Messages par QGDecolonial

L’État parasite et la Palestine : une écologie de la colonisation

Les 2 ans du génocide des Palestiniens et de leur lutte révolutionnaire n’ont pas été sans conséquence. Israël a en effet pratiqué la politique du tapis de bombes, ravageant chaque coin de la bande de Gaza. Cette stratégie n’est pas une nouveauté impérialiste. Les États-Unis ont pratiqué cette politique en Corée du Nord lors de la guerre de Corée (1950-1953) ou avec l’épandage de plus de 80 millions de litres de pesticides lors de la guerre du Vietnam (1955-1975). Dans les 3 cas, il s’agit pour l’armée impérialiste de transformer l’environnement en une arme mortelle à court et long terme pour ses habitants : par exemple en détruisant les terres et provoquant des éboulements pour atteindre les tunnels. Le KKL (Keren Kayemeth LeIsrael) est une organisation sioniste fondée en 1901 pour coloniser la Palestine via l’achat des terres. C’est le KKL qui a fondé l’Etat d’Israël. Aujourd’hui, Israël au travers le KKL prétend lutter pour la reforestation, la gestion de l’eau, la préservation de l’environnement et l’éducation écologique. Dans les faits, Israël utilise la politique de la terre brulée de manière systématique depuis sa création avec la Nakba de 1948, en Syrie en 1967, au Liban entre 1978 et 2000, jusqu’à la bande de Gaza aujourd’hui/[1].

Surfaces brûlées et/ou détruites en fonction des années. © Philippe Pernot / Reporterre

 

Dans le cas de la Palestine, le sionisme est face à une contradiction. Il doit à la fois génocider, dont la destruction des terres est un des modes opératoires, développer son économie et coloniser les terres à terme, et donc préserver à minima l’environnement pour les colons. Pour résoudre cette contradiction, Israël investit énormément dans les technologies de l’environnement, entre autres avec des dispositifs, comme l’ARO (Agricultur Research Organisation) et le centre Weizmann qui est dans le TOP 10 des universités de biotechnologie, selon le classement Leiden[2]. Afin de comprendre comment Israël mène une guerre pour la terre depuis 2 ans, il faut se pencher sur plusieurs fronts écologiques[3]. Israël ne mène évidemment pas un front l’un après l’autre, mais s’aide des avancées sur l’un pour amplifier les attaques sur l’autre. Par exemple l’eau pillée au Liban permet de maintenir une agriculture hautement technologisée et donc d’offrir des débouchés à son industrie de l’armement, malgré les déperditions d’eau parmi les plus importantes de la planète[4]. Cette guerre s’organise autour d’un système social et technique, qui organise les éléments au service de la puissance conquérante, mais aussi au travers l’idéologie avec par exemple la doctrine Dahiya *: c’est-à-dire un usage disproportionné du feu, d’énergie et de matière afin de maintenir la colonie sur pieds contre le monde arabe. Cette doctrine doit être comprise comme le mode d’existence d’Israël non seulement dans sa manière de faire la guerre, mais aussi d’exister en tant qu’entité « vivante ». De fait son fonctionnement écologique a tout de celui d’un parasite greffé sur le monde arabe. Pour comprendre ce parasitisme, il faudra examiner successivement la question agricole, la gestion et le pillage de l’eau, la pollution et la destruction de l’environnement, puis analyser son fonctionnement énergétique ainsi que les technologies militaires et idéologiques qui en forment l’ossature.

  1. La question agricole

La Palestine a un climat méditerranéen, c’est-à-dire de faible précipitations, plutôt chaud et sec l’été, doux et humide l’hiver. Historiquement les systèmes agraires reposaient sur une activité extensive : transhumance et forêt agronomique, principalement des oliviers et des figuiers, épars, mais aussi la culture de céréales. Ce type de système agricole existe encore dans le sud du Maroc ou de l’Algérie. Il a l’avantage de limiter la dépendance à l’eau, la transhumance permet aux animaux de concentrer sur de grandes surfaces faiblement végétalisées la calorie et la restiuer sous forme de viande. Cette agriculture est incompatible avec l’agriculture moderne dont Israël veut être une vitrine : la colonie est fréquemment citée comme exemple lors des communications d’agronomie. Les zones palestiniennes subissent les mêmes pressions sur la biodiversité florale que d’autres régions (désertification, changement climatique, urbanisation, croissance démographique rapide, développement industriel, etc.), mais elles font face à des menaces supplémentaires, telles que les activités coloniales israéliennes locales (construction d’infrastructures, colonies de peuplement, déplacements de population). Une métanalyse de 2021[5] tire la sonnette d’alarme après avoir identifié 600 espèces préoccupantes en Cisjordanie occupée, dont 187 sont en danger, 171 très rares, 238 rares (présente sur 11 à 30 sites), et 4 déjà éteintes dans cette zone. Pour les auteurs Banan Al-Sheikh et Mazin B Qumsiyeh « Les plantes constituent ainsi un signal d’alarme fort d’un environnement en dégradation nécessitant une libération ». Dans le même temps, la colonisation passe par les semences, elles nécessitent non seulement des brevets, mais toute une infrastructure en eau et pesticides pour qu’elles fonctionnent, ce que n’ont pas la majorité des agriculteurs palestiniens. Le problème c’est que ces semences spécialisées sont cultivées de manière intensive et pollinisent davantage que les variétés paysannes. Au contact de ces pollens se forment des hybrides pas adaptés aux systèmes agricoles palestiniens qui réduisent leurs rendements l’année suivante. Face à cela, les Palestiniens essayent de s’organisent à travers la création d’une banque de semences en Cisjordanie afin de conserver des variétés agricoles adaptées à leurs pratiques. Cependant la banque fut attaquée et détruite en juillet 2025 par les « forces de sécurité » sionistes[6]. Selon l’ONU, 86% des zones agricoles de Gaza ont été détruites après 2 ans de génocide et seul 1,5% sont en état d’être cultivées[7]. Gaza est passé d’un système très relativement suffisant à la famine. Dans le même temps, 83% des végétaux ont été détruits. Derrière la question agricole se cache bien souvent la question de l’eau.

  1. La question de l’eau

En 2017, Israël a rejeté quelques 19 millions de m3 pollués en Cisjordanie. La colonie a consommé 690 millions de m3 d’eau souterraine en 2024[8]. Alors que la capacité de recharge d’approvisionnement et de recharges des nappes d’eau de toute la Palestine ; bande gaza, 1948, et Cisjordanie est de 455 millions m2 / an à la fin des années 1990 selon Israël[9]. Elle a certainement baissé depuis avec le changement climatique. C’est-à-dire qu’Israël pompe au moins 35% plus que ce que peut lui offrir la terre de toute la Palestine et vide les nappes avant qu’elles n’aient pu se recharger. Israël est connu pour voler non seulement l’eau de la mer et celle du Jourdain, mais aussi celle des pays frontaliers. Le Liban a accusé devant l’ONU la colonie d’avoir installé un pipeline pour pomper les eaux de la rivière Wazzani affluent du fleuve Hasbani[10]. À Gaza Israël a visé les stations d’épurations, environ 83% d’entre elles sont touchées. Les Palestiniens doivent se contenter d’une eau de plus en plus polluée quand les canalisations n’ont pas été touchées. Mais c’est aussi le littoral qui est affecté, les eaux usées qui ruissèlent de Gaza finissent en mer et, sans traitement, elle menace les bancs de poissons et donc la pêche dans les prochaines années. La pollution est une arme que Israël use à son avantage.

 

  1. La question de la pollution

À Tulkarem, les Palestiniens meurent 5 fois plus du cancer que d’autres concitoyens. La principale raison est le site industriel sioniste Geshuri en activité depuis 1982. Une entreprise de chimie qui fabrique pesticide, gaz, peinture, etc. Geshuri est elle-même entourée d’autres entreprises. L’entreprise coloniale rejette sans traitement ses déchets dans les eaux de la Palestine et ses fumées ruinent les cultures alentour. Geshuri était initialement à Umm Khalid en Palestine occupée de 1948, elle fut déplacée à Tulkarem en Cisjordanie à la suite des plaintes de colons. Elle est une des 60 zones industrielles coloniales en Cisjordanie. Les lois environnementales d’Israël ne s’y appliquent pas[11]. C’est une forme de guerre coloniale par l’environnement avec le rejet des pollutions qui affaiblissent les corps palestiniens. Après la guerre avec la Jordanie, Israël devait, selon l’accord de paix, assurer un certain débit d’eau au Royaume. Israël ne l’a jamais respecté[12]. Aujourd’hui il demande de l’eau à la Jordanie contre de l’énergie solaire. Comme d’autres pays du Sud, l’extraction des ressources que subissent les Palestiniens ne leur permet pas de développer leur économie de première main, ils doivent se contenter des subsides de l’économie coloniale, c’est-à-dire les déchets pour trouver des ressources. Si bien qu’en Cisjordanie, la déchetterie Beit Awwa n’en finit plus de brûler du matériel électronique qui empoisonne les habitants, mais dont l’activité est une source de revenus pour beaucoup d’entre eux, faisant exploser le nombre de cancers[13]. Un autre problème de taille que constitue la destruction de Gaza est que 90% des bâtiments ont été rasés. Ils forment d’énormes montagnes de déblai, mais aussi une source importante de poussière qui, même après la fin de la guerre, va continuer à empoisonner la vie des Gazaouis, provocants, notamment des infections pulmonaires et d’autres maladies cancérigènes. Se déchainement sur Gaza n’aurait jamais été sans possible sans un déploiement d’énergie fossile, mais aussi musculaire.

  1. La question de l’énergie

En 2023, Israël a importé pour environ 3,23 milliards de dollars de pétrole brut et se classe parmi les 40 plus gros importateurs du monde pour moins de 8 millions d’habitants[14]. En 2025, la consommation civile aurait chuté de 4% par rapport à 2023. Si la consommation en 2024 a diminué à environ 78 millions de barils, les dépenses totales en pétrole brut pour cette année pourraient être estimées à environ 5,5 milliards de dollars, en fonction des fluctuations des prix mondiaux. L’approvisionnement au Kurdistan irakien a cessé à partir d’avril 2023, rapidement remplacé par le pétrole gabonais et kazakh. Depuis 2020 les diesels font partie de l’aide militaire américaine à Israël. Le pétrole gabonais est exploité par une filiale de Total et Shell[15]. Ce que disent ces approvisionnements, c’est que Israël ne pourrait pas maintenir ses activités génocidaires sans la complicité active de la France, des USA et l’Angleterre. Cependant, l’énergie ne se limite pas au seul pétrole. La bande de Gaza dispose également d’un gisement de gaz offshore. Malgré l’opposition du Hamas, qui administre le territoire, l’Autorité palestinienne (AP) avait donné son accord à Israël pour en exploiter les ressources, avant de se tourner vers la Russie en janvier 2014. La même année, des perspectives d’exploitation pétrolière autour de Ramallah, en Cisjordanie, semblaient de plus en plus plausibles, notamment dans le contexte d’un éventuel gouvernement dit « d’unité nationale ». Dix jours plus tard, le 12 juin, trois jeunes colons sont enlevés. Leur décès, découvert le 30 juin, déclenche l’opération militaire « Barrière protectrice ». Mais la succession rapide des faits et le timing parfait de cette tragédie laissent planer un doute sur la version officielle. Cette énergie n’est pas seulement du gaz, mais aussi des bras. Israël s’est affaibli d’abord par la mobilisation de 300 000 travailleurs sionistes. Les travailleurs étrangers ainsi que le contrôle encore plus renforcé sur les travailleurs palestiniens depuis le 7 octobre a réduit la main-d’œuvre disponible et fait augmenter les salaires, ce qui n’est pas du goût des capitalistes en général. Ce génocide crée des tensions à l’intérieur du système sioniste. Israël n’aurait sans doute pas pu mener ce génocide sans l’appui de l’automatisation d’une partie de ses activités et sans la force idéologique du sionisme — une idéologie suicidaire qui, en fragilisant son économie ainsi que les conditions mêmes de sa reproduction, qu’il s’agisse de la main-d’œuvre ou de l’environnement de la Palestine, menace sa propre survie. Le parasite en tuant l’hôte risque de mourir.

  1. La question technologique est idéologique

En 2021 sort le livre « Human-Machine Team : How to Create Synergy Between Human and Artificial intelligence That Will Revolutionize Our Word” écrit sous la plume du Brigadier General Y.S. Il s’avère que l’auteur est le commandant de l’unité 8200 spécialisée dans les renseignements. Le livre parle du traitement informatique et l’automatisation de l’identification des cibles. Ce travail nécessité du temps que l’IA permet de gagner. Depuis 2021 Israël a développé une IA nommée Lavender. Selon 972 mag (journal sioniste) et plusieurs officiers de l’armée coloniale, les décisions de Lavender furent traitées comme des décisions humaines avec un filtre humain qui prenait en moyenne moins de 20s pour confirmer la cible. Le ciblage systématique des domiciles est selon 972 mag une conséquence de l’IA[16]. Il serait plus facile d’atteindre les Palestiniens chez eux la nuit et donc leurs familles. Ce que permet vraiment Lavender est de déresponsabiliser davantage les agents sionistes de la mise à mort collective des Palestiniens et Libanais, sans compter leurs familles afin d’industrialiser les exécutions. D’autres raisons plus pécuniaires rentrent en jeu, la systématisation des bombardements avec des bombes de faible précision, alors que Israël a les moyens technologiques d’éviter ce que les occidentaux appels des « dégâts collatéraux », est dû au fait que les bombes de précisions coûtent davantage que les conventionnelles, tuer des palestiniens devient presque rentable et une obligation envers le contribuable sioniste.

Le mouvement écologiste sioniste à l’image de la société coloniale, semble profondément anti-palestinien. Une lettre de plus de 100 représentants de l’écologie coloniale avait dénoncé les prises de position de Greta Thunberg en octobre 2023[17]. Quelques militants écologistes soutiennent les Palestiniens, mais il est difficile de les quantifier et leur importance politique semble anecdotique. Les Palestiniens ne peuvent compter décidément que sur eux-mêmes et la solidarité internationale.

Conclusion

La guerre menée depuis deux ans ne peut se réduire à des affrontements militaires : elle se déploie comme une guerre pour la terre, l’eau, les semences, l’énergie et la mémoire qui existe depuis la nakba de 1948. La stratégie de « terre brûlée » décrite ici n’est pas seulement destructrice à court terme ; elle vise aussi à priver les populations de leurs conditions de reproduction sociale et écologique, transformant l’environnement en arme et rendant la survie quotidienne toujours plus précaire. Cette logique instrumentale de la nature comme ressource à piller et à anéantir révèle une continuité historique de pratiques impérialistes, mais prend dans ce théâtre un caractère d’autant plus délétère qu’il met en tension la « nécessité » coloniale d’exploiter les terres et, simultanément, de les préserver pour en tirer profit plus tard.

Cette contradiction fondamentale — détruire pour dominer, préserver pour exploiter — explique l’investissement massif dans des technologies et des dispositifs institutionnels qui prétendent compenser la violence environnementale tout en la rendant possible (recherche agronomique, biotech, systèmes hydrauliques, automatisation militaire). Elle révèle aussi la dimension sociotechnique du projet colonial : une alliance entre doctrines militaire, industries énergétiques et agro‑industrielles, et complicités internationales qui rendent la catastrophe systémique et durable. Les conséquences humaines (faim, maladies, déplacement des populations, génocide) sont intimement liées aux atteintes écologiques (perte de biodiversité, nappes vidées, sols et semences détruits) — et la reconstruction ne saurait se résumer à la réparation d’infrastructures si les conditions écologiques et sociales de reproduction ne sont pas rétablies. La Palestine, même meurtrie soignera ses blessures et ça restera une victoire.

