Messages par QGDecolonial

Le Rassemblement national, philosémite et antidreyfusard.

Bardella, invité en Israël. Qui cela surprendra-t-il ? Les affinités de l’antisémitisme avec le sionisme n’ont en vérité rien de nouveau. Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives sous Vichy, prit position pour l’État d’Israël lors de la guerre de 1967. Lucien Rebatet, écrivain collabo et auteur du pamphlet antisémite Les Décombres, se déclara lui aussi soutien des sionistes en cette occasion. Bien sûr, il comprit que cela pourrait surprendre mais il rassura ses amis fascistes et antisémites : son soutien à l’armée israélienne n’était pas un reniement de ses convictions fondamentales. Au contraire : défendre Israël, c’est défendre l’Occident. La foi hallucinée et nécessairement criminelle en l’Occident peut tout à fait être philosémite dès lors que les Juifs sionistes sont également, via leur idéologie et leurs pratiques coloniales criminelles, en lutte contre les barbares. Le rassemblement, fin mars, des huiles fascistes occidentales en Israël « contre l’antisémitisme » relève de la même logique politique.

Ce philosémitisme d’extrême-droite, d’une extrême-droite qui ne renie rien de son passé antisémite, s’affiche davantage depuis le 7 octobre 2023. Le déluge apocalyptique de feu et de sang sur les Palestiniens de la Bande de Gaza mais aussi les pogroms des colons juifs contre les Palestiniens de Cisjordanie réjouit Bardella, le Rassemblement national et la grande majorité de l’extrême-droite pour la même raison qu’en 1967, la guerre israélienne suscita l’enthousiasme de Rebatet et de Vallat. Israël, « état juif » qui garantit le caractère judenrein de l’Europe vient en plus massacrer une population arabe et majoritairement musulmane. D’une pierre, deux coups, aux yeux des fascistes.

Le philosémitisme fasciste français n’a donc rien d’étonnant dans la politique de l’extrême-droite dont le RN. Il s’illustre dès la création de l’Etat d’Israël en 1947. Nombre d’antisémites du régime fantoche de Vichy se déclarant sionistes l’atteste. L’historien Philippe Burrin mais aussi Henry Laurens ont documenté la mansuétude nazie envers le sionisme. Le sionisme, comme promesse d’Occident, a tout pour plaire à l’extrême-droite. L’épuration ethnique en Palestine dès la création d’un état « juif » inscrivant celui-ci dans l’Occident suscita l’enthousiasme de l’extrême-droite antisémite.

L’extrême-droite, courant politique français héritier de la droite bonapartiste mais aussi contre-révolutionnaire (haine de 1789 et de la Déclaration des Droits de l’homme), aimerait donc désormais « les Juifs ». Elle dit régulièrement que face à l’antisémitisme (un « antisémitisme » qu’elle associe en permanence à « l’islamisme » puisqu’il n’y a de défense des Juifs qu’à la gloire de l’Occident), elle sera le « bouclier » des Juifs. Lisez les communiqués du RN, les déclarations de Bardella, … c’est ce mot qui revient sans cesse ou, de loin, le plus souvent.

Cette récurrence ne doit rien au hasard. Elle est un écho à la thèse sur Vichy mise en pièce par Paxton au milieu des années 1970, thèse selon laquelle De Gaulle et Pétain auraient en fait été de mèche, complémentaires, face à l’occupant nazi. De Gaulle aurait été le glaive à Londres et Pétain, sur le territoire national déjà bien amputé, le bouclier, précisément.

Bouclier victimise les Juifs, en fait des êtres frêles – cliché raciste – que les nervis fascistes, vigoureux, eux, défendraient face à la menace antisémite. Ce nom fait aussi écho à ce qu’a développé Zemmour lors de sa campagne présidentielle à propos de Pétain qui aurait protégé, sauvé, des Juifs français. Bouclier, donc, mais à partir duquel, à nouveau, sont triés Juifs français et étrangers.

La théorie ruinée par Paxton est fausse. Toutefois, même si l’antisémitisme fut constitutif de Vichy et de ses crimes, même si la Police française a organisé de son propre chef la Rafle du Vel d’Hiv’, abaissant même l’âge minimal des déportés vers les camps d’extermination, les autorités collaborationnistes ont séparé dans le discours et un peu dans les faits Juifs étrangers et Juifs français. Avant-guerre, déjà, le ministre Chautemps s’alarmait d’un afflux « d’Israélites étrangers » en France.

Bouclier est une référence à un récit national pré-paxtonien qui néanmoins mérite d’être analysé finement. La vérité, on le sait, n’est pas le souci de l’extrême-droite mais néanmoins, ce nom répété dit quelque chose sur le fond de ce discours.

Bouclier désigne une certaine catégorie de Juifs – et ce même si Pétain n’a jamais fondamentalement protégé les Juifs français -, une catégorie de Juifs intégrés, compatibles avec la République telle que la conçoit l’extrême-droite, au point de fournir des efforts comme par exemple de ne plus porter la kippa dans l’espace public ou d’accepter le menu unique à l’école publique, … Pétain évoquait la possibilité pour les Juifs français de devenir « Aryens d’honneur ». C’est ce motif que réactivent Bardella et le RN.

On voit très bien ça en outre dans Le complot contre l’Amérique de Philip Roth avec le rabbin Bengelsdorf, époux de la tante Evelyn du narrateur, qui rallie Lindbergh – le Président US de cette uchronie – et supervise l’envoi de gamins juifs dans l’Amérique profonde pour en faire des descendants des cow-boys. Maurice Rajsfus lui-même avait écrit un livre intitulé Des Juifs dans la collaboration. Son tome 2 s’écrit sous nos yeux dans le grand raout réunissant Maréchal, Bardella, Arno Klarsfeld et quelques dirigeants israéliens.

L’extrême-droite a ses Juifs comme les nazis, le Judenrat collabo du Ghetto de Varsovie. Des Juifs que ne heurtent pas, tant s’en faut, les pogroms perpétrés par des colons en Cisjordanie ou le déluge de feu génocidaire que fait s’abattre l’armée israélienne sur Gaza. Des Juifs qui pensent que le Grand Israël mérite bien qu’on relativise un salut nazi d’Elon Musk.

La langue philosémite du RN est donc lourde de menaces. La récurrence du nom bouclier est hautement signifiante. Il y a un deal. Bouclier, oui, mais bouclier pour les Juifs blanchis, à défaut d’être blancs.

Pour parler comme Sartre dans Réflexions sur la question juive, l’extrême-droite n’est philosémite qu’envers les Juifs inauthentiques (ceux qui accepteraient la loi de la République qui rognerait leur pratique religieuse par exemple), les Juifs intégrés et sionistes comme l’État colonial d’Israël intègre ses partisans dans l’Occident blanc.

En vérité, pourtant – un parlementaire RN parlait, beau lapsus, de « croix de David » pour l’étoile -, le Rassemblement national n’a rien à foutre des Juifs sinon pour cibler et désigner à la vindicte et à la violence son ennemi principal, à savoir les musulmans, les Arabes et, singulièrement en France, les Algériens.

Le massacre, le génocide en cours à Gaza comble d’aise l’extrême-droite. À ses yeux, mieux qu’en 1967, l’Occident extermine des barbares. Dès lors, elle veut bien défendre les Juifs, dénoncer une submersion antisémite en plus de migratoire pour appuyer son mensonge sur quelque invasion.

Alain Minc l’a dit à la radio il y a plusieurs mois au moins : Zemmour est la martingale de l’extrême-droite qui a enfin trouvé un Juif pour taper sur les Arabes.

Il y a une extrême-droite qui privilégie l’islamophobie et une autre l’antisémitisme. Renaud Camus, célèbre pour son décompte des journalistes juifs à France culture, a toutefois montré que bien souvent, elle est les deux et que cela varie selon la priorité du moment. Les manifs antivax aussi.

Le philosémitisme n’est ici qu’une variante de l’antisémitisme. Dans l’État racial post vichyste, il n’est que l’onctuosité de l’antisémite honteux.

À l’extrême-droite, toutefois, il n’est même pas cela. Il est un pacte racial raciste décomplexé dans une séquence où Vichy fait davantage partie de l’histoire que la Guerre d’Algérie dont, précisément, l’histoire n’est pas faite dans l’État (il n’y a pas sur l’Algérie l’équivalent du discours de Chirac sur le Vel d’Hiv) et dont le RN est partie prenante comme héritier de l’OAS.

Le philosémitisme de l’extrême-droite est le vernis démocratique qui légitime l’islamophobie (et l’arabophobie) la plus criminelle. L’édito du Monde à propos des manifestations du 22 mars ne peut que renforcer l’extrême-droite dans sa lecture politique de la séquence en cours où, des Klarsfeld à Golem en passant par l’UEJF ou Robert Hirsch, c’est LFI, « l’extrême-gauche », qui est jugée antisémite. Le RN n’a plus qu’à s’engouffrer dans la brèche. Il est, encore et toujours, la pointe avancée du consensus racial républicain. Mediapart participe aussi à cette curée.

Klarsfeld père et fils n’ont de cesse de dire à qui leur tend un micro ou leur propose une tribune à quel point le RN aimerait désormais les Juifs. Le vieux Le Pen est mort, sa fille, qui a pourtant beaucoup pleuré son papa à sa mort, n’est plus pareille, affirment-ils. Arno Klarsfeld fait une photo avec Marion Maréchal.

Marine Le Pen est moderne (post liquidation du Shtetl, au passage), elle aime les Juifs. Surtout, elle aime Israël à la manière d’un Drieu écrivant dans son testament qu’il « meur(t) antisémite (respectueux des Juifs sionistes) ».

De fait, le philosémitisme de l’extrême-droite est une farce sinistre. Le sionisme a quelque grâce à leur yeux car, pour reprendre Badiou, il prononce l’appropriation d’un site – l’État d’Israël, état colonial aux terres spoliées aux Palestiniens – pour les Juifs. Il fait d’un peuple transnational honni par les fascistes un peuple arrimé à une terre coloniale associée à l’Occident. Partant, il ruine son caractère cosmopolite et met fin à la judéité révolutionnaire.

L’extrême-droite croit au complot juif. Elle a en son sein des gens persuadés que Rousseau, la Révolution française et Robespierre étaient aux mains des Juifs. La révolution bolchévique, idem.

Dès lors, des Juifs qui via Israël soutiennent la férocité coloniale criminelle exterminatrice contre des Arabes, musulmans pour la plupart, ne peuvent avoir que sa sympathie. Les manifestations israéliennes où on crie « Mort aux Arabes ! » illustrent ce dont rêve le RN.

L’extrême droite hait les Juifs authentiques de Tsedek ou de l’UJFP qui rappellent que, comme disait Cécile Winter, « être juif, c’est être du côté de l’émancipation ».

Le philosémitisme du RN est pur opportunisme car si l’antisémitisme dans la gauche révolutionnaire a pu exister, toujours de façon extrêmement résiduelle, celui de l’extrême-droite est massif, constitutif de l’histoire politique de ce courant, en France, depuis au moins la Révolution française.

C’est à la fin du XIXème siècle – siècle épique qui a vu s’affronter Révolution et Réaction – qu’éclate l’affaire Dreyfus, coup de pied de l’âne contre-révolutionnaire. L’extrême-droite se constitue dans l’anti-dreyfusisme à tel point que lorsque Maurras est jugé à la Libération pour faits de collaboration, il s’exclame « C’est la revanche de Dreyfus ! ».

Qu’on y songe. Alfred Dreyfus est comme Monsieur Klein dans le chef-d’œuvre éponyme de Joseph Losey. Un juif français, intégré à tel point qu’il en oublie presque sa judéité et sert avec ferveur l’armée française. Mais voilà, l’antisémitisme moderne et racial pré-nazi a décidé de lui rappeler à son corps défendant que bien que capitaine de l’armée française, il n’en est pour l’extrême-droite pas moins juif et traître.

Hannah Arendt voyait dans l’affaire Dreyfus la matrice du nazisme. C’est à cela que certains Juifs de France, au lieu de pactiser avec le RN comme les y invitent les Klarsfeld pro-génocide, devraient songer. L’invitation à devenir un Juif républicain est une injonction mielleuse à n’être plus qu’un zombie de l’Occident féroce.

Sylvain Jean

La bête parle, ou pourquoi renoncer à l’empire scientifique français

C’est la campagne de recrutement, tu viens d’être qualifié pour une autre tournée de cinq ans où tu serais censé composer, jour et nuit – comme tu l’as fait tous les mois de mars entre 2020 et 2024 –, des dossiers de candidature pour les quelques postes de maître de conférences auxquels tu te penseras éligible. La vache s’amaigrit au fil des ans : les ouvertures de postes s’amenuisent de manière proportionnellement inverse au nombre de candidats. Dans ce tournoi de la faim, ces derniers, jeunes docteurs flanqués de CV pareils à des boucliers, sont de plus en plus soumis aux lois de la sélection naturelle : pedigree, papiers, habitus et race. Et c’est bien parce que n’ayant ni le bon pedigree, ni les bons papiers, ni les habitus qu’il faut, ni la race, que tu as décidé, après cinq années de campagne et deux – deux – auditions, de battre en arrière. 

Tu sais que parler de race amènera plusieurs de tes lecteurs à quitter d’emblée ce spectacle que tu leur offres d’un milieu universitaire qu’ils ont délibérément ou non consenti à sustenter et, par leur silence si ce n’est leur déni, à protéger – contre toi ? Non, le déni et le silence te recouvrent : tu n’existes plus qu’en tant que nuisance lointaine. Fin de non-recevoir : soit on t’oppose le silence (et le mépris), soit on te corrige (quitte à t’humilier). Ne parlons pas de ceux qui, si tu te hasardes à dire qu’il y a un problème de racisme systémique au recrutement universitaire en France, te répondent, bienveillamment : c’est difficile pour tout le monde, même pour les normaliens, agrégés, ayant joui de contrats doctoraux et d’ATER, même ceux-là, qui cochent toutes les cases dont tu as été d’office écarté par toute une chaîne de commandement (pas de nationalité donc pas d’agrégation, pas de contrat doctoral, pas d’ATER – ne parlons pas de l’École normale supérieure, majoritairement réservée, elle, aux bons enfants de la reproduction sociale), même eux, ils galèrent. À force, tu finiras par anticiper l’argument du « même eux ». À la table des carrières différées, tu es celui qui, triturant entre tes doigts la carte unique du mérite (et d’une socialisation éducative assez avantageuse dans la Tunisie qui t’a vu naître et partir), dont la présence sonne faux. Il arrive, dans cette situation-là, que ton reflet se confonde en quelques points avec celui d’un autre qui attend dans des limbes apparemment similaires aux tiennes. Or, tu devras sortir de table si tu veux t’épargner la honte d’être celui que l’on fout dehors au moment où il faudra baisser le store. 

