Messages par QGDecolonial

« Marxisme noir »

Avec l’aimable autorisation des éditions Entremonde, nous publions ci-dessous un extrait de l’introduction de l’ouvrage classique de Cedric Robinson, Marxisme noir. La genèse de la tradition radicale noire (https://entremonde.net/marxisme-noir). Bien que certains aspects de cet ouvrage soit discutables (et à discuter), sa traduction vient combler un manque important dans le monde francophone. S’intéressant à la genèse de la tradition radicale noire ainsi qu’à ce qu’il nomme le capitalisme racial, l’enquête de Robinson permet de discuter avec sérieux et rigueur de nombre d’aspects qui animent régulièrement les débats au sein de la gauche et de l’antiracisme. Cette traduction est accompagnée de la traduction de l’avant-propos de Robin Kelley – sans doute l’un des plus éminents intellectuels noirs étatsunien vivant – ainsi que d’une longue introduction de Selim Nadi, permettant de restituer l’importance (et les limites) de cette œuvre dans les discussions plus larges autour du capitalisme et de la race. Nous rajoutons également la table des matières de l’ouvrage, plus bas, afin que le lecteur puisse avoir une idée de la structuration de l’ouvrage.

 

L’extrait :

« Durant la majeure partie des deux derniers siècles, dans les sociétés occidentales, l’opposition active et intellectuelle de la gauche à la domina­tion de classe a été dynamisée par la perspective d’un ordre socialiste : une organisation des rapports humains basée sur le partage de la responsabilité et de l’autorité vis-à-vis des moyens de production et de reproduction so­ciale. Cette perspective a connu de nombreuses variantes, mais au cours des années de luttes, la tradition qui se rapporte à l’oeuvre et aux écrits de Karl Marx, Friedrich Engels et Vladimir I. Lénine s’est avérée être la plus solide. Bien évidemment, le terme « tradition » est utilisé ici dans une acception re­lativement vague, l’histoire ayant démontré que les divergences d’opinions et d’actes entre Marx, Engels et Lénine étaient tout aussi importantes que ce sur quoi ils s’accordaient. Toutefois, que ce soit dans le langage courant comme universitaire, ces trois intellectuels-militants sont considérés comme les principales figures du socialisme marxiste ou marxiste-léniniste. Le marxisme a été fondé sur l’étude de l’expropriation capitaliste et de l’ex­ploitation de la force de travail, abordée en premier lieu par Engels, avant d’être développée par Marx dans sa « théorie matérielle de l’histoire », son identification des systèmes évolutifs de production capitaliste et de l’inévi­tabilité de la lutte des classes, puis plus tard complétée par la conception qu’avait Lénine de l’impérialisme, de l’État, de la « dictature du prolétariat » et du rôle du parti révolutionnaire. C’est ce qui a fourni le vocabulaire idéo­logique, historique et politique de la majeure partie de la présence radicale et révolutionnaire ayant émergé dans les sociétés occidentales modernes. Ailleurs, dans des contrées économiquement parasitées par le système capitaliste mondial, ou dans ces rares cas dans lesquels sa conquête a été repoussée par des formations historiques concurrentes, certains types de marxisme se sont, une fois encore, traduits par une préoccupation pour un changement social fondamental.

Néanmoins, il reste juste de dire qu’à l’origine, c’est-à-dire dans son substrat épistémologique, le marxisme est une construction occidentale – une conceptualisation des affaires humaines et du développement histo­rique émergeant des expériences historiques des peuples européens, mé­diées à leur tour par leur civilisation, leurs ordres sociaux et leurs cultures. Ses origines philosophiques sont sans aucun doute occidentales. Mais on peut en dire autant de ses présupposés analytiques, de ses perspectives his­toriques, de ses points de vue. Cette conséquence des plus naturelles a pris une ampleur pour le moins inquiétante, puisque les marxistes européens ont le plus souvent présumé que leur projet coïncidait avec le développement historique mondial. Désorientés, semble-t-il, par l’ardeur culturelle des civilisations dominantes, ils ont pris pour des vérités universelles les struc­tures et dynamiques sociales issues de leur propre passé, lointain comme plus proche. Plus important encore, les structures les plus profondes du « matérialisme historique », la connaissance préalable à sa compréhension des mouvements historiques, ont tendu à exonérer les marxistes européens de leur devoir de recherche sur les effets considérables qu’ont eus sur leur science la culture et l’expérience historique. L’existence des idées directrices qui ont persisté dans la civilisation occidentale (et Marx lui-même, comme nous le verrons, a été amené à admettre de tels phénomènes), réappa­raissant à des « stades » successifs de son développement jusqu’à dominer l’arène de l’idéologie sociale, ne trouve que peu voire pas de justification théorique dans le marxisme. L’une de ces idées récurrentes est le racialisme : la légitimation et la corroboration de l’organisation sociale comme étant naturelle par rapport aux éléments « raciaux » qui la composent. Bien que n’étant pas spécifiques aux peuples européens, son apparition et sa codifi­cation au cours de la période féodale, au sein des conceptions occidentales de la société, allaient avoir des conséquences considérables et persistantes. »

 

 

Tables des matières

 

Préface à l’édition française par Selim Nadi —7

Avant-propos par Robin D. G. Kelley —49

Préface à l’édition de 2000 —73

Préface à l’édition originale —83

Remerciements —85

Introduction —87

Partie 1 Émergence et limites du radicalisme européen

1 Le capitalisme racial : le caractère non objectif du développement capitaliste —97

2 La classe ouvrière anglaise comme miroir de la production —131

3 La théorie socialiste et le nationalisme —157

Partie 2 Les racines du radicalisme noir

4 Processus et conséquences de la métamorphose de l’Afrique —199

5 Le commerce transatlantique des esclaves et la main- d’oeuvre africaine —259

6 L’archéologie historique de la tradition radicale noire —293

7 La nature de la tradition radicale noire —377

Partie 3 Radicalisme noir et théorie marxiste

8 L’apparition d’une intelligentsia —387

9 L’historiographie et la tradition radicale noire —405

10 C. L. R. James et la tradition radicale noire —505

11 Richard Wright et la critique de la théorie de classe —587

12 En guise de conclusion —617

Bibliographie —633

Index des noms —659

 

 

L’Etat racial intégral : en finir avec la collaboration de race

Cette intervention a été présentée par Houria Bouteldja une première fois à l’université de Yale (Etats-Unis), le 6 avril 2023 et une deuxième fois, le 18 mai 2023,  à Montréal dans le cadre de la « Grande Transition », conférence internationale organisée par Historical Materialism. Elle est proposée ici dans sa dernière version.

 

Merci à Historical Materialism pour cette invitation. Merci à vous d’être ici pour m’écouter. Je voudrais vous dire que je suis heureuse que cet événement international exceptionnel ait lieu quelque part dans une capitale occidentale à un moment critique de l’histoire de l’Occident capitaliste, son déclin, mais aussi au moment où les forces libérales n’ont jamais été aussi déchainées. Je voudrais dire que je suis heureuse que ces journées de travaux mettent à l’honneur tant les savoirs académiques que le savoirs issus des luttes et du terrain, qu’elles posent la question centrale de la transition vers un monde post-capitaliste dans un contexte de crise globale. Et enfin, je voudrais dire à quel point je suis honorée de participer à l’ouverture de ces journées avec Jairo Funez que je rencontre et découvre à cette occasion.

La question qui nous est posée dans ce panel : « Comment penser le post-capitalisme en dehors de l’eurocentrisme ? » est à la fois gigantesque, redoutable et pour ainsi dire insoluble. En effet, des générations de militants et de théoriciens se sont cassés les dents contre cette question et par conséquent je n’ai aucune prétention à faire mieux qu’eux. Car ce n’est pas tant les solutions qui nous manquent que les moyens d’atteindre l’objectif. D’ailleurs, les organisateurs de cette table ronde donnent eux-mêmes la solution. Ils écrivent en effet que « pour une transition juste, il est indispensable de démanteler l’impérialisme et le colonialisme sous toutes leurs formes. Abolir ces dynamiques de pouvoir est un défi majeur, mais représente un angle d’attaque clé dans la lutte contre le capitalisme. » Le mouvement décolonial dont je suis dit la même chose : il faut abolir l’impérialisme, il faut abolir la colonialité du pouvoir. Nous avons donc à la fois un but et une solution, reste un détail : comment ?

Mon « comment ? » à moi se situe en France car je n’ai aucune prétention à formuler ici une réponse globale. Il faudrait être un peu mégalomane pour penser que quelqu’un puisse avoir une feuille de route valable en toute circonstance et dans n’importe quel espace/temps. Je parle donc ici en tant que militante décoloniale française agissant dans le contexte de la lutte politique et de la dynamique des rapports de forces en France et pas ailleurs.

Mon « comment ? » sera stratégique. En effet, s’il faut penser un renversement des rapports de force, il s’agit d’identifier les groupes sociaux qui pourraient favoriser ce projet. Or force est de constater que le groupe non blanc en France est largement minoritaire démographiquement mais aussi politiquement. Il lutte bien sûr mais n’a pas les moyens de former ce que les marxistes appellent un bloc historique et que les décoloniaux appellent une « majorité décoloniale ». La question stratégique décoloniale est : quelles sont les forces qu’il faut adjoindre à celle des non blancs pour former une nouvelle hégémonie ? Et bien, c’est simple, il faut se tourner vers les Blancs. Et plus exactement les classes populaires blanches, celles qui peuvent potentiellement tomber dans le fascisme tout comme lui résister. La question stratégique ici, si on comprend bien que le prolétariat français constitue potentiellement autant un problème qu’une solution, est qu’est ce que le mouvement décolonial à offrir aux classes populaires blanches qui soit plus désirable que la blanchité ? Ma réponse est : pas grand chose surtout quand on sait tout l’intérêt qu’il y a rester blanc. En revanche, il existe des opportunités qu’il faut savoir saisir et la blanchité française est en crise, tout simplement parce que le pacte social et politique qui unit les classes populaires blanches à la Nation France et plus exactement à la bourgeoisie française est en train de se disloquer sous nos yeux. C’est ce pacte social qui est aussi et fondamentalement un pacte racial que je souhaite analyser ici dans le but de réfléchir à une proposition d’alliance stratégique. Cela passe par l’étude de la blanchité.

Je le répète mais c’est important, si j’aborde la notion de blanchité, ce ne sera qu’à partir d’une perspective française. Je n’ignore pas qu’il existe une production historique de la blanchité que nous sommes nombreux, décoloniaux, à faire remonter à 1492, début de la modernité occidentale. Une modernité occidentale définie par nous comme :

« Une globalité historique caractérisée par le Capital, la domination coloniale/postcoloniale, l’État moderne et le système éthique hégémonique qui leur est associé. »

Je n’ignore pas non plus qu’elle s’applique aux peuples d’extraction européenne à qui elle confère un statut et un pouvoir. La blanchité étant essentiellement un rapport de pouvoir entretenu par le Etats occidentaux (c’est à dire les pays capitalistes avancés) sous la forme de la domination raciale. Même s’il existe un socle commun à l’ensemble du pouvoir blanc à l’échelle de la planète et à ceux qui en bénéficient, il n’en reste pas moins vrai que chaque Etat-nation impérialiste a produit une blanchité spécifique. Je voudrais donc m’attarder ici sur la blanchité française que je crois être très différente de la blanchité étatsunienne, comme je suppose elle est différente de la blanchité britannique, québécoise, australienne ou encore différente de la blanchité en formation de certains pays d’Europe de l’est comme la Hongrie, candidate à l’intégration européenne et qui pour accélérer son processus de blanchiment dans l’UE fait le choix d’un fascisme décomplexé. Pour d’une certaine manière devenir plus blanche que les véritables blancs d’Europe de l’ouest.

S’il faut en effet défaire la collaboration de race en France qui prend forme à travers ce que nous avons appelé le pacte racial, il faut étudier de près la blanchité française produite par ce que j’ai appelé dans mon dernier livre : l’Etat racial intégral.

J’emprunte l’idée d’Etat intégral au théoricien marxiste Antonio Gramsci qui définit l’Etat comme étant composé de 3 instances :

1/ l’Etat et ses institutions, son administration, sa bureaucratie, sa police, son armée

2/ La société politique

3/ La société civile

Pour Gramsci la puissance du bloc bourgeois s’explique parce que celui-ci domine l’Etat évidemment mais cela ne suffit pas. En effet, l’Etat bourgeois a su créer en plus un lien organique entre lui et la société. Il a su faire valoir un intérêt commun entre lui, les représentants politiques et syndicaux et la société civile. A partir de cette définition, je propose l’idée d’Etat racial intégral que j’explique ainsi : Si le racisme en France est systémique c’est que l’Etat moderne dominé par la bourgeoisie capitaliste a su créer un lien organique non seulement entre lui et la société politique y compris celle représentant l’opposition de classe comme le PCF mais aussi avec la société civile composée de cette unité qu’on appelle « citoyen » et qui représente la corps légitime de la Nation : les Blancs. Pour résumer, en régime capitaliste, si le racisme est structurel et systémique, c’est qu’il y a collaboration de race entre la bourgeoisie, les organisations politiques et syndicales et la société civile. Le racisme n’est pas qu’une passion d’en haut, c’est aussi une passion d’en bas. Et contrairement à ce que prétend un certain antiracisme d’Etat qui voudrait effacer la responsabilité des élites et des institutions, le racisme n’est pas qu’une passion d’en bas. Cette manière d’appréhender le pacte racial à travers l’Etat intégral nous permet de voir que personne n’est innocent. Ni l’Etat, ni la société politique, ni la société civile et que tous collaborent pour faire du racisme un élément structurel de l’ordre capitaliste. Pire que cela, cette analyse, déjà faite en partie par Poulantzas, nous permet de voir que l’Etat racial intégral qu’on appelle en France Etat-nation républicain, est le fruit de la lutte des classes. C’est même le nom du compromis historique entre le bloc au pouvoir et la classe ouvrière. On peut l’étendre aujourd’hui aux femmes blanches et aux homosexuels blancs sous la forme de ce qu’on appelle fémonationalisme ou homonationalisme. Pour résumer, qu’on prenne le prisme de la classe, du genre ou de la sexualité, l’égalitarisme français a été nationalisé.

A ce propos, on peut citer Domenico Losurdo, marxiste italien qui a écrit :

« L’histoire de l’Occident se trouve face à un paradoxe. La nette ligne de démarcation, entre Blancs d’une part, Noirs et Peaux- Rouges d’autre part, favorise le développement de rapports d’égalité à l’intérieur de la communauté blanche. »

Je veux malgré tout apporter ici une précision importante : si personne n’est innocent, il y a une échelle des responsabilités. Le bloc au pouvoir reste le principal responsable de la pérennisation du racisme car c’est lui qui a le plus intérêt à la structuration raciale de la société. En d’autres termes, c’est lui qui en tire le maximum de bénéfices. Lorsque les niveaux de responsabilité sont identifiés et la répartition des avantages faite, cela nous permet d’identifier l’ennemi principal mais également la nature de la collaboration de race dont le but ultime est de maintenir l’ordre impérialiste dont la France est un acteur important à l’échelle du monde. En France, le pacte racial est aussi un pacte social puisque la rente impérialiste est distribuée, certes de manière non égalitaire, entre les classes dominantes et la classe ouvrière incluant toutes les composantes de la société civile y compris les minorités de genre et sexuelles.

Mais le pacte racial, dont j’ai dit plus haut qu’il était un compromis de classe, a sa propre histoire et sa propre évolution. Le blanchiment des français s’est accéléré grâce ou à cause de la révolution française. A l’époque de la révolution, la France était certes déjà un pays esclavagiste mais seuls les riches et les possédants tiraient bénéfice du commerce des esclaves.

En effet, des historiens français, évoquant le moment qui précède le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, raconte que les rapports de police de l’époque montraient que l’opinion française n’était pas du tout acquise à la politique impériale de l’empereur. Celle-ci était d’abord une affaire de possédants, de colons, de fonctionnaires, de négociants, d’armateurs des ports, de certains ministres, généraux ou amiraux. Lorsque Bonaparte décide de rétablir l’esclavage, il est obligé de mentir. C’est évidemment un effet de la révolution haïtienne mais aussi de l’opinion française, travaillée politiquement et subjectivement par la Révolution (et la Déclaration des droits de l’homme de 1793). On sait donc qu’à l’époque le sentiment populaire était plutôt antiesclavagiste et que les idéaux de la Révolution française, aussi inachevés soient- ils, nourrissaient un certain humanisme. Mais parallèlement, l’institution de l’État-nation a fait son œuvre. Le « Français de souche » a supplanté le paysan traditionnel et attaché à sa terre, comme il a supplanté le prolétaire. L’histoire de l’abandon des idéaux internationalistes n’est ni linéaire ni univoque mais les tendances lourdes du chauvinisme sont, elles, sans équivoque. Aujourd’hui, le consensus impérialiste est généralisé. Ce consensus, favorable aux interventions françaises justifiées par la mission civilisatrice et depuis vingt ans par la lutte contre le terrorisme, a produit une indifférence de l’opinion aux ravages des guerres et renforcé l’adhésion à l’idée que la France doit assumer un rôle de puissance mondiale. Ce qui est important dans ce petit rappel historique, c’est que les ancêtres des Français étaient autres – et très peu blancs. Autrefois, Bonaparte pouvait craindre l’opinion populaire quand il s’en allait coloniser au point de devoir user de mensonges pour arriver à ses fins. Tandis que les menées impérialistes de Mitterrand en Irak, de Chirac en Afghanistan, de Sarkozy en Libye, de Hollande au Mali, de Macron au Sahel ne provoquent que l’indifférence quand elles ne sont pas tout bonnement approuvées.

Aujourd’hui, l’identité française est clairement une identité blanche car c’est une identité d’empire. Elle s’est cristallisée à travers plusieurs siècles de domination coloniale et s’est consolidéé via la formation de l’Etat nation. Je le dis et le répète, un Etat-nation qui est autant la volonté du bloc bourgeois qu’une volonté populaire. C’est à dire un compromis de la lutte des classes. Si je le souligne lourdement c’est qu’on ne peut pas espérer la fin de la collaboration de race entre la bourgeoisie et le peuple blanc tant que le pacte racial rétribue les blancs sur le plan social, économique et symbolique. Bien sûr, il importe de prendre en compte et surtout de soutenir les luttes non blanches qui mettent en cause le pacte racial mais il importe aussi de prendre conscience que le rapport de force rendu possible par ces luttes n’est jamais suffisamment puissant pour abattre le suprématisme blanc. C’est pourquoi, il faut de mon point de vue profiter du déclin de l’impérialisme français pour mettre en place des stratégies d’unification des classes populaires blanches et non blanches au moment où d’un côté le bloc au pouvoir s’apprête à trahir les classes populaires blanches et de l’autre le fascisme, qui est un projet de compensation identitaire face au déclin blanc, prospère à l’échelle de l’Occident.

