Intervention de Pierre-Aurélien Delabre à Historical Materialism 2025, atelier : « Patriotisme internationaliste ou régression nationaliste ? »
Préambule. Gramsci dans tous ses états
Nous allons tenter de démontrer ici, de façon nécessairement incomplète, que Gramsci, malgré la profondeur de ses analyses historiques, qu’elle s’exerce sur le temps long de l’histoire ou en situation, demeure confiné dans une certaine conception libérale-progressiste de l’histoire. Est-ce à dire, dans une perspective à la fois marxiste et décolonial, qu’il ne serait rien possible d’en faire ? Je ne le crois pas. D’autant que nous verrons qu’une part de cet héritage mérite d’être conservée : celle ayant trait à la question nationale. Mais cela implique conjointement de réviser en profondeur au moins deux aspects théoriques de sa méthode : sa conception de l’histoire en tant qu’inféodée au progrès et sa conception du langage de l’opprimé. Une telle révision me semble nécessaire à la consolidation théorique de l’hypothèse d’une nation décoloniale.
1. Gramsci et la critique du progrès
- Gramsci et l’héritage libéral-progressiste
Quelques années à peine après son arrivée à Turin, Gramsci se rallie au mouvement ouvrier internationaliste et à une culture théorique explicitement marxiste-léniniste. Il hérite cependant d’une conception libérale-progressiste de l’histoire, par l’intermédiaire de la tradition libérale italienne et de Benedetto Croce en particulier. Et quand il s’en prend (notamment dans le Cahier 10) à la critique libérale que Croce opère du marxisme, il ne le fera jamais au nom d’un marxisme appauvri, positiviste et antidialectique, mais au nom d’un marxisme ayant intégré deux aspects de la critique crocienne à sa méthode : 1) l’importance du rôle de la culture (au sein de la société en général, et du mouvement ouvrier en particulier) ; 2) l’importance de la patrie en tant que médiation concrète permettant à un peuple de s’unir pour conquérir sa liberté. Ajoutons, à propos du dernier point, que la nation, au sens de Croce est irréductible à la race ou même au territoire, qu’elle revêt une dimension éminemment spirituelle, qu’elle est, en d’autres termes, l’expression de l’âme et de la volonté d’un peuple.
Notons tout de suite qu’il est remarquable que Gramsci, en tant que marxiste et en tant qu’internationaliste, en tant que représentant également d’un prolétariat national européen, fasse appel à une telle conception de la nation, et il est encore plus remarquable, à contrecourant de l’extrême gauche française contemporaine, qu’il ne pense jamais que la nation porte en germe ni le nationalisme réactionnaire ni le fascisme, mais qu’ils en sont l’un et l’autre soit une distorsion soit une négation.
La question nationale est donc au cœur des perspectives stratégiques de Gramsci. Seulement, voilà : il pense que la Révolution française aurait réalisé en 1789 ce que l’Italie du Risorgimento (1871) ne serait pas parvenue à réaliser, à savoir l’unité culturelle et politique de la nation. Bien sûr, son analyse ne repose pas sur une conception mécanique de l’Histoire : il fait donc droit à la contingence de ses destins possibles et contradictoires en tant que produits des luttes. Mais c’est ce qui le conduit à souhaiter pour l’Italie une culture national-populaire en tant que ciment d’un peuple-nation en capacité de se constituer comme sujet d’une révolution active. Une culture nationale-populaire que n’a pas permis de faire naître le Risorgimento pour des raisons profondes et conjoncturelles sur lesquelles n’avons pas le temps de revenir ici.
La culture national-populaire permet de réaliser l’unité culturelle du prolétariat dans un cadre national rendant possible l’autoconscience d’un peuple-nation en tant que sujet politique et souverain (ici, contre la conception crocienne de la révolution passive, il fait appel au modèle jacobin d’une révolution active). En l’absence d’une telle culture nationale-populaire, et donc d’un peuple-nation qui en serait le sujet-collectif, le fascisme semble avoir une voie tracée pour agréger des affects et des intérêts individuels, une telle agrégation contribuant à désagréger plus profondément tout sentiment d’appartenance nationale en tant que fondé sur l’idée d’une puissance collective agissante.
