.ouest-france.fr/monde/israel/israel-revoit-a-1-200-morts-le-bilan-de-lattaque-du-hamas-le-7-octobre-e7216882-8000-11ee-a407-397218b61e71

10)  https://www.ynetnews.com/article/rkjqoobip

11)  https://www.haaretz.com/israel-news/2023-11-18/ty-article/.premium/israeli-security-establishment-hamas-likely-didnt-have-prior-knowledge-of-nova-festival/0000018b-e2ee-d168-a3ef-f7fe8ca20000

12)  https://www.liberation.fr/checknews/israel-7-octobre-un-massacre-et-des-mystifications-20231211_A7QBBETYDRDERFAQINGA66ZAR4/

13)  https://www.la-croix.com/international/gaza-apres-la-mort-de-trois-otages-l-armee-israelienne-face-a-ses-bavures-20231217

14) https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/pour-la-reconnaissance-dun-feminicide-de-masse-en-israel-le-7-octobre-20231110_EMTPN3H2EBDLJBMLLTZ2SRLY6A/

15) https://www.lepoint.fr/monde/israel-enquete-sur-plusieurs-cas-de-violences-sexuelles-commis-par-le-hamas-14-11-2023-2543105_24.php

16) https://www.letemps.ch/monde/la-majorite-des-victimes-de-viols-du-7-octobre-ont-ete-assassinees-et-ne-pourront-jamais-temoigner

17)  https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/info-ou-intox/20231116-ce-document-n-est-pas-une-liste-de-combattants-du-hamas

18)  https://www.arretsurimages.net/chroniques/obsessions/les-dattes-de-lhopital-al-shifa

19)  https://www.i24news.tv/fr/actu/israel-en-guerre/1700571200-les-tunnels-sous-l-hopital-al-shifa-ont-ete-construits-par-israel-affirme-ehud-barak-sur-cnn

20)  https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/info-ou-intox/20231115-non-cette-vid%C3%A9o-ne-montre-pas-une-infirmi%C3%A8re-de-l-h%C3%B4pital-al-chifa-d%C3%A9non%C3%A7ant-la-pr%C3%A9sence-du-hamas

21)  https://www.lefigaro.fr/international/conflit-israel-hamas-quand-netanyahou-evoque-le-peuple-des-tenebres-et-promet-de-realiser-la-prophetie-d-isaie-20231027

Les pathologies de l’espoir dans la guerre pour la Palestine : une réponse à Adam Shatz

Lorsque les intellectuels occidentaux expriment leur consternation face aux « pathologies vengeresses » de la violence palestinienne du 7 octobre, ils ignorent ses causes militaires, tactiques et politiques sous-jacentes.

 

Dans l’article largement diffusé d’Adam Shatz dans la London Review of Books, intitulé « Vengeful Pathologies« , (et publié en français par Orient 21), un récit se déploie, entremêlant de manière complexe des analogies historiques et des comparaisons fallacieuses qui visent à saper les principes de la décolonisation et les bouleversements qui l’accompagnent. Shatz expose trois grands points de désaccord. Le premier est l’affirmation selon laquelle la vengeance est devenue le principal mode d’interaction entre Israéliens et Palestiniens, les « pathologies vengeresses » des deux parties reflétant les mêmes instincts primitifs. Le deuxième point est une critique de ce qu’il décrit comme la « gauche décoloniale », qu’il accuse de fermer volontairement les yeux sur les « crimes » commis par les colonisés et de se réjouir puérilement de la mort de civils. Le troisième point, sans doute le plus important, concerne l’usage d’analogies historiques pour décrire la réalité des événements du 7 octobre, en s’appuyant sur la similitude entre ces événements et un événement oublié de la guerre de libération algérienne – la bataille de Philippeville – pour expliquer l’exacerbation de la montée du fascisme en Occident.

Cet essai est l’incarnation d’un labyrinthe intellectuel plus vaste qui hante les intellectuels occidentaux. Il caractérise les Palestiniens comme des « victimes nécessaires et inévitables », rendant leur existence visible uniquement comme des notes de bas de page d’archives dans une énième entreprise coloniale efficace. N’est-il pas curieux, pourrait-on se demander, que la sympathie manifestée à l’égard des Palestiniens soit directement proportionnelle à leur supposée incapacité à faire face à la machinerie uniforme du colonialisme de peuplement ? Il y a une satisfaction cachée dans le fait d’assister de loin à ce récit tragique. L’avantage persistant d’Israël sert de puissant catalyseur à la sympathie des intellectuels occidentaux, une sorte de pseudo-solidarité qui murmure aux Palestiniens : « Nous sommes avec vous, mais seulement tant que vous resterez des victimes tragiques sombrant gracieusement dans votre propre abîme ». On pourrait même dire que cette sympathie est conditionnée au maintien par les Palestiniens de leur tragique statu quo.

Ces intellectuels y trouvent une certaine sécurité : l’expérience palestinienne, aussi déchirante soit-elle, reste confortablement distante, un spectacle à consommer. Ce scénario prédéfini est devenu un marqueur inquiétant des limites de l’engagement intellectuel critique à l’égard de la Palestine et des Palestiniens.

Par conséquent, lorsque les Palestiniens osent se rebeller et remettre en question le sort qui leur est imposé après des années d’oppression, les réactions sont schizophréniques, comme on pouvait s’y attendre. Les mêmes intellectuels qui pleuraient autrefois sur notre sort sont aujourd’hui tiraillés. Nombre d’entre eux se transforment en police de la moral, brandissant rapidement le bâton de la condamnation, mais, plus important encore, adoptant volontiers, et avec intensité, la version d’Israël, élaborée et sensationnalisée, des événements du 7 octobre dans ce que l’on appelle l’enveloppe de Gaza (les colonies israéliennes qui bordent Gaza).

D’autres, dont beaucoup sont des intellectuels et des historiens palestiniens, enveloppés quant à eux dans un linceul d’indifférence, n’offrent rien d’autre que leur silence. La voix collective, qui résonnait autrefois avec sympathie, résonne aujourd’hui avec des récits de mise en garde contre la colère des opprimés, qui serait barbare, primitive, et réveillerait le fascisme de droite. Lorsque certains s’expriment, comme Joseph Massad, ils font l’objet d’une chasse aux sorcières destinée à faire d’eux un exemple et à réduire les autres au silence.

La pathologie vengeresse d’Israël et le franchissement du mur de fer

Lorsque l’on s’enfonce dans le labyrinthe du récit historique israélien, il devient évident que la vengeance n’est pas seulement une émotion abstraite et insaisissable, mais qu’elle est presque insidieusement ancrée dans le centre névralgique du militarisme israélien. Pensez à des événements tels que l’incendie de Turmusayya et de Huwwara. Ce ne sont pas de simples accidents de parcours dans l’histoire du sionisme, mais des indications que la vengeance est son modus operandi. Ici, le véritable paradoxe du récit de Shatz réside dans sa compréhension erronée du fonctionnement de la vengeance sioniste – celle-ci ne se contente pas de réagir aux actions et aux provocations des Palestiniens, ni même à leur capacité à invoquer la terreur, mais va au-delà du domaine conventionnel de la cause et de l’effet et cherche à punir l’audace de la simple existence des Palestiniens. Même un Palestinien comme le président Mahmoud Abbas, qui permet à Israël de poursuivre l’expansion de ses colonies en Cisjordanie et de servir ses intérêts sécuritaires et financiers, est un affront pour les colons. Tout ce que l’Autorité palestinienne (AP) a reçu en retour de sa coopération civile et sécuritaire avec Israël, ce sont des sanctions financières et un désir caché de se débarrasser de la dépendance d’Israël à l’égard de la coopération de l’AP en matière de sécurité.

Nous sommes témoins de cette manifestation génocidaire dans le paysage social israélien – non seulement dans la droite radicale, mais aussi au sein de la politique de l’État, et même parmi ses courants libéraux. Le dévoilement de ce moment de vérité touche à l’essence même du problème sioniste. C’est un moment où l’inconscient collectif du sionisme, largement exprimé par des gens comme Bezlalel Smotirtich et Itamar Ben-Gvir, devient la conscience collective de l’État dans ses différents courants.

Shatz, dans sa myopie, a peut-être négligé la séduisante transformation de l’estimé Haaretz (qu’il présente comme « l’extraordinaire quotidien d’Israël ») en un porte-parole de la propagande, alors qu’il résonnait d’appels à la vengeance et au conflit.

Après 75 ans, Israël réitère obstinément sa transgression originelle : l’anéantissement des Palestiniens. Le déversement de 18 000 tonnes d’explosifs sur l’une des régions les plus densément peuplées du monde dépasse la simple réaction aux événements du 7 octobre ; il témoigne du fait qu’Israël arme la folie et s’attaque aussi à un monde qui ose remettre en question le statu quo dominant du colonialisme d’expansion et de l’occupation militaire.

Les sinistres chants « mort aux Arabes » ne se sont pas seulement manifestés dans la doctrine de l’État, mais ont aussi trouvé une résonance intrigante dans la géopolitique américaine. Shatz, aveuglé peut-être par ses propres préjugés ou par son authentique affinité pour Haaretz, a tragiquement manqué l’interaction complexe de la politique et de l’identité d’Israël. Il commet une erreur en situant la réponse palestinienne comme étant à l’origine de cet effacement systémique. En réalité, la résistance palestinienne, dans sa myriade de manifestations, apparaît comme une antithèse dialectique à la répression prolongée, mais elle n’est pas nécessairement le reflet des pires propensions d’Israël. Pour mieux comprendre cette dynamique, nous devons nous pencher sur l’ethos fondamental du sionisme face au « problème arabe ».

Les pères fondateurs du sionisme, tels que Ze’ev Jabotinsky, avaient une vision lucide des « maux nécessaires » qu’Israël devrait commettre pour établir un État aux dépens des Arabes palestiniens. Le « mur de fer » de Jabotinsky reflète en fait la doctrine militaire actuelle d’Israël, qui consiste en un engagement profond dans le renforcement de sa force militaire en érigeant un « mur de fer » avec lequel les Arabes seraient finalement contraints de composer.

La doctrine du mur de fer conduit à réaliser que le sionisme culmine dans un jeu à somme nulle à l’égard des Palestiniens – une équation existentielle du « soit nous, soit eux ». Pour sortir de ce cycle, il est impératif de démanteler ce mur, de remettre en question l’assurance d’Israël dans l’élaboration perpétuelle d’une « solution militaire » face à une situation systémique et politique difficile. Que nous condamnions ou pas, c’est précisément ce que les Palestiniens ont entrepris de réaliser le 7 octobre.

