Messages par QGDecolonial

« Fanon » de J.-C. Barny, mélancolie postcoloniale ou mauvaise foi néocolonialiste ?

Le centenaire de la naissance de Frantz Fanon, psychiatre martiniquais, philosophe et révolutionnaire naturalisé algérien, a donné lieu à une véritable prolifération d’écrits, de rencontres et de produits culturels consacrés à sa mémoire. Le cinéma n’est pas en reste. Deux films ont vu le jour entre 2024 et 2025 : le premier est une production algérienne au long titre « Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956« , d’Abdenour Zahzah. Le second, une coproduction franco-luxembourgeoise-canadienne, s’intitule simplement « Fanon » et a été réalisé par Jean-Claude Barny. Passé sous silence en Europe, le travail de Zahzah se concentre sur la vie de Fanon lors de son séjour à Blida, lorsqu’il fut nommé chef de service de la clinique psychiatrique, révolutionnant ses méthodes profondément enracinées dans la technique psychiatrique raciste et coloniale de « l’Ecole d’Alger ». Le long métrage de Barny, quant à lui, se veut un véritable biopic, tentant de retracer la vie de Fanon, interrompue prématurément par une leucémie fulgurante, à l’âge de 36 ans, en décembre 1961. Pour l’instant, nous allons nous concentrer sur ce dernier. Mais nous reviendrons plus tard sur la relation problématique entre les deux films, qui ont été lancés presque en même temps et qui sont intimement liés tant sur le plan narratif que formel.

La réception de Fanon de Barny par la critique a été plutôt tiède. Il n’est pas question de se lancer dans une analyse esthétique du travail du cinéaste guadeloupéen. L’écriture mécanique, la musique de fond incessante, l’image plate et la structure narrative vacillante ont déjà été relevées par certains commentateurs. Cependant, les choix artistiques discutables et les erreurs techniques, qui étirent indéfiniment les 2 h 13 du film, finissent par occulter une série de choix politiques précis, que Barny décide d’imposer à la biographie du révolutionnaire algérien-martiniquais, entraînant ainsi des déformations significatives.

A la sortie de la salle, j’ai ressenti une forte frustration et un profond sentiment d’agacement, me demandant s’il aurait été opportun d’écrire quelques lignes en tant qu’admirateur de l’œuvre de Fanon, descendant d’indigènes algériens et chercheur en histoire. Finalement, j’ai décidé de surseoir : le film a été mal distribué en France, sévèrement critiqué par certains commentateurs, tout en suscitant un énorme enthousiasme, notamment auprès des jeunes générations racisées. La salle du cinéma UGC Les Halles, où j’ai assisté à la projection un dimanche soir de début avril, était complète. A la fin de la projection, le public a éclaté en applaudissements spontanés. Des centaines de jeunes, et même de très jeunes, dont la plupart identifiables comme des enfants de l’immigration africaine en France, se tenaient debout émous, en regardant le générique s’écouler à l’écran. Pourquoi s’en prendre à un produit qui a au moins permis de faire découvrir la figure de Frantz Fanon au grand public ?

Trois raisons principales m’ont incité à prendre la parole sur ce film. Tout d’abord, la déformation sciemment opérée par le réalisateur et son co-scénariste, Philippe Bernard, de la biographie de Fanon. Nous verrons qu’il ne s’agit pas de simples inexactitudes ou de la libre réinterprétation de la vie d’un personnage connu, mais de choix politiques précis visant à minimiser l’effet révolutionnaire et de rupture qu’il a porté, de l’intérieur, contre la société coloniale. En France, ce film a le mérite de raviver le débat autour de sa figure, mais quel effet peut-il avoir sur les jeunes racisés qui se précipitent au cinéma pour le voir ? Le Front de libération nationale algérien (FLN) y est décrit comme un mouvement déchiré par une violence fratricide, où les tendances les plus autoritaires et antidémocratiques l’emporteraient inexorablement. Quels conséquences un tel récit peut-il avoir sur nous, enfants ou petits-enfants d’immigrés des périphéries impériales, qui n’avons connu le colonialisme qu’à travers des récits distants ou par la transmission familiale ? Une mélancolie post-coloniale inversée semble ici se mettre en place. En son sein, la dégénérescence de nos sociétés, filles du traumatisme et de la dévastation identitaire engendrés par la violence du colonialisme, semble s’imposer comme la seule issue possible.

Par la suite, le problème de la relation entre les deux long-métrages, celui algérien de Zahzah sorti en 2024 et le film de Barny sorti en 2025 doit être abordé. S’agissant de Fanon, on ne peut pas ignorer les rapports de subordination et de pouvoir qui sous-tendent à la création artistique, lorsqu’un produit euro-américain est confronté à un produit africain. Last but not least, la question de l’interview accordée par Barny aux micros de Radio J, dans l’après-midi du 1er  avril 2025. Si le sujet n’était pas d’une gravité extrême, on pourrait penser que le choix de parler de Fanon sur le plateau d’un média qui défend ouvertement le génocide en Palestine, se faisant le porte-voix de la pire propagande du gouvernement israélien dans l’espace francophone, n’est qu’un poisson d’avril de mauvais goût. Au contraire, aucune ironie : Jean-Claude Barny a en fait parlé de Frantz Fanon et d’humanisme, entrecoupé par les brèves de presse rapportant les propos du Ministre des Finances israélien, le fasciste suprématiste Belazel Smotrich.

Mélancolie postcoloniale

Les manipulations artificielles infligées à la biographie de Fanon dans le film de Barny sont nombreuses. Ne s’agissant pas d’un livre d’histoire, le réalisateur est libre d’apporter les changements stylistiques qu’il souhaite à la vie de son sujet d’investigation. Il en va autrement lorsque ces inexactitudes interviennent dans le contexte d’une histoire plus vaste, déformant sciemment le cours des événements que le cinéaste prétend dépeindre objectivement, s’adressant à un large public qui ne maîtrise pas le sujet. C’est notamment le cas lorsqu’on décide de se pencher sur la vie de Frantz Fanon, dans le cadre de la guerre de décolonisation algérienne.

Le premier détail qui a retenu mon attention est la rhétorique du « racisme infra-communautaire » dont Fanon aurait souffert après son arrivée à la clinique de Blida-Joinville, à partir de 1953. La méfiance initiale des indigènes à son égard, lui qui était un médecin noir dans une société d’« Arabes », semble se résoudre au récit stéréotypé d’une société coloniale en ébullition. Le regard racialement symétrique qu’il aurait subi de la part des indigènes et des colons à cause de sa prise de poste dans la clinique serait pourtant balayé par son approche novatrice. La réalité est tout autre : selon ses biographes, l’arrivée à Blida marque le moment où le jeune psychiatre prend effectivement conscience de la structuration sociale dichotomique de l’Algérie coloniale. Barny choisit de se concentrer uniquement sur les patients musulmans hébergés dans la clinique de Blida, en omettant le fait que Fanon a en réalité travaillé avec environ 200 patients, dont 165 femmes « algériennes européennes » et 22 hommes « musulmans », vivant dans un contexte de séparation absolue1. Ceci est son premier contact, intime et puissant, avec la « dichotomie coloniale », qui deviendra plus tard la pierre angulaire de sa pensée politique anticolonialiste. En représentant la clinique de Blida comme un asile réservé aux indigènes, le choc violent avec le monde manichéen de la colonie est occulté. Il est donc possible pour le réalisateur de déformer l’histoire de la prise en charge de Fanon d’un policier tortionnaire. Dans le film de Barny, un soldat de l’armée française se rend à la clinique de Blida en tant qu’agent infiltré, envoyé par un colonel machiavélique désireux d’en savoir plus sur les activités clandestines menées par le psychiatre à l’intérieur de l’hôpital. Mêlé aux patients « musulmans », il réussit ainsi à extorquer des informations et à monter une opération de ratissage planifiée par les hiérarchies militaires. Au final, impressionné par l’expérience vécue à Blida, il finira par désobéir aux ordres et sympathiser avec les insurgés algériens. 

Or, rien n’est plus faux : les patients « européens » et les indigènes vivaient dans deux cliniques radicalement séparées. Fanon a en effet soigné deux policiers souffrant de troubles du comportement à la suite des tortures qu’ils avaient infligées aux résistants algériens. Le premier, nous dit-il dans « Les damnés de la terre », refuse l’hospitalisation et se fait soigner en privé par Fanon à son domicile ; puis, lors d’une crise, il se précipite à Blida où, tombant nez-à-nez sur l’un des Algériens qu’il avait lui-même torturés, il tente de se suicider dans les latrines de l’hôpital. Un certificat délivré par Fanon lui-même lui permettra finalement de rentrer en France, échappant ainsi à l’engrenage infernal de la violence coloniale. Le second soldat dont Fanon relate l’histoire dans les Damnés a, quant à lui, été envoyé à la clinique par sa hiérarchie, car en proie à des accès de rage contre sa femme et ses enfants. Fanon refusera de le soigner car « il me demandait sans ambages de l’aider à torturer les patriotes algériens sans remords de conscience, sans troubles de comportement, avec sérénité»2. Il n’y a pas de trace, donc, d’infiltrés français parmi les patients « musulmans », comme représenté dans le film de Barny : les patients de Fanon font l’expérience de la séparation radicale qui caractérise les relations sociales dans l’Algérie française. Le présumé brassage intra-communautaire qui, dans le regard du réalisateur, caractériserait le microcosme de la clinique représente une société qui n’a jamais existé, ne permettant pas de comprendre la maturation du Fanon politique, ni sa théorie de la violence.

Une autre dichotomie est mise en avant par les scénaristes, en lieu et place de la dichotomie coloniale. Celle qui sépare les membres « démocratiques » du FLN des « colonels », qui auraient pris le contrôle du mouvement nationaliste par la force. Il s’agit d’un topos typique du discours sur l’Algérie postcoloniale, qui trouve son origine dans des éléments factuels. Cependant, le mythe d’un front nationaliste bon et démocratique écrasé par les membres de certains groupes proches de l’Etat-major de l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne sert davantage à alimenter le trope orientaliste de la nécessaire dégénérescence des régimes « arabes » post-coloniaux, qu’à mettre en lumière la complexité des relations politiques et psychologiques qui ont mûri parmi les dirigeants nationalistes algériens, dans le contexte d’une guerre de libération extrêmement cruelle. En d’autres termes, il est anachronique, voire insensé, de projeter les frustrations des années 2020 sur le passé. D’autant plus que personne ne misait, avant 1962, sur la victoire effective du FLN contre le rouleau compresseur de la France coloniale.

Dans ce contexte, la figure d’Abane Ramdane est largement évoquée. Dirigeant du FLN durant la première phase de l’insurrection algérienne, Abane est effectivement liquidé dans le cadre des luttes intestines qui rythment la vie interne du mouvement nationaliste. Pourtant, il était tout sauf un saint, ou plutôt un prophète de cette « dimuqratia » que son interprète, Sami Kali, ne cesse d’évoquer tout au long du film. Abane est le protagoniste, comme les autres chefs du Front, d’une lutte fratricide et violente, dans le contexte d’une guerre asymétrique parmi les plus dures du 20ème siècle. Il est victime du paroxysme de la violence au sein du FLN, qu’il a lui-même, comme ses camarades, contribué à fomenter. Traiter de manière dichotomique un sujet aussi complexe et douloureux a un sens politique très précis, soixante-trois ans après la déclaration d’indépendance de l’Algérie : disqualifier aux yeux de la jeunesse racisée l’ensemble du processus d’indépendance, dont la dégénérescence est imputable à l’autoritarisme naturel des « colonels ».

Or, Fanon et Abane travaillent ensemble à Tunis à la rédaction du Moudjahid, organe officiel du FLN. Selon certains témoignages, les deux hommes finissent par nouer une amitié qui dépasse les frontières de leur activité politique. Simone de Beauvoir affirme dans ses mémoires que lors d’une conversation, Fanon avait affirmé d’avoir deux morts sur la conscience : celle d’Abane et celle de Lumumba3. Cependant, une fois encore, la question est bien plus complexe et mérite d’être traitée en profondeur, au-delà des approximations simplistes. Ce qui est certain, c’est qu’au cours des quatre années qui se sont écoulées entre le 27 décembre 1957, jour où Abane est assassiné, et le 6 décembre 1961, jour de son décès, Fanon a gravi les échelons au sein du FLN, accédant à des postes de direction. Les témoignages de ses collaborateurs pendant la période de sa clandestinité, qui s’est déroulée principalement entre la Tunisie, le Maroc et l’Afrique occidentale, font état des visites qu’il recevait régulièrement par le chef d’état-major de l’ALN, le colonel Houari Boumédiène4. Une photo non datée montre d’ailleurs Fanon lors d’une réunion politique en présence du jeune Abdelaziz Bouteflika, futur ministre des Affaires étrangères de Boumédiène et président de la République algérienne entre 1999 et 20195. En juillet 1959, c’est ce dernier, alors dirigeant du Front au Maroc, qui sauve la vie de Fanon, gravement blessé dans un accident de voiture, en organisant son transfert d’urgence à Rome, où il sera hospitalisé dans un état grave.

Quiconque possède des notions élémentaires sur l’histoire algérienne ne pourra pas négliger que Boumédiène et Bouteflika se distingueront comme deux figures majeures au sein du groupe dirigeant du futur état post-colonial : le noyau dur de ces « colonels » évoqués dans le film de Barny. Loin d’être un démocrate sincère aux espoirs trahis, Frantz Fanon a entretenu avec la direction du FLN des relations autant intenses et contradictoires, que complexes et multiformes, oscillant entre le soutien à des différents groupes en lutte entre eux. Non sans souffrances personnelles et hésitations politiques, sur lesquelles le cinéaste aurait pu aisément se focaliser, au lieu de présenter aux jeunes générations un portrait fantaisiste d’une Algérie inexistante et stéréotypée. D’autre part, du moment que Barny omet de façon macroscopique des aspects fondamentaux de la vie de Fanon, pourquoi ne pas gagner du métrage, se consacrant à des aspects plus passionnants et moins connus de sa vie, comme le temps qu’il passa en Afrique, coordonnant les révolutionnaires panafricanistes ? Mettre le doigt sur le fléau des blessures post-coloniales devait lui paraitre plus facile. Il s’agit, plus probablement, d’un choix politique précis : édulcorer la biographie du révolutionnaire martiniquais-algérien pour en dresser un portrait plus – ou mieux – acceptable en Europe.

Les funérailles de Fanon clôturent ce récit déformé. Enveloppé dans un linceul vert, il est enterré par six paysans algériens au milieu d’un plateau isolé. Visant à souligner l’isolement dont Fanon aurait souffert au sein du FLN, cette image ne saurait être moins véridique : sa biographie a pour la énième fois été manipulée. Conformément aux dernières volontés de Fanon, et alors que la guerre est toujours en cours, il est enterré sur le sol algérien, à quelques kilomètres de la frontière tunisienne, dans un cercueil porté par des soldats en uniforme de l’ALN. Il n’est pas mort seul, célébré par la prière discrète de quelques paysans anonymes. Traité comme un martyr de la révolution, il a plutôt été inhumé selon ses vœux, dans une opération risquée menée par une poignée de soldats en uniforme à la présence de quelques dirigeants politiques du Front6. D’ailleurs, Fanon est décédé dans un lit d’hôpital de la ville de Washington, aux Etats Unis : c’est le FLN qui se charge du transfert de sa dépouille et de l’organisation de ses funérailles en Algérie. 

Pour Barny, raconter son isolement, signifie raconter l’isolement d’une Algérie prétendument démocratique, marginalisée et oubliée par ses dirigeants politiques et incarnée par le linceul vert contenant la dépouille de Fanon. Un anachronisme qui ne fait que noyer l’histoire de la libération armée dans le piège d’une mélancolie post-coloniale, ancrée au mythe de la voie démocratique non empruntée. Se permettre de jouer ainsi avec les identités fragiles et acerbes de pays émergeant du traumatisme colonial est le symptôme d’une absence chronique de délicatesse et profondeur. Deux caractéristiques absentes dans le travail de Barny, qui préfère, pour des raisons d’opportunité, le sensationnalisme esthétique à l’introspection. Mais à quel prix ?

Peau noire, production blanche ?

La critique pourrait s’arrêter là. Cependant, la coexistence de deux longs-métrages sortis pratiquement en même temps sur la vie du révolutionnaire martiniquais-algérien nécessite quelques éclaircissements. Abdenour Zahzah, dont le film sur Fanon a été présenté en 2024 mais non distribué en France, ne s’intéresse qu’à la période où il a été nommé chef de service à Blida. C’est un travail méticuleux, qui tente de conjuguer l’attention portée à la pratique clinique effectivement menée par Fanon dans le contexte du durcissement de la guerre d’indépendance algérienne. Le film se termine avec une scène refigurant la remise de faux documents par un cadre du FLN et l’entrée de Fanon en clandestinité. Le reste appartient à l’histoire.

Le fait que deux films presque identiques soient sortis pratiquement en même temps n’enlève rien à la bonne foi des deux réalisateurs. Paradoxalement, le problème est ici colonial, ou plutôt néocolonial. La sortie du film de Barny dans les salles françaises est à l’origine d’une autre dichotomie – l’énième -, qui caractérise la relation entre les deux œuvres. Alors que la polémique, alimentée par le distributeur officiel du film, monte dans l’Hexagone à propos d’un prétendu boycott du biopic de Barny7, le long métrage de Zahzah fait le tour des capitales africaines, remportant prix et récompenses. Dernièrement, en Egypte, où il a remporté le Prix du Jury au Festival du cinéma africain de Louxor, et au Burkina Faso, où il a remporté le prestigieux Prix de la Semaine de la Critique au 29ème Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou.

Et voilà le paradoxe. Cent ans après la naissance de Fanon, deux films se font face dans l’arène médiatico-commerciale, sans communiquer entre eux. Le premier est produit avec 800 000 dollars, financé principalement par le Ministère de la Culture algérien. Le second est le fruit d’une production franco-luxembourgeoise-canadienne, avec un budget de 3,284 millions d’euros : quatre fois plus. Jean-Claude Barny, réalisateur connu et actif au nord de la Méditerranée, aurait pu nouer un dialogue fructueux avec l’auteur du produit algérien. Au contraire, pas un mot n’a été prononcé pour inviter le public français à s’approcher du produit africain, qui est resté relégué à quelques festivals spécialisés. Les spectateurs auraient pu prendre conscience de l’existence d’un autre Fanon, peut-être plus radical et plus fidèle à la vérité que celui, stéréotypé et déformé, proposé par Barny. On pourrait opposer à mon argument des objections relatives à la liberté d’expression artistique ou à la pluralité des voix nécessaires pour restituer toute la complexité d’un personnage aussi multiforme que Fanon. Ce qui est certain, cependant, c’est qu’il ne s’agit pas ici d’un sujet neutre, qui appartiendrait à tout le monde. Fanon et son héritage politique sont, par définition, des sujets clivants. Son appel incontestable à un humanisme universel, qui conclut les Damnés, présuppose avant tout l’affirmation de l’autonomie culturelle et identitaire des colonisés. Voir un produit européen éclipser les efforts déployé par un artiste africain dans un contexte difficile ne peut que conduire, en termes fanoniens, à solidariser avec ce dernier. Ne serait-ce que pour la proximité et le rapprochement avec un produit mûri parmi les enfants de ces « Damnés » que, grâce à Fanon, le monde entier a appris à connaître.

Fanon à Gaza

Comme mentionné au début, j’avais décidé de ne rien écrire sur le Fanon de Barny jusqu’à ce qu’une amie me signale le post Instagram de ‘Perspectives radicales’ critiquant le film. Parmi les points problématiques soulevés, les auteurs du post pointent du doigt la participation de Barny à une interview sur « Radio J », qui a eu lieu l’après-midi du 1er avril. Interviewé par la journaliste Cyrielle Sarah Cohen pendant une cinquantaine de minutes, Barny se livre à un panégyrique de la paix entre les peuples et à un éloge démesuré de l’amour universel, sous le signe du rejet du racisme. Les deux commencent l’entretien en discutant des banlieues françaises. L’expérience du réalisateur en tant que responsable du casting du film « la Haine » est évoquée. La nostalgie des banlieusards « qui voulaient s’en sortir », juxtaposés aux nouvelles générations, victimes des « fractures communautaires » (min. 7:00) prédominantes aujourd’hui, est mentionnée par la journaliste, en face au du réalisateur, qui reste en silence. Puis, on passe à l’examen du film. L’éloge dépassionné de la complexité du Fanon que nous présente Barny s’accompagne d’une reconnaissance de sa « non-radicalité » (12:40) : l’homme qui a abandonné sa vie aisée de psychiatre pour embrasser la cause de la libération armée d’un peuple qui lui était jusqu’alors inconnu est pour le réalisateur un exemple valable de « nuance ».