Les discussions sur le trottoir après un repas de colloque, avec tes pairs du sérail, te font l’effet d’une permission. Pendant quelques minutes, ton appartenance est autorisée dans le corps légitime de la nation. Mais appelons-la, celle-ci, par son vrai nom : l’empire, considéré ici dans son aile scientifique. La France continue de se nier en tant qu’empire tout en se comportant comme tel ; son université aussi. L’empire scientifique joue à l’invisibilité en se disséminant dans le fantasme d’une production démocratique, égalitaire, des connaissances. En témoigne le dédain longtemps et, aujourd’hui, sporadiquement réservé aux cultural studies, ainsi que le travail de sape que subit, même à gauche, les pensées postcoloniale et décoloniale, sans parler des démarches de décolonialité du savoir qui demeurent en grande partie inaudibles. Et c’est sur un trottoir de l’empire que se jouera l’un de tes rituels d’humiliation, après – en raison de – l’honneur qui t’aura été fait de t’inviter à donner une conférence en son sein. Ayant osé dire : le recrutement à l’université française est raciste, tu te feras rétorquer en plein cœur de tes trente-sept piges : « Sors de ces grilles de lecture qui t’enferment. » 

À quelle condition un subalterne peut-il parler au cœur de l’empire ? Les personnes négativement racialisées sont obsédées par ce racisme systémique que les gens du sérail ne voient nulle part, en tout cas nulle part dans le camp qu’ils se convainquent d’avoir choisi : celui de l’innocence. L’incapacité de réfléchir en termes de « système » fait interpréter le soupçon de racisme comme une accusation personnelle et lance une offensive aux airs de défense d’autant plus aveugle et violente qu’elle change le plaignant en accusé, voire elle l’excommunie. La personne discriminée est responsable de sa propre exclusion dans la mesure où sa parole risque, métonymiquement, de jeter le discrédit sur tout un milieu qui, soudain, se défend, de façon immunitaire, comme un agrégat indifférencié, contre un petit emmerdeur. Symboliquement, l’empire est puissant en ce qu’il délègue sa légitimité dans tout un chacun de ses agents prêts à pulvériser le métèque qui ose renverser l’illusion du récit humaniste dont il est existentiellement, matériellement captif. Toutefois, tu t’étonneras toujours de l’opiniâtreté avec laquelle tes collègues pourtant de gauche (c’est précisément cela le problème), pourtant critiques de leur pays, de son histoire, de son devenir – pourtant pâtissant de l’accusation d’« islamogauchistes » lancée par le camp dégénéré d’en face –, s’acharnent à débusquer dans ton esprit la lecture racialiste comme on cherche des poux : sois propre de ta propre race. Ainsi, on t’a déjà demandé, amicalement, pourquoi tu tenais à ce genre de « prisme ». Et c’est donc, a priori, tout aussi amicalement que l’on t’a sommé de « sortir de ces grilles de lecture qui t’enferment », suivi d’un riant et encourageant « Résiste, prouve que tu existes ». L’inverse d’un prisme et d’une grille de lecture, c’est le réel, auquel eux seuls ont accès. S’il n’est pas nécessairement prouvé que tu sois empêché par ta race (lire : le fait que l’on te perçoive comme appartenant à une race, mais de toute évidence, ce n’est que dans ta tête), ta conviction envers cet empêchement sera ta responsabilité à toi seul. Pour des pairs passivement ou passablement nourris des théories bourdieusiennes, souvent pleins de sollicitude envers leurs sujets de recherche pris dans les luttes des minorités devenues glamour – l’antiracisme, la queerness, la décolonialité : des luttes avec, à la clef, des capitaux économiques et socioculturels pour celles et ceux qui n’en sont guère concernés –, le déterminisme social (et, dans ton cas, en tant que citoyen d’une ex-colonie française, géopolitique) ressemble à un privilège auquel tu ne saurais prétendre. S’ils cherchent à te l’arracher de la langue, alors ce moins que tu dénonces, ce moins qui rogne ton droit au rêve et à la dignité, est un plus. C’est un excès d’existence qui jette une lumière crue sur leur incomplétude, sur leur échec à remplir tous les contours de l’image de l’intellectuel de gauche bien sous tous rapports et sur tous les fronts. C’est alors que s’engage un rapport de forces à l’endroit du soutien, de l’alliance que tu pensais quérir : ton existence, au sein de cet espace d’élection, est en bras de fer avec l’empire. Il faut se soumettre – après avoir appris à la reconnaître lorsque l’on vient d’ailleurs : ailleurs de classe, de race, d’origine – à la grammaire seigneuriale de la production du savoir dans un milieu qui fait reposer sa légitimité sur une rhétorique promotionnelle d’égalité et de justice. Parce que tu es un subalterne qui leur parle, et qui transgresse les cercles de l’énonciation féodale – en dénonçant ce que tu perçois comme une injustice avec ton interprétation expérientielle des choses –, tu te retrouves, sur le trottoir, à quelques rues de l’université où tu viens d’intervenir, ramené à ton statut par le sceptre d’une sentence coupeuse de têtes : « Sors de ces grilles de lecture qui t’enferment. » Sans oser rien dire de plus, parce qu’a priori tu es bien élevé, tu consens à ce rituel d’humiliation, dont tu éprouves, dans ta chair, cette violence que tu n’arriveras à décrypter que des semaines plus tard, mais pour l’instant tu souris et lances avant de partir : « Fais-moi signe quand tu viendras à Tunis. »

Tunis, tu y es retourné pour ce qui donnera deux années de parenthèse après douze ans d’exil, en France puis au Canada. Ayant d’abord accompli un Master en Lettres à Pris, tu as démarré une thèse en cotutelle avec Montréal, entre une carte de séjour çà et un permis d’étude là, mais tu t’es ruiné au pari universaliste de la liberté de mouvement : trop de temps passé outre-Atlantique t’a rendu interdit de retour en Europe. Dans une mappemonde dont, avec ce passeport vert en forme de chef d’inculpation, près des deux tiers te sont barricadés (130 pays nécessitant un Visa sur 199, et ce n’est même pas le pire des scores), tes lignes de désir s’épuisent à la nage entre les icebergs. Les années passant, tu produis à la chaîne articles, conférences et colloques, tu postules même en Chine ; or, c’est dans la marâtre France que tu comptes le plus d’interlocuteurs. Au fil des années, les refus éliment ton amour-propre, mais quand tu décroches enfin une première audition en 2022, via Zoom, tu ne te rends alors pas compte, les yeux chassieux de candeur, que tu n’avais jamais parié que des galets sur l’avenir. Cela n’a jamais été un refoulement à la ligne d’arrivée, l’on ne jugeait pas ton dossier comme le résultat d’un labeur de longue haleine : ta carrière avait été signée, dès le départ, de l’encre invisible de l’impossible. Erreur de parcours. Trompé d’adresse. Il retrouvera lui-même la sortie. L’on avait espéré que tu te découragerais en daignant ne pas refuser ton inscription au doctorat en France, certes, mais avec un sujet qui n’intéressait personne, un directeur de thèse qui t’acceptait par charité, une école doctorale qui ne t’accordait pas de contrat et un labo qui t’excluait de ses projets et financements. 

Lorsque tu te mets à lire le réel par les prismes de la race et de l’injustice, tu commences à demander à tes collègues officiers du sérail : combien de racisés y a-t-il dans le corps professoral de cette discipline qui est la nôtre et dont le capital est l’altérité (la littérature comparée) ? Silence. Tu renchéris en disant que tu ne parles même pas de ressortissants du Sud, mais de citoyens français. Silence, puis : Unetelle. Tous ces Français arabes, noirs, asiatiques – trop classe moyenne ou pas socialisés comme il faut pour être normaliens ou agrégés et rejoindre potentiellement le sérail – que tu as pu fréquenter en Master et qui, comme dans la série The Leftovers, font partie de ces 2 % de la population, ont disparu d’un coup au seuil du doctorat. Or, ici personne ne s’en émeut alors que les CV des comparatistes, dans les ruines de Babel, sont pleins de la langue des absents.

Tunis, mai 2024 : tu as dû y retourner après douze ans d’exil. De là, tu as continué de postuler avec un dossier tuméfié d’attente et d’humiliation : tes juges sont désormais tes anciens concurrents ainsi que tes amis, ceux-là avec qui tu as partagé les bancs de l’université et qui consentent alors à ta disqualification, dressant entre vous un mur de silence. Tu passes ce mois de mars à te coucher aux aurores en ciselant tes sept candidatures ; pendant que tu composes ton projet de recherche sur le racisme environnemental, une tempête fait sauter l’électricité, et tu poursuis ta rédaction à la lumière de la bougie – tu prends une photo et hésites à la joindre à tes dossiers. 

Après six refus sans audition, tu es convoqué et cela exhume en toi un principe d’espérance. Tu as déjà un visa Schengen de six mois, obtenu précédemment pour des conférences ; et depuis son Midi, N., productrice de films, te fait un petit contrat pour que tu puisses te payer cette mission qui, avec l’effondrement du dinar, t’aurait coûté un salaire mensuel et demi.

Trêve de suspense : tu n’auras pas le poste. Non, tu ne l’auras pas dans cette audition montée comme un tribunal où chacun des dix membres est chargé de détecter dans chacune de tes paroles la moindre de tes divergences, le moindre signe de ta défectuosité vis-à-vis du système. Tu t’es déjà inquiété que tes prises de position au sujet de Gaza, sur les réseaux sociaux, te desservent pour tel ou tel poste – tu sais que des agents de la paix se camouflent ici et là. Tu as dû te laver de la Palestine et de tous tes défauts – ta race, ton pays, ton pedigree, ton pouvoir d’achat, ton décalage culturel, ton infériorité coloniale, ton dossier rédigé à la bougie et la conscience que tu as du fait qu’ils ne savent rien de tout cela mais qu’ils t’altérisent d’emblée selon des grilles de lecture racialisantes qu’évidemment il est difficile de prouver, car là est toute la puissance de l’idéologie raciste : l’impossibilité d’en inculper les agents color blind de l’empire. Tu as dû t’en laver, avant d’entrer en salle, en passant dans un sas de désinfection invisible censé te neutraliser, te dés-ensauvager, te pacifier, pour que tu prétendes être l’égal des collègues agents ou, du moins, que tu en montres l’effort et que cette mascarade puisse durer un peu pour les besoins de l’opération et de leur bonne conscience. La·e président·e du comité demande à consulter ta pièce d’identité, conformément à la procédure : « Je n’ai que mon passeport », t’entends-tu dire en tendant le livret pansé de Visas.

La première personne à dégainer, tu la reconnais, est orientaliste. L’année précédente, elle avait négativement évalué ton dossier. Tu t’y étais préparé, on te pose des questions reposant sur, exactement, les mêmes réserves que tu avais lues dans son rapport d’expertise et à travers lesquelles tu avais eu l’amère impression qu’on avait peu potassé ton dossier. On te questionne sur tes choix méthodologiques (pourquoi pas les normes comparatistes françaises ?) et sur la langue des citations du corpus (pourquoi en traduction et non en langue originale – arabe et persan) ; tu t’expliques, corriges diplomatiquement là où on a eu tort (tu cites en traduction et en langue originale, en fonction du contexte), puis : « Mais vous parlez l’arabe ? – Oui, je suis bilingue. – Et le persan ? – Je peux le déchiffrer. »

Cette personne étant considérée comme experte de ta candidature en raison de sa maîtrise d’une des langues que tu utilises, son avis fait loi. Il se trouve que, cette fois (tu le sauras plus tard), elle a recommandé ton dossier pour audition, mais que t’invitant à te défendre sur des aspects qui auraient pu rester minorés, elle t’a tendu un cadeau empoisonné. Tu continues de performer en vingt minutes chrono, mais c’est des jours plus tard que tu te rendras compte que ta disqualification avait déjà été entamée : à un mètre de toi, un·e membre du comité, bavardant avec l’agent d’à côté – et probablement peu satisfait·e de la réponse que tu as fourni à sa question –, sort une grande bouteille en verre, la pose sur la table et la décapsule, en te regardant dans les yeux, pendant que, sans rien comprendre de cette épreuve, tu essaies de parler en attrapant par la queue ta pensée qui s’enfuit. La bouteille fait psht

Dans le train te ramenant vers Paris, on t’annonce la nouvelle au téléphone confirme ton ressenti. « Je vous conseille d’entrer dans les moules du comparatisme français. Mais vous auriez peut-être plus de chances en Amérique du Nord. » Connaissant le mépris que l’université française a à l’égard de celle du continent américain, tu ressens sur ta joue le brûlure de Judas. 

Mais c’est la question de la langue qui, manifestement, t’a fait couler ; lorsque l’on t’a demandé si tu parlais ta propre langue. 

Les trois langues que tu parles, et qui sont aussi tes langues de travail (en plus du persan), tu ne les as pas apprises par lubie, par tropisme ou parce que cela faisait partie de l’offre de ton lycée comme autant de promesses d’ouverture sur le monde. Ces langues, maternelle pour ce qui est de l’arabe et étrangères pour les deux autres, tu as grandi dedans, c’est-à-dire que ta cognition s’y est pliée, que ton cerveau s’est taillé à la pointe de leurs idiomes. Et dans cette géographie des écarts qui, linguistiquement, historiquement, culturellement, cosmologiquement, violemment sépare ton Sud de ses deux Nords – Europe et Amérique –, même si bien sûr ils font aujourd’hui ta subjectivité, ton entièreté, ces langues t’ont été imposées pour que tu puisses appartenir au monde, c’est-à-dire : y avoir ta place dans un contexte d’hégémonie où il est difficile d’exister en restant à l’endroit de sa naissance. Il faut aller sur le territoire du dominant et souscrire à sa fable universaliste, à l’humiliation invisible. Alors il est possible que lorsqu’on commente mon travail sur la base de la supposée égalité d’un monde unifié, ami et symétrisé depuis les indépendances ou 1, 2, 3 Soleils, il est possible que l’on oublie que cette langue, que l’on a apprise par lubie ou par tropisme lui a été fournie, qu’on s’y est spécialisé·e, qu’on y a été recruté·e, qu’on en fait des délégations et des projets scientifiques financés uniquement parce que l’empire dont on est l’agent a besoin d’intelligences pour comprendre et contrôler les altérités, a fortiori historiques et problématiques comme le monde arabe. Alors lorsqu’on fait sa vie en français, dans sa langue maternelle, pendant que je parle des sabirs, et qu’on entre dans l’arabe à heures ouvrables pour décoder tel ou tel manuscrit du Moyen-Âge ou deviser sur un Darwich figé en France dans le romantisme commode des nostalgies vaincues, on oublie qu’on est en train, sous prétexte de science, de documenter un ennemi sédaté sous forme de livre entre ses mains. Alors, lorsqu’on me questionne ou qu’on commente mon travail, ce n’est pas à un interlocuteur qu’on s’adresse, mais au reflet de ses objets d’étude, à l’ennemi à la base docile mais qui soudain apparaît avec son intelligence propre, hors-cadre, hors-dispositif : la bête parle.

Khalil Khalsi

Saboter la démocratie libérale : Une leçon du Sud 

Selon la définition du Robert, La démocratie est un système politique dans lequel la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyen.ne.s, qui l’exercent soit directement (démocratie directe), soit indirectement par l’intermédiaire de représentant.e.s élu.e.s (démocratie représentative). La démocratie libérale, quant à elle, s’inscrit dans ce cadre en intégrant des principes fondamentaux tels que la protection des droits individuels, la séparation des pouvoirs, et l’État de droit. Elle privilégie la démocratie représentative, où les citoyen.ne.s élisent leurs représentants, tout en mettant l’accent sur les libertés civiles et économiques.

Nous voulons mettre en question cette définition. Bien que séduisante dans sa simplicité, elle mérite d’être interrogée, particulièrement dans sa prétention à l’universalité. Si la démocratie, telle que définie par les institutions occidentales, repose sur des principes de souveraineté populaire, d’égalité et de liberté, il convient de s’interroger sur son caractère réellement universel. Universel, étant lui aussi un terme à questionner puisqu’il n’apparaît qu’au bon vouloir de l’occident. En réalité, cette conception a été façonnée par un contexte historique, culturel et géopolitique particulier, celui de l’Europe, et exportée vers d’autres régions, notamment le Sud, souvent par la force ou sous des prétextes de modernisation. Cependant, ce modèle, loin d’être neutre, a souvent ignoré ou écrasé les formes de gouvernance autochtones qui existaient bien avant la colonisation. La démocratie libérale, dans son application occidentale même, porte en elle des contradictions profondes, qu’il est crucial d’explorer. Si, à l’extérieur, elle se présente comme un modèle d’émancipation et de liberté, à l’intérieur des sociétés occidentales, elle connaît des tensions majeures. La montée de l’extrême droite, la crise de la représentation politique, et les défaillances démocratiques internes, comme l’influence disproportionnée des lobbies économiques ou la criminalisation des luttes sociales, témoignent des limites et des contradictions de ce système. Cette démocratie, loin de se maintenir comme un modèle de liberté, est elle-même en crise, et cette crise est d’autant plus manifeste lorsqu’on observe ses failles et son incapacité à intégrer de manière véritablement égalitaire les peuples du Sud global. 

« La culture dominante de l’Occident est un produit du colonialisme et de l’impérialisme. L’Occident a essayé de faire croire que ses valeurs universelles étaient synonymes de progrès, mais elles ont surtout servi à détruire et imposer des modèles sur les sociétés colonisées. » Amílcar Cabral, La lutte est la seule solution, 1970

Il nous semble important de souligner d’où nous écrivons. Cette place est aussi essentielle pour notre légitimité à parler du sujet que pour votre compréhension du propos.

