Messages par QGDecolonial

Koh-Lanta, pulsation et loyauté

Souffrez que, par ces mots, moi, gauchiasse, je réalise un rêve farfelu : celui d’être un « Jean-Pierre Pernaut à vocation décoloniale ».

À l’école primaire d’Arles-sur Tech (Pyrénées-Orientales), à la veille de l’été actant la mise en suspens des luttes sociales, nous apprenons que les prochains ouvrages de la bibliothèque seront acquis grâce aux bénéfices de la vente des gâteaux, vente organisée lors de la diffusion sous le préau de Koh Lanta, où cette année a brillé l’enfant du pays Jérôme M., peintre en bâtiment, dit Jérôme-le-Catalan. Le village a littéralement communié dans une même clameur émue lorsqu’à l’issue d’une épreuve d’orientation remportée haut la main, le candidat a esquissé un pas de ball de bastons[1] en hommage à son « groupe de danses folkloriques catalanes », puis crié : « Ça, c’est pour le Sud, pour le peuple catalan, c’est pour ma vallée le Vallespir et le Haut-Vallespir, et pour tous les Arlésiens », avant de planter son poignard en criant « Viscaaaaa ! »  Viva ! »).

Techniquement, une production télévisuelle française investit une péninsule philippine présentée comme vierge (alors qu’elle est peuplée de 51 000 habitants) et dans le cadre d’un jeu d’aventures, y filme un homme blanc qui, dans un ordre décroissant, déclame cinq entités locales auxquelles, à la faveur de ce spectacle à audience nationale, il entend être rattaché. Pleins feux nationaux sur des trous hexagonaux à partir d’un ailleurs au parfum de conquête coloniale.

 

Quelle instance secrète pousse Jérôme-le-Catalan à mettre dans sa bouche ces géographies au rétrécissement concentrique ? Peut-on en extraire un suc politique bon à penser pour nos chantiers militants ?

 

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Que ce soit pour le pari « beaufs-barbares », pour l’alliance « France des tours-France des bourgs », pour la petite dernière ruffinade « France des quartiers et des clochers » — un bloc tant attendu, apte à renverser les funestes et bruns oracles —, le mot dignité agit comme un levier qui ferait tenir enfin ensemble deux polarités prolétaires blanches et non blanches destinées à lutter côte-à-côte. Tout pressés que nous sommes de les voir enfin derrière une même bannière, la convocation quasi mantrique de « dignité » empêche cependant de penser ce que ce terme recouvre distinctement pour les uns et pour les autres.

Dans La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race[2],  Norman Ajari en explore les arcanes pour les Afro-descendants, et par extension pour toute personne non blanche ; dès lors, constatons que ce terme ne se situe pas sur la même fréquence pour les blancs. Si, pour les premiers, la dignité fait office de condition sine qua non pour s’affranchir du paradigme humain/non-humain imposé par la blanchité ; pour les seconds, la dignité convoque des conditions matérielles tenables qui ne les déclasseraient pas de trop. En ce sens, l’humanité ou non des petits blancs n’a jamais été questionnée de la part de ceux-là même qui les exploitent et les oppressent. La dignité relève pour ces derniers d’un supplément d’âme tout entier contenu dans un supplément d’égalité matérielle avec les classes dominantes blanches, lesquelles peuvent flatter l’endurance et la résilience de « leurs » dominés blancs et déployer force moyens pour les sauver d’une condition « indigne » au sens ajariste du terme. À cet égard, on lira avec profit le récit documentaire Azucre : une épopée[3], de Bibiana Candida, dans lequel, au XIXe siècle, de jeunes Galiciens faits esclaves à Cuba ont été secourus et sauvés par la nation espagnole.

En somme, le mot dignité ne dit pas la même histoire, ni les mêmes horizons… Et surtout, son emploi indifférencié pour les deux blocs à unir escamote la tragédie qui peut, dans les meilleurs des cas, les faire se regarder aujourd’hui en chiens de faïence. Dès lors, à la faveur des luttes à mener, est-il pertinent d’en faire le terme du pari, le scellé d’une hypothétique alliance ?

Si l’incorruptibilité du mot dignité peut à bon droit recouvrir le spectre revendicatif des vies non blanches, son emploi à l’endroit des perspectives petites blanches semble pour le moins largement insuffisant pour soulever à long terme une conscience politique sous narcose puisqu’il apparait dans ce champ comme la revendication d’une hausse de salaire, d’une non-diminution d’un pouvoir d’achat, d’un mieux-vivre citoyen avec le RIC, comme l’atteste le mouvement des Gilets Jaunes. Bref, une négociation sociale à défaut d’un nerf politique. Nous sommes bien face à deux manques, mais là où le premier est une nécessité existentielle pour être un plein sujet politique, l’autre se présente comme une variable d’ajustement soluble dans des cahiers de doléances.

 

À regarder ce Koh Lanta sous-nommé « Revanche des quatre terres » (la France y étant présentée comme exclusivement métropolitaine, repliée dans les légitimités frontalières de son nord, son sud, son est et son ouest), ou à examiner l’usage politique compassé du mot « racines » dans les sphères réactionnaires, un autre mot vient faire grelin-grelot quand il s’agirait d’attiser une dynamique politique petite blanche. Et pourtant, dans les dernières prises de parole publiques pour préparer le « Faire bloc-Faire peuple » du 16 novembre 2025 prochain, c’est bel et bien Yassine Benyettou du collectif Red jeunes qui le prononce :

« Ma loyauté première ira toujours à celles et ceux qui me ressemblent, aux jeunes issus des quartiers, aux mamans issus des quartiers […]. Ma loyauté politique ira toujours à eux en premier lieu […]. »

Dans un champ politique tout entier tendu à porter ses regards vers les lendemains, quel étrange mot que cette loyauté, opérant un mouvement de retenue inverse. La loyauté n’est ni un slogan, ni une aspiration, elle se pose ici comme prérequis à toute action politique. Elle induit par ailleurs que la parole du sujet n’est plus le fruit d’un individu-électeur-esseulé. Derrière lui, se presse un monde qu’il entend « performer » par sa position publique. La loyauté ne se quémande pas, ne se revendique pas, elle est un pacte que l’individu signe avec une entité plus grande que lui. Dans un système électoral rythmé par la valse changeante des visages gouvernementaux, la loyauté agit comme un élément pérenne et stable auquel chaque sujet peut s’arrimer pour structurer sa lutte contre les oppressions étatiques. En ce sens, dans le sillage de Simone Weil, nous pourrions faire de la loyauté un « besoin de l’âme ».

Ainsi, dans un espace militant, Yassine Benyettou, en une déclaration performative (dire sa loyauté, c’est faire loyauté), entend signifier à son auditoire qu’il ne parle pas seul, que sa parole politique nait d’une communauté de destin donnée, d’une histoire donnée, d’une pulsation donnée venue de plus loin. Dans les saisonnalités électorales d’une vie démocratique occidentale, se superpose et s’oppose donc une basse continue nommée « loyauté ». L’individu n’obéit plus à une « réalité sociologique » qui ferait qu’il agirait politiquement selon ses intérêts de classe, mais lâchons le mot… selon sa pulsation de race.

Arf ! Quand le mot « race » est ici lancé, il ne s’agit bien évidemment pas du mot dans l’acception biologique d’un Gobineau avec ses hiérarchies raciales, ni même dans sa conception matérialiste décoloniale, mais au sens d’un Charles Péguy. Dans son ouvrage-somme Conspirations d’un solitaire : l’individualisme civique de Charles Péguy[4], Alexandre de Vitry rappelle : « Dans Note conjointe, Péguy identifie sa propre ascendance, à la fois ‘‘française’’, ‘‘paysanne’’, et ‘‘chrétienne’’, tout en se jugeant lui-même incapable de réactiver pleinement ‘‘l’énergie première de cette race, de ces ancêtres (immédiats) (anciens et immédiats) (lointains et immédiats). » « Péguy voudrait, dans l’écriture imiter les gestes de sa race, paysanne et laborieuse, mais il doit constater sa déchéance. Il inaugure, dans la race, un état d’après la race, comme il le décrit lui-même à la troisième personne du singulier : ‘‘Il est le premier de sa race à qui la carcasse n’obéit pas. Il est le premier de sa race qui est vaincu […]. L’individu, au présent, ne retrouve plus l’énergie collective de la race ‘‘déchue’’ ».

Cette race innervée et affective qui n’en finit pas de mener papotte avec ses ancêtres, on peut en retrouver une illustration dans le roman de l’auteur américain Ken Kesey  … et quelques fois j’ai comme une grande idée[5], qui, dans une épopée plurichorale, déploie l’épisode d’une grève syndicale chez les bucherons de l’Oregon, où un clan archétypal de l’extrême-Occident colonial, celui des Stamper, est résolu à ne pas se joindre à ce mouvement de lutte, mu par la pulsation forcenée de couper les arbres coûte que coûte.

« Rien que des migrants, voilà ce que montre l’histoire de la famille. Une race indocile et têtue de coureurs de bois tout en muscles noueux, voilà ce que révèle l’histoire de leur dispersion. Trop d’os et pas assez de viande, toujours en partance depuis le premier jour où le premier Stamper posa son pied d’immigrant efflanqué sur la côte est du continent. Des vies frénétiquement consacrées à prendre le large. Une génération après l’autre se déplaçant vers l’Ouest à travers la jeune et sauvage Amérique, non comme des pionniers accomplissant l’œuvre du Seigneur au pays des mécréants, non comme des visionnaires montrant le chemin à une Nation en plein essor […], mais simplement comme un clan d’hommes maigres sans cesse victimes de la bougeotte et de la frénésie, en proie à la folie des rôdeurs, enclins à croire que l’herbe sera plus verte dans la prochaine vallée et les saints plus droits dans la futaie suivante. »

Quand la loyauté prend corps dans une parole ou dans un geste, c’est bel et bien la pulsation raciale qui la structure : une race non biologique mais pour autant incarnée, à la physicalité palpable.

 

L’État français centralisateur doit composer avec ces pulsations raciales, qui sont autant de germes résistant au destin politique uniforme de la blanchité (revenons ici à l’armature décoloniale), dont chaque citoyen – blanc ou non-blanc – devrait être le dépositaire ; l’enjeu est de dépolitiser au maximum ces pulsations raciales, d’y tuer dans l’œuf toute structuration d’un commun, en leur octroyant le statut irrationnel de « pulsion[6] ». À cet égard, ce que nous nommons « culture » fait office de domestication collective. La pulsation raciale trouve des espaces de visibilité au sein de folklores via une politique culturelle de la représentation, de la diversité, et pour reprendre la matrice développée par Olivier Marboeuf dans ses Suites Décoloniales. S’enfuir de la plantation[7],  une politique de la diversité qui  devient un espace de la diversion.

Ainsi  dans les entretiens qui ont suivi sa prestation, Jérôme-le-Catalan se sent tenu de préciser qu’il n’était pas un « extrémiste ». Comprenez : sa prise de parole ne s’inscrit surtout pas dans un projet politique pour une Catalogne unifiée possiblement indépendante.

Quand on sait que la danse phare catalane, la sardane, a été ravivée dans les Pyrénées-Orientales par les Républicains espagnols fuyant le régime franquiste dans les années 1930, où ces danses étaient interdites, voir cette mémoire chorégraphique être rabattue à un hommage pour un « groupe de danses folkloriques » sur une chaîne détenue par Bouygues peut agir comme un crève-cœur — et indiquer que cette loyauté s’est complètement dissoute dans le marché du spectacle qui anime le temps des publicités.

Et pourtant, la gauchiasse du village a le devoir politique de ne pas se lamenter sur la perte du drapeau rouge, de ne pas macérer dans la mélancolie des vaincus mais bien plutôt de rester aux aguets pour déceler les points de résistance que cette loyauté lessivée à l’ultra-libéralisme active….

Toujours dans le village de Jérôme-le-Catalan, Arles-sur-Tech, se tient en février La fêtes de l’Ours, vaste pantomime qui fait tonner les rues du village pour honorer la fin de l’hiver. Au cours du XXe siècle, cette fête avait lieu en été pour compenser les effets de l’exode rural en attirant une manne touristique plus nombreuse. C’est dans les années 1990 qu’il a été décidé de se défaire de cet agenda estival pour retrouver le sens premier de la descente fracassante de l’Ours dans les ruelles endormies : après la mise en hibernation au sein des foyers, c’est l’ensemble de la communauté villageoise qui doit se retrouver sur l’espace public, en non-mixité territoriale. Seulement voilà, entre-temps, la fête a été classée au patrimoine immatériel de l’Unesco et attire même en février une population non-vallespirienne, perpétuant ainsi un « spectacle » et non plus la communauté retrouvée.

À ce jour, certains membres des comités organisateurs s’interrogent :  comment rompre la publicisation extraterritoriale de l’événement ? Comment garder l’événement secret pour se soustraire au regard extérieur, qui objective la fête mais ne la vit pas comme retrouvailles communautaires ?

Je tiens que ces interrogations mues par des pulsations raciales sont des résistances à chérir, que nous autres « gauchiasses », plus ou moins « outées » des villages, devons défendre pour accompagner leur nouvelle maturation politique. Il s’agit moins ici d’affirmer les vertus d’une « culture traditionnelle » que la possibilité de constituer un petit peuple péguyen avec nos  ancêtres « immédiats et lointains ». Aussi, et puisque chacun au cœur de l’été met sa lutte en vacance, considérons qu’il nous appartient de refuser d’être la chair à tourisme et à spectacle, d’être poudre à canon culturelle et ce, en vue de réinsuffler du politique dans ce qui a pour vocation de nous divertir.

 

Vous allez me rétorquer : « Non, mais c’est pas très bloc de gauche ces pulsations raciales qui s’inquiètent du plus proche, du plus petit (coucou Deleuze !), là où dès septembre nous devons penser grande structure, grand bloc historique pour contrer l’ennemi fasciste. » Eh bien justement, puisque pour nous extraire de la mâchoire extrême-droitière de l’Union européenne, il nous faut revenir à l’échelle de la Nation, dont la mémoire charrie tant de conquêtes meurtrières pour son expansion impérialiste, peut-être pouvons-nous voir dans ces pulsations raciales qui n’aspirent surtout pas « au plus grand », qui tiennent à persister dans un « ici rétréci », les vigies d’une Nation dégraissée de ses tentations coloniales autant que protégée de ses crispations frontalières, puisque ces pulsations raciales se déploient dans des limitations territoriales plutôt poreuses (la Catalogne se vivant dans un continuum allant de Perpignan jusqu’à Valence en Espagne).

 

Mais sans doute plus important, comment la loyauté politique invoquée par Yassine Benyettou du 78 peut rencontrer la loyauté apolitisée (dans le sens où elle ne s’exprime pas publiquement) de Jérôme-le-Catalan ? Comment faire pour que ces deux loyautés disparates se tiennent côte-à-côte?  Avoir politisé sa pulsation raciale donne sans conteste à Yassine Benyettou un plein pied dans ce bloc en construction. La loyauté culturalisée depuis plusieurs décennies de Jérôme-le-Catalan maintient un statu quo mais porte en elle la friche de ce bloc en devenir. Le vaste Sud qu’il invoque reste corseté dans une Nation française dressée sur ses ergots braudeliens… là où nous espérons un Sud pensé dans la multiplicité des peuples opposés aux grandes puissances : un Sud global. Non adossée à une structure politique militante dont la parole serait ici inaudible — puisque menaçant précisément le bon voisinage » —, dans un geste naïf, moi la gauchiasse, moi la voisine de Jérôme-le-Catalan, je  pourrais lui offrir comme un tract le poème proto-internationaliste Vaduz[8] de Bernard Heidsieck où il retrouverait sur un mode inversé les structures concentriques énoncées lors de sa victoire télévisuelle.

 

«[…]

Il y a des Espagnols,

Il y a des Catalans

Il y a autour de Vaduz des Basques

Tout autour de Vaduz des Occitans

Et des Auvergnats

Il y a autour de Vaduz des Français

Tout autour de Vaduz des Bretons  (…) »

 

Et de conclure

 

« […]

Il y autour

Tout autour de Vaduz                   des Oubliés

des Omis

Il y a                                                      des Apatrides

Des Réfugiés

Il  y a des…..                                      des Exilés

Il  y a des…                                                                        des Inconnus

Il y a des….                                         des Internés

des Perdus

Il y a des….                                         des Déplacés

Il y a des…                                                                         des Paumés

Il y a des ….                                        des Laissés pour compte

des Emigrés

Tout autour de Vaduz                   des Fuyards

des Désintégrés

Il y a des…..                                        et bien d’autres

Il y a des…..                                            et bien d’autres

Il y a des…..                                                       et bien d’autres

Il y a des…..                                                            et bien d’autres »

 

Mais force est de constater qu’à cette heure, c’est bien plus sur les sermons du curé qui officie dans les paroisses vallespiriennes que la gauchiasse peut trouver, sinon des alliés, du moins les premières courroies de transmission de ce bloc quand, par exemple, saluant les reliques des deux saints catholiques perses Abnon et Senen face à des fidèles prompts à voter pour l’extrême-droite,  le père D. ne manque jamais de rappeler que la protection de notre abbaye mais aussi celle de tout le village et de ses habitants est assurée par deux étrangers persécutés venus des autres rives de la Méditerranée.

C’est aux côtés de cette parole-là que la gauchiasse peut glisser à Jérôme-le-Catalan, son voisin, que tout autour d’Arles-sur Tech, sa loyauté est attendue aux côtés de celle de Yassine des Red Jeunes 78, le 10 septembre 2025.

 

Camille Escudero

 

 

 

 

 

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[1] Danse populaire très répandue en Catalogne où elle est pratiquée par les hommes.

[2] Paru en 2019 aux éditions La Découverte.

[3] Paru en 2024 aux éditions Le Typhon.

[4] Paru en 2015 aux Belles Lettres

[5] Paru en 1964, Les Editions Toussaint Louverture en ont proposé la salutaire repunlication en 2013

[6] Evidemment , nous pourrions ici discuter la brèche ouverte par Frédéric Lordon et Sandra Lucbert dans leur dernier opus… mais il me semble que le terme pulsion pêche par son intensité événementielle et individuelle, là où pulsation indique un continnum dans le temps et dans la cartographie du tendre tissée avec la communauté.