 

Hicham Mouaniss

 

[1] Reporterre, ‘Comment Israël manie la stratégie de la terre brûlée’, Reporterre, le média de l’écologie – Indépendant et en accès libre, 9 October 2025 <https://reporterre.net/Comment-Israel-manie-la-strategie-de-la-terre-brulee> [accessed 9 October 2025].

[2] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/diplomatie-scientifique-et-universitaire/veille-scientifique-et-technologique/israel/article/reconnaissance-mondiale-de-l-institut-weizmann-pour-sa-performance-scientifique/

[3] Sylvain Guyot and Frédéric Richard, ‘Les fronts écologiques – Une clef de lecture socio-territoriale des enjeux environnementaux ?’, L’Espace Politique. Revue en ligne de géographie politique et de géopolitique, no. 9 (January 2010), doi:10.4000/espacepolitique.1422.

[4] Plus une agriculture perd de l’eau plus son efficacité énergétique est basse et peu pérenne. Ce type d’agriculture n’optimise le rapport énergie investie/énergie retirée  repose sur d’autres logiques que les questions agronomiques : financière, idéologique, etc.

[5] Banan Al-Sheikh and Mazin B. Qumsiyeh, ‘Imperiled Ecosystems in Palestine: Rare Plants as Indicators’, Dominic DiPaolo & John Villella Imperiled: The Encyclopedia of Conservation”, Reference Module in Earth Systems and Environmental Sciences, Elsevier, 2021, pp. 1–7.

[6] Reporterre, ‘Israël attaque une banque de semences paysannes en Cisjordanie occupée’, Reporterre, le média de l’écologie – Indépendant et en accès libre, 2 August 2025 <https://reporterre.net/Israel-attaque-une-banque-de-semences-paysannes-en-Cisjordanie-occupee> [accessed 9 October 2025].

[7] ‘Just 1.5 per Cent of Gaza’s Agricultural Land Remains Accessible and Undamaged | UN News’, 6 August 2025 <https://news.un.org/en/story/2025/08/1165587> [accessed 9 October 2025].

[8] Erez Cohen, ‘The Israeli Water Policy and Its Challenges During Times of Emergency’, Water, 16.20 (2024), p. 2995, doi:10.3390/w16202995.

[9] Israel Academy of Sciences and Humanities and others, ‘The Study Area and Patterns of Water Use’, in Water for the Future: The West Bank and Gaza Strip, Israel, and Jordan (National Academies Press (US), 1999) <https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK230245/> [accessed 9 October 2025].

[10] Xinhua, Lebanon’s Border Communities Grapple with Water Crisis amid Israeli Destruction of Pumping Projects – Dailynewsegypt, 25 February 2024 <https://www.dailynewsegypt.com/2024/02/25/lebanons-border-communities-grapple-with-water-crisis-amid-israeli-destruction-of-pumping-projects/> [accessed 9 October 2025].

[11] https://reporterre.net/Comment-Israel-a-delocalise-ses-activites-polluantes-en-Palestine

[12] ‘ANALYSIS: Israel’s Most Powerful Tool in Persuading Jordan: “Water Problem”’, n.d. <https://www.aa.com.tr/en/analysis/analysis-israel-s-most-powerful-tool-in-persuading-jordan-water-problem-/2267024> [accessed 9 October 2025].

[13] Reporterre, ‘Frigos et ordinateurs cassés : ces déchets qui empoisonnent la Cisjordanie’, Reporterre, le média de l’écologie – Indépendant et en accès libre, 27 February 2024 <https://reporterre.net/Frigos-et-ordinateurs-casses-ces-dechets-qui-empoisonnent-la-Cisjordanie> [accessed 9 October 2025].

[14] ‘Crude Petroleum in Israel Trade’, The Observatory of Economic Complexity, n.d. <https://oec.world/en/profile/bilateral-product/crude-petroleum/reporter/isr> [accessed 9 October 2025].

[15] ‘Israeli Crude and Fuel Supply Chains’, n.d. <https://docs.datadesk.eco/public/976ce7dcf00743dc/> [accessed 9 October 2025].

[16] https://www.972mag.com/lavender-ai-israeli-army-gaza/

[17] ‘100 Environmental Activists in Israel to Greta Thunberg after Gaza Posts: “Appallingly One-Sided, Ill-Informed”’, The Times of Israel, 22 October 2023 <https://www.timesofisrael.com/liveblog_entry/100-environmental-activists-in-israel-to-greta-thunberg-after-gaza-posts-appallingly-one-sided-ill-informed/> [accessed 9 October 2025].

Le jeune Walter Benjamin et la question du sionisme

Ce texte tente d’appréhender, à travers ses échanges avec Gershom Scholem et les prémices de sa conversion marxiste de 1924 (à laquelle une certaine bolchévique lettone ne sera pas étrangère), un devenir antisioniste du jeune Walter Benjamin. Si son projet d’une installation en Palestine fut bien réel, non seulement rien ne permet de parier sur une potentielle adhésion de ce dernier au sionisme, mais nous verrons, au regard de ses exigences à la fois méthodologiques et éthiques, qu’il ne pouvait que nourrir un scepticisme grandissant à l’égard du nationalisme juif, quand bien même celui-ci aurait intégré des éléments dits utopiques1.

En 1915, lorsque Scholem et Benjamin se rencontrent2, ce dernier a déjà rompu avec le Mouvement de jeunesse, coupable, à ses yeux, d’avoir vendu ses idéaux au nationalisme allemand en justifiant et encourageant la Grande Guerre. Quant à Scholem, il est engagé depuis peu sur la voie de ce qu’il nomme lui-même « sionisme radical » afin d’affirmer une démarcation, non seulement vis-à-vis du bellicisme de nombreux sionistes, mais également vis-à-vis de l’intégrationnisme auquel ont succombé de nombreux juifs de la petite et grande bourgeoisie allemande.

Si le désengagement de Benjamin semble le livrer à une ambition relativement ordinaire parmi les enfants de la bourgeoisie juive intégrée, celle de faire œuvre de pensée et d’écriture, l’intérêt de Scholem pour l’étude talmudique et son apprentissage de l’hébreu revêtiraient, selon ses propres mots, un caractère plus « exceptionnel3 ». Notons que ce dernier se dit également proche du « socialisme » de son temps. Ce qui pourrait laisser supposer que Scholem réalise en les synthétisant les deux voies de rupture de la petite et grande bourgeoisie juive assimilée.

En vérité, s’il fréquente et lit de nombreux sociaux-démocrates ou communistes, ses affinités théoriques et politiques le rapprochent surtout de penseurs et de militants anarchistes. Dans la catégorie de « socialisme », il faut entendre dans la bouche ou sous la plume de Scholem tout ce qui s’apparente à une critique de la bourgeoisie occidentale et de la modernité capitaliste. Mais c’est l’expression d’anarcho-nihiliste qui définit sans doute le mieux sa pensée et son engagement politique — une expression qui caractérise également le positionnement idéologique de Benjamin, même tardif, lorsque celui-ci maintient sa loyauté à un certain esprit de leur jeunesse.

Il faut donc commencer par insister sur le fait que le jeune Scholem n’était pas réellement socialiste, et, s’il a pu rejoindre des sociaux-démocrates (sa minorité non belliciste) et des communistes sur des positions anti-guerre, que c’est bien depuis l’anarchie et la critique radicale de l’État qu’il pense et agit. Soulignons également son refus, contrairement à Benjamin4, d’identifier dans l’histoire un « élément objectif connaissable5 » — désamorçant ainsi toute possibilité de se rallier à une conception matérialiste de l’histoire.

On pourrait alors penser, en raison précisément de cette inspiration anarchiste, que son sionisme singulier ne saurait déboucher sur la volonté d’établissement d’un « État juif » en Palestine. Nous verrons qu’il n’en est rien. S’il est vrai, comme de nombreux « socialistes » juifs d’inspiration libertaire, qu’il s’intéresse surtout à une forme de sionisme dite utopique, celle-ci partage bien, avec des formes de saint-simonisme du siècle précédent, la tragique négation de la réalité autochtone et un déni du fait colonial.

Mais il serait paresseux de ranger unilatéralement Scholem dans le courant du sionisme utopique. À vrai dire — et quand il évoque l’« exceptionnalité » de son sionisme il s’agit surtout de cela —, celui-ci conçoit son engagement comme essentiellement religieux et apolitique, ayant pour finalité ultime de se rendre à Jérusalem afin d’y étudier le judaïsme au sein d’une université juive qui, en 1915, n’est encore qu’un projet (la première pierre en sera posée en 1918 et son inauguration n’interviendra qu’en 1925). Mais peut-on dissocier à ce point le sionisme strictement religieux et anarchique de Scholem d’un sionisme plus directement politique ? Mieux : peut-on admettre la légitimité d’un sionisme aux prétentions non hégémoniques dans le cadre d’un mouvement sioniste plus général ayant une ambition explicitement coloniale ?

Par ailleurs, Scholem, en faisant régulièrement allusion aux milieux sionistes, comme si ces derniers étaient particulièrement étendus au sein de la communauté juive allemande, nous semble commettre une falsification de la réalité juive de son temps. En effet, tous les spécialistes de la question estiment que le sionisme, dont l’origine est chrétienne et anglo-saxonne, fut très majoritairement rejeté par les Juifs allemands, comme il le fut par les Juifs anglais ou français, et ce en raison du fait que les Juifs luttant pour leur droit en Europe ne nourrissaient généralement aucune aspiration à s’installer sur une terre qui n’était pas la leur.

Pour revenir à Benjamin, avec lequel il discutera souvent, bien que de façon assez vague, du sionisme, Scholem ne cesse de lui prêter des convictions sionistes à l’endroit de simples curiosités ou d’intérêts sincères pour le judaïsme. Ainsi, dès 1913, lors d’un rassemblement regroupant des membres du Mouvement de jeunesse dont Benjamin est un des principaux représentants et de jeunes sionistes du groupe « Jung-Juda » auquel il appartient lui-même : « … le débat devait porter sur notre attitude vis-à-vis de l’héritage à la fois juif et allemand. Chacune des deux parties était représentée par deux ou trois orateurs. Du côté des disciples de Wyneken, l’orateur principal était Walter Benjamin, dont on disait qu’il était le plus doué d’entre eux sur le plan intellectuel. Il fit un exposé assez tortueux, ne rejetant pas le sionisme a priori, mais l’évacuant en quelque sorte ; à vrai dire, j’ai oublié la teneur précise et les détails de son discours6. »

Il est regrettable que sa mémoire fasse ici défaut. Scholem revendique dans son « Avant-propos » l’honnêteté et même la relative objectivité de son témoignage. Précisons quand même qu’en 1975, lorsqu’il publie ce témoignage de son amitié avec Benjamin, cela fait maintenant de nombreuses décennies, non seulement qu’il est engagé en tant que sioniste, mais qu’il est installé en Palestine sous occupation coloniale israélienne. Et si ce dernier n’approuve pas la droite nationaliste qui s’apprête à prendre le pouvoir, il adhère désormais pleinement à l’établissement de fait d’un « État juif » en Palestine.

Pour revenir à l’époque de leur rencontre, et c’est le principal motif de sa rupture avec Wyneken et le Mouvement de jeunesse, Benjamin ne cesse de marteler sa répulsion à l’égard de toute forme de nationalisme. Il est donc peu probable, sachant que le sionisme repose, y compris sous sa forme intellectuelle et sophistiquée, sur un nationalisme juif, qu’il puisse constituer à ses yeux un antidote au nationalisme allemand. Quant à savoir ce que fut chez lui la part de curiosité intellectuelle ou de rejet politique, l’acrobatie rhétorique de Scholem à ce propos nous semble avoir valeur, non de confusion fugace, mais, au mieux, d’aveugle obstination, au pire, de manipulation délibérée.

Ainsi, lorsque Benjamin manifeste un intérêt pour le texte d’un ouvrier agricole pionnier du mouvement des kibboutsim7 (en été 1916) tout en rejetant dans le mouvement sioniste son « idéologie raciale » en même temps que sa « manie agricole » et son culte du « vécu juif8 » (quelques semaines ou mois plus tard), Scholem, bout à bout, relativise la critique de Benjamin et transforme son intérêt bien réel pour le texte d’un sioniste utopiste en potentielle adhésion au sionisme en soi. Pourtant, entre la manifestation d’un intérêt pour le texte de A. D. Gordon et ce rejet du caractère racial du sionisme, n’y aurait-il pas, plutôt que les prémisses d’une adhésion au sionisme en soi, ainsi que le laisse supposer Scholem, la courte maturation d’une critique implacable du sionisme en général ?

Les suppositions de Scholem sont d’autant plus saugrenues que celui-ci n’hésite pas à désigner Benjamin comme « non-sioniste9 » ni à évoquer le milieu sioniste au sein duquel Dora Pollack, l’amante et future épouse de Benjamin, a grandi (son père étant, comme il le relève d’ailleurs, un ami très proche de Théodore Herzl dont il sera même l’exécuteur testamentaire) et avec lequel elle a explicitement rompu10. La critique de Benjamin, soulignons-le, intervient tandis que Scholem vient de faire part de son souhait de s’installer en Palestine (rappelons que nous sommes en 1916, l’année des fameux accords Sykes-Picot).

Tout ce que Scholem trouve à répondre à cette critique d’une « manie agricole » au sein du sionisme (essentiellement sa frange utopique) est qu’il devrait être tout à fait possible de ne pas s’y établir comme paysan, mais comme instituteur. Passons pour le « vécu juif », qui est essentiellement une critique à l’adresse de Martin Buber, mais insistons ici sur la dénégation du fait racial : Scholem mentionne cet aspect de la critique de Benjamin, mais refuse d’y répondre, même a posteriori. Ce n’est pas seulement un oubli ou une négligence, mais un choix qui revêt, au moment de la rédaction de l’ouvrage (le début des années 1970), un caractère hautement politique.

Avant de revenir sur ce qui est souvent présenté comme une longue hésitation de Benjamin entre l’engagement communiste et l’adhésion au sionisme, et qui se cristalliserait autour d’un projet de départ en Palestine, arrêtons-nous un peu sur deux aspects théoriques fondamentaux de sa méthode en devenir, et que Scholem soit ne comprend pas soit feint d’ignorer. Ces deux aspects trouveront dans un texte futur, « Critique de la violence » (1921), une première formulation et une rigoureuse articulation.

Le premier est une conception d’inspiration judaïque de la justice ; l’une de ses sources, si l’on en croit Scholem, pouvant être identifiée chez Ahad Haam11 et sa conception de la justice dans le judaïsme en tant que « volonté de faire du monde le bien suprême ». C’est au cours de la même discussion, qui verra Benjamin formuler ses premières critiques à l’égard du sionisme, que Scholem lui parle de Haam et que son ami semble alors, écrit-il, « [manifester] beaucoup de compréhension12 ». Il est évident que cette conception de la justice, telle qu’il la comprend alors, s’affranchit de toute dimension ethno-nationaliste et que son enthousiasme, s’il atteste bien d’un attrait pour une conception de la justice héritée du judaïsme, ne saurait avoir valeur d’adhésion au sionisme. Précisément : une telle conception de la justice, du point de vue de Benjamin, est appelée à s’étendre au-delà du monde juif. Allons même plus loin : c’est une telle conception de la justice qui aimante chez lui cet attrait pour le judaïsme et nourrit conjointement son scepticisme à l’égard du sionisme.