Nous écrivons depuis la Tunisie, un pays où la démocratie a été brandie comme une promesse après la révolution de 2011, mais où elle s’est révélée être une illusion sélective. La Tunisie, comme tant d’autres pays du Sud global, a connu l’imposition de la démocratie libérale comme un modèle prétendument universel, censé garantir liberté et souveraineté. Pourtant, cette démocratie a été façonnée par des institutions occidentales, héritières du colonialisme, et appliquée à des sociétés qui fonctionnaient selon d’autres logiques, d’autres structures de gouvernance, souvent plus collectives, plus enracinées dans des traditions de solidarité et d’entraide, plus horizontale dans le sens où les hiérarchies n’existaient pas. L’individu avance comme une masse collective, l’individu n’existe pas sans le “nous”. L’histoire de la Tunisie est celle d’une colonisation française qui, sous couvert de modernisation, a systématiquement démantelé les systèmes de gouvernance autochtones et imposé ses propres institutions.  Après l’indépendance, ces structures ont été maintenues, reproduisant une démocratie où l’élite politique, l’élite francophone et validée par la France, formée aux standards occidentaux, continue d’exercer un pouvoir détaché des réalités populaires. Ce que l’Occident nomme « transition démocratique » masque en réalité un projet néocolonial qui ne laisse aucune place aux formes de gouvernance alternatives qui ont toujours existé ici, ni à une définition de la souveraineté qui ne soit pas calquée sur le modèle libéral. Cette dynamique s’inscrit dans un cadre plus large : celui de la modernité coloniale, qui a façonné les structures politiques, économiques et sociales du Sud global sous couvert de progrès et de rationalité. La « mission civilisatrice » de la France, en Tunisie comme ailleurs, n’a jamais eu pour objectif de libérer les peuples, mais de les restructurer selon des normes occidentales, en effaçant ou en remodelant les structures locales pour qu’elles servent les intérêts coloniaux. Le protectorat, euphémisme masquant une domination économique et politique, s’est accompagné d’une réorganisation complète de la société : les droits politiques étaient réservés aux colons, tandis que la population locale restait dominée et marginalisée.« Le colonialisme n’est pas une forme d’humanisme, c’est une forme de barbarie. Ceux qui parlent de la mission civilisatrice de l’Occident sont les mêmes qui tuent dans le nom de la civilisation. » Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950

Dès lors, une contradiction fondamentale se pose : comment peut-on imposer la démocratie à un peuple ? Comment peut-on parler de démocratie dans un contexte post-colonial? Dans un monde façonné par l’occident? Cette question devient d’autant plus cruciale lorsque l’on observe comment les puissances occidentales, tout en défendant leur propre idéal démocratique, n’hésitent pas à soutenir ou démanteler des dictatures lorsqu’elles servent leurs intérêts économiques et géopolitiques. La démocratie libérale n’est donc pas un principe absolu ; elle est appliquée de manière sélective, selon ce qui arrange les pouvoirs en place. Nous, les colonisé.e.s, avons cette blague que l’on se répète souvent « Regardez, tel pays va nous apporter la démocratie à coup de bombardements. » 

« La question de savoir si nous, les colonisés, acceptons ou rejetons la démocratie occidentale ne se pose même pas, car elle ne nous a jamais été donnée en tant que telle. Ce que l’Occident appelle démocratie est une hypocrisie au service de son empire. » Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, 1961

La démocratie, dans ce contexte, n’était qu’un outil rhétorique, une justification pour l’occupation plutôt qu’une réalité politique. Ce modèle de « démocratie sélective », où les principes de liberté et d’égalité sont appliqués à géométrie variable, reste toujours d’actualité. Il suffit d’observer la manière dont la laïcité en France est instrumentalisée pour exclure les musulman.e.s de l’espace public, tout en se revendiquant d’un universalisme républicain. La France ne se contente pas de préserver une prétendue séparation entre l’État et la religion, mais sert également à exclure et marginaliser certaines communautés. La laïcité, loin de garantir une véritable égalité, a souvent été utilisée pour légitimer des politiques discriminatoires. La question de la laïcité n’est pas isolée, elle fait partie d’un ensemble de mécanismes qui, sous le couvert de valeurs démocratiques, servent à maintenir une hiérarchie sociale et culturelle, où l’Occident se positionne comme modèle universel.

Cette contradiction historique est fondamentale : l’Occident exalte ses valeurs démocratiques tout en maintenant une ségrégation entre colons et colonisés, entre citoyen.ne.s et indésirables. En Algérie comme en Tunisie, les populations autochtones étaient privées de droits fondamentaux : pas de citoyenneté, pas de participation politique. Autrement dit, la démocratie, au lieu d’être un outil d’émancipation, était et demeure un instrument de structuration hiérarchique des sociétés, garantissant que les inégalités se perpétuent. L’héritage colonial ne s’arrête pas en 1956. Après l’indépendance, la Tunisie a adopté un État-nation autoritaire, calqué sur des structures coloniales. L’administration, l’éducation et l’économie avaient été pensées pour produire une élite francisée, détachée des réalités de la majorité de la population – une fracture qui persiste aujourd’hui. Le pouvoir reste centralisé, concentré entre les mains d’une caste formée dans les écoles du “protectorat”, reproduisant les mêmes logiques d’exclusion politique et sociale. L’Occident continue d’imposer ses modèles démocratiques par le biais économique, à travers des institutions comme le FMI et la Banque mondiale, qui dictent les politiques nationales sous couvert de réformes structurelles.

Mais la démocratie ne sert pas uniquement à contrôler, elle est aussi utilisée pour justifier des ingérences politiques : interventions militaires, sanctions économiques, pressions diplomatiques. La contradiction est flagrante : l’Occident n’hésite pas à soutenir des régimes autoritaires tant qu’ils servent ses intérêts stratégiques, tout en prétendant défendre la liberté et les droits humains. En parallèle, la lutte contre le terrorisme est devenue une autre justification pour ces interventions. On peut citer l’exemple d’Israël “la seule démocratie du moyen orient” qui lutte contre le terrorisme depuis 76 ans, une autre manière de dire: coloniser, tuer des resistant.e.s. Le Sud global se retrouve ainsi piégé dans une double impasse : soit sous un régime démocratique imposé qui perpétue l’exploitation et le capitalisme soit plongé dans le chaos du terrorisme, qui sert à légitimer encore plus de contrôle et d’ingérence. L’un comme l’autre ne sont que des outils au service d’un même projet de domination.
La Tunisie, en particulier, a servi de laboratoire à cette stratégie alternée. Après la révolution de 2011, le pays est devenu un terrain d’expérimentation pour la « démocratie » occidentale, forcé d’adopter des réformes dictées par des institutions financières internationales. Parallèlement, l’affaiblissement de l’État a ouvert la voie à l’émergence de groupes djihadistes, dont l’idéologie se construit aussi en réaction aux violences impérialistes et aux ingérences étrangères. Pour certain.e.s, le jihad devient une réponse politique à l’oppression, un moyen de résister à un ordre mondial structuré par l’Occident. Pourtant, ces dynamiques sont instrumentalisées par les puissances occidentales, qui alternent entre répression et laisser-faire en fonction de leurs intérêts stratégiques. Plutôt que d’éradiquer ces mouvements, elles les utilisent comme justification pour renforcer leur présence militaire et économique dans les régions qu’elles prétendent stabiliser.

Ainsi, sous couvert de démocratie et de modernisation, l’Occident ne cesse de redessiner le monde selon ses propres logiques de domination. La question n’est plus de savoir si la démocratie libérale peut répondre aux besoins des sociétés du Sud global, mais comment s’en affranchir définitivement. Comment briser ce cercle infernal où les modèles imposés étouffent toute souveraineté politique et culturelle ? Comment renouer avec des formes de gouvernance enracinées dans les réalités locales, qui ne reproduisent pas les structures oppressives héritées du colonialisme ? Face à l’effondrement des modèles dominants, quelles voies s’ouvrent pour reconstruire des systèmes fondés sur l’autodétermination, la justice et la mémoire collective ?

Ce qui nous amène à explorer les systèmes de gouvernance enracinés dans les pratiques communautaires, où l’organisation sociale et politique ne repose pas sur des structures imposées d’en haut, mais sur des dynamiques de solidarité et de responsabilité collective. Dans ces modèles, l’individu ne se conçoit pas en opposition au groupe, mais comme une partie intégrante d’un tissu social façonné par des valeurs partagées, une histoire commune et une relation intime avec la terre et la mer. Les sociétés autochtones, méditerranéennes et du Sud global ont depuis toujours développé des formes d’organisation qui privilégient l’entraide sur la compétition, la transmission sur l’accumulation, et l’équilibre sur l’exploitation. Ces modes de gouvernance ne sont pas des vestiges du passé, mais des réponses vivantes aux défis d’aujourd’hui : face à l’effondrement écologique et aux fractures sociales, ils rappellent qu’aucun système ne peut perdurer s’il ne respecte pas les rythmes du vivant et la souveraineté des peuples. Car il ne s’agit pas seulement de gérer des ressources, mais d’habiter un territoire en conscience. Là où les systèmes extractivistes épuisent les sols et brisent les liens humains, les pratiques communautaires s’ancrent dans une relation de réciprocité avec la nature. Elles reposent sur une mémoire collective qui ne se limite pas aux êtres humains, mais inclut les rivières, les montagnes, les vents et les saisons. La mer, en tant qu’espace de rencontre, de mélange et de mémoire, symbolise ces dynamiques interconnectées. Elle nous rappelle que nos histoires sont entrelacées et que nous sommes toustes des voyageurs sur cette terre. « La mer est un espace de rencontre, de mélange et de mémoire. Elle nous rappelle que nos histoires sont entrelacées, que nous sommes tous des voyageurs sur cette terre. » Yara El Ghadbane et Rodney St Eloi, Les racistes n’ont jamais vu la mer, 2021.Ces modèles existent déjà, portés par celles et ceux qui refusent de voir leur monde réduit à un marché. Ils s’incarnent dans des assemblées villageoises où la parole se construit en commun, dans des pratiques agricoles qui régénèrent plutôt qu’elles n’exploitent, dans des rituels qui tissent du lien là où d’autres imposeraient des lois. Ils rappellent qu’un autre avenir est possible, non pas en réformant un système malade, mais en renouant avec ce que nous avons toujours su : la communauté n’est pas un choix, elle est la seule voie pour préserver la vie.

Nous, les autochtones, les indigènes, les peuples de la terre, avons tant subi l’oppression et l’aliénation que nous avons été contraints de devenir sauvages. Si l’on considère que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort·e·s, alors nous sommes, par essence, les plus puissant·e·s. Lorsque viendra la fin du monde, nous serons les dernier·ère·s debout. Mais la véritable question est : les sauverons-nous avec nous ?


Uncivilized collective

Fondé par Amine Bejaoui et Kmar Douagi, Uncivilized collective, est un espace décolonial de création, de réflexion et de transmission. À travers des publications, des expositions et des ateliers, il s’engage à amplifier les voix marginalisées des communautés du Sud global et vise à déconstruire les récits coloniaux dominants.

*Illustration : Le sel de la terre, Skhira Tunisie, 2020 par Malek Khemiri

Médine, Roussel et Hassani, à propos de deux masculinités antagoniques et d’un trait d’union

Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Médine publie un document sonore sur son compte X qui dit en substance :

« On va se manger un mur en pleine gueule si on se déconstruit pas les gars. Perso la déconstruction s’est devenue une gymnastique quotidienne. Je suis encore en chantier. T’as qu’à voir les figures auxquelles je fais référence depuis le début. Y’a pas beaucoup de meufs. Pour un rappeur engagé, l’éveil aux autres combats, ça vient tester l’élasticité des tes engagements : lutte contre le patriarcat, féminisme, black live matter, transition écologique, lutte contre l’antisémitisme… T’as intérêt d’avoir les adducteurs de Jean-Claude Van Damme. Quand tu pointes les discriminations des quartiers populaires ou des Musulmans, et que t’es incapable de questionner ton privilège masculin à l’ère de MeeToo parce que ça te bouscule, qu’on ne peut plus rien dire, c’est que tu fais un peu partie du problème. Toi tu te plains qu’on ne considère pas assez tes revendications, « I’m muslim don’t panik », « le savoir est une arme » mais quand un autre groupe t’interpelle avec ses propres revendications, tu te braques, c’est que t’es pas un bon compagnon de luttes, c’est comme être contre les gros salaires jusqu’à quand on en ai un ».

Ce « coming out » féministe qui pourrait paraître salutaire d’un point de vue progressiste, l’est moins d’un point de vue décolonial quand on a en tête à la fois le caractère civilisationnel du féminisme blanc d’Etat et l’injonction faite aux hommes non blancs de s’y soumettre. C’est l’occasion pour nous de publier cette contribution d’Houria Bouteldja parue dans le Nous 3 qui, déjà, avait identifié la manière dont le parti communiste de Roussel reproduisait ce schéma raciste à l’endroit de Médine et de Bilal Hassani. Houria Bouteldja concluait son texte par l’espoir que Médine ne serait pas perdu à la cause décoloniale. A l’aune de son tout récent « coming out » et de cette analyse, nous laissons le lecteur en juger.

Deux photos, deux salles, une ambiance. Quand je suis tombée sur la première, Médine et Bilal Hassani, dans le journal l’Humanité du 31 août 2023, je l’ai eu mauvaise. Mais à quoi bon susciter une énième polémique dont on ne retiendra que ma phobie de ceci ou de cela ? Et puis, il y a eu la deuxième : Roussel et Hassani. Là, j’ai souri. Le message était limpide. On vous veut, mais à nos conditions : domestiqués. Nous sommes nombreux à comprendre le message et autant à avaler les couleuvres. Dès lors, la question qui se pose à moi est la suivante : dois-je souffrir seule de garder cette épine au travers de la gorge ou dois-je m’en débarrasser et la planter dans la gorge du bon progressiste blanc ? 

Si j’écris ce texte c’est que la question est tranchée. Tout d’abord, j’attire votre attention sur la photo manquante : celle de Roussel avec Médine. Autrement dit, du mâle blanc dominant, ici version saucisson-pinard avec celle du mâle indigène musulman au « sexe-couteau » – réputé alpha, hétérosexiste. J’y reviendrai mais convenez que c’est déjà significatif et qu’il y a déjà matière à gloser. 

      Ceux qui sont familiers de notre littérature savent comment le genre et la sexualité sont instrumentalisés par le pouvoir blanc contre les hommes non blancs vus uniquement sous le prisme d’une altérité sexuelle rivale. Ceux-là savent que le colon entretient un rapport raciste à l’endroit des hommes indigènes qui ne sont acceptés dans les cercles blancs qu’émasculés et dépouillés de tous leurs attributs virils. C’est-à-dire inoffensifs comme le sont les homosexuels dans l’imaginaire homophobe.

       Ainsi au moment où l’alliance des beaufs et des barbares se fait pressante et devient un enjeu politique – ce fourbe de Mélenchon ayant fait la preuve qu’elle est une clef du succès électoral -, il devient impératif pour les formations de gauche de faire les concessions qui conviennent pour attirer le chaland indigène. Médine est une porte d’entrée. Les Verts l’ont compris en dépit de « leur attachement à la lutte contre l’antisémitisme », les communistes aussi, en dépit de leur laïcardisme et de toutes leurs trahisons. Tout le monde l’aura compris, Paris vaut bien une messe. Mais tout comme les Verts ont résisté à l’annulation de l’invitation de Médine non sans lui avoir extorqué un acte public de contrition, les communistes, pas spécialement réputés pour leur avant-gardisme en matière de luttes LGBT, ont aussi tenu à se laver de ce rapprochement en associant le rappeur à Bilal Hassani, homosexuel déclaré se définissant comme « non binaire » bref en associant (diluant ?) une masculinité indigène anxiogène à une masculinité rassurante et inoffensive. Plus exactement, cette rencontre organisée par l’Huma avait valeur de test. Si Médine accepte de s’asseoir aux côtés de Bilal Hassani, c’est qu’il n’est pas si radical que ça ou, pour être plus précis, pas si musulman que ça. Remarquez au passage que « pas si musulman signifie « pas si antisémite », « pas si homophobe », « pas si sexiste ». 

Les communistes ont passé leur épreuve du feu avec succès. Ils ont invité Médine – on ne pourra plus leur reprocher leur islamophobie – mais à leur condition, celle du ralliement de Médine au progressisme libéral de la gauche blanche. N’a-t-il pas déclaré en parlant de Bilal Hassani : « nous sommes des frères de douleur » ? C’est bô. L’épreuve de l’homophobie (remplacez homophobie par sexisme ou antisémitisme) en compagnie de Bilal Hassani (remplacez Bilal Hassani par Sophia Aram ou Golem) a été remportée avec succès. Champagne ! 

               La seconde image est tout aussi significative. Si l’Huma s’excuse d’inviter Médine en créant cette mise en scène qui le dédouane, Médine reste encore trop radioactif pour le patron du PCF. Au parti, on se partage les tâches. Aux lecteurs et aux militants de base, on sert un discours woke adaptée à une opinion traversée par les courants antiracistes, féministes et LGBT : la rencontre de Médine et de Bilal Hassani est taillée pour eux.