D’ailleurs, Cohen et Barny en conviennent plus loin dans leur échange (min. 21:00) : Fanon était un colon à son arrivée en Algérie, tant pour les Français, qui le rejetaient à cause de la couleur de sa peau, que pour les Algériens « qui ne sont pas forcément fans de lui quand il arrive dans leur pays ». La couleur de la peau est à l’origine d’une forme de racisme symétrique que le jeune psychiatre aurait subi à son arrivée en Algérie. Nul besoin de se référer au concept de ligne de couleur pour comprendre qu’il s’agit là de propos extrêmement déplacés, visant à faire de Fanon un héros aux traits épiques, luttant contre le monde raciste des Arabes et des Blancs qu’était, aux yeux du réalisateur, l’Algérie française. Il suffit de lire ses textes, ne serait-ce que les premières lignes des Damnés, pour mettre en évidence la mauvaise foi de ces propos, destinées davantage à alimenter le confusionnisme, qu’à éclairer le profil réel de Frantz Fanon et son rapport aux populations indigènes en Algérie. Le regard chargé de « préjugés », « caricatural » que les Algériens auraient porté sur le jeune psychiatre à la peau noire ne trouve aucune confirmation factuelle dans les études historiques traitant du sujet. Au contraire, dans le contexte de la France impériale, et plus particulièrement de la guerre de décolonisation algérienne, le problème de la peau noire était incarné par les milliers de « tirailleurs sénégalais » déployés par le gouvernement de Paris afin de réprimer l’insurrection. Une contradiction que Fanon lui-même ne cesse d’analyser dans ses écrits et contre laquelle il lutte activement avec pour but la fin de l’emploi de ces jeunes hommes africains dans la torture et la répression des insurgés algériens. Dans le système interconnecté de l’empire français, les hiérarchies raciales se font et se défont au gré du contexte politique et des exigences de gestion des corps et des esprits des sujets indigènes. Le discours essentialisant sur la question raciale développé par Cohen et Barny au cours de leur dialogue ne sert qu’à masquer la brutalité du pouvoir colonial. Leur but : nuancer, ou mieux éteindre, l’analyse sur la violence absolue régissant la colonie, dont Fanon est pourtant le théoricien.

Il serait possible de poursuivre l’examen de l’interview de Barny sur les ondes de Radio J, mais il n’est pas nécessaire d’accabler davantage les lecteurs. Il suffit d’évoquer l’interruption qui a lieu vers la minute vingt, afin de laisser la place aux brèves de presse provenant d’Israél. La journaliste Eitanite Belaïche s’intéresse à ce que l’on appelle dans le jargon ultra-sioniste la « Judée et Samarie », c’est-à-dire la Cisjordanie. Candidement, sont repris les propos du Ministre de finances d’extrême droite Smotrich, qui réitère son opposition à ce que l’Autorité nationale palestinienne « reprenne le contrôle de ce territoire » – la Palestine, selon le droit international. Puis, toujours sur le même ton décomplexé, vient l’annonce de Smotrich selon laquelle, en 2024, « le record de démolitions de constructions arabes en Judée et Samarie a été battu ». La conversation entre Cohen et Barny reprend ensuite, comme si de rien n’était, se penchant sur « l’humanisme » de Fanon.

Entendre le nom de l’un des plus grands révolutionnaires antiracistes que l’histoire n’ait jamais connu, prononcé depuis le plateau d’une radio qui accueille régulièrement des officiers supérieurs de l’armée israélienne en train de commettre un génocide colonial donne des frissons. Fanon ne s’est pas occupé de Palestine durant sa courte vie. Nous ne savons pas ce que l’avenir lui aurait réservé. Cependant, un fait est établi : l’engagement de sa compagne Josie en faveur du peuple palestinien, jusqu’à sa mort en 1989. Présentée par Barny comme une simple assistante habituée à taper les mots dictés par son mari, Josie Fanon a au contraire joué un rôle de premier plan dans la maturation politique et dans le processus éditorial des textes du mari, Frantz, militant à part entière dans les rangs du FLN. Après la mort de Fanon, elle restera en Algérie, continuant à travailler à la rédaction du Moudjahid – l’organe du Front – et collaborant avec la revue panafricaniste « Révolution africaine ». En 1967, c’est Josie qui téléphone d’urgence à François Maspero pour lui demander de retirer la préface de Sartre des futures éditions des Damnés. Le philosophe venait de signer une pétition en faveur du droit d’Israël à se défendre, dans le cadre de la guerre de Six jours8.

A l’heure de l’appropriation néocolonialiste de la figure de Fanon, il est nécessaire d’élever la voix et de défendre sa mémoire et son héritage révolutionnaire commun de toute tentative de récupération. Le film de Jean-Claude Barny en est un exemple marquant.

Nicola Lamri


Notes :
1 David Macey, Frantz Fanon, une vie, Paris, La Découverte, 2013, p. 243.
2 F. Fanon, Les damnés de la Terre, Paris, Maspero, 1970, p. 189-94.
3 Simone De Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, vol. II, p. 432.
4 D. Macey, Frantz Fanon, cit., p. 415.
5 La photo en question est disponible ici : Philippe Triay, « Frantz Fanon (20 juillet 1925 – 06 décembre 1961) : un parcours exceptionnel en huit photos », FranceInfo, 6 décembre 2021, https://la1ere.francetvinfo.fr/frantz-fanon-20-juillet-1925-06-decembre-1961-un-parcours-exceptionnel-en-huit-photos-1171165.html.
6 Une photo de l’enterrement est disponible ici : « Les funérailles de Fanon : une opération risquée », FranceAntilles-Martinique, 6 décembre 2021, https://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/culture/les-funerailles-de-fanon-une-operation-risquee-186632.php.
7 « Fanon »: le biopic sur la figure de l’anticolonialisme est peu diffusé dans les cinémas mais agite les réseaux, RadioFrance, 8 avril 2025, https://www.radiofrance.fr/mouv/podcasts/quinze/fanon-le-biopic-sur-la-figure-de-l-anticolonialisme-est-peu-diffuse-dans-les-cinemas-mais-agite-les-reseaux-1836300.
8 Jessica Breakey, “Josie Fanon and her fidelity to Palestinian liberation”, Verso Blog, 28 mars 2024, https://www.versobooks.com/blogs/news/josie-fanon-and-her-fidelity-to-palestinian-liberation?srsltid=AfmBOoqJN_QhJSjZyITtoKD8kM-KUGxrv6drv5kJqDhXfq1b4nDh4hDa.

Jonas Pardo est un bouffon.

Certains le savent : j’aime bien saisir les opportunités que m’offrent mes ennemis pour faire de la pédagogie. Jonas Pardo (de Golem que je ne présente plus à Médiapart), et que tous les médias de la gauche collaborationniste s’arrachent, vient de commettre l’exégèse d’un petit post sans prétention que j’ai publié il y a quelques jours. Je saluais en effet un exercice journalistique auquel on est peu habitué. Celui de Judith Bernard, interviewant Daniel Schneidermann sur certains angles morts de sa « neutralité » journalistique qui comme chacun sait n’existe pas car ne pas choisir, c’est encore choisir :

« Remarquable Judith Bernard! Vraiment.

Il en ressort ce que j’ai toujours pensé de Schneidermann : c’est un fuyard (que ce soit par rapport à son identité ou par rapport à sa fausse neutralité journalistique qui n’est qu’une forme d’irresponsabilité politique). Profitez pendant que le site est encore en accès libre. »

De ce post assez anodin, Pardo nous offre une interprétation qui ne s’embarrasse d’aucune contrainte morale[1].

D’abord le titre. J’imagine qu’il se sent puissant à chaque fois qu’il accuse un adversaire d’antisémitisme. J’imagine même qu’il pense à chaque fois donner l’estocade. Ça peut marcher chez les fragiles, mais sur moi ça glisse. Et pour le dire plus clairement, je m’en tape. J’ai déjà eu l’occasion de le dire : seul un ange plein de vertus est autorisé à suspecter ma probité morale. Sûrement pas un sioniste honteux. Pardo qui m’accuse d’antisémitisme, c’est comme Roussel qui accuserait Mélenchon de trahir la lutte de classe. Aucun crédit.

Bon, le reste, c’est pour le plaisir, tellement c’est facile. Je réponds point par point, mais dans un style nonchalant, parce que ma plus belle plume je la réserve aux ennemis de qualité.

Donc dans l’ordre :

1/ « Elle nous avait déjà fait part de son dégoût pour les enfants juifs à kippa, la candidate miss France dont le père est israélien, les sionistes qui se revendiquent sionistes, et les juifs de gauche quelle appelle les « sionistes de gauche » parce quils osent dire quil y a un problème dantisémitisme à la France Insoumise. Puisquil restait ensuite peu de Juifs respectables à ses yeux, elle sen est pris au seul type de lUJFP qui voyait bien quil y avait une ressemblance entre les affiches nazies et le visuel dHanouna appelant à la marche contre le racisme. Aujourdhui, Bouteldja sen prend à Schneidermann quelle traite de « fuyard par rapport à son identité ». La lâcheté et la trahison juive, un classique de lantijudaïsme. »

Dans ce premier tas, il y a une seule vérité : mon dégoût pour les sionistes qui se revendiquent sionistes bien que le mot « dégoût » soit de trop car « dégoût » c’est déjà trop sentimental. Je pense en effet que les sionistes ont le droit d’être sionistes, mais ce que j’attends d’eux c’est qu’ils en assument les conséquences dont le génocide en cours est l’un des aspects monstrueux. Qu’ils cessent de se défiler face à leurs responsabilités morales ce que Pardo fait en se déclarant a-sioniste (genre !). Il aurait pu ajouter « mon dégoût » pour les socialistes, les macronistes, les fascistes…Ceux à qui je m’oppose politiquement. Je ne vois vraiment pas où est le problème. Mais c’est justement parce qu’il n’y a pas de problème, qu’il ajoute mon « dégoût pour les juifs de gauche » que j’appellerais « sionistes de gauche ». Ben non. J’appelle « sionistes de gauche » les sionistes de gauche. C’est tout. Ils peuvent être juifs comme non juifs. Il y a même des indigènes dans le tas. Bien sûr, aucune démonstration ne vient soutenir cette accusation grave, mais il s’en fout. Et ce ne sont pas les médias qui l’invitent qui vont lui demander des comptes sur sa malhonnêteté à mon égard vu qu’ils font pareil.

« Parce qu’ils oseraient dire qu’il y a un antisémitisme à gauche », ajoute-t-il. Le mot « oser » est de trop car personne ne prend de risques à proférer cette accusation tant l’opinion qui y adhère est large pour de bonnes comme de mauvaises raisons. Moi-même par exemple, suis de ceux qui pensent qu’il y a un antisémitisme à gauche. Et on n’a pas attendu le basculement « islamo-gauchiste » de la FI pour faire ce constat. Il suffit de remonter aux premiers écrits du PIR sur le racisme structurel du champ politique blanc dont la gauche fait partie pour savoir que pour l’antiracisme politique, c’est juste la base. Sauf qu’il y a deux manières de critiquer cette gauche : d’un point de vue décolonial (c’est notre cas) et du point de vue contre-révolutionnaire (c’est le cas de Pardo et de CNews). En effet, on peut reprocher à la gauche blanche en général sa collaboration de race avec le bloc au pouvoir (L’Etat racial intégral, toussa, toussa), son paternalisme antiraciste et son philosémitisme qu’il faut comprendre à l’aune de ce pacte racial (ce que nous faisons) mais on ne peut pas lui reprocher, et en particulier à la gauche de rupture, d’avoir un programme et des intentions antisémites.

Venons-en à Schneidermann, dont j’ai dit qu’il était un fuyard du « point de vue de son identité ». Je persiste et signe. J’ai écrit dans « Les blancs, les juifs et nous » ce passage où je m’adresse aux juifs, souvent tronqué pour lui faire dire ce que je ne disais pas :

« Cest vrai, vous m’êtes très familiers. Non pas tellement pour notre appartenance commune aux « gens du Livre », ou encore parce que nous aurions un ancêtre commun, le prophète Abraham. Cette généalogie me parle mais pas de façon politique. Ce qui fait de vous de véritables « cousins », cest votre rapport aux Blancs. Votre condition à lintérieur des frontières géopolitiques de lOccident. Quand je vous observe, je nous vois. Vos contours existentiels sont tracés. Comme nous, vous êtes endigués. On ne reconnaît pas un Juif parce quil se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. Comme nous. »

Je ne connais pas Schneidermann personnellement. On pourrait donc me rétorquer que je ne peux pas me permettre un tel préjugé sur sa personne et qu’il a le droit de refuser d’être réduit à son identité de juif. Sauf que je n’ai pas besoin de connaître tous les musulmans, noirs, rroms et juifs de France pour avoir un avis sur notre condition commune au coeur d’une société structurellement raciste. Pour ma part, tant que le racisme n’aura pas été aboli, je suspecterai tout non-blanc non-décolonial (car la juste mesure qu’il faut avoir concernant son identité non-blanche au coeur de la modernité occidentale, c’est la boussole décoloniale qui nous la donne) d’errer entre ces différents pôles de la raison raciste : l’assimilation, la haine de soi, la fuite ou au contraire l’ultra affirmation, l’obsession de l’authenticité identitaire. Bien sûr que je comprends la volonté de rejeter l’assignation à être juif ou à n’être que juif. Mais dans une société raciste qui t’oblige à t’assimiler à ses conditions, la résistance c’est de s’affirmer. C’est à dire ne pas fuir l’identité (réelle ou pas) à laquelle tu es assigné mais l’affronter. L’exemple de Charlie Chaplin, à ce titre, est remarquable. Il était accusé d’être juif alors qu’il ne l’était pas. Mais, et je le kiffe pour ça, il refusait de nier qu’il l’était car le nier c’était valider l’idée que l’être était un problème. Et que dire d’Elya Ehrenbourg qui disait « je resterai juif jusqu’au dernier antisémite ». Superbe ! By the way, c’était là le sens ultime de ce passage du petit livre rouge[2] qui a fait couler tant d’encre : « J’appartiens à ma race, à ma famille, à l’Algérie… ». J’aurais pu ajouter : jusqu’au dernier islamophobe.

2/ « Lantiracisme politique semble avoir vécu une révolution, non pas au sens dun bouleversement profond des sociétés, mais dun tour sur lui-même. Dune nécessité de politisation de lantiracisme – la vision du racisme comme un rapport social générateur davantages au profit de la majorité « blanche » et au désavantage des populations « non blanches » – il est devenu une morale dogmatique voire complotiste. Judith Bernard, que Bouteldja trouve vraiment remarquable”, prétend quon « peut se sentir plus ou moins blanc » (https://x.com/jeraeve/status/1813879267911991462) dans l’émission Paroles dHonneur. Pour Bernard, le racisme nest pas un rapport social doppression, il est un sentiment. Cest en substance ce que disait Bouteldja dans Les juifs, les blancs et nous, une version gauchiste du choc des civilisations ; si vous soutenez la Palestine, alors vous êtes un indigène. Bouteldja a réadapté la proposition dAlain Soral quil tenait lui-même des colons algériens ; il ne sagit plus de lalliance des chrétiens, mais des beaufs, avec les musulmans, les barbares, contre les Juifs, cest-à-dire les sionistes. »

Ce passage est savoureux. Déjà pour son hommage implicite au militantisme décolonial. L’antiracisme politique comme « nécessité de politisation de l’antiracisme » est un bel aveu. Cela dit plusieurs choses : premièrement, nous avons gagné du point de vue des idées. Deuxièmement, Pardo aimerait en être mais le ticket d’entrée est trop coûteux pour le sioniste honteux qu’il est. En effet, on ne peut pas appartenir au camp de l’émancipation et participer activement à la reproduction du champ politique blanc, le sionisme en étant l’une des composantes. Pardo est donc obligé d’entacher l’antiracisme politique pour justifier de ne pas en être. Mais oui, pensez donc, « il est devenu une morale dogmatique, voire complotiste ». Pour preuve : Judith Bernard qui nie le caractère structurel de l’oppression et Bouteldja qui fait du Soral. Concernant Judith et du haut de mon « Master en décolonialité » (que je m’auto-attribue), j’avoue avoir beaucoup apprécié le moment où elle s’est dite moins blanche que Sophia Aram. Pourquoi ? Parce que Judith Bernard, c’est un parcours. J’estime qu’en tant que blanche investie dans l’antiracisme politique et l’antiimpérialisme, elle a suffisamment fait ses preuves pour se permettre de remettre Aram à sa place. Il n’y a rien de plus minable que de juger quelqu’un sans prendre en compte son background, c’est à dire en l’occurrence son passage de blanche innocente à blanche consciente.  De plus, je l’ai déjà dit : je n’aime pas les blancs fragiles. Quand un blanc ou une blanche cesse de faire le canard devant les indigènes (en sacralisant la parole des « premiers concernés » ou en étant intimidé par eux alors qu’ils peuvent dire ou faire de la merde), c’est là que je commence personnellement à le prendre au sérieux. (Blanche Gardin si tu nous entends ?) En effet, toujours du haut de mon master, il convient de faire la différence entre blanchité objective et blanchité subjective. Judith Bernard est une militante et se réclame du matérialisme historique et de la théorie décoloniale. Elle sait très bien qu’elle est blanche du point de vue des structures et de son milieu qui la font et blanche et bourgeoise. Non seulement elle ne le nie pas mais c’est à partir de cette position qu’elle s’est permise de dire qu’elle était moins blanche que Sophia Aram, car là elle parle de blanchité subjective. Celle à laquelle tu es libre d’adhérer ou pas. De ce point de vue, une Sophia Aram, une Rachida Dati, un Barak Obama ou un éventuel futur pape noir qui ferait le jeu de l’Occident sont tous des blancs volontaires. Et oui, Judith qui s’inscrit dans un combat anti-impérialiste, antiraciste et antisioniste est politiquement moins blanche que Sophia Aram, l’indigène républicaine ou Pardo, le sioniste, en vertu de leurs orientations politiques respectives.

Pour ce qui concerne ce passage :

« Cest en substance ce que disait Bouteldja dans Les juifs, les blancs et nous, une version gauchiste du choc des civilisations ; si vous. soutenez la Palestine, alors vous êtes un indigène. Bouteldja a réadapté la proposition dAlain Soral quil tenait lui-même des colons algériens ; il ne sagit plus de lalliance des chrétiens, mais des beaufs, avec les musulmans, les barbares, contre les Juifs, cest-à-dire les sionistes »

Je trouve que le côté gloubi-boulguesque du propos est tellement évident que les lecteurs seront assez compatissants pour comprendre que je ne peux pas faire de miracles. Pour risquer une réponse, il faut déjà comprendre. Là je m’avoue vaincue.

3/ « Tout comme Soral et son accusation « dauto-sémitisme », Bouteldja rit des accusations dantisémitisme. Elle les provoque dailleurs. Sinon, elle naurait pas écrit « Je suis Mohamed Merah » au lendemain de la tuerie de trois enfants et dun papa juif. Elle naurait pas appelé Dieudonné « mon frère » (la question de la racisation est alternativement une une question de positionnement politique ou une question de condition, enfin c’est surtout une question démagogique) »

Bon, là j’ai la flemme. Mais concernant Merah, je donne des pistes sous forme de teasing pour susciter la curiosité (j’ai quelques rudiments de marketing, t’as vu ?).

J’ai effectivement écrit un article sur Mohamed Merah, avec dans l’ordre d’apparition trois citations :

1/ « Mohamed Merah et moi »

2/ « Mohamed Merah c’est moi »

3/ « Mohamed Merah, c’est pas moi ».

Et ce, dans le même texte d’où est tiré le morceau que Pardo choisit au détriment des deux autres.

S’offrent donc à moi deux hypothèses :

1/ Pardo ne lit pas le début et la fin des textes. Il ne lit que le milieu. Comme je suis compréhensive et bienveillante, je reconnais que matériellement c’est possible. Aucune loi physique n’interdit de ne lire par exemple que le milieu du « Crime de l’Orient Express ». Tu ne sauras jamais qui sont les différents personnages du roman (qui sont présentés au début) ni qui a commis le crime (puisqu’il est révélé à la fin) mais je reconnais que c’est un droit absolu et que rien, du point de vue de la loi, ne s’y oppose.

2/ Pardo est un fumiste.

Mais comme je ne veux influencer personne, je laisse à ces deux hypothèses leur droit d’exister à égalité.

Ai-je appelé Dieudonné « mon frère » ? Je crois plutôt que j’ai dit qu’il était un « frère de condition ». Comme Pardo le sait, il anticipe et écrit : « la question de la racialisation est alternativement une question de positionnement politique ou une question de condition ». Là, je renvoie à la jurisprudence Judith Bernard. Mais ce qu’ignore Pardo, c’est que je suis même capable de dire et d’assumer que Pardo est lui-même mon frère de condition, vu qu’en France, c’est un non-blanc, mais je ne veux pas qu’on m’accuse d’avoir provoqué chez lui une crise d’apoplexie. Surtout que moi-même j’ai éprouvé une certaine douleur à l’écrire.