Second aspect théorique, qui s’articule donc au premier : la critique du mythe. Ici, Scholem commet, dans le meilleur des cas, un grave contresens en postulant que le mythe serait, pour Benjamin, l’objet d’une « pénétration philosophique13 » qu’il appellerait de ses vœux. C’est ne pas comprendre que, dès son texte de jeunesse sur Hölderlin, Benjamin salue la liquidation dans le poème de l’élément mythologique14. Ou encore, lorsqu’il dit de Socrate qu’il est « l’argument et le rempart de Platon contre le mythe15 », qu’il signifie que Socrate a précisément la fonction d’arracher l’œuvre platonicienne à ses sources et tendances mythologisantes16. De façon générale, la représentation mythologique du monde — que se disputent également les philosophes bourgeois ne faisant qu’interpréter le monde — est au service d’un ordre que Benjamin appelle à briser. C’est en tout cas le sens de sa « Critique de la violence » : seule la justice échappe au mythe, en arrache les tentacules étatiques et juridiques, ces formes sociales fondées sur la violence originaire que le mythe, non seulement justifie, mais appelle à se déployer afin de préserver un ordre qu’il institue.

Ainsi, quand Benjamin déclare que « le jour où [il aura sa] philosophie, ce sera d’une certaine façon une philosophie du judaïsme17 », il faut entendre l’importance que revêt à ses yeux une conception de la justice en tant que potentialité insurgée contre l’ordre établi, une conception qui appelle, d’une façon sans doute anarchique, à la destruction de tous les ordres et de leur armature mythologique. Ceci est crucial pour la compréhension de sa critique du mythe et son renouvellement à venir d’un concept d’histoire. Ceci est crucial au point que le principe constructif que Benjamin associera au communisme radical (auquel il se ralliera explicitement dès 1924) devra faire l’épreuve d’une telle conception de la justice et corrélativement d’une telle critique de l’élément mythologique tel qu’il se manifeste dans une conception matérialiste appauvrie de l’histoire.

En tout cas : ni la mobilisation d’une conception d’inspiration judaïque ni son prétendu recours au mythe ne sauraient justifier une quelconque adhésion (même strictement religieuse, même simplement intellectuelle) au sionisme. Bien au contraire : la justice conçue comme extension du bien au monde lui-même peut constituer une arme contre les mythes justificateurs de la violence instituante. Dès lors, comment ne pas associer l’établissement d’un État juif en Palestine à une telle violence ?

Mais, plus encore, la question que nous devons nous poser est celle-ci : pourquoi Benjamin a-t-il tant hésité à rejoindre Scholem en Palestine ? Et c’est là qu’il nous faut, afin d’évaluer la sincérité de cette hésitation, suivre ce que Scholem, mais également Benjamin lui-même, nous en disent.

Commençons par relever les nuances que Scholem est bien obligé d’apporter concernant le rapport de son ami à la question sioniste. C’est d’ailleurs dans le chapitre relatant leur séjour commun en Suisse, à la fin de la guerre, que ce dernier est bien forcé de reconnaître que, si Benjamin entretient un intérêt constant pour le judaïsme entre 1915 et 192718, cet intérêt sera amené à muer en intérêt essentiellement dirigé vers une approche philosophique et théologique de celui-ci19. Encore faut-il démêler, et depuis leur rencontre en 1915, ce que fut réellement la part de sa foi juive, de son intérêt pour le judaïsme en tant que religion ou forme culturelle spécifique et de son intérêt théologique ou philosophique pour celui-ci. En soi, rien de ces trois types de rapport au judaïsme n’implique de facto un rapprochement avec l’idéologie sioniste.

À vrai dire, nous croyons qu’il n’y a pas non plus de lien de causalité entre l’éventualité d’un tel rapprochement et la volonté de Benjamin de se ménager une possibilité d’installation en Palestine, perspective qui, pour un intellectuel juif de plus en plus lucide quant à l’exacerbation des structures raciales étatiques et sociales de l’Allemagne de son temps, a sans doute constitué essentiellement une issue de secours.

Durant les premières années de leur amitié, Scholem oriente bien Benjamin vers la lecture de textes considérés comme fondateurs du sionisme (sous sa forme contemporaine et d’inspiration juive), dont notamment ceux de Moïse Hess20. Une fois encore, cependant, et malgré l’intérêt que Benjamin porte à de tels textes, rien ne permet d’identifier les traces ou les prémisses d’une quelconque adhésion au sionisme entendu comme captation politique du judaïsme à des fins coloniales.

Non seulement rien ne permet d’identifier de telles traces ou prémisses, mais le rapport de Benjamin au judaïsme semble échapper à toute instrumentalisation politique et même à toute forme de réduction strictement religieuse. Ce qui pourrait attester d’un intérêt philosophique et théologique, plus que directement religieux, pour le judaïsme, c’est notamment son admiration pour les recherches de Joseph Molitor sur la Kabbale dont il convient de noter, indique Scholem lui-même, que celui-ci lui « [attribua], sans motivation sérieuse, une orientation christologique21 ».

En 1918, lorsqu’ils se retrouvent dans la région de Berne, Scholem fait état d’une véritable déception amicale : non seulement car la nouvelle proximité avec Benjamin lui en révèle certains traits cyniques et autoritaires (essentiellement à propos de ses parents dont il méprise le caractère bourgeois), mais également car semble se confirmer la détermination « abstraite » de son « penchant pour le judaïsme22 ». Le témoignage de Scholem ne cesse d’osciller, ici, quasiment d’une page à l’autre, entre l’affirmation selon laquelle, de 1915 à 1927, « le domaine religieux occupait dans la pensée de Benjamin une place tout à fait centrale qui n’entamait nullement un doute fondamental23 » et la reconnaissance qu’il ne s’agit pas tant de quelque chose de central que d’un « penchant qui conservera toutefois plutôt un caractère abstrait24 ».

Il ne s’agit aucunement de relativiser l’importance du rapport de Benjamin au judaïsme, mais plutôt de souligner la torsion continuelle, sous l’impulsion de sa propre idéologie sioniste, que Scholem fait subir à son témoignage, et qui le conduira notamment à de lourds aveuglements quant à l’interprétation des textes plus tardifs de son ami25. En termes psychanalytiques, on pourrait concevoir un tel aveuglement comme le produit d’une projection inversée de ses propres déterminations idéologiques sur l’œuvre et la vie de Benjamin. En atteste, au fil des années, le fait qu’il ne cesse de surévaluer son rapport strictement religieux au judaïsme, qu’il distingue lui-même d’un simple intérêt philosophique ou théologique, tout en minorant les implications du ralliement de son ami au marxisme.

Quant au projet, moins engageant que celui d’un départ en Palestine, d’apprendre l’hébreu, Benjamin initiera bien un bref apprentissage après la guerre, qu’il abandonnera assez vite. Une fois encore, cela ne saurait relativiser l’importance du judaïsme en général dans sa vie et son œuvre, mais attester que cette importance, non seulement ne saurait se traduire par une forme de nationalisme juif, mais que son étude de la langue hébraïque et des textes talmudiques n’est pas même au centre de ses priorités intellectuelles et politiques, contrairement au communisme radical à partir de 1924.

De façon générale, la grande erreur politique et morale de Scholem, à savoir son adhésion au sionisme et sa subordination de la judéité à celui-ci, explique son refus d’entendre et d’accepter, non seulement les critiques précoces (et encore insuffisantes) que Benjamin adresse au sionisme, mais l’intérêt de son ami pour une certaine idée de la justice qui entre en collision avec toute forme de nationalisme juif, même utopique. C’est d’ailleurs une telle erreur qui altèrera le plus souvent son jugement sur les amitiés (Bloch, Lacis, Brecht) et les positionnements stratégiques (notamment son programme d’une politisation de l’art à l’ère de la nouvelle reproductibilité technique) de Benjamin et le conduira à guetter sans cesse les traces ou les prémisses d’une conversion sioniste de son ami.

Entendons bien qu’une telle conversion justifierait, à tout point de vue, excédant d’ailleurs la précarité et l’isolement qui vont s’abattre sur Benjamin à partir des années 1920, le choix d’un départ à Jérusalem. Ainsi, entre 1918 et 1924, et malgré la désagrégation de cette image de « savant de l’Écriture26, égaré dans un autre univers et qui serait à la recherche de son ‘‘écriture27’’ », Scholem continue d’espérer que Benjamin se ralliera au projet d’une installation en Palestine et qu’il trouvera dans le sionisme un motif pour le faire. Il faut pourtant insister sur l’usage non orthodoxe que Benjamin ne cesse de faire des concepts hérités de la tradition judaïque — ce que relève d’ailleurs une nouvelle fois son ami : « En fait, il y a chez Walter une foule de théories illégitimes28 » — tout en s’efforçant de croire à une orientation plus strictement religieuse de celui-ci : « À cette époque, j’avais nettement l’impression que Benjamin allait incessamment s’orienter activement, lui aussi, vers l’étude du judaïsme29. »

Tandis que Benjamin est sans cesse attiré par des formes marginales du judaïsme, ou concurrentes, que son approche est donc profane (quand elle n’est pas ésotérique), Scholem voudrait le pousser à une rigueur et à une orthodoxie plus grandes, et lier une telle orientation à un engagement sioniste. C’est peine perdue : non seulement Benjamin conservera et développera un intérêt pour des formes occultes de croyance (nous pensons par exemple à l’astrologie, ou encore à son rapprochement avec l’un des membres de la secte de Goldberg ayant une approche farfelue du judaïsme et farouche opposant au sionisme), mais fera de certains concepts hérités de la tradition judaïque un usage qui, dans le cadre de son ralliement au matérialisme historique et de sa réélaboration d’un concept d’histoire du point de vue des vaincus, contreviendra à la perspective de l’institution d’un « État juif » en Palestine.

Ainsi, et alors que la dimension essentiellement philosophique et théologique de son intérêt pour le judaïsme est confirmé par Scholem lui-même : « nos discussions, écrit-il à propos de leur période suisse, portaient souvent sur la théologie juive et les notions fondamentales de l’éthique juive, mais bien plus rarement sur les problèmes juifs concrets30 », le projet d’une installation en Palestine ne cessera, jusqu’en 1929, d’apparaître à ses yeux comme une simple issue de secours. Et pour cause : non seulement sa conversion marxiste ne cesse d’apparaître aux yeux de Scholem comme à la fois désespérante et inéluctable31, mais Benjamin n’entrevoit aucune « nécessité théorique d’y aller32 ».

À vrai dire, nous ne croyons pas qu’il ait été véritablement attentif ni en capacité matérielle de saisir les enjeux réels de la question sioniste et des conflits internes ayant traversé le mouvement sioniste. Contrairement à Hannah Arendt qui, elle, ne cessera de s’y intéresser et d’affuter ses positions à l’endroit d’une telle question. L’intérêt ici d’un détour par leur amie commune nous semble éclairer l’obstination aveugle de Scholem.

En 1944, quatre ans après la mort de Benjamin, elle évoquera dans son « Réexamen du sionisme » le « raz de marée révisionniste dans l’Organisation sioniste33 » ayant conduit les principaux dirigeants et intellectuels sionistes, même les plus utopistes, à refouler la question arabe et à viser l’établissement d’un État ethno-religieux en Palestine. Mais, selon Arendt, le sionisme historique (celui de Herzl) était déjà porteur d’un tel projet, tout en faisant fi d’ignorer la réalité autochtone et de synthétiser d’autres tendances, qu’elles soient dites générales (projetant l’établissement d’un foyer juif sous tutelle britannique) ou utopiques (sur le modèle déjà évoqué des kibboutsim). Avant de se confronter à la possibilité concrète d’un « État juif » en Palestine, précise-t-elle, et donc en « méconnaissant délibérément les problèmes politiques qui étaient en jeu34 », le sionisme a même pu conquérir une jeunesse juive européenne séduite par ses éléments les plus utopiques.

Arendt accuse les sionistes d’avoir renoncé à se battre contre l’antisémitisme et même d’avoir capitalisé sur celui-ci afin de se renforcer auprès des masses juives opprimées en Europe. Et va même plus loin en pointant les compromissions de la direction du mouvement sioniste, qu’il s’agisse de ses éléments révisionnistes ou de ses éléments généraux, ayant pactisé ou continuant à pactiser avec les ennemis du peuple juif : « Ici aussi il s’est révélé difficile de déceler la différence entre les révisionnistes et les sionistes généraux. Si les révisionnistes de l’époque ont été violemment critiqués par d’autres sionistes pour avoir entamé des négociations avec le gouvernement antisémite polonais d’avant-guerre en vue de l’évacuation d’un million de Juifs polonais — et ce afin d’obtenir que les Polonais soutiennent les exigences sionistes extrémistes devant la Société des Nations et d’exercer ainsi des pressions sur le gouvernement anglais —, les sionistes généraux eux-mêmes sont constamment restés en contact avec le gouvernement de Hitler en Allemagne au sujet des opérations de transfert35. »

Dans une lettre datée du 28 janvier 1946, Scholem réagira avec virulence à l’article d’Arendt, se faisant solidaire du sionisme en général tout en reconnaissant la légitimité d’une critique de celui-ci dans la mesure seulement où elle lui resterait solidaire. Ce que ne fait pas Arendt qui s’appuierait, selon lui, sur des « justifications qui ne sont pas sionistes, mais expressément trotskystes et antisionistes36 ». Évidemment, c’est très exagéré : non seulement Arendt pense depuis la double critique du nationalisme et du socialisme, mais une connaissance même approximative de ses travaux permet de connaître ses positions souvent antimarxistes. Pour autant, Scholem n’y va pas de main morte, accusant sa « chère amie », pêle-mêle, de folie, de bolchévisme et d’antijudaïsme (dans la mesure où il subordonne le judaïsme au sionisme, et donc que l’antisionisme serait de facto un antijudaïsme).

Son « sionisme radical », affirme-t-il, serait quant à lui porté par un souffle utopique et mu par une conviction anarchiste, et ne viserait donc pas l’établissement d’un « État juif », à proprement parler, mais simplement une nation pour un peuple enfin libéré d’une histoire éternelle d’oppression et de massacre — il croit, dit-il, à la « durée éternelle37 » de l’antisémitisme — et renouant avec les sources spirituelles de sa tradition. À ce titre, il assume le choix d’une politique du fait accompli, et donc celui d’un établissement par la force d’un foyer national juif (bref d’un État, que ce soit sous tutelle britannique ou non), et va même jusqu’à regretter que leurs « adversaires arabes » ne soient pas « d’abord intéressés par [leurs] opinions morales ou politiques, mais par la simple question de savoir s’[ils sont] présents ou pas38 ».

Remarquons que ce regret d’une absence de compréhension des Palestiniens vis-à-vis de leurs propres colonisateurs (en acte et en puissance) est assez surprenant de la part d’un homme qui revendique ici son « sectarisme39 ». À vrai dire, il est un peu difficile de comprendre comment, au sein du « sionisme radical » de Scholem, cohabitent à présent son héritage anarcho-nihiliste et ce nationalisme juif assumé. De toute évidence, ce qui fut un sionisme mâtiné d’utopisme anarchisant et religieux, campant au bord du politique, révèle désormais toute sa profonde vérité réactionnaire.

Pour Arendt, qui dit ignorer dans sa réponse aux accusations de Scholem40 qu’il succomba aux attraits du sionisme en tant que tel, sachant que selon elle une idéologie nationaliste ne saurait être considérée comme apolitique, c’est précisément son anarchisme qui expliquerait cet aveuglement, soit, peut-être, une forme de dénégation de la question de l’État couvant de facto une défense implicite de celui-ci.