La profanité palestinienne et la « folie logique » d’Israël

Au moment de l’évaluation des événements du 7 octobre, nous devons tenir compte des règles préexistantes de l’engagement militaire, dont beaucoup avaient déjà été établies par Israël au cours de ses 16 années de blocus de la bande de Gaza et de campagne contre-insurrectionnelle. Nous devons également tenir compte de l’ensemble des facteurs politiques et sociaux qui constituent la toile de fond de ce même événement. Shatz évoque certains de ces facteurs dans son récit, mais il semble les écarter pour attribuer aux Palestiniens une sorte de vengeance primordiale motivant leurs actions.

Dans l’argumentation de Shatz, nous trouvons l’idée que si les combattants palestiniens avaient limité leurs attaques à des cibles uniquement militaires, ils auraient pu atteindre un semblant de « légitimité ». Cette stratégie pourrait, peut-être, empêcher la condamnation intense qui accompagne généralement l’image du combattant palestinien profane dans l’imaginaire collectif occidental, qu’Israël et les États-Unis ont tenté d’amalgamer avec l’État islamique. Mais nous devrions traiter la proposition de Shatz avec scepticisme parce qu’elle néglige plusieurs points cruciaux de l’histoire de l’engagement militaire d’Israël avec la résistance.

Prenons l’exemple de l’incursion terrestre d’Israël au Liban en 2006, où la distinction entre cibles militaires et civiles s’est rapidement effritée, entraînant d’importantes pertes civiles libanaises et plus de 1 200 morts. À quoi Israël répondait-il alors ? Au ciblage d’une unité militaire israélienne – une cible militaire légitime selon Shatz.

De même, l’enlèvement du caporal Gilad Shalit à Gaza a déclenché une riposte militaire qui a causé des dommages directs aux civils palestiniens, faisant près de 1 200 morts. Ces exemples montrent l’imbrication entre cibles militaires et populations civiles sur le théâtre du conflit. Ni l’histoire du conflit ni le discours américain et israélien n’ont jamais fait de ces distinctions une question d’importance, et le Hezbollah et le Hamas restent considérés comme des organisations terroristes, qu’ils ciblent des soldats ou des civils. L’intensité de la réponse n’est pas non plus vraiment différente – la « doctrine Dahiya », après tout, a été formulée en réponse à la capture et à l’assassinat de soldats israéliens par le Hezbollah.

La doctrine Dahiya est évidente à Gaza aujourd’hui. Israël a déclaré que toute attaque jugée significative entraînerait la destruction complète des infrastructures civiles et gouvernementales, y compris le bombardement de villages, de villes et de quartiers pour les ramener à l’âge de pierre par des destructions massives. En d’autres termes, toute forme de résistance, quelle que soit la cible, fera l’objet d’une politique aérienne de la terre brûlée.

Mais ce qui est le plus important dans tout cela, ce n’est pas tant la réponse militaire israélienne disproportionnée (qui reste la même, même lorsque les combattants attaquent des cibles « légitimes ») que l’évolution du style de guerre et de contre-insurrection d’Israël. Les règles d’engagement militaire, principalement fixées par Israël, devraient constituer la toile de fond essentielle de toute évaluation du 7 octobre.

Au cours des deux dernières décennies, Israël s’est orienté vers une forme de guerre qui tente d’éliminer la bataille de la guerre, dans laquelle Israël a choisi de maintenir ses soldats et son armée à distance tout en s’appuyant sur sa forte puissance aérienne comme moyen d’action offensif. Israël a utilisé cette stratégie lors de ses précédentes guerres à Gaza, ce qui a eu pour effet de préserver la vie de ses soldats tout en tuant des centaines de Palestiniens, pour la plupart des civils. En 2021, Israël a même tenté de tromper les combattants palestiniens en annonçant une opération terrestre visant à cibler les tunnels souterrains et à éliminer de nombreux combattants palestiniens. Cette « opération métro » a échoué en partie en raison du fait que les Palestiniens n’ont pas cru qu’Israël entrerait réellement dans la bande de Gaza. Pendant des années, la dépendance à l’égard de la puissance aérienne et du renseignement a fait d’Israël une armée unidimensionnelle qui utilise le contrôle aérien dans le cadre d’opérations de contre-insurrection, avec toutes ses limites opérationnelles et son efficacité limitée pour cibler les combattants, tout en causant des ravages dans les espaces civils palestiniens.

Israël a choisi de tuer sans le péril d’être tué. Cette stratégie a incité ses adversaires à développer des alternatives face à la réticence apparente d’Israël pour les engagements terrestres – si vous ne venez pas à nous, nous viendrons à vous. La guerre, comme le suggère Clausewitz, est intrinsèquement dialectique. Elle s’apparente à un « duel » dans lequel chaque partie utilise son expertise technique, sa détermination, sa structure organisationnelle, son commandement et son contrôle, ainsi que ses renseignements pour s’assurer un avantage. C’est ce qui s’est passé le 7 octobre ; il s’agissait d’une réponse palestinienne au statu quo tactique imposé par Israël.

Il est essentiel de comprendre que la résistance palestinienne dans la bande de Gaza a commencé à planifier cette opération en 2022, un an seulement après que l' »opération métro » d’Israël ait échoué à atteindre les résultats escomptés. Les planificateurs militaires palestiniens ont tenu compte de plusieurs facteurs importants dans leur planification. Parmi eux, la réticence récurrente d’Israël à s’engager directement à Gaza, mais aussi les pressions politiques et sociales qui allaient dans le sens du 7 octobre. Citons aussi la trop lente et limitée amélioration des conditions de vie dans la bande de Gaza et l’absence d’une voie politique claire pour aller de l’avant. En d’autres termes, les voies politiques, diplomatiques et juridiques étaient épuisées.

En outre, les efforts délibérés d’Israël pour délégitimer l’AP en imposant des sanctions financières ont exacerbé le recours à des solutions militaires. La montée en puissance des factions de droite israéliennes, ainsi que les tentatives des colons les plus radicaux de modifier le statu quo à Jérusalem et l’expansion des colonies illégales en Cisjordanie, ont jeté de l’huile sur le feu. Et lorsque les Palestiniens ont manifesté sans représenter une véritable menace lors de la Grande Marche du Retour, ils ont été confrontés à une réponse disproportionnée et meurtrière, des centaines de manifestants ayant été victimes de tirs de snipers qui les ont rendus infirmes à vie.

Shatz évoque certaines de ces circonstances contextuelles sans vraiment en comprendre les implications. Ces circonstances mettent en évidence l’audace d’attendre des Palestiniens qu’ils restent non-violents étant donné le statut mondial d’Israël – un État manifestement capable d’exercer la violence symbolique, structurelle et physique en toute impunité. Il y a quelques années, les États-Unis ont mis en garde la CPI contre toute poursuite pénale à l’encontre de dirigeants israéliens accusés de crimes de guerre. L’Europe n’a ni reconnu l’État de Palestine ni imposé de sanctions à Israël. Le monde a envoyé un message clair aux Palestiniens : il n’y aura pas de répit juridique, pas de salut politique, seulement un soutien limité à la non-violence et des condamnations occasionnelles quand et si Israël est perçu comme ayant commis des crimes. En réalité, l’insistance de la communauté internationale sur la non-violence est elle-même violente, car elle invite les Palestiniens à se résigner et à mourir.

La question de la mort des civils

On pourrait faire preuve de générosité à l’égard de Shatz et supposer qu’il ne partage pas nécessairement cette injonction dogmatique contre la violence politique et que ses scrupules résident davantage dans le choix de la cible – les civils – et peut-être dans la manière dont ils ont été massacrés. Mais ici, Shatz concède déjà trop au récit officiel israélien et, plus important encore, il ignore une autre série d’éléments contextuels dans la planification militaire du déluge d’Al-Aqsa.

L’un de ces éléments à trait à ce qui est distinct dans la société israélienne. Les différentes couches de la structure défensive d’Israël comprennent la proximité géographique de ses installations militaires et de ses colonies civiles, y compris la présence importante de forces de police formées à l’armée dans les zones civiles. La possession généralisée d’armes à feu, en particulier dans les zones frontalières telles que l’enveloppe de Gaza, serait également un élément important à prendre en compte dans toute planification militaire ou opération offensive.

Cette observation ne signifie pas que tous les Israéliens sont des soldats et donc des cibles légitimes. Cependant, elle joue un rôle important en dictant une politique de « ne pas prendre de risques » – une politique que de nombreuses organisations militaires, qu’elles soient occidentales ou orientales, civilisées ou barbares, partagent dans la conduite de leurs opérations militaires. La politique de la terre brûlée d’Israël, qui comprend l’utilisation de sa puissance de feu à plusieurs niveaux dans ses manœuvres offensives, la création de « ceintures de feu » et la lenteur des mouvements pour éviter la mort de ses propres soldats, en dit long.

Le discours israélien dominant soutient que l’attaque d’octobre n’avait pas d’objectif stratégique sous-jacent au-delà de la simple vengeance et de l’effusion de sang gratuite. Il semble parfois que, malgré lui, Shatz ait intériorisé ce discours. Une évaluation plus sobre s’impose.

D’après les informations disponibles, on peut supposer que l’opération avait trois objectifs tactiques principaux : capturer des soldats israéliens en échange de prisonniers, obtenir des informations ou des armes à partir des nombreuses bases militaires israéliennes et faire en sorte qu’aucune force policière ou militaire ne puisse facilement dégager et reprendre l’enveloppe de Gaza (ce qu’elle ferait probablement en négociant les otages qu’elle détient dans les colonies situées à l’intérieur de l’enveloppe de Gaza).

Cela signifie que les combattants se sont installés à l’intérieur des colonies israéliennes pour tenter de retarder la reprise de l’enveloppe. Pour ce faire, ils se sont battus ou ont négocié longuement pour libérer les otages tout en empêchant les civils à l’intérieur du territoire israélien de s’opposer à cette manœuvre. Le problème est que de plus en plus d’éléments montrent qu’Israël n’était pas intéressé par la négociation de la libération des otages et a préféré reprendre l’enveloppe de Gaza en bombardant ses propres colonies, en tuant les combattants et en provoquant peut-être la mort de ses propres civils.

Bien entendu, cela ne signifie pas que de nombreux combattants n’ont pas outrepassé leurs ordres ou que tous les combattants palestiniens ont agi à l’unisson, mais cela suggère que la stratégie militaire palestinienne visait à retarder et à différer, tandis que la stratégie d’Israël se concentrait sur la récupération rapide et la reconquête de son territoire. Et il est très peu probable que cette politique n’ait pas, à minima, exacerbé l’ampleur des pertes civiles. De nombreux témoignages de survivants israéliens indiquent que les unités militaires et policières israéliennes n’ont peut-être pas fait preuve de prudence lors des combats autour de l’enveloppe de Gaza. Ces éléments ont incité un groupe d’Israéliens à rédiger une lettre ouverte encourageant leurs concitoyens à exiger la vérité sur les événements du 7 octobre.