               Au cœur de l’état-major, il n’en va pas de même. Médine reste suspect et sa barbe est trop longue. Et puis, il a fait une quenelle que les médias ne cessent de rappeler. Au Colonel Fabien on craint la réaction du beau et sémillant Raphaël Enthoven dont l’amitié a été conquise de haute lutte. Bilal fera mieux l’affaire. Il a une qualité majeure qu’il partage avec Médine : c’est un arabe. Il a une qualité majeure qui l’en distingue : c’est un homo revendiqué. Son corps lui appartient. Surtout, il n’appartient plus à sa communauté, ce qui est en soi une victoire car il devient « disponible ». Disponible à toutes les formes d’instrumentalisation. Il devient la figure indigène idéale avec laquelle Roussel peut s’afficher, le « racisé » qui rapporte et qui ne coûte rien. Ça méritait bien un tweet que Roussel s’est empressé de faire le 16 septembre 2023 pour donner à la rencontre toute la publicité qu’elle méritait : « Très heureux d’avoir pu rencontrer Bilal Hassani à la Fête de l’Humanité », s’affichant fièrement avec lui, main sur l’épaule, comme au bon vieux temps de la main jaune. Champagne bis !

    Là où le bât blesse c’est que l’imaginaire grossier du PC est globalement partagé par les quartiers : un arabe homo ET revendiqué comme tel n’est plus tellement un arabe. Par conséquent, si l’opération peut être une réussite côté bobos et grands médias, elle ne l’est pas tellement pour rallier l’indigène profond. Car l’indigène profond coûte. En plus de n’être point lisse, il exige du PC qu’il se salisse les mains, par exemple qu’il dénonce l’islamophobie, la fermeture des mosquées, l’expulsion des imams, les crimes policiers, voire demande l’abrogation de la loi de 2004… Ce qu’évidemment le parti de Roussel, étant donné sa dérive droitière, ne peut se permettre, raison pour laquelle un shooting Roussel-Médine n’est pas près d’être programmé.

Résumons : 

La première photo halalise Médine. Passé par un sas de dévirilisation, il a le droit de mettre un orteil à la Fête de l’Huma. La deuxième photo donne à Roussel l’illusion de concurrencer la FI en s’affichant avec un « vrai » indigène à condition que sa blanche virilité ne soit pas impactée.

Il en résulte que :

1/ Roussel est raciste. Mais ça, tout le monde le sait.

2/ Roussel reconduit et prolonge, en associant homosexualité et inoffensivité, une homophobie qu’il prétend combattre.

3/ Roussel fait de Bilal Hassani un token : celui d’être un trait d’union entre deux virilités antagoniques et irréconciliables.

4/ Roussel fait chou blanc. 

Cette opération aura sûrement eu le mérite de choquer la gauche institutionnelle (à cause de Médine) et de susciter l’admiration de la gauche de gauche (à cause d’Hassani), mais n’aura gagné aucun indigène à la cause du communisme français. De la même manière qu’en Picardie on ne confond pas les torchons et les serviettes, dans la cité du Luth ou aux Minguettes, personne ne confond Roussel et Mélenchon !

Juste avant la rencontre de l’Huma, et alors qu’il était invité par les Verts provoquant une polémique que seuls les Français peuvent comprendre, j’avais personnellement interpellé Médine et lui avais donné un conseil : 

« Médine, si j’étais toi, je n’irais pas. Si tu y vas, ils pourront se vanter auprès des indigènes de ne pas avoir cédé aux fachos mais, alibi, tu resteras leur otage. Si tu déclines la tête haute, tu les laisses face à eux-mêmes et aux contradictions qu’ils doivent résoudre pour nous mériter. » Sans surprise, il ne m’a pas écoutée. Les décoloniaux, combien de divisions ? N’est-ce pas ? 

Mais comme je ne désespère pas, ce conseil reste valable car la pulsion domesticatrice de barbares est puissante. Abdelkebir Khatibi ne nous a-t-il pas mis en garde ? « Pauvre Arabe, où étais-tu, réduit à une série de traits d’union! » Si je devais formuler un vœu, j’aimerais que Bilal l’entende aussi.  Après tout, on a bien récupéré Zineb… Mais avant tout, puissions-nous ne pas perdre Médine !

Houria Bouteldja

LA SORCIÈRE ET LE FANTÔME : La traversée du comptoir

Ce texte a été initialement proposé par son autrice au site Lundi Matin qui, la semaine dernière, s’est fendu d’une publication pour le moins lunaire à l’endroit de l’intervention “Rêver ensemble” d’Houria Bouteldja. La rédaction de Lundi Matin ayant refusé de le publier, c’est sur le QG décolonial qu’il échoue et c’est tant mieux.

C’est peu dire que les lundis sont pénibles. Sauf si tu bosses dans le commerce et qu’ils sont précisément ton jour de relâche, où après avoir assouvi les loisirs de fin de semaine d’une clientèle besogneuse, tu peux enfin espérer glander…. et si l’abrutissement du taf ne t’a pas complètement siphonné la cervelle, tu peux t’informer et, dans un sursaut tenter de métaboliser dans ladite cervelle des trucs politiquement pas trop dégueulasses.

Voilà. Les lundis de qui bosse dans le commerce, c’est une économie,  un ratio temps/cervelle disponible. 

Alors en lisant l’article Du Drill State au patriotisme décolonial,  me suis demandée qui avait pris le temps d’écrire un truc pareil ? Je veux dire : qui se dit « tiens, j’ai du temps. Nous vivons une époque bieeeen merdique. Je vais alimenter ma rubrique « Il nous faut grandir,  chronique de comptoir » de Lundi Matin en lâchant un truc de 25000 signes pour dézinguer une militante arabe décoloniale » ? Laquelle a sans doute eu le culot de venir marcher sur des platebandes, chasses gardées de la blanchité en affirmant « je suis communiste ». 

Pas de réponse, l’article est anonyme. Une prose qui n’a pas de corps. Une prose-fantôme qui entend poser une analyse critique de la proposition d’Houria Bouteldja sur le  patriotisme décolonial. Notre fantôme ne la désignera dans son texte  que comme la Sorcière, sobriquet dont elle-même se gausse, raillant ainsi les procès médiatiques à défaut de juridiques dont elle est périodiquement l’objet. 

Posons deux choses : 

  • l’acte critique est  la traversée d’un corpus pour procéder soit à son élargissement conceptuel, soit à la défense d’un déjà-là où son auteur entend camper : le papier de notre Fantôme relevant lui très nettement de la seconde approche. 
  • Ce qu’avance Houria Bouteldja peut parfaitement être soumis à ces deux mouvements critiques. Et pas uniquement de la part de ses nombreux adversaires déclarés mais aussi et surtout de la part de ses alliés politiques blancs ou non-blancs. Mais critiquer et discuter la proposition d’une camarade, exprimer son désaccord et les soubassements de ce désaccord ne mobilisent pas les mêmes outils stylistiques que ceux utilisés par des personnes soucieuses de torpiller un propos et la militante politique qui le tient. 

À cet égard, stylistiquement, notre fantôme se fait adversaire en adoptant la stratégie des coups bas, avec son lot de mépris et de méprises. Et vas-y que je t’ampute un propos (ah c’est si bon de dire que la Sorcière cite un dignitaire nazi, sans l’articuler à l’ensemble de sa démonstration… on n’est pas bien là ?) et vas-y que je te reproche une interjection arabe qui sonnerait faux devant un parterre de blancs (et croyez-moi le fantôme s’y connait puisqu’il cite le Coran et telle figure mythologique pré-islamique), et vas-y que je te noie tout ça dans une prose PacômeThiellementesque  (halala, prendre un motif historique et le faire décalquer et s’entortiller dans l’époque, quelle éclate !) 

Si dans l’Antiquité latine le style désignait l’aiguille qui indiquait l’heure sur les cadrans solaires, il est parfaitement clair que le style de notre fantôme indique l’heure contemporaine à laquelle il s’agrippe : celle d’une blanchité qui réduit le rêve au luxe atomisé des psychés occidentales en mal d’horizon politique conséquent. Une blanchité qui a le temps, qui tient à son temps, une blanchité qui a tout intérêt à jouer la montre, à retarder au maximum l’avènement d’un « communisme » qu’elle dit pourtant appeler de ses vœux ardents en épandant ses savoirs marxisants mal dégrossis sur nos cerveaux abrutis de travail.

L’heure de cet article est pile-poil au rendez-vous : le fantôme a beau ne pas avoir de corps, les lunettes décoloniales se désolent d’assister à l’agonie d’une blanchité qui s’accroche au privilège du temps de son rêve pour soi, par soi, à travers soi, fut-il affublé d’un drapeau rouge… Reléguant les nous et leurs possibles loin, bien loin, loin, encore plus loin s’il vous plaît, merci.  Ce qui permet à notre fantôme de superbement ignorer les États-nations latino-américains qui  ont souvent conjugué leurs drapeaux avec la défense des damnés de la terre, sans vocation impérialiste aucune… Ce qui permet à notre fantôme de ne surtout pas envisager ce que le drapeau palestinien incarne aujourd’hui pour les consciences vives à travers le monde. 

 Alors, oui, la nouveauté de la proposition bouteldjienne réside dans cette étrangeté quasi chimérique tant cela peut faire paraître cohabiter des mémoires de carpes et de lapins : comment faire pour qu’une Nation du Nord qui a construit son rayonnement sur ses conquêtes impériales rebâtisse une grandeur internationaliste affranchie de ses oripeaux coloniaux ?  

Mais notre fantôme s’extrait de la mêlée des mémoires et du brouhaha des ancêtres, en prenant la hauteur d’un comptoir. À cet instant, l’autrice de ces lignes concède volontiers que s’il est question d’affects et de désirs, le comptoir est le lieu tout badigeonné de tout ça. C’est pourquoi tout travailleur et toute travailleuse de comptoir passe une grande partie de son temps à laver inlassablement cet espace à grandes eaux, tellement les « je » qui s’y bousculent et veulent y toucher du « nous », s’y déposent, s’y déploient,  s’y étalent. Sans arrêt, si tu « tiens un comptoir »,  il faut y faire place nette. 

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INTERLUDE

Voici mon comptoir premier, mon comptoir fondamental. 

Ma première patronne balaie derrière le comptoir dun café bordelais. Un homme dégoise sur lavant du comptoir. Il nest même pas alcoolisé. Cest juste pénible, ça tape sur le système. Tout le monde encaisse. Il empêche que le nous éphémère du comptoir ne se tisse, ne se pense avant dimmanquablement se défaire. Cest le destin sans cesse recommencé du comptoir. Dun bond, je vois la patronne dans sa longue robe noire se hisser sur le comptoir pourtant haut d1m50, brandissant son balai et hurler : « putain, tu vas arrêter maintenant. Ta Gueule ! Ta Gueule !». Notre sidération recompose derechef le nous qui seffilochait alors.

Le lendemain matin, dans lodeur du tabac froid de la veille, tandis que nous réceptionnons la livraison des fûts, japerçois la patronne tenter de refaire ce geste. Sans succès. Nous rions de lapparition de cette virago quelle essaie vainement de reconvoquer. 

Conclusion : seule la rage pour que survive ce nous de comptoir a donné à son corps lintelligence motrice pour stopper le flux dune spirale blablateuse venimeuse.

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Il y a bel et bien un art du comptoir dont notre pauvre fantôme s’escagasse en vain à se réclamer,  persuadé d’y trôner pour « prendre de la hauteur » : derrière ce comptoir se tiennent ceux et celles qui liront son papier lundi, parce que lundi est leur dimanche…. L’art du comptoir réside précisément dans le déploiement des paroles qu’on peut laisser couler, filer et oublier parce qu’elles créent la grâce d’un sale commun prêt à se dissiper, parce que ces paroles ne prêtent à rien et ne veulent avoir raison de personne. À cet égard, devrions-nous laisser notre fantôme pourrir nos lundis qui sont d’abord nos dimanches ? Charitable dilemme. 

Ou alors, les écrits de notre fantôme relèvent de ces paroles autres. Celles qui appellent à ce que le travailleur du comptoir cingle « ça suffit monsieur, il est tard maintenant, il faut partir. » Comprenez : les logorrhées incompréhensibles doivent savoir se retirer pour nous laisser repartir à la conquête de ces nous mal fagotés avec lesquels pourtant il faudra bien composer des lendemains plus ou moins chantants, aux harmonies bien dissonantes. Nous avons besoin de rester concentrés. 

Dès lors, si ce texte spectral pose une question, la voici : quelle heure est-il à notre cadran, à nous autres blanc.he.s ? Dans quels mots aujourd’hui devons-nous jeter nos forces sans trôner où que ce soit en toisant le réel, mais en mettant bel et bien nos corps repus d’armatures théoriques plus ou moins ajustées dans la bataille du commun ? 

Aujourd’hui quelle est notre heure commune ? Celle tout à fait précise où l’ensemble de la communauté musulmane est pointée par les institutions étatiques pour que ses membres restent excommuniés de tout devenir politique. Est-il l’heure de se vautrer dans la vaticination critique stérile et hallucinée à l’endroit d’une femme arabe et musulmane qui a  encore quelques franches coudées éditoriales (et pour encore combien de temps ?) afin de faire entendre une voix militante, non pas juchée sur un tabouret de bar pour penser son petit rêve communiste, mais dont la conscience du danger fasciste imminent l’oblige à penser contre elle-même pour nous, nous le parterre à la blanchité indécrottée. 

À cette heure, cher Fantôme, il t’appartient d’avoir un corps. Il t’appartient que ce corps  rejoigne la farandole de nos pensées mal aiguisées, la queue leu leu improbable du nous tout tordu du comptoir-France. 

Camille Escudero

Rêver ensemble – Pour un patriotisme internationaliste

Contribution d’Houria Bouteldja prononcée à l’occasion des journées « L’alliance des bourgs et des tours, chiche! » le 12 janvier 2025 à Pantin.

Commençons par un constat froid.

Dans la période, le rêve est d’extrême-droite. Seule l’extrême-droite rêve. Seule l’extrême-droite désire. Seule l’extrême-droite a une libido. 

La meilleure des gauches est au mieux matérialiste. Ce qui n’est pas un défaut en soi car dans ce monde dystopique, où la vérité historique et le réel ont été abolis, l’analyse matérialiste est une condition essentielle de l’action politique. Mais cette gauche, aussi honnête soit-elle, peine à produire du rêve notamment à cause des défauts de ses qualités : elle n’est que matérialiste. Elle ne touche aucune corde sensible. Comme le faisait déjà remarquer le psychanalyste communiste Wilhelm Reich dans l’entre-deux-guerres, « le mouvement socialiste ne défend pas l’affirmation de la vie en ce qui concerne les masses laborieuses mais seulement quelques revendications économiques essentielles ». Mais mieux que Reich, Otto Straser (de l’aile « sociale » du parti nazi) disait en s’adressant aux communistes : « Vous commettez l’erreur fondamentale de nier l’âme et l’esprit, de vous en moquer et de ne pas comprendre que ce sont eux qui animent toute chose. »

Avec cette gauche matérialiste donc, on peut au mieux rêver de préserver ses acquis, sa retraite, le service public ou son pouvoir d’achat. Certes, il existe une autre gauche, plus romantique mais minoritaire, celle qui est internationaliste et communiste. Mais le rêve de celle-ci n’est partagé que par une poignée d’idéalistes, tellement elle est utopiquement déconnectée, tellement le communisme a historiquement déçu, tellement il a été dévoyé d’un côté, diabolisé et ringardisé de l’autre, tellement il échoue à répondre aux besoins immédiats tant matériels que moraux des classes populaires. En d’autres termes, si cette gauche rêve, elle rêve seule. Or la question posée ici, c’est « rêver ensemble ». Et j’ajouterais, « rêver en masse ». Par conséquent la question est la suivante : comment concurrencer les rêves de l’extrême-droite et comment rêver plus passionnément à gauche ?