[7] Paru en 2022 aux éditions du Commun

[8] Véritable tube de la poésie sonore composé en 1974, le poète Bernard Heidsieck prend une carte et trace une spirale autourde Vaduz, capitale du Liechtenstein, avant d’y recopier toutes les ethnies du globe.

Suisse : un Etat racial verrouillé ?

Arbitre international “bienveillant”, historiquement “dépourvue de colonies”, la Suisse contemporaine pourrait sembler éloignée des logiques de la domination impérialiste et raciste occidentale. Au XIXe siècle, la Confédération helvétique est fondée, et les éléments qui viendront façonner sa politique extérieure sont progressivement assemblés. Déclaré neutre, le pays accueille un nombre croissant d’organisations de portée mondiale : Comité international de la Croix-Rouge (1863), Banque des règlements internationaux (1930), Office des Nations unies (1996), pour n’en citer que quelques-unes. Cette trajectoire engendre un puissant narratif national, encore d’actualité : l’Union démocratique du centre (UDC) — parti dont le nom ne divulgue pas l’agenda d’extrême droite — dépose en 2024 une initiative populaire largement soutenue visant à “sauvegarder la neutralité” face à une situation géopolitique aggravée. Il s’agirait non seulement de préserver la sécurité du pays, mais aussi la paix mondiale : “une neutralité crédible et constante nous protège des conflits internationaux, renforce notre rôle de médiateur et garantit la sécurité et la stabilité à long terme”, explique le comité d’initiative.

Cependant, des voix dissidentes rejettent ce récit. Les recherches scientifiques et les démarches de médiation, telles qu’une exposition réalisée récemment au Musée national (1), mettent peu à peu en lumière la longue collaboration du pays aux projets impérialistes occidentaux. Cette dernière a produit de gigantesques bénéfices financiers, issus de la fonction particulière occupée par la Confédération : celle de plateforme “neutre” de régulation économique et politique. Ainsi, la Suisse n’a pas eu besoin de possessions territoriales pour participer, de façon organisée et à large échelle, à l’exploitation coloniale des régions du Sud (2).

Sans détailler ces données historiques, cet article propose un regard critique sur les spécificités de l’État racial intégral suisse, en référence à la notion proposée par Houria Bouteldja (3). Plus précisément, il s’agit d’examiner les leviers de sa politique racialiste intérieure, revers des stratégies colonialistes évoquées ci-dessus. L’objectif est, d’une part, d’en excaver les fondations idéologiques, et d’autre part d’identifier le dispositif concrétisant à la fois la violence exercée à l’encontre des personnes immigrées et l’exploitation capitaliste à laquelle ces dernières sont soumises, des Trentes Glorieuses jusqu’à aujourd’hui. Associée à quelques éléments sociologiques et démographiques, cette analyse dévoile les verrous entravant le combat contre le racisme structurel en Suisse, mais aussi quelques pistes d’action, incontestablement semées d’embûches et néanmoins dignes de considération dans un contexte où les luttes peinent à se déployer.

Genèse de “l’Überfremdung

En 1848, à la sortie de la Guerre du Sonderbund opposant les cantons protestants confédérés aux catholiques sécessionnistes, une nouvelle constitution est proclamée. Ce texte fixe l’architecture politique de la Suisse contemporaine ; en régulant les rapports entre des entités aux confessions et aux langues différentes (dialectes alémaniques, français, italien, et romanche), il vise à consolider l’état-nation. La question est centrale dans une Europe où des empires voraces se construisent et affûtent leurs armes. Surtout, elle met sur la table un autre enjeu : celui de la régulation des “étrangers” dans une Confédération déjà dangereusement hétérogène. Les mesures sont drastiques. L’immigration extra-européenne est totalement bloquée ; le droit d’établissement des juifs est considérablement restreint ; les personnes désignées comme “tsiganes” sont soumises à de violentes campagnes de répression, impliquant notamment des stérilisations forcées ; jusqu’en 1952, les femmes suisses mariées à des hommes étrangers sont déchues de leur nationalité (4). Quelques exemples parmi d’autres, ces actions sont d’ordre biopolitique (5) : elles visent à contrôler les actes de procréation afin de garantir la pureté raciale et culturelle de la population citoyenne suisse, et ciblent ainsi tout particulièrement les femmes, leurs droits et leurs corps.

En 1880, le recensement fédéral de la population pose un constat jugé alarmant : la balance migratoire est pour la première fois positive. Les angoisses identitaires s’accentuent et finissent par se cristalliser dans la notion d’Überfremdung — dont le sens se situe à mi-chemin entre “surpopulation” et “dénaturation” étrangères. Le terme est introduit en 1914 par le Département fédéral chargé de la naturalisation, et exprime le risque de dommages culturels, sociaux, politiques et économiques qui résulteraient d’une population immigrée supposément trop importante sur sol helvétique (6) . Il devient l’un des leitmotivs de l’extrême droite, dont il alimente les nombreuses campagnes depuis la fin des années 1960 — l’initiative populaire de l’UDC “Pas de Suisse à 10 millions !”, déposée en 2024, en est un récent exemple.

Saisonniers et division raciale du travail

La bataille contre l’Überfremdung telle qu’elle s’engage dans la Suisse d’aujourd’hui ne peut être comprise que dans la continuité des Trente Glorieuses, qui font elles-mêmes suite à une période d’intenses discours nationalistes. Dans l’après-guerre, grâce à son industrie préservée et ses banques gavées de capitaux étrangers, le pays connaît une croissance considérable ; son économie a alors faim de main-d’œuvre. Des travailleurs saisonniers étrangers sont appelés et œuvrent dans les usines, dans les exploitations agricoles et sur les chantiers, qui mèneront d’ailleurs à un développement urbain et infrastructurel considérable. On fait venir des “blancs ethniques” — des hommes du sud, italiens, espagnols, portugais, yougoslaves, alors racisés. Leur force de travail est violemment exploitée : leurs séjours sur le territoire sont restreints, leurs familles ont l’interdiction de les rejoindre, et leurs chemins vers une autorisation d’établissement sont soigneusement entravés. Résidant pour beaucoup dans des baraques insalubres, leurs tentatives d’organisation font souvent l’objet d’une répression brutale. C’est dans ce contexte qu’est soumise au vote l’initiative populaire “Contre l’emprise étrangère” (1970), plus connue sous le nom d’initiative Schwarzenbach, qui demande une limitation du nombre d’étrangers à 10% par canton.

Dans ce contexte, la coordination des trois composantes de l’État racial intégral est flagrante. L’Etat et ses institutions régulent la présence et les activités des travailleurs étrangers, limitant considérablement leurs droits et les soumettant à la violence sociale et physique. La majorité de la société politique soutient cette démarche, très complaisante au regard des bénéfices énormes pour le secteur privé. Quant à la société civile, sa paix sociale est en partie achetée par les avantages socio-économiques : réorientation professionnelle vers le secteur tertiaire, amélioration des infrastructures, ou encore augmentation du pouvoir d’achat. Les groupes délaissés (ouvriers et ouvrières de l’industrie horlogère et mécanique, agriculteurs et paysannes, etc) sont eux ralliés par la rhétorique de collaboration de race de l’Überfremdung. Même si des mouvements de contestation intérieurs se joignent aux luttes des saisonniers — syndicats ou partis régionaux, tels que la Ligue marxiste révolutionnaire —, ils ne renversent pas la tendance. Ainsi, les trois échelons participent à la constitution d’une caste racisée et à une très nette division raciale du travail.

Si le statut de saisonnier n’est plus appliqué depuis 2002, la situation perdure, avec le renfort de nouveaux moyens légaux. Des permis de séjour spéciaux sont désormais destinés aux travailleurs étrangers. D’une durée limitée dans le temps, ils sont aussi contingentés : pour les “Non-Européens”, aussi désignés comme ressortissants des “Etats-tiers”, le nombre d’autorisations qui peuvent être délivrées par année est limité. Par ailleurs, toujours pour ces Non-Européens, les permis sont octroyés à la demande de l’employeur. Là encore, le dispositif mis en place par l’État permet un contrôle restrictif des travailleurs du sud et non-blancs — un rapide coup d’œil à la liste desdits “Etats-tiers” confirme que c’est eux dont il est question — et leur soumission au projet capitaliste et néo-libéral.

Une blanchité inaccessible pour les musulmans des Balkans ?

Par bien des aspects, cette situation est semblable à celle de la France ou d’autres pays européens. L’une des particularités de l’État racial suisse réside dans l’origine des populations contre lesquelles il se déploie. Comme évoqué plus haut, la politique migratoire du pays a cherché — et cherche toujours — à limiter l’arrivée de populations extra-européennes et plus spécifiquement non-blanches, dont l’altérité ne serait pas réductible et dont les emplois potentiels peuvent déjà être en grande partie pourvus à des Européens. Si les Non-Européens font l’objet des mesures les plus brutales, ils ne constituent pas le groupe étranger majoritaire ; historiquement, les Blancs périphériques sont et restent considérablement plus représentés.

Actuellement, ces derniers ne sont cependant pas tous soumis aux mêmes conditions. Ainsi, moyennant leur participation au projet capitaliste néo-libéral, la Suisse a permis aux travailleurs italiens, espagnols ou encore portugais l’accès à une blanchité complète — soit le statut légal privilégié d’européen et l’intégration économique.

La situation des travailleurs originaires des Balkans est différente. Les Bosniaques et Albanais, en particulier, tolérés en tant que réfugiés suite à l’éclatement sanglant de la Fédération yougoslave dans les années 1990, constituent les diasporas parmi les plus conséquentes. Autre fait important : ils représentent de loin la majorité de la population musulmane de Suisse (7). Ainsi, là où les saisonniers des premières vagues, catholiques pour la plupart, sont progressivement perçus comme culturellement assimilables et ainsi blanchis, Bosniaques (8) et Albanais porteraient en eux une tare qui empêcherait leur intégration : leur confession. Ils sont de fait visés par une islamophobie décomplexée. L’UDC parvient à faire voter l’interdiction des minarets (2009) puis du port de la burqa (2021). Les polémiques s’enchaînent : l’idée d’une compatibilité entre islam et identité suisse provoque de vives réactions, comme l’illustre la prise de parole du conseiller fédéral Beat Jans en mars 2024 (9). Cet dispositif répressif joue sur deux tableaux : l’injonction à un islam modéré, qui serait propre aux Balkaniques, et la menace de répression face à tout “communautarisme” ou toute “radicalisation”. La Ligue vaudoise, mouvement régionaliste lui aussi à l’extrême droite de l’échiquier politique, consacre une note de blog à ce rappel à l’ordre :

La majorité des musulmans établis en Suisse sont d’origine balkanique. Or, l’islam balkanique a la réputation d’être plus modéré que l’islam arabo-maghrébin. Cette réputation date de la Guerre froide, lorsque les Balkans étaient sous domination soviétique. [N.d.A. : on notera ici la nullité historique habituelle de l’extrême droite, qui n’a pas encore appris que la Yougoslavie n’a jamais fait partie de l’URSS.] La donne a changé depuis les guerres balkaniques des années nonante, qui ont vu les pays du Golfe soutenir la Bosnie puis le Kosovo, et y répandre le wahhabisme saoudien. Cette radicalisation de l’islam balkanique s’étend à la Suisse, d’après Saïda Keller-Messahli, présidente du Forum pour un islam progressiste, […]. La modération de l’islam balkanique semble n’être plus qu’un souvenir (10).

 

Promesses néo-libérales et neutralisation : l’exemple de la diaspora albanaise

Une étude de cas de la diaspora albanaise permet d’esquisser les objectifs sous-jacents de ces campagnes islamophobes. Au préalable, il faut préciser que les Albanais, pour la plupart originaires du Kosovo, constituent le plus grand groupe immigré en provenance des Balkans (3% de la population suisse, sans même compter les personnes naturalisées (11)). C’est sans doute pour cela qu’ils font l’objet d’un discours et d’une perception exacerbés, comme le relève la chercheuse et journaliste Lura Limani lorsqu’elle commente une statistique du Département fédéral de l’intérieur : les Albanais sont perçus comme la troisième menace au mode de vie suisse, après les personnes identifiées comme arabes et noires (12). Violents, machistes, arriérés, versés dans le trafic de drogue, soumis à des logiques claniques, incapables de s’intégrer — ces “traits culturels” s’additionnent à une islamité déjà problématique. Malgré tout, la Suisse sait reconnaître le mérite : on tolère les Albanais quand ils travaillent bien. Un documentaire de la télévision d’Etat, intitulé Les Bons Albanais (Die guten Albaner, 2011), le montre : médecins, traders ou entrepreneurs à succès, on les accepte — voire les valorise ! — lorsqu’ils s’assimilent et contribuent au projet néo-libéral.

Or, Lura Limani a bon ton de rappeler qui sont ces Albanais qui travaillent bien :

Selon un rapport publié par l’Office fédéral des migrations, la majorité des immigrés de l’ex-Yougoslavie occupent des emplois manuels, artisanaux et agricoles. Les personnages principaux de Die guten Albaner ne sont pas tant de bons Albanais que des Albanais exceptionnels. “Être bon”, c’est être aisé et éduqué — “être bon”, c’est être l’incarnation des valeurs de la classe moyenne (13).

Les Albanais qui travaillent aimeraient être bons, exceptionnels, et ainsi toucher quelques bénéfices de l’ordre capitaliste ; de fait, ils suivent les injonctions à l’intégration économique. En réalité, leur maintien dans une situation d’exploitation est au bénéfice de toutes les composantes de l’État racial intégral, qui n’a de fait aucune raison de lever son dispositif oppressif ; c’est ce dispositif à deux niveaux — promesse et menace — qui les maintient dans l’effort, dans l’acceptation d’une division raciale du travail, et dans la production de richesses. C’est aussi ce dispositif qui prévient toute constitution d’un front élargi : s’engager dans la lutte, c’est risquer une chute dans l’échelle de la blanchité, au rang des personnes noires et arabes.

Vers un front élargi ?

Le cas des Albanais, malgré ses spécificités, dévoile l’enjeu d’un renversement de l’État racial intégral en Suisse. Être une personne noire ou arabe, c’est être soumis à un régime migratoire qui viole ses droits et conditionne son autorisation de séjour à une exploitation déshumanisante ; être un homme noir ou arabe, c’est vivre sous la menace d’une violence policière désinhibée, cause de trop nombreuses morts ces dernières années. Comment rallier les presque Blancs, nombreux et sous l’attaque d’un racisme et d’une islamophobie rampante, à la cause des définitivement Non-Blancs, minoritaires et invisibilisés ? Comment briser l’illusion de l’intégration néo-libérale et constituer un front large contre l’État racial intégral qui inclut les Beaufs, les Barbares, et les Barbares-qui-ne-se-reconnaissent-pas ? Ces questions ont été trop longtemps négligées par les milieux de la lutte. Un diagnostic et un plan d’action s’imposent urgemment, alors que l’individualisme néo-libéral poursuit sa dissolution des communautés des Balkans, tenant soigneusement ces dernières à distance des mouvements antiracistes, décoloniaux et marxistes ainsi que de leurs outils d’émancipation.

 

Florim Dupuis & Rayan Ammon

 

1 “Colonialisme, une Suisse impliquée”. Landesmuseum Zürich, 2024-2025. https://www.landesmuseum.ch/colonialisme

2 Cindy Nsengimana ; Lisa N’Pango Zanetti ; Fabio Rossinelli. “Dossier : la Suisse et le colonialisme histoire d’une contre-intuition”. Histoire coloniale et postcoloniale, 2025. https://histoirecoloniale.net/dossier-la-suisse-et-le-colonialisme-histoire-dune-contre-intuition/

3 Houria Bouteldja. Beaufs et barbares : le pari du nous. Paris, La Fabrique, 2023.

4 Gérald Arlettaz ; Sylvie Arlettaz. La Suisse et les étrangers : immigration et formation nationale (1848-1933). Lausanne, Antipodes, 2004.

5 Michel Foucault. Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France (1978-1979). Paris, Gallimard, 2004.

6 Sylvie Arlettaz. “1917, le tournant de l’Überfremdung.” Services publics, vol. 9 (2018). https://ssp-vpod.ch/themes/enseignement/enseigner-la-greve-generale/interviews/1917-le-tournant-de-lueberfremdung/

7 Office fédéral de la statistique. “Religions : appartenance religieuse, croyances et spiritualité en Suisse.” Confédération suisse, 2025. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/langues-religions/religions.html

8 Samuel M. Behloul. “From ‘problematic’ foreigners to ‘unproblematic’ Muslims : Bosnians in the Swiss Islam-discourse”. Refugee Survey Quarterly, vol. 26.2 (2007), pp. 22-35.

9 Sebastian Briellman. “Der Islam gehöre zur Schweiz, sagt Beat Jans. Tut er das? Die Verirrung der Wohlmeinenden.” Neue Zürcher Zeitung, 14 mars 2025. https://www.nzz.ch/meinung/der-islam-gehoere-zur-schweiz-sagt-beat-jans-tut-er-das-die-verirrung-der-wohlmeinenden-ld.1875501

10 Ligue vaudoise. “Balkanique, donc modéré ?” La Nation, vol. 2079 (2017). https://www.ligue-vaudoise.ch/nation/articles/3732

11 Office fédéral de la statistique. “Population selon le statut migratoire.” Confédération suisse, 2025. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/migration-integration/selon-statut-migratoire.html

12 Lura Limani. “The Imminent Good Albanians.” Fabrikzeitung, 1 octobre 2025. https://www.fabrikzeitung.ch/switzerlands-model-minority/#

13 Ibidem.

 

*Illustration : “La Suisse, havre de paix, et son oeuvre de bienfaisance” (carte postale, 1917)

Le rire des bourreaux

Rire ensemble, au sommet des ruines : voilà Netanyahu et Trump, se tenant main dans la main dans une ronde macabre. Deux chefs d’État aux allures de parrains, tournoyant avec légèreté sur les décombres, comme si la mort autour d’eux ne pesait rien. Leur rictus, minutieusement orchestré, tient plus du ballet morbide que de la joie. Une danse cynique sur les ruines du droit, tournant en dérision le monde entier.

Chez ces deux hommes de pouvoir, le rire n’est pas une échappée humaine ou une ironie face à l’absurde. Il est ce qu’il faut toujours redouter lorsqu’il se décolle du comique : le rire du maître impuni, du bourreau satisfait, du pervers en action. On pense à « Orange mécanique » de Kubrick, à cette jubilation froide et méthodique du mal qui se sait libre d’agir, non seulement sans être puni, mais applaudi.