4/ « Son argumentaire anti-antisémite se résume à deux éléments : le déni tautologique (je ne suis pas antisémite car je suis contre lantisémitisme), qui constitue lessentiel de sa partie rédigée dans son dernier livre, et le fait quelle connaît des Juifs. Richard Wagner également se vantait davoir « un bon ami juif ». »

C’est là que je saisis l’opportunité d’utiliser l’expression « dissonance cognitive » que je rêve de placer depuis longtemps pour briller vu que je l’entends souvent sortir de bouches intelligentes. J’ai beau me relire, je ne vois pas, mais alors pas du tout, où il a pu lire dans « Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations » que j’écrivais « Je ne suis pas antisémite car je suis contre l’antisémitisme » pour la simple et bonne raison que je dis presque le contraire. La preuve, page 146 :

« Je veux prendre Dieu et ses créatures à témoin et le dire sans pudeur : Je pense être la personne la moins antisémite de France. »

C’est tout de même une nuance de taille. Ah mais j’oubliais ! J’ai écrit ce passage au tout début et lui ne commence la lecture qu’au milieu. Ce n’est donc pas de la « dissonance cognitive ». Shit !

5/ « Mais ce deuxième « argument » s’érode ; il est notable de constater que le nombre de juifs qui trouvent grâce à ses yeux samenuise. Il ne reste guère plus que ceux qui sassument comme « feuj de service » (voir la conférence de Maxime Benatouil à ce propos ici : https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=M9tdZR3eW1E vers [37:30]). Nous agissons contre lantisémitisme avec le principe Ahavat Israel (cela veut dire lamour du peuple juif et de lhumanité, je le précise pour les Tsatziki marseillais qui découvraient que dans le kadish, prière araméenne, il y avait le mot Israël…) mais nos engagements syndicalistes nous rappellent que nous devons nous méfier des jaunes. »

Je ne vois pas ce qui lui permet de dire que « le nombre de juifs qui trouvent grâce à mes yeux s’amenuise ». Quelles sont les preuves ? Ce que je sais de manière tangible c’est que le compte X de Tsedek a 22 500 abonnés contre 7 900 pour Golem et 9800 pour les JJR, tandis que l’UEJF, vielle de plus de 80 ans, n’en a que 20 900. Pour ce qui est d’Instagram, Tsedek c’est 62 800 abonnés contre 14 200 pour Golem et 14 000 pour les JJR. Ce que je sais c’est que Tsedek ne cesse de grandir et que l’UJFP jouit d’une grande considération dans la gauche de gauche. Au contraire, l’expression antisioniste de la communauté juive de France a permis à de très nombreux jeunes juifs de trouver un espace qui les politise sans le moindre renoncement à leur histoire et à leur identité. Par ailleurs, mais ça je le dis aussi pour le plaisir, mes agents qui sont infiltrés dans le monde de l’édition me disent que notre livre sur l’antisémitisme se vend à ce jour à presque 7000 exemplaires et que celui de Pardo à 1600. Si j’ajoute à ça, le fait que lui est invité partout jusque dans les réseaux institutionnels, qu’il a eu pas mal de papiers dans la presse nationale, nous, avec le nôtre (contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations), n’avons reçu aucun soutien de la presse (sauf le Média, Hors-Série et l’extraordinaire PDH). Alors bon…

Ma conclusion c’est que Pardo est un bouffon. Mais ça ne suffit pas à le caractériser car au fond c’est d’abord un militant politique qui défend un camp. Celui du sionisme tout en se battant pour garder l’aura d’un militant de gauche. A ce jeu, il est perdant. On peut être sioniste et appartenir à la gauche (les gauches occidentales ayant souvent été colonialistes) mais il convient de caractériser cette gauche : elle est blanche. Pardo appartient bien à la gauche blanche. Mais comme je le disais plus haut et toujours du haut de mon master décolonial, la gauche blanche qui soutient le sionisme reproduit l’antisémitisme en en acceptant ses postulats racistes : à savoir que les juifs ne sont chez eux qu’en Israël et en assimilant tous les juifs à cet Etat colonial. Par conséquent, si Pardo est un bouffon c’est le moindre de ses défauts car il est surtout, et à son niveau, un reproducteur de l’antisémitisme.

Antisémite ? C’est çui qui dit qui y’est!


[1] L’antiracisme tronqué de Bouteldja est un antisémitisme ordinaire

Elle nous avait déjà fait part de son dégoût pour les enfants juifs à kippa, la candidate miss France dont le père est israélien, les sionistes qui se revendiquent sionistes, et les juifs de gauche qu’elle appelle les « sionistes de gauche » parce qu’ils osent dire qu’il y a un problème d’antisémitisme à la France Insoumise. Puisqu’il restait ensuite peu de Juifs respectables à ses yeux, elle s’en est pris au seul type de l’UJFP qui voyait bien qu’il y avait une ressemblance entre les affiches nazies et le visuel d’Hanouna appelant à la marche contre le racisme. Aujourd’hui, Bouteldja s’en prend à Schneidermann qu’elle traite de « fuyard par rapport à son identité ». La lâcheté et la trahison juive, un classique de l’antijudaïsme. 

L’antiracisme politique semble avoir vécu une révolution, non pas au sens d’un bouleversement profond des sociétés, mais d’un tour sur lui-même. D’une nécessité de politisation de l’antiracisme – la vision du racisme comme un rapport social générateur d’avantages au profit de la majorité « blanche » et au désavantage des populations « non blanches » – il est devenu une morale dogmatique voire complotiste. Judith Bernard, que Bouteldja trouve “vraiment remarquable”, prétend qu’on « peut se sentir plus ou moins blanc » (https://x.com/jeraeve/status/1813879267911991462) dans l’émission Paroles d’Honneur. Pour Bernard, le racisme n’est pas un rapport social d’oppression, il est un sentiment. C’est en substance ce que disait Bouteldja dans Les juifs, les blancs et nous, une version gauchiste du choc des civilisations ; si vous. soutenez la Palestine, alors vous êtes un indigène. Bouteldja a réadapté la proposition d’Alain Soral qu’il tenait lui-même des colons algériens ; il ne s’agit plus de l’alliance des chrétiens, mais des beaufs, avec les musulmans, les barbares, contre les Juifs, c’est-à-dire les sionistes 

Tout comme Soral et son accusation « d’auto-sémitisme », Bouteldja rit des accusations d’antisémitisme. Elle les provoque d’ailleurs. Sinon, elle n’aurait pas écrit « Je suis Mohamed Merah » au lendemain de la tuerie de trois enfants et d’un papa juif. Elle n’aurait pas appelé Dieudonné « mon frère » (la question de la racisation est alternativement une unequestion de positionnement politique ou une question de condition, enfin c’est surtout une question démagogique), elle ne citerait pas des nazis positivement qu’elle opposerait à des penseurs Juifs dans des textes à la gloire du drapeau et l’hymne français. Son argumentaire anti-antisémite se résume à deux éléments : le déni tautologique (je ne suis pas antisémite car je suis contre l’antisémitisme), qui constitue l’essentiel de sa partie rédigée dans son dernier livre, et le fait qu’elle connaît des Juifs. Richard Wagner également se vantait d’avoir « un bon ami juif ». Mais ce deuxième « argument » s’érode ; il est notable de constater que le nombre de juifs qui trouvent grâce à ses yeux s’amenuise. Il ne reste guère plus que ceux qui s’assument comme « feuj de service » (voir la conférence de Maxime Benatouil à ce propos ici : https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=M9tdZR3eW1E vers [37:30]). Nous agissons contre l’antisémitisme avec le principe Ahavat Israel (cela veut dire l’amour du peuple juif et de l’humanité, je le précise pour les Tsatziki marseillais qui découvraient que dans le kadish, prière araméenne, il y avait le mot Israël…) mais nos engagements syndicalistes nous rappellent que nous devons nous méfier des jaunes.

[2] Les Blancs ; les Juifs et nous, chapitre « Nous, les femmes indigènes »

Houria Bouteldja (Membre du QG décolonial)

Rouge profond : Communisme noir et luttes populaires en Alabama

À propos de : Robin D. G. Kelley, Hammer and Hoe: Alabama Communists during the Great Depression (University of North Carolina Press, 1990), et Mary Stanton, Red, Black, White: The Alabama Communist Party, 1930–1950 (University of Georgia Press, 1997).

Dans Hammer and Hoe: Alabama Communists during the Great Depression (1990), Robin D. G. Kelley dresse un tableau saisissant d’une histoire à la fois souterraine et résolument populaire : celle du communisme noir en Alabama, durant les années 1930. Ce faisant, il ne se contente pas de combler une lacune historiographique. Il redéfinit la manière d’écrire l’histoire des radicalités : à rebours d’une tradition centrée sur les débats doctrinaux, les institutions ou les grandes figures, Kelley s’intéresse aux « petits » militants, aux formes locales de politisation, à l’hybridation des cultures politiques, et à la manière dont le communisme s’est enraciné dans les structures sociales et symboliques des opprimés du Sud profond. C’est aussi une contribution majeure à l’histoire des subjectivités politiques, dans la lignée des travaux d’E.P. Thompson, Sheila Rowbotham ou encore d’Avery Gordon, auxquels Kelley emprunte une attention aiguë aux formes de conscience, aux rêves, aux silences, aux temporalités dissonantes.

Dans une préface programmatique, l’auteur revendique une histoire sociale de la politique (p. xii) — formule empruntée à Victoria de Grazia — qui met l’accent sur les pratiques, les subjectivités, les médiations culturelles. Le Parti communiste n’y est pas une entité monolithique dictée par Moscou, mais un espace conflictuel, où se croisent race, genre, religion, histoire locale, mémoire de l’esclavage, traditions ouvrières et aspirations messianiques. Kelley insiste sur la pluralité des modes d’entrée en militantisme : « Ceux qui se sont réunis sous la bannière rouge ne partageaient pas tous la même vision de l’opposition radicale, ni les mêmes motivations » (p. xii). Il s’attarde notamment sur la centralité des pratiques clandestines, des rituels collectifs (chants, prières, lectures publiques), qui constituent une forme d’auto-éducation politique, un contre-espace au monde ségrégué. Il faut lire cette démarche comme une réponse à une historiographie trop souvent centrée sur les élites ou les organisations nationales.

L’une des grandes forces de l’ouvrage est ainsi de restituer le communisme comme une culture de l’opposition, selon une définition élargie de la politique. Le chapitre 5, « Les Noirs ne sont pas noirs — mais rouges ! », montre comment les idiomes marxistes furent retraduits en langage religieux ou communautaire, comment les sermons se teintaient de discours de classe, comment la Bible elle-même pouvait devenir un outil de radicalisation. Kelley cite ici Mikhaïl Bakhtine, pour défendre une conception dynamique et conflictuelle de la culture : « capable de mourir et de renaître, de se transcender, c’est-à-dire de dépasser ses propres frontières » (p. xii). Mais l’influence de Gramsci est également palpable : dans sa manière de penser l’articulation entre hégémonie et contre-culture, entre culture populaire et élaboration intellectuelle, Kelley propose une lecture subtile du marxisme comme praxis située.

La notion de « malleabilité culturelle » est centrale dans l’analyse kellyenne. Le communisme noir du Sud n’est pas un import, mais une réélaboration locale — une reformulation vernaculaire du marxisme. Il ne s’agit pas de nier l’influence de l’Internationale communiste, mais de réinscrire les militants dans leurs contextes sociaux : ainsi ce métayer décrit dans la préface, qui conjugue lectures bibliques et lectures de Staline. Cette tension entre internationalisme et enracinement local innerve tout le livre. Elle donne lieu à une cartographie précise des lieux de lutte (Birmingham, Bessemer, Montgomery, la Black Belt rurale) et des formes d’organisation (Trade Union Unity League, Sharecroppers’ Union, International Labor Defense). Ces structures ne sont pas analysées de manière technicienne, mais comme des lieux de formation, de conflictualité, de transmission intergénérationnelle.

L’autre originalité de l’ouvrage est son attention constante aux femmes, en particulier aux femmes noires. Kelley reprend ici les apports du féminisme afro-américain, notamment ceux d’Elsa Barkley Brown et Jacquelyn Dowd Hall, pour montrer comment le genre structure les expériences militantes. La monoparentalité, la précarité, les violences domestiques apparaissent comme des vecteurs d’engagement. « Leurs efforts pour surmonter les limites imposées par leur genre ont souvent été plus décisifs dans leur radicalisation que la race ou la classe » (p. xiii). Le travail de mémoire, la transmission familiale, les formes orales de récit sont aussi mis en lumière comme matrices de radicalisation. Kelley rejoint ici les analyses de Tera Hunter sur le travail invisible des femmes, ou encore celles de Stephanie Camp sur les géographies alternatives de la liberté.

L’analyse du Parti ne se limite donc pas à ses moments de grandeur. Loin d’idéaliser son objet, Kelley examine aussi les scissions, les replis, les contradictions internes, les difficultés d’articulation entre luttes de race et luttes de classe. Mais il refuse également de parler d’échec. La durée courte du communisme en Alabama ne doit pas masquer son héritage : « les différentes structures parallèles du Parti ont servi de véhicules à l’opposition ouvrière noire sur une multitude de plans » (p. xiii). Il plaide ainsi pour une autre conception de l’efficacité politique : non pas dans la prise du pouvoir, mais dans la transformation des subjectivités, des imaginaires, des solidarités locales.

Ce bilan est prolongé et déplacé par Mary Stanton dans Red, Black, White: The Alabama Communist Party, 1930–1950 (1997). Si Kelley se concentre sur la décennie 1930, Stanton étend l’analyse aux années 1940, et adopte une perspective plus institutionnelle. Elle examine les réseaux d’alliances, les liens avec le syndicalisme (notamment le CIO), les effets de la guerre froide, la permanence de la surveillance étatique et la déportation des militants vers les marges. Son approche plus descriptive et chronologique met au jour l’érosion progressive des forces communistes, sans pour autant les déconsidérer : au contraire, elle insiste sur la pugnacité des militants face à la répression. Elle met aussi en valeur la continuité de certains engagements, au-delà même du cadre partisan, dans les premières formes de lutte pour les droits civiques. Mais le regard de Stanton, plus distant, moins nourri de théorie critique, reste à certains égards en deçà de l’ambition herméneutique de Kelley.

On ne saurait toutefois opposer ces deux ouvrages : ils se complètent. L’un (Kelley) restitue l’épaisseur culturelle et existentielle des engagements. L’autre (Stanton) documente avec minutie les réseaux, les contextes, les effets de conjoncture. Ensemble, ils permettent de penser ce que pourrait être une histoire politique radicale : érudite, incarnée, critique, attentive aux marges et à la voix des vaincus. Ils nous rappellent que, même sans victoire, les luttes ont une histoire, et que cette histoire mérite d’être pensée avec toute la rigueur méthodologique et la générosité intellectuelle dont ces deux ouvrages témoignent.

Selim Nadi (membre du QG Décolonial)

Réponse à une tribune du Monde : Pour que la lutte contre l’antisémitisme ne serve plus de prétexte à la répression de ceux qui dénoncent le génocide palestinien

Le texte ci-dessous a été rédigé en réponse à la tribune de plusieurs responsables politiques, publiée dans le journal le Monde le 21 mars 2025 intitulé « Pour que l’antisionisme ne serve plus de prétexte à l’antisémitisme ! ».
Signé par 1700 élus, militants, responsables, comédiens, réalisateurs, écrivains, universitaires, nous avons demandé au journal Le Monde de le publier au titre du droit de réponse. La direction du journal Le Monde a refusé à deux reprises, invoquant le manque de place.

Nous, militants de la cause palestinienne, avons été choqués par la tribune, publiée par Le Monde, d’un collectif regroupant essentiellement des responsables politiques qui cherchent depuis le début à invisibiliser le génocide palestinien.

Cette tribune demande la pénalisation de l’antisionisme par l’inscription de celui-ci comme délit pénal par voie législative.
Ce texte est une nouvelle falsification grossière de la vérité historique, que nous entendons démontrer.
De quoi le sionisme est-il le nom ?
On lit dans cette tribune : « Le sionisme, c’est un idéal d’émancipation, un ancrage durable, un barrage à la haine, un rempart à l’extermination. ».

Après un an et demi de bombardements, 50 000 morts dont plus de 15 600 enfants, des milliers de blessés, d’amputés, de torturés, d’orphelins et 70 % du territoire dévasté, nous estimons qu’il est logique d’en douter. Le sionisme, c’est à la fois la division territoriale de la Palestine sur des bases ethniques et l’extension sans fin de frontières jamais définies. L’entité qui porte ce projet n’est en rien représentative d’un peuple, mais au contraire, reflète les intérêts économiques et militaires de pays étrangers à la région, à commencer par les Etats-Unis. Nous assistons actuellement à l’aboutissement d’un projet d’expansion militaire et coloniale fondé sur la destruction de tout un peuple.
Cette tragédie n’a pas commencé le 7 octobre, mais il y a un siècle avec le nettoyage ethnique méthodique de la Palestine, combinant des phases d’agression miliaire de haute intensité et des phases d’oppression impitoyable basée sur un régime d’apartheid et d’enfermement généralisé des Palestiniens, d’assassinats, d’expulsion massive et de refus du retour des réfugiés.

Le droit international bafoué de façon continuelle par Israël
La première résolution bafouée par Israël est celle dont elle tire son existence même, la résolution 181 qui proposait un plan de partage avec un État israélien pour les juifs et un État arabe pour les Palestiniens. Ce plan de partage n’a jamais été respecté.
Selon le journal israélien Haaretz, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté depuis 1947 près de 1 500 résolutions. Entre 1968 et 2002, Israël a « violé 32 résolutions qui comportaient la condamnation ou les critiques à l’égard des politiques et des actions des gouvernements », se plaçant ainsi au premier rang des pays enfreignant les résolutions de l’ONU. Pour la seule année 2022, Israël a battu tous les records en faisant l’objet de 15 résolutions de l’ONU, pendant que la Russie faisait l’objet de 6 résolutions. 2022, c’est bien avant le 7 octobre 2023, et l’oppression, l’occupation, l’apartheid et le blocus de Gaza apparaissaient à la Communauté Internationale suffisamment insupportables pour interpeler 15 fois le gouvernement d’extrême-droite israélien, mais sans jamais le mettre au ban des nations. Certains d’entre nous pensent que la solution réside dans l’ONU, d’autres pensent le contraire, car ses positions sont à géométrie variable. Pourquoi l’ONU n’envoie-t-elle pas des casques bleus en Palestine comme force d’interposition ? Quels que soient les moyens, le massacre doit cesser tout de suite et définitivement, car le sionisme dévaste la terre de Palestine et bafoue le droit international.

En finir avec l’instrumentalisation de l’antisionisme
Tous les sionistes ne sont pas juifs et tous les juifs ne sont pas sionistes : une des ambitions de cette sombre tribune est d’essentialiser les juifs comme cibles de l’antisionisme. C’est un procédé malhonnête, dangereux et… antisémite.
Car, que cherchent les auteurs de cette tribune en assimilant les juifs du monde entier aux atrocités israéliennes, tout en indiquant qu’elles procèdent « d’un idéal d’émancipation » ? Quelle stratégie et quel cynisme animent des signataires n’ayant pour la plupart rien à voir avec le judaïsme et étant largement insérés dans les institutions ? De quel droit stigmatisent-ils les juifs français avec de tels propos ? Ces sionistes, quel que soit leur parti, sont des racistes prêts à mettre une cible dans le dos de tous ceux qui s’opposent à leur projet colonial.
Rien ne peut justifier l’actuel nettoyage ethnique : les Palestiniens ne sont pour rien dans l’antisémitisme des années 30 en Allemagne, en France, en Italie…
Un passage du texte pousse même le raisonnement à son absurdité totale : « On ne reproche plus aux juifs de vouloir contrôler le monde mais aux sionistes de vouloir contrôler les terres ».

Il ne faudrait donc pas critiquer le vol de terres et les dévastations des colons, car cela pourrait être comparé aux arguments ayant cours dans l’entre-deux-guerres ? Mais en quoi le Palestinien d’aujourd’hui est-il responsable des élucubrations de l’extrême-droite européenne des années 1930 ?
En grand nombre, des juifs du monde entier disent « pas en mon nom » et rappellent qu’on avait proclamé « plus jamais ça » après le génocide perpétré par les nazis.
Des millions de citoyens sont saisis d’horreur en voyant hommes, femmes et enfants massacrés par milliers en direct et sans que les dirigeants des pays européens en perdent le sourire, ni l’opportunité de vendre des armes.
Expliquer que l’émancipation d’un groupe ne peut passer que par un État religieux signifie donc qu’il serait impossible de combattre pour un Etat laïque, traitant les citoyens de la même manière quelle que soit la religion. Drôle de conception ! Pour nous, tous les citoyens doivent jouir des mêmes droits, indépendamment de la religion.

Répéter un mensonge n’en fait pas une vérité.
L’antisionisme n’est pas de l’antisémitisme… et ils le savent !
Notre empathie n’est pas dictée par les considérations des marchands d’armes américains. Nous sommes solidaires des juifs antiracistes, y compris israéliens, et clamons que le droit international doit être le cadre du règlement pacifique des conflits. Nous admirons tout autant une Rima Hassan qu’un Pierre Stambul ou un Rony Brauman. Nous nous intéressons trop à la justesse de l’émancipation pour prendre en compte les convictions religieuses ou philosophiques.