Aujourd’hui, la France traverse une crise démocratique et sociale majeure. Le pacte social est en crise. Si l’identité française est une identité d’empire, force est de constater que l’impérialisme français est aussi en crise et que celui-ci décline. Et c’est ce déclin qui déstabilise le pacte social et donc la logique organique qui permet la collaboration de race. En effet, les Français ne sont fidèles au pacte racial/impérial que parce qu’ils bénéficient d’une partie de la rente impérialiste mais lorsque la domination française décline, c’est à dire la part de la bourgeoisie française, et bien le pacte social s’affaiblit d’autant. C’est ce qui se passe depuis la crise financière de 2008 qui a eu un impact direct sur la condition sociale des classes populaires blanches et qui a eu pour conséquence directe l’insurrection des gilets jaunes et aujourd’hui les mobilisations politiques et syndicales historiques contre la réforme des retraites. Le moment que nous sommes en train de vivre est un moment stratégique. Si la conscience de classe du mouvement social comprenait que la race était une modalité de la classe comme technologie d’exploitation et d’organisation de l’ordre social, tout comme la classe est une modalité de la race, alors elle pourrait se saisir de cette effervescence sociale pour renforcer la lutte de classe et affaiblir voire rompre avec le pacte racial. On voit bien en effet comment, dans des moments de forte agitation sociale, le bloc au pouvoir est tenté par l’option fasciste et pour le dire autrement par une réponse suprématiste réactivant les leviers du pacte racial au détriment du pacte social.

Malheureusement, je suis assez lucide sur la suite. La rupture de la collaboration de race n’aura pas lieu à l’issue de ce mouvement malgré sa force et sa détermination. Tout ce qu’on peut dire c’est que la puissance du mouvement social fait reculer momentanément le fascisme. C’est la raison pour laquelle je le soutiens. Malgré tout, je pense qu’il ne faut pas cesser de politiser la question de la blanchité et faire de la rupture de la collaboration de race un enjeu politique central dont l’objectif serait de créer l’unité d’un bloc populaire formé de l’ensemble du prolétariat blanc et non blanc.

A ce stade de mon propos, vous auriez le droit de penser que cette proposition est naïve car nous sommes très très loin d’abolir l’Etat racial intégral. Et vous auriez raison. Même si je peux constater qu’en France, une nouvelle conscience blanche décoloniale est vraiment en train de naitre, notamment dans une partie de la jeunesse et de la gauche radicale, nous sommes encore très loin d’atteindre l’hégémonie. L’intérêt à rester blanc reste l’option la plus forte et la plus probable d’autant qu’en période de crise, c’est la peur et les instincts de conservation qui dominent et non le courage ou l’esprit révolutionnaire. Mais il reste un aspect qu’il faut envisager dans la lutte décoloniale. C’est la question morale et éthique à l’origine de notre action. Dans mon livre précédent, les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, j’ai écrit une lettre aux Blancs en disant ceci : « Tout ce que je sais c’est que je veux vous échapper autant que je peux. ». Ce que je voulais signifier c’est que je refuse le processus de blanchiment dont je suis victime moi-même. Ainsi, concrètement « échapper aux blancs, c’est avant tout refuser radicalement l’intégration par le racisme. Ou pour le dire autrement refuser de devenir soi-même raciste. Ainsi, je ne peux pas voir les Blancs comme autre chose qu’une catégorie produite par l’histoire. Si tel est le cas, je dois me forcer à penser que si elle a été faite par l’histoire des rapports de force, elle doit aussi être défaite par les rapports de force. Ce qui nécessite de croire aux acteurs qui feront l’histoire du futur, c’est à dire tous les acteurs :

– Croire aux peuples qui vivent sous l’impérialisme et qui luttent.

– Croire en nous, non blancs, qui vivons au cœur de l’impérialisme et qui formons un « sud des nords » qui sommes amenés à nous organiser de manière autonome et indépendante des forces blanches.

– et enfin croire aux Blancs et en particulier aux petits d’entre eux dans leur capacité à s’émanciper du joug de leur bourgeoisie.

Bref, quel plus bel hommage rendre à l’optimisme de la volonté de Gramsci que de croire aux Blancs et à leur capacité de rejoindre l’humanité générique ?

 

Houria Bouteldja

 

 

 

Under Queer Eyes : les politiques de la visibilité et la nouvelle réaction

A propos de Queer Palestine and The Empire of Critic de Sa’ed Atshan (Stanford University Press, 2020).

Traduit de l’anglais par Nina Zadekine, avec l’aimable autorisation de l’auteur. Vous pouvez retrouver la version originale ici[1].

 

À l’aube du vingtième siècle, une fièvre étrange s’est emparée du monde civilisé : les parlements modernes ont adopté des lois ordonnant aux femmes orientales qu’ils gouvernaient d’abandonner les objets de mode couvrant leur visage. De Lord Cromer à Atatürk, « dévoiler » les femmes orientales est devenu une question de modernité ou de barbarie, de vie ou de mort. Tracts politiques, carnets de voyage et rapports de santé publique dépeignaient les nombreuses conséquences médicales, sociales ou politiques fâcheuses du « voile ». Des primes fiscales ou encore des rencontres avec des chefs d’Etat récompensaient celles qui se portaient volontaires pour se dévoiler. Les parlements soviétiques de l’Asie Centrale ouvraient leurs réunions avec des rituels de dévoilement : des dizaines de femmes retiraient leur foulard tout en prêtant allégeance au progrès socialiste séculaire et remettaient souvent leur voile sur le chemin du retour.

 

Plus d’un siècle plus tard, peu de choses ont changé. La Première Dame Laura Bush justifiait les guerres de son mari au Moyen-Orient par la libération des femmes. « Grâce à nos récentes victoires militaires dans une grande partie de l’Afghanistan, les femmes ne sont plus emprisonnées à la maison ». À partir de 2010, la loi française n° 2010-1192 « La République se vit à visage découvert », a interdit à toute femme d’accéder aux espaces publics si son visage était couvert, ce qui entraîna l’union du paysage politique autour de perles philosophiques telles que celle de Jacques Chirac : « le voile, qu’on le veuille ou non, est une sorte d’agression », ou encore celle de Hollande : « la femme voilée d’aujourd’hui […] se libérera de son voile et deviendra une Française ». Le texte de loi conclut : « Se dissimuler le visage, c’est porter atteinte aux exigences minimales de la vie en société ». Le « vivre ensemble » démocratique, tout comme la CIA, requiert des visages reconnaissables et identifiables. Ainsi, la burka apparaît fièrement comme le seul tissu criminalisé dans l’Union européenne.

 

Il fut un temps où la gauche aurait pu facilement lire en cet appétit pour la chair dénudée un symptôme de la domination coloniale. Dans les années 1950, le psychiatre Frantz Fanon, né en Martinique, diagnostiquait en cette maladie politique du regard colonial le désir agressif de « posséder » les insaisissables femmes racisées. « Cette femme qui voit sans être vue frustre le colon. Il n’y a pas de réciprocité. […] Elle ne s’offre pas. » Le voile dessinait une ligne abrupte au-delà de laquelle l’œil colonial n’arrivait pas à pénétrer – refusant l’accès aux recoins des cœurs et des esprits musulmans, tel un doigt d’honneur civilisationnel, témoin de l’échec de l’Occident à séduire le reste du monde avec ses normes, ses croyances et ses idéaux. Craignant pour les innocents plagistes, Manuel Valls, alors Premier ministre, partageait cette frustration avec une éloquence toute française : « Le burkini est […] la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondée notamment sur l’asservissement de la femme. » En 2020, alors que les vertus sanitaires du niqab sont vivement débattues sur les ondes, certains parmi nous, confus, se demandent quelle sorte de société ombrageuse et sans visage le gouvernement français nous vend avec ses masques COVID obligatoires.

 

S’égarant bien loin de Fanon, le dogme progressiste d’aujourd’hui considère la visibilité non pas comme une injonction de l’occupation, mais comme la seule possibilité de représentation et de justice. Pendant la Journée de la Femme de 2011, au beau milieu de la plus large révolte que l’Égypte ait connue depuis longtemps, un petit groupe de femmes ont mis en scène sur la place Tahrir leur propre rituel de dévoilement, souvenir du bon vieux temps britannique, s’engageant de manière spectaculaire en faveur d’une existence démocratique éloignée des obscurantismes islamiques. Dans un autre coin de la place Tahrir, une demi-douzaine de jeunes socialistes queers scandaient des slogans proclamant publiquement leur différence sexuelle, sortant du placard, à la fois personnellement et politiquement, à la faveur de ce printemps arabe. Le front de la Guerre sur les voiles s’est étendu à des horizons plus queers. Les nouveaux porteurs de la flamme de la liberté toute nue, le mouvement LGBTQ international, promeuvent des rituels de sortie du placard qui feraient rougir Marie Kondo. Pendant les révoltes de Beyrouth de 2019, un jeune homme a traversé les manifestations avec une bannière sur laquelle on pouvait lire : « Je suis actif, alors pourquoi le gouvernement me baise-t-il encore ? #échangeonsnosplaces ». Et ainsi continue le déraillement axiomatique liant la visibilité et la représentation au progressisme de gauche, incontesté et incontestable. À quel point cette proposition reste-t-elle crédible par les temps qui courent ?

 

Le récent livre de Saed Atshan, Queer Palestine and the Empire of Critique, constitue un terrain fertile à la réflexion sur la nature réactionnaire des politiques de la visibilité. Cornell West le qualifie de « prophétique » dans la mesure où il révèle que « la justice et la liberté contre l’Empire et l’homophobie sont indivisibles ». A mes yeux moins religieux, Queer Palestine marche sur une corde raide séparant guide touristique-coquin et journal intime jargonnant, initiatique, sur les tribulations d’un maître de conférences à Swarthmore et quelques amis proches qui sortent du placard en Arabie. L’objet est enveloppé dans un discours queer corporatiste – législation anti-crime de haine, Mariage pour Tous et « Don’t Ask, Don’t Tell » – et couvert d’un vernis de « gayopolitique » : Tel-Aviv, tous les actifs sont partis à Berlin alors pourquoi tu ne laisses pas les Arabes dominateurs sexy entrer…

 

Atshan s’est, on ne sait comment, convaincu que les innovations « théoriques » de son livre, « ethnohétéronormativité » et « marginalisation discursive », seraient politiquement utiles à la libération sexuelle ou autre de la Palestine. Selon sa théorie conspirationniste, un obscur groupe de « puristes radicaux », tels que Michel Foucault, Edward Said et Joseph Massad, qu’il a dépassé, dominent le monde universitaire occidental et continue d’étouffer le mouvement queer palestinien en se focalisant implacablement sur la théorie critique et la politique anti-impérialiste, marginalisant ainsi les recoins « de gauche » des territoires palestiniens occupés. La voix d’un activiste triste capture les profondeurs de la détresse queer palestinienne : « La critique que fait Massad de notre travail est comme un nuage qui plane toujours au-dessus de moi. Comment puis-je prouver un négatif ? Je suis las. » Pour combattre les théoriciens « occidentaux » [sic] radicaux et leur combine destinée à « accabler de critiques des populations subalternes du Sud Global à des fins de subsistance », Atshan suggère de reconnaître la présence centrale et problématique de l’« ethnohétéronormativité » (syn : homophobie) au sein de la société palestinienne — sauvant ainsi les jeunes queers de leur besoin d’émigrer ou de devenir des collaborateurs du Mossad, tout en condamnant le reste d’entre nous à un inepte néologisme de plus.

 

C’est là que Queer Palestine se heurte au problème de l’empirisme : prouver l’homophobie palestinienne relève plus d’une vision de l’auteur que d’un rapport au réel. « Globalement, l’ensemble de la société palestinienne ne reconnaît pas l’existence des homosexuels parmi eux. […] En conséquence, les communautés queers palestiniennes ne provoquent pas de répression des autorités patriarcales. » L’intrigue se délite : les Palestiniens ne semblent utiliser l’« homosexualité » ni comme catégorie d’expérience vécue ni de criminologie. Dans de telles conditions, la haine de l’homosexualité peut donc rester insaisissable et requérir une démonstration peu orthodoxe. Atshan déduit, par exemple, l’homophobie du Hamas d’un seul article dans la section « divertissement » du magazine Out, intitulé « Arafat était-il gay ? », écrit par un journaliste américain sioniste et conservateur, familiarisé avec la langue arabe grâce à Google-traduction. Plus loin, Atshan invoque un sondage de Pew[2] indiquant une faible tolérance pour « l’homosexualité » en Cisjordanie et déplore l’absence de données similaires sur les attitudes des Palestiniens d’Israël, mais conclut qu’il « ne serait pas surprenant que les taux d’acceptation parmi la population y soient en effet plus élevés que dans les Territoires Occupés. » Il est difficile de savoir comment Pew a réussi à sonder les attitudes envers l’homosexualité d’une population qui se méfie de la surveillance étatique ou impériale – et pour qui, comme l’admet Atshan, le concept d’« homosexualité » n’a pas de sens. Il est également difficile de comprendre pourquoi Atshan suppose, sans preuve, que les Palestiniens d’Israël auraient un plus fort taux d’acceptation – sauf à supposer que la proximité avec les occupants modernes ferait progresser l’esprit arabe arriéré.

 

Les propres attaques libérales d’Atshan envers les populations palestiniennes, promouvant les « droits queers » – c’est-à-dire l’intervention violente de l’État dans la vie de famille, les nouvelles techniques policières, l’incarcération et l’embourgeoisement urbain –, dans la lignée des programmes politiques impériaux, sont curieusement dépeintes comme « émancipatrices » et « progressistes » pour le Sud Global, tandis que les critiques qu’on fait Massad et Puar de l’ingénierie sociale impériale sont présentées comme un « purisme radical » paralysant. Malgré le fait qu’il reconnaisse l’absence de « répression par les autorités patriarcales » des Palestiniens queers, Atshan se lance dans une croisade visant à rendre cette population queer encore plus visible pour l’État – une tactique rappelant la gestion impériale des « minorités visibles », des « Chrétiens de l’Orient » aux « femmes de l’Est » : les pouvoirs impériaux avaient encouragé ces « minorités » à se rendre visibles, qu’il s’agisse de retirer les privilèges et droits spéciaux à l’Empire ottoman ou de sur-employer ces minorités dans les administrations coloniales, ou, plus tard, de leur accorder un accès spécial aux visas euro-américains. Cette augmentation des privilèges attira une attention populaire néfaste sur ces populations autrement bien intégrées, jusqu’à ce que leur environnement devienne si hostile que seule leur restait la mort ou l’émigration.

 

Cette émulation, par Atshan, de la doctrine impériale « diviser pour mieux régner », ne semble « progressiste » que si elle est considérée à travers une grille de lecture faisant correspondre la lutte politique à la visibilité. « [E]n plus du regard blanc, il me faut aussi faire face au regard sioniste, au regard hétéronormatif et au regard puriste radical […] et cela peut être étouffant pour les queers palestiniens. » D’autres font face à l’occupation coloniale, à la violence policière, aux attaques militaires ou aux peines de prison arbitraires et à la torture. Atshan lutte avec son syndrome du lapin pris dans les phares, et élève cette photosensibilité au rang de programme politique. « Parce que je suis un Palestinien queer qui est également pris dans des formes de surveillance externe, le développement de ma propre conscience reflète de certaines manières le développement de ce mouvement [queer] dans son ensemble. »

 

Le présent lecteur aurait souhaité qu’Atshan fasse moins usage du développement de sa conscience comme modèle : originaire de la classe moyenne supérieure, ayant fréquenté une école d’élite Anglo-Quaker à Ramallah, avant Swarthmore et Harvard, enchaînant ensuite avec un poste dans son alma mater, il ne représente guère le quidam palestinien. Un examen plus critique de sa position sociale particulière, ou la lecture en diagonale d’un manuel de sociologie, auraient pu l’empêcher de colporter des stéréotypes orientalistes tels que celui voulant que les musulmans croient que « les hommes non-mariés n’ont pas encore complété “la moitié de leur religion” », de prétendre que le discours radical anti-impérial empêche l’avènement des droits de l’homme dans le monde arabe – la principale thèse de la politique étrangère américaine de Nixon à Clinton ; ou d’écrire au nom des victimes arabes, en consacrant un chapitre entier à enfoncer les deux seules associations queers locales, ainsi que leurs fondatrices palestiniennes. Les accusations de mercantilisme contre Massad et Said – qui ont défendu leurs positions politiques à grand coût personnel – ont la teneur d’un rituel initiatique de passage à tabac permettant l’accès aux plus hautes sphères du monde universitaire américain.

 

Ce qui émerge du narcissisme méthodologique d’Atshan est un désir – non pas d’une moindre surveillance – de visibilité pour la communauté queer palestinienne aux yeux des blancs, quel qu’en soit le coût. Atshan rejette toute suggestion d’une politique d’invisibilité comme étant une relique d’un passé préhistorique, un attachement lâche au placard. « Le sexe brut » (Bare sex), par exemple, est évidemment inférieur au couple romantique. La politique de visibilité équivaut à concourir pour l’attention de l’élite mondiale, en étant fidèle à leurs codes de respectabilité bourgeoise. Queer Palestine excelle en ce sens. Les seuls exemples d’émancipation queer « subversive » du livre se noient sous cette soif de respectabilité blanche. Le premier concerne un couple gay de Cisjordanie conduit par des amis gays étrangers sur une route israélienne militarisée jusqu’à Tel-Aviv, où ils respirent l’air romantique de la mer sur un balcon, et où « l’esprit de la résistance palestinienne queer » se rapproche dangereusement du simple droit à la consommation.

 

Dans le second exemple, Atshan se rend à une fête où « scripts et mouvements corporels pouvaient être aussi outranciers que le permettait un contexte palestinien. » Traduction : une femme imitant Leonardo DiCaprio étreint un homme incarnant Kate Winslet qui se tient à la proue d’un bateau. Cette reproduction du script de Titanic émeut aux larmes l’assemblée à la pensée des dangers auxquels ils ont échappé en confinant cette performance « subversive » à un événement privé. Nous sommes là dans le territoire du culte hollywoodien millénariste, regorgeant d’invocations aux esprits d’ancêtres queers américains (Kate et Leonardo), d’antiques sons gays ésotériques (Céline Dion) et de possession cathartique (les « mouvements corporels outranciers »), guérissant ainsi les blessures traumatiques de l’histoire. Comment se rituel subvertit-il l’occupation israélienne ? Il s’agit-là d’une question qui nous taraudera pour toujours. Plus important encore, pourquoi Atshan devrait-il se soucier de la longue histoire de performances drag arabes – de Fairuz à Ismail Yassin en passant par Bassem Feghali – qui occupèrent le prime time bien avant que RuPaul[3] ne soit connu, ou de quelques autres symboles culturels locaux pertinents lorsque les symboles hégémoniques impériaux sont largement disponibles ?