J’ai eu l’occasion dans des débat récents d’être confrontée à cette question. Une première fois avec Bernard Friot, une seconde avec Frédéric Lordon. Tous deux m’ont dit, et à juste titre, que la proposition de Frexit décolonial que j’énonce dans Beaufs et Barbares, même nécessaire, n’est pas « kiffante ». Je le concède tout à fait. C’est pourquoi, ils – Friot et Lordon – persistent à rêver communisme. Mais en vérité, ni ce projet ni les moyens de le réaliser ne sont plus « kiffant » que le Frexit. Dans la période que nous traversons, on ne mobilise pas en effet les masses avec l’idée de salaire à vie. Et pas d’avantage, je le crains, avec la proposition communiste de Lordon, sur laquelle je vais revenir et qui se fonde sur un postulat avec lequel je suis en parfait accord et que je résume ici : il y a au cœur des classes populaires blanches des enjeux d’identification rattachés à des enjeux de survie. Le racisme, le nationalisme et le masculinisme sont toutes des solutions identificatoires de ce type quand toutes les autres ont été détruites. Il ajoute, et là aussi je suis en total accord, qu’il faut inventer des solutions identificatoires de substitution si on veut aller vers un dénouement révolutionnaire, lesquelles se doivent être de qualité et procurer le même niveau, sinon un niveau supérieur, de satisfaction morale et psychique que le nationalisme, le racisme et le masculinisme. Pour cela, il propose de faire un détour par 1917 où, selon lui, trois ressources passionnelles ont été utilisées pour nourrir le souffle révolutionnaire : 1/ la colère et la haine, 2/ l’expérimentation soviétique des puissances collectives et 3/ l’horizon positif du mot d’ordre « la terre, la paix, le pain ». Je propose de les passer en revue.

1/ La colère et la haine sont effectivement des affects puissants et il faudrait selon lui les détourner de leur cible première, les Noirs et les Arabes, pour les orienter vers les riches. C’est évidemment dans cette direction qu’il faut aller mais là où le bât blesse, c’est qu’on ne voit pas trop par quel miracle cette pulsion passionnelle – l’hostilité envers les Arabes et les Noirs – se retournerait spontanément contre les riches, étant donné son ancrage dans la culture populaire dont je voudrais rappeler ici qu’il tient à des conditions matérielles liées au contrat racial. Comment opérer ce détournement, c’est ce que Lordon ne nous dit pas car la conscience triangulaire des « petits blancs » qui détestent autant la France d’en haut que la France d’en dessous de la France d’en bas ne se téléguide pas : elle est trop consistante pour espérer la balayer à coups de sermons et de prêches sur l’ennemi principal que serait la bourgeoisie. 

2/ Expérimenter les puissances collectives : à l’époque, celle des soviets, aujourd’hui, celle des ronds-points. Pourquoi pas ? Mais cette expérimentation pour extraordinaire et créatrice qu’elle ait pu être, ne peut pas se généraliser ni se pérenniser dans le temps comme on a pu le constater. En d’autres termes, comment expérimenter les puissances collectives quand le marché du travail est à ce point éclaté, morcelé, stratifié, dans un contexte où la classe ouvrière, beaucoup plus hétérogène et concurrentielle qu’en 1917, ne dispose plus de lieux comme l’usine où se mobiliser et où s’organiser ?

3/ L’horizon positif du mot d’ordre « la terre, la paix, le pain » : Lordon ne dit pas qu’il faut revendiquer ces mots d’ordre précisément mais je considère pour ma part qu’ils restent valides. Encore faut-il, pour revendiquer la terre, qu’existe une paysannerie puissante ou pouvoir défendre celle qui reste, voire lui imaginer un avenir décent. Mais celle-ci a été sacrifiée par le néolibéralisme et continue de l’être. Pour revendiquer la paix, encore faut-il se sentir concerné par la guerre. Pour l’instant, ce n’est pas nous qui mourrons en masse mais les peuples qui ne comptent pas et dont la destruction effroyable est banalisée. Reste le pain. Il se trouve que ce ne sont pas forcément les plus pauvres qui votent extrême-droite. Et ceux qui, très pauvres, auraient toutes les raisons de revendiquer le pain, sont plutôt la frange la plus résignée de la population, qu’elle soit blanche ou non blanche. Il faut donc d’autres mots d’ordre. Mais lesquels ? Telle est la question.

Ainsi, renouer avec la proposition identificatoire du premier communisme, le « pour-soi » de la condition ouvrière, est aujourd’hui une impasse. Comment renouer avec une telle identification quand les conditions sociales de la culture ouvrière ont été détruites et que la conscience ouvrière s’est progressivement dissoute dans l’individualisme, la culture libérale, l’abstention ou encore la dérive droitière et raciste ? 

Malgré tout, et il faut le reconnaitre, toutes ces propositions sont justes et dignes de participer de l’élaboration d’une politique révolutionnaire mais elles ont un énorme défaut, que l’on pourrait résumer ainsi : elles ne salissent pas. On sort de ces propositions aussi propre qu’on y est entré. A aucun moment on n’y est mis en danger alors même que Lordon affirmait « qu’il n’était pas de proposition politique qui aspire à quelque succès, qui ne soit doublée d’une proposition passionnelle identificatoire forte qui s’attaque aux pulsions négatives ». Il ajoutait : « Quand on soulève le capot et qu’on regarde dans la psyché des gens, on ne voit que du dégueulasse. La gauche qui refuserait de regarder ça se condamnerait. » 

Il a mille fois raison. A cette nuance près que comprendre le sale, ce n’est pas encore affronter le sale et encore moins se salir. Or, le sale, dans cette proposition, est contourné. La proposition reste d’une grande pureté. Les petits blancs sont racistes ? Qu’à cela ne tienne, offrons-leur la tête des bourgeois ! Ils sont masculinistes ? Détournons leur colère contre les patrons ! Ils sont nationalistes ? Offrons-leur les joies du communisme ! Je ne veux surtout pas faire ici de mauvais procès à Lordon avec lequel j’ai beaucoup de convergences de vue car il a été l’un des premiers et des rares à prôner le retrait de l’Union européenne et a subi pour cela des attaques en souverainisme. Je ne parle bien que de cette proposition, telle qu’elle a été formulée.

Je pense pour ma part qu’on ne peut pas prétendre avoir compris la matérialité du besoin de racisme, de masculinisme ou de nationalisme sans au minimum aller tremper un orteil dans le marais de ces passions tristes, comme on ne peut pas prétendre devenir sujet d’histoire avec les classes populaires telles qu’elles sont sans partager avec elles une part du laid et sans s’enlaidir un peu soi-même. La proposition intègre et vertueuse hélas n’existe pas. Ceux qui l’espèrent dans un projet d’union des beaufs et des barbares sont défaits par avance. Tout projet de transformation impliquant les masses populaires des pays du centre capitaliste, très fortement impliquées dans l’exploitation et le saccage du monde et ayant un fort intérêt à défendre ce train de vie, est nécessairement une entreprise compromettante, dangereuse et risquée. Les forces politiques à prétention révolutionnaire seront toujours sur une ligne de crête. Car, me semble-t-il, nous devons payer le prix d’être la fraction privilégiée et donc corrompue du prolétariat international. C’est la nature même de ce prolétariat et la tentation de la sauvegarde de ses intérêts de race garantie par l’Etat-nation, dans toute son ambivalence, qui rend la tâche ardue et qui fera de nous des funambules. 

Alors que faire ?

Si le communisme en 17, l’islam politique dans le monde arabe ou la théologie de la libération en Amérique latine, pour ne prendre que ces trois exemples, ont mobilisé les corps et les esprits, c’est parce qu’ils ne se contentaient pas d’être à hauteur d’hommes. Ils étaient plus grands et d’une certaine manière obligeaient à lever la tête en direction d’une utopie ou en direction de Dieu. Si j’évoque ces exemples, c’est d’abord pour souligner une absence, une vacance, un vide de transcendance (terrestre1). Car oui, il nous manque une transcendance. Cette transcendance ne peut plus être le communisme pour les raisons déjà évoquées, elle ne peut non plus être le christianisme, Dieu ayant été chassé des cœurs et des esprits par un sécularisme forcené. Cette transcendance ne peut pas être l’islam (et croyez bien que je le regrette), car c’est à la fois une religion persécutée mais surtout une religion minoritaire ici en France. Or comme vous le savez, nous devons rêver ensemble. Nous devons donc nous projeter sur une transcendance collective et largement reconnue. Je m’empresse de dire que celle-ci doit être raisonnable, j’insiste sur raisonnable, car c’est l’humeur générale et le contexte qui fixe le niveau d’exaltation qui doit nous habiter. Or le contexte est désenchanté. L’humeur est à la désillusion, au sentiment d‘échec. Nous sommes tous et collectivement revenus de tout. On a tout essayé, tout expérimenté mais rien ne marche. Pas même la simple préservation des acquis. La macronie nous dépossède tous les jours de notre puissance collective et nous nargue. C’est pourquoi, même l’idée de transcendance est à aborder de manière pondérée, c’est-à-dire adaptée aux conditions historiques, sociales et psychologiques du moment, soit celles des illusions perdues. Le rêve que j’imagine ne peut être qu’un compromis entre les rêves trop grands des avant-gardes romantiques et les rêves trop petits en faveur de la retraite à 60 ans.

Pour résumer, cette transcendance : 

  • Doit être capable de mobiliser les affects installés et durs donc contenir un fort potentiel identificatoire.
  • Elle doit être saisissable immédiatement car le fascisme est à nos portes ce qui nécessite d’utiliser les affects communs à grande échelle et disponibles instantanément. 
  • Elle ne peut pas prendre la forme d’une utopie hors-sol, trop généreuse si j’ose dire, qui fantasmerait d’abord le bonheur de toute l’humanité, la fraternité humaine sans répondre aux besoins matériels et moraux des classes populaires dont l’adhésion massive est l’une des conditions essentielles de la transformation sociale. C’est-à-dire, et au risque d’en froisser certains, en finir avec la forme éthérée de la « révolution permanente » qui est une forme abstraitement « cosmopolite » et universaliste. 
  • Enfin, elle doit compromettre notre vertu, non pas parce que la souillure serait une fin en soi, mais parce qu’elle est un passage obligé compte tenu de ce que j’ai dit plus haut. Nous, peuples du Nord, ne sommes pas innocents, qu’on soit blancs ou non-blancs. Nous faisons partie du problème.

Aussi, la seule transcendance que je connaisse et qui réunisse toutes ces qualités, tout le monde dans cette salle la connait intimement. Mais beaucoup la méprise parce qu’à gauche, et dans le mouvement décolonial, pour des raisons souvent nobles, elle a été jetée avec l’eau du bain. C’est donc l’occasion pour nous, moi y compris, de faire notre auto-critique, et mener la bataille contre nous-mêmes. 

Cette transcendance, elle a un nom. Elle s’appelle France. 

La France. Notre pays. Le pays dans lequel nous vivons, dans lequel nous élevons nos enfants, dans lequel nous nous projetons, auquel nous sommes plus ou moins attachés, que nous pouvons parfois aimer, parfois détester, qui nous fait et que nous faisons.

La France, qu’est-ce que c’est ? Je mets au défi quiconque dans cette salle de me donner une définition claire et précise de ce que c’est. On peut définir un Etat-nation, on peut définir la république mais la France ? C’est déjà plus compliqué. 

Parce que la France, c’est une idée. Une simple idée. Et une idée, on en fait ce qu’on veut. Notamment un devenir. Ce que je veux appeler ici le devenir France. 

Dans son livre Théorie du sujet, Alain Badiou commence avec cette phrase : « J’aime mon pays la France. » Plus tard, dans un débat contre Alain Finkielkraut, avec qui il dit partager une forme de mélancolie dans son rapport à la France, il ajoute : « Il est difficile de trouver plus profondément français que moi. » Ce qui est intéressant dans cette déclaration, c’est d’abord qu’un communiste non repenti exprime son amour pour son pays, ensuite qu’il le fasse en compagnie d’un ennemi qui, lui, en sa qualité de prétendant à la blanchité (je rappelle que Finkielkraut est un juif et qu’à ce titre il est une victime historique du nationalisme européen), a surinvesti l’idée de France, comme le font la plupart des non-blancs, au point d’être devenu au fil du temps l’une des figures majeures de la réaction. Nous avons donc ici deux figures : l’une fidèle au projet communiste et l’autre réactionnaire, toutes deux amoureuses de la France. Il n’y a là qu’une contradiction d’apparence, car comme je l’ai dit plus haut, la France c’est d’abord une idée. Mais c’est aussi une histoire. Et de France, il y en a au moins deux. Celle de la révolution et celle de la contre-révolution, celle des Communards et celle des Versaillais, celle de la résistance et celle des collabos2, celle du mouvement ouvrier qui accouche de droits sociaux et politiques et celle de la bourgeoisie qui accouche de l’Union Européenne.

Je postule ici que si la gauche est plutôt l’héritière de la première et la droite de la deuxième, le peuple blanc est lui une synthèse des deux France. Il est dans ses grands traits patriote pour de très bonnes et de très mauvaises raisons. Il sort le drapeau pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il chante La Marseillaise pour de bonnes et de mauvaises raisons. En d’autres termes, les deux France cohabitent en lui. C’est donc au creux de cette contradiction profonde que la bataille doit être menée. Notre objectif ultime étant que l’une des deux France l’emporte sur l’autre.

Si comme je le disais, il faut apprendre à se salir les mains, c’est ici que ça commence. Le premier pas dans cette direction si on veut cheminer avec les petits blancs serait de se réapproprier la France et plus exactement l’idée de patrie. C’est dans ce geste précisément qu’on pourra commencer non pas à rêver ensemble mais à être ensemble. J’insiste sur être. Car si les classes populaires sont attachées à la patrie, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont mues par des sentiments primaires et chauvins mais aussi parce que la patrie sous sa forme nationale est un bien du peuple et qu’elle est comme le souligne Poulantzas un produit de la lutte des classes. Les affects blancs patriotes sont aussi liés à des intérêts de classe comme nous le montre le mouvement dialectique de la formation nationale. Le mot patrie est polysémique. Sous l’influence de la Révolution française (puis d’autres évènements fondateurs comme la Commune ou le programme de la Résistance à la Libération), la perception populaire de la patrie est d’abord rattachée à l’affirmation de principes politiques émancipateurs, universels, étrangers à toute idée de nationalité ou de nationalisme.  Ici, la patrie est indissolublement liée à la souveraineté et donc à la nation.

Mais la notion bourgeoise de nationalité en creux de l’Etat-nation va évidemment contrecarrer cette conception émancipatrice de la nation : le national se définit alors comme le ressortissant de l’Etat, tandis que l’étranger se définit comme non-national et non-citoyen, n’appartenant pas à la communauté politique constituée en Etat. La nationalité moderne ne définit donc pas réellement l’appartenance à une Nation, mais le rattachement à un Etat. Comme le dit Lochak, « le lien de nationalité est devenu un lien unilatéral et non plus contractuel, dont l’Etat est à peu près seul maître ». C’est ainsi que sont progressivement liquidés et la volonté générale (à la source de la souveraineté et de la Nation) et le contrat social. Ainsi, le mot « patrie » qui oscille toujours entre fraternité universelle d’une part et exclusion et racisme d’autre part est tout sauf pur mais aussi tout sauf totalement condamnable.

Si sous sa part lumineuse, la Patrie-Nation c’est avant tout la souveraineté nationale et populaire, il devient évident que la corrosion des services publics et du principe d’égalité et de justice est immédiatement perçu comme une perte de souveraineté. C’est ce qui pousse les dépossédés, les véritables nationaux, le corps légitime de la nation, les petits blancs au chauvinisme et donc à la défense de la frontière raciale qui devient poreuse à mesure qu’ils dégringolent dans l’échelle sociale. Leur effroi est justement qu’ils refusent de devenir des indigènes. Leur salut, c’est une version exclusiviste de la patrie. 

C’est pourquoi, pour rétablir une version non exclusiviste de la patrie, il faut rétablir l’Etat social et le service public auxquels les classes populaires blanches sont très attachées. Il faut prouver que la justice sociale (qui passe par déposséder le bloc bourgeois) est plus profitable que récupérer les miettes des Noirs et des Arabes, prouver que la lutte des classes est plus profitable que le racisme. Mais pour cela, il faut rétablir la souveraineté populaire. Le thème de la souveraineté nationale telle que la définit Gramsci est aujourd’hui, plus que jamais, d’actualité. Cela implique une réforme intellectuelle et morale qui passe par la construction d’un rapport sentimental, affectif et idéologique avec les sacrifiés du néo-libéralisme, lequel ne peut se faire que par la médiation du sentiment patriotique. C’est en tant que peuple-nation que nous devons redevenir les protagonistes de l’histoire car c’est à l’échelle nationale, comme l’a dit auparavant Stathis Kouvélakis, – l’échelle qui mobilise les affects les plus puissants – que doit s’organiser l’hégémonie et plus exactement une volonté politique collective et nationale, ce que recouvre le concept gramscien de « national-populaire ». C’est dans ce cadre que le Frexit prend toute sa dimension stratégique puisqu’il propose la reconquête de la patrie et donc du bien commun et donc de la souveraineté populaire. Et là où il y a reconquête de la souveraineté populaire, il y a rapport de force. Et là où il y a rapport de force favorable, il y a le pouvoir, il y a l’existence politique, il y a la dignité retrouvée. Ajoutons ici qu’il y a une opportunité historique qui se présente à nous et qu’il serait bête de ne pas saisir. L’extrême droite soi-disant patriote n’a la confiance des classes dirigeantes qu’à la condition de se soumettre à l’européisme et par conséquent de trahir la nation. Plus elle donnera des gages, comme l’a déjà fait Meloni en Italie, plus elle a des chances d’accéder au pouvoir. Or, les classes populaires blanches sont plutôt anti-européennes comme l’a montré le « non » au traité constitutionnel de 2005. C’est donc le moment ou jamais de prouver qui est véritablement avec le peuple et qui ne l’est pas. 