Nous en appelons à toutes celles et ceux, militants démocrates, défenseurs des droits de l’homme, descendants de la résistance, syndicalistes, journalistes honnêtes, politiques auxquels il reste une conscience, et à tous ceux qui refusent le chantage et regardent avec lucidité l’étendue des injustices faites aux Palestiniens depuis un siècle. La critique du sionisme est une liberté qui nuit à l’extrême-droite et à ses marchepieds.
On ne règle pas un problème politique en interdisant la liberté d’expression. Liberté qui est toujours celle de celui qui pense autrement.
En aucun cas, la moindre loi ne peut venir interdire à celleux qui dénoncent le génocide de donner leurs arguments, y compris dans leur combat contre le sionisme.

Signataires :

Falah Aboukhoudir, Médecin cardiologue

Vincent Acary, Chercheur

Houria Ackermann, Militante Antiraciste Antifasciste, Membre De L’ujfp, Militante Associative

Christian Adda, Médecin

Ariella Aïsha Azoulay, théoricienne de la photographie

Pascal Andre, Médecin infectiologue et urgentiste

Edwin Angless, Cineaste

Jean-Pierre Anselme, Journaliste

Lessana Arrigo, Chirurgien, auteur

Olivier Azam, Réalisateur-producteur-éditeur

Sebastien Barles, Adjoint au Maire de Marseille / les Écologistes

Mathieu Barthélemy, Chercheur en IA

Patrick Bastien, Docteur en médecine, Docteur es sciences, Professeur des Universités

Willy Beauvallet, Politiste

Jean-Serge Beltrando, Compositeur

Yazid Ben Hounet, Anthropologue

Amina Benchohra, Maitre de conférences

Christian Benedetti, Metteur en scène acteur directeur du théâtre-studio Alfortville

Madani Benhamou El Rahma, Réalisatrice/Écrivain

Simon Benhamou, Directeur de recherche scientifique

Jean-Luc Bennahmias, Député européen (2004-2014)

Judith Bernard, Metteuse en scène

Simone Bitton, Cinéaste

Philippe Blache, Directeur de Recherche au CNRS

Ramón Bordallo, maire de Loubaut

Catherine Boskowitz, Metteure en scène

Jean-Pierre Bouché, Chercheur retraité, auteur de trois livres sur la Palestine

Martine Boudet, Conseil scientifique d’Attac France

Dominique Boudou, Écrivain

Edith Boulanger, Maître de Conférences, rédactrice en chef de Planète Paix

Svadphaiphane Boulomsouk, Autrice-Réalisatrice, Artiste

Patrick Boumier, Dirigeant syndicaliste, astrophysicien, président du Cercle rationaliste Paris-Saclay

Liliane Bourgeois, Journaliste retraitée

Jacques-Marie Bourget, Journaliste

Francoise Bousquet, Professeur retraitée

Houria Bouteldja, QG décolonial

Françoise Bouvier, UJFP

Pierre-Henri Bredontiot, Médecin généraliste retraité après 45 ans d’exercice

Charlotte Brives, Anthropologue

Sarah Brochart, UJFP

Alain Brossat, Universitaire, Philosophe

Marie-Laure Cadart, Médecin et anhtropologue

Claude Calame, Historien, EHESS Paris

Marco Candore, Auteur, vidéaste

Michel Capron, Professeur des universités, économiste

Raphaël Carbonne, Docteur En Histoire

Florent Castagnino, Sociologue, Institut Mines-Télécom

Brigitte Challande, Collectif Gaza Urgence

Sylviane Chambellant, Maitre de conférences – retraité

Mohamed Chérif Ferjani, Professeur honoraire des universités

Pauline Chopin, Journaliste

Déborah Cohen, Historienne

Federico Colombo, Juriste

Françoise Corgier, Chercheuse

Pierre Cours-Salies, Sociologue Professeur émérite Univ. Paris 8.

Francoise Coux, Gynécologue

Emilio Dabed, Professeur de droit

Mawad Dalal, Journaliste

Gilbert Dalgalian, Linguiste, essayiste

Mireille Damiano, Avocate Syndicat des Avocats de France

Christian Dauriac, Journaliste

Laurence De Cock Historienne, Enseignante

Françoise de Turckheim, Médecin, Militante associative

Jacqueline Delafolie, CNRS retraitée

Christian Delarue, Président du CADTM France

Emilie Deleuze, Cinéaste Daphnée Denis, Journaliste

Valerie Depierre, Maire

Marie Depoorter, Comédienne Louise Deschamps, Journaliste

Samuel Dezelee Salem, Médecin

Philippe Diaz, Auteur, producteur, scénariste,

Sophie Djigo, Philosophe

Julien Dubois, Réalisateur

Annie Ernaux, Ecrivaine

Victor Escobar, Poète

Sylvain Excoffon, Universitaire, secrétaire général de FO ESR

Christian Eyschen, Secrétaire General De La Libre Pensee

Jules Falquet, Universitaire

Sonia Fayman, UJFP, sociologue

Pascal Ferrand, Directeur émérite au CNRS

Touriya Fili, Universitaire

Olivier Fillieule, Professeur de science politique (université de Lausanne) et directeur de recherche CNRS

Nicole Foulquier, Avocat

Kantarama Gahigiri, Réalisatrice

Blanche Gardin, Humoriste et comédienne

Jean Gardin, Maître de conférences en géographie

Georges Gastaud, Philosophe, fils de Résistant

Jean Gatel, Ancien ministre de l’économie sociale universitaire

Rabih Gebeile, Auteur-compositeur

Nadia Genet, Auteur – réalisateur

Alain Guiraudie, Cinéaste

Hervé Guyon, Maître de Conférences

Gerard Haddad, Psychanalyste Écrivain

Boutros Hallaq, Professeur émérite Sorbonne

Guillaume Hamon, Juriste territorial

Ryan Haq, Dessinateur

Pierre Josse, Journaliste

Benjamin Joyeux, Journaliste et conseiller régional d’AuRA

Liliane Kaczerginski Cordova, Cofondatrice d’Ijan, International Jewish Antizionist Network, conseillère d’éducation, retraitée

Nathanaël Kahn, Chanteur, membre de Tsedek!

Anasse Kazib, Cheminot, Porte-Parole De Révolution Permanente

Pierre Khalfa, économiste Fondation Copernic

Nacera Khan Aknak, CULTURE XXI

Kobayashi Kolin, Journaliste Indépendant

Ariane Labed, Actrice, réalisatrice

Jòrdi Labouysse, Historien, conférencier

Sophie Lacombe, Médecin retraité

Annie Lahmer, Conseillère Régionale Écologiste

Aurore Lalande, Réalisatrice

Adam Laloum, Musicien, militant Tsedek!

Mathilde Larrère, Historienne Marion Lary, Cinéaste

Stéphanie Latte Abdallah, Directrice de recherche au CNRS

Ivan Lavallée, Professeur d’Université

Christian Lavault, Ujfp, Professeur des universités

Olivier Le Cour Grandmaison, Universitaire

Thomas Le Michel, Réalisateur de films

Denis Lemercier, Maître de conférences retraité

Bruno Levallois, Inspecteur Général Honoraire De L’éducation Nationale

Laurent Levard, Agro-économiste

Dominique Lonchampt, Conseiller Régional Bourgogne Franche-Comté

Frédéric Lordon, Philosophe

Jean-Pierre Magaud, Docteur en médecine, Docteur es sciences, professeur des universités.

Jean Malifaud, Enseignant-chercheur, fondation Copernic

Audrey Marc, Professeur agrégé

Elsa Marcel, Avocate Au Barreau De Seine-Saint-Denis

Anne Marie Lallement, Réalisatrice et écrivaine

Ivan Marin, Mathématicien

Miguel Martinez, Maître de conférences

Mustapha Nadi, Professeur Université de Lorraine

Lobna Nassar, Avocat à la Cour

Dominique Natanson, Animateur du site Mémoire

Olivier Neveux, Universitaire

Christophe Oberlin, Professeur de médecine

Perrine Olff-Rastegar, Porte-Parole Du Collectif Judéo Arabe Et Citoyen Pour La Palestine

Valérie Osouf, Réalisatrice

Anne-Marie Oudrer, Médecin membre d’ATTAC

Elisabeth Perceval, Cinéaste

Timothy Perkins, Artiste

Evelyne Perrin, Economiste

Gystere Peskine, Musicien, réalisateur

Jean-Sébastien Pierre, Professeur émérite à l’Université de Rennes, Libre Penseur

Raphaël Porteilla, Universitaire

Pierre-Olivier Poyard, Membre du Bureau National du Mouvement de la Paix, auteur

Dominique Radrizzani, Historien de l’art

Marwan Rashed, Professeur, Sorbonne Université

Michel Reinette, Journaliste

Fabrice Riceputi, Historien

Pierre Riouffrait, Prêtre catholique

Laurent Ripart, Professeur des Universités, historien

Pierre Rousset, Militant Associatif Et Internationaliste

Philippe Roy, Philosophe

Alain Ruscio, Historien

Samir Safieh, Chirurgien viscéral

Bernard Salques, Anthropologue

Catherine Samary, Economiste altermondialiste, membre de l’UJFP

Luigi-Alberto Sanchi, Chercheur Cnrs

Samira Sarter, Chercheuse CIRAD

Gilles Sarter, Sociologue

Simon Savry-Cattan, Juriste en droit international

André Scala, Philosophie

Jean-Marc Schiappa, Historien, Président de l’IRELP

Serge Sebban, Membre de la LDH, historien

Claude Serfati, Economiste

Philippe Serpault, Journaliste

Louis-Albert Serrut, Auteur, essayiste, syndicaliste, docteur en science de l’art

Michèle Sibony, UJFP

Michel Sidoroff, Écrivain et réalisateur

Eyal Sivan, Cinéaste – essayiste

Olivia Snaije, Journaliste

Pierre Stambul, Ujfp

Bruno Tackels, Ecrivain

Najat Tahani, Maître de conférence Au Mans Université

Patrick Taieb, Enseignant-chercheur

Romain Telliez, Historien, Sorbonne Université

Jacques Testart, Biologiste (inserm), pionnier de la procréation assistée

Julien Théry, Historien

Véronique Timsit, Dramaturge

Éric Toussaint, Docteur en sciences politiques Paris 8 et Liège, porte-parole CADTM international

Leslie Vaizey, Ecrivain et Poete

Stéphane Valter, Professeur à Lyon 2 et membre de l’académie des sciences d’outre-mer

Marie-Ange Véganzonès, Universitaire

Françoise Vergès, Autrice décoloniale

Pedro Vianna, Poète, homme de théâtre, enseignant universitaire

Gisèle Vienne, Chorégraphe et metteur en scène

Christiane Vollaire, Philosophe

Richard Wagman, Président d’honneur, UJFP

Jean-Marc Wagner, Maire

Jacqueline Wajcman, Ujfp, Fille de survivant

Dror Warschawski, Chercheur, Sorbonne Université

Omar Yaqoob, Chef de service

Caroline Zekri, Maîtresse de conférences, linguiste, université Paris-Est Créteil

Alexis Zimmer, Historien

Le Rassemblement national, philosémite et antidreyfusard.

Bardella, invité en Israël. Qui cela surprendra-t-il ? Les affinités de l’antisémitisme avec le sionisme n’ont en vérité rien de nouveau. Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives sous Vichy, prit position pour l’État d’Israël lors de la guerre de 1967. Lucien Rebatet, écrivain collabo et auteur du pamphlet antisémite Les Décombres, se déclara lui aussi soutien des sionistes en cette occasion. Bien sûr, il comprit que cela pourrait surprendre mais il rassura ses amis fascistes et antisémites : son soutien à l’armée israélienne n’était pas un reniement de ses convictions fondamentales. Au contraire : défendre Israël, c’est défendre l’Occident. La foi hallucinée et nécessairement criminelle en l’Occident peut tout à fait être philosémite dès lors que les Juifs sionistes sont également, via leur idéologie et leurs pratiques coloniales criminelles, en lutte contre les barbares. Le rassemblement, fin mars, des huiles fascistes occidentales en Israël « contre l’antisémitisme » relève de la même logique politique.

Ce philosémitisme d’extrême-droite, d’une extrême-droite qui ne renie rien de son passé antisémite, s’affiche davantage depuis le 7 octobre 2023. Le déluge apocalyptique de feu et de sang sur les Palestiniens de la Bande de Gaza mais aussi les pogroms des colons juifs contre les Palestiniens de Cisjordanie réjouit Bardella, le Rassemblement national et la grande majorité de l’extrême-droite pour la même raison qu’en 1967, la guerre israélienne suscita l’enthousiasme de Rebatet et de Vallat. Israël, « état juif » qui garantit le caractère judenrein de l’Europe vient en plus massacrer une population arabe et majoritairement musulmane. D’une pierre, deux coups, aux yeux des fascistes.

Le philosémitisme fasciste français n’a donc rien d’étonnant dans la politique de l’extrême-droite dont le RN. Il s’illustre dès la création de l’Etat d’Israël en 1947. Nombre d’antisémites du régime fantoche de Vichy se déclarant sionistes l’atteste. L’historien Philippe Burrin mais aussi Henry Laurens ont documenté la mansuétude nazie envers le sionisme. Le sionisme, comme promesse d’Occident, a tout pour plaire à l’extrême-droite. L’épuration ethnique en Palestine dès la création d’un état « juif » inscrivant celui-ci dans l’Occident suscita l’enthousiasme de l’extrême-droite antisémite.

L’extrême-droite, courant politique français héritier de la droite bonapartiste mais aussi contre-révolutionnaire (haine de 1789 et de la Déclaration des Droits de l’homme), aimerait donc désormais « les Juifs ». Elle dit régulièrement que face à l’antisémitisme (un « antisémitisme » qu’elle associe en permanence à « l’islamisme » puisqu’il n’y a de défense des Juifs qu’à la gloire de l’Occident), elle sera le « bouclier » des Juifs. Lisez les communiqués du RN, les déclarations de Bardella, … c’est ce mot qui revient sans cesse ou, de loin, le plus souvent.

Cette récurrence ne doit rien au hasard. Elle est un écho à la thèse sur Vichy mise en pièce par Paxton au milieu des années 1970, thèse selon laquelle De Gaulle et Pétain auraient en fait été de mèche, complémentaires, face à l’occupant nazi. De Gaulle aurait été le glaive à Londres et Pétain, sur le territoire national déjà bien amputé, le bouclier, précisément.

Bouclier victimise les Juifs, en fait des êtres frêles – cliché raciste – que les nervis fascistes, vigoureux, eux, défendraient face à la menace antisémite. Ce nom fait aussi écho à ce qu’a développé Zemmour lors de sa campagne présidentielle à propos de Pétain qui aurait protégé, sauvé, des Juifs français. Bouclier, donc, mais à partir duquel, à nouveau, sont triés Juifs français et étrangers.

La théorie ruinée par Paxton est fausse. Toutefois, même si l’antisémitisme fut constitutif de Vichy et de ses crimes, même si la Police française a organisé de son propre chef la Rafle du Vel d’Hiv’, abaissant même l’âge minimal des déportés vers les camps d’extermination, les autorités collaborationnistes ont séparé dans le discours et un peu dans les faits Juifs étrangers et Juifs français. Avant-guerre, déjà, le ministre Chautemps s’alarmait d’un afflux « d’Israélites étrangers » en France.

Bouclier est une référence à un récit national pré-paxtonien qui néanmoins mérite d’être analysé finement. La vérité, on le sait, n’est pas le souci de l’extrême-droite mais néanmoins, ce nom répété dit quelque chose sur le fond de ce discours.

Bouclier désigne une certaine catégorie de Juifs – et ce même si Pétain n’a jamais fondamentalement protégé les Juifs français -, une catégorie de Juifs intégrés, compatibles avec la République telle que la conçoit l’extrême-droite, au point de fournir des efforts comme par exemple de ne plus porter la kippa dans l’espace public ou d’accepter le menu unique à l’école publique, … Pétain évoquait la possibilité pour les Juifs français de devenir « Aryens d’honneur ». C’est ce motif que réactivent Bardella et le RN.

On voit très bien ça en outre dans Le complot contre l’Amérique de Philip Roth avec le rabbin Bengelsdorf, époux de la tante Evelyn du narrateur, qui rallie Lindbergh – le Président US de cette uchronie – et supervise l’envoi de gamins juifs dans l’Amérique profonde pour en faire des descendants des cow-boys. Maurice Rajsfus lui-même avait écrit un livre intitulé Des Juifs dans la collaboration. Son tome 2 s’écrit sous nos yeux dans le grand raout réunissant Maréchal, Bardella, Arno Klarsfeld et quelques dirigeants israéliens.

L’extrême-droite a ses Juifs comme les nazis, le Judenrat collabo du Ghetto de Varsovie. Des Juifs que ne heurtent pas, tant s’en faut, les pogroms perpétrés par des colons en Cisjordanie ou le déluge de feu génocidaire que fait s’abattre l’armée israélienne sur Gaza. Des Juifs qui pensent que le Grand Israël mérite bien qu’on relativise un salut nazi d’Elon Musk.

La langue philosémite du RN est donc lourde de menaces. La récurrence du nom bouclier est hautement signifiante. Il y a un deal. Bouclier, oui, mais bouclier pour les Juifs blanchis, à défaut d’être blancs.

Pour parler comme Sartre dans Réflexions sur la question juive, l’extrême-droite n’est philosémite qu’envers les Juifs inauthentiques (ceux qui accepteraient la loi de la République qui rognerait leur pratique religieuse par exemple), les Juifs intégrés et sionistes comme l’État colonial d’Israël intègre ses partisans dans l’Occident blanc.

En vérité, pourtant – un parlementaire RN parlait, beau lapsus, de « croix de David » pour l’étoile -, le Rassemblement national n’a rien à foutre des Juifs sinon pour cibler et désigner à la vindicte et à la violence son ennemi principal, à savoir les musulmans, les Arabes et, singulièrement en France, les Algériens.

Le massacre, le génocide en cours à Gaza comble d’aise l’extrême-droite. À ses yeux, mieux qu’en 1967, l’Occident extermine des barbares. Dès lors, elle veut bien défendre les Juifs, dénoncer une submersion antisémite en plus de migratoire pour appuyer son mensonge sur quelque invasion.

Alain Minc l’a dit à la radio il y a plusieurs mois au moins : Zemmour est la martingale de l’extrême-droite qui a enfin trouvé un Juif pour taper sur les Arabes.

Il y a une extrême-droite qui privilégie l’islamophobie et une autre l’antisémitisme. Renaud Camus, célèbre pour son décompte des journalistes juifs à France culture, a toutefois montré que bien souvent, elle est les deux et que cela varie selon la priorité du moment. Les manifs antivax aussi.

Le philosémitisme n’est ici qu’une variante de l’antisémitisme. Dans l’État racial post vichyste, il n’est que l’onctuosité de l’antisémite honteux.

À l’extrême-droite, toutefois, il n’est même pas cela. Il est un pacte racial raciste décomplexé dans une séquence où Vichy fait davantage partie de l’histoire que la Guerre d’Algérie dont, précisément, l’histoire n’est pas faite dans l’État (il n’y a pas sur l’Algérie l’équivalent du discours de Chirac sur le Vel d’Hiv) et dont le RN est partie prenante comme héritier de l’OAS.

Le philosémitisme de l’extrême-droite est le vernis démocratique qui légitime l’islamophobie (et l’arabophobie) la plus criminelle. L’édito du Monde à propos des manifestations du 22 mars ne peut que renforcer l’extrême-droite dans sa lecture politique de la séquence en cours où, des Klarsfeld à Golem en passant par l’UEJF ou Robert Hirsch, c’est LFI, « l’extrême-gauche », qui est jugée antisémite. Le RN n’a plus qu’à s’engouffrer dans la brèche. Il est, encore et toujours, la pointe avancée du consensus racial républicain. Mediapart participe aussi à cette curée.

Klarsfeld père et fils n’ont de cesse de dire à qui leur tend un micro ou leur propose une tribune à quel point le RN aimerait désormais les Juifs. Le vieux Le Pen est mort, sa fille, qui a pourtant beaucoup pleuré son papa à sa mort, n’est plus pareille, affirment-ils. Arno Klarsfeld fait une photo avec Marion Maréchal.

Marine Le Pen est moderne (post liquidation du Shtetl, au passage), elle aime les Juifs. Surtout, elle aime Israël à la manière d’un Drieu écrivant dans son testament qu’il « meur(t) antisémite (respectueux des Juifs sionistes) ».

De fait, le philosémitisme de l’extrême-droite est une farce sinistre. Le sionisme a quelque grâce à leur yeux car, pour reprendre Badiou, il prononce l’appropriation d’un site – l’État d’Israël, état colonial aux terres spoliées aux Palestiniens – pour les Juifs. Il fait d’un peuple transnational honni par les fascistes un peuple arrimé à une terre coloniale associée à l’Occident. Partant, il ruine son caractère cosmopolite et met fin à la judéité révolutionnaire.

L’extrême-droite croit au complot juif. Elle a en son sein des gens persuadés que Rousseau, la Révolution française et Robespierre étaient aux mains des Juifs. La révolution bolchévique, idem.

Dès lors, des Juifs qui via Israël soutiennent la férocité coloniale criminelle exterminatrice contre des Arabes, musulmans pour la plupart, ne peuvent avoir que sa sympathie. Les manifestations israéliennes où on crie « Mort aux Arabes ! » illustrent ce dont rêve le RN.

L’extrême droite hait les Juifs authentiques de Tsedek ou de l’UJFP qui rappellent que, comme disait Cécile Winter, « être juif, c’est être du côté de l’émancipation ».