 

La reconnaissance est moins douce quand elle émane des faibles que lorsqu’elle provient de ceux qui tiennent les rênes des subventions, de la célébrité ou de la titularisation. Pendant qu’il accorde à ses amis le droit de jouer à DiCaprio en huis clos ou dans des hôtels de Tel-Aviv, Atshan éprouve de la rancune envers le fait que les « Palestiniens queers militants [radicaux] trouvent cela pratique de se barricader derrière des arguments tels que “’le coming out et la gay pride sont occidentaux”’ ». Échapper au regard sanguinaire de l’Arabe en s’habillant en Américain constitue une bonne forme d’invisibilité, échapper aux sondages Pew et aux catégories identitaires euro-américaines, aux statistiques et au monde universitaire, en est, à l’inverse, une mauvaise. Avec quelle aisance la visibilité converge-t-elle avec le succès commercial, et la reconnaissance avec le marketing de soi, lorsqu’on est à Swarthmore.

 

Il existe une compréhension tacite au sein des communautés queers marginalisées selon laquelle la visibilité signifie une certaine prise de risque personnel. La culture drag a perfectionné le « reading[4] » en tant que forme d’art pour cette raison : la visibilité implique de s’exposer, et les insultes rituelles sur scène endurcissent contre les vicissitudes de la vie. Les agitateurs LGBT de temps révolus, comme Harvey Milk, avaient remué ciel et terre et risqué leur vie dans leur lutte. Aux premières lueurs de la bataille, Atshan, comme tant d’autres prophètes arabes du sexe – du calibre de Mona al Tahawi – se sont rapidement téléportés vers des rivages plus sûrs, jetant malheureusement en pâture, à la torture et à la répression étatiques ces vies racisées de plus en plus visibles.

 

L’affaire Sarah Hegazy constitue un excellent exemple de cette dynamique. En 2017, la militante avait brandi un drapeau arc-en-ciel à un concert de Mashrou’ Leila au Caire – inspirée par le chanteur ouvertement queer du groupe libanais, Hamed Sinno. Sarah fut ensuite arrêtée et torturée par les forces étatiques. Un an plus tard, Sarah et le chanteur du groupe ont tous deux déménagé en Amérique du Nord, où celle-ci s’est suicidée en 2020. Le reste de la population égyptienne doit faire face à une nouvelle loi sanctionnant les actes homosexuels d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison, et offrant de nouvelles possibilités à la police de surveiller les réseaux sociaux. La visibilité, pour le gay de la classe moyenne, demeure tout de même synonyme de succès – malgré toute preuve du contraire. Là, la théorie queer rencontre les dogmes économiques de l’École de Chicago : « A demain le bon sexe ! mais d’abord il faut faire des sacrifices ! » Il faut casser des œufs basanés pour faire des omelettes queers ; curieusement, ce sont toujours ceux de vos voisins qui y passent en premier.

 

« Ces dernières années, le mouvement palestinien queer s’est orienté vers le purisme radical et sa croissance a atteint un plateau. » On ne peut qu’imaginer tous les militants palestiniens de terrain lisant Massad ou Puar avec enthousiasme, se convertissant en masse au « purisme radical » et à la « paralysie existentielle » et conduisant leur mouvement vers un « plateau toxique », freinant son plus haut potentiel de visibilité, « sa part de marché naturelle en termes de public et de capacité ». La visibilité ne peut pas flirter avec la respectabilité si elle n’a pas de part de marché « conséquente » pour la soutenir. Alors elle flirte avec le langage monogame des ventes, s’écartant bien loin du discours polyamoureux de la solidarité.

 

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Le dévoilement et la sortie du placard sont des obsessions européennes aussi vieilles que les Lumières, que la réforme et l’ingénierie sociale. La définition kantienne de l’Aufklärung, « oser savoir », a encouragé l’élite à apporter la Lumière de la Raison aux masses réticentes, les transformant en une transparence domesticable. Le grand-père de la pensée du marché, Adam Smith, regrettait l’invisibilité des désirs humains et théorisa par conséquent le déploiement de « mains invisibles » du marché comme seule façon rationnelle pour un souverain aveugle de gérer l’opacité humaine. Karl Marx se raccrochait à une vision « scientifique » du socialisme, laquelle donnerait au prolétariat le pouvoir de « voir » leur intérêt « réel » et « objectif » à décapiter la bourgeoisie globale. Le projet de vie de Freud était d’« amener le ça dans le moi » – de rendre visibles les instincts sous-jacents qui sabordent le contrôle humain.

 

Convaincre de larges strates de la classe moyenne que se soumettre au regard de l’État et de son armée de drones était, d’une manière ou d’une autre, désirable a nécessité un travail idéologique continu et maintes concessions financières. La célébrité de Kim Kardashian tire ses racines de l’abolition des rideaux dans les régions protestantes des Pays-Bas et de l’Allemagne au XVIIe siècle. Pourquoi s’embarrasser de rideaux lorsque votre salon ressemble à la salle de réception d’un hôpital ? Des mains invisibles faisaient désormais le travail du Diable. Une culture entière d’auto-police, de confession et de délation se répandit à travers ces régions d’Europe, réduisant les dépenses en surveillance pour le prince et facilitant sa domination. En Bavière, les voisins qui dénonçaient auprès de l’État un camarade paysan qui n’avait pas maximisé l’utilisation de son terrain se voyaient octroyer ce terrain pour eux-mêmes. Ce culte protestant de la vertu visible s’est enraciné tant et si bien qu’il demeure quasiment inchangé dans les débats actuels sur la vie privée en ligne : pourquoi aurait-on besoin de vie privée si l’on n’a rien à cacher ? Plutôt qu’un terrain, ce sont des likes sur Facebook qui viennent nous récompenser.

 

La Sainte Trinité « visibilité, reconnaissance et pouvoir » a profité aux privilégiés et porté atteinte aux masses – car l’élite n’a jamais cultivé une irrépressible bienveillance pour les damnés de la terre. Historiquement, l’accroissement de la visibilité s’est donc traduit par une domination simplifiée, ainsi que par un ressentiment majoritaire envers les revendications des plus vulnérables. Les séquelles sont profondes. Les Afro-Américains esquivent par réflexe le regard mortel des officiers de police. L’ensemble des populations coloniales fuit les études contrôlées aléatoires des entreprises. En arabe, le mot bahth, signifiant recherche, est proche de mabaheth, les Services d’Intelligence de l’État. La géolocalisation, le traçage des contacts et le cyberharcèlement ont même poussé la classe moyenne protestante à chercher désespérément un semblant de vie privée. La multitude – ne possédant ni argent, ni statut, ni réseau, et n’ayant pas accès à de puissants avocats – vit la visibilité non pas comme une ressource nécessaire à la survie du plus fort, mais comme un tsunami de haine sociale, d’isolement et de perte de ses moyens de subsistance. Le contrecoup des mesures de discrimination positive, notamment les réactions contre le féminisme et contre les minorités queers à travers le monde, témoigne avec force de la fragmentation sociale résultant d’une politique de mise en avant des différences visibles. Pour les Kardashians du monde – une poignée de privilégiés qui possèdent les ressources sociales et symboliques permettant de transformer leur visibilité en privilège croissant – la visibilité demeure un gage de vertu.

 

À partir des années 1960, les intellectuels de la nouvelle gauche ont habilement repositionné ce culte tricentenaire de la visibilité dans le champ du dogme progressiste. Dans une quête de réforme des préoccupations marxistes exclusivement portées sur les classes ouvrières et le conflit de classe, ces penseurs ont déployé une politique plus « sophistiquée » de l’identité et de la visibilité. La nouvelle équation émancipatoire a dès lors associé la visibilité à la reconnaissance sociale, elle-même liée aux droits politiques. Le mouvement américain des droits civiques a entrepris de lutter pour que le regard des suprémacistes blancs aille au-delà du voile de mélanine de la peau afro-américaine et étende marché et participation politique à tous. Les critiques féministes du patriarcat se réunirent autour du slogan « le personnel est politique », soulignant ainsi la continuité du patriarcat, depuis la lumière crue des conseils d’administrations des entreprises jusqu’à l’ombre des rideaux des chambres à coucher. Les désirs les plus intimes sont devenus des actes politiques, sous-tendus par des forces sociales aspirant profondément au changement. En pleine crise du sida, le mouvement LGBT s’est rallié autour du slogan aujourd’hui célèbre d’ACT-UP, SILENCE=MORT, afin de lutter contre l’indifférence gouvernementale et sociétale à leur détresse invisible. Au sein de la théorie démocratique, la préoccupation centrale de la gauche était compréhensible : comment le progrès pouvait-il se faire sans visibilité, si la visibilité était une précondition à la représentation politique ?

 

L’iconoclasme de Foucault, du Panoptique à l’histoire de la folie, a été d’insister sur l’association entre visibilité et domination. L’invention de la sexualité au XIXe siècle a participé au fondement du programme étatique victorien visant à rendre visibles les désirs de la population, et donc gérables, par divulgation constante et confession attentive. Les résultats, deux siècles plus tard, sont clairs : de l’industrie pornographique aux boîtes de nuit, de l’abonnement obligatoire à la salle de gym à la chirurgie esthétique, des stéroïdes et amphétamines au Viagra et aux anti-dépresseurs, des Incels au sadomasochisme, du travail du sexe au trafic sexuel. La suraccentuation du désir comme pilier fondamental de l’identité personnelle et de « la belle vie » a mené à la désintégration de la solidarité politique, et à l’avancée de la consommation concurrentielle. Imaginez les heures passées à soulever des poids, de masturbation pornographique, de discussion sur des applis de sexe, canalisées dans l’aide aux pauvres et aux marginalisés, ou dans la lutte contre la prédation des entreprises, et vous pouvez imaginer ce que la privatisation du plaisir sexuel a fait à notre vie en commun.

 

Les visions du monde antique et médiéval comprenaient les désirs comme des mouvements accidentels de l’âme ; de simples faiblesses de la chair auxquelles on devait à l’occasion donner satisfaction avec dérision. Les désirs se traînaient à la périphérie du Soi. L’invention de la sexualité, en liant désirs et identité personnelle, a renforcé le dogme du marché selon lequel les désirs sont les fondements du Soi, qui nécessitent une observation sociale incessante, un examen médical, un questionnement psychanalytique et une analyse criminologique. Plus tard, la sacralisation des désirs sexuels, devenus un enjeu des droits de l’Homme, a facilité la notion adjacente selon laquelle il « n’y a pas d’alternative » au libéralisme du marché. S’il existe un droit au plaisir – par le sexe – alors il y a un droit politique à tous les plaisirs, y compris à la consommation. Si les désirs méritent la plus haute forme d’attention et de protection, alors qui mieux que la démocratie libérale de marché pour répondre à la tempête des désirs toujours changeants ? Le communisme et son étalage fade de marchandises fonctionnelles et de sexe utilitaire a échoué historiquement.

 

Plus qu’aucun autre mouvement de l’âme, le désir offre un terrain fertile aux gouvernements qui soutiennent que les désirs sont des affaires politiques nécessitant d’être régulés. Laissée sans surveillance, la sexualité peut conduire à un nombre de dangers innommables qui menacent de mettre la société à genoux. Trop de femmes insatisfaites et « hystériques » menaceraient de se transformer en mères tueuses en série. Trop de pédophiles pourraient mener à une génération d’enfants brisés. Trop d’homosexuels, à l’effondrement du taux de fertilité de la nation et à l’affaiblissement de la force militaire. Trop de couples interraciaux, à la disparition de la race blanche. Trop de pères indignes et de mères assistées, à la prolifération des gangs de rue et à la fin de la propriété privée. Dans l’imaginaire bourgeois, les perversions sexuelles constituent l’une des voies les plus rapides de l’annihilation nationale et donc un domaine de surveillance primordial. Ainsi, l’ennemi interne queer vient compléter la peur des barbares à nos portes.

 

Cette histoire de la sexualité et de la domination politique demeure fortement eurocentrée. La sexualité n’a pas été l’élément le mieux exporté par l’impérialisme européen. À ce titre, le cas de la « journaliste » égyptienne Mona Iraqi est édifiant. Iraqi dirigeait une émission « d’enquête » appelée « Al-Mostakhabi » (Ce qu’on nous cache). En 2016, de façon anonyme, elle dénonça les bains Beit El Bahr aux autorités, pour dépravation homosexuelle. Son équipe a facilement capturé les images du raid de police qui s’en est suivi, filmant sous de multiples angles pendant que des hommes nus se faisaient arrêter pour débauche publique. Quelques jours avant la diffusion prévue à la télévision égyptienne de son épisode traitant des pratiques sexuelles invisibles, son mur Facebook a fait l’objet d’une déferlante de mécontentement populaire : peu de personnes comprenaient la nécessité de s’immiscer dans la vie sexuelle d’inconnus, si ce n’est pour qu’Iraqi puisse satisfaire sa soif de sensationnalisme et de célébrité. Le contrecoup fut suffisant pour qu’Iraqi annule cette diffusion. Quelques mois plus tard, elle a toutefois annoncé que l’émission serait diffusée à l’occasion de la Journée Internationale du Sida. Entre temps, l’émission avait été dépeinte comme une enquête sur les pratiques sexuelles propageant le VIH d’homme à homme, puis à leurs épouses à la maison, et finalement à la nation entière. Présentée comme une enquête de santé publique pénétrant les recoins ténébreux de la vie cairote, l’émission a été diffusée sans grande résistance. Cependant, les tribunaux ont innocenté les victimes d’Iraqi de tous les chefs d’accusation, et leurs familles ont gagné leur procès pour diffamation contre Iraqi, qui a été condamnée à une peine de six mois de prison.

 

Malgré l’insistance constante et racoleuse de l’État postcolonial consistant à soutenir que les gangs de « queers » menacent de ruiner le pays, malgré les rapports de la presse et des ONG internationales traitant de l’existence des queers au cœur de l’obscurité, malgré PornHub lui-même, le concept de sexualité n’arrive pas à s’établir en dehors d’une section cosmopolite de la classe moyenne supérieure du Tiers Monde. Comme le dit un chef de la sécurité congolais aux Nations Unies : « Comment les hommes blancs nous ont-ils convaincus que la polygamie est contre nature, mais que l’homosexualité ne l’est pas ? » Bien que beaucoup d’observateurs internationaux l’interprètent comme une source de préoccupation pour les minorités invisibles, l’absence de sexualité, et des nombreuses techniques de contrôle sur les désirs « normaux » qui en découlent, pourraient fournir des opportunités politiques permettant d’éviter le destin réactionnaire des politiques libérales euro-américaines. Se battre contre les chefs autoritaires et leurs brutales interdictions légales pourrait se révéler plus simple que lutter contre l’apathie sociale du consumérisme et des désirs normalisés.

 

L’augmentation des homicides homophobes à San Francisco dans les années 1970 offre un bon exemple de l’emprisonnement réactionnaire de la sexualité. Selon un militant, la visibilité « pourrait être notre succès le plus évident des années 1970, mais cela signifie également que tous les homophobes de l’Amérique savent comment nous reconnaître et où nous trouver. » Ce n’est qu’en 1980 que cette tendance a commencé à reculer, avec l’embourgeoisement croissant de la ville et l’expulsion des classes ouvrières catholiques hors du centre-ville, au soulagement de beaucoup de militants LGBT. Comme l’expliquait Dan White, assassin de Harvey Milk et homme politique catholique irlandais de la classe ouvrière, dans son journal de prison, « les gens de mon quartier trouvaient que les gays avaient rendu les choses encore plus difficiles pour les familles nombreuses parce qu’ils n’ont pas d’enfants pour lesquels s’inquiéter et plusieurs d’entre eux peuvent mettre leurs salaires en commun et payer des loyers plus importants qu’une seule famille, et ceci a pour effet d’augmenter les coûts. » Les victimes de violence homophobe sont-elles à blâmer lorsqu’elles se rangent du côté de leurs bienfaiteurs bourgeois – la police, les banques discriminatoires et les promoteurs immobiliers racistes ? Peut-être. Ou peut-être que le choix entre « être nous-mêmes »/lécher les bottes de la bourgeoise et « rester dans le placard »/lutter n’est pas du tout un choix.

 

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« Il y a un grand secret autour du sexe : la plupart des gens n’aiment pas ça. » L’injonction de Leo Bersani à replacer la bonne vieille copulation à sa position légitime – à la périphérie de nos êtres – dessine les contours d’une issue de secours menant hors de la prison de la sexualité. Le sexe n’est ni dangereux ni transcendant, et ne mérite pas particulièrement notre temps. Relégué aux confins de chambres hypothéquées, de baisers monopolisés et de galipettes chimiquement améliorées, le sexe se noierait dans son propre ennui répétitif et standardisé. Les bonobos – nos experts sexuels désignés – malgré toute leur propension à cette activité, ne semblent pas en profiter pendant plus de 13 secondes à la fois, et peut-être à raison. Pour que survive la mythologie du sexe comme plaisir ultime, il faut du théâtre : affublé d’un déguisement oriental, entouré du spectre de la répression, appuyé par le placard et ses divers agents de police. Rien n’attise le feu d’une technique raffinée de contrôle gouvernemental autant qu’un obstacle bénin à la consommation – tel le coût prohibitif d’un sac Louis Vuitton. Le culte de la sexualité est la psychologie inversée de l’état de marché, une grossière injection de doses régulières de passion pour nous éviter de tomber dans l’insipidité d’une vie faite de purs intérêts. Reléguer nos désirs au second plan ombragé de nos esprits, où nous ne pouvons ni les voir, ni en être obsédés, ni en discuter, ouvre des pistes inexplorées de résistance.