Dans un autre texte publié également en 1946, elle évoque d’ailleurs l’intégration au socle idéologique sioniste d’éléments plus utopistes (visant explicitement Scholem ?) — et annonce déjà la catastrophe à venir : « Certains dirigeants sionistes feignent de croire que les Juifs peuvent se maintenir en Palestine contre le monde entier, et qu’eux-mêmes peuvent poursuivre une politique du tout ou rien envers et contre tous, et contre tout. Cependant, sous cet optimisme fallacieux se dissimulent un désespoir complet et un authentique empressement au suicide qui pourraient devenir extrêmement dangereux si d’aventure ils parvenaient à dominer la tonalité et l’atmosphère de la politique en Palestine. Rien dans le sionisme de Herzl ne peut faire échec à cela ; au contraire, les éléments utopiques et idéologiques qu’il a introduits dans la nouvelle aspiration des Juifs à l’action politique risquent de conduire une fois de plus les Juifs hors de la réalité — et de la sphère de l’action politique. Je ne sais pas — et je ne veux pas savoir — ce qui arriverait aux Juifs dans le monde entier et à l’histoire juive dans l’avenir si se produisait une catastrophe en Palestine41. »

En s’accrochant à l’exceptionnalité de son sionisme, Scholem ne se contente pas de fermer les yeux sur la catastrophe annoncée, il ferme aussi les yeux sur ses propres compromissions morales et religieuses — à moins qu’il n’ait réellement, dès les années 1930, ainsi qu’il l’écrit dans une confession sous forme de poème, « perdu la foi qu’il avait en arrivant ici ». Car, en effet, lorsque celui-ci émigre en Palestine, en 1923, c’est bien pour travailler au sein de la Bibliothèque nationale juive, puis pour occuper une chaire de professeur au sein de la future université de Jérusalem, composante centrale du futur État hébreu ; il occupera ainsi une position institutionnelle forte au sein d’un État en devenir, puis d’un jeune État en quête de reconnaissance et de légitimité. Tandis que son propre frère, faisant le choix d’un engagement communiste, tout comme celui de Benjamin, va mourir dans un camp d’extermination, Scholem s’établit donc sur le dos des futurs peuples colonisés de Palestine.

Par ailleurs : n’y a-t-il pas une contradiction farouche à se décréter « nationaliste juif », tel qu’il le fait dans sa lettre, et à prétendre s’extraire du champ politique ? Scholem a choisi le camp des vainqueurs, s’est établi en Palestine, non comme modeste religieux ou simple savant, mais comme fonctionnaire d’un futur État colonial prospérant sur les causes du génocide d’un peuple dont il se réclame. Et quand Arendt évoque une telle instrumentalisation politique de la souffrance d’un peuple, Scholem lui rétorque qu’elle n’aime pas le peuple juif. Ou encore qu’elle refuse de comprendre les motifs profonds de son « sionisme radical ». Ainsi faisant il déplace la discorde d’un terrain politique vers un terrain affectif ou mystique. Une discorde qui se conclura, en 1963, par une rupture définitive — en raison sans doute de la publication d’Eichmann à Jérusalem dont le propos sur la banalité du mal lui semble porter atteinte à la justification d’Israël en tant que fondée sur la « durée éternelle » de l’antisémitisme.

Tout ceci est à prendre en considération quand Scholem reproche à Arendt d’avoir réduit, dans son petit opuscule sur Benjamin42, l’intérêt de celui-ci pour le judaïsme à un pur attrait théologique ou philosophique43. Et ce, nous l’avons vu, alors même qu’il ne cesse de reconnaître lui-même tous les « obstacles » s’opposant à une orientation de son ami vers l’étude stricte du judaïsme44. Mais le cœur de la question, et du différend entre Scholem et Arendt, excède un intérêt plus ou moins religieux, plus ou moins théologique ou plus ou moins philosophique de Benjamin pour le judaïsme : c’est l’organicité que conçoit Scholem entre sionisme et judaïsme qui est éminemment problématique, tant celle-ci enclôt le judaïsme dans un projet colonial fondé sur le principe implicite d’un nettoyage ethnique.

Aux yeux d’une certaine orthodoxie, Benjamin ne sera peut-être jamais un bon Juif, mais il aura le mérite de ne pas trahir l’essence d’une conception judaïque de la justice qui trouvera toute son actualité à l’épreuve du matérialisme historique. Tandis que Scholem sera incapable de se retourner sur l’histoire, la sienne, celle de son engagement sioniste, et plus généralement celle à laquelle il participera activement, celle de la création de l’État d’Israël. Que sa foi demeure intacte ou non, sa faillite morale et politique est sans commune mesure avec les illusions de ces jeunes Juifs européens ayant rêvé, sur le modèle des kibboutsim, de réaliser une forme concrète et communautaire de socialisme utopique, mais s’étend par-delà l’institution du fait colonial, solidaire avec les compromissions et les crimes d’une nouvelle bourgeoisie juive à la tête d’un jeune État-nation s’instituant sur l’invisibilisation et l’éradication d’un peuple. À ce titre, le destin de Scholem s’éloigne radicalement de celui de Benjamin et nous livre une image inversée de la rédemption communiste fondée sur la justice des peuples.

Contrairement à Arendt (dont nous connaissons les réticences à l’égard de toute forme de radicalité), nous nuancerions cependant le lien qu’elle établit un peu facilement entre les convictions anarchistes de Scholem et son engagement sioniste. Nous les nuancerions d’autant plus que Benjamin, nous l’avons dit, revendique la continuité pour lui-même de telles convictions. Ce qui nous semble plus déterminant, c’est la façon dont le premier se replie de façon sectaire (ce qu’il assume) sur des positions qu’il n’est plus en mesure de défendre et de soutenir, alors qu’il aurait pu, précisément au nom de ses convictions anarchistes, mais également, allons plus loin, au nom de la sincérité avec laquelle il épousa un certain « rêve sioniste », prendre conscience des implications politiques et historiques de ce rêve, comprendre que ce rêve se tissait sur le dos des peuples de Palestine et avoir le courage d’y renoncer.

Tandis que Benjamin, qui lors de leur période suisse pouvait même observer assez dédaigneusement ce qui se passait en Hongrie ou en Allemagne, va demeurer loyal, au sein de son processus de politisation et après sa conversation marxiste, à ce qu’il nomme son « anarcho-nihilisme » et qui l’oblige à se soustraire à toute forme de pétrification idéologique.

Si le jeune Benjamin, qui vient à peine de rencontrer Ernst Bloch et s’apprête tout juste à découvrir Georg Lukács, assume déjà un attrait pour une méthode d’inspiration matérialiste, ce n’est pas encore au sens de son actualité marxiste (à laquelle il donnera une forme et une signification toute particulière à partir de 1924), mais dans le sens où toute connaissance se fonde sur une expérience concrète des choses, des êtres et des situations. Il ne s’agit aucunement de se cantonner à une dimension morcelée de la réalité socio-historique, mais de soumettre sa pensée à un plan d’immanence où se mêlent une multitude de strates de perceptions entremêlées au sein de l’actualité la plus vive. C’est une telle méthode qui offre à sa pensée (et bientôt à sa pensée de l’histoire) de se tenir dans l’escarcelle d’un temps réellement présent. Ainsi, même les idées en apparence les plus déliées de toute production matérielle, même les médiations les plus abstraites sont amenées, pour accéder à la dignité d’une forme ou d’un langage vivants, à faire l’épreuve de la réalité la plus prosaïque. La totalité, à laquelle depuis ses vingt ans aspire Benjamin, d’une façon d’abord anhistorique et naïve, puis de plus en plus ancrée dans les enjeux politiques de son temps, n’est nullement contrainte par son attrait pour le minuscule, seulement elle doit en partir et, calibrée sur une certaine optique dialectique, s’ouvrir sur une dimension intégrale de la vie et de la pensée.

Cette interpénétration de différentes inspirations, aspirations ou nécessités, chez Benjamin, contrairement à Scholem qui se replie dogmatiquement à l’endroit de sa défense du sionisme (nous pensons notamment aux échanges évoqués avec Arendt), peut être illustrée par un désaccord de jeunesse aux contours tout à fait anodins : « Dans l’hôtel de Berne où nous passions la nuit, nous eûmes une discussion sur l’intuition. Je notais la définition de Benjamin, sur laquelle je n’étais pas d’accord : ‘‘L’objet de l’intuition est la nécessité, pour un contenu qui est pressenti comme étant pur, de devenir perceptible.’’ Il ne put admettre ma protestation contre ce transfert théologique de l’intuition vers le domaine acoustique. Il m’expliqua que là était précisément le point important : les divers domaines ne peuvent pas être séparés entre eux ; il n’y a pas d’intuition pure qui ne soit une perception, non certes la perception d’une voix, mais celle d’une nécessité45. »

C’est précisément ce lien postulé d’un lien organique entre intuition intellectuelle, spirituelle ou divine et la perception sensible qui permettra à Jean Genet d’établir la justesse de la cause palestinienne à partir d’une perception acoustique46. A contrario, c’est la surdité de Scholem qui le condamne à d’irréparables errances idéologiques et au balbutiement le plus coupable dès lors qu’il est sommé par Arendt de justifier son engagement sioniste sur un terrain plus théorique. Entendons bien qu’il ne s’agit aucunement de dénier aux puissances de la raison leur légitimité et leur efficacité, mais d’affirmer qu’il ne saurait y avoir d’engagement révolutionnaire, de philosophie émancipatrice ou de littérature vivante sans une appréhension sensible des causes de l’injustice.

Qu’importe que le jeune Benjamin n’ait pas bénéficié de toutes les données historiques lui permettant de comprendre la situation en Palestine. Dans la mesure où ce dernier n’eut de cesse de placer l’expérience concrète au cœur de toutes les médiations abstraites, on ne saurait lui inventer un destin d’idéologue et encore moins de défenseur acharné d’un quelconque nationalisme juif. Il est donc tout à la fois opportuniste et inopportun de chercher à le rallier au projet sioniste. Tout indique même que son acuité sensible, ferment de sa lucidité historique, non contente de se plier aux contours d’un rêve coupable, aurait ressaisi la situation en Palestine depuis le point de vue de ceux qui en sont les opprimés et désigné Israël, au cœur des processus historiques, de leurs développements à la fois capitalistes et impérialistes, comme l’expression maudite de leur condensation.

 

Pierre-Aurélien Delabre

 


1 Pour une meilleure saisie des courants majoritaires et des tendances plus marginales du sionisme nous
renvoyons aux textes de Pierre Stambul publiés notamment chez Syllepse.

2 Ainsi que le relate Scholem, ils se sont croisés deux années auparavant, mais sans s’adresser la parole (nous y
reviendrons plus loin) : « Avant de faire la connaissance personnelle de Benjamin, je le vis pour la première fois
un jour de l’automne 1913, au cours d’une réunion de jeunes qui se tenait dans une salle du café Tiergarten à
Berlin. » (Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, traduction de Paul Kessler, Les Belles Lettres,
2022, p. 11.)

3 Ibid., p. 23.

4 L’intérêt du renouvellement de la conception matérialiste de l’histoire chez Benjamin tenant précisément, nous
y reviendrons ailleurs, au fait que cette conception demeure matérialiste tout opérant une critique des « informes
tendances progressistes » (« La vie des étudiants » (1915), traduction de Maurice de Gandillac revue par Rainer
Rochlitz, in OEuvres, I, Gallimard, Folio, 2000, p. 125) qui en altèrent le plus souvent les potentialités réellement
révolutionnaires.

5 Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, op. cit., p. 28.

6 Ibid., p. 12.

7 Ibid., p. 51-52.

8 Ibid., p. 56.

9 Ibid., p. 41.

10 Ibid., p. 42.

11 Partisan d’un centre culturel en Palestine, mais non d’un État juif, il s’oppose ainsi au sionisme politique de
Herzl. Meurt en 1927 à Tel Aviv, non sans avoir relevé et combattu les dérives du nationalisme juif.

12 Ibid., p. 57.

13 Ibid., p. 59.

14 « Le poème, au lieu de s’appuyer sur la mythologie, instaure la cohésion de son propre mythe. » (Walter
Benjamin, « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin », op. cit., p. 107.)

15 Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, op. cit., p. 58.

16 Il insiste quelques années plus tard : « C’est pourquoi, en Grèce, l’art véritable et la véritable philosophie — à la
différence de leur phase théurgique qui n’était art et philosophie qu’au sens impropre de ces mots — ne naissent
qu’à la fin du mythe, car l’un et l’autre se fondent la vérité, exactement au même degré, ni plus ni moins. » (Walter
Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe », in OEuvre, I, op. cit., p. 334.)

17 Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, op. cit., p.61.

18 Année, sans doute, et aux yeux de Scholem, qui marque de l’effondrement chez Benjamin à la fois de son
projet d’établissement en Palestine, mais également de celui d’apprendre l’Hébreu et de se rapprocher, par l’étude
et le culte, du judaïsme. C’est également l’année de son départ pour Moscou.

19 À ce propos, ne déclare-t-il pas, dès 1916, comme évoqué plus haut, que sa philosophie sera une philosophie
du judaïsme ? Mais cela signifie-t-il qu’il s’agira d’une forme philosophique inspirée du judaïsme ou d’une forme
philosophique du judaïsme lui-même ? À ce stade, nous refusons de trancher la question.

20 Ibid., p. 67.

21 Ibid., p. 71.

22 Ibid., p. 101.

23 Ibid., p. 99.

24 Ibid., p. 101.

25 C’est ainsi, par exemple, qu’il identifie un fond métaphysique sous une forme matérialiste dans le fameux texte
de 1936 sur « L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (Cf. Ibid., p. 81), texte qui nous semble
pourtant, sur le fond comme sur la forme, être sans doute l’un des plus strictement matérialistes de Benjamin.

26 Entendons ici ce qui porte à confusion dans l’usage de la majuscule, ou, en tout cas, cette espérance mystique
projetée sur les recherches d’un philosophe non encore marxiste, certes, mais déjà aux prises avec une forte
exigence de matérialité.

27 Ibid., p. 95.

28 Ibid., p. 125.

29 Ibid., p. 158.

30 Ibid., p. 126.

31 Ibid., p. 195.

32 Ibid., p. 196.

33 Hannah Arendt, « Réexamen du sionisme » (1944), in Écrits juifs, traduction de Sylvie Courtine-Denamy,
Fayard, Ouvertures, 2011, p. 512.

34 Ibid., p. 513.

35 Ibid., p. 514.

36 Gershom Scholem, « Lettre à Hannah Arendt du 28 janvier 1946 », in Correspondance. Hannah Arendt-Gershom
Sholem, traduction d’Olivier Mannoni, Seuil, édition numérique.

37 Ibid.

38 Ibid.

39 « Je suis ‘‘sectaire’’. Et je n’ai jamais eu honte d’affirmer ma conviction en public : le sectarisme peut constituer
quelque chose de très décisif et de très positif. » (Ibid.)

40 « Honnêtement, je n’ai jamais eu l’idée, même en rêve, d’admettre que vous auriez pour autant une ‘‘idéologie’’
sioniste, ne serait-ce que parce que j’espérais à vrai dire que vous n’aviez pas d’idéologie du tout. » (Hannah
Arendt « Lettre à Gershom Scholem du 21 avril 1946 », in Correspondance. Hannah Arendt-Gershom Sholem, op. cit.,
édition numérique.)

41 Hannah Arendt, « L’État des Juifs : cinquante ans après, où la politique de Herzl a-t-elle conduit ? » (1946), in
Écrits juifs, op. cit., p. 556-557.

42 Cf. Hannah Arendt, « Walter Benjamin », in Vies politiques, traduction d’Éric Adda, Jacques Bontemps, Barbara
Cassin, Didier Don, Albert Kohn, Patrick Lévy et Agnès Oppenheimer-Faure, Gallimard, Les Essais, 1974.

43 Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, op. cit., p. 99-100.