Nietzsche, dans « La Généalogie de la morale », expose ce plaisir brutal que tire le fort de l’humiliation du faible, cette jouissance d’un pouvoir qui se déchaîne sur un corps impuissant. Avec Baudrillard le rire atteint sa fonction terminale : il devient obscène, non parce qu’il choque, mais parce qu’il ne signifie plus rien d’humain. Il ne dévoile plus, il domine. Il est pur signe d’autorité sans retenue.

Ce rire-là est pervers: il ne transgresse pas pour braver l’interdit, mais pour montrer que l’interdit n’existe plus. Ce n’est pas un rire malgré les morts, c’est un rire au-dessus d’eux. Un rire froid, vertical, amoral. Le rictus d’un pouvoir qui a cessé de se justifier, parce qu’il sait qu’il ne sera jamais inquiété. Il est le symptôme le plus visible d’un monde qui a renoncé à toute limite. D’un mal qui s’exerce car il en a le pouvoir.

Ce n’est pas une métaphore : c’est Gaza

Le rire en surplomb, au-dessus des cendres, scelle l’ère de l’impunité absolue. Mais tout ceci n’est malheureusement pas qu’une métaphore. Non, c’est une scène réelle, une actualité crue. Gaza brûle. Gaza tombe. Et ces rires, aujourd’hui, sur fond de tapis rouge, résonnent comme le signal d’un monde basculé.

Car depuis bientôt deux ans, l’une des dernières colonies au monde, miroir brut des colonialités du XXe siècle, a reçu un permis à la vengeance. Une sauvagerie méthodique devenue blanc-seing génocidaire. Un laisser-tuer cathartique.. L’impensable est alors devenu spectacle. Et derrière les cyniques appels à la « retenue », à la « proportion », point la pyramide des Palestiniens fraîchement exterminés.

Pour justifier l’horreur, il fallait alors un choc. Le 7 octobre a été érigé en genèse du conflit, comme si le feu avait jailli du néant. Et c’est là le révisionnisme de notre temps. Une inversion obscène de la charge qui efface d’un trait des décennies d’oppression : les bantoustans découpés au scalpel, les checkpoints infinis, les terres volées, la torture et la mort dans les prisons, les enfants abattus pour une pierre. Elle efface la matrice coloniale patiemment édifiée, pour mieux nous vendre l’illusion d’une démocratie assiégée par la barbarie, alors qu’elle en est l’architecte.

Rappelons, car nécessaire, ces questions brûlantes : Quelle démocratie distribue des armes à ses colons ? Quelle démocratie enferme deux millions de personnes dans une prison à ciel ouvert, leur coupe l’eau, la nourriture, les soins, les bombarde jour et nuit ? Quelle démocratie pratique la torture à grande échelle, légalise les assassinats ciblés, tue les journalistes, les humanitaires, les bébés ? Et surtout : qui sont ces démocrates qui gravent leurs prénoms sur la bombe qui détruira un hôpital ? Ces soudards sanguinaires, se filmant pillant les maisons, explosant des quartiers entiers pour une demande en mariage.

L’État d’Israël ne peut plus se prévaloir du qualificatif de démocratie, s’il l’a jamais véritablement mérité. Nous l’avons déjà rappelé : il s’agit aujourd’hui d’un régime colonial, ethno-nationaliste, gouverné par une coalition d’idéologues messianiques, racialistes et militaristes. Leur imaginaire politique puise dans des récits bibliques archaïques pour justifier l’épuration, la vengeance et l’effacement. Et une large part de la société adhère désormais, sans masque, à l’idée d’un nettoyage ethnique ; une proportion stupéfiante va même jusqu’à soutenir l’anéantissement pur et simple des Gazaouis.

La banalité de cette violence s’exhibe sans honte : des jeunes ne crachent-ils pas sur des convois d’aide humanitaire ? Ne les voit-on pas rire devant des sacs de farine éventrés, se filmer en pleine mise en scène de la famine imposée ? Ces images glacent le sang, non seulement par ce qu’elles donnent à voir, mais par ce qu’elles révèlent avec une effrayante clarté : le seuil d’indécence a disparu. Plus aucune limite dans l’annihilation.

Israël est un État hors-sol juridique, protégé par un filet transatlantique d’impunités. Par des élites européennes fascinées, tétanisées ou complices. Par des démocraties occidentales qui lui livrent des bombes pour qu’il les jette sur des écoles. Qui pleurent encore ses morts en moquant celle des enfants palestiniens. Qui répètent mécaniquement : « Israël a le droit de se défendre », même si cela signifie nier aux Palestiniens le droit de vivre.

Mais le pire dans tout cela, c’est que la question n’est plus seulement celle de la Palestine. C’est celle de ce que nous sommes devenus.

Car pour que ce génocide soit tolérable, il a d’abord fallu réactiver tous les vieux réflexes impériaux. Il a fallu remettre la machine en marche : celle qui fabrique l’Arabe comme corps sans valeur, sujet sans parole, cible légitime. Puisque on comprend désormais que la destruction des corps subalternes n’a jamais cessé d’être une norme, déguisée en fatalité. Le Palestinien est redevenu ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être aux yeux des dominants : un corps à abattre. Un obstacle à effacer. Et comme du bétail abattu, leurs morts sont comptées par milliers, noyées dans la froideur des chiffres. Il faut que l’Arabe meure en silence, car même sa parole dérange. Une répétition tragique du silence structurel imposé aux subalternes, que Spivak interrogeait déjà dans « Les subalternes peuvent-elles parler ? » Ce dernier doit accepter sa condition. Il faut qu’il reste à sa place, subalterne, dominé, réprimé et pis, s’annihiler sans un cri…

Le scandale est là. Non dans la violence elle-même, aussi atroce soit-elle, mais dans la logique coloniale qui la rend pensable, défendable, justifiable. Car, ne nous méprenons pas, ce n’est pas vraiment la violence qui choque l’Occident : c’est plutôt la violence qui ne vient pas de lui. La violence devient alors barbarie lorsqu’elle se produit sans son sceau, hors de son récit.

La vérité, c’est que l’Occident n’a jamais digéré la fin des empires. Et qu’en Israël, l’extrême droite occidentale a trouvé son double miroir : un État colonial qui dit tout haut ce qu’elle rêve tout bas. Un modèle. Un fantasme. Une réactivation du droit de dominer, de punir, de trier les vies. Le fantasme d’un ordre racial restauré, d’une domination sans fard. L’amour de l’extrême droite française pour Israël, par exemple, n’est pas une contradiction : c’est une révélation. Ils se reconnaissent dans cette pulsion de contrôle, dans cette haine de l’arabe, de l’étranger, du subalterne, et dans cette volonté de recréer ici, en Europe, un espace de colonialité intérieure. Et disons-le clairement, le rêve de certains n’est pas juste de ”pacifier” les banlieues mais d’y importer tout simplement les méthodes de l’Apartheid israélien.

Faire des immigrés des cibles administrées, assignées, contenues. Dans leur vision, le “modèle israélien” n’est pas une aberration, c’est une inspiration. Un manuel pour organiser la domination raciale.

Alors il faut cesser d’être naïfs. Ce qui se joue à Gaza, ce n’est pas une guerre. C’est une répétition générale. C’est un laboratoire. Un test pour voir jusqu’où peut aller la brutalité sans que le monde ne réagisse. Et pour l’instant, le test est concluant. Gaza tombe. Et le monde regarde. Gaza hurle. Et l’Europe détourne les yeux. Gaza brûle. Et les consciences s’endorment.

Que restera-t-il de nous ?

Ce qui se passe n’est donc pas seulement un effondrement politique. C’est une faillite morale. Une trahison totale de l’idée même d’humanité. Il ne s’agit plus de prendre position : il s’agit de se demander ce qu’il restera de nous si nous restons silencieux. Si nous continuons à calculer, à relativiser, à balancer des deux côtés, à chercher des excuses, des justifications, des équivalences. Il ne s’agit pas d’être pro ceci ou anti cela. Il s’agit de choisir si nous voulons encore appartenir à l’espèce humaine.

Et pitié, qu’on ne vienne pas encore parler d’antisémitisme. Ce mot, dans cette bouche, est devenu un camouflage, un rideau, un abus. À force de tout recouvrir de ce mot, on l’a vidé de sa force, de sa gravité, de son histoire. Ce que nous dénonçons ici, ce n’est pas le judaïsme. C’est l’effondrement moral d’un État devenu bourreau, sous le regard vide de ceux qui prétendaient être les héritiers de la Shoah.

Le drame, c’est que le monde a encore une fois failli. Gaza est devenue le nouveau tombeau de nos promesses… Et pourtant, « en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non. » écrivait Beckett.

 

A. H.

 

Gaza : le capital privé au service du génocide

En Palestine, deux secousses majeures ont traversé l’actualité des dernières semaines. D’une part, la publication du rapport explosif de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU, dénonçant l’implication directe de plus de soixante entreprises dans le génocide en cours à Gaza et en Cisjordanie. D’autre part, les révélations sur le rôle du Boston Consulting Group (BCG) dans le chiffrage et la planification du nettoyage ethnique de la bande de Gaza. Le télescopage temporel de ces deux événements n’est pas fortuit. Il nous rappelle brutalement l’alignement structurel des intérêts entre le capital américain, la raison d’État des États-Unis et l’impérialisme qui sous-tend la création et la perpétuation de l’entité sioniste.

Le BCG, peu connu du grand public, est pourtant l’un des cabinets de conseil en stratégie les plus puissants au monde. Présent dans une cinquantaine de pays, il conseille les plus grandes multinationales, les gouvernements et les armées. Son influence sur les politiques publiques, les restructurations industrielles et les doctrines militaires est considérable. Apprendre qu’une telle entité aurait contribué à rationaliser l’effacement d’un peuple – en organisant logistiquement la déportation de civils et la destruction d’infrastructures vitales – est un marqueur historique : celui de la banalisation technocratique du crime colonial.

C’est dans ce contexte que ressurgit avec une acuité renouvelée un concept ancien, forgé par le président Dwight Eisenhower dans son discours de fin de mandat en 1961 : celui de « complexe militaro-industriel ». Eisenhower mettait en garde contre la capture des décisions publiques par une alliance toujours plus puissante entre le Pentagone, les fabricants d’armes et les centres de recherche scientifique. Il alertait sur la menace que cette alliance faisait peser sur la démocratie, sur l’équilibre des pouvoirs, et sur la paix mondiale.

Or, ce complexe a muté depuis la guerre froide. Après la chute du mur de Berlin, il a absorbé de nouveaux secteurs : technologie, cybersécurité, données, conseil, pharmaceutique. Le rapport d’Albanese démontre que les multinationales américaines, dans leur ensemble, participent aujourd’hui à la mise en œuvre d’une « économie du génocide » : elles conçoivent, soutiennent, financent, instrumentalisent la colonisation de la Palestine. Amazon, Google, Palantir, mais aussi Caterpillar, HP ou Airbnb sont autant d’entreprises activement impliquées dans le maintien de l’ordre colonial. Ce dernier s’entend ici comme l’ensemble des dispositifs matériels, économiques et symboliques qui permettent de faire tenir un régime d’apartheid : Airbnb, par exemple, propose à la location saisonnière des logements situés dans des colonies israéliennes illégales en Cisjordanie, contribuant ainsi à la normalisation et à la légitimation de la spoliation.

Même les cabinets de conseil, en apparence neutres, sont de puissants relais de cet appareil de domination : le BCG, où abondent les anciens de la CIA, semble avoir pris part à la rationalisation managériale d’un nettoyage ethnique. La frontière entre civil et militaire, entre entreprise et État, entre stratégie et politique est devenue quasi inexistante.

D’autres épisodes historiques confirment cette alliance structurelle entre impérialisme américain et capital privé : la participation d’United Fruit Company aux coups d’État en Amérique centrale (notamment au Guatemala en 1954), les liens entre ExxonMobil et les guerres pour le pétrole au Moyen-Orient, le rôle des entreprises minières dans le renversement de Patrice Lumumba au Congo, ou plus récemment, l’exportation de technologies de surveillance de NSO Group (soutenue par des capitaux US) vers les dictatures du Golfe et les régimes autoritaires d’Afrique.

Le rapport d’Albanese est sans ambiguïté : « The private sector plays a crucial role in maintaining and expanding Israel’s settler-colonial and apartheid regime by providing goods and services that sustain the occupation and enable the commission of international crimes ». Elle appelle à un changement de paradigme : « States must ensure that business enterprises under their jurisdiction, or domiciled in their territory, cease activities that sustain Israel’s unlawful occupation and contribute to serious human rights violations. »

Cette situation nous impose de reposer, à nouveaux frais, la question du lien organique entre colonialisme et capitalisme. Pour cela, il faut revenir à Karl Marx, et en particulier à sa théorie de l’accumulation primitive du capital. Marx identifie deux moteurs principaux de cette accumulation : le vol de la terre agricole et le colonialisme. Ces processus n’étaient pas des accidents historiques, mais les conditions matérielles nécessaires à l’émergence du capitalisme moderne. Le capital a besoin, pour naître, de transformer des communs en propriétés privées, de convertir des mondes vivants en marchandises, et pour cela il a besoin de violence.

Dans le livre I du Capital, Marx écrit : « L’accumulation primitive n’est rien d’autre que le processus historique de séparation du producteur d’avec les moyens de production ». Et plus loin : « La conquête, l’asservissement, le meurtre, en un mot la violence, jouent ici le grand rôle ».

L’histoire de la Palestine est une illustration parfaite de cette dynamique. Depuis les premières implantations sionistes au XIXème siècle, le projet colonial s’est appuyé sur la captation des terres, l’expropriation des paysans, la destruction des structures sociales existantes, la fabrication de titres de propriété au service des colons. Cette logique n’a jamais cessé. Elle s’est intensifiée avec la création de l’État d’Israël en 1948, les lois d’absentéisme, la Nakba, l’occupation de 1967, les implantations illégales, et jusqu’à la colonisation rampante de la Cisjordanie actuelle, transformée en terrain de jeu pour les fonds d’investissement, les projets de tourisme religieux ou les géants du BTP.

Il faut lever un malentendu tenace : l’accumulation « primitive » n’est pas un stade historique révolu. Elle est un mode permanent de reproduction du capital. David Harvey parle d' »accumulation par dépossession » pour qualifier ce retour permanent de la violence d’expropriation dans les formes contemporaines du capitalisme. Elle revient à chaque fois que des terres sont privatisées, que des peuples sont expulsés, que la frontière entre licite et illicite est abolie au profit de la rentabilité. La Cisjordanie d’aujourd’hui, livrée aux bulldozers et aux drones, est l’un des derniers laboratoires de cette accumulation par la spoliation.

Face à cette mécanique, le travail du mouvement BDS est plus que jamais essentiel. Il s’agit de cibler, nommer, isoler les entreprises complices du nettoyage ethnique, du vol de terres, du génocide en cours. Le boycott est une arme populaire, démocratique, pacifique, et d’une efficacité redoutable lorsqu’elle s’accompagne de la montée en puissance d’une opinion publique globalement acquise à la cause palestinienne. Il est un ressort clé de la résistance anticoloniale de notre temps.

La décolonisation ne se fera pas sans une critique radicale du capitalisme mondialisé et de ses avatars industriels, numériques et médicaux. Elle suppose une nouvelle grille de lecture et de combat, capable de relier les territoires, les luttes, et les solidarités. Le témoin nous est tendu. À nous de le saisir.

 

Yazid Arifi

Islamophobie à la française ou le retour de la ségrégation raciale

Le pire n’est jamais sûr. Après 8 ans de macronisme, déjà jalonnés de nombreuses saillies violemment islamophobes, voici donc que le gouvernement franchit un nouveau seuil en direction du fascisme en nous présentant un rapport « explosif » sur « l’entrisme frériste ». En plein génocide gazaoui, et alors que le Premier ministre lui-même est secoué par l’affaire Bétharram, ce rapport intervient comme un contre-feu très opportun permettant au pouvoir et à son excroissance médiatique de focaliser l’attention sur le seul véritable ennemi de la nation : « l’islamisme ».

En 2020, le discours des Mureaux avait introduit la notion de « séparatisme islamiste » dans le débat public, accusant donc une part non clairement définie de la communauté musulmane de chercher à vivre à l’écart de la société et selon ses propres normes (islamiques, donc), voici donc que l’Etat change radicalement de braquet en pointant, cette fois-ci, le comportement exactement inverse. Désormais, les musulmans « radicaux » sont accusés de chercher à dévoyer la République de l’intérieur, en avançant masqués en direction de la charia. Associations sportives, médias, services publics, collectivités locales, partis politiques : rien ne semble résister à la subversion islamiste, et les musulmans extrémisés semblent décidément plus proches du pouvoir qu’ils ne l’ont jamais été.

Trop à l’écart, trop intégrés, les musulmans apparaissent donc de plus en plus pour ce qu’ils sont : des indésirables par principe, vis-à-vis desquels une présomption de culpabilité est de mise. Toutefois, si elle atteint une acuité et une agressivité sans précédent sous le Président « ni de droite ni de gauche », la construction méthodique de l’ennemi intérieur musulman est le fruit d’un long travail de sape politique, associé à un matraquage médiatique ahurissant.

Ce qui se dessine sous nos yeux à présent, c’est une véritable ségrégation d’Etat, entendue comme la somme des dispositifs juridiques, politiques, administratifs et symboliques mis en œuvre par la France gouvernementale pour organiser la stigmatisation et l’infériorisation de la communauté musulmane.

Systémique et structurée, cette ségrégation repose évidemment sur des lois, mais pas que. Pratiques policières et judiciaires, discours officiels, mécanismes de légitimation idéologique, c’est un véritable arsenal qui est déployé pour instituer l’ordre social islamophobe, le plus souvent sous couvert de neutralité républicaine, de sécurité nationale et de laïcité. Ici, nous nous proposons d’en faire l’analyse politique.