 

L’invisibilité et l’opacité pourraient-elles être des stratégies politiques plausibles pour un autre programme de gauche ? Les droits universels socialistes constituent, à ce titre, une des techniques d’invisibilité politique profitant aux plus vulnérables, sans diriger les projecteurs sur une lutte particulière. La participation des femmes trans aux compétitions féminines ne représenterait pas un tel problème si chaque athlète professionnel recevait un salaire décent, au lieu de surpayer les trois qui montent sur le podium. Pourquoi faire campagne pour l’égalité du « droit de conduire » pour que les femmes puissent tenir le volant en Arabie Saoudite alors que le droit universel au « transport public gratuit » se languit silencieusement dans un coin ? Si la mobilité est un enjeu pour les femmes en particulier, c’en est également un pour la majorité pauvre. Pourquoi insister sur le besoin de discipliner les familles palestiniennes pour qu’elles acceptent leurs enfants « queers » – le plaidoyer des droits humains d’Atshan – au lieu de se concentrer sur tous les enfants « vulnérables » ? Au lieu d’imposer des catégories d’identité sexuelle bourgeoises soutenues par force de loi, pourquoi ne pas promouvoir le droit universel au logement et au revenu pour que tous les adolescents rejetés par leur foyer (ainsi que les adultes) puissent échapper à la rue, et se garder loin de l’étreinte chaleureuse des services secrets israéliens ? Les sans-abris ne trahissent-ils leur patrie que s’ils sont queers ?

 

On pourrait dire la même chose des campagnes pour le mariage gay qui se concentrent sur le traitement discriminatoire au chevet d’un amant agonisant et non-épousé. Au lieu d’ouvrir un chemin à l’égalité du mariage, ces gauchistes auto-proclamés auraient pu lutter pour abolir les privilèges juridiques et économiques conférés par l’amour contractuel. Cette stratégie pourrait être attrayante pour une bien plus large population – les veufs et veuves, les parents célibataires, les jamais-marié(e)s, les marié(e)s repentant(e)s – et aurait l’avantage supplémentaire de rendre l’héritage plus difficile pour tout le monde – un vieil objectif progressiste. Les objectifs sociaux, économiques et politiques égalitaires pourraient être atteints en rendant les groupes vulnérables moins visibles, plutôt que l’inverse. Mais la bourgeoisie veut acheter et vendre plus de voitures, veut sculpter les masculinités de la classe ouvrière, pour maintenir les structures familiales assurant la perpétuation de la propriété et du privilège, et concourir à coup de millions dans des tournois sportifs. Et ainsi, nous payons tous la facture.

 

Les anarchistes ont longtemps développé des cultures du passer inaperçu, se créant des espaces de liberté invisibles, hors de la surveillance de l’État et des entreprises. Le tubercule a tiré sa popularité fanatique parmi les peuples libres grâce à sa capacité à prospérer en dessous du voile protecteur de la terre, se dérobant ainsi au regard des percepteurs d’impôt ou des envahisseurs charognards. Les structures sociales tribales ont depuis longtemps prisé des formes extrêmes de désagrégation sociale, basées sur des ménages éparpillés et une agriculture de subsistance, ce qu’Ernst Gellner a baptisé la stratégie du « diviser pour ne pas être gouverné ». Si les Ottomans préféraient négocier avec les chrétiens et les juifs plutôt qu’avec les sectes hétérodoxes, si les Britanniques ont constamment inventé des traditions tribales pour créer des unités administratives impériales, c’est parce qu’il est plus difficile de régner sur des populations amorphes et déstructurées – ne possédant pas un langage commun, mais un entrelacement complexe d’idiolectes adjacents, ni de chef manifeste avec lequel négocier, et caractérisées par une mobilité nomade qui les rendait difficiles à cerner.

 

On pourrait en dire de même de la corporatisation quasi complète des mouvements LGBT en Europe comparée aux multiples formes d’anxiétés que les populations « déviantes » inspirent aux gouvernements arabes : il est plus simple d’appréhender une communauté gay structurée et ses représentants parlementaires – en les soudoyant à base de Grindr et d’égalité du mariage – plutôt qu’une multitude de sujets invisibles et mécontents qui sèment constamment le trouble. Sans l’attachement à la visibilité et à la politique des identités, la conjoncture actuelle présente un grand potentiel : au lieu de craindre la prolifération de « tribus » incohérentes, nous pouvons nous laisser diviser jusqu’à devenir une épine ingouvernable et impossible à identifier dans les pieds des États et des grandes entreprises. À la fin des années 1990, quand dans une usine indonésienne, les ouvriers semblaient être tous possédés en même temps, les propriétaires de l’usine, pris de panique, ont été forcés de sacrifier des poulets pour apaiser les esprits ancestraux en colère et nourrir les ouvriers. Peut-être est-il temps de laisser croître nos désirs, tels des tubercules, voilés par notre propre désintérêt, ou peut-être les laisser prendre possession de nous aux moments les plus imprévisibles, tels des esprits vengeurs instigateurs d’épidémies de révolte.

 

Tandis que pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, l’invisibilité a été une forme d’art fondamentale pour les pauvres et les faibles, ces derniers siècles ont vu l’invisibilité devenir la prérogative de quelques rares élus. Alors que tous sont forcés d’adopter des nomenclatures identitaires progressivement restrictives, la prédation corporatiste de haut niveau se produit de plus en plus dans l’ombre, à l’abri des regards. Le luxe de pouvoir se retirer derrière des enceintes fortifiées, des tours d’ivoire et des résidences sécurisées – exemptes des régulations sociales et des effets les plus délétères du marché – est devenu le marqueur de vraie richesse et de vrai pouvoir. Ironiquement, le niqab obéissait à cette logique très élitiste. Il a gagné en popularité parmi les populations arabes et centrasiatiques les plus riches pour distinguer leurs femmes des travailleuses du sexe qui seraient disponibles pour les soldats d’occupation européens. Pendant les années 1980, le hijab s’est frayé un chemin dans le cœur et dans la tête des ambitieuses classes moyennes urbaines, présenté comme objet conférant un statut exclusif et des avantages positionnels sur un marché du mariage saturé. Si les campagnes de dévoilement sont si importantes dans le regard européen, c’est parce que le voile reflète la logique du pouvoir de l’invisibilité des élites blanches, mais sous une forme monstrueuse.

 

« Persée se couvrait d’un nuage pour poursuivre les monstres », écrivait Marx. « [N]ous, pour pouvoir nier l’existence des monstruosités, nous nous plongeons dans le nuage entier, jusqu’aux yeux et aux oreilles. » Si les prédateurs chassent dissimulés dans la pénombre, la proie survit grâce à des stratégies de camouflage. Il n’est pas surprenant que les prédateurs dénigrent le camouflage autant que la conspiration comme manières futiles et primitives de leur gâcher la fête. Le voile est une stratégie adaptative de survie face à bien des prédations. La renonciation – stratégie visant à réduire délibérément les désirs et la consommation jusqu’à leur minimum le plus invisible – a été la seule stratégie politique écologique radicale du 21e siècle à avoir représenté une menace efficace pour la domination des entreprises. Au lieu de dénigrer le voile et de chercher à nier l’existence de dynamiques de pouvoir monstrueuses dans le monde, une politique progressiste devrait insister sur l’importance de l’invisibilité pour les masses vulnérables, et sur la transparence obligatoire pour les riches et puissants. Au lieu de lutter contre « l’homophobie en Palestine » en augmentant le contrôle policier et les incarcérations, luttons contre ses causes véritables : le militarisme causé par l’occupation israélienne, la famille patriarcale liée au maintien des rapports de propriété privée, la masculinité comme agression en raison des exigences du conflit de classe. La proie s’adaptera et perdra son camouflage lorsque les prédateurs seront neutralisés, lorsque des structures économiques seront mises en place qui empêcheront l’accumulation massive du capital et du pouvoir. Le livre d’Atshan n’est ni plus ni moins que la continuation de siècles de campagnes de dévoilement, le symptôme dégradé d’une politique néolibérale de la visibilité et de l’identité. Donc, plutôt que de nous plonger corps et âme dans les nuages, concentrons nos énergies politiques à lutter contre les très visibles monstres qui nous empêchent d’être la meilleure version de nous-mêmes.

 

 

Marc Aziz Michael enseigne la sociologie, les études du Moyen-Orient et les études de genre à l’American University de Beyrouth. Avant cela, il a enseigné à NYU et NYU à Abu Dhabi. En dehors du champ académique, ses écrits ont été publiés par Al Jazeera, Jadaliyya, The World Today, CounterPunch et OpenDemocracy. Il écrit actuellement un livre sur l’histoire du secteur des banques commerciales. Il consacre son temps libre à se former à la thérapie de groupe.

[1]https://www.boundary2.org/2021/01/marc-michael-under-queer-eyes-visibility-politics-and-the-new-reaction-review-of-saed-atshans-queer-palestine-and-the-empire-of-critique/

[2]N.d.t. : Le Pew Research Center est un think tank étasunien – publiant notamment des sondages.

[3]N.d.t. : Drag queen américaine.

[4]N.d.t. : Échanges d’insultes si violentes et personnelles qu’elles en sont comiques.

Houria Bouteldja : « Revenir à l’Etat-nation pour mieux combattre l’Etat-nation »

Entretien paru dans le Courrier de l’Atlas, avril 2023

Propos recueillis par Emmanuel Riondé

 

Qui sont les « beaufs », qui sont les « barbares » et quel est ce « nous » que vous entendez constituer en les réunissant ?

Tout d’abord, une précision : les mots « beaufs » et « barbares » ne sont pas les miens, ce sont ceux du mépris de classe et du mépris de race. Les beaufs, ce sont les classes populaires blanches et les barbares, ce sont les populations issues de l’immigration postcoloniale, ceux que j’appelle les Indigènes. Ils ont en commun d’être deux composantes du prolétariat français mais séparés par la longue histoire de l’Etat racial intégral. Le « nous » est donc un nous politique, celui de la convergence de ces classes prolétaires qui auront dépassé la division raciale. Parce qu’on ne peut pas former un « nous » si on est divisé par le racisme.

L’Etat racial est un Etat au sein duquel la question raciale structure, avec d’autres, les rapports sociaux, économiques et de pouvoir. En quoi l’Etat français est-il un « Etat racial intégral » ?

J’emprunte la notion d’Etat intégral à Gramsci. Pour lui, si l’Etat dominé par la bourgeoisie est si solide et si puissant, « hégémonie cuirassée de coercition » pour reprendre ses termes, c’est parce qu’il a su conquérir le consentement de la société politique et de la société civile. C’est ça l’Etat intégral, selon Gramsci : pas seulement l’Etat et ses institutions, mais aussi tout le reste, nous tous. Cette chaîne organique fait qu’il est relativement invincible et qu’il traverse le temps. Je me suis dit que l’on pouvait appliquer cet Etat intégral à la pérennité du racisme, à l’Etat racial ainsi que nous l’avons théorisé au Parti des Indigènes de la République (PIR). Le racisme est systémique et structurel parce que l’Etat dominé par la bourgeoisie a créé ce même lien organique avec les organisations politiques et la société civile. Le racisme dans la société française ne vient pas que d’en haut, tout le monde participe à sa production.

A qui s’adresse cet ouvrage ?

Il s’adresse d’abord aux indigènes décoloniaux politisés et soucieux des alliances pour leur dire que la question du rapport qu’on doit entretenir avec le prolétariat blanc est stratégique. Il s’adresse aussi à la gauche qui doit elle-même appréhender la question raciale du point de vue structurel et comprendre pourquoi elle n’arrive pas à attirer à elle ni les « beaufs », ni les « barbares ». Et il s’adresse enfin à cette partie des blancs prolétaires qui sont plus intéressés par la question de convergence avec les indigènes que par l’extrême-droite comme à ceux qui sont résignés, ne votent pas ou plus, pour leur proposer peut-être une alternative désirable. Donc, en fait je m’adresse à beaucoup de monde…

Vous faites l’hypothèse que l’extrême gauche antiraciste, internationaliste et anticapitaliste qui pourrait être le catalyseur de ce « nous » n’y parvient pas parce elle est « trop blanche » pour les militants décoloniaux et pas assez pour les citoyens français « de souche » …

C’est du point de vue des affects blancs que l’extrême-gauche n’est pas assez blanche. Dans le cadre de l’Etat-nation, le peuple légitime de la nation – et donc prioritaire sur les autres – est produit comme blanc. Et il tient à ses intérêts par rapport aux immigrés et aux peuples du Sud. Il tient à ce statut, donc quand on lui fait une proposition internationaliste ou de protection des immigrés, ça heurte les affects blancs.

Et pour nous décoloniaux, elle est trop blanche parce qu’on voit bien ses œillères et ses limitations. On l’a vu dans les années 2000 avec l’affaire du voile. Ou quand elle soutient les révolutionnaires palestiniens : elle les soutient s’ils parlent le même langage qu’elle, s’ils sont communistes par exemple. Mais dès qu’ils parlent avec la langue de l’Islam, ce n’est plus bon. On considère que cette gauche a encore des tropismes eurocentriques. De fait, elle est trop blanche pour nous, mais elle ne l’est pas assez pour les Blancs.

Vous présentez Jean-Luc Mélenchon comme un « butin de guerre » pour le mouvement décolonial en raison notamment de sa présence à la manifestation antiraciste de 2019. Mais le lien est-il si fort ? En 2022, très peu de place a été faite aux militantes et militants des quartiers malgré par exemple l’appel du collectif « On s’en mêle » à voter LFI…

Lorsque je parle de « butin de guerre », c’est en référence au progrès réalisé. Si on prend en compte ce qu’était Mélenchon il y a 20 ans et ce qu’il dit aujourd’hui sur l’islamophobie et les violences policières, deux questions sur lesquelles il a tenu bon et de manière ferme, il y a un progrès idéologique notable. Au QG décolonial, nous soutenons sa démarche depuis sa présence à la marche de 2019, puis parce qu’il n’a pas cédé à cet horrible chantage suite à l’assassinat de Samuel Paty où tout « islamo-gauchiste » devait se repentir d’avoir participé à cette marche mais aussi pour ses positions sur les violences policières.

Concernant les élections de 2022, si Jean-Luc Mélenchon a gagné les votes dans les quartiers, il le doit avant tout à ses prises de position courageuses et fortement médiatisées en faveur des quartiers et des Musulmans. Pas à un appel sorti deux mois avec le scrutin avec des acteurs qui en réalité ne mobilisent pas massivement. C’est très bien que ce collectif ait appelé à voter Mélenchon, je pense que c’est ce qu’il fallait faire, mais je vois ses intentions comme opportunistes et tacticiennes, en vue de négocier des places après les élections. En soi, c’est de bonne guerre. Mais le rapport de force réel d’« On s’en mêle » n’existant pas sur le terrain, LFI a pris en compte davantage les Verts et les Socialistes, ses forces alliées organisées, que les quartiers sans représentation structurée. Cela dit, on n’a jamais vu autant de candidats puis d’élus non Blancs investis par une organisation de la gauche blanche…

Vous défendez dans votre ouvrage l’idée selon laquelle la sortie de l’Union Européenne, un « frexit », est un combat politique qui pourrait permettre de retrouver du pouvoir, en rassemblant au passage beaufs et barbares. Pour quelles raisons ?

En 2005, une grande partie des classes populaires blanches, d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, se sont mobilisées contre le traité constitutionnel européen. Aujourd’hui, l’extrême-droite a délaissé le combat contre l’Europe, notamment parce qu’elle constate que le fascisme se développe très bien à l’échelle européenne. En revanche, une partie des classes populaires blanches reste attachée au retrait de l’Union européenne. Il y a donc une énergie à cet endroit et, me semble-t-il, une opportunité pour les forces révolutionnaires de s’emparer du frexit et de lui donner un autre contenu politique.

L’Europe prive le peuple de sa souveraineté et d’un pouvoir sur son propre avenir. Elle pousse à l’exode, à l’exil, à la séparation, détruit les services publics, tue le commun et la possibilité de vivre là où on a grandit. Elle crée du désarroi. Pour retrouver le pouvoir, il faut mettre fin à cette Europe libérale, et le meilleur moyen pour cela est de revenir à l’échelle de l’Etat-nation. Je pense qu’une grande partie des Blancs, ceux qui éprouvent le besoin de retrouver un pays qui les a trahi, peuvent être mobilisés là dessus. Les Indigènes, eux, qui n’ont a pas été intégré au récit national, ne s’attendent pas à l’être à celui d’une Europe, construite qui plus est comme blanche et chrétienne ! C’est pour cela qu’ils ne seront pas une entrave à ce projet de Frexit. Et aussi parce que par ailleurs, les Indigènes ont besoin d’une nation, d’un foyer, d’avoir un pays. Il y a, là paradoxalement, un intérêt commun.

Ce projet de retour à l’Etat-nation n’entre-t-il pas en contradiction avec votre perspective internationaliste ?

Je ne suis pas favorable à l’Etat-nation. Mais il faut voir les choses en face : les affects des Blancs en ce moment sont très loin de l’internationalisme… Je fais de la politique réaliste, je ne suis pas dans l’utopie. Revenir à l’échelle de la Nation, c’est rapatrier le pouvoir pour mieux combattre l’Etat nation. Cela permet à des organisations de réinvestir le champ politique et de donner un contenu antilibéral, anticapitaliste et antiraciste au frexit. On peut s’employer à politiser le sujet en rappellant que l’Europe est impérialiste et que, en tant que telle, elle produit des politiques racistes à l’encontre des migrants ou du prolétariat indigène à l’intérieur de ses frontières. Elle fait ce que fait l’Etat nation français avec plus de moyens.

Dans la perspective d’une telle recomposition, les revendications régionalistes qui remontent fort ces dernières années en Europe peuvent-elles trouver une place ?

Je suis sympathisante des revendications régionalistes parce que je crois à l’importance de retrouver des unités de vie à échelle humaine. Mais je reste favorable à une forme de grande unité générale que je vois comme un espace de solidarité et d’intérêts communs. Ainsi une articulation entre l’échelle nationale et une montée en puissance des régionalismes de gauche ou décoloniaux serait intéressante. Il ne s’agit pas de redonner du pouvoir aux régions administratives bien entendu, mais de renforcer des souverainetés populaires au niveau régional qui mettent en avant les cultures et identités locales. C’est fondamental parce que cela permet de contrebalancer le pouvoir de l’Etat-nation et cela recoupe aussi la question de l’identité des prolétaires blancs, le besoin que les gens ont de retrouver un rapport à soi plus authentique. Il faut revenir à des espaces à dimension humaine mais sans oublier le rapport au reste du monde. Nous avons théorisé au QG décolonial un internationalisme domestique, mais en rappelant qu’il doit toujours être couplé à un internationalisme international…

Vous n’abordez pas les luttes climatiques et environnementales. Cet enjeu urgent et au potentiel politique énorme ne pourrait-il pas être un espace de convergence entre beaufs et barbares, au moins aussi porteur que la sortie de l’Union européenne ?