Mais moi qui vous parle aujourd’hui, et après avoir fait cette balade dans l’univers révolutionnaire français, je n’oublie pas un instant qui je suis ou plutôt ce que je suis : une indigène de la république. Un sujet colonial. L’objet de la discorde. La variable d’ajustement. Je n’oublie pas l’autre France. Je n’oublie pas que les « fâchés pas fachos » sont organiquement liés à l’autre France. Je n’oublie pas un instant le mal qu’a semé l’autre France dans le monde, je n’oublie pas le code noir, le code de l’indigénat, je n’oublie pas les massacres de masse, l’exploitation et la spoliation de masse, je n’oublie pas la Françafrique, la Kanaky, l’abandon de Mayotte, le soutien aux génocidaires israéliens. Bref, je n’oublie pas, comme le dit Césaire, que la France est indéfendable. Je n’oublie pas le constat de Césaire : « Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné́ naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison » comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là̀ est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins de chance de tromper. »

Mais il se trouve que même les indigènes ont un besoin de patrie. D’ailleurs, la plupart du temps, ils aiment plus la France qu’elle ne les aime. Et ces manifestations d’amour, en réalité, sont nombreuses. Ils ne sont pas rares à brandir le drapeau BBR lors de victoires de coupes du monde, ou lors de manifestations contre le racisme où il leur sert d’alibi. Voyez à quel point nous sommes Français, clament-ils. Car les indigènes sont privés de patrie. Ils ont perdu la leur et n’en ont retrouvé aucune. Et s’ils aspirent à cette adoption par la patrie France, c’est aussi pour des questions de survie, de protection, de sécurité. Avoir une patrie, c’est l’une des dimensions de la dignité humaine et en être privé est une blessure. Sinon comment expliquer le rapport névrotique au drapeau algérien ?

Les beaufs et les barbares, situés du même côté de la barrière de classe mais séparé par la division raciale, partagent donc le même rêve. Les uns revendiquent une patrie qui leur échappe (à cause de ce qu’ils appellent le mondialisme) ou qui les trahit (l’union européenne), les autres revendiquent une patrie qui les exclut et les méprise. Mais à chacune de ces manifestations de désir patriotique, les avant-gardes politiques, qu’elles soient d’extrême-gauche ou décoloniales se bouchent le nez. La gauche parce qu’elle n’y voit que du chauvinisme, les décoloniaux parce qu’ils n’y voient que de l’intégrationnisme. Je prétends pourtant ici que les avant-gardes qui se bouchent le nez dans les moments de liesses populaires comme les matchs de foot, ou devant les drapeaux de gilets jaunes, ou encore les manifestations comme celle contre l’islamophobie de 2019 dans lesquelles les indigènes ont brandi le drapeau BBR, se transforment par ce geste en arrière-garde. Je sais que s’attribuer le qualificatif d’avant-garde est mal perçu dans certains milieux de gauche. J’assume malgré tout et sans fausse pudeur ce titre. Car je crois à l’importance et à la nécessité de directions politiques qui assument ce rôle d’impulser, de diriger, d’encadrer, d’organiser et de tracer des lignes stratégiques fondées sur une théorie, une pratique et une vision du monde. En revanche, je pense que si parfois nous sommes légitimes à prétendre guider les masses, en tant qu’avant-garde, nous rechignons à être guidées par elles. Pourtant nous devons apprendre à distinguer les moments où nous devons guider comme les moments où nous devons nous laisser guider. Se boucher le nez devant certaines manifestations de patriotisme ou devant l’intégrationnisme spontané des indigènes, c’est passer à côté de la finesse et de la subtilité des affects populaires. Ils savent très bien pourquoi ils ont besoin de ce drapeau, ils savent très bien ce qu’ils en attendent. Ils savent très bien que la France, c’est comme l’or, une valeur refuge. Et contrairement à nous, ils savent rêver à la mesure de leurs moyens. Et si la France incarne leur rêve, c’est que la France est à leur portée. Ni trop grande ni trop petite.

Et pourtant, et pourtant, malgré tout ce que je viens de dire, je ne fais confiance ni aux indigènes ni aux petits blancs. Parce que je sais que je ne peux pas me laisser entrainer par la pente nationaliste et intégrationniste. Parce qu’au fond je sais que j’ai raison de n’être ni nationaliste ni intégrationniste. Je sais qu’ils savent quelque chose, et je sais aussi que je sais quelque chose. Je sais que la solution « patriote » ne saurait se suffire à elle-même. L’indigène décoloniale que je suis se sentirait à l’étroit. Mais plus qu’à l’étroit, se sentirait incomplète, limitée dans son être. Mais pire encore, se sentirait traitre. Car il y a les Autres du grand Sud. Non pas les autres comme simple altérité mais les autres comme prolongement de notre humanité. Or ces Autres, nous les malmenons, nous les torturons. S’il est un impératif à devenir pragmatiques, donc patriotes, cet impératif ne peut pas constituer une fin en soi. La défense de la patrie-Nation ne sera acceptable que fraternisant avec les peuples écrasés. Aussi, ce patriotisme sera internationaliste ou ne sera pas. C’est la seule manière d’échapper à l’emprise de l’Etat bourgeois, que je veux appeler ici Etat racial intégral. La communion populaire et la communion avec les peuples opprimés par les appétits impérialistes passeront nécessairement par la rupture de la collaboration de race donc par la rupture du lien organique qui lie les classes populaires blanches à l’Etat bourgeois et qui lie les indigènes à ce même Etat bourgeois par le mirage intégrationniste. Aussi la tâche des avant-gardes politiques qui auront pris le chemin de la défense de la patrie et qui auront repris langue avec les classes populaires, qui apprendront à parler la langue des petits, ne doit en aucun cas céder à la démagogie. Car les affects des petits sont aussi dangereux qu’ils sont émancipateurs. Il faut les manipuler avec une grande prudence. Notre boussole internationaliste doit donc rester intacte. De la même manière que dans le mouvement décolonial, nous disons « pas de lutte de classe sans anti-impérialisme », « pas de féminisme sans anti-impérialisme », « pas de 6ème république sans anti-impérialisme », nous disons bien évidemment « pas de patriotisme sans anti-impérialisme ». Et pour ceux qui douteraient de la possible résolution de cet antagonisme apparent, je renvoie à cet épisode de la Révolution française où est venue à l’ordre du jour la question de l’abolition de l’esclavage. Les colons défendaient l’idée que l’intérêt national dépendait de la production coloniale, elle-même dépendante du travail forcé et gratuit. La fameuse réplique de Robespierre, « Périssent les colonies plutôt qu’un principe », est l’expression d’une rationalité. Si la révolution édicte des principes, elle doit en assumer les conséquences. Il est impossible de réduire un homme en esclavage sans être un criminel. Il faut donc en assumer les conséquences, et si les conséquences, c’est la ruine des colonies, alors c’est la ruine des colonies, et c’est tout. C’est pourquoi, le vote de l’abolition de l’esclavage s’est fait sans débat ce qui était contraire aux mœurs démocratiques. Mais, comme le rappelle Badiou, les révolutionnaires ont alors considéré que soumettre la question du vote au débat revenait déjà à en entamer la valeur. Or on ne débat pas de savoir si un humain doit être esclave ou non. On vote contre et c’est tout. C’est ainsi que l’abolition de l’esclavage a été entérinée sans débat, car en débattre était déshonorant. Ce geste fondateur, d’une esthétique et d’une beauté sublimes, doit redevenir le geste des avant-gardes politiques et doit s’étendre à la conscience collective. Ce n’est pas tout à fait un hasard si, contrairement à de nombreux pays européens, nous avons encore une gauche de rupture forte. Si nous ne sommes pas complètement défaits, c’est qu’il y a des héritages historiques forts qui innervent le mouvement social au-delà de la France Insoumise. Face à la transcendance, il y a l’immanence de la volonté populaire historique. Mais prenons garde, la tâche des avant-gardes ne s’arrête pas là : elle doit aussi proposer une vision de la totalité, une explicitation du monde. Une vision qui expliciterait les mystères de notre impuissance collective dont les classes populaires ont soif et qui les poussent dans les bras du confusionnisme et du conspirationnisme. C’est pourquoi à un phénomène total, il faut opposer une vision matérialiste de la totalité.

Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur les soubassements de cette proposition de « patriotisme internationaliste ». Je disais plus haut que le communisme ne faisait pas rêver. Certes. Mais je n’ai jamais dit qu’il fallait y renoncer. Je vais même faire un aveu. Je pense que le communisme est la seule et unique planche de salut pour l’humanité. Quel que soit son habillage. D’abord parce qu’il est la seule alternative rationnelle à l’ensauvagement capitaliste mais aussi parce que nous n’avons aucun autre choix devant l’impératif écologique et climatique. L’option communiste est la seule option vitale. Je le dis sans la moindre ambiguïté. C’est pourquoi, il faut rendre grâce à ceux qui, comme Friot et Lordon, poursuivent ce rêve. C’est pourquoi aussi je ne l’ai jamais écarté. Si vous dépliez la proposition de patriotisme internationaliste, vous constaterez que le retour à l’échelle nationale par la proposition de Frexit décolonial, la reconquête de la souveraineté nationale-populaire, le combat pour l’hégémonisation d’un bloc social accompagné d’un véritable programme de rupture avec le néo-libéralisme, chevillé à l’internationalisme sous sa forme anti-impérialiste3, – constituent une proposition résolument et implacablement communiste. La différence entre un communisme qui se présente devant un peuple réfractaire à visage découvert et un communisme à visage patriote, c’est que le premier rate sa cible et que le deuxième a quelques chances de l’atteindre. Mais ce communisme devra être le communisme de son temps. Il devra être décolonial. Pas seulement anti-impérialiste. Il pourra être chrétien, il pourra être islamique, il pourra être kurde, palestinien, chinois, il pourra même être régionaliste. Car pour devenir une véritable transcendance, il doit accueillir en son sein la diversité humaine, la diversité des situations, la diversité culturelle mais aussi tous les besoins de l’âme. 

Vous pouvez le voir, ce rêve que je promettais modeste et raisonnable est tout sauf raisonnable et modeste. Il est même un peu fou. Mais comme vous le savez, heureux soient les fêlés, ils laissent passer la lumière. 

Houria Bouteldja


[1] J’ajoute le mot « terrestre » car certains lecteurs ont pu confondre l’usage du mot commun « transcendance » avec celui de Dieu que j’aurais écrit avec un « T » majuscule si j’avais voulu signifier la Transcendance divine.

[2] La Résistance n’était pas qu’affaire de lutte armée contre l’occupant, elle fut également affaire de lutte politique concernant la France à construire à la Libération. Grégoire Madjarian écrit notamment : « Ce qui se joue directement en France, ce n’est pas seulement la libération du territoire, mais aussi l’existence d’un régime, la nature du pouvoir politique et la direction de ce pouvoir. L’insurrection de l’été 44 n’a pas simplement un caractère national : elle provoque l’effondrement de « l’Etat français » et elle est l’instrument d’une prise de pouvoir. ». D’où le fait que les Américains étaient très méfiants vis-à-vis de la Résistance intérieure. Bref, plusieurs conceptions de la France s’affrontent. Cette lutte dans la lutte explique que De Gaulle ait autant méprisé la Résistance intérieure de la France, dans laquelle les communistes ont joué un rôle déterminant. En visite à Marseille à la Libération, où des maquisards défilaient la chemise ouverte, en tirant un véhicule allemand sur lequel se trouvaient des filles en robes (il faisait chaud) qui criaient en agitant des drapeaux, De Gaulle  aurait grommelé (selon Lucie Aubrac) : « Quelle mascarade! » A Toulouse, la situation faillit dégénérer après que De Gaulle ait ouvertement méprisé des maquisards. Il est d’ailleurs intéressant que l’une des premières demandes faites par De Gaulle aux Alliés ait été la livraison d’uniformes militaires afin de distinguer les « réguliers » des « irréguliers » et faire disparaitre ainsi des forces armées auxquelles ils étaient hostiles.

[3] Rappelons que selon Lénine, l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme et qu’à ce titre, être anti-impérialiste c’est être automatiquement anticapitaliste.

Intervention de Yessa Belkhodja aux rencontres nationales des quartiers populaires

3ème édition des rencontres nationales des quartiers populaires organisées par la France insoumise, samedi 1er février à Toulouse.

Bonjour,

Merci pour l’invitation.

Si je suis invitée aujourd’hui c’est parce qu’avec d’autres femmes, d’autres mamans de Mantes-La-Jolie nous avons créé le Collectif de défense des Jeunes du Mantois en 2018 suite à un événement qui avait défrayé la chronique au niveau national et international pendant le mouvement des gilets jaunes. À Mantes-La-Jolie, les élèves des lycée Saint-Exupéry et Jean Rostand, dans lesquels mes enfants ont été scolarisés ont décidé de faire un blocus en solidarité avec le mouvement des Gilets jaunes. Effrayés par l’ampleur du mouvement, et la possibilité d’une contagion du mouvement dans les tours, les pouvoirs publics ont décidé de réagir extrêmement durement. 153 élèves ont été interpellés par la police, dans des conditions particulièrement choquantes : ils ont été forcés à se tenir à genoux pendant des heures, les mains dans le dos ou sur la nuque, pour certains face à un mur, tandis que les policiers se moquaient d’eux, les filmaient et se félicitaient : « Voilà une classe qui se tient sage ».

Se tenir sage, c’est généralement ce qui nous est demandé pour garantir la tranquillité de tous. Accepter notre lot d’humiliations quotidiennes,
faire avec le racisme d’État, composer avec les violences policières, endurer les discriminations systématiques à l’emploi, au logement, à l’accessibilité aux transports. Se tenir sage pour que tienne le pacte racial et que le pays soit tranquille.

Pourtant depuis un certain temps, nous ne nous tenons pas sage. Au cours des dernières années, l’émergence d’un antiracisme politique dans lequel notre collectif s’inscrit, la lutte sans trêves des comités vérités et justice, le travail mené par le CCIF et d’autres ont permis de mettre au premier plan les questions d’islamophobie et de violences policières. Le large soutien dont bénéficie la France insoumise parmi les nôtres s’explique d’abord par le fait que la FI s’est mise à l’école de ces luttes autonomes. En mettant sincèrement nos questions et nos revendications au cœur de son agenda politique, la FI a permis d’approfondir le poids de ces questions, plutôt que de les récupérer pour les vider de leur substance.

En un sens c’est une forme de méthode qu’il serait important de reproduire dans la perspective des municipales pour incarner concrètement cette voie vers l’égalité et préfigurer la tranquillité de tous, plutôt que de sacrifier la nôtre.

On le sait l’un des éléments majeurs de la pacification des quartiers c’est le clientélisme. Son démantèlement systématique doit constituer l’une des tâches prioritaires de nos alliances.
Bien sûr il faudra abolir le contrat d’engagement républicain et la loi contre le séparatisme, mais ce ne sera pas suffisant. Il faut aussi et plus profondément ne pas soumettre les conditions d’attribution de subvention à des conditions politiques. Il faudra pour les mairies FI, ou alliées, acceptent la critique de l’opposition, composer avec notre autonomie et la conflictualité fructueuse.

Cela passe par des choses très concrètes : on ne doit plus avoir à marchander nos lieux de réunion. Ils ne doivent plus être réservés aux associations qui ne font pas de politiques, ou être interdits aux associations de facto qui entendent préserver leur autonomie. Comme le mouvement ouvrier classique avait essaimé des bourses du travail à travers le pays, nous avons aujourd’hui besoin de lieux où discuter, s’engueuler, imaginer d’autres manières d’organiser la société et abolir le racisme.