44 Ibid., p. 158.

45 Ibid., p. 146.

46 Cf. Jean Genet, Le Captif amoureux, Gallimard, 1986.

Contre la guerre et le militarisme, pour le bonheur commun

Ce texte est la transcription de l’intervention de Stathis Kouvélakis à la table ronde « Bloquons tout, à commencer par l’économie de guerre » qui s’est tenue le 20 septembre 2025 à la Dynamo de Pantin dans le cadre de la soirée en soutien à la Palestine coorganisée par le collectif « Faire bloc, faire peuple » et Jazz for Palestine.

 

ll y a une chose qui est claire : ils veulent la guerre.

La nomination de Lecornu incarne à elle seule cette volonté. Il y a deux choses qui distinguent Lecornu des autres politiciens de la macronie. La première, c’est qu’il est le seul ministre à avoir fait partie de tous les gouvernements depuis le premier mandat de Macron. La deuxième, c’est qu’il n’a pas hésité à afficher un désaccord public avec le ministre sortant de l’économie, Éric Lombard. Pour Lombard, conformément au budget présenté et aux dispositions de la loi de la programmation militaire (LPM), il s’agit d’atteindre un budget militaire de 70 milliards à l’horizon 2030. Pour Sébastien Lecornu, ce n’est pas suffisant. Lui, il propose un budget pour la défense « de poids de forme de 100 milliards » !

En réalité, l’augmentation vertigineuse des budgets militaires a commencé depuis longtemps. Au début du premier mandat de Macron, on était à 32 milliards. Dans le budget présenté par Bayrou, on atteint 50 milliards. L’horizon 2030, c’est 70 milliards, je viens de le dire. Et la loi de la programmation militaire sur les 6 ans 2024 à 2030, c’est 413 milliards. Mettez ces chiffres en comparaison avec les coupes qui sont prévues dans les budgets sociaux. Mais le problème n’est pas que français et cette volonté n’est pas simplement une volonté française.

Le premier boost décisif est venu de l’Union européenne avec le programme de 800 milliards nommé ReArm Europe. On nous disait, et c’est comme cela qu’on nous a vendu le projet européen, que l’Europe, l’ « intégration européenne », c’est la paix. Eh bien maintenant, on le sait, l’Europe c’est le militarisme et le bellicisme.

Le deuxième boost vient de l’OTAN. Voici ce que déclarait en janvier dernier son secrétaire général Mark Rutte : « En moyenne, les pays européens dépensent facilement jusqu’à un quart de leur revenu national pour les retraites, la santé et les systèmes de sécurité sociale, et nous n’avons besoin que d’une petite fraction de cet argent pour renforcer la défense ».

N’oubliant pas que l’OTAN est une alliance au service des Etats-Unis, le même Mark Rutte ajoutait aussitôt :

« L’implication des alliés non européens dans les efforts de l’UE en matière d’industrie de la défense est vitale … à l’heure où la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran augmentent leur coopération industrielle en matière de défense à des niveaux sans précédent, ériger de nouvelles barrières entre les alliés au sein de l’OTAN serait un acte d’autodestruction ».

Les importations d’armes en provenance des États-Unis des Européens ont ainsi augmenté de 155 % au cours des 5 dernières années par rapport à la période précédente. Les Etats-Unis, qui vendent dans 107 pays, pèsent 43 % du total mondial des exportations d’armes, contre 35 % il y a dix ans. Plus que jamais, l’avancée du projet européen, au lieu d’aller dans le sens de la soi-disant « autonomie de l’Europe » a signifié sa soumission croissante aux États-Unis.

Bien sûr, l’impérialisme est un système mondial, un système mondial hiérarchisé. Mais il y a un super-impérialisme qui domine tous les autres, c’est l’impérialisme états-unien. Lui seul combine en effet le complexe Pentagone + dollar + Wall Street + Silicon Valley. Mais cela ne doit pas nous faire oublier qu’ici en France, nous vivons dans pays qui est un impérialisme secondaire. Certes, c’est un impérialisme déclinant mais il est pleinement intégré dans ce système mondial d’exploitation et de pillage. La Françafrique est un exemple caricatural de régime néocolonial auquel aucun gouvernement n’a touché jusqu’à présent. Un régime qui n’a d’équivalent dans aucune autre ancienne puissance coloniale.

Mais le rôle impérialiste de la France ne se limite pas à son pré carré africain. La France intervient à la fois économiquement et militairement en dehors de celui-ci. On peut mentionner, par exemple, le rôle que joue une entreprise comme Total dans des pays comme le Mozambique ou la Birmanie, ou les interventions militaires françaises en Libye, en Afghanistan et en Yougoslavie, dans ce dernier cas dans le cadre d’une opération de l’OTAN.

Mais la France a une spécificité. On peut discuter sur le fait de savoir si c’est déjà une économie de guerre et de la façon dont on définit l’économie de guerre. Ce qui est sûr, c’est que l’économie française est dopée à son industrie d’armement et que le complexe militaro-industriel français est une part essentielle de ce qui reste d’un tissu industriel extrêmement affaibli. Je ne citerai qu’une seule donnée. La France est le deuxième exportateur au niveau mondial d’armement, soit 10,9 % du total des exportations d’armes. Cela veut dire que plus d’une arme sur dix exportée au niveau mondial est une arme française. Dans ce sinistre palmarès, la France occupe désormais le deuxième rang, après le déclin relatif de la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine.

Ce dopage à l’exportation d’armes dicte largement la politique étrangère du pays. Car les ventes d’armes, on le sait, dépendent de contrat d’État à État. Des contrats qui impliquent, ce sont des secrets de polichinelle, un niveau de corruption absolument extraordinaire et des rapports étroits avec des régimes dictatoriaux ou autoritaires comme l’Égypte, le Qatar par exemple ou l’Arabie Saoudite. Mais ce n’est guère différent avec des pays démocratiques qui se trouvent littéralement avec le couteau sous la gorge. Car pour eux, la course au surarmement signifie un saccage social sans précédent. Je viens de Grèce, un pays qui a depuis de longues années déjà réalisé l’exploit de consacrer plus de 3 % de son PIB à des dépenses militaires, donc à atteindre l’objectif adopté par la France et les autres pays de l’OTAN. La Grèce, ce petit pays de 10 millions d’habitants, est ainsi devenue, retenez-vous bien, le troisième client en matière d’exportation d’armes de la France ! Quelle performance pour un peuple et pour un pays qui sont saignés littéralement par la thérapie néolibérale de choc qui lui a été infligée depuis une quinzaine d’années et qui ne s’est pas arrêtée depuis !

L’impérialisme français est donc pleinement inséré dans ce système de domination et d’exploitation. Pour reprendre le titre d’un livre de Thomas Deltombe et d’autres, c’est « un empire qui ne veut pas mourir ». Il n’y a pas une année sans une intervention militaire française à l’étranger, et ce depuis des décennies. J’ai consulté la page Wikipédia consacrée à ce sujet, qui compile une série de documents officiels. On ne compte pas moins de 189 interventions militaires françaises, ou avec participation française, à l’étranger depuis le début de la Ve République, c’est-à-dire une moyenne de 3 par an. Rappelons ici que la dite Ve République est elle-même issue d’un coup d’état militaire et que ceci n’est pas sans rapport avec cela.

Le militarisme conduit à une économie qui se fait au détriment des besoins sociaux et s’insère à ce régime de domination et de pillage à l’extérieur. Mais il signifie aussi un autoritarisme croissant à l’intérieur. Car l’impérialisme implique d’habituer les populations à accepter la guerre, donc à désigner des ennemis. Aujourd’hui, l’ennemi au nom duquel s’opère ce réarmement, c’est la Russie. Ceux qui sont assez âgés se souviennent des propos d’un Michel Poniatowski [ministre sous la présidence de Giscard] qui parlait de la menace des chars russes défilant sur les Champs-Élysées. Mais pas grand monde ne prenait à l’époque au sérieux Poniatowski. C’était la guerre froide, on savait que c’était le genre d’hyperboles qui avaient cours dans le cadre de l’anticommunisme. Aujourd’hui, on ressort le plus sérieusement du monde les vieux stéréotypes qui identifient la Russie à des barbares asiatiques contre lesquels l’Occident doit se défendre.

Mais l’ennemi extérieur, il faut également un ennemi intérieur. Le soutien inflexible à Israël de la France et de la quasi-totalité des Etats européens fait corps avec la politique islamophobe et raciste poursuivie par tous ces gouvernements. Le consensus sur le militarisme et l’escalade guerrière est un élément décisif pour neutraliser la crise sociale, pour diviser le peuple, pour étouffer les luttes, pour réprimer et pour marginaliser les opposants.

Dans cette situation, disons-le sans hésiter, il faut revenir aux fondamentaux du mouvement ouvrier et de la gauche révolutionnaire. Il faut revenir à Rosa Luxembourg et à son mot d’ordre de « guerre à la guerre ». Il faut revenir au mot d’ordre du mouvement ouvrier allemand et de l’Internationale socialiste du début du 20e siècle « Pas une vie, pas un centime pour la guerre ».

Il faut se rappeler aussi de ces paroles immortelles de Jean Jaurès, quand, s’adressant aux représentants de la bourgeoisie, il déclarait : « Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage. Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité. Et voilà pourquoi, si vous regardez, non pas aux intentions, qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le parti socialiste est dans le monde aujourd’hui le seul parti de la paix ».

Aujourd’hui, le défi pour la gauche de rupture, c’est de se montrer à la hauteur de ces paroles de Jaurès. Les initiatives dont il a été question depuis cette tribune vont dans ce sens. C’est en particulier le meeting international contre la guerre du 5 octobre qu’organisent les camarades du POI et auquel le collectif « Faire bloc, faire peuple » se joint pleinement.

Notre défi c’est donc de s’affirmer comme « le parti de la paix », comme la force qui lutte sans relâche et sans compromission contre l’impérialisme et le militarisme à commencer par le nôtre, celui de notre propre pays.

Nous sommes le parti de la paix car nous sommes le parti de l’antiracisme, de la lutte pour la liberté et pour la démocratie.

Le parti de la paix, car nous sommes le parti de la solidarité avec tous les peuples opprimés, en premier lieu avec le peuple palestinien, aujourd’hui exterminé sous les yeux activement complices de l’impérialisme occidental et de tous les régimes réactionnaires de la planète.

Nous sommes le parti du combat pour la paix car nous sommes le parti du combat pour l’émancipation humaine et pour le bonheur commun.

 

Stathis Kouvélakis, philosophe, membre de la rédaction de Contretemps et membre du collectif  « Faire bloc, faire peuple ».

Blanchir Thao – Faire parler les morts pour réduire au silence les vivants

Dans son intervention à Historical Materialism, Dimitri Lasserre prétend «dialoguer» avec Houria Bouteldja. En réalité, il s’attaque à ce moment précis à une femme bâillonnée par la censure.

Quelques éléments de contexte : Pour son édition 2025 à Paris, Historical Materialism s’est vu refuser à deux reprises l’intervention de l’une de ses invités, Houria Bouteldja. En soutien à cette dernière, plusieurs intervenants ont décidé de boycotter l’évènement. On notera en particulier la décision de Paul Morao d’annuler sa participation en réponse à cette censure. Sa prise de parole devait interpeller Bouteldja, censée être présente à l’évènement. Il déclare sur X : « Je voulais continuer la polémique de ces derniers mois […] mais je ne vais pas m’amuser à discuter d’une intellectuelle interdite de parler […]. » La dignité de cette solidarité est à saluer.

Tandis que Morao renonce à discuter avec une camarade privée de parole, Dimitri Lasserre se dresse en contradicteur de Bouteldja, au moment même où elle se retrouve censurée, isolée, désignée comme persona non grata par un événement qui prétend interroger le pacte racial… sans elle. Ce n’est plus une critique, c’est un remplacement stratégique. Dans son intervention, Lasserre n’interroge pas le dispositif qui a éjecté Bouteldja. Il s’engouffre dans le boulevard que cette censure crée pour les détracteurs de la parole réprimée, et tente de nous apprendre comment penser la race sans faire peur aux Blancs. Ainsi, cette censure vient compléter la longue histoire du contrôle des paroles indigènes par le pouvoir blanc. Dans La Dignité ou la mort1, Norman Ajari parle de « confiscation du dire » et expose la manière dont les Noirs (ici les indigènes) ne doivent jamais être présentés « comme des agents de contestation, mais seulement comme des bénéficiaires passifs de l’engagement et du militantisme des Blancs »1. Le marxisme blanc a toujours préféré les indigènes muets, ou morts.

Dans son texte, Lasserre s’essaye à un exercice contorsionniste : Il reconnaît que « dans une perspective révolutionnaire, la lutte contre le racisme est absolument prioritaire » et préconise l’abolition de la race « par la classe », tout en admettant qu’il ne sait pas comment « contraindre les Blancs » dans ce processus2. Tu m’étonnes.

Son texte oppose théories marxistes et décoloniales, comme si ces théories ne s’interpénétraient pas déjà depuis des décennies. Il présente les critiques de la modernité et de la colonialité de Bouteldja et Thao comme contradictoires, dans un texte dichotomique qui caricature à l’extrême les travaux du camp décolonial. Lasserre assène des évidences, suggérant que Bouteldja avancerait le contraire. Comme lorsqu’il affirme que « Les ressorts du racisme sont, sur le plan matériel, économiques. Ils ne sont pas uniquement symboliques. », ou répète : « Les intérêts de race […] ne sont pas réductibles à des fantasmes idéologiques »2. Jamais Bouteldja n’a évacué les intérêts matériels concrets que le prolétariat blanc obtient en signant le pacte racial avec sa bourgeoisie.

Ce texte est une opération classique de whitewashing des auteurs indigènes (ici Thao), et le résultat est peu convaincant. Entre les mains de Lasserre, Thao devient un alibi. Il l’utilise pour opposer une pensée indigène qu’il décrit comme «romantique» (Bouteldja) à la figure de Thao qu’il repeint en penseur rigoureux, matérialiste et propre. S’il est vrai que Thao est considéré comme un marxiste bien plus orthodoxe et euro-centrique que certains de ses contemporains3, cette orthodoxie évolue dans son œuvre, et est bien plus poreuse que Lasserre ne le laisse penser. Ce dernier évacue tout ce qui fait désordre chez Thao: la guerre, le vécu, la respiration étouffée, la chair coloniale. Il transforme Thao en vigile du marxisme blanc légitime, en rempart contre les pensées situées. En réalité, il parle moins de Thao qu’il ne parle à travers lui. Il utilise Thao contre les siens.

Thao est bien loin du portrait théorique froid et vide que Lasserre dresse de lui. La source qu’il utilise principalement dans son article, Phénoménologie et matérialisme dialectique4 , est un incontournable dans le corpus de Thao, mais c’est aussi une production qui « ne porte aucune trace explicite de la situation coloniale […]»3 et qui ne suffit pas, à lui seul, à comprendre la pensée de Thao. Prise dans son ensemble, sa pensée peut largement être articulée avec celle des décoloniaux, et non contre elle. C’est ce que propose Matthieu Renault en comparant cet auteur avec l’une des inspirations les plus importantes de Bouteldja : Fanon.

Dans son article Fanon and Tran Duc Thao : The Making of French Anticolonialism3, Matthieu Renault, loin des lectures blanchies de Thao, dresse un portrait entrelacé des deux auteurs. Bien qu’il se refuse à faire abstraction de ce qui sépare Fanon de Thao, il ne les antagonise pas. Bien au contraire, il les lit ensemble. Il montre que Fanon et Thao partagent une même exigence : penser la domination depuis la vie, depuis les corps, depuis l’histoire concrète des peuples colonisés. Renault défend l’idée que « comparer Fanon et Thao […] permet de mieux comprendre la construction de l’anticolonialisme français dans la France de l’après-guerre et l’émergence d’un matérialisme véritablement postcolonial qui pourrait encore être d’une pertinence cruciale aujourd’hui »3.