La principale différence entre les crimes commis par Israël contre les civils palestiniens et ceux commis par les Palestiniens réside donc dans l’existence d’un réseau international qui légitime, précise et codifie la logique qui sous-tend les actions militaires israéliennes. Cela lui donne une apparence de respectabilité, même lorsque le raisonnement sous-jacent semble profondément erroné ou justifier le massacre à grande échelle de civils palestiniens à Gaza. En examinant la documentation de n’importe quel think tank militaire occidental et israélien, il devient évident que le combat urbain, par exemple, est intrinsèquement complexe. Ces combats font souvent de nombreuses victimes civiles et peuvent nécessiter de frapper des installations civiles, y compris des hôpitaux, comme le soulignent certaines recherches. Israël s’en est souvent servi afin de préparer le public international au massacre des Palestiniens. Ces justifications militaires sont ensuite diffusées dans les médias grand public, où elles sont dissimulées dans des récits qui rendent les Palestiniens responsables des actions meurtrières systématiques d’Israël. Les porte-parole américains se font également l’écho de ces massacres en répétant le mantra selon lequel « la guerre entraîne la mort de civils » en Palestine, alors même qu’ils sont horrifiés par le même procédé dans le contexte de la guerre de la Russie contre l’Ukraine.

Le Hamas peut demeurer barbare et Israël peut demeurer un allié « démocratique et libéral » des États-Unis. Dans le premier cas, il s’agit d’un acte irréfléchi de violence profane, tandis que dans le second, il s’agit de frappes calculées et méthodiques, une forme de violence sacralisée. Or, cette dichotomie empêche de répondre à la question de savoir si la manœuvre offensive palestinienne du 7 octobre répondait à une logique militaire opérationnelle.

Adam Shatz, en ne tenant pas compte de la logique militaire de cette attaque, illustre une aversion à affronter la réalité de la violence et les logiques qui l’animent, une aversion qui est endémique chez certains intellectuels. Il ne s’agit pas seulement du refus de mettre ces sujets en lumière, mais de ce que ce refus dit du traitement de la logique de la violence palestinienne, en particulier dans un environnement qui la considère comme simplement profane, détestable et moralement abjecte. C’est pourquoi l’essai de Shatz est d’autant plus surprenant : il tente de décoder la violence palestinienne, mentionne souvent une partie du contexte politique et social, pour finalement revenir à la thèse du désir instinctif de vengeance.

Ce qui est peut-être essentiel à tout jugement moral, c’est que ces jugements doivent être rigoureusement soumis à des preuves, en particulier lorsqu’Israël refuse de partager une grande partie des preuves dont il dispose. Le Hamas a-t-il donné l’ordre de tuer des civils, ou le meurtre de civils était-il un excès de la part des combattants ? Combien d’Israéliens ont été tués dans les échanges de tirs avec les combattants ? L’effort militaire israélien pour reprendre l’enveloppe de Gaza a-t-il pris en compte la présence de civils israéliens ? Ces questions sont importantes, non seulement parce qu’elles nous permettront d’y voir plus clair, mais aussi parce que la version officielle israélienne des événements a été utilisée pour justifier la campagne aérienne contre Gaza, semblable à celle de Dresde, et le massacre des Palestiniens. Il ne s’agit pas d’une simple évaluation morale. Il s’agit de l’instrumentalisation du préjudice moral afin de commettre des massacres.

L’analyse de la logique militaire de l’attaque suggère également que l’analogie historique de Shatz, qui assimile les actions offensives palestiniennes à la bataille de Philippeville en Algérie française*, n’est pas tout à fait pertinente. L’objectif principal de la bataille de Philippeville était de cibler les civils, et supposer que c’était l’objectif principal du 7 octobre revient à ignorer la réalité des faits. Encore une fois, cela ne signifie pas que des civils n’ont pas été tués, ni que les combattants palestiniens ne se sont pas engagés dans le meurtre pur et simple de civils, mais cela nous donne une idée de la façon dont leurs actions ont été reçues : Shatz semble avoir intériorisé la perception largement répandue selon laquelle les combattants palestiniens sont détestables, ce qui le conduit à établir une comparaison avec Philippeville.

L’une des conséquences les plus importantes de la bataille de Philippeville a été de mettre fin aux perspectives d’un mouvement de « troisième voie » qui liait les Arabes algériens aux colons français. En Palestine, cette « troisième voie » a pris fin il y a deux décennies, devenant une fragile coalition soutenue par quelques organisations de défense des droits humains et des voix minoritaires en Israël, sans réel impact politique. Rien ne démontre mieux cela que l’absence totale de mention aux Palestiniens, lors des manifestations israéliennes contre la réforme de la justice de la droite.

En outre, chaque guerre ou bataille est un événement unique dans sa propre conjoncture historique, et les analogies avec le passé en disent plus sur ceux qui les établissent qu’elles ne facilitent la lecture du présent.

Les retombées du 7 octobre

Même Shatz doit admettre que, après avoir été écartée pendant des années dans les cercles du pouvoir, y compris dans le cadre de la politique de non-engagement de Biden, la Palestine est maintenant revenue sur la scène internationale comme une question centrale. En outre, le fonctionnement des alliances aujourd’hui rend probable un conflit régional et international, ainsi qu’un grave contrecoup économique qui pourrait empêcher l’économie mondiale de se remettre des pressions inflationnistes. Sans compter que la rhétorique de Biden pourrait réussir à écarter suffisamment d’électeurs de moins de trente ans lors des prochaines élections.

Biden ignore peut-être qu’en ce qui concerne la Palestine, il n’y a pas de consensus possible sur une guerre longue et sanglante. Les Palestiniens ont construit un réseau de soutien qui comprend des organisations de la société civile, des mouvements politiques et diverses formes de luttes intersectionnelles aux États-Unis parmi les progressistes et la gauche – et même occasionnellement dans la droite conservatrice. Ces coalitions commencent à créer un dissensus dans les pays occidentaux d’une manière qui n’existe pas pour le consensus occidental sur le soutien à l’Ukraine, notamment.

Pourtant, tout ce que nous obtenons de Shatz à ce sujet, c’est un commentaire sur sa correspondance avec l’universitaire palestinien Yezid Sayigh, qui a historiquement minimisé la lutte palestinienne et suggéré son incapacité à avoir un impact significatif sur le système international. Le courriel de Sayigh à Shatz exprime ses craintes que les retombées du 7 octobre n’accélèrent les tendances fascistes, les comparant à Sarajevo en 1914 ou à la Nuit de Cristal en 1938. Il n’est donc pas question de comprendre comment le fascisme se développe en Occident en premier lieu, ou peut-être plus important encore, comment la vie quotidienne sous un gouvernement carrément fasciste – dont le ministre des finances a annoncé publiquement un « plan décisif » pour les Palestiniens qui équivaut à un nettoyage ethnique bien avant le 7 octobre – nous a amenés à ce point.

Mais la contradiction manifeste de l’essai de Shatz est évidente, et pourtant il semble l’ignorer : on peut le voir lorsqu’il commence son essai en identifiant les objectifs politiques de l’offensive palestinienne, pour ensuite les réduire à de simples pathologies « vengeresses ». Il rejette des analogies historiques spécifiques, comme l’offensive du Têt au Vietnam, sans expliquer son raisonnement autrement que par son aversion pour la violence. Ces observations sont incongrues : soit les Palestiniens avaient des objectifs politiques et ont effectivement ouvert un espace politique qui était fermé depuis des années, soit ils sont des acteurs irrationnels et barbares poussés par une vague d’émotions.

La planification méticuleuse, la « ruse » stratégique et le contournement réussi des défenses israéliennes sont autant d’indices d’une manœuvre plus délibérée (ce que Shatz admet lorsqu’il dénonce le caractère « effrayant » de la nature méthodique des excès des combattants). Le système d’alliance de la résistance palestinienne constitue un levier important, qui complique à la fois la réponse israélienne et la position des États-Unis dans la région. En fait, une perspective naissante importante est que la réputation d’Israël en tant qu’acteur stratégique réfléchi, rationnel et compétent fait actuellement l’objet d’une remise en question. Le pays lutte pour redorer son image et dépend de plus en plus des ressources et de la puissance de l’OTAN, ce qui le placera également dans une position où son allié américain, qui ne partage pas exactement ses intérêts vis-à-vis d’une escalade régionale, pourra influencer ses décisions politiques. Pour l’instant, il semble qu’Israël n’ait pas identifié d’objectif spécifique autre que la « vengeance ». La visite de Blinken il y a quelques jours l’a confirmé lorsque le secrétaire d’État américain s’est rendu compte que Netanyahou n’avait pas de stratégie de sortie.

Enfin, pourquoi une attaque contre le nerf principal d’Israël – à savoir sa force de dissuasion et sa puissance militaire – ne conduirait-elle pas à une expérience d’humilité qui pourrait ouvrir de nouvelles voies pour une nouvelle solution politique ? Si de telles perspectives semblent lointaines dans le feu de l’action et au vu de l’intention génocidaire d’Israël, c’est la bataille réelle sur le terrain qui décidera de l’avenir. Shatz est particulièrement peu convaincant, puisqu’il choisit déjà d’exclure les possibilités qui pourraient émerger des suites du 7 octobre.

En contournant leur utilité politique et leur logique militaire et en les limitant à une simple « vengeance », Shatz ignore le fait que toutes les guerres et les batailles, aussi horribles, sanglantes et tragiques qu’elles soient, peuvent en fin de compte créer un espace pour de nouvelles possibilités – notamment porteuses d’espoir. Il reste fidèle à une interprétation dystopique, apportant une note plus sombre à l’avenir de la Palestine et du monde. Peut-être a-t-il raison de dire qu’en fin de compte, tout le monde sera perdant et que la métropole n’est pas prête à déconstruire son pouvoir ethno-religieux et national. L’essai de Shatz en est peut-être un signe. Peut-être que l’insistance sur le maintien de la domination et de l’hégémonie exacerbera les échos du fascisme à travers l’Occident. Mais cette réflexion ignore également le monde tel que les Palestiniens le vivent et le perçoivent– à savoir que tant que les Israéliens vivront dans cette certitude de leur pouvoir absolu, la volonté de changer la réalité des Palestiniens restera absente.

Et même si la résistance palestinienne ne parvient pas à arracher une victoire relative dans cette bataille, l’alternative aurait été une mort lente.

La violence et Fanon

Il serait imprudent de ne pas mentionner également la façon dont Shatz aborde Fanon en ce qui concerne la violence palestinienne. Dans Les damnés de la terre, Fanon observe que la violence des colonisés entraîne une forme de catharsis et de reconnaissance de soi – une « désintoxication », comme le souligne Shatz – dans laquelle la violence n’est pas seulement une brutalité crue, mais un rite de transformation qui lave les taches de l’asservissement. Cependant, Shatz s’empresse de souligner que Fanon ne se réjouissait pas nécessairement de cette perspective, étant donné le cauchemar imminent d’un avenir postcolonial où le libérateur devient l’oppresseur, et où les schémas de la hiérarchie coloniale sont recréés au sein de l’État postcolonial naissant. Shatz a raison de souligner le caractère nuancé du traitement par Fanon du rôle de la violence dans la décolonisation, lequel met en garde contre les célébrations nihilistes de l’utilité psychologique de la violence, car cela risque d’occulter l’effet néfaste de la violence sur ceux qui l’exercent.