C’est ainsi que la nation, en tant qu’elle permet à un peuple de se reconnaître et de s’unir, permet de combattre des formes nationales vides livrées à tous les opportunismes, qu’ils soient populistes, nationalistes ou fascistes. Cette part de l’héritage libéral-progressiste de Gramsci, qui s’inscrit dans une perspective politique pragmatique, nous croyons bon de la préserver.
- En situation : tourner le dos à l’Histoire
Si tout n’est pas à jeter de cet héritage libéral-progressiste — pensons à la question nationale que nous venons d’introduire — il est pourtant indéniable que c’est aussi cet héritage qui conduit Gramsci à penser l’histoire du point de vue du progrès, et donc du point de vue de l’impérialisme blanc. Sur le papier, disons. Car, en situation, Gramsci a des intuitions politiques d’une valeur considérable, des intuitions et des positionnements conjoncturels qui portent en eux-mêmes un arrachement à la conception libérale-progressiste de l’histoire telle qu’elle apparaît également le plus souvent au sein du marxisme occidental (notons ici que Labriola, le principal introducteur du marxisme en Italie, a par exemple soutenu la colonisation en Érythrée).
Plus concrètement, à travers les deux interventions que nous allons brièvement évoquer ici, nous allons voir que Gramsci ne se contente pas seulement de penser contre lui-même et son héritage libéral-progressiste, mais qu’il œuvre bien contre les angles morts théoriciste, étapiste et/ou ouvriériste du marxisme européen de son temps.
— « La révolution contre Le Capital » (1917). À rebours du marxisme étapiste qui postule la nécessité d’une révolution bourgeoise comme préalable politique et économique d’une révolution prolétarienne, Gramsci se positionne en faveur de la révolution en Russie. Mais ce n’est pas tout : contrairement à Bordiga, qui estime que la révolution russe est le pur produit de conditions matérielles, et se contente pour penser cela d’appliquer à la réalité historique ce qu’il considère comme étant une vérité théorique inébranlable, Gramsci pense que la révolution bolchevik ne saurait s’expliquer seulement par des conditions matérielles, mais qu’elle est également mue par une idéologie nationale spécifique. Ce qui motive alors Gramsci, c’est le primat de la réalité historique sur toute idée préconçue à la fois du processus révolutionnaire et de la classe qui s’en ferait l’agent, réalité historique conçue dialectiquement comme résultat à la fois des conditions historiques et de l’action des sujets qui en sont les agents passifs-actifs.
— « La question méridionale » (1926). Le grand mérite de Gramsci fut avant tout ici d’identifier, dans les conditions spécifiques de l’Italie de son temps, ce qui constitue le principal obstacle à un processus d’hégémonisation nationale-populaire de la classe ouvrière italienne, à savoir la fracture économique et culturelle opposant le Nord et le Sud de l’Italie. L’inégal développement de l’industrie nationale, ainsi que l’absence d’une culture nationale-populaire, en sont, selon lui, les causes principales.
Dans un cas comme dans l’autre, la clairvoyance de Gramsci atteste de sa conception du marxisme en tant que méthode toujours ajustée à une situation historique spécifique, et non en tant que bloc théorique invariant inféodé le plus souvent à une conception homogène et vide de l’histoire. De telles intuitions attestent également de son intérêt profond pour la spécificité des contextes au sein desquels l’histoire se déploie et le rôle des composantes culturelles et idéologiques qui la meuvent.
Pour autant, sa conception matérialiste de l’histoire demeure bien inféodée à une croyance dans le Progrès — le « développement en soi » comme l’appellera plus tard Pasolini — qui l’empêche de faire un pas supplémentaire vers un matérialisme historique ayant opéré un décentrement nécessaire à son identification à des formes politiques et culturelles non hégémoniques. Que sa conception encore occidentalo-centrée de l’histoire et des processus historiques le conduise, nous allons le voir, à minorer l’importance des langues subalternes, nous semble confirmer que Gramsci, malgré ses intuitions géniales et la justesse de sa conception du marxisme, ne s’arrache aucunement à l’« histoire des vainqueurs » (Walter Benjamin).