Il y aussi bien sûr la question des désignations. Pour nous, la Palestine est toujours une boussole. La candidature de Rima Hassan lors des élections européennes était une preuve. Une preuve par la Palestine. Les candidatures d’Amal Bentounsi, d’Adel Amara ou de Yassine Benyettou de très bons signaux, d’un phénomène qu’il faut approfondir et sanctuariser avec rigueur : gare aux parachutages qui ne seraient pas compris par les gens des quartiers. Mais attention aussi – et ce message s’adresse aussi aux nôtres – à ne pas se raconter d’histoire. Il ne suffit pas d’être l’un des nôtres pour nous être fidèles. Ils sont nombreux dans nos rangs à avoir toujours bénéficié des subsides sans avoir jamais rien fait pour nous. Il faut donc être à la hauteur d’un véritable projet de rupture et de son programme.

Outre le clientélisme qu’il faut défaire, il y a la répression qu’il faut désarmer. Un des éléments marquants de la dernière période c’est la volonté de l’État d’enrégimenter la religion musulmane. Soyons clairs, dans la droite ligne de la séparation de l’Église et de l’Etat, nous pensons qu’il faut libérer le culte. Les imams doivent être élus par les musulmans librement, et les velléités d’imposition par l’Etat d’un «Islam républicain » doivent être condamnées sans ambiguïtés. C’est aux fidèles de discuter et de diriger les affaires de l’Eglise dans le régime de la loi de 1905 et les imams doivent jouir des mêmes libertés politiques que les représentants des autres cultes.

Il faut aussi désarmer les forces qui tuent et mutilent nos jeunes. L’abrogation de toutes les formes de permis de tuer légiférées au cours des dernières années est une nécessité vitale, et avec cela l’abolition de la BAC, l’interdiction des flashballs et des grenades, l’instauration du récépissé pour les contrôles d’identité. Toutes ces mesures sont indispensables à notre tranquillité, au fait de pouvoir être sereins lorsque nos enfants sont dehors.

Cela ne fait pas de nous non plus de blanches colombes innocentes. Nous savons aussi que les gens ont besoin de sécurité. Nos quartiers souffrent des rixes, des violences, des règlements de compte liés au trafic de drogues. Et pour les vivre en première ligne, nous savons qu’on ne résout pas ces questions par l’escalade armée ou le tout-répressif. Il faut se poser sérieusement la question de la légalisation du cannabis, celle de la dépénalisation de la consommation d’autres drogues. Nous n’avons pas vocation à être le champ de bataille d’un marché qui concerne des millions de français, chez nous comme dans les beaux quartiers.

Penser les choses autrement donc et s’interdire le tout-répressif. Je voudrais finir sur un dernier élément. Il y a eu des moments où l’on laissait les jeunes faire de la politique. Où il ne serait venu à personne l’idée d’envoyer des compagnies de CRS pour mater des blocus lycéens. C’est un point auquel je tiens au regard de ce qui s’est passé à Mantes-La-Jolie, mais aussi parce que je pense que ça a été un moment politique très important. Ce que l’État a voulu mater ce jour là c’est la possibilité d’une jonction des nôtres avec les gilets jaunes, je veux dire des quartiers ou des « tours » avec un mouvement qui venait essentiellement de la ruralité, du périurbain, qui était très largement blanc.

Le déchainement de violence contre des lycéens ce jour-là s’explique aussi par la formidable menace qu’ils incarnaient – une véritable jonction des classes populaires. Ce qui a été empêché ce jour-là, nous devons continuer à le penser aujourd’hui, pour garantir enfin la tranquillité de tous. C’est que nous avons l’idée bizarre de vouloir faire société avec le reste de la société française, les « petits blancs», la ruralité, même si cela fait des décennies que l’on nous demande de rester sages.
Pour cela, il faut un programme de rupture et des rêves en commun. La gauche aujourd’hui n’est plus la seule qui parle des questions sociales, l’extrême-droite le lui dispute – même si nous savons bien que ce sont des mensonges. Mais trop souvent seule l’extrême-droite s’adresse aux cœurs et aux besoins moraux, avec les résultats que l’on sait.
Nous avons pourtant l’évidence d’un ennemi commun avec ce peuple blanc : la macronie et ses successeurs qui combinent casse systématique des services publics, accélération autoritaire et division raciste des classes populaires. C’est en combinant des mesures concrètes de rupture avec l’ordre établi et l’inscription de celles-ci dans un grand récit commun, endossable par l’ensemble des classes populaires, contre l’organisation de leur division que nous parviendrons réellement à l’égalité et la tranquillité.


Car oui, définitivement, nos rêves ne se tiennent pas sages

LA FIGURE INSUPPORTABLE DU COLONISE

L’archive coloniale n’a jamais été un exercice tranquille de lecture. Y compris, en ne travaillant que sur les mécanismes froids de notre dépossession – les dispositifs légaux de la nationalité française attribuée aux Algériens -, nous ne lisons en vrai que la violence létale commuée en violence légale. L’archive coloniale nous oblige à revenir sans cesse à ce qui commence par le sang et finit en écritures.

Et, aujourd’hui, tout s’effondre encore.  Posé àras du chaos, l’ordre réglé du discours et des débats, tel qu’il est arrêté, peut-il encore tenir ? 

Le génocide des Palestiniens opère tel un fixateur. Il parle cette angoisse sourde du meurtre recommencé des miens, sorte de tue-tête réarticulé de cette commissure du crime colonial qui, ayant meurtri la chair de nos parents, s’était inscrite à mon corps défendant au plus profond de moi. Aujourd’hui donc, le tout du colonial refait surface, et je ne sais plus où hurler au monde. 

La Palestine me révèle à ma condition carnée. Elle me fait figure d’épouvante quand, dans ces arènes universitaires, je viens perturber le confort des taiseux qui, au souci du monde, ont choisi le souci de leur carrière. 

Hurler au monde donc. 

Je voudrais commencer – ou recommencer d’ailleurs – par la statistique morbide, la litanie des morts et des endeuillés, mais le chiffre terrorise nous dit-on, parce que la source n’est pas bonne : elle est articulée par le Hamas et son ministère d’une santé ruinée par le bombardement israélien. 

Nous pourrions manipuler ce chiffre, le réinscrire dans la chaîne des citations autorisées, chercheurs de toutes parts et contradictoires qui, un siècle déjà, nous ont livrés les clefs d’un conflit, sans pouvoir le terminer, et donnant aujourd’hui cette impression de refroidir le crime d’hier pour assurer, à aujourd’hui et à demain, sa ration gloutonne de morts. Le pouvoir de citation ?  A quoi bon travailler le cadavre, cela ne sait faire revenir les morts parmi les vivants. 

Là où la révolte devrait surgir, il ne s’élève que des résignations confortables, jouant honteusement de l’injonction épistémologique contre une injonction éthique. Génocide ? la chose n’est pas décidable nous dit-on. Il manquerait de la data pour prendre l’exacte mesure des crimes israéliens. Que vaut ce luxe des dispositifs de savoir, conformes aux institutions universitaires néo-libérales, quand Israël, ne s’embarrassant pas des inquiétudes méthodologiques, reporte l’épreuve de falsifiabilité sur le terrain de la guerre asymétrique ? 

Il vaut consentement, par prudence et par lâcheté, au meurtre des Palestiniens. Il est concupiscence du regard. Un vouloir-voir au plus près de ces cadavres amoncelés, par crainte de tout confondre et de ruiner l’exceptionnalité du génocide juif de la Seconde Guerre mondiale. L’examen cadavérique auquel nous sommes sommés est ce regard myope du monde occidental et de ses intellectuels fatigués par leur sentiment de culpabilité à l’encontre des juifs. Aujourd’hui, l’objectivisme est un parler faux. L’attente réglée des données empiriques a été la meilleure chance donnée au meurtre des Palestiniens. 

Il est vrai que toujours le meurtre se commet d’abord dans et par le langage. Nous savions que sous le plaisir du texte, souvent, le parler colonial délivre dans des tours de phrases, mi littéraire mi martiaux, des permis de tuer l’Arabe. Mais si la sémantique a de tout temps était ligne de front et ligne de faille de ces sociétés coloniales, aujourd’hui, la bataille de dénomination est un piège à visée d’épuisement. Appelez donc cela carnaval, si il vous plaît. Je vous rétrocède le mot génocide, ce tabou/totem mal vieilli qui n’inscrit pas l’Arabe de cette garantie de non répétition. L’exactitude catégorielle est trop post-mortem ; elle suit la mort là où nous devrions pouvoir l’arrêter. 

Convoquons alors la loi et le droit, paroles d’autorité à qui manque le pouvoir de contraindre les parties, comme nous le montre encore la dernière livraison de la CIJ sur le sujet. Ce jugement des juges internationaux, parce que vide de commandement, prolonge effrayé la furie criminelle. D’ailleurs, Palestiniens et colonisés de toute époque, savent d’expérience que chercher le juste dans la loi et par la loi qui vous dépossède est une dépense en pure perte. 

Ainsi en a décidé l’Assemblée Générale de l’ONU le 29 novembre 1947, par sa résolution qui ne résout rien, si ce n’est qu’elle instille le principe de la guerre permanente, autrement dit, autrement vu, de la résistance palestinienne. C’est souvent ainsi que les guerres viennent au monde, après délibérations des puissants, mandataires réunis en session spéciale, mais à qui le renfort de formalisme juridique ne pallie jamais au défaut d’un consentement indigène. 

Ce n’est que cela qui « nuit au bien général et aux relations amies entre les nations » : le défaut de consentement, autrement dit l’arbitraire de la Loi et de ses partages qui, usant de son pouvoir de définir les choses, prête aux autres sa propre nature : « un acte d’agression ». Mais nous, nous savons que pareil consentement ne se gagne jamais à l’usure. Nous savons que la seule « menace contre la paix », telle que l’articule un langage vieilli hérité de la SDN, ce sont ces mauvais partages entre le juste et l’injuste.

 Il nous resterait alors à penser le fait accompli, à s’y résigner, mais souscrire à pareille éthique fait mal à nos consciences historiques. Et c’est aux seuls dépossédés, aux Palestiniens eux-mêmes, de décider de ce que le temps fait à leurs justes et légitimes aspirations, de prononcer s’ils le souhaitent les prescriptions par lesquelles pourraient se penser un côte-à-côte plutôt qu’un face-à-face avec l’occupant. 

De ce que nous savons, depuis Alger et son long siècle colonial, c’est qu’un fait d’occupation organise entre occupants et colonisés une coïncidence de lieu dans une discordance de temps. Depuis 1948 donc, – et bien avant cela sans doute – jamais les Palestiniens n’oublièrent la guerre qui leur est faite. Jamais ils ne s’inscrivent dans un même temps d’avec l’occupant. Cet impossible oubli remet chacun à sa juste place. Et toujours, reviennent-ils à ces premiers partages de la guerre et des lois qui la poursuivent dans un compagnonnage assassin. La ligne de front bien que fuyante n’a jamais cessé d’exister. Et toujours et encore, il y aura des retours malheureux à la guerre … jusque vienne la dernière. 

Nous savions mais nous faillîmes.

Aujourd’hui, ici et maintenant, entre nous, est un jour qui ne peut s’engager sans dire ce qui déroute, ce qui trouble la raison et la foi et rend incompréhensible, ce qui jusqu’alors a été désigné « monde » : le scandale de la réitération, le sans cesse recommençant, le scandale du mal, et le bonheur rieur des méchants. C’est comme retourner au 19ème siècle avec les moyens du 21ème, comme le dit Ghania Mouffok à qui je partage une même condition d’écrivant. 

Aujourd’hui donc, que pourrait bien être cette somme de discours à venir, entre nous, qui, au bruit des bombes, à l’odeur du feu et du sang, s’effondrent dans leurs propres proférations ?

 Que devrait être ce temps de pourparlers académiques, s’il ne veut être une somme d’intelligences qui, couchées sur papiers, consommant la page comme on consomme le crime, se meurent de rester sans échos dans le monde, sans secours pour les Palestiniens dont le génocide annoncé est désormais feuilletonné par les mots des uns et des autres, et les nôtres mêmes ? – un acte gratuit depuis que les mots, n’agitant qu’un milieu de propagation restreint, ne savent arrêter les bombes et les massacres.

Par quoi opère la sortie du tragique colonial, et assurément, sans devoir à rougir, la possibilité d’un renversement du monde ? Car ce monde doit finir, le tout du monde, ses ordres narratifs, légaux et esthétiques.  

Il ne peut se penser d’écriture décoloniale, sans l’articuler à une prétention, exorbitante mais justifiée, de revendiquer ou de disputer un pouvoir de direction du monde plutôt que de se restreindre à sa simple description. Car comprendre, saisir le chaos par l’entendement, ne l’arrête pas.  Alors peut-être, comme le dit la philosophe Françoise Collin dans son étude sur Blanchot, « il ne faut pas peindre le meurtre de César, il faut être Brutus. » Une écriture qui dévie, qui écarte, qui débusque et qui souvent terrifie les bien en place. Mais le monstre est bien ailleurs que sous nos plumes.

Être Brutus, c’est reposer ce vieux problème, visiblement mal résolu, de la violence dans l’histoire et de ses légitimations différenciées et discriminantes. Et sortir le monde actuel de son orbite et de ses limites nous oblige précisément à la redite de cette question secousse. La résistance armée est rarement impeccable. Mais dire que les violences palestiniennes et israéliennes s’engendrent mutuellement, c’est emprunter à Camus sa « casuistique du sang », autrement dit faire oublier le meurtre premier, l’effraction coloniale par laquelle tout procède et tout revient. Une diachronie que nombres d’historiens feignent d’oublier dans leur défense « au droit d’Israël d’exister », un coûte-que-coûte assumé à la Scuola Superiore Meridionale de Naples, où j’étais en poste l’année dernière, avant de démissionner.

Si écrire l’histoire à la manière décoloniale, c’est bien souvent prendre part et prendre goût au monde et à son écriture, elle n’est cependant pas simple plaisir égoïste d’auteur. Goûter aux joies du récit, c’est refaire une conscience égale au monde. C’est faire un monde mien quand d’ordinaire nous l’habitons comme non coïncidents. Il nous faut réécrire la chair et les paroles vives de derrière les concepts froids des grandes écoles de pensée, de derrière les taxinomies légales qui, découpant le monde, nous le fait souvent trop étroit, espace d’inconfort et d’insécurité, quand nous n’y rôdons pas comme âme en peine dans ce qui est devenu pour nous l’espace d’une chasse à l’homme. 

Écrire donc ce qui commence par le meurtre et par le sang a toujours été une épreuve, une douleur. Et, encore, il nous faut gémir sérieusement ici et là. Mais pour que l’histoire décoloniale atteigne le plus haut point de son genre, pour qu’elle excelle autrement que par les effets de style et l’esthétique de ses formes, elle doit s’accepter comme écriture de l’accountability, pour employer un anglicisme utile, une écriture qui accuse donc car il n’est de justice sans accusation. 

J’ai encore dans l’oreille cette clameur d’une Algérie libérée, rieuse d’un temps où elle sut faire de l’anticolonialisme une passion joyeuse, un tue-tête qui aujourd’hui ne réussit pas à dominer le beuglement du monde, chauffé à blanc et à sang par des criminels se gonflant de tout leur souffle et vomissant en rafales la furie des bombes gueulantes, comme s’il ne s’agissait que de brûler un peu de poudre pour nettoyer le monde, faire place nette de ses gens tombés dans la choséité. Aujourd’hui on fait encore bombance de nos chairs. Colonial, « cela parle, cela ne cesse de parler », comme une matière qui ne s’épuise pas.

Nous savions et nous faillîmes.

Décidément, les colonisés sont des figures de l’insupportable, car le crime que nous racontons ne se laisse jamais regarder de face. On pue la mort. Toujours, le crime colonial fait à l’indigène visage affreux. Toujours, il nous défigure. Car il faut pouvoir nous tuer, aisément et en masse, dans l’indignité du nom qui nous est prêtés : terroristes. Le crime des Palestiniens est un crime sans que vraiment ne coule le sang, car nous sommes des victimes trop cannibales, pour avoir osé retourner à l’État colonial sa violence principielle. 

Ici, à l’Université de Nanterre, nous ne devons cessez de se remémorer que nos pères étaient les terroristes d’hier. Vous devez l’entendre. Sinon il nous reste à fuir les mots d’un langage menacé de l’intérieur, d’une langue réduite à ses effets et aux petits plaisirs qui y sont attachés.