Le philosémitisme du RN est pur opportunisme car si l’antisémitisme dans la gauche révolutionnaire a pu exister, toujours de façon extrêmement résiduelle, celui de l’extrême-droite est massif, constitutif de l’histoire politique de ce courant, en France, depuis au moins la Révolution française.

C’est à la fin du XIXème siècle – siècle épique qui a vu s’affronter Révolution et Réaction – qu’éclate l’affaire Dreyfus, coup de pied de l’âne contre-révolutionnaire. L’extrême-droite se constitue dans l’anti-dreyfusisme à tel point que lorsque Maurras est jugé à la Libération pour faits de collaboration, il s’exclame « C’est la revanche de Dreyfus ! ».

Qu’on y songe. Alfred Dreyfus est comme Monsieur Klein dans le chef-d’œuvre éponyme de Joseph Losey. Un juif français, intégré à tel point qu’il en oublie presque sa judéité et sert avec ferveur l’armée française. Mais voilà, l’antisémitisme moderne et racial pré-nazi a décidé de lui rappeler à son corps défendant que bien que capitaine de l’armée française, il n’en est pour l’extrême-droite pas moins juif et traître.

Hannah Arendt voyait dans l’affaire Dreyfus la matrice du nazisme. C’est à cela que certains Juifs de France, au lieu de pactiser avec le RN comme les y invitent les Klarsfeld pro-génocide, devraient songer. L’invitation à devenir un Juif républicain est une injonction mielleuse à n’être plus qu’un zombie de l’Occident féroce.

Sylvain Jean

La bête parle, ou pourquoi renoncer à l’empire scientifique français

C’est la campagne de recrutement, tu viens d’être qualifié pour une autre tournée de cinq ans où tu serais censé composer, jour et nuit – comme tu l’as fait tous les mois de mars entre 2020 et 2024 –, des dossiers de candidature pour les quelques postes de maître de conférences auxquels tu te penseras éligible. La vache s’amaigrit au fil des ans : les ouvertures de postes s’amenuisent de manière proportionnellement inverse au nombre de candidats. Dans ce tournoi de la faim, ces derniers, jeunes docteurs flanqués de CV pareils à des boucliers, sont de plus en plus soumis aux lois de la sélection naturelle : pedigree, papiers, habitus et race. Et c’est bien parce que n’ayant ni le bon pedigree, ni les bons papiers, ni les habitus qu’il faut, ni la race, que tu as décidé, après cinq années de campagne et deux – deux – auditions, de battre en arrière. 

Tu sais que parler de race amènera plusieurs de tes lecteurs à quitter d’emblée ce spectacle que tu leur offres d’un milieu universitaire qu’ils ont délibérément ou non consenti à sustenter et, par leur silence si ce n’est leur déni, à protéger – contre toi ? Non, le déni et le silence te recouvrent : tu n’existes plus qu’en tant que nuisance lointaine. Fin de non-recevoir : soit on t’oppose le silence (et le mépris), soit on te corrige (quitte à t’humilier). Ne parlons pas de ceux qui, si tu te hasardes à dire qu’il y a un problème de racisme systémique au recrutement universitaire en France, te répondent, bienveillamment : c’est difficile pour tout le monde, même pour les normaliens, agrégés, ayant joui de contrats doctoraux et d’ATER, même ceux-là, qui cochent toutes les cases dont tu as été d’office écarté par toute une chaîne de commandement (pas de nationalité donc pas d’agrégation, pas de contrat doctoral, pas d’ATER – ne parlons pas de l’École normale supérieure, majoritairement réservée, elle, aux bons enfants de la reproduction sociale), même eux, ils galèrent. À force, tu finiras par anticiper l’argument du « même eux ». À la table des carrières différées, tu es celui qui, triturant entre tes doigts la carte unique du mérite (et d’une socialisation éducative assez avantageuse dans la Tunisie qui t’a vu naître et partir), dont la présence sonne faux. Il arrive, dans cette situation-là, que ton reflet se confonde en quelques points avec celui d’un autre qui attend dans des limbes apparemment similaires aux tiennes. Or, tu devras sortir de table si tu veux t’épargner la honte d’être celui que l’on fout dehors au moment où il faudra baisser le store. 

Les discussions sur le trottoir après un repas de colloque, avec tes pairs du sérail, te font l’effet d’une permission. Pendant quelques minutes, ton appartenance est autorisée dans le corps légitime de la nation. Mais appelons-la, celle-ci, par son vrai nom : l’empire, considéré ici dans son aile scientifique. La France continue de se nier en tant qu’empire tout en se comportant comme tel ; son université aussi. L’empire scientifique joue à l’invisibilité en se disséminant dans le fantasme d’une production démocratique, égalitaire, des connaissances. En témoigne le dédain longtemps et, aujourd’hui, sporadiquement réservé aux cultural studies, ainsi que le travail de sape que subit, même à gauche, les pensées postcoloniale et décoloniale, sans parler des démarches de décolonialité du savoir qui demeurent en grande partie inaudibles. Et c’est sur un trottoir de l’empire que se jouera l’un de tes rituels d’humiliation, après – en raison de – l’honneur qui t’aura été fait de t’inviter à donner une conférence en son sein. Ayant osé dire : le recrutement à l’université française est raciste, tu te feras rétorquer en plein cœur de tes trente-sept piges : « Sors de ces grilles de lecture qui t’enferment. » 

À quelle condition un subalterne peut-il parler au cœur de l’empire ? Les personnes négativement racialisées sont obsédées par ce racisme systémique que les gens du sérail ne voient nulle part, en tout cas nulle part dans le camp qu’ils se convainquent d’avoir choisi : celui de l’innocence. L’incapacité de réfléchir en termes de « système » fait interpréter le soupçon de racisme comme une accusation personnelle et lance une offensive aux airs de défense d’autant plus aveugle et violente qu’elle change le plaignant en accusé, voire elle l’excommunie. La personne discriminée est responsable de sa propre exclusion dans la mesure où sa parole risque, métonymiquement, de jeter le discrédit sur tout un milieu qui, soudain, se défend, de façon immunitaire, comme un agrégat indifférencié, contre un petit emmerdeur. Symboliquement, l’empire est puissant en ce qu’il délègue sa légitimité dans tout un chacun de ses agents prêts à pulvériser le métèque qui ose renverser l’illusion du récit humaniste dont il est existentiellement, matériellement captif. Toutefois, tu t’étonneras toujours de l’opiniâtreté avec laquelle tes collègues pourtant de gauche (c’est précisément cela le problème), pourtant critiques de leur pays, de son histoire, de son devenir – pourtant pâtissant de l’accusation d’« islamogauchistes » lancée par le camp dégénéré d’en face –, s’acharnent à débusquer dans ton esprit la lecture racialiste comme on cherche des poux : sois propre de ta propre race. Ainsi, on t’a déjà demandé, amicalement, pourquoi tu tenais à ce genre de « prisme ». Et c’est donc, a priori, tout aussi amicalement que l’on t’a sommé de « sortir de ces grilles de lecture qui t’enferment », suivi d’un riant et encourageant « Résiste, prouve que tu existes ». L’inverse d’un prisme et d’une grille de lecture, c’est le réel, auquel eux seuls ont accès. S’il n’est pas nécessairement prouvé que tu sois empêché par ta race (lire : le fait que l’on te perçoive comme appartenant à une race, mais de toute évidence, ce n’est que dans ta tête), ta conviction envers cet empêchement sera ta responsabilité à toi seul. Pour des pairs passivement ou passablement nourris des théories bourdieusiennes, souvent pleins de sollicitude envers leurs sujets de recherche pris dans les luttes des minorités devenues glamour – l’antiracisme, la queerness, la décolonialité : des luttes avec, à la clef, des capitaux économiques et socioculturels pour celles et ceux qui n’en sont guère concernés –, le déterminisme social (et, dans ton cas, en tant que citoyen d’une ex-colonie française, géopolitique) ressemble à un privilège auquel tu ne saurais prétendre. S’ils cherchent à te l’arracher de la langue, alors ce moins que tu dénonces, ce moins qui rogne ton droit au rêve et à la dignité, est un plus. C’est un excès d’existence qui jette une lumière crue sur leur incomplétude, sur leur échec à remplir tous les contours de l’image de l’intellectuel de gauche bien sous tous rapports et sur tous les fronts. C’est alors que s’engage un rapport de forces à l’endroit du soutien, de l’alliance que tu pensais quérir : ton existence, au sein de cet espace d’élection, est en bras de fer avec l’empire. Il faut se soumettre – après avoir appris à la reconnaître lorsque l’on vient d’ailleurs : ailleurs de classe, de race, d’origine – à la grammaire seigneuriale de la production du savoir dans un milieu qui fait reposer sa légitimité sur une rhétorique promotionnelle d’égalité et de justice. Parce que tu es un subalterne qui leur parle, et qui transgresse les cercles de l’énonciation féodale – en dénonçant ce que tu perçois comme une injustice avec ton interprétation expérientielle des choses –, tu te retrouves, sur le trottoir, à quelques rues de l’université où tu viens d’intervenir, ramené à ton statut par le sceptre d’une sentence coupeuse de têtes : « Sors de ces grilles de lecture qui t’enferment. » Sans oser rien dire de plus, parce qu’a priori tu es bien élevé, tu consens à ce rituel d’humiliation, dont tu éprouves, dans ta chair, cette violence que tu n’arriveras à décrypter que des semaines plus tard, mais pour l’instant tu souris et lances avant de partir : « Fais-moi signe quand tu viendras à Tunis. »

Tunis, tu y es retourné pour ce qui donnera deux années de parenthèse après douze ans d’exil, en France puis au Canada. Ayant d’abord accompli un Master en Lettres à Pris, tu as démarré une thèse en cotutelle avec Montréal, entre une carte de séjour çà et un permis d’étude là, mais tu t’es ruiné au pari universaliste de la liberté de mouvement : trop de temps passé outre-Atlantique t’a rendu interdit de retour en Europe. Dans une mappemonde dont, avec ce passeport vert en forme de chef d’inculpation, près des deux tiers te sont barricadés (130 pays nécessitant un Visa sur 199, et ce n’est même pas le pire des scores), tes lignes de désir s’épuisent à la nage entre les icebergs. Les années passant, tu produis à la chaîne articles, conférences et colloques, tu postules même en Chine ; or, c’est dans la marâtre France que tu comptes le plus d’interlocuteurs. Au fil des années, les refus éliment ton amour-propre, mais quand tu décroches enfin une première audition en 2022, via Zoom, tu ne te rends alors pas compte, les yeux chassieux de candeur, que tu n’avais jamais parié que des galets sur l’avenir. Cela n’a jamais été un refoulement à la ligne d’arrivée, l’on ne jugeait pas ton dossier comme le résultat d’un labeur de longue haleine : ta carrière avait été signée, dès le départ, de l’encre invisible de l’impossible. Erreur de parcours. Trompé d’adresse. Il retrouvera lui-même la sortie. L’on avait espéré que tu te découragerais en daignant ne pas refuser ton inscription au doctorat en France, certes, mais avec un sujet qui n’intéressait personne, un directeur de thèse qui t’acceptait par charité, une école doctorale qui ne t’accordait pas de contrat et un labo qui t’excluait de ses projets et financements. 

Lorsque tu te mets à lire le réel par les prismes de la race et de l’injustice, tu commences à demander à tes collègues officiers du sérail : combien de racisés y a-t-il dans le corps professoral de cette discipline qui est la nôtre et dont le capital est l’altérité (la littérature comparée) ? Silence. Tu renchéris en disant que tu ne parles même pas de ressortissants du Sud, mais de citoyens français. Silence, puis : Unetelle. Tous ces Français arabes, noirs, asiatiques – trop classe moyenne ou pas socialisés comme il faut pour être normaliens ou agrégés et rejoindre potentiellement le sérail – que tu as pu fréquenter en Master et qui, comme dans la série The Leftovers, font partie de ces 2 % de la population, ont disparu d’un coup au seuil du doctorat. Or, ici personne ne s’en émeut alors que les CV des comparatistes, dans les ruines de Babel, sont pleins de la langue des absents.

Tunis, mai 2024 : tu as dû y retourner après douze ans d’exil. De là, tu as continué de postuler avec un dossier tuméfié d’attente et d’humiliation : tes juges sont désormais tes anciens concurrents ainsi que tes amis, ceux-là avec qui tu as partagé les bancs de l’université et qui consentent alors à ta disqualification, dressant entre vous un mur de silence. Tu passes ce mois de mars à te coucher aux aurores en ciselant tes sept candidatures ; pendant que tu composes ton projet de recherche sur le racisme environnemental, une tempête fait sauter l’électricité, et tu poursuis ta rédaction à la lumière de la bougie – tu prends une photo et hésites à la joindre à tes dossiers. 

Après six refus sans audition, tu es convoqué et cela exhume en toi un principe d’espérance. Tu as déjà un visa Schengen de six mois, obtenu précédemment pour des conférences ; et depuis son Midi, N., productrice de films, te fait un petit contrat pour que tu puisses te payer cette mission qui, avec l’effondrement du dinar, t’aurait coûté un salaire mensuel et demi.

Trêve de suspense : tu n’auras pas le poste. Non, tu ne l’auras pas dans cette audition montée comme un tribunal où chacun des dix membres est chargé de détecter dans chacune de tes paroles la moindre de tes divergences, le moindre signe de ta défectuosité vis-à-vis du système. Tu t’es déjà inquiété que tes prises de position au sujet de Gaza, sur les réseaux sociaux, te desservent pour tel ou tel poste – tu sais que des agents de la paix se camouflent ici et là. Tu as dû te laver de la Palestine et de tous tes défauts – ta race, ton pays, ton pedigree, ton pouvoir d’achat, ton décalage culturel, ton infériorité coloniale, ton dossier rédigé à la bougie et la conscience que tu as du fait qu’ils ne savent rien de tout cela mais qu’ils t’altérisent d’emblée selon des grilles de lecture racialisantes qu’évidemment il est difficile de prouver, car là est toute la puissance de l’idéologie raciste : l’impossibilité d’en inculper les agents color blind de l’empire. Tu as dû t’en laver, avant d’entrer en salle, en passant dans un sas de désinfection invisible censé te neutraliser, te dés-ensauvager, te pacifier, pour que tu prétendes être l’égal des collègues agents ou, du moins, que tu en montres l’effort et que cette mascarade puisse durer un peu pour les besoins de l’opération et de leur bonne conscience. La·e président·e du comité demande à consulter ta pièce d’identité, conformément à la procédure : « Je n’ai que mon passeport », t’entends-tu dire en tendant le livret pansé de Visas.

La première personne à dégainer, tu la reconnais, est orientaliste. L’année précédente, elle avait négativement évalué ton dossier. Tu t’y étais préparé, on te pose des questions reposant sur, exactement, les mêmes réserves que tu avais lues dans son rapport d’expertise et à travers lesquelles tu avais eu l’amère impression qu’on avait peu potassé ton dossier. On te questionne sur tes choix méthodologiques (pourquoi pas les normes comparatistes françaises ?) et sur la langue des citations du corpus (pourquoi en traduction et non en langue originale – arabe et persan) ; tu t’expliques, corriges diplomatiquement là où on a eu tort (tu cites en traduction et en langue originale, en fonction du contexte), puis : « Mais vous parlez l’arabe ? – Oui, je suis bilingue. – Et le persan ? – Je peux le déchiffrer. »

Cette personne étant considérée comme experte de ta candidature en raison de sa maîtrise d’une des langues que tu utilises, son avis fait loi. Il se trouve que, cette fois (tu le sauras plus tard), elle a recommandé ton dossier pour audition, mais que t’invitant à te défendre sur des aspects qui auraient pu rester minorés, elle t’a tendu un cadeau empoisonné. Tu continues de performer en vingt minutes chrono, mais c’est des jours plus tard que tu te rendras compte que ta disqualification avait déjà été entamée : à un mètre de toi, un·e membre du comité, bavardant avec l’agent d’à côté – et probablement peu satisfait·e de la réponse que tu as fourni à sa question –, sort une grande bouteille en verre, la pose sur la table et la décapsule, en te regardant dans les yeux, pendant que, sans rien comprendre de cette épreuve, tu essaies de parler en attrapant par la queue ta pensée qui s’enfuit. La bouteille fait psht

Dans le train te ramenant vers Paris, on t’annonce la nouvelle au téléphone confirme ton ressenti. « Je vous conseille d’entrer dans les moules du comparatisme français. Mais vous auriez peut-être plus de chances en Amérique du Nord. » Connaissant le mépris que l’université française a à l’égard de celle du continent américain, tu ressens sur ta joue le brûlure de Judas. 

Mais c’est la question de la langue qui, manifestement, t’a fait couler ; lorsque l’on t’a demandé si tu parlais ta propre langue. 

Les trois langues que tu parles, et qui sont aussi tes langues de travail (en plus du persan), tu ne les as pas apprises par lubie, par tropisme ou parce que cela faisait partie de l’offre de ton lycée comme autant de promesses d’ouverture sur le monde. Ces langues, maternelle pour ce qui est de l’arabe et étrangères pour les deux autres, tu as grandi dedans, c’est-à-dire que ta cognition s’y est pliée, que ton cerveau s’est taillé à la pointe de leurs idiomes. Et dans cette géographie des écarts qui, linguistiquement, historiquement, culturellement, cosmologiquement, violemment sépare ton Sud de ses deux Nords – Europe et Amérique –, même si bien sûr ils font aujourd’hui ta subjectivité, ton entièreté, ces langues t’ont été imposées pour que tu puisses appartenir au monde, c’est-à-dire : y avoir ta place dans un contexte d’hégémonie où il est difficile d’exister en restant à l’endroit de sa naissance. Il faut aller sur le territoire du dominant et souscrire à sa fable universaliste, à l’humiliation invisible. Alors il est possible que lorsqu’on commente mon travail sur la base de la supposée égalité d’un monde unifié, ami et symétrisé depuis les indépendances ou 1, 2, 3 Soleils, il est possible que l’on oublie que cette langue, que l’on a apprise par lubie ou par tropisme lui a été fournie, qu’on s’y est spécialisé·e, qu’on y a été recruté·e, qu’on en fait des délégations et des projets scientifiques financés uniquement parce que l’empire dont on est l’agent a besoin d’intelligences pour comprendre et contrôler les altérités, a fortiori historiques et problématiques comme le monde arabe. Alors lorsqu’on fait sa vie en français, dans sa langue maternelle, pendant que je parle des sabirs, et qu’on entre dans l’arabe à heures ouvrables pour décoder tel ou tel manuscrit du Moyen-Âge ou deviser sur un Darwich figé en France dans le romantisme commode des nostalgies vaincues, on oublie qu’on est en train, sous prétexte de science, de documenter un ennemi sédaté sous forme de livre entre ses mains. Alors, lorsqu’on me questionne ou qu’on commente mon travail, ce n’est pas à un interlocuteur qu’on s’adresse, mais au reflet de ses objets d’étude, à l’ennemi à la base docile mais qui soudain apparaît avec son intelligence propre, hors-cadre, hors-dispositif : la bête parle.

Khalil Khalsi

Saboter la démocratie libérale : Une leçon du Sud 

Selon la définition du Robert, La démocratie est un système politique dans lequel la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyen.ne.s, qui l’exercent soit directement (démocratie directe), soit indirectement par l’intermédiaire de représentant.e.s élu.e.s (démocratie représentative). La démocratie libérale, quant à elle, s’inscrit dans ce cadre en intégrant des principes fondamentaux tels que la protection des droits individuels, la séparation des pouvoirs, et l’État de droit. Elle privilégie la démocratie représentative, où les citoyen.ne.s élisent leurs représentants, tout en mettant l’accent sur les libertés civiles et économiques.

Nous voulons mettre en question cette définition. Bien que séduisante dans sa simplicité, elle mérite d’être interrogée, particulièrement dans sa prétention à l’universalité. Si la démocratie, telle que définie par les institutions occidentales, repose sur des principes de souveraineté populaire, d’égalité et de liberté, il convient de s’interroger sur son caractère réellement universel. Universel, étant lui aussi un terme à questionner puisqu’il n’apparaît qu’au bon vouloir de l’occident. En réalité, cette conception a été façonnée par un contexte historique, culturel et géopolitique particulier, celui de l’Europe, et exportée vers d’autres régions, notamment le Sud, souvent par la force ou sous des prétextes de modernisation. Cependant, ce modèle, loin d’être neutre, a souvent ignoré ou écrasé les formes de gouvernance autochtones qui existaient bien avant la colonisation. La démocratie libérale, dans son application occidentale même, porte en elle des contradictions profondes, qu’il est crucial d’explorer. Si, à l’extérieur, elle se présente comme un modèle d’émancipation et de liberté, à l’intérieur des sociétés occidentales, elle connaît des tensions majeures. La montée de l’extrême droite, la crise de la représentation politique, et les défaillances démocratiques internes, comme l’influence disproportionnée des lobbies économiques ou la criminalisation des luttes sociales, témoignent des limites et des contradictions de ce système. Cette démocratie, loin de se maintenir comme un modèle de liberté, est elle-même en crise, et cette crise est d’autant plus manifeste lorsqu’on observe ses failles et son incapacité à intégrer de manière véritablement égalitaire les peuples du Sud global. 