Mais même si Shatz le souligne à juste titre, il ne reste pas entièrement fidèle à la portée de l’œuvre de Fanon. Fanon n’a pas seulement mis en garde contre les mirages de la conscience nationale, il a également défendu un changement dialectique vers un horizon humaniste et socialiste plus large. Indépendamment de l’ombre portée par la violence, Fanon a finalement considéré la violence comme une nécessité dans les limites de l’oppression coloniale, et comme un outil stratégique et politique indispensable au démantèlement des structures coloniales. Shatz en est sans aucun doute conscient, mais il ne le traduit pas dans sa lecture de la situation des Palestiniens.

La caractéristique centrale du discours de Fanon était son enracinement profond dans le mouvement auquel il appartenait. Il n’était pas un observateur extérieur portant un jugement ou jetant l’opprobre sur les combattants qu’il côtoyait. Il s’agissait d’une critique interne capable d’identifier les potentiels et les pièges du mouvement anticolonial. Plus important encore, Fanon a également parié sur la capacité de la colonie non seulement à se libérer du colonialisme de peuplement, mais aussi à libérer la métropole d’elle-même. C’est là que réside son ultime imaginaire radical.

C’est le type d’engagement critique et authentique avec la résistance palestinienne dont nous avons besoin. Il ne s’agit pas seulement de la position de la Palestine contre le nettoyage ethnique, ou de son propre combat pour récupérer la Palestine – il s’agit d’un mouvement de libération avec une résonance mondiale qui représente une lutte universelle. Alors que des personnalités comme Yezid Sayigh et Adam Shatz pensent que la violence du 7 octobre alimentera le fascisme, elle a aussi le potentiel d’ouvrir la voie à un horizon humain plus large. Les mouvements palestiniens, malgré leurs imperfections, requièrent plus qu’une simple critique passive, et le désengagement et les condamnations sévères dont font preuve les intellectuels masquent souvent des réserves plus profondes ou des rejets purs et simples à l’égard de la lutte de libération palestinienne, quand ce n’est pas simplement du mépris.

Les Palestiniens doivent-ils se contenter d’accepter le destin prédéfini qui leur est réservé par les intellectuels occidentaux ? Si c’est le cas, les intellectuels devraient avoir le courage de le dire franchement. Si leur suggestion est l’anéantissement politique de la Palestine ou sa réduction à des notes de bas de page dans les articles et les critiques savantes d’Israël, il faut le dire avec conviction.

Peut-être que la perception selon laquelle les événements du 7 octobre n’étaient rien de plus qu’une expression de la nécrose intra-palestinienne est plus une indication de ce que les intellectuels souhaitent secrètement pour nous. Mais nous, en Palestine, nous désirons et nous nous battons pour un monde qui nous inclut, et un monde qui inclut tous les autres. Pleurez-nous si vous voulez, ou ne le faites pas. Condamnez-nous, ou ne le faites pas. Ce n’est pas comme si nous n’avions pas entendu les cris de la condamnation auparavant.

Article publié en anglais sur le site Mondoweiss. 

Abdaljawad OMAR

Doctorant en philosophie et enseignant au département d’études culturelles er philosophiques de l’université de Birzeit, Palestine.

*L’offensive du 20 août 1955 répondait à une situation stratégique d’ensemble de la guerre de libération et ne ciblait pas au premier chef des civils français dans la région de Skikda (ex-Philipeville). Cette offensive de la guerre populaire visait toutes les structures coloniales de la région du nord-constantinois, militaires, policières et « civiles », en gardant à l’esprit qu’en zone rurale les colons étaient armés.« Dix mois après le déclenchement de la révolution, Zighoud Youcef, Chef de la Zone II (Nord-Constantinois) et son adjoint, Lakhdar Bentobal décident de mener en plein jour une offensive d’envergure contre des objectifs colons dans cette région qui comprend essentiellement les villes de Constantine, Guelma, Skikda et Collo.Lors de cette offensive, des milliers de fellahs ont participé aux côtés des combattants de l’ALN aux attaques contre des postes de police, des casernes de la gendarmerie, des bâtiments publics et des installations appartenant aux colons.L’objectif était de desserrer l’étau sur plusieurs régions notamment l’Aurès assiégées par l’armée coloniale depuis le déclenchement de la guerre de libération nationale et dont la population était victime d’une large campagne de répression sanglante, ayant fait près de 12.000 martyrs parmi les civils algériens sans défense. »Source : Algérie Presse Service – Double anniversaire du 20 août 1955-1956 : dates charnières dans l’histoire de la révolution nationale – 17 août 2022 https://www.aps.dz/algerie/143854-double-anniversaire-du-20-aout-1955-1956-dates-charnieres-dans-l-histoire-de-la-revolution-nationale.

France-Israël-Palestine : au nom du Beau, défaire les cinq nœuds

« Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? » James Baldwin

« Dénoncer et pointer du doigt la violence des opprimé·es et des colonisé·es n’est pas seulement immoral, c’est aussi raciste ». Hamza Hamouchene[1]

 

 

La séquence qui s’est ouverte le 7 octobre 2023, à l’initiative des forces combattantes d’un peuple écrasé et condamné à la disparition, comme le furent les so called « Indiens d’Amériques », Aborigènes d’Australie et autres Tasmaniens, est ce que Badiou appellerait un « événement ». Jamais depuis le 11 septembre, la formule « il y a un avant et un après » n’a été aussi densément remplie. Le statut-quo confortable de l’avant – où les Palestiniens se mourraient à petit feu à l’ombre de la normalisation n’est plus – et l’après – d’un peuple qui se refuse à subir le sort des peuples exterminés et qui l’exprime sous la seule forme que lui ont laissé ses bourreaux – est pétrifiant. Depuis, nous ne faisons que vivre de longs et tragiques moments de vérité.

Dans chacun de ces moments, il y a un nœud.

En Occident et en France d’où je parle, s’il faut encore et encore s’accrocher à l’espoir face à la déferlante brune qui finira bien par nous emporter si nous échouons à faire bloc, il faut commencer par défaire les nœuds et affronter la vérité dans sa nudité.

Des nœuds, j’en vois cinq. S’il y en a plus, il faudra compléter.

 

1/ Le nœud idéologique ou nœud Salomon

Au lendemain des attaques du 7 octobre, des centaines, peut-être des milliers d’Israéliens, se sont rués vers les aéroports de l’Etat hébreu. Ils ont fui vers les Etats-Unis, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Pologne, la Russie, le Maroc… Ils avaient tous un autre passeport. Celui de leur pays d’origine. En une seule image, le mythe d’un peuple sans terre s’effondre. Pulvérisé, le mensonge laisse place aux faits : les Gazaouis ne peuvent pas fuir. Ils n’ont aucun passeport d’aucun pays d’origine. Ils vivent, survivent et meurent sur leur terre ancestrale dont ils ont refusé le partage en 48. Moment de vérité.

Dans la bible hébraïque, le Roi Salomon doit statuer avec sagesse sur un différend entre deux femmes se disputant le même bébé. Pour les départager, Salomon demande une épée et ordonne de couper l’enfant en deux. Chacune des deux femmes pourra repartir avec une partie du corps. L’une des femmes accepte, l’autre renonce plutôt que de voir mourir le nourrisson. Salomon reconnaît alors en elle la véritable mère. Celle qui refuse la mort de son petit. C’est ainsi qu’il sauve l’enfant et que la vérité éclate.

Lorsqu’en 48, le partage de la Palestine est proposé, les sionistes acceptent, les Palestiniens refusent. Moment de Vérité.

Création d’un mythe, création d’un nœud.

C’est pourtant sur l’effacement de cette vérité, le nœud, que prospère Israël – rappelons que les Palestiniens pouvaient être tout à la fois, juifs, musulmans ou chrétiens et qu’ils n’étaient définis que par leurs attaches historiques et sociales à la terre, à mille lieues de tout nationalisme d’Etat – et à partir de ce nœud que s’est formée l’identité nationale israélienne au détriment des identités juives diasporiques et souvent internationalistes.

L’Etat impérialiste français, et les forces politiques de gauche et de droite qui le prolongent depuis la boucherie de 45, est de ceux qui ont poussé à découper l’enfant. A ce titre, il est temps de faire un sort à cette imposture qui consiste à refuser d’importer le conflit sur les bords de la Seine. Idée déresponsabilisante et lâche s’il en est : les Juifs et les Musulmans de France et du monde importeraient le conflit dans les pays où ils vivent. Turbulents, tribaux, ils viennent régler leurs comptes au beau milieu d’une société blanche innocente dont le train-train quotidien est perturbé par les agissements intempestifs de deux minorités aux instincts primaires et archaïques. C’est faux. Le conflit est né des intérêts des puissances occidentales. Il leur appartient depuis le début. C’est donc au partage de l’enfant (et à la perte des enfants en général) qu’il faut remonter et de là qu’il faut en toute conscience défaire le premier nœud.

 

2/Le nœud éthique ou nœud Zidane

Le 4 septembre 1997, Smadar, 14 ans perd la vie dans un attentat kamikaze en Israël. Nurit Peled Elhanan, sa mère, et fille d’un ancien général de l’armée israélienne, était une amie d’enfance de Benyamin Netanyahou. Lorsque celui-ci, déjà premier Ministre, l’appelle pour lui présenter ses condoléances, elle lui lance, éplorée : « Qu’as-tu fait, Bibi ? tu as tué ma fille ! ».

Nul ne colonise innocemment. Excepté les enfants. Or, des enfants nés israéliens sont morts après les attaques du 7 octobre. Nul ne peut sortir indemne de ce fait, pas même la plus légitime des résistances, ce qui est le cas de la résistance palestinienne. L’oppression ensauvage. Comme elle a ensauvagé à Dresde, en Afrique du Sud, en Algérie, au Vietnam. Mais qui sont les véritables responsables ? Nurit Peled nous l’a dit. C’est Bibi. Les Gazaouis, par leur refus de « dénoncer le Khkhamas » en dépit du prix du sang et du nettoyage ethnique en cours, nous le disent aussi. C’est Bibi. Moment de vérité.