Notre part à prendre, que peut-elle donc être quand les puissants de ce monde déplacent l’épreuve de falsifiabilité sur le terrain de la guerre recommencée. Que perdons-nous dans le tout du langage ? Que reste-t-il à dire au milieu du bruit, pour faire entendre ce qui nous réunit aujourd’hui ? Que serait l’extrême de notre parole ? Une parole qui ne serait le je du bavard, qui saurait se faire entendre et comprendre, un travail sur le monde donc.

L’écriture décoloniale doit pouvoir tout emporter, ou alors la force seule doit pouvoir continuer à faire sens. La force seule, pour nous aussi.

Les Palestiniens sont les justes à qui la force a manqué …et ce, de notre faute à tous. Il est aussi là le scandale. Prendre sa part et prendre goût au monde, ce n’est plus dès lors un problème de définition de qui est qui, mais un problème de méthode pour faire triompher la justice dans cette exigence de vérité : les Palestiniens sont les justes à qui la force manque. Cela dit tout le tragique de la situation interrogeant les historiens que nous sommes sur ce que doit être, s’il y a lieu, une éthique de responsabilité aux temps des colonies, en temps de génocide.

Noureddine Amara, historien

Illustration : Photographie de l’aïeule de l’auteur. Copyright © Noureddine Amara archives familiales.

Du même auteur :

https://shs.cairn.info/publications-de-noureddine-amara–724351?lang=en

https://www.liberte-algerie.com/contribution/une-memoire-hors-contrat-353284

https://www.mediapart.fr/journal/international/290121/le-rapport-stora-vu-par-deux-historiens-algeriens-la-verite-n-est-pas-la-ou-il-y-l-etat

« PETITS BLANCS » : POURRIR OU DEVENIR

C’est Noël! En guise de cadeau, l’édito du Nous 3 intitulé, « Petits Blancs », fascisme ou révolution, signé Louisa Yousfi et disponible à la commande ici :

Qui sont les petits blancs ? De quelle couleur sont-ils ? Sont-ils plus petits que blancs ou plus blancs que petits ? Sur un plan strictement politique, la réponse est aisée. Les petits blancs sont tendanciellement blancs. Ils votent en tant que blancs, se vivent blancs, se veulent blancs. La séquence électorale récente et les troubles occasionnés par la révélation de leur blanchité au sein de la gauche de transformation n’a fait que rejouer ce sempiternelle refrain, suivi de sa sempiternelle question : que faire des petits blancs qui semblent avoir endossé le pire de ces deux adjectifs ? Petits en ceci qu’ils constituent la partie la plus lésée du pacte racial qui structure le pays, blancs parce que pétris d’affects proprement racistes et donc contre-révolutionnaires. La cause de ces sombres affects n’a d’ailleurs que peu d’importance. Que les petits blancs soient racistes par haine, par peur, par ignorance ou par une fausse conscience de classe ne permet pas de résoudre grand-chose. Au contraire, tout porte à croire que c’est foutu. Pour eux. Pour nous. Pour « le pari du nous ». Et pourtant.

Nous, militants décoloniaux qui tâchons de mettre toutes nos idées à l’épreuve du matérialisme historique, avons toujours en tête ceci : les groupes sociaux ne sont jamais que sociaux et il n’y a pas que du politique dans le politique. Certes, les petits blancs sont les sentinelles de la blanchité, certes ils en surveillent les frontières comme des gardiens de nuit maigrement payés, mais ce deal de perdants qu’ils ont contracté avec la bourgeoisie qui les méprise tout autant que nous autres, révèle en eux une zone qu’une analyse grossièrement « matérialiste » est insuffisante à saisir complètement. Sur le racisme des Blancs américains, James Baldwin disait en substance : quel problème interne à eux-mêmes les Blancs cherchent-ils à fuir pour qu’ils aient à ce point besoin des Noirs ? Pour le cas français, il faudrait décliner l’interrogation : quel miroir inversé les Noirs et les Arabes de ce pays tendent- ils aux petits blancs pour que ces derniers soient convaincus de l’idée qu’ils sont sur le point de disparaître sous l’effet d’un grand-remplacement ? Dans la haine qu’ils expriment à notre endroit, quelle est la part de convoitise ? Et pourquoi est-il possible de renverser tous les stigmates du monde, à commencer par celui du « barbare » à l’ère où le capitalisme lui-même a des vues sur cette dignité et veut en faire son commerce, et jamais celui du « beauf » dont les tentatives de sublimation échouent le plus souvent ?

C’est un chantier qui s’ouvre sur des sables mouvants. Les petits blancs, s’il faut les envisager, ce n’est pas seulement « en dépit » de leur racisme mais « à l’intérieur » de leur racisme, posant comme hypothèse régulatrice que ce dernier constitue le voyage raté vers leur dignité. Car comment fait-on après avoir négocié son âme dans l’objectif de ne pas tout perdre (et de se retrouver à partager la même condition que les barbares) et finalement tout perdre quand même ? Comment lutte-t-on contre cette forme spécifique du ressentiment ? Et à quoi ressemblerait-elle cette « âme » qui permet encore aux barbares, malgré l’oppression et l’humiliation, de ne pas complètement abdiquer leur devenir révolutionnaire et d’exister selon un système de valeurs et de croyances indociles aux lois du monde qui nous accable collectivement ? Comment la retrouver au milieu du désert économique, social, culturel et spirituel dans lequel les petits blancs se retrouvent désormais piégés ? À poser les choses ainsi, l’espoir devrait manquer. Mais ce serait passer à côté de d’une ironie loin d’être amère, plutôt miraculeuse même. Ce travail sur la dignité perdue des petits blancs est aujourd’hui intuitionné, pensé et développé par leurs ennemis jurés, les militants antiracistes de l’immigration qui savent voir derrière le visage de leurs bourreaux les plus directs, leurs voisins de palier ; derrière toute la haine et la rancœur dont ils sont pourtant les cibles, ce que la France leur a fait à eux aussi.

Le « pari du nous » commence donc ici, en territoire décolonial où le premier effort est tenu : prêter à ces ennemis très hostiles un destin néanmoins pas complètement foutu, aux aspérités encore inconnues, qui ressusciterait une mémoire perdue à même d’abolir notre première question. Non plus « Qui sont les petits blancs ? » mais « qui peuvent-ils devenir ? ». Par exemple : ni petits, ni blancs.

Louisa Yousfi

Pour commander le Nous 3

On ne dit pas « Notre-Dame », on dit « Leur-Dame » Patrimoines de l’humanité et impérialisme

« Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la maitresse de la terre, mère des préludes et des épilogues.

On l’appelait Palestine.

On l’appelle désormais Palestine.

Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame ».

Mahmoud Darwich

En début d’automne, l’aviation israélienne dévastait un souk vieux de 400 ans dans la ville de Nabatiyé dont l’histoire remonte aux ères ottomane et mamelouke. Qui l’a su ? 

Un peu plus tard, vers novembre, des frappes israéliennes ont détruit un mur entier de la citadelle de Toron, une forteresse bâtie au XIIème siècle au temps des croisés dans le sud Liban. Etonnant. Même la mémoire chrétienne n’est pas épargnée. La chrétienté arabe plus exactement dont on prétend se soucier quand elle est supposée menacée par les hordes musulmanes environnantes mais jamais quand elle l’est, de fait, par les Européens. En effet, combien d’églises, de monastères, de vitraux ont été détruits en Irak, Syrie, Palestine, Liban par les expéditions punitives américaines, israéliennes mais aussi françaises ? Qui a pleuré l’église de Saint Porphyre à Gaza détruite en 2023 par une frappe israélienne ? Qui a pleuré la destruction de la grande mosquée de Gaza, construite à partir d’une église du temps des croisés, elle-même construite sur un lieu saint proto chrétien, faisant de ce site un lieu d’une intense densité spirituelle au moins deux fois millénaire, puisque sous l’islam, le christianisme croisé, sous le christianisme croisé, le christianisme originel, et sous le christianisme originel, les traces d’un temple d’une religion antique. Tout cela sur le site d’un Gaza, uniquement assimilé à une terre de dévastation, jamais à une terre d’histoire.

Mais souvenons-nous, en 2001, de la destruction, par les Talibans, des trois Bouddhas de Bâmiyân, statues réalisées entre 300 et 700 après JC dans ce qui s’appelle aujourd’hui Afghanistan. L’émotion a été planétaire. Mais c’est en Occident que le chagrin a été le plus fort et le plus bruyant. On peut même dire que ce sont les larmes occidentales, coulant à flots, qui en ont fait un évènement à l’échelle du monde.

On peut en tirer une première conclusion évidente : ce ne sont pas les destructions d’oeuvres immémorielles de l’aventure humaine qui dictent les indignations ou qui produisent l’indifférence générale. C’est l’identité des criminels, et/ou l’identité des peuples dépossédés de leur mémoire et de leur histoire. Ou plus exactement, l’appartenance des uns et des autres au camp de la liberté et de la civilisation ou au camp de la barbarie. Dans le cas des trois Bouddhas, les criminels étaient « nos » ennemis. Aussi, le crime a-t-il été nommé pour ce qu’il était : un crime. Dans le cas de la citadelle de Toron ou du vieux souk de Nabatiyé, l’acte de vandalisme n’a rien provoqué, rien bougé. Pas même un battement de cils. Pas de réaction = pas de victime = pas de crime = pas de criminel.

Deuxième conclusion : les talibans destructeurs de Bouddhas sont des salauds. Les Occidentaux destructeurs de souks antiques, non.

Mais je dis là des banalités. Et ça me fatigue. 

Je me souviens de cette même lassitude quand Notre-Dame a été détruite par les flammes en 2019.

Je me souviens d’avoir été émue. Comme je ne suis pas sujette aux émotions programmées, je sais que mes sentiments étaient sincères et qu’ils n’étaient pas confondables avec ceux de Macron. Mais je me souviens aussi d’avoir été passablement irritée par le long lamento des indigènes à propos du sempiternel « deux poids, deux mesures ». Pourquoi Notre-Dame suscite-t-elle cette gigantesque déploration et pas les centaines, les milliers d’oeuvres historiques détruites par le colonialisme et l’impérialisme dans le sous monde ? 

C’est pourtant simple car il n’y a pas deux mais trois conclusions :

Seul le patrimoine identitaire, entendu comme marqueur civilisationnel a droit à ses titres de noblesse, christianisme identitaire compris, mué depuis peu (et pour combien de temps ?) en « judéo-christianisme ».

J’ai donc été irritée, non pas parce que la colère des indigènes n’était pas fondée mais au contraire parce qu’elle l’était trop et que rappeler la vérité ne sert à rien tellement la séparation entre l’humanité qui compte et celle qui ne compte pas est abyssale. Bref, un agacement de résignée.

Et voilà qu’en plein génocide, Notre-Dame est rouverte. Pendant qu’on massacre des enfants par dizaines de milliers à Gaza, on ressuscite la pierre à Paris. Toujours blasée, je me dis que tout cela est tout à fait normal, qu’on ne connait pas d’autres mondes que celui-là. Qu’il faut admettre cette LOI.

Aussi, ce qui m’a interpellée dans la séquence, ce n’est pas tant le très périmé et très pathétique « deux poids deux mesures », c’est la profondeur de la séparation, l’immensité de l’abîme. Il va de soi que mesurer l’étendue de cette séparation  n’est utile que pour celles et ceux qui contestent la LOI, et espèrent encore recoudre les morceaux. Les autres, je les comprends.

Commençons par l’essentiel. Les destructions de Bouddhas ou de souks ancestraux se font en territoire barbare. Certes, la machine à provoquer des indignations ou à les taire est toujours en veille, mais comprenons bien qu’il s’agit là du « mémoricide » et donc de l’identité des peuples qui ne comptent pas. L’émotion blanche toute spectaculaire qu’elle soit est de surface. Mais il n’en va pas de même quand ce qui est en jeu c’est le mémoire des Européens, et dans leur mémoire, en particulier ce qui sert de socle au récit national.

Notre-Dame a brulé. Il ne s’agissait pas d’un acte terroriste et encore moins d’un bombardement mais d’un accident. Un croyant dirait « c’est la volonté de Dieu » et on passerait à autre chose. Les oeuvres humaines peuvent disparaitre. Ca fait partie de la vie. Ou alors, reconstruisons comme nous le pouvons, pudiquement, modestement, sans éclats. 

Ce n’est pas ce qui s’est passé. 

Notre Dame a bénéficié d’un élan de « générosité » démentiel : 

846 millions d’euros auprès de 340.000 donateurs de 150 pays parmi lesquels de très nombreux Américains mais aussi les plus grosses fortunes de France, les familles Arnault, Bettencourt et Pinault. Il est que la France profite de son statut de puissance mondiale et de son aura internationale, inséparable de son histoire coloniale dont elle a su tirer profit. On sait depuis la cérémonie d’ouverture des JO à quel point elle tient à rester un emblème. Aussi l’offense de feu faite au mythe Notre-Dame devait être vengée et comme on le voit, elle a été vengée.

Quant à la cérémonie d’ouverture, elle s’est faite en présence d’une cinquantaine de chefs d’Etat parmi lesquels Trump, de 13 présidents européens, de nombreux hommes d’affaire dont le très puissant et redoutable Elon Musk. Une communion de Charlie en somme.

En vérité, on n’a plus le droit de s’émouvoir de la vulgarité de ces gens.

Aussi, ce n’est pas la grossièreté qui m’a émue cette fois mais la finesse.

Bizarrement, c’est par la beauté et l’élégance que je me suis sentie agressée. 

Ce que j’ai trouvé le plus troublant (et peut-être ne serais-je pas comprise ?), c’est la mobilisation de tous les savoir-faire anciens, les compétences exceptionnelles pour reconstruite Notre-Dame à l’identique : les tailleurs de pierre, les charpentiers, les forgerons, les couvreurs, les sculpteurs, les vitraillistes, les dinandiers, les cordistes, les patineurs… Tous ces beaux métiers qui ont joué un rôle crucial dans la restauration de Notre-Dame en apportant des expertises techniques et des savoir-faire uniques. Chaque spécialité a été soumise au respect de l’authenticité historique de la cathédrale, tout en intégrant des techniques modernes pour renforcer structure et pérennité. Une multitude de talents, un travail d’orfèvre pour reproduire à l’identique tel ou tel vitrail endommagé. Les statues et les gargouilles, les fresques et les ornements muraux ont ainsi reprit vie…Les commentateurs étaient remplis de fierté chauvine, les commentateurs étrangers d’admiration. Le ravissement était à son comble. 

C’était violent quand on y pense bien.

Pas seulement parce que Gaza se meure et que l’Orient se disloque en même temps.

Pas seulement parce que les mondes détruits emportent avec eux leurs charpentiers, leurs sculpteurs, leurs forgerons et leurs savoirs.

La violence c’est l’impudeur, le trop d’amour de soi, l’indécence narcissique. La survalorisation de l' »authenticité », ce soin infini pour guérir une blessure identitaire, réparer une offense qui n’en était pas vraiment une (il n’y a ni victime, ni bourreau, ni sang, ni blessé), pour flatter l’égocentrisme chauvin et permettre à Jupiter de tenir au moins une promesse, pendant que lui et ses invités détruisent méticuleusement et sans vergogne l’âme des peuples en trop.

La violence, c’est le poids symbolique énorme de la chrétienté nationalisée et coloniale qui finit par être une chrétienté d’empire (d’où la présence de Trump) dont on veut nous faire croire qu’elle aurait été chassée de l’histoire de France, alors qu’elle en est l’âme pour peu qu’elle accepte d’être au service de l’empire. Le refus du pape de « collaborer » à cette farce puis son recueillement, seul, devant le petit Jésus recouvert d’un keffieh est saisissante de contraste : la vulgarité crasse versus la pudeur et le sens de l’histoire.

La violence, c’est l’hypocrisie laïque et son pendant islamophobe, tous contenus dans cette cérémonie religieuse tenue dans l’espace public et applaudie par les plus grands et les plus médiatiques des prêtres laïcs au moment où la tentation est grande de chasser les Musulmans de ce même espace public.

La violence, c’est l’abîme. Cet abîme n’est pas creusé seulement pas l’hypocrisie monstrueuse de l’Occident. Il est aussi creusé par ses victimes qui s’éloignent et qui regardent ailleurs, pas parce que le ciel est plus bleu ailleurs, juste parce qu’il est ailleurs.

Je me souviens des paroles de mon oncle. Un jour, j’étais adolescente et dans une conversation familiale, j’ai évoqué Notre-Dame. Mon oncle m’a interrompue de manière sentencieuse en disant : « On ne dit pas Notre-Dame, on dit Leur-Dame ». Une résistance de loosers, vous me direz. Certes. Mais il était déjà en train de creuser vers cet ailleurs.

Houria Bouteldja