Que dit ce rapport sur « l’entrisme frériste » ? Commandé par Gérald Darmanin au printemps 2024, il a été rédigé par un préfet et un ex-ambassadeur avec les contributions des services de renseignement et de diplomates. On y rencontre des concepts, jadis brandis par des figures médiatiques ou des intellectuels organiques, que l’Etat reprend désormais officiellement à son compte : la France serait confrontée aux fléaux de « l’islamisme municipal », de la « politique par le bas », et du « risque frériste » dans une vingtaine de départements. Un peu plus de 10% des mosquées du pays seraient concernées par ce problème, pour un noyau dur de 400 à 1000 personnes particulièrement radicalisées. Un écosystème frériste est également identifié, qui s’appuie sur les écoles privées musulmanes (un peu plus d’une vingtaine), des commerces communautaires, ou encore des associations caritatives.

Ces chiffres, aussi impressionnants qu’imprécis, ne sont pas le fruit d’une analyse rigoureuse et du recensement de preuves irréfutables. Le rapport fonctionne globalement sur la base de la suspicion d’entrisme, sans être en capacité de fournir le moindre élément solide à l’appui de la thèse d’un projet global de prise de promotion de l’idéologie des Frères musulmans. Aucun positionnement clair n’est pointé du doigt, et la méthode retenue consiste essentiellement à « lancer l’alerte », sans laisser d’espace à la contradiction, y compris par des experts du sujet. Disons-le tout net : la pseudo-scientificité de ce document est patente, qui rend par définition la contre-argumentation malaisée … en l’absence d’un récit argumentatif rigoureux !

Le document manipule également l’amalgame à l’envi, en associant des structures qui n’ont pourtant rien à voir les unes avec les autres à cet effort d’immixtion frériste dans les affaires du pays. En témoigne par exemple l’évocation d’associations explicitement religieuses à des organisations politiques antiracistes qui n’ont pourtant aucune vocation ni propos à caractère cultuel, ou encore à des structures des défense des droits et de lutte contre les discriminations. Un gloubi-boulga indigeste que l’on pensait réservé aux éditos de Marianne et du Point, mais qui prend désormais la forme du discours officiel.

L’entrisme frériste est l’acmé d’un long cheminement que l’ont peut faire remonter a minima au texte qui a fait basculer définitivement la France dans la névrose islamophobe, à savoir la loi de 2004 sur le port du voile dans les établissements scolaires. Dans la foulée des attentats du 11 Septembre qui ont fait entrer l’Occident dans l’ère du choc des civilisations, la lutte contre l’islam(isme) s’est installée au sommet des priorités politiques, toutes forces politiques confondues. Dans le cas particulier de la France, elle a pris la forme de la « défense de la laïcité », faux-nez de celles et ceux qui sont déterminés à en découdre avec les musulmans et à faire en disparaître toute trace dans l’espace public, au nom d’un anticléricalisme totalement dévoyé (à gauche) ou de la préservation de prétendues racines judéo-chrétiennes (à droite), avec à chaque fois la volonté affichée de promouvoir une certaine civilisation occidentale foncièrement étrangère au paradigme musulman. La loi de 2004 a fait l’objet d’un consensus quasi-total de la commission Stasi qui l’a produite, et de l’Assemblée nationale de l’époque. Tous laïques !

Ce tournant législatif majeur, dont la principale conséquence a été de mettre les jeunes filles musulmanes (mais aussi juives ou sikhs) à l’écart de l’école publique, a été le point de départ d’une prolifération de lois, décrets, arrêtés, circulaires, qui ont tous eu pour finalité de resserrer l’étau autour de la communauté musulmane. La liste est proprement vertigineuse, on en propose un rapide aperçu :

– 2010 : loi contre le port du niqab (voile intégral) dans l’espace public

– 2012 : circulaire interdisant les mères voilées en sortie scolaire

– 2013 : introduction de la laïcité à l’école, outil de surveillance de la religiosité au nom de la « neutralité » laïque

– 2016 : plusieurs arrêtés municipaux anti-burkini

– 2017 : loi de Sécurité Intérieure et de Lutte contre le Terrorisme (SILT), permettant les fermetures administratives de lieux de culte, les assignations à résidence ou encore la surveillance électronique sans validation judiciaire.

– 2021 : loi séparatisme, utilisée comme outil de contrôle de la communauté musulmane et de ses associations, ses lieux de culte, et même de l’éducation à domicile

– 2023 : circulaire d’interdiction des abayas à l’école

– 2023 : validation par le Conseil d’Etat de l’interdiction du voile dans les compétitions sportives

Ces dernières années, nous avons ainsi été témoins des nombreuses dissolutions administratives d’associations musulmanes comme BarakaCity ou le CCIF, au nom de leur proximité idéologique avec l’islamisme. Ces dissolutions sont allées de pair avec les perquisitions abusives, la fermeture temporaire ou définitive de lieux de culte, l’expulsion d’imams étrangers jugés gênants ou encore la surveillance policière d’établissements scolaires, pour certains privés de contrat d’association avec l’Etat sans motif valable (Lycée Averroès de Lille).

On le voit : la dynamique ségrégationniste engagée avec le texte de 2004 est potentiellement infinie, à tel point que les forces de droite extrémisée n’hésitent plus à brandir le projet d’une interdiction du voile dans l’espace public en général.

Evidemment l’Etat intégral ségrégationniste marche sur ses deux jambes et la détermination législative, policière et judiciaire du pouvoir est soutenue avec vigueur par l’appareil médiatique, lui-même sous tutelle de la grande bourgeoisie y compris dans sa variante « service public ». On a donc vu depuis une quinzaine d’années l’essentiel des quotidiens nationaux et des principales chaînes de télévision s’engager dans une croisade sans merci contre « l’islamisme », en jetant de l’huile en abondance sur le feu lorsqu’une opportunité se présentait. La fabrication médiatique de l’ennemi musulman est un pilier essentiel de l’ordre ségrégationniste contemporain. Cette fabrication repose sur une double dynamique : d’une part, la répétition obsessionnelle de figures menaçantes (la femme voilée, le barbu, le salafiste, la tâche de prière sur le front), et d’autre part, la mise en lumière récurrente de « signes de radicalisation » – qui relèvent en réalité le plus souvent d’une pratique religieuse simplement orthodoxe. L’effet recherché est clair : rendre suspecte toute manifestation visible de l’islam, jusqu’à son expression la plus banale.

Cette croisade islamophobe trouve ses hérauts attitrés, promus par les rédactions en chef et les plateaux TV : Finkielkraut, Fourest, Sophia Aram, Mila, Bouvet, Praud… Une élite médiatique dont l’unique expertise semble être la haine obsessionnelle de l’islam et l’appel permanent à sa disparition. Comment oublier les propos d’Yves Thréard affirmant : « Je déteste la religion musulmane », ou encore le fameux « antisémitisme couscous » brandi pour désigner une solidarité arabe jugée trop voyante ? Ces saillies, loin d’être marginales, forment un substrat culturel quotidien que les chaînes d’information en continu distillent sans relâche, tout comme la presse écrite – du Figaro à Libération.

C’est dans ce climat que se sont imposés les thèmes de l’islamo-gauchisme et de l’indigénisme, deux avatars conceptuels du complot de l’intérieur. Là où les années 30 désignaient le « judéo-bolchévique », le pouvoir contemporain brandit la menace d’une alliance entre les « barbus » et les « wokes ». L’enjeu est le même : produire une figure fantasmatique de l’ennemi total, à la fois subversif, étranger, fanatique, et traître à la patrie. Et ce n’est pas un hasard si les relais de cette rhétorique sont à la fois dans les cabinets ministériels et dans les rédactions : c’est bien une dialectique entre pouvoir et médias qui organise l’agenda islamophobe, selon une règle simple : c’est l’émotion publique suscitée par les médias qui prépare le terrain aux lois liberticides, aux circulaires absurdes, aux dissolutions politiques.

Cette dynamique s’est déchaînée de manière spectaculaire depuis le 7 octobre. La parole pro-palestinienne a été d’emblée criminalisée, assimilée à une complicité avec le Hamas, voire avec le terrorisme. La question palestinienne, pourtant ancrée dans une histoire de colonisation, d’occupation militaire, de nettoyage ethnique et de résistance, est désormais réduite à un conflit religieux entre Israéliens démocratiques et islamistes fanatiques. Cette grille de lecture civilisationnelle permet de souder un « nous » européen, blanc, judéo-chrétien, contre un « eux » barbare, fanatique, musulman. Elle justifie l’alignement total sur l’État israélien, présenté comme un bastion de la modernité au cœur d’un Moyen-Orient archaïque.

Dans ce contexte, les militants politiques, notamment musulmans, qui ont pris la parole depuis le 7 octobre ont fait l’objet de mesures de représailles graves : convocations policières, pertes de postes, diffamations publiques, poursuites judiciaires. Dans le même temps, les manifestations de soutien à Gaza ont été systématiquement interdites ou encadrées de manière dissuasive. Le keffieh a même été désigné comme « signe religieux » par la police dans certaines circonstances ! Toute expression de solidarité avec la Palestine est désormais suspecte, dès lors qu’elle émane d’un sujet musulman, dans un mécanisme typique de la criminalisation de la parole autonome musulmane.

Ce traitement à géométrie variable tranche avec le soutien massif et inconditionnel apporté à l’Ukraine. Là, aucune ambiguïté : les réfugiés sont accueillis à bras ouverts, la résistance est glorifiée, et les pertes civiles suscitent l’émotion médiatique et politique. Le double standard est criant, et s’explique par des critères de proximité ethnique, culturelle, et religieuse. C’est aussi cela, la ségrégation d’État.

Cette ségrégation se manifeste également dans l’accès au logement, à l’emploi, à l’école. Les enfants des quartiers populaires – majoritairement issus de l’immigration musulmane postcoloniale – sont surexposés à l’échec scolaire, à la relégation dans les voies professionnelles les moins choisies, à la surdisciplinarisation. La carte scolaire, l’urbanisme ségrégatif, le marché du travail discriminatoire, l’accès inégal au soin, tout cela concourt à faire du sujet musulman un citoyen de seconde zone. Cette relégation systémique s’inscrit dans une longue continuité historique : celle de la domination coloniale, fondée sur l’infériorisation de l’indigène musulman. L’islamophobie française puise dans la même matrice que le code de l’indigénat, que la déclaration de l’inassimilabilité de l’Arabe, que la déshumanisation du colonisé.

Le tableau est saisissant. Mais quelle est la finalité de ce processus d’exclusion progressive de la communauté musulmane ? En nous appuyant sur l’exemple italien et la gestion du prolétariat palestinien en Cisjordanie, on entrevoit déjà la silhouette d’un avenir que nombre de gouvernements européens s’apprêtent à adopter : un État qui, sous couvert d’universalisme et de lutte contre le « terrorisme », dresse un mur légal et social entre musulmans et non-musulmans. En Italie, Giorgia Meloni, élue sur un programme farouchement anti-migrants, a dû, face aux besoins économiques, régulariser des centaines de milliers de travailleurs étrangers : un compromis cynique où l’on promet une citoyenneté “de papiers” à ceux qu’on vilipende en discours. En Cisjordanie, l’apartheid se déploie sans fard : population arabe soumise à des checkpoints, à l’humiliation quotidienne, à l’interdiction de circuler, maintenue dans un statut de prolétariat hyper-contrôlé.

Cette double expérience nous révèle le mécanisme à l’œuvre : quand l’islamophobie devient doctrine d’État, elle se pare d’un vernis de sécurité nationale pour produire une caste de travailleurs dociles — étrangers ou nationaux — dont on a besoin pour soutenir une économie vieillissante. D’un côté, la haine viscérale des « barbus » et « voilées » ; de l’autre, l’exploitation froide d’une main-d’œuvre corvéable. Entre ces deux pôles, un nouvel apartheid se profile : non plus fondé seulement sur la couleur de peau ou le lieu de naissance, mais sur l’appartenance religieuse (avérée ou présumée) et le contrôle idéologique.

La ségrégation ne se contentera bientôt plus d’accumuler lois liberticides et discours haineux : elle s’immiscera dans chacun de nos gestes du quotidien. Bientôt, une personne identifiée comme musulmane sera contrainte de donner des gages de “désislamisation” pour réaliser le moindre geste de la vie quotidienne : travailler, sortir dans la rue, inscrire son enfant à l’école, demander une subvention, créer une association ou une entreprise, pratiquer un sport ou accompagner une sortie scolaire. Elle aura beau donner le change et sans cesse faire montre de sa « neutralité » : le soupçon pesera quoi qu’il arrive, la rendant perpétuellement suspecte. Entravés dans chaque dimension de leur vie sociale, harcelés jour après jour par la justice, la police et l’administration, ces « musulmans présumés » risquent de se voir définitivement relégués au rang de citoyens de seconde zone.

Dès lors, le véritable enjeu est clair : face à cet apartheid renaissant, l’urgence est d’abord de bâtir un pôle politique musulman autonome, structuré et offensif, capable non seulement de résister mais de porter des ripostes concrètes aux attaques islamophobes. Ce collectif devra incarner une force de proposition et de défense, organiser les luttes, soutenir les victimes et inverser le rapport de force. D’autre part, toute organisation de gauche de rupture digne de ce nom doit intégrer la lutte contre l’islamophobie comme le cœur de son combat : comprendre que c’est la pierre angulaire du projet de société de la bourgeoisie et de ses relais médiatiques, l’outil premier pour diviser, exclure et exploiter. Faire de cette lutte une priorité stratégique, c’est renforcer l’alliance avec toutes les forces opprimées, remettre en cause les logiques de haine d’État et construire ensemble un front solidaire et égalitaire. Le choix est posé : amour révolutionnaire ou barbarie.

 

Yazid Arifi

Le bête et le souterrain : la « zoopoétique » à l’épreuve de la Palestine

Alors que la pensée du « vivant » s’est imposée comme un horizon éthique dans les sciences humaines, qu’en est-il de ceux que cette éthique oublie — ou exclut ? À travers une analyse des travaux d’Anne Simon, figure de la « zoopoétique », et de son article sur le 7-Octobre publié dans la revue K en février 2024, ce texte interroge les angles morts d’un discours humaniste qui entend accorder aux bêtes un droit de cité tout en consentant au déclassement les Palestiniens hors de l’espace politique. Entre mythes bibliques, représentations animales et cartographie morale du « conflit » israélo-palestinien, il s’agit ici de faire le procès d’une pensée du tri — une pensée qui, sous couvert d’élargir le champ du politique, reconduit l’exclusion des indésirables. 

 

Dans un article intitulé « Creuser la terre, creuser la langue. Zoopoétique de la vermine »[1], Anne Simon, directrice de recherche en littérature au Centre national de la recherche scientifique français (CNRS), considère que « [v]ers, cafards, larves, fourmis, rongeurs et autres vermines » ont souvent, sous la plume des écrivains, infiltré l’ordre du sensible. La littérature ferait fi de la hiérarchie évolutionniste et des critères esthétiques ; elle les subvertit même. Les écrivains ne distingueraient pas les bêtes dignes d’amour de celles que l’on écrase sous la semelle, asperge de poison, enfume dans leurs nids.

Les bêtes que l’on bombarde, vise entre les yeux, brûle vives, affame et mitraille dans des traquenards. Les bêtes que l’on explose avec leurs sacs de farine sur le dos tandis que leurs petits crèvent de faim et de soif.

« Le peuple souterrain s’avère principiellement, pour les humains, un peuple politique […]. », écrit Simon. Les nuisibles, considérés comme des « peuples », offriraient à l’humanité l’opportunité d’un « avenir » plus respirable. L’altérité animale est alors le principal vis-à-vis d’une humanité avec laquelle cette dernière devrait apprendre à partager le territoire, en la faisant d’abord monter à bord du langage et de l’imaginaire. La littérature laisserait ainsi entrer les nuisibles dans l’espace de la représentation avec un droit de cité. La marge parle dans l’agora et au cœur des humains. Les égouts régurgitent leurs lois. Pour la chercheuse, la vermine « débordante » oblige à la négociation, au politique.

Anne Simon, autrice d’Une bête entre les lignes (Wildproject, 2021) est spécialiste de « zoopoétique », un champ de recherche qui étudie les représentations de l’animalité en littérature et les liens entre humains et non-humains à transformer dans le cadre d’une éthique environnementale. On peut constater que chez elle — comme chez nombre de rhéteurs de la pensée dite du « vivant[2] » —, l’humanité s’entend, à la fois, comme espèce et comme valeur. Le genre humain est défini par ce qui fait le caractère humain et en creux : par son opposé, l’inhumain. Or, l’idée même d’humanité ne va pas de soi. En zoopoétique comme ailleurs, elle est paramétrée par une centralité épistémique occidentalo-universaliste : celle d’un sujet intellectuel qui se conçoit comme méridien moral du monde. Est humain, donc, ce qui ressemble à soi, se comporte comme soi. L’extension du domaine du politique aux non-humains ne se fait pas sans anthropomorphisme, que ce soit de manière assumée ou inconsciente (c’est en effet un biais cognitif) : concéder aux bêtes et à la vermine des propriétés que le cartésianisme pensait exclusives à l’humain (la morale, donc, et surtout l’intellect, l’émotion, la sociabilité, etc.). Cette ouverture est féconde et bienvenue. Mais ce type de post-humanisme s’ancre dans un humanisme abstrait, qui se pense en lévitation dans le monde idéel et idéal alors que c’est un cerf-volant attaché au nombril du monde : l’Occident. C’est chose connue que l’universitaire français de base décentre sa pensée comme d’autres font le tour de France sur un vélo stationnaire. Mais cet achoppement serait inoffensif si la conception que l’on se fait de cette humanité-que-toute-l’humanité-aurait-en-commun ne portait pas en elle une condition implicite : l’altérité doit réussir l’examen du miroir moral avant d’entrer dans la clairière du vivant. En zoopoétique comme dans le vivant, cette reconnaissance est accordée aux bêtes par décret. Celles-ci sont tolérées avec tous leurs instincts en tant que bêtes — la condition, c’est justement, qu’elles restent ainsi (et surtout fictionnelles). Or, ce filtre de reconnaissance moral est en soi un barème d’exclusion. L’humanité en tant que système moral n’est plus le propre des humains, mais elle envisage, par opposition, que d’autres soient plus susceptibles de se retrouver dans le sale. Dans la souillure, pour reprendre un terme récurrent chez Simon.

 

L’apparition des créatures souterraines nous fait osciller entre cauchemar et émerveillement. En outre, l’organicité́ extrême tout comme l’étrangeté de ces bestioles qui vivent sur nos territoires et investissent notre polis sans que nous puissions entrer en relation avec elles […] engendrent de facto une relation politique qui engage quel type d’hospitalité on souhaite ou non mettre en œuvre.