 

Nul ne colonise innocemment. Tout le monde connait la formule de Césaire. Même Edwy Plenel. Cela suppose que le colon s’expose à la résistance de celui qu’il opprime. Cela suppose que sa vie est mise en jeu aussi longtemps que l’oppression dure. Cela suppose qu’il n’est jamais en sécurité tant que dure l’expansion coloniale. Cela suppose qu’il est responsable de ses actes, soit la négation du droit à l’existence du colonisé, ce que ce dernier ne peut accepter et avec lui le droit international qui lui concède son droit à la résistance « par tous les moyens nécessaires ». Ainsi, s’il est vrai que tous les enfants sont innocents sans exception, leurs parents sont responsables pour eux. C’est ce qu’a compris Nurit Peled et c’est ce qui fait d‘elle une véritable militante non pas de la paix mais de la paix révolutionnaire. Mais cette responsabilité n’incombe pas aux seuls Israéliens. Elle incombe aussi (surtout ?) aux Français, peuple qui fabrique inlassablement son innocence en enterrant ses nœuds. Ces nœuds sont fort nombreux parmi lesquels le nœud Zidane. Les Français aiment Zidane. Tellement qu’ils l’ont promus « personnalité préférée des Français », statut dont aucune autre célébrité n’a pu le déchoir depuis 98. Or, Zidane est un fils d’Algériens. Ses parents nés indigènes ont été libérés et ont recouvré leur dignité d’humains grâce à la lutte d’indépendance. Celle-ci a pris différentes formes, des plus pacifiques aux plus violentes, incluant la lutte armée et les attentats terroristes, celui du Milk Bar par exemple. « La colonisation, disait Fanon, est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». Il en ressort que les Français aiment un homme, devenu homme, grâce ou à cause de la lutte armée. Ceci est un nœud. Ce n’est pas mon nœud, c’est celui de ces Français qui refusent de reconnaître Dien Bien Phu comme leur victoire et qui espèrent continuer à aimer Zidane en toute impunité et en toute innocence, tel le personnage joué par Daniel Auteuil dans « caché » d’Haneke qui voit son passé resurgir et l’assiéger. Le nœud Zidane ne m’appartient pas. Il appartient aux Français. Libres, au sens sartrien du terme, il leur appartient de le défaire.

 

3/ Le nœud du signifiant juif

De nombreux militants du sionisme médiatique se sont émus de l’absence des « goys » aux rassemblements en faveur d’Israël alors que l’attaque meurtrière du 7 octobre avait tué près de 1400 israéliens dont de nombreux enfants. Il n’y avait que des dirigeants politiques de droite et une partie de la communauté juive acquise au sionisme. Lors de la manifestation « contre l’antisémitisme » du 12 novembre, la composition sociale était la même à un détail près : elle a été rejointe par toute l’extrême droite antisémite. Les citoyens « de souche », classes moyennes et inférieures, étaient massivement absents. Pourquoi ? Parce qu’ils s’en foutent. Moment de vérité.

Ils sont depuis trop longtemps indifférents au sort du vaste monde, insérés qu’ils sont dans la logique de l’Etat racial intégral. Intéressés à la domination impérialiste, la « disparition » des Autres les indiffère au sens gramscien du mot. Le philosémitisme qui caractérise les classes supérieures et éclairées de gauche et de droite (qui s’en foutent aussi des Juifs par ailleurs), ne les atteint pas. La « disparition » des Juifs en tant que Juifs ou en tant qu’Israéliens ne les empêche ni de dormir ni d’aller faire les soldes. Pas plus que le génocide rwandais ou la destruction de la Libye et de l’Irak. C’est dans cette catégorie qu’on trouve une perméabilité de plus en plus grande à l’idée « qu’il n’y en a que pour les Juifs. »

Quant aux autres, ils se divisent en deux catégories :

– ceux d’une gauche (au sens très large du terme) pas nécessairement antisionistes mais plus ou moins anticolonialiste : pour la plupart, ils ne participent pas à des mascarades qui cachent mal (ou pas du tout) leur parti pris pro-israélien (sauf Ruffin, Garrido, Corbière et Autain)[2] au moment où le leitmotiv d’Israël comme « seule démocratie du Moyen-Orient » a fait long feu.

– Ceux qui forment la base de l’extrême droite. Moins stratèges que les cadres antisémites (qui n’ont aucun problème avec le sionisme et portent leur masque philosémite dans un but de conquête du pouvoir), ils ne font pas semblant. Ils éprouvent une forte détestation des Juifs. Point. Notons qu’il y a eu des dégradations de tombes juives dans un cimetière militaire allemand de 14-18 dans l’Oise après la manifestation. Le coup de pied de l’âne de ceux qui protestent contre la normalisation philosémite du RN ?

Le résultat est le suivant : les Juifs ont de moins en moins d’amis alors que l’antisémitisme historique était en baisse dans l’opinion générale. En partie à cause de l’assimilation abusive des Juifs au sionisme, en partie à cause de l’antisémitisme/philosémitisme structurel des Etats-nation occidentaux.

A contrario, les Palestiniens ont beaucoup d’amis.

Parallèlement à l’effritement de l’image d’Israël dans les consciences populaires, les manifestations pro-palestiniennes dans le monde ont fait carton plein que ce soit dans de nombreux pays du nord ou du sud global. Il y a ici une césure claire entre les affects des classes dirigeantes occidentales et arabes ET les affects populaires à travers le monde. Les premiers soutiennent Israël dépositaire de leurs intérêts de grandes puissances ou de collabos, les autres soutiennent la Palestine qu’ils reconnaissent comme une société opprimée quel que soit le niveau de collaboration desdites sociétés civiles avec leurs Etats respectifs. En d’autres termes, le philosémitisme que les appareils idéologiques tentent d’imposer à la conscience des peuples fait chou blanc et provoque soit de l’indifférence, soit de l’hostilité envers les Juifs. Tandis que la lutte du peuple palestinien continue de nourrir le romantisme révolutionnaire des peuples en lutte.

C’est précisément à la jonction de ces deux idées : Israël isole les Juifs de l’humanité générique versus la Palestine agrège les Palestiniens à l’humanité générique qu’il faut s’arrêter et tirer les conclusions qui en découlent. Le sionisme sépare, l’antisionisme rassemble. Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’en convaincre : depuis le 7 octobre, les médias chauffés à blanc attendent et espèrent la provocation antisémite. Malheureusement pour eux, on ne déplore quasiment aucun incident dans les manifestations alors que les images de Gaza sont insoutenables et que le nombre de morts a dépassé les 10 000. Il ne s’agit pas là d’un exemple isolé. Le constat est international. Partout dans le monde, de Montréal à Rabat, de Paris à Chicago, de Londres à Istanbul, de Madrid à Bruxelles, des millions de personnes ont scandé leur soutien à la Palestine sans jamais – ou rarement – céder à la haine anti-juive. La conclusion est limpide : plus l’antisionisme progresse, plus la judéophobie diminue tant chez les « beaufs » que chez les « barbares ». Plus la politisation augmente, plus les tendances réactionnaires s’estompent. En d’autres termes, plus l’identification des Etats capitalistes comme producteurs de sionisme et d’antisémitisme est établie, plus les Juifs comme communauté de destin sont blanchis, voire même innocentés aux yeux de ceux qui succombent aux amalgames. Seule l’équation Juifs = sionistes ou Juifs = israéliens est à la fois antisémite et dangereuse pour la communauté juive. Elle est antisémite en soi car elle essentialise les choix politiques divers d’une communauté mais elle est antisémite par destination car elle désigne les Juifs comme responsables des effets concrets du sionisme à travers son incarnation : l’Etat d’Israël. Contre tout fantasme, le seul lieu où les Juifs sont réellement en sécurité ce sont les manifestations pro palestiniennes en cours dans le monde. La pensée politique au fondement du soutien à la lutte des Palestiniens est précisément celle qui défait l’amalgame. Le ciment unificateur étant la justice et la vérité. De quoi il découle qu’il faut défaire ce nœud et libérer le signifiant « juif » des griffes des forces impérialistes et de leurs appareils. Mais cela ne suffit pas. Il faut faire un sort aux nouvelles formes du sionisme d’extrême gauche type JJR ou RAAR (taillé sur mesure pour la bonne conscience de Médiapart) et qui postule un antisémitisme de gauche et décolonial. Cette hypothèse repose sur du vent. Qu’on s’entende bien : l’antisémitisme est structurel en France (tout comme les autres formes de racisme) et il est en augmentation. C’est une réalité. MAIS, il y a un grand mais. Cet antisémitisme a deux sources et se développe en dehors des espaces politisés à gauche ou du mouvement décolonial :

– celle des non blancs non organisés dans le mouvement pro-palestinien et influencés par le truisme mensonger  : juif = sioniste que la casse systématique de la solidarité envers la Palestine nous empêche de défaire de manière efficace. Celui-ci est capté par le prétendu « antisionisme » soralien d’extrême droite qui réapparait opportunément depuis le 7 octobre.

– Celle de l’antisémitisme d’extrême droite et catholique qui connaît un épanouissement sans précédent si l’on en croit la profusion de la littérature antisémite qui a pignon sur rue[3].

Et c’est là qu’il faut dévoiler l’imposture de ces sionistes de gauche : effectivement, s’il y a un projet ouvertement antisémite avec ses théoriciens, ses auteurs, ses productions, ses médias, ses politiques à l’extrême droite de l’échiquier politique (plus de 100 ouvrages antisémites publiés en 2023 !), il n’existe AUCUN projet antisémite assumé comme tel à gauche ou dans le mouvement décolonial. Ni production théorique, ni programme. Ceux qui prétendent le contraire sont des escrocs qui font passer de possibles dérives de langage, des maladresses, des sensations pour un projet antisémite. Mais pire que cela, en s’adonnant à ce brouillage, ils effacent l’opposition radicale qui structure les forces fascistes de celles qui les combattent. Ce n’est pas seulement stupide. C’est dangereux et irresponsable car il rend possible des recompositions à droite, voire extrême droite qui la lave de son passé et l’innocente de ses véritables desseins. L’une de nos priorités est donc de combattre cet embrouillamini qui n’est rien d’autre qu’une arme de la contre-révolution à qui l’article mesquin de Médiapart, la veille de la marche raciste du 12 novembre à Paris, vient prêter main forte[4].

Tout ceci ayant été dit, il reste qu’il ne faut pas mépriser le sentiment d’insécurité des Juifs, que celui-ci soit réel ou exagéré. Je me pose cependant une question : les Juifs antisionistes éprouvent-ils les mêmes angoisses que les Juifs sionistes ? En effet, les Juifs antisionistes qui fréquentent le mouvement propalestinien et donc de nombreux Arabes et Musulmans ont surtout peur de l’extrême droite et du pouvoir car ils partagent avec les décoloniaux une définition structurelle du racisme. Ils ne se sentent pas menacés par la masse des non blancs qui manifestent à leurs côtés (bien qu’ils redoutent comme nous les actes antisémites avérés mais isolés pour le moment), mais par les lieux institutionnels de production de l’antisémitisme. En revanche, il devient patent que les Juifs sionistes ont plus peur des Arabes que de l’Etat et de l’extrême droite sachant qu’il n’existe aucun espace structuré indigène qui revendique la haine des Juifs. D’où leur présence massive à la marche « contre l’antisémitisme » aux côtés de l’extrême droite…antisémite. De quoi il ressort, que s’ils sont parfaitement innocents en tant que Juifs ils ne peuvent pas prétendre l’être en tant que partisans, même par confusionnisme politique, d’une idéologie coloniale . Le nœud.