2. Gramsci et le langage de l’opprimé
- Langue subalterne : entre vision du monde et folklore
Si la question du langage est primordiale dans l’œuvre reconstituée de Gramsci (il abandonna ses études initiées en linguistique, et l’ultime cahier de prison esquisse en ce sens un programme qui ne verra jamais le jour), c’est notamment parce qu’il estimait que la langue nationale constitue une médiation dérivée de la médiation nation en mesure de permettre à la classe ouvrière d’exercer sa direction sur le mouvement réel tout en obtenant le consentement des autres composantes du prolétariat italien, et notamment de la « masse amorphe » (sic) de la paysannerie du Sud.
Son pragmatisme ne peut manquer d’observer lucidement la situation italienne : si l’Italie est démunie d’une culture nationale-populaire, elle est pourtant pleine de ses cultures régionales, dialectales, notamment dans le Sud qui subit depuis le Risorgimento un déclin social sous les effets d’un inégal développement de l’industrie nationale. Mais parce que Gramsci n’a pas un rapport qui serait exclusivement théorique au Sud (il a grandi à la frontière de la Barbagia, en Sardaigne, l’une des régions les plus pauvres d’Italie), il a beau découvrir en arrivant à Turin et la classe ouvrière organisée et la philosophie de la praxis qui place la classe ouvrière au cœur de son projet transformateur, il a conscience que rien ne se fera sans le Sud, et donc par conséquent sans une conscience nationale en capacité d’unir les ouvriers du Nord aux paysans du Sud.
Pour autant, et précisément car il connait le Sud, il a également le désir de le voir survivre, se transformer, se développer. À ce titre, il commet une critique très dure du folklore sudiste. En d’autres termes, il refuse d’idéaliser les formes sociales spécifiques du Sud et s’efforce de penser leur intégration à la nation italienne dans le cadre d’un projet socialiste. Sur le papier, et pour le dire de façon un peu provocante, le Gramsci des postcolonial studies est donc un mythe.
S’il est possible de faire quelque chose de Gramsci en un sens décolonial (que je distingue de l’usage libéral et académique des postcolonial studies), cela implique de purger tout ce qui demeure d’héritage libéral-progressiste dans sa perception des formes de vie subalternes. Allons plus loin : une nation décoloniale, si tant est que nous soyons en mesure d’en assumer le projet et la réalisation en cette partie du monde, nécessite de reconsidérer la spécificité et la positivité de formes sociales infranationales. Car si nous reconnaissons comme juste sa critique du folklore en tant que réification culturaliste de formes sociales spécifiques, sa conception libérale-progressiste de l’histoire le conduit bien à minorer l’importance de formes sociales non inféodées au « développement en soi », bref à la culture bourgeoise et plus généralement au progressisme blanc.
- Pasolini, lecteur de Gramsci
L’interprétation pasolinienne de Gramsci pourrait ici nous aider à reconsidérer ces formes sociales spécifiques comme des formes de résistance porteuses en elles-mêmes et par elles-mêmes d’une spécificité et d’une positivité. Très concrètement, c’est ce qui nous permettrait de faire droit aux revendications régionalistes ou minoritaires dans le cadre d’une perspective nationale. Plus généralement, cela nous interdirait de confondre la nation comme un facteur d’homogénéisation culturelle et de désamorcer ainsi le caractère assimilateur des formes de vie subalternes au nom d’un quelconque principe civilisateur et/ou intégrationniste.
Ce qui se maintient d’héritage libéral-progressiste dans la pensée de Gramsci, c’est précisément le refus d’attribuer une positivité culturelle et partant une autonomie politique à de telles formes de vie. Il est pourtant urgent, tout en ayant conscience des risques de folklorisation de ces formes sociales spécifiques, de faire droit à une telle positivité et à une telle autonomie. Au risque, insistons, de maintenir au sein du mouvement ouvrier une subalternisation des identités sudistes (dans le cas italien) et postcoloniales (France et Italie).
Ajoutons également que l’esprit des postcolonial studies, qui nous livre une lecture le plus souvent dépolitisante de Gramsci, car abstraite, c’est-à-dire séparée d’une conception de la nation étatisée en tant que champ stratégique, débouche, quant à lui, sur une neutralisation du langage de l’opprimé, sa réification et sa marchandisation sur le marché des identités.