 

Le « nous » est celui d’une humanité totale rapportée à la conception moderne, occidentale, d’une vie collective organisée par l’activité citoyenne. La « polis » des cités-États antiques se transpose dans l’État-nation moderne, souverain en ses frontières, socialement et culturellement cohérent, filtrant l’altérité et phagocytant ses intrus. Dans la pensée de Simon, l’espace citoyen aurait comme altérité une nature tenue en joue mais exigeant « hospitalité ». Hospitalité inconditionnelle, ressassait Derrida, au sujet des exilés néanmoins — tout en militant pour la dignité légale de l’animal, notamment dans son séminaire La bête et le souverain[3]. Simon déplace ainsi la frontière de l’étranger à l’animal, mais que devient ce tiers-exclu humain ? Où s’en va-t-il ? Dans quel sous-sol fait-il peuple ? Quelle diplomatie, quelle politique reste-t-il aux humains surnuméraires, sans droit de cité ?

*

Pour mesurer les effets concrets de cette pensée zoopoétique, de la théorie au réel, il peut être opportun de l’analyser dans la transparence de l’article « Pogrom, Déluge et Arche »[4] publié le 28 février 2024 dans la revue K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle[5] et où Anne Simon revient sur le 7-Octobre. Nous verrons en quoi le traitement de la question palestinienne trace une cartographie différentielle de l’altérité humaine et non humaine dans un espace politique réputé légitime.

Pour rappel : 1 219 morts israéliennes le 7 octobre 2023 ; 100 000 Palestiniens génocidés depuis[6] — 30 000 au moment où Anne Simon fait paraître son article, il y a un an et demi. Pourtant, aucune mention de la riposte d’Israël sur Gaza. Le 7-Octobre révoque tout autour de lui. Enroulé sur sa douleur, le texte de Simon se bouche les oreilles face aux chiffres. D’une étanchéité tenace, il postule une fin de non-recevoir. Ni symétrie ni disproportion : une hiérarchie de principe. 30 000 femmes hommes enfants vieillards sont compressés sous les lignes. Entre chaque mot se creuse l’effacement des fosses communes et des corps d’enfants élagués comme des arbres. La douleur d’Anne Simon est totale. Elle ne s’oblige de rien, et c’est franchement admirable[7]. Quelle force. Longtemps, il a fallu aux dénonciateurs des crimes israéliens se fendre de quelques lignes, en introduction, bardées de superlatifs (atroce abominable épouvantable), pour qualifier le 7-Octobre, avant d’en arriver à l’objet du texte : le génocide. Certes sincère, la condamnation de l’attentat n’en était pas moins performative. Anne Simon ne réciproque pas la courbette et elle a raison. Elle en a absolument le droit. Elle a même tous les droits dans ce « pays doté d’une armée nationale », sur ce « sol israélien internationalement reconnu ». Sa douleur est souveraine dans un pays souverain. Anne Simon a donc toute légitimité de hisser un mur de douleur entre l’espace national et cet « extérieur » venu faire « intrusion » le 7 octobre, un « extérieur » néantisé dès le lendemain. 30 000 morts ne comptent pas. Ne se comptent pas : des nuisibles.

C’est lui, le peuple souterrain, interdit de polis. Dans la rhétorique simonienne, les mots « extérieur » et « intrusion » ont de quoi confirmer l’accusation d’apartheid, portée par Amnesty International à l’encontre d’Israël depuis 2022[8] ; rappelons que cet « extérieur » est maintenu sous blocus, contrôle et surveillance. Placés vis-à-vis des termes « pays » et « armée nationale », « extérieur » et « intrusion » déploient donc une symétrie tronquée entre Israël et la Palestine : les mots choisis échouent à inscrire les deux entités dans un rapport de forces équitable. Ce sombre « extérieur », hors-frontières, hors les murs mais sous tour de contrôle, n’est pas un « pays » et n’a rien de « nationa[l| ». Son « sol », lui, n’est pas reconnu par la communauté internationale (les puissances complices, historiquement et fondamentalement coloniales) : il ne lui appartient pas. Par ailleurs, le nom « Palestine » ne désigne sous la plume de la penseuse que la terre à laquelle le « juif errant » (figure antisémite, à l’origine) était censé « retour[ner] » deux millénaires plus tard : une patrie juive pour l’éternité, irrévocablement israélienne. Gaza, quant à elle, est nommée zéro fois. En bas à gauche de la carte, Israël est mordu d’ombre. Une brisure de Palestine piquée dans le pied. La négation de la Palestine, infusée dans les mots de notre spécialiste du langage, garantit et protège l’exceptionnalité de l’État sioniste.

Le peuple souterrain, porté par ses tunnels et coupable pour cela, semble gésir dans le hors-champ de la cartographie simonienne du vivant pour avoir comme tort d’être exilé de la polis et du droit. Encagé dehors. Par comparaison, la vermine animale a le droit, voire l’injonction instinctive de déborder sur l’espace citoyen. Par une généreuse extension du propre de l’humain, elle peut même être promue sujet politique. Absurde, oui, d’établir un tel parallèle entre ces deux peuples de nuisibles ontologiquement séparés. Mais Anne Simon est une chercheuse sérieuse, elle mérite donc d’être lue scrupuleusement. Son article dans la revue K est censé s’inscrire dans une pensée cohérente sur une éthique générale du vivant. À moins qu’elle admette que tout ceci n’est que littérature ; que ses thèses sur la zoopoétique s’étant effondrées sous le coup de l’« anhistoricité affective » où l’a plongée le 7-Octobre — suspendant, au passage la perspective d’une « action politique » (avec laquelle la « tâche critique » devra « renouer » « le plus rapidement possible », mais on suppose qu’elle laisse cela à d’autres) —, en fait que ce qu’elle prêchait jusque-là sur le savoir politique d’une littérature, c’était juste pour rire… Anne Simon devrait être la première à trouver ridicule de concéder à des animaux ce dont on spolie certains humains : le droit d’aspirer à une dignité politique au sein du vivant. Et à leur territoire.

Mais peut-être la dichotomie entre les plus-qu’animaux, d’un côté, et, de l’autre, les moins-qu’humains s’articule autour d’un verrou cognitif puissant : l’orientalisme.

 

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L’orientalisme est un processus d’altérisation (othering) qui manufacture l’Autre, infériorisé, comme l’exact négatif d’un soi en tout point supérieur. Sur le dos de l’Autre, se dresse le soi national et racial. Selon l’essayiste Naomi Klein (Plan B pour la planète, Actes Sud, 2019), relectrice d’Edward Said, la population orientalisée est, dans le contexte de la colonisation sioniste, dépossédée de tout ce qui est susceptible de la constituer comme un ensemble de sujets politiques, à savoir, entre autres, la possibilité pour ces derniers de disposer de leur territoire. L’orientalisme apparaît alors comme le socle d’un projet capitaliste environnemental continu : depuis le déplacement de 750 000 personnes et le massacre de 28 000 villageois en 1947-48, jusqu’au contrôle et à l’exploitation des ressources naturelles (agricoles, aquatiques et énergétiques) — c’est entre autres ce qu’établit Andreas Malm dans Pour la Palestine comme pour la terre (La Fabrique, 2025). Empêchés dans les relations qui tressent leur existence (relations chères à la zoopoétique), les Palestiniens sont déclassés du politique, de la subjectivité et de la dignité. Ce faisant, ils sont parqués dans une ellipse spatiotemporelle, territoriale, politique, ellipse perfectionnée en Gaza sous scellés et qui, depuis le 7-Octobre, les met en instance de mort.

Celui qui n’a ni territoire, ni subjectivité, ni destin ou avenir, c’est, dans la rationalité occidentale, l’animal. Ce raisonnement devrait m’amener à suggérer que le sionisme considère les Palestiniens comme des animaux, mais ce serait trop simple. « Nous combattons des animaux humains », a tonné Yoav Gallant, ministre de la Défense israélienne, le 9 octobre 2023[9]. Des « animaux humains » : le curseur n’est plus entre humain et animal mais entre humain et sous-humain — des souvenirs remontent[10]. L’enjeu est moral, civilisationnel et, à l’heure de l’urgence climatique, il recalibre la distribution des coupons d’humanité autant que la carte du monde.

Comment orientaliser les Palestiniens ?

Il faut d’abord que le 7-Octobre soit un attentat strictement antisémite : le qualifier de « pogrom ». L’« enquête » d’Anne Simon n’a pas pour objectif, dit-elle, de « chercher si l’événement du 7 octobre 2023 relève d’un pogrom aux sens historique, socio-culturel ou juridique […] » (« pogrom » n’est guère codifié en tant que catégorie du droit), néanmoins la formule « pogrom du 7 octobre » apparaît cinq fois dans le texte. L’appellation est consacrée par prétérition. Or, parce que non applicable au contexte israélo-palestinien, cette qualification est rejetée par des spécialistes, notamment pro-israéliens tels que le politiste Ilan Greilsammer[11] et l’historien Tal Bruttmann[12]. Enfin et surtout, le recadrage autour de l’antisémitisme invalide la portée anticolonialiste et décrédibilise la cause palestinienne en tant que telle, et ce, dans un espace géopolitique où la Shoah est le cauchemar du dominant reporté sur le dominé : le problème juif a été greffé par l’Europe coloniale dans le ventre des Arabes.

Il faut aussi que tous les Palestiniens soient de filiation antisémite : mentionner alors cette nouvelle-née, en Cisjordanie, prénommée Toufan al-Aqsa par ses parents (« Déluge d’al-Aqsa »), du nom de l’opération du 7-Octobre. Insister pour « contrer » le fait qu’une attaque réputée antisémite dénomme « l’identité palestinienne ». Faire mine de se soucier de cette dernière et la repêcher de la haine qui l’innerve et la condamne. « [I]l faudra que les Palestiniens récusent la présence du Hamas et de ses otages, tous petits compris, parmi leurs propres enfants » : rejeter la responsabilité de l’avenir de la Palestine et de l’impunité d’Israël sur le dos des Palestiniens, complices si silencieux, lobotomisés si adhérents, coupables de toute façon, dès l’enfance. Exiger d’un couple exilé et bafoué sur sa propre terre, au camp de Balata, à Naplouse, où il a enfanté, qu’il ne rêve pas de déluge, mais d’amour et à genoux, une joue tendue vers la dépossession et l’autre vers la disparition.

Il faut en fait que tout le monde arabe soit antisémite : évoquer « la singularité fragile de l’État d’Israël au sein du Moyen-Orient », singularité religieuse et démographique dans un océan arabe et musulman, donc antisémite. Fragile : ladite singularité n’est donc pas celle d’un ethno-État doté d’une diaspora puissante, perfusé d’armes, d’argent et d’impérialisme euro-américains, muni d’une armée et de services secrets hors-la-loi, État auprès duquel l’Égypte, la Syrie, la Jordanie et des factions libanaises ont démembré la Palestine et/ou massacré les Palestiniens, État qui a fini par normaliser avec six pays arabes dont certains constituent de grandes puissances militaires. Les frontières d’Israël sont désormais différées dans une région neutralisée, jusqu’en Libye, comme l’a prouvé récemment le camouflet infligé au convoi Al-Soumoud par l’administration orientale de Haftar. Quid la Tunisie ? Là-bas, peuple et gouvernement sont antisémites : 1) rappeler qu’il y a eu un attentat contre la synagogue de la Ghriba le 10 mai 2023, à Djerba, 2) dire que le président tunisien l’a appelé « opération », bien avant l’« opération Déluge d’Al-Aqsa », un « emploi neutre et factuel », « volontairement flo[u] », « orientant la perception de l’événement », mais vers quoi ? Sans doute vers la carrière de détective (ou d’humoriste) qu’Anne Simon a manifestement ratée.

Et puis, forcément, il faut que l’attentat soit strictement religieux : dans la mesure où l’opération, par son nom, fait référence au Déluge, un épisode évoqué à la fois dans la Bible et le Coran, elle « se revendiqu[e] radicalement religieuse », faisant que « l’appellation ne peut être rapportée à une lutte anti-colonialiste ». Verdict. Sans autre forme de procès. La toile de fond est manifeste : il s’agit de l’apriori séculier qui sépare la religion du politique. Or, en aucun cas le sécularisme ne définit la religion comme opposée à la politique. Au contraire, son existence est bien la preuve que l’un est miscible dans l’autre, voire qu’ils sont consubstantiels : le sécularisme est une centrifugeuse qui fait surnager le politique à la surface d’un religieux abyssal, refoulé. Surtout, il impose un bras-de-fer civilisationnel avec ce qu’il considère comme étant incompatible avec la modernité, en particulier l’islam, à jamais archaïque.

Par ailleurs, en déclarant le 7-Octobre comme strictement islamique, c’est-à-dire antisémite, Simon ne disqualifie pas uniquement la dimension anticolonialiste de l’événement : par ricochet, elle délégitime l’anticolonialisme tout court. Immunité pour Israël ; celui-ci est blanchi contre l’accusation de colonialisme. Face à cela, la cause palestinienne tout entière est frappée d’anathème. L’occupé, incarcéré au procès de l’occupant, est doublement coupable : d’islam et d’insoumission. Pour la Palestine, c’est l’ordalie : condamnée si elle lute, morte si elle se résigne, or elle s’obstine à refuser d’être cette victime parfaite dont parle l’écrivain et militant Mohamed El-Kurd[13]. Pas d’échappatoire possible au royaume de l’orientalisme. Les Musulmans sont désavoués par cette violence aveugle qui fait d’eux des ennemis de la vie lorsqu’ils se vengent sur cette jeunesse « qui dans[e] » et sur « la population pacifique des kibbutzim ». Simon parle, en l’occurrence, des colonies implantées dans l’« enveloppe de Gaza » (qu’elle ne nomme pas ainsi), zone tampon, bouclier qui enserre la bande avec sa population sous verrou, population dont Israël contrôle l’existence ainsi que les ressources, ses nappes phréatiques au premier chef.

 

*

 

L’islam est surtout le repoussoir du sionisme. Mais Simon prend une précaution :

 

Mon propos sur la dimension islamiste du pogrom du 7 octobre 2023 serait en retour indécent sans rappeler qu’une interprétation illégitime du judaïsme a été mobilisée pour justifier l’emprise coloniale en Cisjordanie, et que les massacres ont été instrumentalisés pour justifier, au nom du « Grand Israël », des mises à mort iniques de Palestiniens ou de violentes expulsions de Bédouins hors de leurs foyers.

 

Constatons que cet effort de rééquilibrage ne retire aucun point au permis de tuer des Forces de défense israéliennes. Par exemple, l’« interprétation illégitime du judaïsme a été mobilisée » à la forme impersonnelle, passive et sans acteur, cette même force impersonnelle qui rétorque à l’attentat par des euphémismes : « mises à mort iniques » (30 000 au moment où Simon commet son analyse). En dénonçant la dimension religieuse de « l’opération Déluge d’al-Aqsa » qui invoque un épisode commun aux cosmogonies monothéistes, Anne Simon fait oublier que l’État sioniste s’est forgé, dans le feu et le sang des Palestiniens, sur la base d’une métalepse religieuse : la Terre promise transposée du mythe à la géopolitique. Elle fait oublier que, très souvent, Tsahal nomme ses opérations militaires en référence à des événements figurant dans la Torah, et ce, dès l’année même de la création de l’État, en 1948, avec l’opération Nachshon (Jérusalem/Al-Quds) et Lot (Néguev) ; puis, l’opération Pillar of Cloud (Gaza, 2012) ; l’opération Arrow of Bashan (Syrie, 2024) ; et très récemment, Gideon’s Chariot (Gaza, mai 2025) et Rising Lion (Iran, juin 2025). Omettant que le vocable militaire d’« opération » est régulièrement usé par Tsahal, Anne Simon ne s’empêche pas l’extrapolation pour lire l’opération Déluge d’al-Aqsa comme une intervention médicale : le Hamas aurait procédé à une « chirurgie attentatoire au corps même de la jeunesse israélienne, envisagé comme ‘‘malade’’ » et à un « démembrement effectif du corps national ». Anne Simon refuse que le Hamas se hisse à la hauteur de son ennemi et le tutoyer par le mythe et les armes. Deux poids, deux mesures : elle entérine l’exceptionnalité de l’État d’Israël en projetant sur l’islamité de la lutte décoloniale exactement le même modus operandi religieux de l’entité sioniste.

Réactivant un imaginaire gorgé d’orientalisme, la chercheuse inverse le soi dans l’Autre et prouve que la judéité fondamentale de l’État dit juif est compatible avec le sécularisme. En fait, la sécularisation de l’ethno-État, en ce qu’elle drape d’invisibilité, de progressisme, de technologie et de blanchité son suprémacisme racial et religieux, est l’excroissance de l’impérialisme occidental en terre arabe. L’altérisation de l’islam et son rejet hors de la civilisation font des Palestiniens, ainsi que de tous les peuples de la région, les antagonistes dans le reflet desquels se lave le sionisme. Lui qui, dès 1948, a commis le déluge primordial en submergeant la terre de Palestine pour la nettoyer des trois quarts de ses gens, de son nom, de ses villages, de sa toponymie, de sa mémoire, et qui aujourd’hui décape Gaza et noie son peuple de sècheresse. Pour Netanyahou et Smotrich, ministre des Finances, les Gazaouis sont le peuple d’Amalek, l’archétype biblique de l’ennemi absolu des Juifs[14].

L’islam, crachoir du sionisme. La séculière Anne Simon est aussi professeure de croyance ; elle est de ceux qui distinguent le vrai islam du faux islam, le propre du « souillé ».

 

[L]e Déluge, effacement radical opéré par la divinité sur un monde en proie à une inversion totale des valeurs, est cette fois assumé par des humains annexant à leur projet de mort une religion, l’Islam, et le nom d’un Dieu, invoqué dans les hurlements. Ce faisant, ils ont souillé l’une et l’autre.

 

Le procédé est certifié et homologué par le bureau de communication de l’universalisme laïcard : opposer un islam « modéré », en l’occurrence vrai, propre, à un islam radical, sanguinaire, fait barrage à l’accusation d’islamophobie. Autre gage d’immunité : tokéniser des Arabes qui stipulent que les soldats du Hamas « assassinent » l’islam : l’essayiste Abdennour Bidar, l’écrivaine Dominique Eddé et le diplomate et auteur Elias Sanbar — un essentialiste et deux non musulmans. Mais le tri et le micro tendu aux indigènes ne servent pas qu’à montrer patte blanche ; Anne Simon organise l’altérité. Cela implique que tout Musulman qui n’obtempérerait pas à l’injonction de condamner le Hamas — injonction qui est suspicion de non-innocence, présomption de traitrise —, en fait, tout Musulman ne se prononçant pas sur cette double violation, et de l’islam et de l’espace sacré Israël, s’enfarge dans la souillure antisémite.