Comme l’environnement, beaucoup d’autres thématiques ne sont pas traitées dans mon livre : le féminisme, la question économique, etc. Ces sujets très importants sont absents parce qu’ils sont subordonnés à la question du pouvoir. Comment retrouve-t-on notre pouvoir de décision, comment l’arrache-t-on aux classes dirigeantes pour ensuite décider du programme et du projet ? Si tu veux agir sur le climat, encore faut-il le pouvoir. Il faut d’abord s’intéresser à ce qui empêche notre capacité à transformer. Et ce qui nous empêche, c’est que nous n’avons pas de pouvoir. Cela passe par mettre fin à l’Etat racial intégral.

Édito #61 – La méthode Macron

Les moyens déployés par le pouvoir en place pour parvenir à ses fins fait entrer la France dans une nouvelle ère, de guerre ouverte contre les classes subalternes du pays.

La réforme des retraites aura été une arnaque du début jusqu’à la fin. Bien évidemment, sur le fond de l’affaire, l’on sait qu’elle n’était pas destinée à répondre à une quelconque utilité sociale, mais à satisfaire les appétits de la bourgeoisie financière. Cette dernière n’en finit pas d’exiger des peuples qu’ils travaillent plus, plus longtemps, pour maintenir ou accroître ses rentes du capital.

Mais au-delà du fond, c’est bien la forme ou, autrement dit, la méthode, qui caractérise la séquence politique actuelle. Cette méthode, c’est celle du mensonge, de la dissimulation, de la duplicité, dont tous les traits ont été employés pour aboutir à la promulgation de la loi le 14 avril 2023 –  à l’arrivée de la nuit, ce qui n’est pas fortuit.

Tout débute lors de l’issue de l’élection présidentielle d’avril 2022. Le candidat Emmanuel Macron souhaitait alors reporter l’âge de départ à la retraite à 64 ou 65 ans. Cependant, face à l’évidence de sa victoire non pas grâce à une adhésion populaire à son programme mais à un « barrage » contre l’extrême droite, celui-ci fût contraint d’admettre que « ce vote m’oblige pour les années à venir ».

Que nenni ! Ni une, ni deux, dès le 3 juin suivant son élection, et avant même le renouvellement de l’Assemblée nationale, le président Macron a assuré que la réforme des retraites serait mise en œuvre avant l’été 2023. Peu importe, donc, le choix qui serait fait par les électeurs dans les urnes des législatives à suivre. À cet égard, l’absence de majorité absolue ne l’a pas freiné dans ses ardeurs.

Il s’est néanmoins un peu trop précipité, même pour son propre camp. Macron voulait introduire la réforme des retraites dès l’automne 2022, dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023. François Bayrou lui-même avait alors mis en garde l’exécutif contre un tel « passage en force ».

C’est qu’il fallait bien garder les apparences de la concertation avec les syndicats qui, s’ils ont été dûment conviés à de nombreuses réunions au ministère du travail, ont cependant systématiquement fait face à un mur : la réforme sera présentée, que vous le vouliez ou non.

Arrive alors la présentation officielle du projet de loi en janvier 2023 et, avec lui, un arsenal complet destiné à tromper et tordre le bras à la représentation nationale, et à la société tout entière – qui y est opposée à 70 %.

C’est d’abord le choix du véhicule législatif qui signale la brutalité à venir. Le Gouvernement a choisi un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, plutôt qu’un projet de loi ordinaire. Ce qui lui permettait de recourir de manière illimitée au 49.3, qui venait d’être utilisé pas moins de dix fois par Élisabeth Borne pour le budget de l’État et le financement de la sécurité sociale. Et alors pourtant que la réforme des retraites ne vise en réalité pas à financer le régime de sécurité sociale mais à imposer un certain rapport social au travail.

Ce sont ensuite des manœuvres contraires à la sincérité des débats parlementaires qui ont été employées. Dès le 19 janvier, le Conseil d’État, conseiller juridique du Gouvernement, a alerté ce dernier sur le fait que l’index sénior n’avait pas sa place dans un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale, et qu’il était donc inconstitutionnel. Les ministres ont cependant dissimulé cet avis du Conseil d’État (qui n’a été révélé que le 15 avril, par Jérôme Guedj), et ont promu pendant des mois cet index comme une mesure d’ « équilibre », de progrès social, pour amadouer les citoyens et les parlementaires. L’index sénior a, sans surprise, été censuré par le Conseil constitutionnel.

Se sont enfin succédés des dispositifs dérogatoires au débat parlementaire normal, avec l’usage de l’article 47.1 de la Constitution, qui permet de réduire de manière drastique la durée des discussions dans les deux Chambres, et le fameux article 49.3, qui conduire à faire adopter un projet de loi sans vote par les députés.

Et c’est sur ce dernier point que la colère populaire s’est cristallisée. Jusqu’alors, tous les gouvernements qui avaient eu recours au 49.3 l’avaient fait en disposant de la majorité absolue à l’Assemblée. Cet outil pouvait alors être utilisé pour accélérer l’adoption d’une loi, ou pour réunifier la majorité présidentielle, tout en conservant une certaine légitimité démocratique du texte. Ici toutefois, Emmanuel Macron, qui ne disposait que d’une majorité relative et était sur le point de ne pas réussir à rassembler suffisamment d’élus LR pour voter la loi, a procédé à un contournement radical de l’esprit du parlementarisme : alors que le dénouement normal d’une telle situation aurait dû être le rejet de la réforme, faute de majorité pour la voter, celle-ci a été passée en force.

C’est à ce moment précis que les débordements ont débuté, que les poubelles ont pris feu, que les boulevards parisiens ont été retournés et les commissariats, préfectures et mairies de province incendiés, que les affrontements avec les forces de police se sont installés. Plus encore, pour la première fois, l’opinion publique a compris et excusé la violence des manifestants.

Tout observateur politique doit prendre en compte le fait que ce qui a démultiplié les forces de la mobilisation, c’est, outre la nature anti-sociale du projet de réforme, la méthode anti-démocratique employée par le pouvoir pour parvenir à son adoption. C’est ce qui explique le discours politique de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon ayant immédiatement pointé, une fois rendue la décision du Conseil constitutionnel, l’opposition entre les besoins de « la monarchie présidentielle » et ceux « du peuple souverain ».

La séquence politique actuelle marque à n’en pas douter un tournant dans la vie démocratique de ce pays. La France apparaît de plus en plus dirigée par un clan qui s’autonomise de la société civile et s’oppose à elle.

L’assaut généralisé mené actuellement contre la Ligue des droits de l’homme en est la concrétisation-même. Pour avoir publiquement soutenu les victimes éminentes de l’islamophobie d’État que sont le CCIF et l’imam Iquioussen, l’association plus que centenaire dont la seule dissolution qu’elle connut fut l’oeuvre du régime de Vichy, est aujourd’hui menacée dans ses financements par le Gouvernement. L’on rappellera que la Ligue a été créée pendant l’affaire Dreyfus, ce qui révèle l’hypocrisie de l’État qui, prétendant pourtant que la lutte contre l’antisémitisme lui est cher, menace l’organisation qui symbolise ce combat. Islamophobie et antisémitisme partagent bien une matrice commune.

Pour le pouvoir, en somme, l’on est soit avec lui (au soutien des intérêts de l’État capitaliste et racial), soit contre lui. Autrement formulé, il ne saurait y avoir de choix démocratique contre le libéralisme économique et le racisme d’État.

Si la guerre peut être définie comme un acte de violence destiné à imposer sa volonté à autrui, alors Emmanuel Macron vient d’inaugurer une ère de guerre ouverte contre les classes subalternes de ce pays.

Françoise Vergès aux Soulèvements de la Terre : « nos ancêtres sont les communautés marronnes »

Nous vivons dans un monde qui, depuis des siècles, avec l’esclavage, la colonisation, le capitalisme racial et l’impérialisme, est devenu un monde inhabitable et irrespirable pour des millions de personnes sur la planète. Littéralement. Ce n’est pas une métaphore.

Il y a plus de morts chaque année d’air pollué que de toute autre cause. Des millions d’enfants naissent avec des maladies respiratoires dans le Sud global. Ce sont des exemples d’une vulnérabilité à une mort prématurée que fabrique le capitalisme racial. C’est sa signature. Et les catastrophes climatiques exacerbent ces inégalités structurelles. Nous l’avons vu lors des inondations au Pakistan, ou lors du tremblement de terre en Turquie : qui sont les premières victimes ? Ce sont les peuples du Sud global, et parmi ces premières victimes, les femmes noires, indigènes, racialisées, les enfants, les vulnérables sont les plus touchées. Et ces inégalités structurelles sont augmentées, accrues, par le perfectionnement des outils de surveillance, de répression, et de criminalisation que déploient l’État. Cette extension de la criminalisation fait partie de l’appareil de l’État. Il n’y a pas que la prison, il y a les amendes, les interdictions, les retraits de permis, tout cela qui cherche à nous empêcher d’agir. Nous avons eu l’extraordinaire mobilisation à Sainte Soline et l’incroyable déploiement et brutalité de forces armées mais n’oublions pas les meurtres de jeunes Noir.es et de jeunes Arabes, l’humiliation subie par des d’enfants noirs et racisés forcés de se mettre à genoux par garde mobiles et gendarmes. N’oublions pas. Mais n’oublions pas non plus que la France n’est pas seulement ici, mais c’est cet État colonial-racial qui envoie des gendarmes en Guyane réprimer, emprisonner, frapper des jeunes qui se mobilisent contre la déforestation de terres amérindiennes et occupent ces terres contre cette destruction ; c’est cet État colonial-racial qui prive les Antillais d’eau et a empoisonné pour des générations les sols et les rivières de Guadeloupe et de Martinique avec le chlordécone ; c’est cet État colonial-racial qui prépare pour ce mois-ci à Mayotte une opération militaire d’expulsion massive de Comoriens en envoyant cinq escadrons de gendarmes, où le directeur de l’Agence de santé Régionale qui propose que toutes les femmes qui se présenteront à l’hôpital soient stérilisées.

C’est cet État colonial-racial contre lequel nous devons nous battre. Partout la terre se soulève. Partout. Ce qui fait le plus peur au pouvoir ce sont ces zones autonomes que nous construisons, et nos ancêtres sont les communautés marronnes, enfuies de la plantation qui ont défié, défié chaque jour, le pouvoir esclavagistes. Puis les maquis, les luttes pour la libération nationale, les luttes antiracistes, anticapitalistes, toutes, ont chaque fois, défié, défié, l’État colonial-racial !

Il faut briser la paix armée que nous propose l’État, la paix armée c’est cette fausse paix qui est assurée par la police, l’armée, et le tribunal. Il faut imposer une paix révolutionnaire contre cet état de guerre permanente qui nous est faite tous les jours. Aujourd’hui les zones à défendre, les communautés, toutes les formes de défense des communs se battent contre cette paix armée. Nous luttons pour une paix révolutionnaire et que la terre se soulève et que nous accompagnons ces soulèvements.

 

Françoise Vergès

Louisa Yousfi aux Soulèvements de la Terre : « mon mot c’est ‘Islam' »

De notre point de vue, qui est celui de militants antiracistes et décoloniaux, ce que nous inspire spontanément le mot dissolution c’est celui d’islam. Nous pensons, dans ce contexte de grande répression du mouvement social, qu’islam c’est le mot manquant, celui qui permettrait de reconstituer le puzzle que nous avons sous les yeux. Car c’est sur l’islam et plus exactement sur les musulmanes et les musulmans que l’État répressif a fait ses dents.

Au nom de la lutte contre l’islamisme et la radicalisation islamiste, au nom de la sûreté de l’État et de l’intérêt supérieur de la Nation, l’État français a construit pas à pas tout un dispositif administratif, judiciaire, policier mais aussi idéologique qui a installé et légitimé l’autoritarisme de l’État : nous disons que la loi contre le séparatisme, promulguée le 24 août 2021, a institutionnalisé l’islamophobie comme système de gouvernance.

Depuis, il est désormais possible de dissoudre n’importe quelle association musulmane jugée suspecte, de fermer des mosquées sur la base de rien, d’expulser des imams insoumis au ministère de l’intérieur, de mener des perquisitions dans des milliers de foyers musulmans, de ficher S et d’assigner à résidence des musulmans pour des raisons purement idéologiques et politiques.

Fin 2022, l’État s’est ainsi vanté d’avoir mené depuis 2018 pas moins de 26 614 opérations de contrôle, 836 fermetures d’établissements, d’avoir soutiré 55,9 millions d’euros redressés ou recouvrés, et d’avoir comptabilisé plus de 551 signalements.

Nous avons également en mémoire la dissolution en 2021, injustifiée et injustifiable du CCIF, le collectif contre l’islamophobie en France qui constituait l’une des plus importantes organisations autonomes de défense des droits fondamentaux musulmans dans un contexte d’islamophobie généralisée, de suspicions, de contrôle et d’intimidation des musulmans.

Nous pourrions également parler de la dissolution de l’association Baraka City, association humanitaire musulmane en 2020 et l’association Nawa des éditions Nawa dissoute la même année en Conseil des ministres.

C’est cette institutionnalisation de l’autoritarisme islamophobe, depuis l’instauration de la loi 2004 sur les signes religieux à l’école jusqu’à nos jours, qui s’est exercé avec la complicité active ou passive de la grande majorité de l’échiquier politique de ce pays, la gauche et l’extrême-gauche comprise, dans l’indifférence presque totale, et qui s’abat désormais sur les mouvements de contestation sociale.

Le rappel de cette généalogie de la violence d’État n’a pas pour objectif de jouer ici les redresseurs de torts. Il s’agit plutôt d’appeler à un travail critique de fond vis-à-vis d’un dispositif argumentatif progressiste, taillé par et pour les intérêts de l’État, dont l’un des axes stratégiques est précisément d’organiser la division entre les luttes sociales et les luttes de l’immigration et des quartiers.

Ce que cela signifie c’est qu’il faut donc en finir avec le pacte étatique racial,

en finir avec cette arnaque de lutte contre la radicalisation,

c’est-à-dire prendre le chemin inverse du Parti communiste qui vient à son dernier congrès de rejeter une fois encore le terme « islamophobie » sous prétexte que ce dernier « ouvrirait des problèmes » alors qu’il est le mot choisi par les luttes antiracistes pour désigner la mutation contemporaine du racisme anti-arabes.

Cad encore ne plus trembler devant l’épouvantail dit « indigéniste » agité par toutes les instances de l’État, non pas pour divertir des véritables enjeux comme il est ainsi courant de relativiser la question raciale, mais pour combattre ce que l’État a effectivement identifier comme une menace, non pas pour la société, mais pour l’ordre répressif dont il est le garant. Je parle ici du mouvement décolonial.

Il n’est jamais trop tard. De nouvelles lois racistes sont déjà en préparation comme la loi sur l’immigration à laquelle il conviendra de s’opposer en bloc, non par charité envers les musulmans mais par lucidité politique : aucune révolution ne se fera sans le concours des musulmans et des habitants des quartiers qui forment, rappelons-le, pour la majeure partie le bas du panier du prolétariat français.

 

Louisa Yousfi, membre du QG décolonial

Soral, Bouteldja et moi : itinéraire d’un beauf

« De même, je vous le dis, il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. » (Evangile selon Luc 15 : 7)

 

Comment mobiliser massivement les classes populaires, largement abstentionnistes, dépolitisées ou résignées ? Pourquoi, lorsqu’elles se mobilisent, s’orientent-elles dans une si grande proportion vers l’extrême droite, quand la logique des conditions matérielles de leur existence devrait les conduire « naturellement » à gauche ? Pourquoi, alors qu’à bien des égards elles partagent les mêmes conditions de vie, les classes populaires blanches et non-blanches ne semblent-elles pas converger sur le terrain des luttes ?

La gauche française contemporaine est tiraillée par ces enjeux qui pourraient lui redonner la force nécessaire à la conquête du pouvoir, et qui m’intéressent en premier lieu au regard de mon cheminement politique personnel – pour le moins sinueux, j’y reviendrai. À ces questions, et en dépit des lignes qu’a pu commencer à faire bouger la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2022, elle semble pour l’instant en peine d’apporter des réponses claires. Mais dans l’ombre des projecteurs médiatiques braqués sur le spectaculaire jeu électoral/politicien, certains penseurs et militants ont investi ces thématiques de manière conséquente.

Celle dont la pensée me paraît être la plus singulière à cet égard, et dont je m’autoriserai à réemployer ici les catégories, est Houria Bouteldja. Exemplairement, son récent ouvrage « Beaufs et Barbares – Le pari du nous » (La Fabrique, 2023) s’attache entre autres à travailler ces problématiques en profondeur. L’essai, qui comme son prédécesseur (Les Blancs, les Juifs, et nous – La Fabrique, 2016) ne manque pas de susciter la controverse qui s’étalera assurément dans le temps long, essuie un feu nourri de critiques (et plus sûrement d’attaques) venues notamment de la gauche, que le livre devrait pourtant intéresser prioritairement. Et l’une des cibles récurrentes de ces attaques est un chapitre précis du livre – au titre ô combien provocateur – qui est pourtant la partie de l’essai qui m’a le plus interpellé, le plus touché, car elle me concerne intimement : 

« Rendre à Soral ce qui est à Soral ». 

Voilà qui a de quoi déstabiliser. Ce nom maudit ? En ces termes ? Une hérésie, un scandale ! Soit. Cependant, ça m’intéresse, moi. Mais pourquoi d’ailleurs ? C’est qui, moi ?

 

L’enfer est pavé de bonnes intentions. (Dicton populaire)

Moi, je suis ce qu’il convient d’appeler un « petit blanc ». L’archétype du petit blanc, même. Aussi banal que singulier. Banal car, comme chacun, produit de mes déterminismes, de mon milieu, de l’époque… Singulier par les affects qui m’ont traversé, les choix qu’ils m’ont dictés et qui ont guidé mon parcours jusqu’à l’écriture de ces lignes. En espérant que le récit de ce parcours ne soit pas trop fastidieux, il me semble néanmoins nécessaire d’en poser les jalons les plus significatifs pour que le lecteur comprenne d’où je parle.

Produit de la « petite classe moyenne », fils de fonctionnaires dans une famille socdem, attaché à sa banlieue comme le chien à sa niche, je n’ai pas d’affiliation partisane, je ne suis pas un militant de terrain chevronné, je n’ai pas de curriculum universitaire à faire valoir. Pas d’expertise autre que de moi-même, pas de légitimité particulière à m’exprimer. Pourtant, je prétends malgré tout me l’autoriser.

Ce que j’ai à offrir, c’est une expérience sensible. Ma subjectivité propre qui, je l’espère, entrera en résonance avec celles d’autres parmi les miens. Le récit de l’itinéraire politique d’un « beauf », qui viendra peut-être corroborer des intuitions et, pourquoi pas, valider des hypothèses théoriques et en illustrer une des incarnations possibles. Poursuivons.