Une lecture décoloniale de Gramsci implique donc un double refus : ni invisibilisation ni dépolitisation des formes sociales spécifiquement indigènes.
C’est en tout cas, je crois, tout l’enjeu du projet d’une nation décoloniale, celle de faire droit non seulement à la stratégie dite de l’hégémonie, en tant que « concept où se nouent les exigences à caractère national » (Cahier 6), mais à celle, en un sens benjaminien, et à sa suite butlerien, d’une politique de la traduction visant à traduire hors des coordonnées platement progressistes de la gauche blanche des formes de résistance prolétariennes infranationales afin de les unir dans un cadre culturel et politique national et au sein d’une perspective visant la conquête et le dépérissement de l’État racial intégral.
Épilogue provisoire. Vers une politique de la traduction
Au fil de ses élaborations théoriques éparses, que Gramsci ait pu tenir ensemble nation, subalternité et internationalisme n’est pas une prouesse singulière : il s’est contenté d’examiner avec rigueur les conditions historiques, sociales et politiques de son temps, depuis l’Italie et ses inégalités de développement et avec la situation plus générale du monde — sur un plan qui est donc à la fois national, infranational et supranational.
Reprendre Gramsci aujourd’hui consiste à repenser à nouveau frais une telle articulation, et à la repenser en situation, en considérant les spécificités des formes de vie infranationales, le degré d’étatisation de la nation (toujours proportionnel au niveau de domination hégémonique de la bourgeoisie nationale) et les dynamiques impérialistes actuelles.
Mais tout cela n’est pas suffisant. Reprendre Gramsci aujourd’hui, et dans le cadre d’une perspective stratégique à la fois marxiste et décoloniale, c’est le reprendre par ce que la décolonialité, en tant qu’héritage théorique et en tant que mouvement politique, fait au marxisme. J’ai volontairement choisi deux marxistes européens (Pasolini et Benjamin), un poète et un philosophe, pour montrer que la tradition marxiste, dans ce qu’elle comporte d’hérétique, porte en elle la possibilité d’une telle mutation. Mais c’est au mouvement décolonial de gagner une bataille théorique, de soumettre le marxisme à une refonte profonde de sa conception matérialiste de l’histoire et de son rapport au langage de l’opprimé.
À partir de là, et pour conclure, l’hypothèse sur laquelle débouche mon intervention est celle-ci : Gramsci s’est trompé en croyant que le faible niveau de développement en Italie d’une culture nationale-populaire la condamnait au désastre. La France, malgré sa tradition nationale, sa langue hégémonique, etc., n’était pas prémunie contre des formes fascistes de gouvernement. Non seulement car la France pétainiste, qu’on le veuille ou non, fut la France, et elle fut reconnue par une majorité de Français comme telle, mais il exista des formes de résistance antifascistes en Italie qui reposèrent sur l’organicité sociale et territoriale d’un peuple subalterne qui ne parlait pas ou mal l’italien et qui était coupé d’une culture nationale-populaire (pensons aux quatre journées durant lesquelles le peuple de Naples s’est libéré du fascisme).
Dire cela ce n’est pas choisir un modèle de développement plutôt qu’un autre, ou encore des formes de résistance antifasciste organique (aujourd’hui sur le modèle de certains centres sociaux napolitains) contre des soulèvements populaires nationaux (récemment de type Gilets jaunes) — nous avons évidemment besoin des deux, de leur complémentarité et de leur synthèse.
Comme nous avons besoin d’un autre Gramsci. Ce qui ne peut s’effectuer qu’au prix d’un certain arrachement de Gramsci à son héritage libéral-progressiste. Arrachement que nous pouvons penser depuis Gramsci lui-même et ses géniales intuitions (1917, 1926). Autrement dit : quelque chose nous invite chez Gramsci lui-même à penser Gramsci contre Gramsci, à faire droit, dans le cadre d’une perspective politique réellement révolutionnaire, à quelque chose qui pourrait infléchir le caractère libéral-progressiste d’une conception du temps historique et faire place à une idée renouvelée du sujet révolutionnaire, brisant par là même son homogénéité et refusant toute soumission culturelle et politique du Nord sur le Sud dans le cadre d’une politique nationale.