Depuis une supposée neutralité laïque souveraine, hors d’atteinte, la séculière Anne Simon dicte la sentence qui retourne l’islam contre ceux qui y mènent leur existence par foi ou par culture. À l’aune de l’exception sioniste, l’accusation de mauvais Musulman se tourne en procès en antisémitisme.

 

*

 

La dichotomie entre le bien et le mal, la pureté et la souillure, structure chez Anne Simon un raisonnement binaire, par ailleurs visible dans ses travaux zoopoétiques. Elle éclaire une répartition morale du politique et de ses marges. J’ai montré plus haut en quoi cette axiologie, distribuant les lignes de l’humanité à partir d’une centralité humaniste et universaliste située, est lestée d’ethnocentrisme. Les catégories du bon et du mauvais, du pur et de l’impur, sont assignées à partir d’un soi invisible qui projette sa morale sur le monde sensible, dans une dynamique narcissique de captation. Le vivant, dès lors, est ordonné par une logique de semblable-à-semblable, travestie en une écologie de l’attention et de l’hospitalité.

Militant pour une cohabitation politique avec le reste du vivant, en particulier les animaux, Anne Simon réactive, dans ses travaux en zoopoétique, le mythe de l’Arche de Noé pour en produire la vision, prometteuse en soi, d’un bestiaire à même de résister à la fin du monde et de peupler d’avance un avenir indubitablement dévasté sur le plan environnemental. Mais dans l’article paru dans K, le mythe de l’Arche est réinvesti historiquement : il devient symbole du refuge juif, culminant dans l’utopie du « pays-arche » qu’incarnerait Israël.

Le choc que provoque chez Simon le débordement du mythe, mêlé de sang, dans le réel du 7-Octobre est compréhensible : il s’agit là d’un trope qu’elle a profondément étudié, intériorisé, disséminé dans ses écrits, et qui résonne désormais de la manière la plus crue dans un présent que le sionisme avait sanctuarisé. Or, l’analyse qu’elle propose de l’actualisation du mythe est focalisée sur une exégèse hébraïque qui l’essentialise, sans aucun rapport avec le soubassement religieux, islamique, ayant potentiellement constitué la matrice spirituelle de l’offensive. En effet, dans la tradition juive, le Déluge est ordonné par Yahvé pour effacer la corruption sur terre, l’« inversion totale des valeurs » comme dit la chercheuse, et sauver les « purs » restés sous Son ordre, dont Sem et sa femme, futurs ancêtres des Juifs. Mais en islam, le mythe, déjà présent dans les récits mésopotamiens, est reconfiguré à partir des tensions tribales de La Mecque, au moment de la révélation du Coran : la terre est en effet submergée pour effacer l’idolâtrie. Même si la vision du Hamas s’appuie sur un socle cosmogonique à visée eschatologique, l’appellation « Déluge d’al-Aqsa » n’est pas plus symbolique que les innombrables opérations israéliennes puisant dans le répertoire biblique.

C’est ici qu’Anne Simon manque son objet. En projetant sur l’événement une lecture extrapolative du mythe, elle en vient à formuler l’aveu qui sous-tend tout son propos : si Israël est le pays-arche des Juifs, alors les Palestiniens, spoliés de leur terre par un nettoyage ethnique au moment même où, sauvée des eaux, cette arche accostait, ne sont pas les bienvenus à bord.

Dans La persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009), Joseph A. Massad rappelle comment des intellectuels tels que Levinas et Derrida revendiquaient plus ou moins que leur philosophie de l’altérité s’en fiche du sort des Palestiniens. Qu’elle contourne ces derniers comme on dévie d’une bête écrasée sur la route. Levinas considérait que le Palestinien est l’Autre « injuste », un « ennemi », car « [i]l y a des gens qui ont tort » ; pour Derrida, la guerre entre Palestiniens et Israéliens était religieuse et eschatologique, notamment autour de Jérusalem/Al-Quds, donc non coloniale. Le manichéisme moral de l’un et la dépolitisation partisane de l’autre consistent, écrit Massad, à « nous distraire du présent colonial où réside le ‘‘conflit’’ et où il s’effectue, et à éviter toute la question de la justice pour les Palestiniens ».

La Palestine, recrachée du politique, siphonnée hors de l’humanité et de l’histoire par la démission philosophique, justifie que soient reconduites des logiques d’exception et d’exclusion dans des pensées humanistes ou post-humanistes. Échouant à l’épreuve du réel, le vivant dont parle Anne Simon est filtré par une morale aux grillages invisibles, décidant alors de ceux auxquels il élargit la compassion — bêtes, vermine et autres marginalités post-humaines — et de ces autres qui demeurent la négation de soi. Ainsi, dès lors que l’Arche est érigée en vaisseau-patrie des purs, on comprend comment le paradigme moral, inscrit au cœur de l’humanisme séculier, contribue à forclore les Palestiniens de la communauté du vivant. Car, contrairement à ce qu’affirme Anne Simon, le vivant n’est pas politique : il est implacablement moral. Intégrer les animaux à la polis humaine n’est pas un effort de justice, mais le résultat d’un recalibrage du monde où, à mesure que la frontière de l’altérité se déplace, le surplus humain, défectueux, disqualifié par le cahier des charges zoopoétique, est jeté par-dessus bord. Entre le « ‘‘reste’’ vital » postbiblique, composé d’Israéliens et d’animaux, et les restes putrides des Palestiniens, le vivant simonien reconduit un conservatisme moral inhérent à l’universalisme sécularisé en tant que suprémacisme racial et civilisationnel

Dans cette ancienne-nouvelle cartographie du monde, le vivant est celui qui trie à quai — pour les nuisibles humains, le Déluge.

 

 

Khalil Khalsi

 

[1] Simon, Anne.  « Creuser la terre, creuser la langue : Zoopoétique de la vermine ». Communications, 2019/2 n°105, 2019. p.221-234. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-communications-2019-2-page-221?lang=fr.

[2] Le « vivant » est un champ de pensée et de création artistique, mais aux contours flous, qui s’est institué en France dans le sillage de l’écologie profonde et de l’écocritique. Parmi les grandes figures qui le constituent en sciences humaines, on peut citer Bruno Latour, Philippe Descola, Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Nastassja Martin, Marielle Macé, Frédérique Aït-Touati, Lucie Taïeb, Alessandro Pignocchi, etc.

[3] Édité en livre par Galilée en 2010.

[4] https://k-larevue.com/pogrom-deluge-et-arche/

[5] Magazine en ligne soutenu par, entre autres, le Ministère français de la culture, et porté, dans son équipe de direction et de rédaction, par des membres de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). L’orientation des articles dévoile une complaisance envers la propagande israélienne : négation du caractère génocidaire de la guerre israélienne sur Gaza, critique caricaturale de l’antisionisme et justification de l’offensive israélienne contre l’Iran en juin 2025.

[6] Selon le quotidien israélien Haaretz (https://www.haaretz.com/israel-news/2025-06-26/ty-article-magazine/.highlight/100-000-dead-what-we-know-about-gazas-true-death-toll/00000197-ad6b-d6b3-abf7-edfbb1e20000). Pour The Lancet, le chiffre de 186 000 aurait été atteint en juillet 2024 : Khatib, Rasha et al.. “Counting the dead in Gaza: difficult but essential”. The Lancet, n˚10449, vol. 404, 2024, p. 237-238. https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)01169-3/fulltext

[7] À peine évoque-t-elle « les berceaux-arches qui ont explosé avec les maisons-boucliers des tunnels ».

[8] https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2022/02/israels-system-of-apartheid/

[9] https://www.courrierinternational.com/article/lexique-ces-mots-qui-faconnent-par-leur-brutalite-la-perception-des-palestiniens-en-israel_230685

[10] https://silogora.org/des-animaux-humains/

[11] https://www.telerama.fr/debats-reportages/dans-les-kibboutz-le-hamas-est-venu-massacrer-des-israeliens-favorables-a-la-cause-palestinienne-7017580.php

[12] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/29/tal-bruttmann-historien-le-hamas-a-concu-en-amont-une-politique-de-terreur-visuelle-destinee-a-etre-diffusee-dans-le-monde-entier_6202898_3232.html

[13] Mohamed El-Kurd, Perfect Victims: and the Politics of Appeal, Haymarket Books, 2025.

[14] https://www.abc.net.au/news/2024-01-31/biblical-story-amalek-south-africa-icj-genocide-case-israel/103403552

Gramsci contre Gramsci : nation, subalternité, internationalisme

Intervention de Pierre-Aurélien Delabre à Historical Materialism 2025, atelier : « Patriotisme internationaliste ou régression nationaliste ? »

 

Préambule. Gramsci dans tous ses états

Nous allons tenter de démontrer ici, de façon nécessairement incomplète, que Gramsci, malgré la profondeur de ses analyses historiques, qu’elle s’exerce sur le temps long de l’histoire ou en situation, demeure confiné dans une certaine conception libérale-progressiste de l’histoire. Est-ce à dire, dans une perspective à la fois marxiste et décolonial, qu’il ne serait rien possible d’en faire ? Je ne le crois pas. D’autant que nous verrons qu’une part de cet héritage mérite d’être conservée : celle ayant trait à la question nationale. Mais cela implique conjointement de réviser en profondeur au moins deux aspects théoriques de sa méthode : sa conception de l’histoire en tant qu’inféodée au progrès et sa conception du langage de l’opprimé. Une telle révision me semble nécessaire à la consolidation théorique de l’hypothèse d’une nation décoloniale.

1. Gramsci et la critique du progrès

  1. Gramsci et l’héritage libéral-progressiste

Quelques années à peine après son arrivée à Turin, Gramsci se rallie au mouvement ouvrier internationaliste et à une culture théorique explicitement marxiste-léniniste. Il hérite cependant d’une conception libérale-progressiste de l’histoire, par l’intermédiaire de la tradition libérale italienne et de Benedetto Croce en particulier. Et quand il s’en prend (notamment dans le Cahier 10) à la critique libérale que Croce opère du marxisme, il ne le fera jamais au nom d’un marxisme appauvri, positiviste et antidialectique, mais au nom d’un marxisme ayant intégré deux aspects de la critique crocienne à sa méthode : 1) l’importance du rôle de la culture (au sein de la société en général, et du mouvement ouvrier en particulier) ; 2) l’importance de la patrie en tant que médiation concrète permettant à un peuple de s’unir pour conquérir sa liberté. Ajoutons, à propos du dernier point, que la nation, au sens de Croce est irréductible à la race ou même au territoire, qu’elle revêt une dimension éminemment spirituelle, qu’elle est, en d’autres termes, l’expression de l’âme et de la volonté d’un peuple.

Notons tout de suite qu’il est remarquable que Gramsci, en tant que marxiste et en tant qu’internationaliste, en tant que représentant également d’un prolétariat national européen, fasse appel à une telle conception de la nation, et il est encore plus remarquable, à contrecourant de l’extrême gauche française contemporaine, qu’il ne pense jamais que la nation porte en germe ni le nationalisme réactionnaire ni le fascisme, mais qu’ils en sont l’un et l’autre soit une distorsion soit une négation.

La question nationale est donc au cœur des perspectives stratégiques de Gramsci. Seulement, voilà : il pense que la Révolution française aurait réalisé en 1789 ce que l’Italie du Risorgimento (1871) ne serait pas parvenue à réaliser, à savoir l’unité culturelle et politique de la nation. Bien sûr, son analyse ne repose pas sur une conception mécanique de l’Histoire : il fait donc droit à la contingence de ses destins possibles et contradictoires en tant que produits des luttes. Mais c’est ce qui le conduit à souhaiter pour l’Italie une culture national-populaire en tant que ciment d’un peuple-nation en capacité de se constituer comme sujet d’une révolution active. Une culture nationale-populaire que n’a pas permis de faire naître le Risorgimento pour des raisons profondes et conjoncturelles sur lesquelles n’avons pas le temps de revenir ici.

La culture national-populaire permet de réaliser l’unité culturelle du prolétariat dans un cadre national rendant possible l’autoconscience d’un peuple-nation en tant que sujet politique et souverain (ici, contre la conception crocienne de la révolution passive, il fait appel au modèle jacobin d’une révolution active). En l’absence d’une telle culture nationale-populaire, et donc d’un peuple-nation qui en serait le sujet-collectif, le fascisme semble avoir une voie tracée pour agréger des affects et des intérêts individuels, une telle agrégation contribuant à désagréger plus profondément tout sentiment d’appartenance nationale en tant que fondé sur l’idée d’une puissance collective agissante.

C’est ainsi que la nation, en tant qu’elle permet à un peuple de se reconnaître et de s’unir, permet de combattre des formes nationales vides livrées à tous les opportunismes, qu’ils soient populistes, nationalistes ou fascistes. Cette part de l’héritage libéral-progressiste de Gramsci, qui s’inscrit dans une perspective politique pragmatique, nous croyons bon de la préserver.

  1. En situation : tourner le dos à l’Histoire

Si tout n’est pas à jeter de cet héritage libéral-progressiste — pensons à la question nationale que nous venons d’introduire — il est pourtant indéniable que c’est aussi cet héritage qui conduit Gramsci à penser l’histoire du point de vue du progrès, et donc du point de vue de l’impérialisme blanc. Sur le papier, disons. Car, en situation, Gramsci a des intuitions politiques d’une valeur considérable, des intuitions et des positionnements conjoncturels qui portent en eux-mêmes un arrachement à la conception libérale-progressiste de l’histoire telle qu’elle apparaît également le plus souvent au sein du marxisme occidental (notons ici que Labriola, le principal introducteur du marxisme en Italie, a par exemple soutenu la colonisation en Érythrée).

Plus concrètement, à travers les deux interventions que nous allons brièvement évoquer ici, nous allons voir que Gramsci ne se contente pas seulement de penser contre lui-même et son héritage libéral-progressiste, mais qu’il œuvre bien contre les angles morts théoriciste, étapiste et/ou ouvriériste du marxisme européen de son temps.

— « La révolution contre Le Capital » (1917). À rebours du marxisme étapiste qui postule la nécessité d’une révolution bourgeoise comme préalable politique et économique d’une révolution prolétarienne, Gramsci se positionne en faveur de la révolution en Russie. Mais ce n’est pas tout : contrairement à Bordiga, qui estime que la révolution russe est le pur produit de conditions matérielles, et se contente pour penser cela d’appliquer à la réalité historique ce qu’il considère comme étant une vérité théorique inébranlable, Gramsci pense que la révolution bolchevik ne saurait s’expliquer seulement par des conditions matérielles, mais qu’elle est également mue par une idéologie nationale spécifique. Ce qui motive alors Gramsci, c’est le primat de la réalité historique sur toute idée préconçue à la fois du processus révolutionnaire et de la classe qui s’en ferait l’agent, réalité historique conçue dialectiquement comme résultat à la fois des conditions historiques et de l’action des sujets qui en sont les agents passifs-actifs.

— « La question méridionale » (1926). Le grand mérite de Gramsci fut avant tout ici d’identifier, dans les conditions spécifiques de l’Italie de son temps, ce qui constitue le principal obstacle à un processus d’hégémonisation nationale-populaire de la classe ouvrière italienne, à savoir la fracture économique et culturelle opposant le Nord et le Sud de l’Italie. L’inégal développement de l’industrie nationale, ainsi que l’absence d’une culture nationale-populaire, en sont, selon lui, les causes principales.

Dans un cas comme dans l’autre, la clairvoyance de Gramsci atteste de sa conception du marxisme en tant que méthode toujours ajustée à une situation historique spécifique, et non en tant que bloc théorique invariant inféodé le plus souvent à une conception homogène et vide de l’histoire. De telles intuitions attestent également de son intérêt profond pour la spécificité des contextes au sein desquels l’histoire se déploie et le rôle des composantes culturelles et idéologiques qui la meuvent.

Pour autant, sa conception matérialiste de l’histoire demeure bien inféodée à une croyance dans le Progrès — le « développement en soi » comme l’appellera plus tard Pasolini — qui l’empêche de faire un pas supplémentaire vers un matérialisme historique ayant opéré un décentrement nécessaire à son identification à des formes politiques et culturelles non hégémoniques. Que sa conception encore occidentalo-centrée de l’histoire et des processus historiques le conduise, nous allons le voir, à minorer l’importance des langues subalternes, nous semble confirmer que Gramsci, malgré ses intuitions géniales et la justesse de sa conception du marxisme, ne s’arrache aucunement à l’« histoire des vainqueurs » (Walter Benjamin).

2. Gramsci et le langage de l’opprimé

  1. Langue subalterne : entre vision du monde et folklore

Si la question du langage est primordiale dans l’œuvre reconstituée de Gramsci (il abandonna ses études initiées en linguistique, et l’ultime cahier de prison esquisse en ce sens un programme qui ne verra jamais le jour), c’est notamment parce qu’il estimait que la langue nationale constitue une médiation dérivée de la médiation nation en mesure de permettre à la classe ouvrière d’exercer sa direction sur le mouvement réel tout en obtenant le consentement des autres composantes du prolétariat italien, et notamment de la « masse amorphe » (sic) de la paysannerie du Sud.

Son pragmatisme ne peut manquer d’observer lucidement la situation italienne : si l’Italie est démunie d’une culture nationale-populaire, elle est pourtant pleine de ses cultures régionales, dialectales, notamment dans le Sud qui subit depuis le Risorgimento un déclin social sous les effets d’un inégal développement de l’industrie nationale. Mais parce que Gramsci n’a pas un rapport qui serait exclusivement théorique au Sud (il a grandi à la frontière de la Barbagia, en Sardaigne, l’une des régions les plus pauvres d’Italie), il a beau découvrir en arrivant à Turin et la classe ouvrière organisée et la philosophie de la praxis qui place la classe ouvrière au cœur de son projet transformateur, il a conscience que rien ne se fera sans le Sud, et donc par conséquent sans une conscience nationale en capacité d’unir les ouvriers du Nord aux paysans du Sud.