Entré dans l’âge adulte à l’aube des années 2010, en quête de compréhension des causes des injustices de ce monde qui m’avait toujours animé intensément, je suis confronté à l’une des offres politiques les plus en vue sur l’internet français de l’époque : un homme, seul, assis dans son iconique canapé rouge, qui tient un discours sans concession revendiqué comme « iconoclaste », « sans moraline », en croisade contre « la bien-pensance » … Un homme qui prétend détenir des vérités interdites, et dont les éloquents monologues, consommés de manière presque clandestine, séduisent rapidement un public de plus en plus large, en demande de révélations sur la duplicité du monde tel qu’on nous l’avait vendu jusque-là dans les médias « mainstream ». En un mot : sulfureux.

Oui, pour beaucoup, Soral nous a « matrixés ». Sous couvert d’une démarche de « réconciliation » à destination des prolétaires blancs ET non-blancs (originalité de sa ligne par rapport à celle des identitaires majoritaires à l’extrême droite), d’un discours enrobé de prétendue complexité et porté par des promesses en vrac de communauté, de spiritualité, d’identité, de vérité, de justice, de grandeur, de révolution… Soral nous menait en fait vers un projet destructeur. 

L’enfer est pavé de bonnes intentions, pas vrai ? « Egalité & Réconciliation », « Gauche du Travail, Droite des Valeurs » … Accrocheur, non ? Bandant ! même… Belle devanture pour camoufler la puanteur de l’arrière-boutique. Car un peu de bagage politique et critique suffisait à dévoiler ce qui pourtant se dissimulait très mal : « un discours nationaliste, masculiniste et antisémite » pointe Bouteldja. Hélas, les moins bien équipés, donc les plus naïfs, s’y sont trompés. Et c’est à ceux-là, dont j’étais, que nous devrions être capable de nous adresser aujourd’hui.

« Naïfs ? Mais devient-on vraiment nazi par naïveté ? » 

Oui. Oui et non. Certes, on n’est pas soralien innocemment. 

La première partie de « Beaufs et Barbares » retrace méthodiquement la généalogie de la domination capitaliste, impérialiste, bourgeoise, blanche sur le monde. L’auteure développe dans les pas de Gramsci le concept d’Etat racial intégral, fruit de la modernité dont l’avènement structure la société sur la base d’une hiérarchisation simultanée en classes et races sociales. Elle y dévoile le pacte social-racial conclu tacitement par le pouvoir bourgeois avec les classes laborieuses blanches qui, au prix du renoncement à leur(s) culture(s) (au sens large) et de la séparation d’avec le reste de « l’humanité générique », se voient offrir un statut social privilégié par rapport aux “indigènes”, un « cadeau empoisonné » (sic) : la blanchité. Le monde occidental ainsi accouché peut donc jouir de la spoliation des richesses globales et de la domination des rapports Nord/Sud fondés sur le continuum suivant : impérialisme – colonialisme – racisme.

Insidieusement, les petits blancs ont donc un intérêt objectif à défendre la suprématie blanche, bien que bourgeoise. Plus vicieux encore, les non-blancs vivant dans les pays du Nord perçoivent malgré tout une forme de rétribution dans ce système en profitant de facto de l’exploitation du Sud global. La bourgeoisie le sait et joue de ces ambiguïtés et de ces divisions pour régner, berçant les uns de la fable méritocratique et faisant miroiter aux autres l’inatteignable horizon de l’intégration, tenant ainsi tout le corps social en respect.

J’aurais pu dire de manière provocatrice : Alain Soral c’est moi. Car à bien des égards nous sommes tous deux le fruit de la blanchité, de ce monde blanc dominant. Il en est le monstre. Le fruit pourri de notre ensauvagement. Suis-je condamné à le devenir aussi ? Oui, nous sommes les signataires du pacte social-racial. A la différence que lui, bourgeois (fût-il déclassé), en est un des réels bénéficiaires ; quand moi, prolétaire, n’en perçois que les subsides. Signataire contre mon gré – et cela ne sera pas sans conséquences. Pour l’heure, le constat est amer : des nôtres se sont fourvoyés – et j’insiste sur ce point – en nombre dans ce projet funeste, pour des raisons et par des moyens ambivalents, troubles, paradoxaux, relevant de manière presque quintessentielle de ce que les marxistes appellent la « fausse conscience ». Comment ? Pourquoi ? Comment l’empêcher ? Qu’y opposer ?

Je marque une pause avant d’aller plus loin, car avant de répondre il faut qu’on parle de quelque chose, d’un événement qui s’est produit et qui allait tout bouleverser.

 

« On est là ! » (Chant révolutionnaire contemporain) 

2018, lentement broyé dans les rouages du salariat et mis progressivement face à la réalité de ma condition de prolo, je suis franchement maussade. L’homme pérorant dans son canapé rouge commence à tourner en rond, à me lasser, à m’agacer parfois, souvent. Il ne répond pas ou plus à mes attentes. Rien de concret ne semble advenir et la « dissidence » se réduit comme peau de chagrin autour de son gourou sur le déclin, croulant sous le poids de son égo démesuré… J’ai le seum.

Quand un jour, venu de nulle part… Non, de partout à la fois, un souffle se fait sentir. Une rumeur sourde qui gronde et qui enfle, comme les remous aux tréfonds d’un volcan… Puis l’éruption. Le mouvement des Gilets Jaunes, spontané, imprévisible, tonitruant déferle sur le pays. Enfin, quelque chose se passe. Il m’apparaît immédiatement évident que se déploie là quelque chose qui me correspond intimement. L’expression d’une colère trop longtemps contenue, le cri éraillé d’une voix trop longtemps tue.

Beaucoup a déjà été dit à propos du mouvement et je n’aurais pas la prétention de parvenir à élucider ici ce qu’il a été réellement. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est ce que nous croyions qu’il était : 1789, rien de moins. LE moment, le Grand Soir, les Gilet Jaunes ou rien – ou la mort ! Nous pensions sincèrement être le peuple qui se soulève ; « le peuple » dans toute sa diversité, d’ailleurs, qui ne « voit pas les couleurs » – et encore moins la sienne… Venait qui s’y reconnaissait, et puis c’est tout. Surtout, je dois vous dire ce que le mouvement m’a fait. Ce que j’y ai découvert et compris, de manière accélérée par la répétition hebdomadaire de l’affrontement au pouvoir.

8 décembre 2018 – Acte 4. Après une longue et anxieuse hésitation, je réponds finalement à l’appel. J’enfile le fameux gilet fluo et me rends à Paris aux abords des Champs-Elysées où convergent des milliers de mes semblables. Après de longues heures de blocage et de tensions allant crescendo, l’assaut est finalement donné par les forces de l’ordre. Panique, cris, dispersion. Dans une rue adjacente nous nous retrouvons piégés par à un mur de CRS qui amorce sa charge aux claquements bruyants des LBD, alors qu’une nuée de grenades lacrymogènes s’élève dans les airs avant de s’abattre sur la foule. Ma femme me tire violemment par le bras pour nous sortir de là, mais je reste abasourdi.

« C’est pas possible… Il FAUT que je le voie de mes propres yeux. »

Dissonance cognitive instantanée. Pourquoi ? Dans l’édifice idéologique autoritaire, la police tient un rôle prépondérant : elle est un symbole du pouvoir fort, de l’Ordre. Un « corps intermédiaire » présenté comme une émanation du peuple, qu’elle est chargée de protéger et servir héroïquement… Mais alors, puisque nous sommes le peuple qui exprime sa colère légitime, pourquoi subissons-nous une telle violence de la part de ces soldats qui sont des nôtres? Qui connaissent nos conditions de vie, partagent nos fins de mois difficiles? Que l’on supplie inlassablement de nous rejoindre pour aller défaire ensemble « les méchants », aller chercher Macron chez lui ?

La matraque s’abat sur mon crâne. Plus que la douleur physique, ce qui heurte, en vérité, c’est la vexation. De quel droit ? Au nom de quelle légitimité s’en prend-on à nos corps de la sorte ? La rupture est consommée. L’expérience des violences policières – de la violence d’Etat — est vécue comme une profonde trahison. C’est la France qui m’a trahi ce jour-là. Et avec elle, tous ceux qui me l’ont vendue comme l’idéal absolu pour lequel j’aurais dû être prêt à tout sacrifier. Donc pour moi, en premier lieu : Soral. Lui qui se montrait souvent portant fièrement des polos des forces de l’ordre offerts par ses adeptes en leur sein… Oui, l’Etat nous a trahi. Face à l’hypothèse d’une menace potentielle, il a préféré immédiatement rompre de manière explicite et cruelle le pacte qui nous unissait. L’ordre à tout prix. 

Je perçois un écho lointain… Celui de l’avertissement lancé par les banlieues depuis les émeutes de 2005 (depuis toujours ?) et qu’on n’avait fait mine de ne pas entendre… Pour moi, dès lors, l’illusion fasciste s’effondre.

Oui mais autre chose se passe. Face au sentiment d’abandon et de désespoir qu’aurait dû susciter cette désillusion vient dans le même temps s’y substituer un sentiment symétrique, contraire.

« On est là. » Dans la lutte, nous réalisons que si nous avons fini par prendre la rue, excédés de se voir crever à petit feu, c’est que la trahison s’était en fait opérée depuis bien longtemps. 

« On est là. » Dans la lutte, nous sommes ensemble. Unis entre gens de même condition, animés de la même rage, portés par les mêmes espoirs.

« On est là. » Dans la lutte, nous éprouvons notre puissance collective. Ceux que la société capitaliste avait méthodiquement isolé les uns des autres, atomisés, nous éprouvons la Joie d’être ensemble.

« On est là. »

Cette joie, c’est François Bégaudeau qui me permettra de la comprendre analytiquement une paire d’années plus tard lorsqu’il publiera l’essai littéraire « Notre Joie » (Pauvert, 2020), vibrant éloge de cette force motrice du camp social. Un basculement intime s’opère. Il me faut de nouvelles réponses. Galvanisé par la force insurrectionnelle que nous avons su déployer face au pouvoir identifié comme bourgeois, je sens renaître ma soif de compréhension du monde, je me sens prêt à bousculer les paradigmes que je tenais pour acquis. Je suis mûr pour être cueilli par la gauche.

La séquence Gilets Jaunes a été pour moi l’occasion d’amorcer une forme de… repentance. Ma rédemption. Ouais, je sais, les mots sont forts. Mais sincères. Ce soulèvement populaire inespéré m’a permis de pleinement conscientiser ma place de subalterne dans le corps social, de nous inscrire collectivement dans la longue histoire des luttes pour l’émancipation, de comprendre la centralité du capitalisme dans toute question politique, économique, sociale… et la nécessité de le défaire. Philosophie politique, anarchisme, communisme, féminisme marxiste, écologie radicale, sociologie critique… j’ingurgite pêle mêle les « 100 ouvrages obligatoires du parfait militant gauchiste ». Je me fonds dans les débats internes qui animent notre camp et j’admets m’y perdre un peu. Je m’accroche, tâche de m’y inscrire doctement et humblement au regard de mon récent et honteux passé… Je mène un travail conscient et volontaire d’auto-« dé-soralisation », mais je sens qu’il me manque quelque chose. Je réalise l’ampleur des difficultés stratégiques sur lesquelles nous butons alors. Et, la gauche française étant ce qu’elle est, c’est-à-dire blanche, il reste dans mon champ de vision politique un sérieux angle mort sur la question du continuum impérialisme – colonialisme – racisme, pourtant central au monde capitaliste. 

Considérant les immenses espoirs et la portée presque mythologique que nous avions projeté dans le mouvement des Gilets Jaunes, l’usure de la répression puis le coup d’arrêt brutal marqué par la pandémie mondiale de Covid-19 et le confinement, je me sens comme orphelin de la contestation et du mouvement social. Mais je suis de retour à la maison. Je suis ce gauchiste blanc, colorblind et class-first, comme on dit, un peu donneur de leçon, un peu moralisateur… 

Un peu chiant.

 

Les mains sales

« Réenchanter la gauche », « recréer des imaginaires », « rendre notre projet désirable » … On entend souvent ces vœux répétés comme des mantras dans nos rangs, espérant presque que ces problématiques se solutionnent d’elles-mêmes. Il est vrai que face à la résurgence du fascisme et au désastre humain et écologique engendré par le rouleau-compresseur capitaliste, nous avons un besoin vital d’arriver à nous unir largement. Bilan d’étape : la gauche a produit un fabuleux corpus analytique et militant. Un véritable trésor de guerre. Nous avons pour nous toutes les datas, toutes les idées, toute la pratique, toute une histoire. Mais alors merde ! Pourquoi est-ce qu’on galère à convaincre aujourd’hui ? Pourquoi un tel décalage avec les masses populaires ? Et, pour revenir à mon objet initial, qu’est-ce que Soral semblait avoir compris à ce sujet qui nous a échappé et qui failli porter ses fruits ?

Car avec du recul, et c’est en fait tout ce que Bouteldja lui reconnaît dans la partie de son essai qui lui est consacrée, Soral était parvenu à accomplir un véritable tour de force : « avoir su toucher simultanément les âmes de deux groupes aux intérêts contradictoires et [avoir] envisagé avant tout le monde une politique des beaufs et des barbares. » Il avait réussi à capter des questionnements, des attentes, des angoisses… au travail parmi les « catégories les plus méprisées, et néanmoins antagoniques les unes aux autres de la société », pour les rassembler, puis les détourner en direction de son projet résolument fasciste, maladivement complotiste, viscéralement antisémite, impitoyablement hétérosexiste – et cela ne souffre d’aucune ambiguïté.

Il est nécessaire de résoudre cette équation, car bien que Soral reste pour la gauche (à juste titre !) une figure du Mal absolu, il me semble néanmoins que son influence durable sur le paysage politique français (internet, notamment) et l’ampleur réelle des dommages causés sont paradoxalement sous-estimés. Entendez-le : toute ma génération est tombée au moins une fois sur une de ses vidéos. Nous étions des centaines de milliers à écouter ses diatribes, des centres-villes aux périphéries, des banlieues aux campagnes. Tous ces gens n’ont pas disparu comme par enchantement et l’on ne peut se permettre de mettre cette question sous le tapis sans y apporter les réponses adéquates, à la hauteur du danger. Car si, fort heureusement, le personnage en lui-même s’est rendu progressivement obsolète, ses héritiers prospèrent dans le camp adverse : ses thèses, sa rhétorique, ses punchlines… continuent d’irriguer massivement l’extrême droite, l’entre-deux rouge-brun confus, et parfois même au-delà.

De plus, si l’on veut réussir à récupérer les nôtres partis s’abîmer dans ces limbes et empêcher que d’autres s’y abîment à leur tour, bref enterrer définitivement le « soralisme » et ses avatars, alors il faudra accepter de se salir les mains, d’aller creuser le fond des affects troubles qu’il a su mobiliser à son compte. Oui, plonger les mains dans la merde au risque d’en être éclaboussé. Et si c’est à ce prix que se combat le fascisme contemporain et qu’il peut être défait, qu’importe ? A prétendre demeurer moralement immaculée, jonchée sur sa tour d’ivoire idéaliste, une certaine gauche a fini par abandonner la bataille affective, esthétique, et in fine politique.

Les affects et l’esthétique comme armes pour (re)conquérir une forme d’hégémonie culturelle: c’est ce qu’ont compris intuitivement les deux streamers Dany et Raz, passés maîtres dans l’art du divertissement politique, de l’autodérision et de la critique au vitriol du lore militant de gauche – et qui leur a valu et continue de leur valoir, au choix, l’indifférence feinte ou le mépris affiché. Les « deux débiles » s’autorisent une liberté de ton totale sur tous les sujets, assument un certain goût de la provocation et la nécessité de pouvoir dire les termes. Pour toucher les gens, il faut se débarrasser de cette espèce de rigueur et d’orthodoxie professorale qu’on s’impose trop souvent, par besoin presque maladif de légitimation (bourgeoise ?), et qui en fait nous coupe des prolos et de tous ceux qui ne collent pas aux exigences de pureté en vigueur. Bref, qui rend le propos inaudible et nous fait rater notre cible. Parce que le constat qu’ils dressent est simple, mais difficile à encaisser pour ceux qui s’y reconnaissent : OUI la gauche est toujours pertinente, OUI « le réel est de notre côté », mais OUI, aujourd’hui, la gauche, elle est CASSE-COUILLES.

Déclic. 

Évidemment, c’est ça aussi qu’avait compris Soral. Impertinence, franc-parler, humour… bien sûr que ça attire, c’est racoleur. Je le lisais encore récemment sur les réseaux sociaux : « Soral au moins, il était drôle ». On pouvait se divertir devant ses vidéos ; c’est même précisément pour ça que beaucoup ont commencé à le suivre. Son alliance avec l’humoriste Dieudonné a été un coup de maître en la matière. Mais pourquoi laisser le champ libre à l’extrême droite ? Pourquoi ne pas occuper ce terrain nous aussi ? C’est sur ces bases que Dany et Raz entament le dialogue avec le camp décolonial via les militants de Paroles d’Honneur, dont le précieux travail de fond les situe à la fois dans et « au sud » de la gauche, en « soutien critique ». Et c’est là que je prends la pensée d’Houria Bouteldja comme une claque en pleine gueule.

Alors disons simplement les termes : qu’est-ce qu’il lui est reproché concrètement sur la question du « soralisme », qu’y répond-elle et pourquoi c’est fort ?

Quiconque veut se convaincre de l’antagonisme radical opposant les projets politiques défendus par Soral et les décoloniaux n’a qu’à se référer aux écrits historiques produits par le Parti des Indigènes de la République (qu’a co-fondé Bouteldja) l’attaquant systématiquement sur sa ligne politique [1], ou tentant de mettre en garde Dieudonné contre la déchéance certaine qui résulterait de son alliance contre-nature avec la suprématie blanche [2]. Ce faux-débat a une décennie de retard. Soral avait bien senti le danger que représentait cette opposition pour son petit business et lui rendit donc coup pour coup. Mais, prisonnier du cordon sanitaire tendu par la gauche institutionnelle depuis son acte fondateur [3], le PIR ne pouvait seul abattre l’ennemi. « Exister, c’est exister politiquement » nous enseigne Abdelmalek Sayad. Pour que les « indigènes » puissent accéder à l’existence et à l’autonomie politique, l’école décoloniale française n’avait eu d’autre choix que de se constituer en rupture avec l’antiracisme moral prédominant et le paternalisme de la gauche, qui ne le lui a en fait jamais pardonné. Là est le péché originel.

Cette gauche morale reproche donc à Houria Bouteldja une compromission, une proximité idéologique supposée avec les réactionnaires de tous poils. D’opérer sur le même terrain que l’extrême droite. Or, c’est bien connu, on ne combat pas l’extrême droite sur son terrain. Vraiment ? 