« La culture dominante de l’Occident est un produit du colonialisme et de l’impérialisme. L’Occident a essayé de faire croire que ses valeurs universelles étaient synonymes de progrès, mais elles ont surtout servi à détruire et imposer des modèles sur les sociétés colonisées. » Amílcar Cabral, La lutte est la seule solution, 1970

Il nous semble important de souligner d’où nous écrivons. Cette place est aussi essentielle pour notre légitimité à parler du sujet que pour votre compréhension du propos.

Nous écrivons depuis la Tunisie, un pays où la démocratie a été brandie comme une promesse après la révolution de 2011, mais où elle s’est révélée être une illusion sélective. La Tunisie, comme tant d’autres pays du Sud global, a connu l’imposition de la démocratie libérale comme un modèle prétendument universel, censé garantir liberté et souveraineté. Pourtant, cette démocratie a été façonnée par des institutions occidentales, héritières du colonialisme, et appliquée à des sociétés qui fonctionnaient selon d’autres logiques, d’autres structures de gouvernance, souvent plus collectives, plus enracinées dans des traditions de solidarité et d’entraide, plus horizontale dans le sens où les hiérarchies n’existaient pas. L’individu avance comme une masse collective, l’individu n’existe pas sans le “nous”. L’histoire de la Tunisie est celle d’une colonisation française qui, sous couvert de modernisation, a systématiquement démantelé les systèmes de gouvernance autochtones et imposé ses propres institutions.  Après l’indépendance, ces structures ont été maintenues, reproduisant une démocratie où l’élite politique, l’élite francophone et validée par la France, formée aux standards occidentaux, continue d’exercer un pouvoir détaché des réalités populaires. Ce que l’Occident nomme « transition démocratique » masque en réalité un projet néocolonial qui ne laisse aucune place aux formes de gouvernance alternatives qui ont toujours existé ici, ni à une définition de la souveraineté qui ne soit pas calquée sur le modèle libéral. Cette dynamique s’inscrit dans un cadre plus large : celui de la modernité coloniale, qui a façonné les structures politiques, économiques et sociales du Sud global sous couvert de progrès et de rationalité. La « mission civilisatrice » de la France, en Tunisie comme ailleurs, n’a jamais eu pour objectif de libérer les peuples, mais de les restructurer selon des normes occidentales, en effaçant ou en remodelant les structures locales pour qu’elles servent les intérêts coloniaux. Le protectorat, euphémisme masquant une domination économique et politique, s’est accompagné d’une réorganisation complète de la société : les droits politiques étaient réservés aux colons, tandis que la population locale restait dominée et marginalisée.« Le colonialisme n’est pas une forme d’humanisme, c’est une forme de barbarie. Ceux qui parlent de la mission civilisatrice de l’Occident sont les mêmes qui tuent dans le nom de la civilisation. » Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950

Dès lors, une contradiction fondamentale se pose : comment peut-on imposer la démocratie à un peuple ? Comment peut-on parler de démocratie dans un contexte post-colonial? Dans un monde façonné par l’occident? Cette question devient d’autant plus cruciale lorsque l’on observe comment les puissances occidentales, tout en défendant leur propre idéal démocratique, n’hésitent pas à soutenir ou démanteler des dictatures lorsqu’elles servent leurs intérêts économiques et géopolitiques. La démocratie libérale n’est donc pas un principe absolu ; elle est appliquée de manière sélective, selon ce qui arrange les pouvoirs en place. Nous, les colonisé.e.s, avons cette blague que l’on se répète souvent « Regardez, tel pays va nous apporter la démocratie à coup de bombardements. » 

« La question de savoir si nous, les colonisés, acceptons ou rejetons la démocratie occidentale ne se pose même pas, car elle ne nous a jamais été donnée en tant que telle. Ce que l’Occident appelle démocratie est une hypocrisie au service de son empire. » Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, 1961

La démocratie, dans ce contexte, n’était qu’un outil rhétorique, une justification pour l’occupation plutôt qu’une réalité politique. Ce modèle de « démocratie sélective », où les principes de liberté et d’égalité sont appliqués à géométrie variable, reste toujours d’actualité. Il suffit d’observer la manière dont la laïcité en France est instrumentalisée pour exclure les musulman.e.s de l’espace public, tout en se revendiquant d’un universalisme républicain. La France ne se contente pas de préserver une prétendue séparation entre l’État et la religion, mais sert également à exclure et marginaliser certaines communautés. La laïcité, loin de garantir une véritable égalité, a souvent été utilisée pour légitimer des politiques discriminatoires. La question de la laïcité n’est pas isolée, elle fait partie d’un ensemble de mécanismes qui, sous le couvert de valeurs démocratiques, servent à maintenir une hiérarchie sociale et culturelle, où l’Occident se positionne comme modèle universel.

Cette contradiction historique est fondamentale : l’Occident exalte ses valeurs démocratiques tout en maintenant une ségrégation entre colons et colonisés, entre citoyen.ne.s et indésirables. En Algérie comme en Tunisie, les populations autochtones étaient privées de droits fondamentaux : pas de citoyenneté, pas de participation politique. Autrement dit, la démocratie, au lieu d’être un outil d’émancipation, était et demeure un instrument de structuration hiérarchique des sociétés, garantissant que les inégalités se perpétuent. L’héritage colonial ne s’arrête pas en 1956. Après l’indépendance, la Tunisie a adopté un État-nation autoritaire, calqué sur des structures coloniales. L’administration, l’éducation et l’économie avaient été pensées pour produire une élite francisée, détachée des réalités de la majorité de la population – une fracture qui persiste aujourd’hui. Le pouvoir reste centralisé, concentré entre les mains d’une caste formée dans les écoles du “protectorat”, reproduisant les mêmes logiques d’exclusion politique et sociale. L’Occident continue d’imposer ses modèles démocratiques par le biais économique, à travers des institutions comme le FMI et la Banque mondiale, qui dictent les politiques nationales sous couvert de réformes structurelles.

Mais la démocratie ne sert pas uniquement à contrôler, elle est aussi utilisée pour justifier des ingérences politiques : interventions militaires, sanctions économiques, pressions diplomatiques. La contradiction est flagrante : l’Occident n’hésite pas à soutenir des régimes autoritaires tant qu’ils servent ses intérêts stratégiques, tout en prétendant défendre la liberté et les droits humains. En parallèle, la lutte contre le terrorisme est devenue une autre justification pour ces interventions. On peut citer l’exemple d’Israël “la seule démocratie du moyen orient” qui lutte contre le terrorisme depuis 76 ans, une autre manière de dire: coloniser, tuer des resistant.e.s. Le Sud global se retrouve ainsi piégé dans une double impasse : soit sous un régime démocratique imposé qui perpétue l’exploitation et le capitalisme soit plongé dans le chaos du terrorisme, qui sert à légitimer encore plus de contrôle et d’ingérence. L’un comme l’autre ne sont que des outils au service d’un même projet de domination.
La Tunisie, en particulier, a servi de laboratoire à cette stratégie alternée. Après la révolution de 2011, le pays est devenu un terrain d’expérimentation pour la « démocratie » occidentale, forcé d’adopter des réformes dictées par des institutions financières internationales. Parallèlement, l’affaiblissement de l’État a ouvert la voie à l’émergence de groupes djihadistes, dont l’idéologie se construit aussi en réaction aux violences impérialistes et aux ingérences étrangères. Pour certain.e.s, le jihad devient une réponse politique à l’oppression, un moyen de résister à un ordre mondial structuré par l’Occident. Pourtant, ces dynamiques sont instrumentalisées par les puissances occidentales, qui alternent entre répression et laisser-faire en fonction de leurs intérêts stratégiques. Plutôt que d’éradiquer ces mouvements, elles les utilisent comme justification pour renforcer leur présence militaire et économique dans les régions qu’elles prétendent stabiliser.

Ainsi, sous couvert de démocratie et de modernisation, l’Occident ne cesse de redessiner le monde selon ses propres logiques de domination. La question n’est plus de savoir si la démocratie libérale peut répondre aux besoins des sociétés du Sud global, mais comment s’en affranchir définitivement. Comment briser ce cercle infernal où les modèles imposés étouffent toute souveraineté politique et culturelle ? Comment renouer avec des formes de gouvernance enracinées dans les réalités locales, qui ne reproduisent pas les structures oppressives héritées du colonialisme ? Face à l’effondrement des modèles dominants, quelles voies s’ouvrent pour reconstruire des systèmes fondés sur l’autodétermination, la justice et la mémoire collective ?

Ce qui nous amène à explorer les systèmes de gouvernance enracinés dans les pratiques communautaires, où l’organisation sociale et politique ne repose pas sur des structures imposées d’en haut, mais sur des dynamiques de solidarité et de responsabilité collective. Dans ces modèles, l’individu ne se conçoit pas en opposition au groupe, mais comme une partie intégrante d’un tissu social façonné par des valeurs partagées, une histoire commune et une relation intime avec la terre et la mer. Les sociétés autochtones, méditerranéennes et du Sud global ont depuis toujours développé des formes d’organisation qui privilégient l’entraide sur la compétition, la transmission sur l’accumulation, et l’équilibre sur l’exploitation. Ces modes de gouvernance ne sont pas des vestiges du passé, mais des réponses vivantes aux défis d’aujourd’hui : face à l’effondrement écologique et aux fractures sociales, ils rappellent qu’aucun système ne peut perdurer s’il ne respecte pas les rythmes du vivant et la souveraineté des peuples. Car il ne s’agit pas seulement de gérer des ressources, mais d’habiter un territoire en conscience. Là où les systèmes extractivistes épuisent les sols et brisent les liens humains, les pratiques communautaires s’ancrent dans une relation de réciprocité avec la nature. Elles reposent sur une mémoire collective qui ne se limite pas aux êtres humains, mais inclut les rivières, les montagnes, les vents et les saisons. La mer, en tant qu’espace de rencontre, de mélange et de mémoire, symbolise ces dynamiques interconnectées. Elle nous rappelle que nos histoires sont entrelacées et que nous sommes toustes des voyageurs sur cette terre. « La mer est un espace de rencontre, de mélange et de mémoire. Elle nous rappelle que nos histoires sont entrelacées, que nous sommes tous des voyageurs sur cette terre. » Yara El Ghadbane et Rodney St Eloi, Les racistes n’ont jamais vu la mer, 2021.Ces modèles existent déjà, portés par celles et ceux qui refusent de voir leur monde réduit à un marché. Ils s’incarnent dans des assemblées villageoises où la parole se construit en commun, dans des pratiques agricoles qui régénèrent plutôt qu’elles n’exploitent, dans des rituels qui tissent du lien là où d’autres imposeraient des lois. Ils rappellent qu’un autre avenir est possible, non pas en réformant un système malade, mais en renouant avec ce que nous avons toujours su : la communauté n’est pas un choix, elle est la seule voie pour préserver la vie.

Nous, les autochtones, les indigènes, les peuples de la terre, avons tant subi l’oppression et l’aliénation que nous avons été contraints de devenir sauvages. Si l’on considère que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort·e·s, alors nous sommes, par essence, les plus puissant·e·s. Lorsque viendra la fin du monde, nous serons les dernier·ère·s debout. Mais la véritable question est : les sauverons-nous avec nous ?


Uncivilized collective

Fondé par Amine Bejaoui et Kmar Douagi, Uncivilized collective, est un espace décolonial de création, de réflexion et de transmission. À travers des publications, des expositions et des ateliers, il s’engage à amplifier les voix marginalisées des communautés du Sud global et vise à déconstruire les récits coloniaux dominants.

*Illustration : Le sel de la terre, Skhira Tunisie, 2020 par Malek Khemiri

Médine, Roussel et Hassani, à propos de deux masculinités antagoniques et d’un trait d’union

Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Médine publie un document sonore sur son compte X qui dit en substance :

« On va se manger un mur en pleine gueule si on se déconstruit pas les gars. Perso la déconstruction s’est devenue une gymnastique quotidienne. Je suis encore en chantier. T’as qu’à voir les figures auxquelles je fais référence depuis le début. Y’a pas beaucoup de meufs. Pour un rappeur engagé, l’éveil aux autres combats, ça vient tester l’élasticité des tes engagements : lutte contre le patriarcat, féminisme, black live matter, transition écologique, lutte contre l’antisémitisme… T’as intérêt d’avoir les adducteurs de Jean-Claude Van Damme. Quand tu pointes les discriminations des quartiers populaires ou des Musulmans, et que t’es incapable de questionner ton privilège masculin à l’ère de MeeToo parce que ça te bouscule, qu’on ne peut plus rien dire, c’est que tu fais un peu partie du problème. Toi tu te plains qu’on ne considère pas assez tes revendications, « I’m muslim don’t panik », « le savoir est une arme » mais quand un autre groupe t’interpelle avec ses propres revendications, tu te braques, c’est que t’es pas un bon compagnon de luttes, c’est comme être contre les gros salaires jusqu’à quand on en ai un ».

Ce « coming out » féministe qui pourrait paraître salutaire d’un point de vue progressiste, l’est moins d’un point de vue décolonial quand on a en tête à la fois le caractère civilisationnel du féminisme blanc d’Etat et l’injonction faite aux hommes non blancs de s’y soumettre. C’est l’occasion pour nous de publier cette contribution d’Houria Bouteldja parue dans le Nous 3 qui, déjà, avait identifié la manière dont le parti communiste de Roussel reproduisait ce schéma raciste à l’endroit de Médine et de Bilal Hassani. Houria Bouteldja concluait son texte par l’espoir que Médine ne serait pas perdu à la cause décoloniale. A l’aune de son tout récent « coming out » et de cette analyse, nous laissons le lecteur en juger.

Deux photos, deux salles, une ambiance. Quand je suis tombée sur la première, Médine et Bilal Hassani, dans le journal l’Humanité du 31 août 2023, je l’ai eu mauvaise. Mais à quoi bon susciter une énième polémique dont on ne retiendra que ma phobie de ceci ou de cela ? Et puis, il y a eu la deuxième : Roussel et Hassani. Là, j’ai souri. Le message était limpide. On vous veut, mais à nos conditions : domestiqués. Nous sommes nombreux à comprendre le message et autant à avaler les couleuvres. Dès lors, la question qui se pose à moi est la suivante : dois-je souffrir seule de garder cette épine au travers de la gorge ou dois-je m’en débarrasser et la planter dans la gorge du bon progressiste blanc ? 

Si j’écris ce texte c’est que la question est tranchée. Tout d’abord, j’attire votre attention sur la photo manquante : celle de Roussel avec Médine. Autrement dit, du mâle blanc dominant, ici version saucisson-pinard avec celle du mâle indigène musulman au « sexe-couteau » – réputé alpha, hétérosexiste. J’y reviendrai mais convenez que c’est déjà significatif et qu’il y a déjà matière à gloser. 

      Ceux qui sont familiers de notre littérature savent comment le genre et la sexualité sont instrumentalisés par le pouvoir blanc contre les hommes non blancs vus uniquement sous le prisme d’une altérité sexuelle rivale. Ceux-là savent que le colon entretient un rapport raciste à l’endroit des hommes indigènes qui ne sont acceptés dans les cercles blancs qu’émasculés et dépouillés de tous leurs attributs virils. C’est-à-dire inoffensifs comme le sont les homosexuels dans l’imaginaire homophobe.

       Ainsi au moment où l’alliance des beaufs et des barbares se fait pressante et devient un enjeu politique – ce fourbe de Mélenchon ayant fait la preuve qu’elle est une clef du succès électoral -, il devient impératif pour les formations de gauche de faire les concessions qui conviennent pour attirer le chaland indigène. Médine est une porte d’entrée. Les Verts l’ont compris en dépit de « leur attachement à la lutte contre l’antisémitisme », les communistes aussi, en dépit de leur laïcardisme et de toutes leurs trahisons. Tout le monde l’aura compris, Paris vaut bien une messe. Mais tout comme les Verts ont résisté à l’annulation de l’invitation de Médine non sans lui avoir extorqué un acte public de contrition, les communistes, pas spécialement réputés pour leur avant-gardisme en matière de luttes LGBT, ont aussi tenu à se laver de ce rapprochement en associant le rappeur à Bilal Hassani, homosexuel déclaré se définissant comme « non binaire » bref en associant (diluant ?) une masculinité indigène anxiogène à une masculinité rassurante et inoffensive. Plus exactement, cette rencontre organisée par l’Huma avait valeur de test. Si Médine accepte de s’asseoir aux côtés de Bilal Hassani, c’est qu’il n’est pas si radical que ça ou, pour être plus précis, pas si musulman que ça. Remarquez au passage que « pas si musulman signifie « pas si antisémite », « pas si homophobe », « pas si sexiste ». 

Les communistes ont passé leur épreuve du feu avec succès. Ils ont invité Médine – on ne pourra plus leur reprocher leur islamophobie – mais à leur condition, celle du ralliement de Médine au progressisme libéral de la gauche blanche. N’a-t-il pas déclaré en parlant de Bilal Hassani : « nous sommes des frères de douleur » ? C’est bô. L’épreuve de l’homophobie (remplacez homophobie par sexisme ou antisémitisme) en compagnie de Bilal Hassani (remplacez Bilal Hassani par Sophia Aram ou Golem) a été remportée avec succès. Champagne ! 

               La seconde image est tout aussi significative. Si l’Huma s’excuse d’inviter Médine en créant cette mise en scène qui le dédouane, Médine reste encore trop radioactif pour le patron du PCF. Au parti, on se partage les tâches. Aux lecteurs et aux militants de base, on sert un discours woke adaptée à une opinion traversée par les courants antiracistes, féministes et LGBT : la rencontre de Médine et de Bilal Hassani est taillée pour eux.

               Au cœur de l’état-major, il n’en va pas de même. Médine reste suspect et sa barbe est trop longue. Et puis, il a fait une quenelle que les médias ne cessent de rappeler. Au Colonel Fabien on craint la réaction du beau et sémillant Raphaël Enthoven dont l’amitié a été conquise de haute lutte. Bilal fera mieux l’affaire. Il a une qualité majeure qu’il partage avec Médine : c’est un arabe. Il a une qualité majeure qui l’en distingue : c’est un homo revendiqué. Son corps lui appartient. Surtout, il n’appartient plus à sa communauté, ce qui est en soi une victoire car il devient « disponible ». Disponible à toutes les formes d’instrumentalisation. Il devient la figure indigène idéale avec laquelle Roussel peut s’afficher, le « racisé » qui rapporte et qui ne coûte rien. Ça méritait bien un tweet que Roussel s’est empressé de faire le 16 septembre 2023 pour donner à la rencontre toute la publicité qu’elle méritait : « Très heureux d’avoir pu rencontrer Bilal Hassani à la Fête de l’Humanité », s’affichant fièrement avec lui, main sur l’épaule, comme au bon vieux temps de la main jaune. Champagne bis !

    Là où le bât blesse c’est que l’imaginaire grossier du PC est globalement partagé par les quartiers : un arabe homo ET revendiqué comme tel n’est plus tellement un arabe. Par conséquent, si l’opération peut être une réussite côté bobos et grands médias, elle ne l’est pas tellement pour rallier l’indigène profond. Car l’indigène profond coûte. En plus de n’être point lisse, il exige du PC qu’il se salisse les mains, par exemple qu’il dénonce l’islamophobie, la fermeture des mosquées, l’expulsion des imams, les crimes policiers, voire demande l’abrogation de la loi de 2004… Ce qu’évidemment le parti de Roussel, étant donné sa dérive droitière, ne peut se permettre, raison pour laquelle un shooting Roussel-Médine n’est pas près d’être programmé.

Résumons : 

La première photo halalise Médine. Passé par un sas de dévirilisation, il a le droit de mettre un orteil à la Fête de l’Huma. La deuxième photo donne à Roussel l’illusion de concurrencer la FI en s’affichant avec un « vrai » indigène à condition que sa blanche virilité ne soit pas impactée.

Il en résulte que :

1/ Roussel est raciste. Mais ça, tout le monde le sait.

2/ Roussel reconduit et prolonge, en associant homosexualité et inoffensivité, une homophobie qu’il prétend combattre.

3/ Roussel fait de Bilal Hassani un token : celui d’être un trait d’union entre deux virilités antagoniques et irréconciliables.

4/ Roussel fait chou blanc. 

Cette opération aura sûrement eu le mérite de choquer la gauche institutionnelle (à cause de Médine) et de susciter l’admiration de la gauche de gauche (à cause d’Hassani), mais n’aura gagné aucun indigène à la cause du communisme français. De la même manière qu’en Picardie on ne confond pas les torchons et les serviettes, dans la cité du Luth ou aux Minguettes, personne ne confond Roussel et Mélenchon !

Juste avant la rencontre de l’Huma, et alors qu’il était invité par les Verts provoquant une polémique que seuls les Français peuvent comprendre, j’avais personnellement interpellé Médine et lui avais donné un conseil : 

« Médine, si j’étais toi, je n’irais pas. Si tu y vas, ils pourront se vanter auprès des indigènes de ne pas avoir cédé aux fachos mais, alibi, tu resteras leur otage. Si tu déclines la tête haute, tu les laisses face à eux-mêmes et aux contradictions qu’ils doivent résoudre pour nous mériter. » Sans surprise, il ne m’a pas écoutée. Les décoloniaux, combien de divisions ? N’est-ce pas ? 