Pour autant, et précisément car il connait le Sud, il a également le désir de le voir survivre, se transformer, se développer. À ce titre, il commet une critique très dure du folklore sudiste. En d’autres termes, il refuse d’idéaliser les formes sociales spécifiques du Sud et s’efforce de penser leur intégration à la nation italienne dans le cadre d’un projet socialiste. Sur le papier, et pour le dire de façon un peu provocante, le Gramsci des postcolonial studies est donc un mythe.

S’il est possible de faire quelque chose de Gramsci en un sens décolonial (que je distingue de l’usage libéral et académique des postcolonial studies), cela implique de purger tout ce qui demeure d’héritage libéral-progressiste dans sa perception des formes de vie subalternes. Allons plus loin : une nation décoloniale, si tant est que nous soyons en mesure d’en assumer le projet et la réalisation en cette partie du monde, nécessite de reconsidérer la spécificité et la positivité de formes sociales infranationales. Car si nous reconnaissons comme juste sa critique du folklore en tant que réification culturaliste de formes sociales spécifiques, sa conception libérale-progressiste de l’histoire le conduit bien à minorer l’importance de formes sociales non inféodées au « développement en soi », bref à la culture bourgeoise et plus généralement au progressisme blanc.

  1. Pasolini, lecteur de Gramsci

L’interprétation pasolinienne de Gramsci pourrait ici nous aider à reconsidérer ces formes sociales spécifiques comme des formes de résistance porteuses en elles-mêmes et par elles-mêmes d’une spécificité et d’une positivité. Très concrètement, c’est ce qui nous permettrait de faire droit aux revendications régionalistes ou minoritaires dans le cadre d’une perspective nationale. Plus généralement, cela nous interdirait de confondre la nation comme un facteur d’homogénéisation culturelle et de désamorcer ainsi le caractère assimilateur des formes de vie subalternes au nom d’un quelconque principe civilisateur et/ou intégrationniste.

Ce qui se maintient d’héritage libéral-progressiste dans la pensée de Gramsci, c’est précisément le refus d’attribuer une positivité culturelle et partant une autonomie politique à de telles formes de vie. Il est pourtant urgent, tout en ayant conscience des risques de folklorisation de ces formes sociales spécifiques, de faire droit à une telle positivité et à une telle autonomie. Au risque, insistons, de maintenir au sein du mouvement ouvrier une subalternisation des identités sudistes (dans le cas italien) et postcoloniales (France et Italie).

Ajoutons également que l’esprit des postcolonial studies, qui nous livre une lecture le plus souvent dépolitisante de Gramsci, car abstraite, c’est-à-dire séparée d’une conception de la nation étatisée en tant que champ stratégique, débouche, quant à lui, sur une neutralisation du langage de l’opprimé, sa réification et sa marchandisation sur le marché des identités.

Une lecture décoloniale de Gramsci implique donc un double refus : ni invisibilisation ni dépolitisation des formes sociales spécifiquement indigènes.

C’est en tout cas, je crois, tout l’enjeu du projet d’une nation décoloniale, celle de faire droit non seulement à la stratégie dite de l’hégémonie, en tant que « concept où se nouent les exigences à caractère national » (Cahier 6), mais à celle, en un sens benjaminien, et à sa suite butlerien, d’une politique de la traduction visant à traduire hors des coordonnées platement progressistes de la gauche blanche des formes de résistance prolétariennes infranationales afin de les unir dans un cadre culturel et politique national et au sein d’une perspective visant la conquête et le dépérissement de l’État racial intégral.

Épilogue provisoire. Vers une politique de la traduction

Au fil de ses élaborations théoriques éparses, que Gramsci ait pu tenir ensemble nation, subalternité et internationalisme n’est pas une prouesse singulière : il s’est contenté d’examiner avec rigueur les conditions historiques, sociales et politiques de son temps, depuis l’Italie et ses inégalités de développement et avec la situation plus générale du monde — sur un plan qui est donc à la fois national, infranational et supranational.

Reprendre Gramsci aujourd’hui consiste à repenser à nouveau frais une telle articulation, et à la repenser en situation, en considérant les spécificités des formes de vie infranationales, le degré d’étatisation de la nation (toujours proportionnel au niveau de domination hégémonique de la bourgeoisie nationale) et les dynamiques impérialistes actuelles.

Mais tout cela n’est pas suffisant. Reprendre Gramsci aujourd’hui, et dans le cadre d’une perspective stratégique à la fois marxiste et décoloniale, c’est le reprendre par ce que la décolonialité, en tant qu’héritage théorique et en tant que mouvement politique, fait au marxisme. J’ai volontairement choisi deux marxistes européens (Pasolini et Benjamin), un poète et un philosophe, pour montrer que la tradition marxiste, dans ce qu’elle comporte d’hérétique, porte en elle la possibilité d’une telle mutation. Mais c’est au mouvement décolonial de gagner une bataille théorique, de soumettre le marxisme à une refonte profonde de sa conception matérialiste de l’histoire et de son rapport au langage de l’opprimé.

À partir de là, et pour conclure, l’hypothèse sur laquelle débouche mon intervention est celle-ci : Gramsci s’est trompé en croyant que le faible niveau de développement en Italie d’une culture nationale-populaire la condamnait au désastre. La France, malgré sa tradition nationale, sa langue hégémonique, etc., n’était pas prémunie contre des formes fascistes de gouvernement. Non seulement car la France pétainiste, qu’on le veuille ou non, fut la France, et elle fut reconnue par une majorité de Français comme telle, mais il exista des formes de résistance antifascistes en Italie qui reposèrent sur l’organicité sociale et territoriale d’un peuple subalterne qui ne parlait pas ou mal l’italien et qui était coupé d’une culture nationale-populaire (pensons aux quatre journées durant lesquelles le peuple de Naples s’est libéré du fascisme).

Dire cela ce n’est pas choisir un modèle de développement plutôt qu’un autre, ou encore des formes de résistance antifasciste organique (aujourd’hui sur le modèle de certains centres sociaux napolitains) contre des soulèvements populaires nationaux (récemment de type Gilets jaunes) — nous avons évidemment besoin des deux, de leur complémentarité et de leur synthèse.

Comme nous avons besoin d’un autre Gramsci. Ce qui ne peut s’effectuer qu’au prix d’un certain arrachement de Gramsci à son héritage libéral-progressiste. Arrachement que nous pouvons penser depuis Gramsci lui-même et ses géniales intuitions (1917, 1926). Autrement dit : quelque chose nous invite chez Gramsci lui-même à penser Gramsci contre Gramsci, à faire droit, dans le cadre d’une perspective politique réellement révolutionnaire, à quelque chose qui pourrait infléchir le caractère libéral-progressiste d’une conception du temps historique et faire place à une idée renouvelée du sujet révolutionnaire, brisant par là même son homogénéité et refusant toute soumission culturelle et politique du Nord sur le Sud dans le cadre d’une politique nationale.

À ce titre, il nous faut considérer une politique de la traduction en vue non de la substituer à la stratégie dite de l’hégémonie mais afin de rendre cette dernière plus conséquente et plus efficace politiquement. Cette politique de la traduction, nous l’avons dit, consisterait à traduire des formes de résistance prolétarienne infranationales échappant aux coordonnées progressistes de la gauche blanche dans la langue d’une nouvelle culture nationale-populaire, des formes de résistance qui peuvent même constituer des résistances au progressisme entendu comme idéologie et conception de l’histoire des vainqueurs.

Précisons qu’une telle politique de la traduction, ici seulement esquissée, ferait un pas de côté vis-à-vis de la conception gramscienne de la traductibilité. D’une langue à l’autre, écrit Walter Benjamin à propos de la tâche du traducteur, il est nécessaire que quelque chose ne passe pas. J’ajoute que c’est cette part d’intraductibilité (disons par exemple entre le prolétariat indigène et le prolétariat blanc) qui me semble revêtir un potentiel révolutionnaire : il s’agit de donner une forme politique à cette part irréductible et inflammable, à ce quelque chose, précisément, qui ne passe pas.

Quelle est cette part irréductible ? Pour Marx et la tradition marxiste, le prolétariat est sujet de sa propre émancipation (premier postulat) et porteur d’un monde nouveau au cœur de l’ancien (second postulat). Mais ce double postulat doit être particularisé. Le prolétariat postcolonial de France et d’Italie, par exemple, est détenteur d’un patrimoine vaste, de langues, de traditions, en d’autres termes de mémoire actualisée et le plus souvent meurtrie par les ravages du capitalisme et du colonialisme.

Cette politique de la traduction naurait pas dautre vocation que de faire droit à ce quelque chose qui ne passe pas entre deux composantes du prolétariat, et qui sexplique par lhistoire toujours vive de loppression raciale (coloniale et postcoloniale) et le continuum de celle-ci en tant que structure de la modernité capitaliste en général et de l’État-nation en particulier. Si la captation de la nation par l’État contribue à entériner la division et la hiérarchisation raciale du prolétariat dans l’espace national, notre travail de traduction contribuerait modestement à défaire la matrice de la race, non en diluant le différend dans un nouvel universalisme blanc, mais précisément en reconnaissant la spécificité et la positivité de formes culturelles, politiques, esthétiques indigènes à la fois intraduisibles dans la langue de la gauche progressiste et pourtant porteuses de mondes à honorer et à défendre.

En reconnaissant ces formes auxquelles le progressisme blanc n’a pas accès, ou alors de façon seulement savante ou exotique, et en liant la reconnaissance de ces formes à une perspective nationale et populaire de transformation concrète de nos conditions matérielles d’existence, il ne serait pas complètement impossible que nous parvenions à desserrer un tant soit peu un nœud dont le 8 mai 1945 constitue, en France, un moment paroxystique. La reconnaissance d’un tel nœud, traumatique s’il en est, me semble justifier pourquoi un travail d’hégémonisation qui ne reposerait pas conjointement sur une politique de la traduction me semble voué à l’échec, ou, pire, à une nouvelle victoire en trompe-l’œil de la gauche blanche.

Reconnaître ce nœud et tenter de le défaire, c’est également porter notre regard par-delà nos frontières et dans une direction commune. À ce titre, la Palestine est une boussole. Non seulement car le prolétariat postcolonial s’identifie à ses frères et sœurs de Palestine, et qu’elle est donc au cœur d’une nouvelle solidarité prolétarienne internationale, mais parce qu’elle se doit d’être ici à la tête de notre horizon communiste et internationaliste, depuis la France et cette Europe hyperlibérale et belliciste. La Palestine est une boussole, c’est-à-dire qu’elle nous oriente dans l’époque et nous aide à articuler ancrage national et perspective internationaliste. Ou, pour le dire avec Gramsci : « [si] le développement est vers l’internationalisme, […] le point de départ est « national », et c’est depuis ce point de départ qu’il faut commencer. Mais la perspective est internationale et ne peut que l’être. » (Cahier 14).

 

Pierre-Aurélien Delabre

Révoltes de banlieue, « non » au TCE : la rencontre manquée de 2005

Cette intervention a été présentée par Wissam Bengherbi au meeting « Faire bloc, faire peuple » du 4 juin dernier et a d’abord été publiée par le site Contretemps.

 

2005, c’est l’année d’une double contestation populaire. Deux moments de rupture, deux colères, deux insurrections — mais séparées par un mur invisible. Ce double soulèvement révèle, sous des formes différentes, un même verrou stratégique : l’État racial et néolibéral, dans sa forme nationale comme dans sa déclinaison européenne. Un État qui ne se contente pas de gouverner, mais qui produit activement des hiérarchies de race et de classe, à travers le droit, l’école, la police, et désormais les institutions supranationales. Contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas un État qui « oublie » les quartiers ou les précaires, c’est un État qui les organise comme marges.

Le 29 mai, une majorité de Françaises et de Français rejette, par référendum, le Traité constitutionnel européen (TCE). C’est un refus massif et populaire, un cri contre l’Europe du marché, de la concurrence, de la casse sociale. Les ouvriers, les précaires, les chômeurs disent non à l’inscription dans le marbre du droit d’un ordre néolibéral. C’est le refus d’un traité qui constitutionnalise l’impuissance politique. C’est un refus plus global d’un ordre néolibéral élitiste, anti-démocratique et autoritaire. Ce traité visait également à verrouiller durablement l’ordre économique européen contre toute remise en cause future, y compris par les pays issus de l’ancien empire colonial ou par les mouvements sociaux portés par des héritiers de l’immigration postcoloniale.

Quelques mois plus tard, c’est une autre catégorie de la population qui entre en scène — et dans un tout autre langage. En octobre et novembre 2005, après la mort de Zyed et Bouna, poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois, les quartiers populaires se soulèvent. Trois semaines de révolte. Incendies, affrontements, nuit après nuit. Des jeunes, Noirs et Arabes, descendants des damnés de la terre, relégués dans les marges de la République, se soulèvent. C’est une révolte contre le mépris, le racisme d’État, les violences policières et l’humiliation quotidienne. Une révolte pour la dignité

Ces deux soulèvements — celui des urnes et celui de la rue — visaient, au fond, un ennemi commun. Ils nommaient, chacun à leur manière, un même système de domination : un ordre européen néolibéral, raciste et impérialiste, hérité des logiques de gestion coloniale du monde. Un ordre qui recycle aujourd’hui ces pratiques dans sa politique migratoire, ses rapports commerciaux avec le Sud global et son contrôle des marges internes. Un ordre qui détruit les droits sociaux au nom de la compétitivité, et qui gère les non-blancs par la police, les frontières et la prison.

Pourtant ces deux peuples ne se sont pas rencontrés. Au contraire. Le peuple du « non » n’a pas parlé au peuple des émeutes. La gauche sociale, alors plus profondément enfermé dans sa blanchité qu’aujourd’hui, a regardé les flammes sans comprendre. Une incompréhension qui l’a même poussé à se méfier, voir à condamner. Quant aux banlieusards, s’ils n’étaient pas en opposition au « non », ils ne se sentaient pas réellement concernés par les débats autour du TCE. Deux révoltes, un même silence.

C’est ce silence-là qu’il faut dorénavant interrompre. Car toute stratégie populaire sérieuse devra assumer une rupture non seulement avec les politiques de l’État national, mais aussi avec les institutions européennes telles qu’elles existent aujourd’hui, qui structurent et verrouillent l’ordre social actuel. Car il pèse encore sur nous. Il pèse sur les luttes d’aujourd’hui. Il pèse sur toute stratégie politique qui prétend « faire peuple » sans partir des fractures réelles du pays : fractures de classe, mais aussi de race.

Ce que nous proposons ici, ce n’est pas un retour nostalgique sur 2005. C’est un effort pour en tirer des leçons stratégiques. C’est de poser une hypothèse : et si, en 2025, les leçons des luttes populaires des dernières années, couplées à ce que nous a appris l’antiracisme politique, nous permettaient enfin de réfléchir à l’union politique de ces deux catégories pour réellement « faire peuple » ? Non pas en mettant de côté ou en gommant leurs différences, mais en les faisant dialoguer politiquement. En partant de là où ils parlent, là où ils vivent, là où ils résistent.

Nous avons eu, en 2005, deux colères. En 2025, il nous faut les penser stratégiquement. Et cette stratégie commence par un travail théorique et politique, qui doit aussi interroger le cadre institutionnel dans lequel cette jonction est rendue structurellement difficile, voire impossible : l’architecture juridique et politique de l’Union européenne elle-même, qui opère une séparation durable entre les formes de conflictualité sociale et celles issues de l’histoire coloniale. Il faut comprendre ce qu’était vraiment le TCE ; comprendre ce qu’étaient vraiment les émeutes ; comprendre pourquoi la jonction de ces deux colères a échoué — et comment rendre cette jonction possible aujourd’hui.

Les émeutes de 2005 : la révolte des damnés de l’intérieur

Si le « non » au Traité constitutionnel a été entendu — sans être respecté —, les émeutes d’octobre-novembre 2005, elles, n’ont même pas été écoutées, elles ont simplement été condamnées. À la réponse par les urnes des classes populaires blanches a succédé une réponse par le feu des quartiers populaires. Et dans les deux cas, l’État a réagi par le déni.

Clichy-sous-Bois, Aulnay, La Courneuve, Villiers-le-Bel, Toulouse, Lyon… Ce ne sont pas des zones de non-droit, des « territoires perdus de la République », bien au contraire ! Ce sont les territoires les plus contrôlés, les plus quadrillés, les plus surveillés de la République. Ces lieux ne sont pas hors du système : ils sont son envers, sa condition, les marges dans lesquelles le système expulse les corps qu’il refuse d’intégrer.

Les révoltes de 2005 ne sont pas un fait divers. Elles sont un soulèvement politique sans médiation, une insurrection sans programme, mais pas sans cause. Elles sont le cri des enfants de l’empire et à qui on a fait croire qu’ils étaient des citoyens comme les autres tout en les reléguant dans les plus basses strates de la société en les sommant de rester à leur place sans faire de bruit.

On a voulu parler de vandalisme, de haine, d’ensauvagement. Le sociologue Gérard Mauger a même relativisé le caractère politique de ces révoltes en parlant d’événement « proto-politique ». Mais qu’y a-t-il de plus politique qu’une population qui dit : « Nous ne voulons plus être gouvernés comme ça » ?

Il faut dire les choses clairement : les émeutes de 2005 étaient un moment de vérité. Une vérité politique qui s’est exprimé violemment pour se faire entendre : celle du racisme structurel, de la police comme outil de discipline raciale, des banlieues comme zones de gestion coloniale. Ce n’était pas une crise : c’était un symptôme. Le symptôme d’une crise politique dont le refus du TCE constituait l’autre versant.

Et pourtant, cette révolte n’a pas trouvé d’écho à gauche. Ni dans les partis, ni dans les syndicats, ni même dans les mobilisations contre le TCE. Cette révolte a gêné la gauche blanche. Parce que cette révolte était le fait d’arabes et de noirs.  Parce qu’elle échappait à la caricature que se faisait tout un pan de la gauche des enjeux de classe — tout en étant pleinement une lutte de classe, mais vue depuis les marges : depuis le point de vue des damnés.

Cette absence de jonction — entre le peuple du non et celui des émeutes — n’est pas qu’un malentendu. C’est le produit d’une séparation structurelle, organisée dans le droit, dans l’espace, dans l’histoire. Une séparation que les institutions européennes ont renforcée : en intégrant une partie du monde ouvrier dans une fiction de citoyenneté économique, tout en reléguant les classes populaires racisées dans une forme d’exception sécuritaire permanente.