 

4/ Le nœud de l’illusion unitaire des « damnés de la terre »

Où sont les Noirs, où sont les Africains ? En France, l’émoi en faveur des Palestiniens est soit arabo-musulman, soit de gauche. Contrairement aux manifestations contre les violences policières, les Noirs (et la plupart des groupes raciaux) sont peu présents. Leurs organisations sont carrément absentes mis à part de rares exceptions, notamment aux Caraïbes. En Afrique, excepté l’Afrique du Sud et peut-être le Nigéria, le soutien peut exister çà et là émanant de la société civile mais il est minoritaire et plutôt en régression. La raison ? L’absence de réciprocité dans la solidarité anticoloniale et la place des Noirs dans la hiérarchie des dignités. Moment de vérité.

J’entends çà et là des voix arabes ou musulmanes le déplorer. Je n’en suis pas car je ne veux céder à aucune forme de moralisme. Ce que je veux dire plus précisément c’est que je peux déplorer abstraitement la régression du tiers-mondisme hérité des luttes anticoloniales qui a incarné l’âge d’or de la communion des damnés de la terre mais je ne peux ignorer que la contre-révolution coloniale a fait son œuvre et qu’elle a séparé les colonisés quant elle ne les a pas opposés les uns aux autres dans la course à l’intégration dans le modèle capitaliste. Certes, il y a les leaders de certains Etats africains qui ont depuis longtemps normalisé avec Israël et qui partage des intérêts avec lui (tout comme de nombreux chefs d’Etats arabes). Mais les peuples ne bénéficient pas de ces arrangements. Aussi, leur manque d’empathie pour les Palestiniens est à chercher ailleurs. En effet, même si la libération de la Palestine est d’une autre nature que la libération de l’Afrique, la première étant l’une des dernières colonies de peuplement, la deuxième une lutte postindépendances dans un contexte néocolonial, même s’il est vrai que l’enjeu géostratégique et civilisationnel incarné par Israël est d’une centralité prépondérante pour l’avenir de l’Occident dans la région, comment soutenir le regard d’un Africain qui reprocherait aux soutiens de la Palestine leur indifférence au sort des peuples d’Afrique soumis à la prédation impérialiste et aux guerres sans fin ? Comment répondre à un homme ou une femme assistant au spectacle des mobilisations internationales pour un conflit qui a fait pour le moment (à peine si j’ose dire) plus de 10 000 morts, 3000 en 2014 et quelques 1 500 en 2009, alors que la seule République Démocratique du Congo déplore 5, 4 millions de morts entre 1998 et 2003. J’ai bien dit 5,4 millions d’âmes. Un génocide d’une ampleur vertigineuse et effroyable qui ne suscite ni émoi, ni le centième de la solidarité en faveur des Palestiniens. Sans compter les tueries en cours en ce moment, les plus de 1300 civils tués par des groupes armés depuis octobre dans l’est du pays selon le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme.

Dans ces conditions, on ne saurait décemment reprocher à un Africain de penser que la vie d’un Noir vaut moins que la vie d’un Arabe. On ne saurait par conséquent lui reprocher sa prise de distance. On ne peut que constater les ruptures, la méfiance, la défiance, la disparition du monde de la tricontinentale. Il va de soi que le soutien à la lutte du peuple palestinien comme enjeu stratégique majeur n’est en aucun cas remis en cause mais cela ne peut passer par un moralisme militant en surplomb. La solidarité internationale se mérite. Et plutôt que de se complaire à citer Mandela déclarant que l’Afrique du sud ne sera libre que lorsque la Palestine le sera, il serait temps de changer de disque est de prolonger sa formule en verbe et en actes : la Palestine ne sera libre que lorsque l’Afrique le sera.

 

5/ Le nœud politique

Mi-octobre, Antonio Tajani, ministre italien des affaires étrangères du gouvernement Meloni, se distingue d’une manière tout à fait stupéfiante. Il s’autorise, alors qu’il appartient à une force politique fasciste, de critiquer vertement Macron suite à la série d’interdictions de manifestations en soutien aux Palestiniens. Lors d’une déclaration à la radio RTL, il exprime son point de vue en affirmant que “la France peut faire ses propres choix, mais l’interdiction de manifestations dans un pays démocratique, sans indication de violence imminente, soulève des questions de justice.” Il a également souligné que des manifestations pacifiques continuent de se dérouler aux États-Unis et au Royaume-Uni, deux nations connues pour leur soutien à Israël. Macron en prend pour son grade mais on peut légitimement s’interroger sur les raisons qui poussent un fasciste, pas connu pour son amour des libertés démocratiques, à s’émouvoir de l’autoritarisme de l’Etat français. Le moins qu’on puisse dire c’est que les raisons sont froides et cyniques. La gauche italienne ayant été écrasée, le libéralisme peut prospérer à l’ombre du fascisme sans la moindre entrave. Ce qui rend Tajani tranquille, serein et même taquin. Il peut jouer les grands seigneurs car il n’a pas besoin de mater des forces sociales moribondes. Contrairement à Macron. Moment de vérité.

Car en France, la gauche de rupture avec le projet social-démocrate et libéral existe bel et bien. Mais pire que çà, cette gauche est aussi « islamo-gauchiste » depuis qu’elle a pris ses distances avec le pacte racial. C’est parce qu’il y a eu l’immense mouvement contre la loi Travail, l’insurrection des Gilets jaunes, des millions de manifestants pour le retrait de la loi sur les retraites mais aussi les fortes mobilisations des quartiers contre les violences policières, contre l’islamophobie et pour la Palestine, parce qu’il y a eu les émeutes urbaines et raciales suite à la mort de Nahel que le gouvernement multiplie les interdictions. C’est parce que la France est un pays en ébullition, parce qu’il existe une force politique et syndicale pour incarner le refus et du libéralisme et du racisme structurel que Macron, qui représente moins de 20 % de l’électorat, doit renforcer sont appareil répressif et limiter les libertés fondamentales. Cette force qui est aussi un mouvement de masse puisqu’elle représente 20 % de l’électorat français, c’est la FI. C’est elle et elle seule qui est dans l’œil du cyclone, c’est à elle que rien ne sera épargné. Les coups venant autant de ses adversaires déclarés que de son propre camp qui n’hésite pas à hurler avec les loups. Ce qu’on ne lui pardonne pas c’est son score aux Présidentielles obtenu sur une ligne de rupture.

La FI est sans doute le seul exemple en Europe à incarner un mouvement de masse en rupture et avec le libéralisme et avec le racisme et à tenter l’alliance des « beaufs » et des « barbares ». Pour le moment et à la stupéfaction de tous, elle a tenu bon face à la polémique sur les émeutes de juin 2023, sur l’affaire Médine, sur celle des abayas et aujourd’hui sur l’unité nationale avec l’extrême droite et la Macronie. Il va de soi qu’elle est aujourd’hui une pierre dans le soulier du pacte racial et que si le mouvement syndical suit, nous allons vers une situation d’une très haute tension où tous les coups seront permis à commencer par l’instrumentalisation d’un possible terrorisme dont les probabilités sont démultipliées du fait même du bellicisme de nos gouvernants. Situation de très haute tension politique dans laquelle existe néanmoins un véritable potentiel de victoire. Il s’agit là d’une orientation politique majeure qu’il appartient au peuple de soutenir pour que la France devienne un modèle à l’échelle de l’Europe et que l’espoir d’une défaite des forces libérales renaisse. Si nous sommes défaits ici, alors la question, « socialisme ou barbarie ? » sera vite répondue.

Pour conclure, j’aimerais dire un mot de la beauté du geste mélenchoniste qui depuis 2019[5] n’a cédé à aucune injonction des forces réactionnaires qui prétendent aussi agir au nom du Beau : Islamophobes parce que féministes et progressistes, autoritaires au nom de la lutte contre le terrorisme djihadiste, sionistes au nom de la lutte contre l’antisémitisme… Les impérialistes, malgré leurs projets funestes, ont un besoin viscéral de couvrir leur laideur d’un dispositif moral. Ils tiennent à leur beauté. Or, voilà que se dresse devant eux une autre idée du Beau qui anéantit tous leurs efforts de monopole sur ce Beau. Le Beau de Mélenchon (sans l’idéaliser) est fondé sur la justice et l’égale dignité des humains sur la planète. Un Beau qu’il fait remonter à la Révolution française et dont nous pouvons, nous autres décoloniaux, trouver l’origine ailleurs, et notamment dans les luttes des Damnés de la terre. Bref, une beauté (baldwinienne ?) de résistance derrière laquelle tout résistant à l’oppression de quelque forme qu’elle soit peut se reconnaître et grâce à laquelle tout redevient possible. Nous sommes dès lors devant cette situation surréaliste où deux antagonismes se disputent le Beau : le premier pour le trahir, le second pour le sublimer.

Les choses étant posées en ces termes, nous savons ce qu’il nous reste à faire : sauver le Beau.

Et croyez-moi, en temps de guerre, la priorité de l’ennemi, c’est la destruction du Beau.

 

Houria Bouteldja

 

[1] https://www.contretemps.eu/algerie-palestine-colonisation-violence-oppression/

[2] Tout le monde comprendra que je ne compte plus Roussel dans la gauche radicale

[3] https://www.contretemps.eu/litterature-antisemite-mythes-domination-juive/

[4] https://www.mediapart.fr/journal/politique/101123/antisemitisme-les-fautes-de-jean-luc-melenchon

[5] Marche contre l’islamophobie

Édito #67 – Manif « contre l’antisémitisme » : le grand défoulement raciste

Première moitié du XXe siècle : la très vertueuse et très démocratique IIIe République fixe dans le marbre de la loi des discriminations fondées sur l’origine des individus. Cette législation xénophobe était destinée à protéger la population française du « danger de l’immigration » dont certains individus pouvaient « altérer profondément ou dégrader notre race » (étaient visés ici les « indigènes des colonies »). La notion « d’indésirables » se banalise, les manifestations pour chasser les « métèques » se multiplient. Le contrôle, l’encartage et le fichage deviennent une obsession : en 1939, la Direction des étrangers au ministère de l’Intérieur gère quatre millions de dossiers et sept millions de fiches, que l’administration de Vichy va utiliser sans retenue. La mention « juif » y est peu à peu introduite pour les étrangers. En plus de la distinction Français/étrangers, la troisième république introduit une séparation au sein même du « corps national » entre les Français « de souche » et les Français « d’origine étrangère » – créant « une catégorie-relais ayant facilité les discriminations à l’égard des Juifs » par Vichy (selon Gérard Noiriel 1).