Mais comme je ne désespère pas, ce conseil reste valable car la pulsion domesticatrice de barbares est puissante. Abdelkebir Khatibi ne nous a-t-il pas mis en garde ? « Pauvre Arabe, où étais-tu, réduit à une série de traits d’union! » Si je devais formuler un vœu, j’aimerais que Bilal l’entende aussi.  Après tout, on a bien récupéré Zineb… Mais avant tout, puissions-nous ne pas perdre Médine !

Houria Bouteldja

LA SORCIÈRE ET LE FANTÔME : La traversée du comptoir

Ce texte a été initialement proposé par son autrice au site Lundi Matin qui, la semaine dernière, s’est fendu d’une publication pour le moins lunaire à l’endroit de l’intervention “Rêver ensemble” d’Houria Bouteldja. La rédaction de Lundi Matin ayant refusé de le publier, c’est sur le QG décolonial qu’il échoue et c’est tant mieux.

C’est peu dire que les lundis sont pénibles. Sauf si tu bosses dans le commerce et qu’ils sont précisément ton jour de relâche, où après avoir assouvi les loisirs de fin de semaine d’une clientèle besogneuse, tu peux enfin espérer glander…. et si l’abrutissement du taf ne t’a pas complètement siphonné la cervelle, tu peux t’informer et, dans un sursaut tenter de métaboliser dans ladite cervelle des trucs politiquement pas trop dégueulasses.

Voilà. Les lundis de qui bosse dans le commerce, c’est une économie,  un ratio temps/cervelle disponible. 

Alors en lisant l’article Du Drill State au patriotisme décolonial,  me suis demandée qui avait pris le temps d’écrire un truc pareil ? Je veux dire : qui se dit « tiens, j’ai du temps. Nous vivons une époque bieeeen merdique. Je vais alimenter ma rubrique « Il nous faut grandir,  chronique de comptoir » de Lundi Matin en lâchant un truc de 25000 signes pour dézinguer une militante arabe décoloniale » ? Laquelle a sans doute eu le culot de venir marcher sur des platebandes, chasses gardées de la blanchité en affirmant « je suis communiste ». 

Pas de réponse, l’article est anonyme. Une prose qui n’a pas de corps. Une prose-fantôme qui entend poser une analyse critique de la proposition d’Houria Bouteldja sur le  patriotisme décolonial. Notre fantôme ne la désignera dans son texte  que comme la Sorcière, sobriquet dont elle-même se gausse, raillant ainsi les procès médiatiques à défaut de juridiques dont elle est périodiquement l’objet. 

Posons deux choses : 

  • l’acte critique est  la traversée d’un corpus pour procéder soit à son élargissement conceptuel, soit à la défense d’un déjà-là où son auteur entend camper : le papier de notre Fantôme relevant lui très nettement de la seconde approche. 
  • Ce qu’avance Houria Bouteldja peut parfaitement être soumis à ces deux mouvements critiques. Et pas uniquement de la part de ses nombreux adversaires déclarés mais aussi et surtout de la part de ses alliés politiques blancs ou non-blancs. Mais critiquer et discuter la proposition d’une camarade, exprimer son désaccord et les soubassements de ce désaccord ne mobilisent pas les mêmes outils stylistiques que ceux utilisés par des personnes soucieuses de torpiller un propos et la militante politique qui le tient. 

À cet égard, stylistiquement, notre fantôme se fait adversaire en adoptant la stratégie des coups bas, avec son lot de mépris et de méprises. Et vas-y que je t’ampute un propos (ah c’est si bon de dire que la Sorcière cite un dignitaire nazi, sans l’articuler à l’ensemble de sa démonstration… on n’est pas bien là ?) et vas-y que je te reproche une interjection arabe qui sonnerait faux devant un parterre de blancs (et croyez-moi le fantôme s’y connait puisqu’il cite le Coran et telle figure mythologique pré-islamique), et vas-y que je te noie tout ça dans une prose PacômeThiellementesque  (halala, prendre un motif historique et le faire décalquer et s’entortiller dans l’époque, quelle éclate !) 

Si dans l’Antiquité latine le style désignait l’aiguille qui indiquait l’heure sur les cadrans solaires, il est parfaitement clair que le style de notre fantôme indique l’heure contemporaine à laquelle il s’agrippe : celle d’une blanchité qui réduit le rêve au luxe atomisé des psychés occidentales en mal d’horizon politique conséquent. Une blanchité qui a le temps, qui tient à son temps, une blanchité qui a tout intérêt à jouer la montre, à retarder au maximum l’avènement d’un « communisme » qu’elle dit pourtant appeler de ses vœux ardents en épandant ses savoirs marxisants mal dégrossis sur nos cerveaux abrutis de travail.

L’heure de cet article est pile-poil au rendez-vous : le fantôme a beau ne pas avoir de corps, les lunettes décoloniales se désolent d’assister à l’agonie d’une blanchité qui s’accroche au privilège du temps de son rêve pour soi, par soi, à travers soi, fut-il affublé d’un drapeau rouge… Reléguant les nous et leurs possibles loin, bien loin, loin, encore plus loin s’il vous plaît, merci.  Ce qui permet à notre fantôme de superbement ignorer les États-nations latino-américains qui  ont souvent conjugué leurs drapeaux avec la défense des damnés de la terre, sans vocation impérialiste aucune… Ce qui permet à notre fantôme de ne surtout pas envisager ce que le drapeau palestinien incarne aujourd’hui pour les consciences vives à travers le monde. 

 Alors, oui, la nouveauté de la proposition bouteldjienne réside dans cette étrangeté quasi chimérique tant cela peut faire paraître cohabiter des mémoires de carpes et de lapins : comment faire pour qu’une Nation du Nord qui a construit son rayonnement sur ses conquêtes impériales rebâtisse une grandeur internationaliste affranchie de ses oripeaux coloniaux ?  

Mais notre fantôme s’extrait de la mêlée des mémoires et du brouhaha des ancêtres, en prenant la hauteur d’un comptoir. À cet instant, l’autrice de ces lignes concède volontiers que s’il est question d’affects et de désirs, le comptoir est le lieu tout badigeonné de tout ça. C’est pourquoi tout travailleur et toute travailleuse de comptoir passe une grande partie de son temps à laver inlassablement cet espace à grandes eaux, tellement les « je » qui s’y bousculent et veulent y toucher du « nous », s’y déposent, s’y déploient,  s’y étalent. Sans arrêt, si tu « tiens un comptoir »,  il faut y faire place nette. 

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INTERLUDE

Voici mon comptoir premier, mon comptoir fondamental. 

Ma première patronne balaie derrière le comptoir dun café bordelais. Un homme dégoise sur lavant du comptoir. Il nest même pas alcoolisé. Cest juste pénible, ça tape sur le système. Tout le monde encaisse. Il empêche que le nous éphémère du comptoir ne se tisse, ne se pense avant dimmanquablement se défaire. Cest le destin sans cesse recommencé du comptoir. Dun bond, je vois la patronne dans sa longue robe noire se hisser sur le comptoir pourtant haut d1m50, brandissant son balai et hurler : « putain, tu vas arrêter maintenant. Ta Gueule ! Ta Gueule !». Notre sidération recompose derechef le nous qui seffilochait alors.

Le lendemain matin, dans lodeur du tabac froid de la veille, tandis que nous réceptionnons la livraison des fûts, japerçois la patronne tenter de refaire ce geste. Sans succès. Nous rions de lapparition de cette virago quelle essaie vainement de reconvoquer. 

Conclusion : seule la rage pour que survive ce nous de comptoir a donné à son corps lintelligence motrice pour stopper le flux dune spirale blablateuse venimeuse.

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Il y a bel et bien un art du comptoir dont notre pauvre fantôme s’escagasse en vain à se réclamer,  persuadé d’y trôner pour « prendre de la hauteur » : derrière ce comptoir se tiennent ceux et celles qui liront son papier lundi, parce que lundi est leur dimanche…. L’art du comptoir réside précisément dans le déploiement des paroles qu’on peut laisser couler, filer et oublier parce qu’elles créent la grâce d’un sale commun prêt à se dissiper, parce que ces paroles ne prêtent à rien et ne veulent avoir raison de personne. À cet égard, devrions-nous laisser notre fantôme pourrir nos lundis qui sont d’abord nos dimanches ? Charitable dilemme. 

Ou alors, les écrits de notre fantôme relèvent de ces paroles autres. Celles qui appellent à ce que le travailleur du comptoir cingle « ça suffit monsieur, il est tard maintenant, il faut partir. » Comprenez : les logorrhées incompréhensibles doivent savoir se retirer pour nous laisser repartir à la conquête de ces nous mal fagotés avec lesquels pourtant il faudra bien composer des lendemains plus ou moins chantants, aux harmonies bien dissonantes. Nous avons besoin de rester concentrés. 

Dès lors, si ce texte spectral pose une question, la voici : quelle heure est-il à notre cadran, à nous autres blanc.he.s ? Dans quels mots aujourd’hui devons-nous jeter nos forces sans trôner où que ce soit en toisant le réel, mais en mettant bel et bien nos corps repus d’armatures théoriques plus ou moins ajustées dans la bataille du commun ? 

Aujourd’hui quelle est notre heure commune ? Celle tout à fait précise où l’ensemble de la communauté musulmane est pointée par les institutions étatiques pour que ses membres restent excommuniés de tout devenir politique. Est-il l’heure de se vautrer dans la vaticination critique stérile et hallucinée à l’endroit d’une femme arabe et musulmane qui a  encore quelques franches coudées éditoriales (et pour encore combien de temps ?) afin de faire entendre une voix militante, non pas juchée sur un tabouret de bar pour penser son petit rêve communiste, mais dont la conscience du danger fasciste imminent l’oblige à penser contre elle-même pour nous, nous le parterre à la blanchité indécrottée. 

À cette heure, cher Fantôme, il t’appartient d’avoir un corps. Il t’appartient que ce corps  rejoigne la farandole de nos pensées mal aiguisées, la queue leu leu improbable du nous tout tordu du comptoir-France. 

Camille Escudero

Rêver ensemble – Pour un patriotisme internationaliste

Contribution d’Houria Bouteldja prononcée à l’occasion des journées « L’alliance des bourgs et des tours, chiche! » le 12 janvier 2025 à Pantin.

Commençons par un constat froid.

Dans la période, le rêve est d’extrême-droite. Seule l’extrême-droite rêve. Seule l’extrême-droite désire. Seule l’extrême-droite a une libido. 

La meilleure des gauches est au mieux matérialiste. Ce qui n’est pas un défaut en soi car dans ce monde dystopique, où la vérité historique et le réel ont été abolis, l’analyse matérialiste est une condition essentielle de l’action politique. Mais cette gauche, aussi honnête soit-elle, peine à produire du rêve notamment à cause des défauts de ses qualités : elle n’est que matérialiste. Elle ne touche aucune corde sensible. Comme le faisait déjà remarquer le psychanalyste communiste Wilhelm Reich dans l’entre-deux-guerres, « le mouvement socialiste ne défend pas l’affirmation de la vie en ce qui concerne les masses laborieuses mais seulement quelques revendications économiques essentielles ». Mais mieux que Reich, Otto Straser (de l’aile « sociale » du parti nazi) disait en s’adressant aux communistes : « Vous commettez l’erreur fondamentale de nier l’âme et l’esprit, de vous en moquer et de ne pas comprendre que ce sont eux qui animent toute chose. »

Avec cette gauche matérialiste donc, on peut au mieux rêver de préserver ses acquis, sa retraite, le service public ou son pouvoir d’achat. Certes, il existe une autre gauche, plus romantique mais minoritaire, celle qui est internationaliste et communiste. Mais le rêve de celle-ci n’est partagé que par une poignée d’idéalistes, tellement elle est utopiquement déconnectée, tellement le communisme a historiquement déçu, tellement il a été dévoyé d’un côté, diabolisé et ringardisé de l’autre, tellement il échoue à répondre aux besoins immédiats tant matériels que moraux des classes populaires. En d’autres termes, si cette gauche rêve, elle rêve seule. Or la question posée ici, c’est « rêver ensemble ». Et j’ajouterais, « rêver en masse ». Par conséquent la question est la suivante : comment concurrencer les rêves de l’extrême-droite et comment rêver plus passionnément à gauche ?

J’ai eu l’occasion dans des débat récents d’être confrontée à cette question. Une première fois avec Bernard Friot, une seconde avec Frédéric Lordon. Tous deux m’ont dit, et à juste titre, que la proposition de Frexit décolonial que j’énonce dans Beaufs et Barbares, même nécessaire, n’est pas « kiffante ». Je le concède tout à fait. C’est pourquoi, ils – Friot et Lordon – persistent à rêver communisme. Mais en vérité, ni ce projet ni les moyens de le réaliser ne sont plus « kiffant » que le Frexit. Dans la période que nous traversons, on ne mobilise pas en effet les masses avec l’idée de salaire à vie. Et pas d’avantage, je le crains, avec la proposition communiste de Lordon, sur laquelle je vais revenir et qui se fonde sur un postulat avec lequel je suis en parfait accord et que je résume ici : il y a au cœur des classes populaires blanches des enjeux d’identification rattachés à des enjeux de survie. Le racisme, le nationalisme et le masculinisme sont toutes des solutions identificatoires de ce type quand toutes les autres ont été détruites. Il ajoute, et là aussi je suis en total accord, qu’il faut inventer des solutions identificatoires de substitution si on veut aller vers un dénouement révolutionnaire, lesquelles se doivent être de qualité et procurer le même niveau, sinon un niveau supérieur, de satisfaction morale et psychique que le nationalisme, le racisme et le masculinisme. Pour cela, il propose de faire un détour par 1917 où, selon lui, trois ressources passionnelles ont été utilisées pour nourrir le souffle révolutionnaire : 1/ la colère et la haine, 2/ l’expérimentation soviétique des puissances collectives et 3/ l’horizon positif du mot d’ordre « la terre, la paix, le pain ». Je propose de les passer en revue.

1/ La colère et la haine sont effectivement des affects puissants et il faudrait selon lui les détourner de leur cible première, les Noirs et les Arabes, pour les orienter vers les riches. C’est évidemment dans cette direction qu’il faut aller mais là où le bât blesse, c’est qu’on ne voit pas trop par quel miracle cette pulsion passionnelle – l’hostilité envers les Arabes et les Noirs – se retournerait spontanément contre les riches, étant donné son ancrage dans la culture populaire dont je voudrais rappeler ici qu’il tient à des conditions matérielles liées au contrat racial. Comment opérer ce détournement, c’est ce que Lordon ne nous dit pas car la conscience triangulaire des « petits blancs » qui détestent autant la France d’en haut que la France d’en dessous de la France d’en bas ne se téléguide pas : elle est trop consistante pour espérer la balayer à coups de sermons et de prêches sur l’ennemi principal que serait la bourgeoisie. 

2/ Expérimenter les puissances collectives : à l’époque, celle des soviets, aujourd’hui, celle des ronds-points. Pourquoi pas ? Mais cette expérimentation pour extraordinaire et créatrice qu’elle ait pu être, ne peut pas se généraliser ni se pérenniser dans le temps comme on a pu le constater. En d’autres termes, comment expérimenter les puissances collectives quand le marché du travail est à ce point éclaté, morcelé, stratifié, dans un contexte où la classe ouvrière, beaucoup plus hétérogène et concurrentielle qu’en 1917, ne dispose plus de lieux comme l’usine où se mobiliser et où s’organiser ?

3/ L’horizon positif du mot d’ordre « la terre, la paix, le pain » : Lordon ne dit pas qu’il faut revendiquer ces mots d’ordre précisément mais je considère pour ma part qu’ils restent valides. Encore faut-il, pour revendiquer la terre, qu’existe une paysannerie puissante ou pouvoir défendre celle qui reste, voire lui imaginer un avenir décent. Mais celle-ci a été sacrifiée par le néolibéralisme et continue de l’être. Pour revendiquer la paix, encore faut-il se sentir concerné par la guerre. Pour l’instant, ce n’est pas nous qui mourrons en masse mais les peuples qui ne comptent pas et dont la destruction effroyable est banalisée. Reste le pain. Il se trouve que ce ne sont pas forcément les plus pauvres qui votent extrême-droite. Et ceux qui, très pauvres, auraient toutes les raisons de revendiquer le pain, sont plutôt la frange la plus résignée de la population, qu’elle soit blanche ou non blanche. Il faut donc d’autres mots d’ordre. Mais lesquels ? Telle est la question.

Ainsi, renouer avec la proposition identificatoire du premier communisme, le « pour-soi » de la condition ouvrière, est aujourd’hui une impasse. Comment renouer avec une telle identification quand les conditions sociales de la culture ouvrière ont été détruites et que la conscience ouvrière s’est progressivement dissoute dans l’individualisme, la culture libérale, l’abstention ou encore la dérive droitière et raciste ? 

Malgré tout, et il faut le reconnaitre, toutes ces propositions sont justes et dignes de participer de l’élaboration d’une politique révolutionnaire mais elles ont un énorme défaut, que l’on pourrait résumer ainsi : elles ne salissent pas. On sort de ces propositions aussi propre qu’on y est entré. A aucun moment on n’y est mis en danger alors même que Lordon affirmait « qu’il n’était pas de proposition politique qui aspire à quelque succès, qui ne soit doublée d’une proposition passionnelle identificatoire forte qui s’attaque aux pulsions négatives ». Il ajoutait : « Quand on soulève le capot et qu’on regarde dans la psyché des gens, on ne voit que du dégueulasse. La gauche qui refuserait de regarder ça se condamnerait. » 

Il a mille fois raison. A cette nuance près que comprendre le sale, ce n’est pas encore affronter le sale et encore moins se salir. Or, le sale, dans cette proposition, est contourné. La proposition reste d’une grande pureté. Les petits blancs sont racistes ? Qu’à cela ne tienne, offrons-leur la tête des bourgeois ! Ils sont masculinistes ? Détournons leur colère contre les patrons ! Ils sont nationalistes ? Offrons-leur les joies du communisme ! Je ne veux surtout pas faire ici de mauvais procès à Lordon avec lequel j’ai beaucoup de convergences de vue car il a été l’un des premiers et des rares à prôner le retrait de l’Union européenne et a subi pour cela des attaques en souverainisme. Je ne parle bien que de cette proposition, telle qu’elle a été formulée.

Je pense pour ma part qu’on ne peut pas prétendre avoir compris la matérialité du besoin de racisme, de masculinisme ou de nationalisme sans au minimum aller tremper un orteil dans le marais de ces passions tristes, comme on ne peut pas prétendre devenir sujet d’histoire avec les classes populaires telles qu’elles sont sans partager avec elles une part du laid et sans s’enlaidir un peu soi-même. La proposition intègre et vertueuse hélas n’existe pas. Ceux qui l’espèrent dans un projet d’union des beaufs et des barbares sont défaits par avance. Tout projet de transformation impliquant les masses populaires des pays du centre capitaliste, très fortement impliquées dans l’exploitation et le saccage du monde et ayant un fort intérêt à défendre ce train de vie, est nécessairement une entreprise compromettante, dangereuse et risquée. Les forces politiques à prétention révolutionnaire seront toujours sur une ligne de crête. Car, me semble-t-il, nous devons payer le prix d’être la fraction privilégiée et donc corrompue du prolétariat international. C’est la nature même de ce prolétariat et la tentation de la sauvegarde de ses intérêts de race garantie par l’Etat-nation, dans toute son ambivalence, qui rend la tâche ardue et qui fera de nous des funambules. 

Alors que faire ?

Si le communisme en 17, l’islam politique dans le monde arabe ou la théologie de la libération en Amérique latine, pour ne prendre que ces trois exemples, ont mobilisé les corps et les esprits, c’est parce qu’ils ne se contentaient pas d’être à hauteur d’hommes. Ils étaient plus grands et d’une certaine manière obligeaient à lever la tête en direction d’une utopie ou en direction de Dieu. Si j’évoque ces exemples, c’est d’abord pour souligner une absence, une vacance, un vide de transcendance (terrestre1). Car oui, il nous manque une transcendance. Cette transcendance ne peut plus être le communisme pour les raisons déjà évoquées, elle ne peut non plus être le christianisme, Dieu ayant été chassé des cœurs et des esprits par un sécularisme forcené. Cette transcendance ne peut pas être l’islam (et croyez bien que je le regrette), car c’est à la fois une religion persécutée mais surtout une religion minoritaire ici en France. Or comme vous le savez, nous devons rêver ensemble. Nous devons donc nous projeter sur une transcendance collective et largement reconnue. Je m’empresse de dire que celle-ci doit être raisonnable, j’insiste sur raisonnable, car c’est l’humeur générale et le contexte qui fixe le niveau d’exaltation qui doit nous habiter. Or le contexte est désenchanté. L’humeur est à la désillusion, au sentiment d‘échec. Nous sommes tous et collectivement revenus de tout. On a tout essayé, tout expérimenté mais rien ne marche. Pas même la simple préservation des acquis. La macronie nous dépossède tous les jours de notre puissance collective et nous nargue. C’est pourquoi, même l’idée de transcendance est à aborder de manière pondérée, c’est-à-dire adaptée aux conditions historiques, sociales et psychologiques du moment, soit celles des illusions perdues. Le rêve que j’imagine ne peut être qu’un compromis entre les rêves trop grands des avant-gardes romantiques et les rêves trop petits en faveur de la retraite à 60 ans.