Deux révoltes : un même adversaire

Si les deux soulèvements de 2005 n’ont pas convergé, c’est d’abord parce qu’ils n’étaient pas reconnus comme également légitimes. Le « non » au TCE a été traité comme une expression démocratique et l’expression d’une inquiétude ayant une forme de légitimité, même si elle fut ensuite contournée. Les émeutes, elles, ont été disqualifiées immédiatement : réduites à une pathologie sociale, dépolitisées, criminalisées.

Et pourtant, ces deux mouvements s’inscrivent dans une même séquence historique. Une séquence marquée par la montée en puissance d’un pouvoir économique supranational qui réduit la souveraineté populaire à un simple ornement, et par la consolidation d’un appareil de gestion raciale des marges. Deux expressions d’une même dépossession, vécue depuis des lieux différents.

La critique du TCE dénonçait l’inscription dans le droit d’un ordre économique verrouillé. Mais elle ne nommait pas les lignes de couleur et les hiérarchies héritées de l’empire. Inversement, les émeutes parlaient depuis l’expérience quotidienne de la relégation, du contrôle, de la violence d’État — mais sans parvenir à se faire entendre dans l’espace politique structuré par les catégories de la gauche classique.

Comme nous l’avons dit il y a quelque instant, l’échec de leur jonction n’est pas seulement politique, il est structurel. Il dit quelque chose du cadre dans lequel nous évoluons. Un cadre qui sépare les conflits sociaux légitimes des formes de contestation considérées comme extérieures à la démocratie. Un cadre qui hiérarchise les colères. L’Union européenne fonctionne comme un État racial au sens intégral : elle organise, au niveau supranational, la dissociation entre des formes de citoyenneté différenciées, en rendant certaines vies gouvernables, et d’autres abandonnées à la gestion policière, frontalière ou humanitaire. Elle hérite des hiérarchies coloniales tout en prétendant incarner la rationalité démocratique. Elle dépolitise les conflits économiques et invisibilise les conflits raciaux. Elle produit une citoyenneté à deux vitesses, et neutralise la possibilité même d’une synthèse politique entre les différents segments des classes populaires.

Reconnaître cela, ce n’est pas renoncer à l’idée de « faire peuple ». C’est au contraire poser les bases d’un peuple réel, construit à partir des fractures, et non contre elles. Un peuple qui ne se définit pas par sa pureté, mais par sa capacité à organiser les conflits qui le traversent. C’est cette tâche qui nous attend.

Faire peuple : conditions stratégiques

Si l’on prend au sérieux ce que 2005 a révélé, alors il faut aller plus loin que le constat. Il faut poser une question simple : que signifie aujourd’hui « faire peuple » dans un pays fracturé organisé de manière aussi raciale ? Non pas sur le mode incantatoire, mais comme une tâche stratégique. Une tâche difficile, mais incontournable.

Il ne suffit pas de constater l’existence d’injustices multiples et les dénoncer. Il faut réussir à les penser ensemble sans les dissoudre. Ce que les révoltes de 2005 nous ont appris, c’est que l’expérience de la dépossession ne se décline pas de manière uniforme. Il n’y a pas une seule forme de précarité ou d’exclusion. Il y a des vécus différents, des formes d’oppression spécifiques — mais qui, dans certaines conjonctures, peuvent converger objectivement.

La question n’est donc pas : « faut-il choisir entre classe et race ? » C’est une fausse alternative. La question est : comment construire un sujet collectif à partir d’une pluralité de conditions, en désignant des cibles communes et des objectifs politiques clairs.

Faire peuple, ce n’est pas célébrer la « diversité ». C’est organiser politiquement les contradictions internes à un bloc social dominé, pour en faire une force offensive. Cela suppose une clarté sur l’adversaire — l’ordre capitaliste tel qu’il s’exprime aujourd’hui dans les institutions économiques, juridiques et sécuritaires — mais aussi une clarté sur les rapports internes au camp populaire : rapports de méfiance, de concurrence, parfois de domination entre fractions du prolétariat. Faire peuple nécessite donc « une analyse concrète de la situation concrète », même celle de notre camp.

Cela implique donc du travail politique, au sens fort. Un travail d’analyse, d’organisation, de traduction entre des univers sociaux souvent séparés. Cela suppose des cadres où l’on ne se contente pas de dénoncer ou de s’indigner, mais où l’on produit des priorités, des alliances, des formes d’intervention coordonnées.

En ce sens, il faut reconnaître une chose : les conditions de 2025 ne sont pas celles de 2005. L’espace de la conflictualité a changé. L’atomisation sociale, la désorganisation du monde syndical, l’absorption d’une partie des milieux militants par des logiques identitaires ou moralisantes ont fragmenté davantage encore ce qui était déjà divisé. Mais cela ne signifie pas que toute stratégie de recomposition est vouée à l’échec. D’autant plus qu’il existe aussi nombre d’avancées, à commencer par la place qu’occupe maintenant la question raciale dans les organisations de gauche. En témoigne la réaction de Jean-Luc Mélenchon lors des révoltes de 2023 suite à la mort de Nahel, refusant d’en appeler au calme il préférait en appeler à la justice ! Une sortie qui tranche complètement avec le silence complice des organisations de gauche en 2005.

Le chantier reste donc ouvert. Il ne s’agit pas de tout inventer à partir de rien. Il s’agit d’identifier les points de tension, les points de bascule possibles, là où des alliances peuvent se construire sur une base de confrontation avec l’ordre existant.

Faire peuple, ici, ce ne serait pas chercher un consensus mou. Ce serait former un bloc social conflictuel, hétérogène mais organisé, capable de parler au nom de ceux qui n’ont pas de place dans le récit national, et de peser sur le terrain politique réel. Cela demande de rompre avec les réflexes défensifs. De ne pas chercher l’unité pour elle-même, mais comme une condition de la puissance collective.

2025 : Un moment décisif

Vingt ans après, ce que nous disent les révoltes de 2005 n’a rien perdu de sa force. Elles ont mis à nu deux réalités complémentaires : l’épuisement d’un projet européen construit contre les peuples, et l’impasse d’un modèle républicain incapable de reconnaître ceux qu’il continue de maintenir en marge. Ce sont deux expressions d’un même ordre — économique, politique, racial — qui a su se réorganiser malgré les crises.

Ce que 2025 exige de nous, ce n’est pas de commémorer, ni de répéter les mêmes analyses. C’est de transformer un double constat en orientation stratégique. Car la lucidité, à elle seule, ne fait pas mouvement. Il faut l’accompagner d’un projet, d’une méthode, d’un ancrage.

Cela implique de reconnaître que l’horizon stratégique ne peut être la réforme interne d’un appareil européen fondé sur l’exclusion structurelle. Toute politique populaire sérieuse devra poser, tôt ou tard, l’hypothèse d’un désencastrement de cet État racial élargi qu’est l’UE – quitte à revenir au cadre national, seul cadre dans lequel les conflits sociaux peuvent réellement s’exprimer politiquement.

Faire peuple aujourd’hui, cela veut dire construire un front, avec, à l’horizon, la capacité d’imaginer un cadre politique véritablement émancipateur — ce qui implique aussi, à terme, de poser la question de la sortie de l’Union européenne. Non pas dans une logique de repli national, mais comme condition stratégique pour permettre à un projet populaire, social et décolonial d’exister réellement. Cela suppose une composition politique, une capacité d’initiative. Cela veut dire sortir des impasses actuelles — le repli gestionnaire, la posture minoritaire, le repli moral.

 

Wissam Bengherbi et Selim Nadi (QG décolonial)

Conférence Historical Materialism : Les Soulèvements de la terre, l’AFA et Houria Bouteldja censurés par l’université Dauphine – Houria Bouteldja censurée par l’UD CGT 75

Une semaine avant la tenue du colloque marxiste, Historical Materialism, qui doit avoir lieu à l’université Dauphine (26-28 juin 2026), le comité d’organisation a reçu un mail dans lequel l’université menaçait d’interdire la rencontre si les SLT, l’AFA et Houria Bouteldja n’en étaient pas exclus. Sous la pression, les organisateurs ont décidé de délocaliser une partie du programme à la Bourse du travail de Paris. Celle-ci a bien accepté d’accueillir les séances où participaient les SLT et l’AFA mais le secrétariat de l’UD CGT Paris 75 n’a pas souhaité accueillir le panel où se trouvait Houria Bouteldja. Il n’est pas étonnant que ce soit l’antifascisme, l’écologie radicale et l’antiracisme politique qui soient visés par la direction d’une université dans la France de Macron. En revanche, au moment où les forces réactionnaires se regroupent, augurant d’un avenir des plus sombres, il est consternant, pour ne pas dire raciste, que l’antiracisme politique – et qui plus est une organisation non blanche – subisse une telle censure par l’antenne d’un syndicat qui prétend représenté une partie du mouvement social francilien.
En plus d’Houria Bouteldja, trois membres du QG décolonial devaient intervenir à HM, Yanis Sedrati, Wissam Bengherbi (plus connu sous le nom de Xelka) et Hicham Mouaniss. En solidarité avec Houria Bouteldja, figure connue et reconnue du mouvement décolonial, ils se retirent de HM.
Au QG décolonial, nous ne sommes pas des mendiants.  Nous estimons en effet qu’il serait indigne de notre part d’y participer quand l’une des nôtres est censurée alors qu’elle est invitée dans toutes les capitales où ont lieu ces rencontres, que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord.
Nous laissons le soin à HM de tirer les leçons de ce déplorable épisode et de prendre ses responsabilités à hauteur de ce que l’antiracisme décolonial  apporte à la vie politique française.
À l’heure où le fascisme gagne la France, un rappel : on ne conjure pas la catastrophe sans la voix des antiracistes et sans une solidarité intraitable avec ces derniers. Sauf à consentir à la perpétuation de l’unité du champ politique blanc…
Nota bene : les interventions des membres du QG seront filmées et diffusées sur le media Paroles d’honneur dans un programme qui sera intitulé pour l’occasion : Decolonial Materialism.

L’ennemi est à l’intérieur

Intervention d’Houria Bouteldja au meeting d’ouverture de Guerre à la guerre, bourse du travail de Bobigny, 20 juin 2025

 

Comme nous sommes ici mobilisés contre le salon des marchands d’armes, le salon des destructeurs de vies et du vivant, le salon de ceux qui rendent matériellement et technologiquement possible un génocide, je vais dire trois choses :

La première c’est que si l’antimilitarisme est crucial, essentiel pour reconstruire un front anti-guerre conséquent, il ne se suffit pas à lui-même car il pourrait vite tomber dans une logique morale. Vendre des armes ce n’est pas bien. En effet qui dirait le contraire ? Il importe donc de lui donner un contenu anti-impérialiste fort articulé à une stratégie dans un contexte et une conjoncture donnée.

Mais pour définir une stratégie, encore faut-il savoir identifier son ennemi principal. D’abord et avant tout parce que nous manquons de munitions et qu’une économie militante précaire nous oblige à prioriser nos cibles. Aussi à la question « qui est l’ennemi principal », celui de l’extérieur ou celui de l’intérieur ?, nous disons sans ambiguïté, l’ennemi est à l’intérieur. Pour nous, militants décoloniaux, cela ne fait pas l’ombre d’un doute même si cet intérieur est comme une espèce de poupée russe, c’est tout à la fois l’Occident, l’Europe et la France. L’Occident comme empire et comme civilisation, l’Europe comme vassal mais alliée organique des USA, la France comme partie de ce tout, à la fois alliée et concurrente à l’intérieur de ce tout. Si tous les Etats capitalistes du monde, sud global compris, font tous peu ou prou partir de la chaine capitaliste et qu’ils sont tous à ce titre des ennemis de leur peuple, notre priorité à nous, Français ou vivant en France, c’est de combattre notre impérialisme d’abord parce que c’est en notre nom que les classes dirigeantes françaises agissent faisant de nous leurs complices, ensuite parce que la France, bien que déclinante, fait partie du pool des impérialistes principaux, et enfin parce que le pouvoir français est à notre portée et que les luttes, que ça nous plaise ou non, se mènent plus efficacement sur le terrain national.

Cela passe par une véritable révolution culturelle. J’ai dit plus haut que l’ennemi est à l’intérieur. Or cet ennemi là c’est précisément celui qui ne cesse de détourner l’attention populaire vers le très fourbe et impitoyable ennemi de l’extérieur. A ce titre, il devient de plus en plus pénible de constater que l’orientalisme frelaté des siècles derniers continuent d’être la grammaire principale pour décrypter la géopolitique du monde. Il devient urgent de dés-exotiser les ennemis déclarés de l’Occident, qu’ils s’appellent Russie, Chine ou Iran qui contrairement au portrait qui nous en est fait obéissent à des logiques matérielles, historiques et politiques déterminées par des rapports de production, par un système inter-étatique mondial et par une géopolitique des rapports de force. Faire des acteurs iraniens, chinois, ou russes des êtres plus irrationnels et plus soumis à leurs passions et à leurs pseudo atavisme culturels que ne le sont les occidentaux est un biais idéologique dont il faut nous guérir, tout comme croire à la rationalité cartésienne des Occidentaux qui sont à ce jour les plus grands détenteurs d’armes nucléaires de la planète, les plus écocides, les plus belliqueux et les plus dangereux. Lorsque la passion islamophobe et orientaliste s’efface et que les faits prennent le pas, ce qui reste dans la séquence effrayante que nous sommes en train de vivre c’est que c’est bien Israël qui a attaqué l’Iran et pas le contraire. Seul le biais orientaliste et islamophobe nous empêche d’y voir clair et nous pousse à confondre la nature des Etats en conflits (démocratie comme le serait Israël ou  dictature comme le serait l’Iran) avec leur rôle concrets dans une situation concrète que sont les rapports de force impérialistes. Aussi je le dis sans ambiguïté : renvoyer dos à dos l’Etat génocidaire et la « dictature des Mollahs » est une erreur d’analyse majeure car c’est bien Israël qui commet un génocide depuis plus d’un an et demi, qui bombarde le Liban et la Syrie, et qui vient d’attaquer l’Iran. L’Iran, aussi critique et /ou pourri soit son régime est ici la nation agressée. Le droit de se défendre reconnu par l’ONU s’applique à ce dernier et pas au premier. Heureusement, c’est ce que reconnait Mélenchon, mais aller manifester comme le fait la FI malgré nos fortes sympathies pour cette formation, en même temps contre Israël et contre l’Iran est une faute de jugement, en plus d’être une faute politique.

La deuxième chose que je voudrais dire, c’est qu’il est facile en France d’être contre l’impérialisme américain. Mélenchon fait ça très bien. Mais il est plus compliqué d’être contre l’impérialisme français. Mélenchon fait ça moins bien mais il est loin d’être le seul. Aussi, il importe de nous attaquer tout spécifiquement au bellicisme français qui s’incarne aujourd’hui à l’échelle de l’Europe. Les USA semblent en effet avoir décidé de se « désengager » de l’Europe, c’est à dire de confier à l’Europe le soin d’assurer davantage elle-même sa défense et de préparer un éventuel affrontement avec la Russie. Cela se traduit par l’obligation de consacrer 5% du PIB dans le budget militaire, ce qui signifie mise en place d’une économie de guerre. D’où le programme Rearm Europe de 800 milliards d’euros. Quant à l’Allemagne, elle veut doubler son budget militaire et devenir la première armée en Europe. On assiste donc a une « europeisation » de l’OTAN, dans laquelle l’Europe devra réorganiser ses armées, son économie. Le ralliement immédiat de l’UE a la guerre contre l’Iran en dit long sur l’alignement des pays européens sur les USA.C’est à ce projet qu’il faut s’opposer. A ce titre, être contre l’Europe aujourd’hui signifie avant tout, être contre l’OTAN. Mais être contre l’OTAN, c’est aussi être contre l’Europe ultra libérale, raciste et impérialiste. Quitter l’Otan doit devenir un mot d’ordre majeur et le refus de l’européisation de l’Otan, un objectif d’étape vers cette sortie.

La troisième chose qu’il faut souligner, c’est que la mise en place d’une économie de guerre qui passe par une augmentation des budgets militaires nécessitera d’énormes sacrifices pour les populations, ce qui nécessitera un durcissement des régimes (fascisation, racisme, montée de l’extrême droite, formation de milices…). C’est pourquoi, toutes les revendications sociales doivent résolument être orientées vers le refus des budgets militaires, le refus des sacrifices, le refus de la militarisation des esprits mais aussi vers la définition d’un projet politique populaire et émancipateur. Pour ce faire, il importe de mettre toute notre énergie militante dans la démonstration que la guerre n’est pas de l’intérêt des classes populaires, et qu’elles en seront les premières victimes. Il est donc urgent de travailler à leur unité. Car il y a bien un lien entre guerre, racisme et division du peuple : d’un côté les guerres exacerbent le racisme, font circuler à plein les fantasmes et les préjugés, brutalisent les sociétés et forment tout un tas de futurs loups solitaires ou milices violentes (qu’on songe au rôle des anciens combattants des années 30 en France, en Italie ou en Allemagne), de l’autre le peuple sert de chair à canon tout en étant enrôlé dans des conflits qui d’une certaine manière forment une diversion du conflit de classe et une prolongation évidente de ces guerres s’agissant de l’Iran, à qui on rappelle incessamment son statut de barbare.

Pour toutes ces raisons, la lutte contre le racisme est une priorité absolue. Il est temps que tout le monde comprenne que le racisme est le moyen le plus prisé par le pouvoir pour consolider l’unité nationale entre la France d’en haut et la France d’en bas contre la France d’en dessous de la France d’en bas et d’empêcher ainsi un possible révolutionnaire. Identifier l’ennemi de l’intérieur, c’est rompre cette unité nationale et impérialiste au profit de l’unité populaire. Pour se faire, il faut combattre le racisme et en premier lieu l’islamophobie. Le 20ème anniversaire du Non au TCE couplé au 20ème anniversaire des émeutes de banlieues peuvent devenir une occasion inespérée d’affaiblir cette unité nationale bourgeoise et blanche au profit d’une unité populaire révolutionnaire. Un appel important intitulé « faire bloc, faire peuple, contre la guerre et l’état de guerre » et initié par des militants issus des quartiers et des gilets jaunes est en circulation et appelle à une manifestation d’ampleur le 16 novembre prochain. Soyons au RDV !