Je crois tout le contraire. Je crois que si la pensée décoloniale est forte, c’est parce qu’elle assume une politique des mains sales, sans faux-semblants, sans illusions. Elle s’adresse indifféremment aux « petits blancs » et aux « indigènes », aux « beaufs » et aux « barbares » avec la même franchise que l’on se doit d’égal à égal, comme entre membres d’une même famille, sans se hisser en surplomb moral ou intellectuel. Elle s’efforce de comprendre la complexité dialectique et la matérialité concrète dans laquelle se déploient leurs rapports sociaux, leurs habitus,  leurs pensées, leurs cultures, leurs espoirs, leurs craintes… « Nous nous adressons à ces groupes sociaux tels qu’ils sont constitués réellement et non comme nous voudrions qu’ils le soient. »

Si cette gauche-là a été inefficace pour endiguer le « soralisme », c’est parce qu’elle a négligé, voire éludé et méprisé ces affects que Soral avait su déceler chez nous pour les utiliser à ses fins ; et ce faisant elle n’a pu leur opposer aucune expression émancipatrice. Son inconséquence voire son abandon tendanciel de la question anti-impérialiste lui a ouvert un boulevard pour monopoliser la parole antisioniste, et y substituer ses thèses conspirationnistes. En affrontant l’ennemi sur son propre terrain, Houria Bouteldja – pour qui seules comptent l’intelligence tactique et l’efficacité stratégique – évite ainsi l’impasse du mépris envers ceux qui ont pu adhérer au discours soralien (mépris qui ne génère que réactance). Le chapitre de « Beaufs et Barbares » consacré à ce sujet se veut également critique de la stratégie déployée à cet égard, recontextualisant et analysant de manière pragmatique les raisons de son échec dans le but de la dépasser. Par ce geste, elle parvient simultanément à reconnaître la force de l’adversaire et la retourner contre lui pour l’achever. Elle se risque à entrer en empathie avec ceux qui se sont souillés auprès de lui et qui seraient encore « récupérables », pour peu qu’on soit en mesure d’apporter des réponses à la hauteur de leurs attentes, en ouvrant une voie de sortie positive et réellement libératrice. C’est d’ailleurs ce qui fut aussi l’intuition de Bégaudeau et le point de départ de l’écriture de « Notre Joie« , qui se trouve incidemment être un dialogue entre son auteur et un « soralien » dans lequel je me suis beaucoup reconnu. Enfin, elle reconsidère totalement la stratégie de la gauche, mais pour mieux la renforcer et éviter de continuer à en reproduire les erreurs.

Peut-on se le permettre quand on perd encore tant des nôtres aux mains de nos adversaires par manque de compréhension, d’assurance, de pertinence ou d’empathie sur ces questions délicates d’identité, de spiritualité, de virilité, d’attachement national… ? On n’aime pas ou on ne veut pas y penser, pourtant c’est un vrai truc pour les gens [4]. Pierre Bourdieu y avait décelé de vrais « refuges » pour les classes populaires.  C’est la question de leur dignité

C’est ça qu’a pris au sérieux Soral et que prétend garantir l’extrême droite aux classes populaires blanches. C’est ça aussi que les Gilets Jaunes sont allés arracher sur les barricades. Le respect de notre dignité.

Alors bien sûr, dans notre perspective, il ne s’agit nullement de légitimer telles quelles les aspirations réactionnaires à l’œuvre dans le corps social. L’écrivaine Louisa Yousfi nous le rappelle [5] : les identités, les affects (aussi troubles soient-ils) … ne sont pas des vérités figées dans le marbre. Si l’on en comprend les ressorts intimes on peut arriver à les transformer, à les subvertir. Chose qui est possible, souhaitable, et en vérité nécessaire. Le « pari du nous » est une esquisse de ce que pourrait être cette « alternative qui pourrait les en libérer« . Ce que les Gilets Jaunes tentaient à leur manière d’amorcer instinctivement et maladroitement. L’union la plus large possible de la totalité du « bas » contre le « haut », de l’ensemble des classes populaires sur une base de dignité commune contre le monde capitaliste.

L’alliance inédite des beaufs et des barbares.

Or pour que cette tentative puisse porter ses fruits, encore faut-il que nous soyons en mesure d’en apprécier la générosité et la portée derrière son apparente âpreté. La réhabiliter, et se l’approprier largement. C’est cette réponse que j’aurai voulu qu’on m’apporte lorsque l’abîme me dévorait et qui n’est pas venue, sans laquelle nous nous amputons d’une part de notre puissance potentielle. Celle qui peut nous permettre de remporter la victoire.

Celle qui permettra à nos âmes de vibrer à l’unisson.

« – Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres […] mais quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras.

Le père répondit : 

– Toi mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir car ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie. Il était perdu et il est retrouvé. » (Evangile selon Luc – 15 : 29-32)

Pour avoir formulé cette défense de la pensée d’Houria Bouteldja comme rempart au « soralisme » sur les réseaux sociaux, j’ai reçu des tombereaux de merde de la part de beaucoup qui sont pourtant des camarades, empêtrés dans leurs conjectures morales et leurs idéaux de pureté, projections de leurs propres incertitudes. 

« On ne demande pas son avis à un ex-soralien », « ton passé nazi ne te donne aucune expertise », « la seule chose que tu as à faire c’est de fermer ta bouche fort quand on discute antiracisme », « vous avez honte de rien ? », « y a certaines choses de votre passé que vous feriez mieux de garder pour vous… », « tais-toi », « tais-toi ! », « TAIS-TOI !!! » …

Assumer ouvertement mon passé a constitué un affront pour certains, pour d’autres c’est mon évolution présente qui dérange. Mais je ne souhaite ici ni régler mes comptes, ni suivre une psychanalyse publique. J’aimerais plutôt leur tendre la main. Au-delà de ma trajectoire personnelle, qui demeurera toujours entachée d’un stigmate fasciste ineffaçable à leurs yeux, je tenais surtout à souligner ce qu’ils semblent refuser d’admettre : personne n’est pur. Parmi vos camarades se trouvent nombre d’individus aux parcours aussi tortueux que le mien. Oui, vous côtoyez probablement des soraliens repentis. Si vous ne les comprenez pas et que nous ne construisons pas ensemble les moyens de se comprendre, que vous les empêchez de s’exprimer et de réfléchir à ces questions, comment nous armer efficacement contre elles ? Si vous niez leur présence à vos côtés, avez-vous conscience que ce que vous revendiquez, finalement, c’est de n’avoir jamais convaincu personne ?

A l’occasion d’une discussion [6], Houria Bouteldja rappelait qu’à l’évidence « les Blancs, individuellement, ne sont coupables de rien. En revanche ils sont responsables, ils ont une responsabilité » vis-à-vis de l’impérialisme et du racisme d’Etat. Ce texte est un premier pas pour m’efforcer de prendre mes responsabilités. Alain Soral ce n’est pas moi. Je me suis compromis avec le fascisme mais en suis revenu. J’essaie d’élucider comment j’ai pu échapper à ma ruine intérieure, et m’efforce de donner un sens à cette expérience, d’en tirer une force qui me permettra d’aller essayer de sauver les miens de l’ensauvagement. Est-ce une formule transposable, une vérité universelle ? Certainement pas. Ce n’est qu’un chemin parmi d’autres, je n’offre que ma vérité. A ce titre, j’accepte toute critique de bonne foi qui peut être faite à l’endroit de ma démarche. Et si toutefois cette voie ne vous convenait pas, un vieux camarade vous en a légué une autre : faites-mieux, et soyons complémentaires. Ensemble et à côté.

Lors d’une soirée de présentation de « Beaufs et Barbares » [7], un ami pris la parole pour dire à propos du mouvement des Gilets Jaunes, et de sa continuation possible qu’il avait enfin trouvé dans ce livre, quelque chose que je ne saurais exprimer par des mots plus clairs, plus justes, plus beaux. Il dit ceci : « Dans notre saleté, on était tous ensemble dans une direction qui, elle, était belle. »

Alors, comme toujours, ne reste finalement que la question baldwinienne.

Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ?

 

Souvarine

[1] https://indigenes-republique.fr/en-finir-avec-le-soralisme-en-defense-des-lascars-de-quartiers-comme-sujets-revolutionnaires/

https://indigenes-republique.fr/soral-l-algerie-poubelle-et-les-poubelles-du-neocolonialisme/

https://indigenes-republique.fr/comprendre-le-colonialisme-et-le-racisme-le-cas-dalain-soral/

https://indigenes-republique.fr/soral-le-petit-soldat-de-l-empire/

 

[2] https://indigenes-republique.fr/dieudonne-au-prisme-de-la-gauche-blanche-ou-comment-penser-linternationalisme-domestique/

https://indigenes-republique.fr/dieudonne-les-juifs-et-nous/

https://indigenes-republique.fr/houria-bouteldja-denonce-le-rapprochement-de-dieudonne-avec-lextreme-droite/

 

[3] https://indigenes-republique.fr/le-p-i-r/appel-des-indigenes-de-la-republique/

 

[4] https://twitter.com/CerveauxNon/status/1613596332312203265?t=1Oeb5jy3SDDY0m06eaA0lw&s=03

 

[5] https://youtu.be/NiXX9gIg6_8

 

[6] https://youtu.be/NzhUA583GV0

[7] https://youtu.be/skYWOwsxZlA

Le SNU : un projet aux origines coloniales en réponse à une jeunesse contestataire

En mars 2017, avant sa première victoire à l’élection présidentielle, E. Macron promettait d’instaurer un « service national obligatoire et universel » pour que « chaque jeune Français ait l’occasion d’une expérience, même brève, de la vie militaire ». C’est dans cette optique que le Service national universel (SNU) a été créé en 2019, sous la forme d’un « stage de cohésion » de deux semaines pour les jeunes volontaires entre 15 et 17 ans, avec la possibilité d’exécuter, en plus, une mission d’intérêt général.

Aujourd’hui le SNU revient sur le devant de la scène médiatique avec les récentes informations provenant de ce communiqué du SNES-FSU et de Politis. On apprend que, dès 2024, le SNU commencerait à être obligatoire pour les lycéens de seconde de six départements. Cette obligation concernerait également les élèves de première en CAP. Le gouvernement souhaiterait mettre en place ce dispositif durant le temps scolaire (stage de deux semaines). À terme, l’état français souhaite parvenir à une généralisation totale de ce dispositif pour l’année 2026, ce qui concernerait plus de 800 000 jeunes. Pour atteindre cet objectif, le budget alloué au SNU pour 2023 a été augmenté de 30 millions d’euros par rapport à l’année précédente pour atteindre les 140 millions.

Il est évident qu’un tel dispositif est hautement critiquable : personne ne voit d’un bon œil l’approche militaire pour “encadrer” une jeunesse de plus en plus hostile au gouvernement. Mais ce n’est pas tout. Un retour sur les origines et les inspirations de ce projet peut nous éclairer sur les rouages de l’Etat et ses réels objectifs.

De la politique coloniale française en “Outre-mer » jusqu’à la place de plus en plus marquée de l’institution de l’armée en France, la SNU démontre la continuité coloniale au sein de l’Etat français.

Comment, alors que le service militaire a disparu depuis la fin des années 90, sommes-nous revenus à une forme de service militaire obligatoire ? Pour un tel projet il faut des moyens financiers mais aussi des moyens humains, des connaissances techniques, une certaine expérience d’une quelconque forme de service militaire. Il ne s’agit pas là de former des militaires mais bien de s’occuper d’une population très jeune, civile et qui n’a pas vocation pour l’immense majorité à servir dans les armes (on l’espère). La réponse est à trouver dans ces deux rapports datant de 2018 : un rapport remis le 26 avril 2018 par le groupe de travail sur le SNU qui souligne « des difficultés non négligeables » et un coût de « quelques milliards d’euros », et en février 2018, un rapport émanant de la commission de la Défense de

l’Assemblée nationale. Il apparaît clairement que ce projet de SNU est difficile à mettre en place, aussi bien d’un point de vue financier que technique. En effet, qui va s’occuper de ces centaines de milliers de jeunes chaque année ? La réponse est toute trouvée : l’Etat va s’inspirer d’un organisme récent (2015) et qui a fait ses preuves, le Service militaire volontaire (SMV).

Le rapport de l’Assemblée nationale le dit : “ [En raison des difficultés de logistique et d’expérience] vos rapporteurs ont interrogé le commandement du service militaire volontaire afin de tenter quelque projection. D’après leurs interlocuteurs, l’institution militaire dispose d’une longue expérience de la formation et notamment de la formation intensive et ramassée, dans le temps, des jeunes. Que ce soit pour former des engagés de l’armée de terre ou des volontaires du SMV, les « recettes » sont les mêmes et passent par un encadrement très présent et de qualité.” Le nombre très important de déplacements dans les différents centres de SMV et d’échanges avec les personnes sur place indiquent nettement que le SMV a été au cœur de la création du SNU.

Quant au rapport du groupe de travail sur le SNU, il est sans appel sur les réels objectifs derrière ce nouveau type de service militaire :

“C’est un service [militaire, ndlr.] du XXIe siècle entièrement nouveau qu’il faut concevoir. Le nouveau service national universel (SNU) s’inscrit assurément dans une tradition républicaine qui, héritière d’une certaine mythologie révolutionnaire, entendait appeler sans distinction d’origine la nation elle-même à s’armer pour sa défense. […] S’il n’est pas question de rétablir l’ancien service militaire, il demeure utile, nécessaire et souhaitable d’offrir à la jeunesse la possibilité de se reconnaître elle-même comme en charge et partageant la responsabilité de l’avenir de la nation. Il s’agit pour elle d’acquérir des éléments essentiels pour un civisme actif au sein d’une société qui perçoit, avec une acuité accrue, par l’accélération de la diffusion de l’information, les menaces ou les dangers pesant sur elle”.

Ainsi pour comprendre le SNU il est utile de faire un bref retour en arrière sur le SMV et sur son origine coloniale, le Service militaire adapté (SMA), dont il est directement issu.

Tout débute en 2015 avec l’inauguration du premier centre de SMV à Montigny-lès-Metz par François Hollande. Quelle est la fonction de ce dispositif ? « Le Service militaire volontaire permet à des jeunes de bénéficier d’une formation professionnelle, gage de savoir-faire et d’une formation humaine garantie du savoir être » d’après les mots de l’ex-président. Il ajoute même que la décision de création du SMV avait été « renforcée » après les attentats du 11 janvier 2015. Mais alors quel lien entre l’armée, la question de l’emploi pour la jeunesse et les attentats de janvier 2015 ? La réponse n’est pas si évidente, sauf si on se tourne vers le SMA qui date de 1961 et qui est en réalité le modèle que cherche à reproduire quasiment à l’identique le SMV en France métropolitaine.

Pour comprendre le SMV et a fortiori le SNU, il faut bien comprendre ce qu’est le SMA : la continuité du colonialisme français en œuvre dans ce qu’on nomme les “territoires d’outre-mer”.

Les rôles du SMA et du SMV sont les mêmes : “dispositif d’insertion socioprofessionnelle destiné aux jeunes les plus éloignés de l’emploi. […] Les volontaires sont des jeunes âgés de 18 à 25 ans, sans qualification ou diplômes, en difficulté d’insertion” (site internet du SMA/SMV). La “réussite” de ces dispositifs est affichée fièrement : les taux d’insertion (accès à l’emploi en sortie du dispositif) avoisinent les 75% aussi bien dans les Outre-mer qu’en métropole. La méthode est la même aussi : mettre en place un encadrement militaire pour ces jeunes afin de les pousser vers l’emploi civil, sans oublier de leur inculquer les valeurs “républicaines”, l’attachement à la nation et le respect des forces armées.

L’origine du SMA est marquée du sceau colonial : le SMA est créé en urgence dans les mois suivants les émeutes de décembre 1959 en Martinique qui représentent la première grande crise après la départementalisation de 1946. Aux yeux des autorités coloniales françaises c’est la preuve d’une situation sociale explosive due à la crise sucrière et à la popularité des idées anticolonialistes au sein de la jeunesse. Le SMA a donc une fonction claire : mater toute

possibilité de révolte de la jeunesse des Antilles. Ce dispositif s’insère dans la lignée de la politique coloniale française tout en démontrant la place des doctrines militaires. Sa particularité (encadrement militaire mais pour une intégration dans l’emploi civil) s’explique par une politique discriminatoire de la France refusant aux Antillais et Guyanais (initialement ce plan était prévu pour les trois départements dit d’Amérique avant d’être étendu au reste de l’Outre- Mer) le bénéfice d’une formation militaire et le risque d’une rébellion armée dans ces colonies.

Parallèlement, le plan Némo qui fonda le SMA, du nom du général à la tête du commandement interarmées des Antilles-Guyane, prévoyait d’organiser un courant migratoire vers la Guyane d’une partie de la population antillaise considérée trop nombreuse et trop jeune (50 % de la population avait alors moins de vingt ans). Dans la pensée coloniale rien de plus normal : trop de monde aux Antilles pour la sécurité politique et le développement de la colonie, trop peu en Guyane pour développer assez la colonie afin d’en retirer un bon bénéfice, alors il suffit de déplacer un million d’Antillais en vingt ans vers la Guyane. Logique. Dans le cadre de ce projet colonial, le SMA avait une place centrale : il devait préparer le courant migratoire par la création de voies de pénétration dans l’arrière-pays et par un défrichage de la forêt avant de disparaître. De nombreuses raisons peuvent expliquer l’échec de ce projet migratoire mais certainement la plus décisive est à trouver dans les conditions historiques : la guerre d’Algérie et les indépendances africaines ont essoufflé le pouvoir colonial sans compter sur la démesure d’un tel projet, typique de l’esprit colonial.

De ce plan Némo surviva le SMA dont la mission était définie en ces termes par le général homonyme : “Sur son drapeau, on n’inscrira jamais de noms de victoires militaires mais il est d’autres victoires : celles que l’on gagne

contre la misère et le sous-développement.” En réalité les plans du général étaient tout autre. Le double volet militaire- formation professionnelle civile avait un objectif bien précis, celui de la contre-insurrection dans un contexte de guerre d’Algérie et de décolonisation du Sud global qui commençait à toucher les colonies américaines de la France. La conclusion du rapport Némo de novembre 1960 est très claire à ce sujet : “Le SMA doit être le point de départ de cette longue et patiente opération de défense nationale […,] dont le but est de garder les départements français d’Amérique dans le patrimoine national”. C’est au cœur des doctrines militaires contre-insurrectionnelles, développées notamment suite à la défaite de Diên Biên Phu, que cet officier d’infanterie coloniale se fera un nom et un prestige ; c’est d’ailleurs pour ses connaissances en guerre insurrectionnelle qu’il sera nommé à ce poste dans les Antilles. Némo fondait sa pensée sur deux caractéristiques de la guérilla : la connaissance du terrain politico-social et la “guerre totale dans le milieu social”, c’est-à-dire la guerre pouvant survenir à tout moment et en tout point d’un territoire insurgé.