À ce titre, il nous faut considérer une politique de la traduction en vue non de la substituer à la stratégie dite de l’hégémonie mais afin de rendre cette dernière plus conséquente et plus efficace politiquement. Cette politique de la traduction, nous l’avons dit, consisterait à traduire des formes de résistance prolétarienne infranationales échappant aux coordonnées progressistes de la gauche blanche dans la langue d’une nouvelle culture nationale-populaire, des formes de résistance qui peuvent même constituer des résistances au progressisme entendu comme idéologie et conception de l’histoire des vainqueurs.
Précisons qu’une telle politique de la traduction, ici seulement esquissée, ferait un pas de côté vis-à-vis de la conception gramscienne de la traductibilité. D’une langue à l’autre, écrit Walter Benjamin à propos de la tâche du traducteur, il est nécessaire que quelque chose ne passe pas. J’ajoute que c’est cette part d’intraductibilité (disons par exemple entre le prolétariat indigène et le prolétariat blanc) qui me semble revêtir un potentiel révolutionnaire : il s’agit de donner une forme politique à cette part irréductible et inflammable, à ce quelque chose, précisément, qui ne passe pas.
Quelle est cette part irréductible ? Pour Marx et la tradition marxiste, le prolétariat est sujet de sa propre émancipation (premier postulat) et porteur d’un monde nouveau au cœur de l’ancien (second postulat). Mais ce double postulat doit être particularisé. Le prolétariat postcolonial de France et d’Italie, par exemple, est détenteur d’un patrimoine vaste, de langues, de traditions, en d’autres termes de mémoire actualisée et le plus souvent meurtrie par les ravages du capitalisme et du colonialisme.
Cette politique de la traduction n’aurait pas d’autre vocation que de faire droit à ce quelque chose qui ne passe pas entre deux composantes du prolétariat, et qui s’explique par l’histoire toujours vive de l’oppression raciale (coloniale et postcoloniale) et le continuum de celle-ci en tant que structure de la modernité capitaliste en général et de l’État-nation en particulier. Si la captation de la nation par l’État contribue à entériner la division et la hiérarchisation raciale du prolétariat dans l’espace national, notre travail de traduction contribuerait modestement à défaire la matrice de la race, non en diluant le différend dans un nouvel universalisme blanc, mais précisément en reconnaissant la spécificité et la positivité de formes culturelles, politiques, esthétiques indigènes à la fois intraduisibles dans la langue de la gauche progressiste et pourtant porteuses de mondes à honorer et à défendre.
En reconnaissant ces formes auxquelles le progressisme blanc n’a pas accès, ou alors de façon seulement savante ou exotique, et en liant la reconnaissance de ces formes à une perspective nationale et populaire de transformation concrète de nos conditions matérielles d’existence, il ne serait pas complètement impossible que nous parvenions à desserrer un tant soit peu un nœud dont le 8 mai 1945 constitue, en France, un moment paroxystique. La reconnaissance d’un tel nœud, traumatique s’il en est, me semble justifier pourquoi un travail d’hégémonisation qui ne reposerait pas conjointement sur une politique de la traduction me semble voué à l’échec, ou, pire, à une nouvelle victoire en trompe-l’œil de la gauche blanche.
Reconnaître ce nœud et tenter de le défaire, c’est également porter notre regard par-delà nos frontières et dans une direction commune. À ce titre, la Palestine est une boussole. Non seulement car le prolétariat postcolonial s’identifie à ses frères et sœurs de Palestine, et qu’elle est donc au cœur d’une nouvelle solidarité prolétarienne internationale, mais parce qu’elle se doit d’être ici à la tête de notre horizon communiste et internationaliste, depuis la France et cette Europe hyperlibérale et belliciste. La Palestine est une boussole, c’est-à-dire qu’elle nous oriente dans l’époque et nous aide à articuler ancrage national et perspective internationaliste. Ou, pour le dire avec Gramsci : « [si] le développement est vers l’internationalisme, […] le point de départ est « national », et c’est depuis ce point de départ qu’il faut commencer. Mais la perspective est internationale et ne peut que l’être. » (Cahier 14).
Pierre-Aurélien Delabre