En 1939, le gouvernement Daladier issu du Front Populaire fut un grand bâtisseur : les camps de Gurs et d’Agde furent construits en trois semaines pour y concentrer les réfugiés républicains espagnols (2), tandis que les camps du Vernet et de Rivesaltes étaient agrandis. A partir de novembre 1939, les Juifs allemands réfugiés en France furent placés dans des camps d’internement sans le moindre jugement ni condamnation. Des dizaines de milliers de juifs furent ensuite livrés aux nazis par Vichy.

Novembre 2023 : au Sénat, le centre, la droite et l’extrême-droite ont peaufiné une nième loi xénophobe, sous le regard goguenard et approbateur de Darmanin. La liste des mesures discriminatoires est aussi longue que nauséabonde : suppression de l’aide médicale d’Etat, retour de la double peine, restrictions du regroupement familial (y compris pour les conjoints de Français), réduction du droit du sol, durcissement de la circulaire Valls (permettant une régularisation par le travail), précarisation des étudiants étrangers, rétablissement du délit de séjour irrégulier, retour à la garde à vue pour vérification des papiers (et non au centre de rétention), limitation du nombre de renouvellement consécutifs d’une carte de séjour temporaire, durcissement en matière de nationalité, facilité des expulsions, pouvoir grandissant des préfets, détérioration du droit d’asile (possibilités de retirer le titre de séjour).

Dans les médias, les vomissures qui tiennent lieu d’explications de texte témoignent de l’ampleur du grand défoulement. Le thème du « grand remplacement » se banalise, non seulement les étrangers sont accusés d’infecter la République française et ses valeurs universelles, mais aussi les Français d’origine étrangère. Pendant les émeutes de juin, les jeunes furent d’ailleurs accusés de n’être « pas tout à fait Français », et de « régresser vers leurs origines ethniques ».

Se présentant désormais comme le meilleur défenseur des Juifs, le Rassemblement national est le seul à préciser ouvertement pourquoi : contre les Musulmans. Le député UDI et Républicains Meyer Habib déclare : « La haine du Juif est l’aphrodisiaque de toutes les masses arabes. Je suis inquiet pour la France et la civilisation judéo-chrétienne ».

C’est le grand défoulement, il n’y a plus aucune retenue puisque tout est autorisé dès lors que l’on s’attribue fallacieusement – et avec l’approbation d’une gauche pathétique qui s’auto-intoxique en prétendant ériger un cordon sanitaire en manifestant avec le RN – la qualité d’anti-anti-sémite.

12 novembre 2023 : une manifestation étatique est de nouveau convoquée (3). Sous peine d’être suspecté d’antisémitisme, le peuple devra obligatoirement défiler derrière ces gens qui viennent de voter une loi xénophobe au Sénat, derrière les héritiers de Vichy, ceux qui viennent d’arrêter violemment  Mariam Abu Daqqa, ce qui constitue selon la militante du FPLP une  » attaque contre le droit de la Palestine à avoir un État, une identité, une existence » et ceux qui trouvent normal les discriminations racistes ici, comme ils trouvent normal le génocide en cours en Palestine occupée.

Nous laissons au lecteur le soin de conclure.

 

10 novembre 2023

Illustration : Un alphabet à colorier, à la gloire du maréchal Pétain.  Photo musée de la Résistance et de la Déportation

 

La Palestine et nous

« Dès lors que vous et vos semblables êtes liquidés comme des chiens, il ne vous reste plus qu’à utiliser tous les moyens pour rétablir votre poids d’homme ». Fanon

 

 

L’opération « Déluge d’Al-Aqsa[1] » du 7 octobre a profondément bouleversé l’ordre des choses. Elle a remis sur le devant de la scène la « question palestinienne » que beaucoup pensaient avoir liquidée, elle a ruiné vingt ans d’efforts des États-Unis pour aménager des alliances régionales en faveur de leur protectorat. Le plus important sans doute, elle a placé à nouveau le combat du peuple palestinien au centre de la lutte contre l’impérialisme. Cette position résulte de la signification particulière de l’affrontement entre les Palestiniens et les puissances de l’axe Washington-Tel Aviv. Il s’agit d’une lutte à mort, comme dans toute lutte anticolonialiste. La Résistance palestinienne sait qu’elle n’a pas d’autre choix qu’une puissante lutte prolongée, puisque l’État sioniste déclare désormais ouvertement vouloir accomplir au plus vite la tâche qu’il s’est fixée depuis sa fondation : liquider le peuple palestinien, en l’anéantissant et en le chassant vers l’Égypte et vers la Jordanie. Nombre de dirigeants israéliens le proclament : « il faut terminer le travail de 1948 ».

La ligne du gouvernement Netanyahou, « la guerre et rien que la guerre », a été immédiatement soutenue par les États-Unis qui passent à l’action en envoyant deux porte-avions dans la région (transportant davantage d’appareils que n’en compte Israël) et en accroissant leur aide militaire. Un génocide est en cours à Gaza, dénoncé par les peuples de la région, par la plupart des pays du Sud, par de plus en plus de commentateurs, par certains Israéliens. Les États-Unis et leurs alliés occidentaux sont plus isolés que jamais, le nombre de pays rompant ou gelant leurs relations diplomatiques grandit, le rejet moral et politique de l’Occident et de ses prétendues « valeurs universelles » accompagne désormais inexorablement les difficultés et l’isolement économiques du capitalisme occidental.

Conscient de cette situation sans issue, le clan belliciste à Washington se renforce et rend la situation périlleuse. La guerre va s’étendre. Raison pour laquelle, me semble-t-il, les actions de soutien à la Palestine doivent s’accompagner d’une mobilisation contre les menaces de guerre impérialiste. La chose n’est pas facile puisque le mouvement anti-impérialiste, déjà fragile, s’est profondément divisé avec la guerre en Ukraine. Les bases d’une nouvelle unité peuvent-elles exister, dès lors que certains courants politiques qui ont soutenu la guerre par procuration menée par l’OTAN contre la Russie (dans laquelle des centaines de milliers d’Ukrainiens sont sacrifiés), affichent de justes positions pour soutenir la cause palestinienne[2] ? Cette question de la guerre qui menace à l’échelle mondiale constitue un point clé pour rompre toute union sacrée avec notre propre État impérialiste. Elle nécessiterait de longs développements que je n’aborderai pas dans cette note, qui a pour objet de traiter d’un autre obstacle qui paralyse le mouvement anti-impérialiste.

 

L’offensive palestinienne du 7 octobre a en effet troublé les rangs des soutiens de la cause palestinienne, en particulier en France, vieux pays colonialiste et raciste, qui n’a toujours pas digéré son passé vichyste et ses guerres coloniales. Certes, le déchaînement de violence de l’État sioniste tend à faire passer au second plan les hésitations de certains. Mais elles persistent, d’autant que la propagande du gouvernement attise jour et nuit la question de l’antisémitisme.

Un peuple colonisé peut être objet de compassion. Ses échecs et ses difficultés peuvent aller jusqu’à nourrir la bonne conscience des soutiens. On peut dormir tranquille, Israël n’était pas menacé. Mais dès que le mouvement de libération passe à l’offensive, c’est une autre affaire ! Le filtre des exigences morales et des valeurs universelles de « notre » civilisation vient s’interposer, rendant certains militants incapables de comprendre la signification de la cause des colonisés. On oublie Fanon et la guerre d’Algérie (ou peut-être ne les a-t-on toujours pas digérés). Dans le contexte colonial disait Fanon[3], il n’y a pas de conduite de vérité ni de morale : le bien est tout simplement ce qui fait mal au colon.

Vue de la métropole, cette violence à l’état pur reste incomprise, si bien que dans la guerre asymétrique qu’il doit mener contre ses maîtres le colonisé semble toujours un barbare usant de moyens inhumains. On se souvient de la parole de Larbi Ben M’hidi lors de la bataille d’Alger en 1957 : imprudemment conduit devant la presse par Massu, il avait répondu à un journaliste lui reprochant de dissimuler des bombes dans des couffins qui explosaient dans les bars : « Donnez-nous vos chars et vos avions, et nous vous donnerons nos couffins »[4].

Dans les métropoles capitalistes, dit Fanon, le respect de l’ordre établi se drape dans des formes esthétiques qui mettent à distance la matraque et le fusil. L’exploité y est proprement désorienté par tous ces professeurs de morale et ces procédés tranquillisants qui s’interposent entre lui et le pouvoir. Tandis que le colonisé est constamment maintenu à sa place à coups de crosse et de napalm. Sa vie même, sa vie quotidienne dans la société et dans l’économie est marquée au fer rouge par la violence coloniale. Une « ligne jaune[5] » très visible le sépare à chaque seconde des choses qu’il serait en droit d’obtenir : l’eau, les médicaments, le travail, l’enseignement, la terre, ou tout simplement la possibilité d’aller voir sa famille ou ses amis. Dans une formule saisissante, Fanon écrit qu’aux colonies, l’infrastructure économique est également une superstructure. Israël a poussé à la perfection ce morcellement du monde avec ses checkpoints, ses routes ethniquement pures, ses murs, ses barbelés, le siphonnage de l’eau palestinienne, etc.

La colonie sioniste d’Israël (qui coche toutes les cases de la barbarie colonialiste) y ajoute un art millimétré du génocide, caractérisé par des entraves plus ou moins fortes (selon le degré de punition collective infligée) aux conditions d’existences qui menacent la vie même des Palestiniens, et dont le blocus de Gaza est la forme extrême[6].

 

Pour le militant de la métropole impérialiste, l’usage de la violence est une option lointaine. Pour le colonisé, elle est une nécessité à laquelle il est préparé de tout temps. Ici, « chez nous », la violence est toujours discutée et discutable, à l’aune de principes moraux. Là-bas, elle est avant tout une question pratique. Le débat portera sur le moment, la tactique, l’état et l’organisation des forces, jamais sur le principe d’user de tous les moyens possibles. Le colonisé sait depuis toujours ce que fait le colon pour conserver ses privilèges. C’est pourquoi dit Fanon, « dès sa naissance il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue ».

Dans un débat récent[7], Stathis Kouvelakis a eu raison de rappeler d’où nous parlons et de souligner que le fait d’être dans « la mâchoire du loup » nous interdisait de céder à l’injonction de qualifier de terroriste la résistance palestinienne. Montrer patte blanche pour avoir le droit de parler (en fait de se taire définitivement), reviendrait à refuser de désigner le terrorisme de l’État israélien, fondé sur le nettoyage ethnique et le génocide, ce serait accepter quatre cents ans de discours et de pratiques coloniales qui visent à déshumaniser le colonisé[8].