Dans la majorité de son œuvre, Thao pense à travers la chair. Il reprend le concept de Lebenswelt5 (monde vécu – monde de la vie), développé par Husserl, et l’adapte au contexte colonial dans lequel il s’inscrit. Thao décrit les mondes vécus contradictoires et conflictuels dans lesquels colonisés et colonisateurs vivent. Il conçoit le colonialisme comme « l’agression d’une existence sur une autre existence »5, et Fanon le traduit dans le corps : « Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement » il lui devenait à plus d’un titre impossible de respirer »7. Lorsque Thao évoque une dialectique du corps, Renault commente : « Loin d’être nié par et à travers la lutte hégélienne pour la vie et la mort, le désir biologique est le « fondement » de cette lutte […] « il y a une dialectique du corps », notion qui pourrait venir de la plume de Fanon »3,6.

Renault évoque également le livre de Thao publié en vietnamien en 1950, Triêt lý đã đi đên đâu8. Écrit à destination de la diaspora vietnamienne et jamais traduit, Thao y développe la vision « peu orthodoxe de la primauté de la révolution à l’Est sur la révolution à l’Ouest »3,8. Renault rappelle par ce fait que Thao rejoint Fanon, qui conclut dans Les Damnés de la Terre : « Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf »9.

Ainsi Renault tente-t-il d’articuler les discours anticoloniaux de Thao et Fanon pour proposer leur rôle dans la genèse du matérialisme post colonial en France. Dans son article, il conclut : « Lorsqu’on aborde la genèse de la pensée anticoloniale par rapport au marxisme, il est important de ne pas considérer le « matérialisme scientifique » (représenté ici par Tran Duc Thao) et les formes plus hybrides et flexibles de ‘socialisme anticolonial’ (représentées ici par Fanon) comme des opposés. […] les différences réelles entre eux étaient bien plus une question de degré -de déplacement du marxisme- que de nature »3.

À rebours de la proposition de Renault, Lasserre projette ses analyses qui blanchissent Thao et le rassurent : la défense des intérêts de classe détruirait « de facto » les intérêts de race, et ces derniers détruits, les prolétariats blanc et indigène pourraient alors unir leurs forces pour abolir la classe… Les théories de Fanon et Thao s’inscrivent bien loin de ces incantations druidiques, dont l’auteur admet lui-même l’impasse : « Comment conduire les Blancs, car le problème vient bien des Blancs, vers cette abolition de la race par la classe ? Comment les y contraindre ? Je ne sais pas »2. Lasserre déforme Thao pour mieux l’opposer à Bouteldja, en mettant dos à dos théories marxistes et décoloniales, dans un discours binaire, déformé, simplifié, construit pour opposer.

Nous ne lirons pas Thao avec Lasserre. Nous lirons Thao avec Fanon, avec Renault. Nous les verrons entrer en résonnance avec notre chair, avec nos corps. Avec nos mères humiliées, nos corps cabossés, nos enfants qui traduisent à leurs parents les lettres de la CAF. Nous le lirons contre eux, s’ils continuent de faire de Thao un gardien du marxisme occidental blanc.

Nous écouterons la voix de Fanon, qui résonne encore à travers nos corps, quand il parle du racisme qui tue, qui broie et étouffe. Souvenons-nous que c’est ce manque d’air, cette suffocation de Floyd qui a ébranlé le cœur de l’empire. Et quand nos détracteurs projettent sur nous une attache culturelle réactionnaire, répondons-leur avec les mots de Fanon, lorsqu’il évoque le peuple vietnamien en lutte pour sa liberté : « Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement » il lui devenait à plus d’un titre impossible de respirer »7.

 

Zakarya

 

 

1Norman Ajari, La Dignité ou la mort – Ethique et politique de la race (2019)

2Dimitri Lasserre, Tran Duc Thao et l’union des Beaufs et des barbares, Positions revue (2025)

3Matthieu Renault, Fanon and Tran Duc Thao: The Making of French Anticolonialism (2015)

4Tran Duc Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique (1951)

5Tran Duc Thao, Sur l’Indochine, Les Temps modernes (1946)

6Tran Duc Thao, La Phénoménologie de l’esprit et son contenu réel, Les Temps modernes (1948)

7Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952)

8Tran Duc Thao, Triêt Lý Ðã Ði Ðên Ðâu (1950)

9Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (1961)

Lettre d’Houria Bouteldja à Madjid Ben Chikh

Cher frère,

Merci de m’écrire. J’apprécie la sincérité de cette lettre, son ton fraternel et sa franchise. Permets-moi d’en faire autant.

J’apprends sous ta plume que ton père est mort d’un cancer de l’amiante à 63 ans. Allah  irahmou. Et qu’il n’a pas eu le temps de profiter de sa retraite comme des dizaines de milliers de travailleurs immigrés. Apprends que mon père est mort d’un cancer de l’amiante…à 63 ans. Un hasard, l’âge de leur mort ? Sûrement. La cause ? Sûrement pas. Nos parents sont nés indigènes et vont le rester durant leur vie d’immigrés malgré l « ’indépendance » de leur pays. Quant à nous, fœtus dans le ventre de nos mères,  étions déjà promis à un destin d’indigènes de la république. C’est pourquoi Khaled Kelkal n’est pas un inconnu pour toi. Il ne l’est pas non plus pour moi.

Autre chose nous rapproche : Nous sommes,  toi et moi, doublement dominés en France : toi en tant que sujet colonial et homo, et moi en tant que sujet colonial et femme.  Cela nous rapproche. Non pas parce que ces deux conditions se confondent. Les expériences ne se superposent pas complètement. Ce qui nous lie ce n’est pas tant notre expérience de cumulards (les Blancs peuvent parfaitement bien cumuler des oppressions) mais plutôt l’expérience de la  domination à l’intérieur d’un corps social, l’indigénat, lui-même dominé – socialement et racialement.  Cela multiplie les contraintes qui pèsent sur nous en termes d’autonomie et de « libre choix ». Toi et moi connaissons, du moins je le suppose, l’expérience de l’étau qui se resserre sur nous lorsque nous sommes pris entre le racisme d’Etat, le confinement spatial « communautaire », la solidarité et l’entraide qui sont inséparables des familles et des réseaux informels. Toutes ces dimensions – absolument nécessaires pour compenser toutes les formes de discriminations – réduisent considérablement notre pouvoir de négociation (ou de rupture).

Dans les milieux blancs que nous fréquentons, il y a des idées qui ont la cote comme par exemple celle qui postule que l’un ne peut pas parler à la place de l’autre. Un homme ne peut pas parler à la place d’une femme, une blanche ne peut pas parler à la place d’une noire, un bourgeois ne peut pas parler à la place d’un prolo, etc.  Cette règle n’est pas fausse en vérité.  Mais elle n’est pas complètement vraie non plus. Dieu merci, je n’ai pas été élevée par la gauche (ou l’extrême gauche). Avant qu’une idée de gauche s’installe dans mon cerveau, elle sera au préalable passée au crible de la critique indigène. La greffe prend ou ne prend pas. Lorsqu’elle ne prend pas, je la rejette sans scrupule quelle que soit son efficience en milieu blanc. Et l’idée qu’une parole n’appartient qu’aux « premiers concernés » ne résiste pas à l’analyse. Car s’il y a bien des premiers concernés par l’oppression, ce sont bien les dominants en tant qu’ils la perpétuent ou qu’ils en bénéficient. D’autre part, il n’y a pas d’oppression qui ne mette en cause l’ensemble des structures d’une société – et donc l’ensemble de l’organisation sociale. Même si les opprimés ont une expérience propre de leur oppression, toutes les forces politiques peuvent se prononcer et se prononcent effectivement. Dire cela ne disqualifie pas l’idée selon laquelle les « principaux concernés » doivent diriger leurs luttes. Mais çà, c’est un autre débat.

C’est pourquoi, je n’ai et n’aurai aucun problème à parler à ta place. En vérité, toi et moi occupons la même place et faisons des choix individuels qui vont peu ou prou dans le même sens : protéger la dignité indigène et nous frayer un chemin tortueux pour que respire notre individualité opprimée par la solidarité objective qui nous lie à nos familles et à nos communautés. Toi, tu as tu ton orientation sexuelle et épargné ton père, même si visiblement il y avait une complicité tacite entre vous, et moi j’ai protégé mes parents autant que j’ai pu en opprimant  et sacrifiant ma liberté de femme. Nous ne sommes pas les seuls à avoir suivi ce parcours, nous sommes même certainement représentatifs de la grande majorité des descendants d’immigrés.

Je ne m’attarde pas sur ce que nous comprenons toi et moi par le mot « priorités » et que beaucoup confondent (innocemment ?) avec « hiérarchie ». Je crois qu’on est globalement d’accord.

Je te suis également lorsque tu évoques l’histoire de l’oppression et des persécutions des homosexuels en Europe et des conditions d’apparition de (s) l’identité(s) homosexuelle(s). Tu dis que la construction de ces identités n’a pas été évidente. Qui dit le contraire ? Je n’ai même pas évoqué cette question. Je te suis un peu moins lorsque tu généralises  l’oppression des homos spacialement et temporellement et la nécessité de s’identifier socialement et politiquement. Je ne suis pas pour ma part spécialiste de ces questions mais mon ignorance en la matière ne me retire pas une conviction : la notion d’oppression comme celle d’émancipation ne sont ni universelles ni intemporelles. Cela est vrai pour les homosexuels comme pour les femmes. Chandra Talpade Mohanty, les féministes noires et bien d’autres ont constamment souligné la pluralité des conditions de vie des femmes, et dénoncé l’essentialisation des « femmes du tiers monde » comme des stratégies impérialistes. Si cette évidence est désormais largement admise dans le cas des femmes, pourquoi pas dans le cas des personnes ayant des rapports sexuels avec des personnes de même sexe ? Chaque situation doit être mise en contexte et traitée localement en fonction des rapports de force sociaux et des structures qui prévalent réellement et non selon le fantasme de la condition universelle et éternelle des femmes ou des homos. Sur ce sujet, et particulièrement à propos du monde arabe, je te propose cette introduction aux travaux de Joseph Massad que la RDL vient de publier en ligne. Peut-être l’as-tu  déjà lu ? https://www.contretemps.eu/wp-content/uploads/RDL-9global-30-37.pdf

Mais nous sommes en France. L’identité homosexuelle y est disponible. Tu as choisi de revendiquer ton homosexualité. C’est ton choix et il est légitime. Je ne suis pas la police des mœurs et comme on dit chez nous Dieu est grand. Mais j’avoue plus me reconnaître dans un autre choix. Celui dont témoigne cet homme : http://yahoo.bondyblog.fr/201207110001/m

. Il n’est pas meilleur que le tien. Note que je ne le préconise pas. D’ailleurs, je ne préconise rien. Je dis juste que ce garçon me ressemble. Ce qu’il y a de frappant, c’est qu’à sa manière, ce garçon articule la pluralité de ses oppressions mais que ce choix est incompréhensible selon la grille d’analyse des féministes et mouvements LGBT blancs hégémoniques pour lesquels l’émancipation se mesure prioritairement à l’aune de la visibilité, de la fierté et non à celle du bien-être social et à la dignité indigène. Je disais dans le texte qui a provoqué cette discussion que la liberté indigène n’avait pas le caractère absolu de l’idéal progressiste blanc et que le sacrifice faisait partie intégrante de notre réalité. N’est-ce pas ce que confirme ce homme lorsqu’il dit : « Le coming-out ne fait pas vraiment partie de mes projets, c’est pas trop dans ma culture, mon éducation. Ce serait comme une trahison et il n’y a rien de pire que cela ! Ne serait-ce que penser à leur regard de dépit, ça me fait froid dans le dos sans oublier qu’ensuite, je les reverrais sûrement plus ». Tu vois, ce qui me chiffonne, c’est que les mouvements de gauche conçoivent les choix concrets que font certaines femmes ou « homosexuels » noirs er arabes dans des contextes de précarité sociale, de relégation et de racisme, au mieux comme une aliénation, au pire comme une complicité collective et passive au patriarcat et à l’hétérosexisme. Or, si leurs stratégies de vie contredisent les choix hégémoniques des gays ou des féministes blanches, ils ne doivent pas seulement être respectés ou tolérés – ce qui est pourtant rarement le cas – mais considérés comme des coordonnées de notre réflexion politique.

En effet, ne vois-tu pas qu’au-delà de la question des identités, ma volonté est de penser un agenda politique qui tienne compte des contraintes contradictoires et d’intérêts divergents ? Crois-tu sincèrement qu’il suffise d’énoncer des principes pour que ceux-ci aient une traduction politique effective ? Que signifie par exemple « articuler orientation sexuelle et race » politiquement quand on est dans la cité du Luth ou aux Minguettes ? Comment créer du lien avec les associations locales à partir de cette problématique ? Comment sensibiliser la population ? Comment pénétrer dans la mosquée ou dans d’autres lieux de culte ? Quel sera le contenu politique de la démarche ? Encourager les homosexuels à se revendiquer ? Sensibiliser la population à plus de tolérance ? Mais à la demande de qui ? Quels sont les espaces dans la cité revendiquant une meilleure reconnaissance des homos dans le quartier ? Existent-ils ? Poser ces questions, ce n’est pas nier l’existence d’ « homosexuels » dans les quartiers. C’est encore moins justifier le silence sur les questions sexuelles pas opportunisme. C’est se demander si on peut politiser la question de la famille et de la sexualité partout de la même manière, sous un angle identitaire et séparé des revendications du reste de la population.

Te souviens-tu de l’opération médiatico-politique de Ni Putes Ni Soumises ? De son échec patent à s’ancrer dans les quartiers, du rejet total dont elle a été l’objet par les « premières concernées » ? Rejet inversement proportionnel à son succès auprès des élites blanches. Cela pouvait-il signifier que les souffrances endurées par les femmes n’existaient pas ? Non, à l’évidence. Mais il aurait fallu à ce moment là, poser un regard sur les organisations de femmes des quartiers – même lorsqu’elles ne se déclarent pas féministes, même lorsqu’elles se consacrent au suivi scolaire, à la prison, à la réinsertion sociale –  qui connaissent leurs priorités, qui ont un savoir stratégique en contexte de précarité sociale et qui enfin respectent leur environnement culturel. Elles sont nombreuses ces associations et toutes ont bien compris le message quand elles ont vu les gros financements absorbés par NPNS. Ce qui était en jeu ici c’était de désolidariser les femmes des hommes. Or, les femmes sont souvent au premier plan des comités de soutien des victimes de violences policières – qui sont des hommes la plupart du temps ! De la même façon, comment les indigènes « homosexuels » pourraient-ils envisager la lutte contre le sida comme un combat à mener « en tant qu’homosexuels », alors que le HIV est inséparable de la difficulté générale d’accès aux soins, de la guerre contre la drogue, de l’univers carcéral, que le virus concerne des familles « hétérosexuelles » ? Les acteurs qui soulèvent ces questions sous cet angle existent. Pourquoi sont-ils si isolés ? Par conséquent, ce qui est urgent, c’est d’envisager un programme de transformation sociale qui desserre l’étau de la ségrégation spatiale et qui favorise l’autonomie et l’égalité.

Lorsque je poursuis la lecture de ta lettre, je me demande si c’est bien à moi que tu réponds lorsque tu parles des évangélistes qui financent les offensives islamophobes en Afrique ou des anti-impérialistes qui revoient l’homosexualité à l’Occident. Je ne suis ni dans un camp ni dans l’autre puisque j’ai clairement dénoncé l’imposition des normes hétéros comme des normes LGBT.