Pour résumer, cette transcendance : 

  • Doit être capable de mobiliser les affects installés et durs donc contenir un fort potentiel identificatoire.
  • Elle doit être saisissable immédiatement car le fascisme est à nos portes ce qui nécessite d’utiliser les affects communs à grande échelle et disponibles instantanément. 
  • Elle ne peut pas prendre la forme d’une utopie hors-sol, trop généreuse si j’ose dire, qui fantasmerait d’abord le bonheur de toute l’humanité, la fraternité humaine sans répondre aux besoins matériels et moraux des classes populaires dont l’adhésion massive est l’une des conditions essentielles de la transformation sociale. C’est-à-dire, et au risque d’en froisser certains, en finir avec la forme éthérée de la « révolution permanente » qui est une forme abstraitement « cosmopolite » et universaliste. 
  • Enfin, elle doit compromettre notre vertu, non pas parce que la souillure serait une fin en soi, mais parce qu’elle est un passage obligé compte tenu de ce que j’ai dit plus haut. Nous, peuples du Nord, ne sommes pas innocents, qu’on soit blancs ou non-blancs. Nous faisons partie du problème.

Aussi, la seule transcendance que je connaisse et qui réunisse toutes ces qualités, tout le monde dans cette salle la connait intimement. Mais beaucoup la méprise parce qu’à gauche, et dans le mouvement décolonial, pour des raisons souvent nobles, elle a été jetée avec l’eau du bain. C’est donc l’occasion pour nous, moi y compris, de faire notre auto-critique, et mener la bataille contre nous-mêmes. 

Cette transcendance, elle a un nom. Elle s’appelle France. 

La France. Notre pays. Le pays dans lequel nous vivons, dans lequel nous élevons nos enfants, dans lequel nous nous projetons, auquel nous sommes plus ou moins attachés, que nous pouvons parfois aimer, parfois détester, qui nous fait et que nous faisons.

La France, qu’est-ce que c’est ? Je mets au défi quiconque dans cette salle de me donner une définition claire et précise de ce que c’est. On peut définir un Etat-nation, on peut définir la république mais la France ? C’est déjà plus compliqué. 

Parce que la France, c’est une idée. Une simple idée. Et une idée, on en fait ce qu’on veut. Notamment un devenir. Ce que je veux appeler ici le devenir France. 

Dans son livre Théorie du sujet, Alain Badiou commence avec cette phrase : « J’aime mon pays la France. » Plus tard, dans un débat contre Alain Finkielkraut, avec qui il dit partager une forme de mélancolie dans son rapport à la France, il ajoute : « Il est difficile de trouver plus profondément français que moi. » Ce qui est intéressant dans cette déclaration, c’est d’abord qu’un communiste non repenti exprime son amour pour son pays, ensuite qu’il le fasse en compagnie d’un ennemi qui, lui, en sa qualité de prétendant à la blanchité (je rappelle que Finkielkraut est un juif et qu’à ce titre il est une victime historique du nationalisme européen), a surinvesti l’idée de France, comme le font la plupart des non-blancs, au point d’être devenu au fil du temps l’une des figures majeures de la réaction. Nous avons donc ici deux figures : l’une fidèle au projet communiste et l’autre réactionnaire, toutes deux amoureuses de la France. Il n’y a là qu’une contradiction d’apparence, car comme je l’ai dit plus haut, la France c’est d’abord une idée. Mais c’est aussi une histoire. Et de France, il y en a au moins deux. Celle de la révolution et celle de la contre-révolution, celle des Communards et celle des Versaillais, celle de la résistance et celle des collabos2, celle du mouvement ouvrier qui accouche de droits sociaux et politiques et celle de la bourgeoisie qui accouche de l’Union Européenne.

Je postule ici que si la gauche est plutôt l’héritière de la première et la droite de la deuxième, le peuple blanc est lui une synthèse des deux France. Il est dans ses grands traits patriote pour de très bonnes et de très mauvaises raisons. Il sort le drapeau pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il chante La Marseillaise pour de bonnes et de mauvaises raisons. En d’autres termes, les deux France cohabitent en lui. C’est donc au creux de cette contradiction profonde que la bataille doit être menée. Notre objectif ultime étant que l’une des deux France l’emporte sur l’autre.

Si comme je le disais, il faut apprendre à se salir les mains, c’est ici que ça commence. Le premier pas dans cette direction si on veut cheminer avec les petits blancs serait de se réapproprier la France et plus exactement l’idée de patrie. C’est dans ce geste précisément qu’on pourra commencer non pas à rêver ensemble mais à être ensemble. J’insiste sur être. Car si les classes populaires sont attachées à la patrie, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont mues par des sentiments primaires et chauvins mais aussi parce que la patrie sous sa forme nationale est un bien du peuple et qu’elle est comme le souligne Poulantzas un produit de la lutte des classes. Les affects blancs patriotes sont aussi liés à des intérêts de classe comme nous le montre le mouvement dialectique de la formation nationale. Le mot patrie est polysémique. Sous l’influence de la Révolution française (puis d’autres évènements fondateurs comme la Commune ou le programme de la Résistance à la Libération), la perception populaire de la patrie est d’abord rattachée à l’affirmation de principes politiques émancipateurs, universels, étrangers à toute idée de nationalité ou de nationalisme.  Ici, la patrie est indissolublement liée à la souveraineté et donc à la nation.

Mais la notion bourgeoise de nationalité en creux de l’Etat-nation va évidemment contrecarrer cette conception émancipatrice de la nation : le national se définit alors comme le ressortissant de l’Etat, tandis que l’étranger se définit comme non-national et non-citoyen, n’appartenant pas à la communauté politique constituée en Etat. La nationalité moderne ne définit donc pas réellement l’appartenance à une Nation, mais le rattachement à un Etat. Comme le dit Lochak, « le lien de nationalité est devenu un lien unilatéral et non plus contractuel, dont l’Etat est à peu près seul maître ». C’est ainsi que sont progressivement liquidés et la volonté générale (à la source de la souveraineté et de la Nation) et le contrat social. Ainsi, le mot « patrie » qui oscille toujours entre fraternité universelle d’une part et exclusion et racisme d’autre part est tout sauf pur mais aussi tout sauf totalement condamnable.

Si sous sa part lumineuse, la Patrie-Nation c’est avant tout la souveraineté nationale et populaire, il devient évident que la corrosion des services publics et du principe d’égalité et de justice est immédiatement perçu comme une perte de souveraineté. C’est ce qui pousse les dépossédés, les véritables nationaux, le corps légitime de la nation, les petits blancs au chauvinisme et donc à la défense de la frontière raciale qui devient poreuse à mesure qu’ils dégringolent dans l’échelle sociale. Leur effroi est justement qu’ils refusent de devenir des indigènes. Leur salut, c’est une version exclusiviste de la patrie. 

C’est pourquoi, pour rétablir une version non exclusiviste de la patrie, il faut rétablir l’Etat social et le service public auxquels les classes populaires blanches sont très attachées. Il faut prouver que la justice sociale (qui passe par déposséder le bloc bourgeois) est plus profitable que récupérer les miettes des Noirs et des Arabes, prouver que la lutte des classes est plus profitable que le racisme. Mais pour cela, il faut rétablir la souveraineté populaire. Le thème de la souveraineté nationale telle que la définit Gramsci est aujourd’hui, plus que jamais, d’actualité. Cela implique une réforme intellectuelle et morale qui passe par la construction d’un rapport sentimental, affectif et idéologique avec les sacrifiés du néo-libéralisme, lequel ne peut se faire que par la médiation du sentiment patriotique. C’est en tant que peuple-nation que nous devons redevenir les protagonistes de l’histoire car c’est à l’échelle nationale, comme l’a dit auparavant Stathis Kouvélakis, – l’échelle qui mobilise les affects les plus puissants – que doit s’organiser l’hégémonie et plus exactement une volonté politique collective et nationale, ce que recouvre le concept gramscien de « national-populaire ». C’est dans ce cadre que le Frexit prend toute sa dimension stratégique puisqu’il propose la reconquête de la patrie et donc du bien commun et donc de la souveraineté populaire. Et là où il y a reconquête de la souveraineté populaire, il y a rapport de force. Et là où il y a rapport de force favorable, il y a le pouvoir, il y a l’existence politique, il y a la dignité retrouvée. Ajoutons ici qu’il y a une opportunité historique qui se présente à nous et qu’il serait bête de ne pas saisir. L’extrême droite soi-disant patriote n’a la confiance des classes dirigeantes qu’à la condition de se soumettre à l’européisme et par conséquent de trahir la nation. Plus elle donnera des gages, comme l’a déjà fait Meloni en Italie, plus elle a des chances d’accéder au pouvoir. Or, les classes populaires blanches sont plutôt anti-européennes comme l’a montré le « non » au traité constitutionnel de 2005. C’est donc le moment ou jamais de prouver qui est véritablement avec le peuple et qui ne l’est pas. 

Mais moi qui vous parle aujourd’hui, et après avoir fait cette balade dans l’univers révolutionnaire français, je n’oublie pas un instant qui je suis ou plutôt ce que je suis : une indigène de la république. Un sujet colonial. L’objet de la discorde. La variable d’ajustement. Je n’oublie pas l’autre France. Je n’oublie pas que les « fâchés pas fachos » sont organiquement liés à l’autre France. Je n’oublie pas un instant le mal qu’a semé l’autre France dans le monde, je n’oublie pas le code noir, le code de l’indigénat, je n’oublie pas les massacres de masse, l’exploitation et la spoliation de masse, je n’oublie pas la Françafrique, la Kanaky, l’abandon de Mayotte, le soutien aux génocidaires israéliens. Bref, je n’oublie pas, comme le dit Césaire, que la France est indéfendable. Je n’oublie pas le constat de Césaire : « Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné́ naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison » comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là̀ est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins de chance de tromper. »

Mais il se trouve que même les indigènes ont un besoin de patrie. D’ailleurs, la plupart du temps, ils aiment plus la France qu’elle ne les aime. Et ces manifestations d’amour, en réalité, sont nombreuses. Ils ne sont pas rares à brandir le drapeau BBR lors de victoires de coupes du monde, ou lors de manifestations contre le racisme où il leur sert d’alibi. Voyez à quel point nous sommes Français, clament-ils. Car les indigènes sont privés de patrie. Ils ont perdu la leur et n’en ont retrouvé aucune. Et s’ils aspirent à cette adoption par la patrie France, c’est aussi pour des questions de survie, de protection, de sécurité. Avoir une patrie, c’est l’une des dimensions de la dignité humaine et en être privé est une blessure. Sinon comment expliquer le rapport névrotique au drapeau algérien ?

Les beaufs et les barbares, situés du même côté de la barrière de classe mais séparé par la division raciale, partagent donc le même rêve. Les uns revendiquent une patrie qui leur échappe (à cause de ce qu’ils appellent le mondialisme) ou qui les trahit (l’union européenne), les autres revendiquent une patrie qui les exclut et les méprise. Mais à chacune de ces manifestations de désir patriotique, les avant-gardes politiques, qu’elles soient d’extrême-gauche ou décoloniales se bouchent le nez. La gauche parce qu’elle n’y voit que du chauvinisme, les décoloniaux parce qu’ils n’y voient que de l’intégrationnisme. Je prétends pourtant ici que les avant-gardes qui se bouchent le nez dans les moments de liesses populaires comme les matchs de foot, ou devant les drapeaux de gilets jaunes, ou encore les manifestations comme celle contre l’islamophobie de 2019 dans lesquelles les indigènes ont brandi le drapeau BBR, se transforment par ce geste en arrière-garde. Je sais que s’attribuer le qualificatif d’avant-garde est mal perçu dans certains milieux de gauche. J’assume malgré tout et sans fausse pudeur ce titre. Car je crois à l’importance et à la nécessité de directions politiques qui assument ce rôle d’impulser, de diriger, d’encadrer, d’organiser et de tracer des lignes stratégiques fondées sur une théorie, une pratique et une vision du monde. En revanche, je pense que si parfois nous sommes légitimes à prétendre guider les masses, en tant qu’avant-garde, nous rechignons à être guidées par elles. Pourtant nous devons apprendre à distinguer les moments où nous devons guider comme les moments où nous devons nous laisser guider. Se boucher le nez devant certaines manifestations de patriotisme ou devant l’intégrationnisme spontané des indigènes, c’est passer à côté de la finesse et de la subtilité des affects populaires. Ils savent très bien pourquoi ils ont besoin de ce drapeau, ils savent très bien ce qu’ils en attendent. Ils savent très bien que la France, c’est comme l’or, une valeur refuge. Et contrairement à nous, ils savent rêver à la mesure de leurs moyens. Et si la France incarne leur rêve, c’est que la France est à leur portée. Ni trop grande ni trop petite.

Et pourtant, et pourtant, malgré tout ce que je viens de dire, je ne fais confiance ni aux indigènes ni aux petits blancs. Parce que je sais que je ne peux pas me laisser entrainer par la pente nationaliste et intégrationniste. Parce qu’au fond je sais que j’ai raison de n’être ni nationaliste ni intégrationniste. Je sais qu’ils savent quelque chose, et je sais aussi que je sais quelque chose. Je sais que la solution « patriote » ne saurait se suffire à elle-même. L’indigène décoloniale que je suis se sentirait à l’étroit. Mais plus qu’à l’étroit, se sentirait incomplète, limitée dans son être. Mais pire encore, se sentirait traitre. Car il y a les Autres du grand Sud. Non pas les autres comme simple altérité mais les autres comme prolongement de notre humanité. Or ces Autres, nous les malmenons, nous les torturons. S’il est un impératif à devenir pragmatiques, donc patriotes, cet impératif ne peut pas constituer une fin en soi. La défense de la patrie-Nation ne sera acceptable que fraternisant avec les peuples écrasés. Aussi, ce patriotisme sera internationaliste ou ne sera pas. C’est la seule manière d’échapper à l’emprise de l’Etat bourgeois, que je veux appeler ici Etat racial intégral. La communion populaire et la communion avec les peuples opprimés par les appétits impérialistes passeront nécessairement par la rupture de la collaboration de race donc par la rupture du lien organique qui lie les classes populaires blanches à l’Etat bourgeois et qui lie les indigènes à ce même Etat bourgeois par le mirage intégrationniste. Aussi la tâche des avant-gardes politiques qui auront pris le chemin de la défense de la patrie et qui auront repris langue avec les classes populaires, qui apprendront à parler la langue des petits, ne doit en aucun cas céder à la démagogie. Car les affects des petits sont aussi dangereux qu’ils sont émancipateurs. Il faut les manipuler avec une grande prudence. Notre boussole internationaliste doit donc rester intacte. De la même manière que dans le mouvement décolonial, nous disons « pas de lutte de classe sans anti-impérialisme », « pas de féminisme sans anti-impérialisme », « pas de 6ème république sans anti-impérialisme », nous disons bien évidemment « pas de patriotisme sans anti-impérialisme ». Et pour ceux qui douteraient de la possible résolution de cet antagonisme apparent, je renvoie à cet épisode de la Révolution française où est venue à l’ordre du jour la question de l’abolition de l’esclavage. Les colons défendaient l’idée que l’intérêt national dépendait de la production coloniale, elle-même dépendante du travail forcé et gratuit. La fameuse réplique de Robespierre, « Périssent les colonies plutôt qu’un principe », est l’expression d’une rationalité. Si la révolution édicte des principes, elle doit en assumer les conséquences. Il est impossible de réduire un homme en esclavage sans être un criminel. Il faut donc en assumer les conséquences, et si les conséquences, c’est la ruine des colonies, alors c’est la ruine des colonies, et c’est tout. C’est pourquoi, le vote de l’abolition de l’esclavage s’est fait sans débat ce qui était contraire aux mœurs démocratiques. Mais, comme le rappelle Badiou, les révolutionnaires ont alors considéré que soumettre la question du vote au débat revenait déjà à en entamer la valeur. Or on ne débat pas de savoir si un humain doit être esclave ou non. On vote contre et c’est tout. C’est ainsi que l’abolition de l’esclavage a été entérinée sans débat, car en débattre était déshonorant. Ce geste fondateur, d’une esthétique et d’une beauté sublimes, doit redevenir le geste des avant-gardes politiques et doit s’étendre à la conscience collective. Ce n’est pas tout à fait un hasard si, contrairement à de nombreux pays européens, nous avons encore une gauche de rupture forte. Si nous ne sommes pas complètement défaits, c’est qu’il y a des héritages historiques forts qui innervent le mouvement social au-delà de la France Insoumise. Face à la transcendance, il y a l’immanence de la volonté populaire historique. Mais prenons garde, la tâche des avant-gardes ne s’arrête pas là : elle doit aussi proposer une vision de la totalité, une explicitation du monde. Une vision qui expliciterait les mystères de notre impuissance collective dont les classes populaires ont soif et qui les poussent dans les bras du confusionnisme et du conspirationnisme. C’est pourquoi à un phénomène total, il faut opposer une vision matérialiste de la totalité.

Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur les soubassements de cette proposition de « patriotisme internationaliste ». Je disais plus haut que le communisme ne faisait pas rêver. Certes. Mais je n’ai jamais dit qu’il fallait y renoncer. Je vais même faire un aveu. Je pense que le communisme est la seule et unique planche de salut pour l’humanité. Quel que soit son habillage. D’abord parce qu’il est la seule alternative rationnelle à l’ensauvagement capitaliste mais aussi parce que nous n’avons aucun autre choix devant l’impératif écologique et climatique. L’option communiste est la seule option vitale. Je le dis sans la moindre ambiguïté. C’est pourquoi, il faut rendre grâce à ceux qui, comme Friot et Lordon, poursuivent ce rêve. C’est pourquoi aussi je ne l’ai jamais écarté. Si vous dépliez la proposition de patriotisme internationaliste, vous constaterez que le retour à l’échelle nationale par la proposition de Frexit décolonial, la reconquête de la souveraineté nationale-populaire, le combat pour l’hégémonisation d’un bloc social accompagné d’un véritable programme de rupture avec le néo-libéralisme, chevillé à l’internationalisme sous sa forme anti-impérialiste3, – constituent une proposition résolument et implacablement communiste. La différence entre un communisme qui se présente devant un peuple réfractaire à visage découvert et un communisme à visage patriote, c’est que le premier rate sa cible et que le deuxième a quelques chances de l’atteindre. Mais ce communisme devra être le communisme de son temps. Il devra être décolonial. Pas seulement anti-impérialiste. Il pourra être chrétien, il pourra être islamique, il pourra être kurde, palestinien, chinois, il pourra même être régionaliste. Car pour devenir une véritable transcendance, il doit accueillir en son sein la diversité humaine, la diversité des situations, la diversité culturelle mais aussi tous les besoins de l’âme. 

Vous pouvez le voir, ce rêve que je promettais modeste et raisonnable est tout sauf raisonnable et modeste. Il est même un peu fou. Mais comme vous le savez, heureux soient les fêlés, ils laissent passer la lumière. 

Houria Bouteldja


[1] J’ajoute le mot « terrestre » car certains lecteurs ont pu confondre l’usage du mot commun « transcendance » avec celui de Dieu que j’aurais écrit avec un « T » majuscule si j’avais voulu signifier la Transcendance divine.

[2] La Résistance n’était pas qu’affaire de lutte armée contre l’occupant, elle fut également affaire de lutte politique concernant la France à construire à la Libération. Grégoire Madjarian écrit notamment : « Ce qui se joue directement en France, ce n’est pas seulement la libération du territoire, mais aussi l’existence d’un régime, la nature du pouvoir politique et la direction de ce pouvoir. L’insurrection de l’été 44 n’a pas simplement un caractère national : elle provoque l’effondrement de « l’Etat français » et elle est l’instrument d’une prise de pouvoir. ». D’où le fait que les Américains étaient très méfiants vis-à-vis de la Résistance intérieure. Bref, plusieurs conceptions de la France s’affrontent. Cette lutte dans la lutte explique que De Gaulle ait autant méprisé la Résistance intérieure de la France, dans laquelle les communistes ont joué un rôle déterminant. En visite à Marseille à la Libération, où des maquisards défilaient la chemise ouverte, en tirant un véhicule allemand sur lequel se trouvaient des filles en robes (il faisait chaud) qui criaient en agitant des drapeaux, De Gaulle  aurait grommelé (selon Lucie Aubrac) : « Quelle mascarade! » A Toulouse, la situation faillit dégénérer après que De Gaulle ait ouvertement méprisé des maquisards. Il est d’ailleurs intéressant que l’une des premières demandes faites par De Gaulle aux Alliés ait été la livraison d’uniformes militaires afin de distinguer les « réguliers » des « irréguliers » et faire disparaitre ainsi des forces armées auxquelles ils étaient hostiles.

[3] Rappelons que selon Lénine, l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme et qu’à ce titre, être anti-impérialiste c’est être automatiquement anticapitaliste.