La rhétorique classique du colonialiste présente le colonisé comme le mal absolu, puisqu’il veut tout détruire. Le colon ne manque pas de lucidité, il a raison d’être terrorisé puisque son avenir est véritablement terrifiant : il doit disparaître -en tant que colon- point final[9]. Le programme du colonisé est un programme de désordre absolu qui consiste à complètement anéantir le monde colonial, à faire table rase (Fanon)[10].

Netanyahou donne une lecture biblique de cet affrontement du bien et du mal : « Nous sommes le peuple des lumières, ils sont le peuple des ténèbres, et la lumière triomphera des ténèbres (…). Nous réaliserons la prophétie d’Isaïe[11] ».

 

L’innocence d’Israël est un élément fondamental du chantage à l’antisémitisme qui préserve les sionistes de toute critique. Usée jusqu’à la corde[12], cette manœuvre conserve une efficacité redoutable d’autant qu’elle s’accompagne désormais d’une interdiction systématique de manifester ou de tenir meeting. Toute colonie de peuplement se lance dans des « manœuvres de disculpation » et une « course à l’innocence » comme le montrent Eve Tuck et K. Wayne Yang[13]. Ce type de colonisation est par essence génocidaire et doit inventer le mythe de la « terre sans peuple ». Les colons deviennent le peuple premier légitime, les Palestiniens sont des « occupants » qui doivent partir.

Avec le sionisme, ce mythe classique est doublé d’une autre fable, par laquelle Israël couvre ses crimes d’aujourd’hui par l’invocation des souffrances d’hier. La destruction des juifs en Europe et par les Européens justifie l’existence d’un État autorisé à purifier un territoire arabe de ses habitants. Cette manipulation repose sur la « construction idéologique de l’Holocauste »[14], qui finit par rendre illisible le nazisme et ses crimes, et paradoxalement à relativiser ce que pourtant on représente comme un mal absolu. Cette lecture confuse de l’histoire autorise à comparer l’offensive palestinienne à la Shoah, ou à traiter de nazi un parti comme la LFI (« le nazisme est-il passé à l’extrême gauche ? » s’interrogent les médias)[15].

Les accusations d’antisémitisme portées contre tout soutien à la cause palestinienne ont atteint ces jours-ci un niveau sans précédent. La violence de cette propagande s’explique par une double inquiétude du gouvernement français. D’une part, un embrasement du Moyen-Orient conduirait à une guerre contre le monde musulman dont il faudra une fois de plus prétendre qu’il veut « la mort des Juifs ». N’oublions pas que pendant la guerre de 1967 Nasser fut comparé à Hitler, comme Yasser Arafat.

D’autre part, les quartiers populaires sont prêts à s’enflammer à nouveau : or les révoltes de juin dernier ont montré que bon nombre de jeunes Blancs se sont joints aux Indigènes. Cette unité représente le plus grand danger pour le gouvernement, surtout si elle était suivie par leurs aînés, ce qui indique en conséquence la voie que nous devons suivre : plus que jamais lutter contre l’islamophobie, en articulant ce combat avec les luttes anticapitalistes et anti-impérialistes.

 

La crainte exprimée quotidiennement par le pouvoir et ses porte-parole de voir le conflit israélien « importé ici » sonne comme un aveu, celui de la gestion coloniale de la jeunesse populaire d’origine immigrée. En réponse aux émeutes de juin, Elisabeth Borne en appelle à l’armée pour enseigner à la jeunesse les valeurs « de la discipline et du dépassement de soi », illustrant de la manière la plus abrupte ce répertoire colonial et militaire de la répression mis en évidence par les analyses de Mathieu Rigouste entre autres[16].

Le chantage à l’antisémitisme est ainsi parfaitement articulé à une islamophobie d’Etat qui n’a jamais été aussi virulente et qui se déploie des médias jusqu’aux lois racistes. C’est pourquoi de nouveaux acteurs se présentent pour défendre Israël et soutenir le génocide qui frappe les Palestiniens, l’extrême droite et les fascistes de tout poil. Ainsi, ceux dont les ancêtres ont participé directement à la destruction de juifs en Europe se présentent comme les meilleurs « protecteurs des juifs », tandis que les militants de notre camp, qui compte tant de martyrs dans la lutte contre le nazisme, se voient qualifiés de nazis.

Ces manœuvres mettent en évidence l’ampleur des conséquences de l’échec de la mobilisation contre la loi séparatiste du 24 août 2021. Il faut reprendre le collier, en dépassant la désarticulation des luttes, inefficaces face à un dispositif des plus articulé (exploitation, racisme, guerres et état de guerre, fascisme). De longs développement devraient suivre ici, qui viendront plus tard ou que d’autres camarades écriront[17].

J’indiquerai seulement pour conclure que la situation objective nous oblige à sortir de la spécificité des luttes, l’anticapitalisme ici, l’antifascisme là, l’anti-impérialisme et la lutte contre le danger de guerre… plus loin encore.

La lutte du peuple palestinien annonce le déclin du sionisme, qui participe inexorablement du déclin de l’Occident. Le soutien aveugle des nations impérialistes à la dernière entreprise colonialiste de l’histoire les conduit à s’isoler toujours davantage. Au bord du gouffre de la crise économique, l’Occident doit affronter aujourd’hui le soulèvement inéluctable des peuples indignés, révoltés par ses crimes abominables. Aux USA les universités sont en ébullition, comme celle de Berkeley, dont les étudiants nous avaient galvanisés en 1968 avec leur banderole « Nous luttons non pour ce que nous pouvons avoir, mais pour ce que nous devons avoir ».

L’heure de vérité a sonné, la seule issue que propose l’Etat sioniste et qu’il prépare à coup de massacres, c’est le nettoyage ethnique, c’est la deuxième Nakba, la seule issue que propose l’Occident à sa crise et à son déclin c’est la guerre, la guerre, la guerre. Nous devons être à la hauteur de la situation, des tempêtes qui s’annoncent. A la hauteur de ce qu’endurent les martyrs de Gaza. A la hauteur de l’extraordinaire et héroïque lutte du peuple palestinien.

 

Daniel Blondet

 

1er novembre 2023

[1] Dans une tribune publiée par Le Monde du 28 octobre 2023, Leila Surat écrit : « Si les sources ne permettent pas à ce jour de préciser la manière dont la décision de l’attaque du 7 octobre a été prise – elle n’aurait engagé qu’un petit noyau du Hamas à Gaza –, les autres factions armées de la « Chambre commune des opérations » ont toutes rejoint les Brigades Al-Qassam peu de temps après le déclenchement de l’opération, suivies de nombreux individus non encartés ». La « Chambre commune des opérations » regroupe les branches militaires du Hamas, du Fatah, du FPLP, du Parti communiste et d’autres organisations politiques.

[2] Ce ne sont ni la Russie, ni la Chine qui soutiennent politiquement et militairement le génocide en cours à Gaza, mais les Etats-Unis et leurs alliés européens. Cette donnée irréfutable devrait nous mettre d’accord pour affirmer que le danger belliciste a pour centre les Etats-Unis et que c’est cette cible qui doit être visée en priorité.

[3] Toutes les citations de Fanon sont extraites des Damnés de la terre, 1961.

[4] Ben M’hidi, chef historique du FLN, fut torturé et pendu en 1957, à 34 ans.

[5] Henri Alleg racontait comment les petits algérois désireux d’aller à l’école étaient placés dans la cour derrière une ligne jaune où ils devaient attendre qu’on les appelle éventuellement pour occuper la place laissée vide par l’absence d’un petit Blanc.

[6] La caractérisation de génocide et de crime contre l’humanité n’est plus discutable désormais. Dans sa lettre de démission, Craig Mokhiber, directeur du Bureau de New York du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (OHCHR), écrit :  « En tant que juriste spécialisé dans les droits de l’homme, avec plus de trente ans d’expérience dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l’objet d’exploitation politique abusive. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, ancré dans une idéologie coloniale ethno-nationaliste, dans la continuité de décennies de persécution et d’épuration systématiques, entièrement fondé sur leur statut d’Arabes, et associé à des déclarations d’intention explicites des dirigeants du gouvernement et de l’armée israéliens, ne laisse aucune place au doute ou au débat. »

[7] Voir  https://twitter.com/ParolesDHonneur/status/1715828412575604948?t=GobADIvaJfqDO6Hd7jL-7g&s=19.

[8] Ce serait aussi refuser toute analyse politique. Voir à ce sujet l’article de Thierry Labica, Gaza face au consensus génocidaire, publié par Contretemps le 26 octobre 2023.

[9] Précisons encore et toujours qu’il doit disparaître en tant que colon. Les Français d’Algérie pouvaient rester en Algérie, dès lors qu’ils se débarrassaient de leurs habits de colon. Les suprématistes blancs d’Afrique du Sud ont pu rester après avoir rejeté l’apartheid et reconnu leurs crimes dans les Commissions « Vérité et réconciliation ».

[10] Ne chantons-nous pas aussi « du passé faisons table rase » ?

[11] Il ne dit pas « la prophétie se réalisera », mais « nous la réaliserons », donc par la guerre. Il cite encore la Bible : « il y a un temps pour la paix, et un temps pour la guerre ».

[12] D’innombrables textes ont été écrits pour démonter ce dispositif. Signalons la parution récente de l’ouvrage de Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Antisionisme, une histoire juive, Syllepse 2023. Il s’agit d’un recueil de textes émanant de juifs de divers courants politiques, religieux et philosophiques qui depuis plus d’un siècle se sont opposés au sionisme et à la création d’un Etat juif. Ces courants étaient majoritaires jusqu’à 1948.

[13] Eve Tuck et K. Wayne Yang, La décolonisation n’est pas une métaphore, Editions Rot-Bo-Krik 2022.

[14] Voir Norman G. Finkelstein, L’industrie de l’Holocauste, réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs, La Fabrique,  2001. Finkelstein rappelle que l’évocation de l’holocauste nazi a surtout été utilisé après la guerre de 1967, elle était auparavant étiquetée comme propagande communiste. Pour tenter de comprendre les crimes des Nazis, on lira Raoul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, 1961, disponible en Folio, et Arno Mayer, La « solution finale » dans l’histoire, La Découverte 2002.

[15] On trouvera dans la rubrique « Autour des stratégies » de ce site des développements (notamment sur la « dés-historisation » du nazisme) d’une part dans la brochure De la Palestine à la France, l’antiracisme en question, écrite en 2001, ainsi que dans le texte La démocratie et la crise.

[16] Voir par exemple L’ennemi intérieur, la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine. La Découverte, 2009.

[17] Il faut déjà déblayer le terrain sur l’articulation entre antisémitisme, philosémitisme et islamophobie d’Etat. On trouvera des textes précieux sur les sites de l’UJFP (Union juive française pour la paix) et de Houria Bouteldja, Houria Bouteldja pour les nuls : toutes mes productions écrites.