Pour finir, je voudrai te faire un aveu. Le propos du texte qui suscite cette discussion n’est pas vraiment l’homosexualité ni même les identités. Ca n’est pas vraiment non plus l’impérialisme gay ou l’homoracialisme. Tout ça, c’est un arrière plan. Ce texte est avant tout une proposition stratégique. Il tente de résoudre une équation complexe : comment envisager des alliances politiques dans un avenir plus ou moins lointain entre des espaces politiques a priori irréconciliables mais dont l’union est nécessaire pour au minimum neutraliser les forces qui fabriquent la misère et la destruction, au mieux pour proposer des alternatives sociales. D’où l’importance de la notion d’ « espace temps indigène », de « régression féconde », d’ « ennemi principal ». En d’autres termes, quelle traduction politique donner aux contradictions qui surgissent du croisement du champ politique blanc et de l’espace-temps indigènes ? Au passage, je ne me suis pas permise de remettre en question les modes d’émancipation blancs des mouvements LGBT, leur espace-temps. Je n’ai pas émis le moindre jugement moral. L’as-tu seulement remarqué ?  Tu aurais dû, car une des craintes que j’ai souvent rencontrées dans les discours dominants, c’est l’idée selon laquelle « le communautarisme », « l’islam », « le culturalisme » – de banlieue bien sûr – pouvaient un jour remettre en cause les acquis du féminisme et des luttes homosexuelles. La voie décoloniale est toute autre. Elle offre des perspectives, certes discordantes, mais pas antagoniques dans la mesure où elle dénonce tous les impérialismes, qu’ils soient gays ou hétérosexuels. Et qui sait, peut-être ces perspectives pourront se révéler convergentes un jour ? Mais ce ne sera certainement pas le fait de la bonne volonté des Blancs, de poignées de LGBT « racisés » et encore moins de slogans qui additionnent les combats (antiracistes, féministes, LGBT) en croyant les « articuler ».

Tu le sais, nous vivons un moment critique de l’histoire de l’Occident : une grave crise économique, le déclin de l’hégémonie blanche, une islamophobie galopante, et la poursuite des guerres impérialistes. Face à ces défis gigantesques, on ne peut que constater l’absence de force politique indigène, la faiblesse des forces de résistances blanches décoloniales, l’indigence de ces mêmes forces concernant le défi des quartiers populaires et du racisme d’Etat et la distance à parcourir pour que se réalise un large front contre le pouvoir actuel compte-tenu des exigences blanches et des résistances indigènes. Ma démarche n’a pas d’autre ambition que de tenter de réduire cette distance et d’expliciter les conditions d’une alliance ou d’une coalition émancipatrice.

Cher Madjid, je te remercie d’avoir posé le débat dans des termes qui me parlent et auxquels, contrairement peut-être à ce que tu penses, je n’ai pas la prétention d’apporter des réponses définitives.

Filaman,

Ta sœur, Houria

 

1 http://survivreausida.net/soutien

2 « Les mystères de l’articulation races/classes », Sadri Khiari.

http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=1361

Lettre de Madjid Ben Chikh à Houria Bouteldja

« Chère Houria Bouteldja »

Suite à la publication par Street Press (1) d’un article accusant d’homophobie le PIR, sa représentante Houria Bouteldja ainsi que les deux auteurs du livre Les féministes blanches et l’empire (2), les réseaux sociaux se sont enflammés, conduisant les « accusés » à se justifier et publier plusieurs justifications ainsi qu’une première réponse de l’écrivain homosexuel marocain Abadallah Taia (3).

Je hais les débats communautaires, ça me fait chier car ce sont des sujets que je maîtrise très mal, et de plus, je m’en suis toujours tenu à l’écart dés que possible pour ne pas me retrouver enfermé dans les boîtes où justement on tache toujours de nous enfermer. Cela ne veut pas dire que je ne m’y suis jamais intéressé. Mais personnellement, je préfère nettement l’économie, l’histoire ou la musique.

Mais devant la violence de la charge, tombant comme par hasard après six mois d’écumage des fosses sceptiques homophobes des politiciens de la France profonde, de l’église la plus réactionnaire et des nervis de l’extrême droite, la consternation aussi face à ces accusations, j’ai été incapable de réprimer l’envie de m’en mêler, de m’y jeter. J’ai beaucoup échangé sur Facebook, beaucoup lu les réactions. Après plusieurs mises au point, Houria Bouteldja a publié sur le site du PIR (4) une mise au point qui, sans que j’y adhère entièrement, m’a semblé fournir une bonne base de discussion.

Qu’on ne s’y trompe pas. Si j’ai considéré que ce texte posait les bases d’une discussion, c’est avant tout car je comprends un certains nombre des arguments que Houria y avance et qui n’ont, de fait, jamais émergé au sein des associations homosexuelles.

Pour certains, sur mon mur, les réactions m’ont fait l’effet que je pactisais avec le diable.

Ce type de réaction m’a encouragé dans mon choix, porté par une intuition profonde.

Après tout, un de mes premiers articles pour minorités fut au sujet du silence des LGBT au sujet d’une loi génocidaire en Ouganda (5). Sentiment de revenir aux origines et de boucler une boucle, de terminer le travail laissé béant à ce moment là.

J’ai proposé à Houria le contrat suivant. Je vous le livre tel quel avec quelques coupure qui en rendent la lecture plus aisée.

« J’aimerais te proposer quelque chose au sujet de la question de l’homosexualité car si je comprends bien ta grille de lecture et l’approuve dans ses grandes lignes, j’aimerais en discuter certains termes. Non pas à partir de cet agenda blanc que tu dénonces à juste titre, mais à partir de tes termes et de ma réalité d’indigène homosexuel car il me semble que tu passes à côté de notre réalité (je te précise que je ne vois au passage aucune homophobie dans tes propos).

Minorités.org a publié de nombreux articles contre les discriminations dans les quartiers, que ce soit le foulard ou l’islamophobie.

Je vis au Japon, il m’est quasiment impossible de faire une interview, et je ne suis pas fana de la formule 5 questions car je ne veux pas te coincer, et je pense que ton article sur le site du PIR parle de lui même.

J’aimerais en revanche écrire un papier, on l’appellera Chère Houria, je te le ferai parvenir, et tu apporteras la réponse que tu veux, comme tu le veux, avec les références que tu veux.

Je me permettrai juste de conclure cet échange de deux ou trois lignes pour partager mon sentiment sur ta réponse, et je te communiquerai cette impression avec une dernière copie du tout.

On n’est pas payé quand on écrit à minorités. Je serais extrêmement fier de faire ce travail, parce que c’est aussi cela, la stratégie d’un indigène homosexuel : mon père est décédé sans savoir que j’étais homosexuel, mais je sais au fond de moi que c’est le type d’article pour lequel il aurait été profondément fier. »

Chère Houria,

Tout d’abord, je dois à mon message une correction. Bien sûr, que mon père savait. Comment ne l’aurait il pas su, d’ailleurs. Dans la cité des fleurs où j’habitais, à Bondy, à côté de la cité De Lattre, tout le monde savait : je ne l’avais jamais caché, et ce, dès 15 ans. Aussi curieux que cela puisse paraître, mes copains du cours d’arabe, au CPRA, ou les anciens copains de collège, jamais, ne se sont moqués de moi. Tout au plus, j’ai été interrogé, comme s’il voulaient être sûr que c’était vrai. Je crois avant tout qu’ils ne concevaient pas, mais parfois il me racontaient des histoires sur le Bled, où visiblement les tandems de garçons étaient en fait un peu plus que des amis. On y reviendra un peu plus tard.

Oui, Houria, tu as raison : notre histoire d’indigènes, la très grande majorité des LGBT ne peuvent pas la comprendre. Ce n’est pas la leur. Ce n’est pas un reproche, juste un fait qui a, bien entendu, des implications importantes.

Je n’ai jamais eu l’opportunité de le dire à mon père. En fait, il a perdu son travail en 1978 avec la fermeture de l’usine, à La Courneuve, il avait alors 52 ans, parfois, à l’ANPE, on lui suggérait de rentrer en Algérie, et puis les autres entreprises ne voulaient plus de lui, trop vieux.

La religion est revenue dans sa vie, à lui, le vieux panarabiste et ancien militant du FLN. Je sais bien que tout ça te semble assez banal, on vient du même coin, ça l’est un peu moins pour le lecteur de minorités. La religion, c’est de famille. Ben Chikh, le fils du Cheikh. Origine vers Ain El Hammam. Tout le monde le regardait comme un illettré, analphabète. Il pouvait pourtant réciter le Coran, connaissait Aristote, parlait parfaitement l’Arabe classique, le Kabyle bien entendu, et il s’était appris lui même le français, après avoir fréquenté 15 jours une école pour l’apprendre : le livre racontaient des histoires avec Mamadou, Mohammed, des tournevis et des moteurs à réparer. Un soir, il était revenu en colère.

Je crois bien que c’est pour ça que j’ai toujours eu un problème avec ce mot, « indigène ». C’est dur, à accepter, quand on a conscience d’où on vient. Il avait étudié dans une madrasa. Ben Chikh oblige.

À partir de 1979, on est entré dans la très grande pauvreté. Mes parents ramassaient les fruits et légumes sur les marchés, ma mère faisait des ménages : les immigrés ont été en première ligne dans les restructurations de la seconde moitié des années 70.

Moi, j’ai commencé à fuir la maison. À l’école, je faisais le programme minimum. J’ai quand même eu mon bac, tu te rends compte, dans un milieu pareil ? Comme Khaled Kelkal, le brother que je me suis trouvé en lisant son interview posthume (6). J’ai fait ma place dans le milieu gay. J’y rencontrais d’autres gosses de cité, comme moi, arabes, antillais, certains bien moins bien partis dans la vie. La plupart, à cette époque, fréquentaient une boîte appelé Le Scorpion, à Strasbourg Saint Denis, ou bien Le Scaramouche. Pas moi. Ils étaient vraiment folles, souvent.

Très vite, goût pour les études oblige, mon cercle d’amis se fit plus cultivé et j’allais au Broad, un autre genre. Plus blanc. De toute façon, j’étais un rocker.

C’est finalement quand j’ai eu passé cette sorte de crise d’adolescence pédé que mon père est tombé malade. Une leucémie. L’amiante, au travail. Il est mort à 63 ans, pile poil comme les travailleurs immigrés qui en général meurent avant de toucher leur retraite.

Jamais eu l’occasion de lui dire.

Je te raconte ça parce que je piges vraiment, quand tu parles des priorités dans les quartiers. Pas de travail, les violences policières, le délit de faciès, la négation de notre histoire. Oui, il y a une identité collective à se réapproprier. La dernière partie de ton texte me parle. Oui, il y a une temporalité différente, elle n’est pas due à la volonté des habitants des quartiers, mais à ce que la société française a elle même produit, et ce, depuis la colonisation, et pour certains, depuis la traite esclavagiste.

Et puis c’est vrai que les homosexuels médiatiques donnent une image, celle de l’argent, de la réussite, de leur blancheur.

Mon amie Hélène (7) évoquait cette semaine sur mon mur La folle arabe, qui chante, roule les fesses. Invisible, chez les LGBT. Immontrable. Au PIR aussi, d’ailleurs.

Mais c’est parce que tu as parfaitement raison en restituant une temporalité, une identité dans ces quartiers que tu manques un point fondamental.

L’homosexualité est universelle. Ce qui ne l’est pas, ce sont les formes qu’elle revêt. Mais établir une distinction comme tu le fais entre l’homoerotisme ici et l’homosexualité, Ben… Laisse moi t’expliquer.

L’homoérotisme, ce sont ces tandems de copains, qui se touchent, marchent main dans la main dans tout le pourtour du Bassin Méditerranéen, à Alger ou ailleurs. Ce sont les Grecs qui avaient l’intégré (et non l’homosexualité qui y était punie de mort) dans leur cycle d’éducation.

Ce que tu nommes homoérotisme est une des nombreuses formes que prend la catégorie sociologique des « hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes ». Une des catégories car, pour en avoir été le témoins en Algérie, l’homoerotisme au Maghreb est une forme très poussée d’amitié, à priori plus ou moins consommée sexuellement mais, à priori, en excluant toute sodomie (je dis bien à priori car personne ne peut vérifier). Cela peut être ainsi purement sensuel et Platonique comme cela peut être un réel désir physique conduisant à des rapports sexuels plus ou moins poussés.

Cette forme de la sexualité, de plus en plus réprimée du fait de l’influence aliénante des pires formes du conservatisme patriarcal occidental depuis la colonisation et de l’échouage social de la jeunesse, ne doit pas masquer l’existence des homosexuels. Ce que Didier Lestrade, reprenant le rapport Kinsey, appelle les « Kinsey 6 ».

100% homosexuels.

Cela étant posé, et puisque je suis moi même un Kinsey 6, je continuerai en disant NOUS. Et ces homosexuels, tout en parvenant, dans ces pays, à trouver leur place dans cette forme de sexualité, en sont souvent également victimes : leur désir est plus fort, leurs sentiments plus intenses, la jalousie des autres hommes guète. Mameri, dans La colline oubliée, raconte l’un d’entre nous. Ils danse, il joue de la flûte, et les yeux des hommes brillent.

Car NOUS sommes partout. On nous a brûlé en place publique en occident, châtré, électrocuté, drogué, lobotomisé, interdit, enfermé, et nous sommes toujours là. Que ce soit en Europe, en Afrique, en Asie, en Océanie ou dans les Amériques.

Cela m’amène à l’idée de construction d’une homosexualité politique, une idée que tu conteste, alors que ton travail, que pour ma part je respecte, consiste à construire une identité. L’indigène.

Je pense que sur ce sujet de l’identité politique homosexuelle, tu es à côté.

Car cela n’a pas été évident, pour les homosexuels, de construire une identité politique, cet outil de l’émancipation.

Cette identité nous a été, elle nous est toujours, nécessaire, pour éviter la prison, le bûcher, la lobotomie, l’internement, le mariage forcé, que sais-je, tout cet arsenal inventé en occident pour nous éradiquer et créer la société moderne parfaite qui faisait tant rêver les hygiénistes bourgeois blancs du 19ème siècle, en même temps qu’ils développaient leurs idées eugénistes pour éliminer avant la naissance la trisomie, le nanisme, etc

L’apothéose de cette idéologie de la perfection sociale fut atteinte durant les années 30 et 40 dans l’Allemagne nazi quand cette idéologie ultra-moderne systématisa et industrialisa l’éradication des Juifs, des tziganes, des prostitués, des malades mentaux. Et des homosexuels.

La France a ainsi conservé, jusqu’à l’élection de François Mitterrand, en 1981, une législation du régime de Vichy condamnant l’homosexualité, la comparant à un acte contre la pudeur et l’enregistrant au même niveau que la tuberculose et le cancer, parmi les maladies à éradiquer.

La construction d’une identité politique homosexuelle n’a donc pas été de soi. Elle a été une lutte, politique, contre une des tares fondamentales de l’Occident, la même exactement qui avait au 19ème siècle conduit à catégoriser et hiérarchiser les races et les cultures pour mieux les dominer.

Il n’y a aucun hasard à ce que l’émergence d’une identité politique des homosexuels se soit développée parallèlement aux luttes d’émancipation des peuples. Il n’y a aucun hasard à ce que Jean Genet fut un compagnon de route engagé auprès des peuples arabes. Il n’y a aucun hasard à ce que James Baldwin devint un des premiers écrivains ouvertement homosexuels, et ce, dans les années 50.

Aucun.

Alors bien sûr, maintenant que cet agenda politique est parvenu à faire évoluer les élites et les législations des grandes puissances impérialistes, le caractère révolutionnaire de cet agenda tend à céder la place, au sein même desdites élites, à une sommation à « évoluer » pour le reste du monde, transformant cet agenda en une sorte de nouvelle évangélisation, les droits des homosexuels devant, et les multinationales derrière, à l’affût.