C’est précisément pour contrer ces deux observations que le SMA sera créé dans le contexte antillais des années 1960.

Les jeunes Antillais non incorporés à l’institution militaire devenaient aux yeux des autorités coloniales autant de possibles futurs révolutionnaires. La dégradation de la situation sociale pouvait alimenter la colère de ces mêmes jeunes qui n’auraient alors aucun mal à lier révolution et suppression d’un ordre social colonial injuste et destructeur.

Finalement, celui qui parle le mieux de Jean Némo reste Aimé Césaire, pour qui ce général était “l’incarnation du colonialisme en personne”.

Reste un élément essentiel à gérer : l’intégration du SMA au tissu social, avec pour objectif de faire adhérer les populations locales au projet politique de la départementalisation. Pour cela la méthode est simple et elle est reprise encore aujourd’hui pour le SMV et bien sûr aussi pour le SNU avec des objectifs similaires :

  • flou de la distinction formelle entre civil et militaire ; il suffit de lire l’intitulé du nouveau poste de Sarah El Haïry “Secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et du Service National Universel auprès du Ministre des Armées Sébastien Lecornu et du Ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye” ou encore cette déclaration de Gabriel Attal en 2019 alors chargé de la mise en place du SNU “Le SNU n’est pas un service militaire, le président a toujours été clair là- dessus. Mais, il a toujours été clair aussi sur le fait que les militaires seront présents dans le SNU”
  • fin de l’isolement des militaires en caserne, liens étroits avec l’activité économique et sociale ; particulièrement marqué dans le cas du SNU qui est présenté comme étant le résultat de l’association de l’Education nationale et des Armées
  • mise en avant de l’approche militaire à des fins d’amélioration des conditions de vie des populations en dynamisant l’emploi notamment et travaux d’intérêt général pour se donner une bonne image ; le tout avec en toile de fond la volonté de recruter dans l’armée
  • propagande “des valeurs nationales” et de l’armée auprès des populations, renforcer “l’adhésion à la Nation” ; le SNU est aussi l’expression du désir, persistant depuis des décennies dans le milieu militaire et une partie du champ politique, de retrouver une forme de service militaire afin de restaurer le lien “Armée-Nation”

On comprend alors mieux les intentions du gouvernement français avec le SNU : il suffit de relire l’histoire du SMA. Créé à la suite des émeutes martiniquaises de 1959, ce dispositif s’est développé aux Antilles dans un contexte de développement des idées anticolonialistes de même qu’en Nouvelle-Calédonie, en 1986, deux ans après la création du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). En métropole, les émeutes de banlieues en 2005 et les attentats en 2015 ont servi d’arguments à sa diffusion sous une appellation différente : le SMV, copie conforme du SMA. Les succès de ces deux structures et l’expérience acquise grâce à celles-ci ont permis aujourd’hui à Macron de continuer avec le SNU l’œuvre initiée il y a maintenant plus de 60 ans dans la France néocoloniale : l’encadrement de la jeunesse contestataire.

Il ne tient qu’à nous de l’en empêcher.

 

Azadî

 

* Illustration : Le général Némo passe en revue les troupes du SMA lors de l’inauguration d’un chantier en 1962

Sources : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2016-4-page-97.htm

https://www.vie-publique.fr/eclairage/272290-de-la-conscription-au-snu-les-differentes-formes-du-service-national

La réforme des retraites comme condition de l’économie de guerre

Dans un article paru le 31 janvier, le Wall Street Journal fait la morale aux trublions français : à l’heure où il faut accroître les dépenses « pour aider l’Ukraine face aux troupes russes », le temps de l’Etat Providence « et de ses prestations toujours plus généreuses » est terminé. « C’est pourquoi la France a besoin d’une réforme des retraites ».

Ainsi, les saigneurs et maîtres de l’Europe ne tergiversent-ils pas. Ils savent que l’époque a changé, et ils le disent. Il est fini le temps de « la lutte contre le terrorisme », où la France pouvait participer à des guerres locales à bas bruit, sans réveiller un peuple indifférent, et même en lui distribuant quelques miettes prélevées sur l’immense butin ainsi accumulé. Aujourd’hui, il s’agit de la guerre dite « de haute intensité », celle qui par deux fois a ravagé un continent européen que les leaders de l’Occident veulent sans sourciller transformer à nouveau en une vallée de sang et de larmes. Elle frappe déjà à la porte orientale, où par milliers les nouveaux poilus meurent dans la boue des tranchés. Et pour alimenter sans fin cette machine de guerre, les saigneurs et maître de l’Europe s’adressent directement aux manifestants et grévistes de France : il est temps de vous serrer la ceinture, et nous allons vous y aider en vous libérant définitivement du poids de l’Etat Providence.

La leçon fut précisée les 14 et 15 février à Bruxelles où l’OTAN demande aux membres de l’Alliance de « passer en économie de guerre ». Les saigneurs et maîtres de l’Europe se plaignent : hélas, « l’industrie de défense européenne est dimensionnée pour la paix », il convient donc désormais de la calibrer pour la guerre actuelle et à venir (Les Echos du 23 février).

C’est que l’Ukraine est un gouffre où s’épuisent les stocks d’armes et de munitions du monde libre (malgré un budget militaire de 1200 milliards de dollars pour la seule OTAN). Conclusion : mettez l’économie en ordre de bataille, calibrez-moi tout ça pour la guerre !

Toujours au garde à vous dès qu’ils reniflent la poudre, les dirigeants français brûlent les étapes. Le gouvernement vient de tout promettre aux milliers d’entreprises liées aux industries de défense afin de les engager dans l’économie de guerre, ce qui signifie concrètement : augmenter leurs lignes de production, et à cette fin les faire bénéficier d’un droit prioritaire pour l’accès aux matières premières, aux compétences et aux financements.

Avant même que de nouveaux canons Caesar ne soient produits ou que la gigantesque poudrerie de Bergerac ne soit rouverte, les premiers résultats sont là : les cours de la Bourse de Thalès, Dassault, Leonardo et autres Rheinmetall ont bondi.

C’est l’essentiel. Mais il n’empêche, un problème demeure : les besoins de financement d’une économie de guerre sont gigantesques. Comment faire lorsqu’on ne veut pas taxer d’un centime supplémentaire le capital (contrairement aux années qui ont précédé les deux dernières guerres mondiales) ? Faire payer le peuple, l’essorer, le mettre au pas, d’où la réforme des retraites, qui n’est qu’un hors d’œuvre. Et emprunter, par centaines de milliards, sur les marchés puisque c’est la règle européenne.

Emprunter toujours davantage alors que la dette publique frise les 3000 milliards d’euros (et celle des entreprises 2500 milliards) : ce serait un problème mineur si un autre fardeau autrement plus contraignant ne pesait sur la France capitaliste, à savoir l’obligation de s’aligner sur l’Allemagne, dont le leadership est pudiquement nommé « Union Européenne ». Car l’Allemagne demeure le leader économique et le pays de référence pour les investisseurs, malgré la crise qui peu à peu la ronge. C’est un « pays sérieux », où les salaires réels ont baissé de 4% l’an dernier, et dont la dette publique ne représente que 66% du PIB, soit moitié moins que pour la France (113%). Dès lors celle-ci, pénalisée, doit emprunter sur les marchés à des taux supérieurs à ceux consentis à l’Allemagne, cet écart étant surveillé comme le lait sur le feu par les agences de notation, car il nuit au bon fonctionnement des deux économies fortement articulées.

Ainsi marche l’Europe : pendant que ses 50 000 fonctionnaires s’agitent jour et nuit pour pondre des « directives » afin de maintenir les peuples dans le carcan du capitalisme, l’essentiel est ailleurs et réside dans un mécanisme tout simple et tout bête, le fameux spread, l’écart entre les taux d’intérêt de la vertueuse Allemagne et ceux de la prodigue France peuplée de trublions. Oui, c’est tout simple et tout bête : les investisseurs, les marchés, les agences de notation regardent Macron et lui posent cette unique question : tiendras-tu face aux grévistes ?

Le petit télégraphiste de Wall Street et de Bruxelles réunis, Alain Minc, l’a indiqué sans détours en nous adressant lui aussi un message d’une clarté aveuglante : « Les marchés financiers nous regardent. Cette réforme des retraites est un geste très fort à leurs yeux ». Conclusion : elle doit passer. Macron ne reculera pas. « Le marché est un être primaire : s’il voit qu’on a changé l’âge, il considérera que la France demeure un pays sérieux » (déclaration du 5 février à LCI).

Nous sommes donc invités à nous sacrifier et à verser notre sang pour cet « être primaire ». On a connu cause plus noble !

Ainsi, la contre-réforme des retraites n’est-elle qu’une pièce du vaste dispositif que l’Europe belliciste soumise à l’OTAN met en place : militariser l’économie et la société pour préparer une guerre « de haute intensité ». Elle devient un enjeu politique majeur où Macron doit montrer sa capacité à discipliner le peuple pour faire entrer le pays dans une économie de guerre sans toucher aux intérêts du grand capital. Guerre et cadavres, le dernier espoir des riches.

Mais cet objectif, s’il est clairement affiché par les serviteurs dévoués du système, n’est pas encore pris en compte par le mouvement, qui pour l’instant concentre son attaque sur le seul point de l’âge légal de départ. Certes, cette limitation facilite l’unité cimentée par une alliance syndicale rarement atteinte et qui en favorise pour l’instant le développement. Autant il est juste de construire une telle unité et de concentrer dans un premier temps l’assaut sur un seul point pour créer une brèche dans la forteresse du pouvoir, autant il serait hasardeux d’en rester là.

Ce puissant mouvement social ne pourra que gagner en force tant l’accumulation des colères est immense, et que se radicaliser, surtout si les grèves se généralisent, offrant un espace de délibération propice à la politisation. Alors, le cœur éclairé du mouvement, qui sait que la bataille sera longue, âpre et incertaine, pourra faire valoir pleinement la nécessité de coaguler les colères et de dévoiler le véritable enjeu de la nouvelle époque, dont l’expression est pour l’instant timide et dispersée. Le pouvoir craint par-dessus tout cette évolution, qui est d’ailleurs sans doute la seule qui peut le faire abandonner la contre-réforme. Car c’est la politisation du mouvement qui pourra en assurer le succès, c’est sa radicalisation qui fera peur au pouvoir.

Divers signaux permettent d’en juger.

Le premier concerne l’hésitation du pouvoir à proclamer la généralisation et l’obligation du Service national universel (SNU), vital pour mobiliser la jeunesse dans l’esprit de la guerre. Macron devait en faire l’annonce début 2023 comme il l’avait promis le 19 décembre, dans un discours prononcé devant les troupes françaises. Sur le porte-avions Charles-de-Gaulle au large de l’Egypte, il avait en des termes exaltés affirmé la volonté de confier aux militaires le soin de forger la force morale nécessaire à une nation sur le chemin de la guerre. « Je sais pouvoir compter sur les militaires et les anciens militaires pour faire face aux défis de renforcer les forces morales de la nation, en particulier de la jeunesse (…). J’aurai à cet égard l’occasion de m’exprimer sur notre grand projet de service national universel au début de l’année prochaine ».

Or, les jeunes ont délaissé le SNU (ils ne sont que 30 000 volontaires contre les 50 000 attendus en 2022) et préféré participer massivement aux manifestations contre la réforme des retraites. Macron reporte son annonce parce qu’il sait qu’un service militaire obligatoire, même habillé de vertus éducatives par Pap Ndiaye, est une bombe à retardement. Parions que la coordination de l’armée et de l’Education nationale pour encadrer 800 000 jeunes sur le temps scolaire ne posera pas que des problèmes logistiques !

Ici, ce ne sont pas les marchés mais l’OTAN « qui nous regarde ». Il faut aller vite pour enrégimenter davantage de jeunes. Le SNU, comme le « service militaire adapté » destiné aux jeunes des colonies (et présenté comme un « dispositif militaire d’insertion socioprofessionnelle »), sont autant d’antichambres de recrutement pour l’Armée, qui ne ménage pas ses efforts. Grâce aux conventions de collaboration avec l’Education nationale, elle a un pied dans les écoles où elle vient faire la retape. Par ailleurs, d’innombrables clips ciblent les jeunes des quartiers populaires, invités à apprendre un métier et à retrouver leurs valeurs au sein de l’armée, « leur nouvelle famille ». Pendant que d’un côté le musulman est persécuté ou chassé de l’école, il est de l’autre convié à la « fraternité de la troupe ». Ainsi fonctionnent les pouvoirs les plus réactionnaires et fascisants, qui font feu de tout bois. Ainsi prend figure l’Etat militaro-sécuritaire si bien défini parr Mathieu Rigouste et Claude Serfati.

L’autre signal concerne l’inflation, dont les conséquences désastreuses conduisent des millions de familles à recourir à l’aide alimentaire (+ 30% en un an). Là encore, la question est explosive, surtout si le lien est établi entre retraite, salaire et guerre. Si l’inflation a pour origine la désorganisation du capitalisme au moment de la crise sanitaire, elle a été considérablement aggravée par les sanctions contre la Russie, qui frappent particulièrement l’Europe. La diffusion du choc énergétique à toute l’économie touche désormais fortement les prix alimentaires. Aujourd’hui, l’Union Européenne achète davantage de gaz aux USA qu’elle ne s’en procurait à la Russie avant la guerre : mais il coûte 40% plus cher ! Et ce fléau est désormais tirée par la volonté des entreprises d’accroître leurs profits.

Pour juguler l’inflation (le mantra de la Banque Centrale Européenne), les banquiers centraux, qui sont très bêtes, imposent une politique restrictive : la BCE veut « rester sur le pied de guerre » et promet que « le resserrement monétaire se fera dans la douleur » (Les Echos du 2 mars). C’est clair !

Bref, la politique de restriction monétaire a pour corollaire la hausse des taux d’intérêts, qui alourdit la dette et nécessite l’austérité, le serrage de ceinture… et la réforme des retraites. Retour à la case Alain Minc.

Chacun fera les comptes, et c’est ce que redoute le gouvernement : 413 milliards promis à l’Armée d’un côté, dix petits milliards d’économie sur les retraites à partir de 2030 de l’autre ; baisse des salaires réels d’un côté, surprofits de l’autre…

On pourrait enfin constater en creux une autre crainte du pouvoir : c’est que soit dévoilé, à travers l’Ukraine, le sort réservé aux pays qui s’engagent dans la guerre moderne. La propagande inouïe des médias sur « l’extraordinaire résilience du peuple ukrainien » et son président, le nouvel héros de l’Occident, relayé par la fable de « la guerre populaire » chère à une certaine extrême gauche, sert à couvrir d’un voile opaque la réalité du « modèle ukrainien ». Il s’agit d’un modèle inédit d’économie de guerre. Adapter l’économie à la guerre signifiait autrefois une mobilisation et du travail et du capital. Aux USA par exemple, les profits étaient taxés à hauteur de 90% à la veille du conflit. Dans le capitalisme financier agonisant d’aujourd’hui, il s’agit de ne taxer que le peuple et de profiter de la guerre pour pousser à l’extrême la libéralisation de l’économie, la privatisation des services publics et des entreprises d’Etat.

C’est le sort que connaît l’Ukraine depuis un an. L’effondrement d’un tiers de son PIB (109 mds de dollars) avec une inflation de 27% est considérablement aggravé par le pouvoir avec sa politique de privatisation, de démantèlement des services publics, de la quasi-disparition du code du travail, du refus de prélever le moindre centime sur le capital. L’Ukraine ne tient que grâce aux prêts de l’Occident, qui représentent environ le double de son PIB, du jamais vu (la seule aide militaire des USA égale dix fois le budget ukrainien de la défense !). Cette aide consiste essentiellement en crédits-relais que des générations d’Ukrainiens devront rembourser, en se soumettant aux habituelles conditions drastiques : austérité, taux d’intérêt élevés, privatisations, déréglementation de l’économie, flottement de la monnaie, etc.

C’est donc pour défendre un tel modèle que nous sommes conviés à « nous serrer la ceinture ».

Les militants conscients de ces enjeux sont peu nombreux et dispersés, une faiblesse accentuée par le ralliement quasi-général des organisations à la politique belliciste de l’Etat impérialiste français et de l’OTAN. Le puissant mouvement social actuel offre une chance de préparer la lutte pour s’opposer à l’économie de guerre, et à la guerre.  Il est certes pénible de constater qu’autrefois le piège de la séparation entre le « social » et le « politique » (l’antiracisme et l’anti-impérialisme) pouvait fonctionner lorsque la guerre était exportée dans le Sud et qu’on servait au peuple assoupi la fable de la « lutte contre le terrorisme islamique ». Mais cette fois la donne change. Parce que cette fois la majorité de la population, et non plus seulement son corps le plus pauvre qui pouvait considérer les Indigènes comme des compagnons de misère, cette majorité de la population sera frappée dans sa vie et dans sa chair par l’économie de guerre et par la guerre tout court. Nous savons que la faiblesse de la lutte antiraciste et anti-impérialiste dans la phase précédente constitue un lourd handicap pour aborder la nouvelle période. Mais nous devons utiliser hardiment les nouvelles conditions objectives de la lutte, même si notre cœur saigne en raison du temps perdu autrefois et des infamies qui furent commises dans le silence et l’indifférence de la bonne conscience.

On le sait, le social rassemble, le politique divise. Or plus le mouvement se déploie, plus la nature politique de l’affrontement de classe se révèlera et imposera des prises de position politiques pour la destinée même de la lutte et pour la victoire. Mais la plus grande division, c’est celle provoquée par l’union sacrée avec l’Etat bourgeois. La plus grande division, c’est celle du syndicaliste, militant politique, qui fait grève le jeudi, et qui le vendredi chasse les jeunes filles voilées devant l’école et le samedi défile derrière l’OTAN pour réclamer plus de guerre. Nous ne devons pas craindre de nous séparer de ces gens-là.

Quelles que soient les difficultés, au moins la lutte existe-t-elle, qui gagne en puissance et qui tôt ou tard trouvera son expression politique pour dessiner la possibilité d’une victoire.

 

Nourredine Yahia

* Illustration / En 1932, John Heartfield compose une gravure intitulée :  Krieg und Leichen – Die letzte Hoffnung der Reichen (Guerre et cadavres, le dernier espoir des riches)