D’ailleurs, parallèlement à ce nouvel agenda d’une dépénalisation universelle de l’homosexualité, les groupes ultra-conservateurs des mêmes puissances impérialistes, via l’Opus Dei ou les églises évangélistes protestantes (8), financent de puissantes offensives homophobes dans certains pays d’Afrique, montrant bien que cet agenda autours de l’homosexualité, principalement en Afrique mais aussi en Asie, cache bel et bien, en réalité, une guerre économique pour le contrôle des richesses dans les anciennes colonies de la vieille Europe déclinante comme cela se fit à la fin du 19ème siècle en Amérique latine.

Mais une fois cela dit, comment puis-je, en tant qu’homosexuel, et en tant qu’indigène moi-même, me contenter d’assister au spectacle de la persécution de ceux qui, eux aussi cumulent ces deux casquettes. Leur enfermement. Leurs condamnations à mort. Comment puis-je accepter que les églises protestantes, souvent avec l’argent du Fond International contre le SIDA, financent en Afrique Subsaharienne de violentes campagnes anti-homosexuelles, en s’appuyant sur de pseudo discours anthropologiques pour justifier que l’homosexualité serait une pratique importée et venue de l’Occident quand tout ce que réclament les homosexuels dans ces pays est de pouvoir vivre leur vie et surtout éviter la propagation du VIH, non seulement chez les homosexuels, mais aussi chez les hétérosexuels.

Et comment ne puis-je pas, comment ne pouvons NOUS pas, collectivement, en tant qu’homosexuels, sursauter, quand certains dans les milieux des luttes anti-impérialistes, développent des discours ambigües, renvoyant l’homosexualité à l’Occident, et refusant de voir qu’elle est une réalité vraie, vécue, de tous les temps, en Afrique ou ailleurs.

La place que tu nous accordes dans l’ordre des revendication, cette sorte d’invisibilité, est injuste, unfair. Et discriminant.

Nous sommes nombreux, Houria, et nous sommes nombreux à vivre out. Et contrairement à tous les clichés véhiculés par les fans de Caroline Fourest, ça se passe globalement pas plus mal pour les souchiens que pour les indigènes. Ce sera peut être un peu plus difficile, mais nous ne tarderont pas à nous marier aussi, contrairement à ce raccourci un peu facile qui consiste à penser que le mariage ne concerne pas les cités. Car nous y vivons aussi.

En fait, même en Palestine, nous existons, et nous combattons pour la libération de notre terre. Et même quand nous sommes victimes de l’obscurantisme du Hamas et conduits à l’exil, nous continuons à lutter pour le droit du peuple Palestinien. Parce que que tout gay friendly (9) que peut tenter de se présenter Israël, l’oppression du peuple Palestinien nous expose à la même fragilité que nos frères et sœurs, en nous désignant en plus comme ennemis quand Israël tente de récupérer notre cause (10).

En fait, c’est le refus de prendre en compte la réalité de notre présence dans les quartiers qui donne aux LGBT toute leur blancheur.

Il serait temps d’avoir le courage (et ton texte, en abordant la question de l’homoerotisme, avec toutes les critiques que cela me suggère, va réellement dans le bon sens car ça ne plait pas forcément à tout le monde), de reconnaître notre présence dans les cités non pas comme pièces rapportées ni produits d’une quelconque acculturation, et que nous sommes bel et bien homosexuels.

Il serait temps de regarder ces femmes transsexuelles qui se prostituent à la Porte de Clichy comme une part de notre histoire commune. Sans papiers, au ban, livrées à l’arbitraire de la police et du SIDA. Car derrière ces femmes, tu le sais certainement, il y a des familles, souvent bien plus compréhensives que les reportages sensation sur l’homophobie de TF1 veulent bien dire. Les associations LGBT les laissent à leur destin, qui donc s’y intéressera ?

Il serait temps que dans cette cause décoloniale le VIH trouve enfin sa place. Aux USA, en France, ACT-UP dès sa création fit le lien entre l’indifférence des politiques et des médias et le fait que la maladie touchait avant tout l’Afrique et les parias dans les puissances impérialistes. Maintenant que les traitement en Europe ou aux USA sont extrêmement performants et « presque » confortables, que le droit au mariage se trouve reconnu dans de plus en plus d’états, qui va pousser la lutte contre le SIDA en Afrique ou en Asie, où les traitements restent à la traîne et continuent de porter leurs lots d’effets secondaires.

Il serait temps pour que cette cause progresse qu’il y ait enfin des militants, et pas seulement homosexuels, pour pointer le caractère blanc de tout la nomenklatura homosexuelle, son islamophobie.

Cela passe par l’émergence de militants homosexuels issus des quartiers. Ça, c’est notre part.

Cela passe par un travail de la part d’organisations comme le PIR, non pas pour reprendre les revendications homosexuelles, mais pour casser les représentations homophobes qui circulent et que certaines formulations anti-impérialistes entretiennent. Comme je te l’ai écrit, le texte que tu as publié, en reconnaissant des pratiques sexuelles multiples, esquisse un possible.

Le succès de la luttes pour la reconnaissance et le droit des homosexuels ne doit pas effacer d’où les homosexuels viennent : nous nous sommes battus, et nous avons aussi nos morts. Beaucoup continuent dans le monde à se battre, et ils ont besoin que nous relayons leurs luttes avec la même légitimité que les combattants Palestiniens ont besoin que nous relayons la leur.

Les homosexuels sont à la croisée des chemins. Le mariage passé, dans les mois qui viennent, les traditionnels discours islamophobes reviendront, et cette fois, la chasse aux électeurs homosexuels sera ouverte, islamophobie à l’appuie (11), comme c’est le cas dans d’autres pays européens (12). Un peu comme certains musulmans regardent du côté du FN (13) pour se trouver le masque de respectabilité que la société leur refuse.

Il sera alors fondamental que les militants homosexuels conscients de l’enjeu des luttes décoloniales et que les militants comme toi conscients des nouvelles dynamiques à créer parviennent à jeter les bases d’un dialogue à égalité. Cela voudra dire, de part et d’autre, et dans le respect de l’identité de chacun, casser les préjugés et les représentations. Il nous faudra du courage.

  1. Street Press, 7 février 2013, Plus forts que Frigide Barjot, les Indigènes de la République dénoncent l’« impérialisme gay » http://www.streetpress.com/sujet/74580-plus-forts-que-frigide-barjot-les-indigenes-de-la-republique-denoncent-l-imperialisme-gay
  2. Les féministes blanches et l’empire, Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, octobre 2012 , http://www.amazon.fr/féministes-blanches-lempire-Boggio-Ewanjé-Epée/dp/2358720437
  3. Non, l’homosexualité n’est pas imposée aux Arabes par l’Occident, Rue89, 8 février 2013, http://www.rue89.com/2013/02/08/non-lhomosexualite-nest-pas-imposee-aux-arabes-par-loccident-239439
  4. Universalisme, Homoracialisme et « mariage pour tous », 12 février 2013, http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=1794
  5. Ouganda, ou le vrai visage du militantisme gay, minorités, http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/594-ouganda-ou-le-vrai-visage-du-militantisme-gay.html
  6. Interview du journal Le Monde, 7 octobre 1995, http://antisophiste.blogspot.jp/2009/04/khaled-kelkal-terroriste.html
  7. Celles et ceux qui ne connaissent pas Hélene Hazera liront par exemple El Gusto a réveillé la princesse endormie du Chaabi, minorités, http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/1421-el-gusto-a-reveille-la-princesse-endormie-du-chaabi.html
  8. Ouganda, Amnesty International, http://www.amnesty.ch/fr/actuel/magazine/2011-67/LGBT-Ouganda
  9. Le porno gay au secours de la propagande israélienne, Didier Lestrade, minorités, https://www.google.com/search?q=lestrade+gay+porn+israel&ie=UTF-8&oe=UTF-8&hl=fr&client=safari
  10. (10)Gay Palestinian caught in the middle of the conflict,  http://www.globalpost.com/dispatch/news/regions/middle-east/israel-and-palestine/120607/gay-palestinians-lgbt-israel-conflict
  11. (11)Les gays virent-ils a droite, Liberation, au sujet du livre de Didier Lestrade, 13 janvier 2012, http://www.liberation.fr/societe/01012383075-les-gays-virent-ils-a-droite
  12. (12)Wilders, les musulmans, les juifs et la méritocratie, Laurent Chambon, minorites, http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/730-wilders-les-musulmans-les-juifs-et-la-meritocratie.html
  13. (13)Pourquoi je soutiens Soral, pastiche en forme d’argumentaire, PIR, juin 2011, http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=1364

Tribune féministe internationale pour le boycott du Forum Mondial des Femmes pour la Paix

Nous, militantes et organisations féministes, dénonçons et appelons au boycott international du Forum Mondial des Femmes pour la Paix, organisé par le mouvement Guerrières de la Paix les 19 et 20 septembre à Essaouira, au Maroc.

Créé en France en 2022, Guerrières de la Paix se présente comme un collectif de femmes juives et musulmanes « pour la paix, la justice et l’égalité ». Depuis le déclenchement de la guerre génocidaire menée par Israël contre Gaza, il déploie une intense propagande qui instrumentalise une rhétorique humaniste pour défendre le statu quo colonial. Sa mise en avant par les médias dominants – notamment en France – contribue à marginaliser les voix qui dénoncent le génocide.

Dans son discours, le collectif met sur un même plan l’État sioniste et la résistance palestinienne, réduisant la réalité coloniale à un « conflit » symétrique entre deux camps. Selon sa fondatrice Hanna Assouline, « il va falloir panser de nombreuses plaies, être capables de pardonner. La liberté et la sécurité des deux peuples sont interdépendantes » (Sud-Ouest Dimanche, 10 novembre 2024). Une telle vision nie l’asymétrie entre une puissance coloniale d’occupation et un peuple opprimé qui lutte pour sa survie et sa dignité. Alors qu’Israël intensifie son offensive pour imposer l’occupation totale de Gaza et poursuivre la colonisation en Cisjordanie, Guerrières de la Paix réduit cette violence structurelle à la seule politique du gouvernement Netanyahou, sans remettre en cause le sionisme comme projet colonial génocidaire.

Le collectif, qui prétend incarner une voix nuancée, renvoie pourtant dos à dos les soutiens des massacres commis par Israël et le mouvement de solidarité internationale avec le peuple palestinien qui réclame une fin au génocide.

Guerrières de la Paix en appelle à la « responsabilité des femmes » et au « rapport pragmatique qu’elles ont à la vie et à l’engagement » pour mettre fin au « conflit ». La sororité, érigée en socle du mouvement féministe, est ainsi convoquée pour exiger que les femmes israéliennes et palestiniennes refusent toute assignation à un camp et agissent main dans la main. Ce narratif est d’ailleurs mis en scène lors de mobilisations comme à Paris ou à Cannes, où des femmes juives et arabes se sont réunies derrière des slogans humanistes volontairement vagues et consensuels qui occultent les massacres quotidiens infligés depuis près de deux ans au peuple palestinien par l’armée d’occupation israélienne, touchant de manière disproportionnée les femmes et les enfants.

Un tel discours efface également le rôle décisif joué par les femmes dans les luttes de libération nationale, y compris dans la résistance palestinienne. Il s’inscrit dans la continuité de l’instrumentalisation du féminisme par les puissances impérialistes, qui l’utilisent pour légitimer leurs guerres coloniales et diviser les peuples opprimés.

Ce féminisme pacifiste incarné par les Guerrières de la Paix, qui trouve un large écho dans les médias et auprès de certaines élites politiques, économiques et culturelles en Occident et dans le monde arabe, met en avant la résolution 1325 adoptée par l’ONU en 2000 qui promeut une participation accrue des femmes dans les processus de paix, comme aime à le rappeler Hanna Assouline. Mais pour le collectif, le recours au droit international est sélectif : les droits que l’ONU reconnait au peuple palestinien — autodétermination, droit au retour, légitimité de la lutte armée — sont niés, et la résistance assimilée au terrorisme. Par ailleurs, l’organisation refuse de parler de génocide malgré les constats de l’ONU et de la Cour Internationale de Justice, préférant utiliser un langage édulcoré pour qualifier la barbarie israélienne.

En mai 2025, le collectif a accompagné une délégation de députés français au Sommet pour la Paix à Jérusalem, organisé par des ONG israéliennes, alors que plusieurs élu·es français·es et européen·nes s’étaient vu interdire l’entrée en Israël en raison de leur critique du gouvernement Netanyahou et de sa politique. Tandis que la bande de Gaza traversait une crise humanitaire extrême, les discours du Sommet appelaient à la paix et à la reconnaissance de l’État palestinien, dans des termes aux contours flous. Les interventions les plus concrètes furent celles du président Emmanuel Macron (par message vidéo) et du tandem Ehud Olmert, ex-Premier ministre israélien qui a mené la guerre contre le Liban, et Nasser Al-Kidwa, ancien ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne : reconnaissance d’un Etat palestinien, mais dans des conditions qui en font de facto un État vassalisé.

En août 2025, le collectif a promu des rassemblements organisés récemment à Beit Jala en Cisjordanie contre la famine à Gaza, réunissant Israélien·nes et Palestinien·nes. En présentant ces mobilisations comme porteuses d’espoir et en contribuant à invisibiliser le fait qu’Israël a annoncé, quelques mois plus tôt, le développement de nouvelles colonies dans la région de Beit Jala, le collectif participe de fait au blanchiment de crimes coloniaux.

La stratégie des Guerrières de la Paix est claire : dépolitiser la solidarité internationale pour la réduire à sa dimension humanitaire et évacuer la question centrale, à savoir la libération de la Palestine. L’organisation du Forum mondial des Femmes pour la Paix à Essaouira s’inscrit dans cette même logique de légitimation d’Israël et de promotion de la normalisation de ses relations avec les régimes arabes, malgré le rejet massif des peuples de la région.

Présenté comme un rassemblement international de militantes israéliennes, palestiniennes, iraniennes, afghanes, marocaines et autres, ce forum ambitionne de lancer un « appel international des femmes pour la paix ». En réalité, il cherche à imposer un « nouveau narratif de paix » visant à neutraliser la mobilisation féministe internationale, aujourd’hui fortement engagée aux côtés du peuple palestinien dans une tradition anti-impérialiste et internationaliste.

En tant que féministes, nous dénonçons avec force l’instrumentalisation de nos luttes pour blanchir les crimes commis par l’État colonial israélien. Nous affirmons haut et fort : la Palestine est une lutte féministe. C’est pourquoi nous rejetons toute rhétorique de paix qui ne s’accompagne pas d’un soutien clair et explicite au mouvement de libération du peuple palestinien.

Pas de paix sans justice, pas de justice sans libération de la Palestine.

 

 

Signer la tribune : bit.ly/femcall

 

Premières signatures

Militantes et personnalités

Hana Abbes, Avocate (Tunisie)

Mariam Abu Daqqa, Dirigeante au sein du Front populaire de libération de la Palestine et militante politique et associative féministe (Palestine)

Imane Ait Ben Amar, Militante BDS Maroc – Boycott, Désinvestissement et Sanctions (Maroc)

Samah Aouadi, Militante politique (Tunisie)

Ariella Aicha Azoulay, Ecrivaine, chercheuse, cinéaste expérimentale et commissaire d’archives anticoloniales (Etats-Unis)

Salima Belemkaddem, Présidente de l’association Mouvement Maroc Environnement 2050 (Maroc)

Amira Belhadj Rhouma, Militante (Tunisie)

Meriem Belhiba, Journaliste (Tunisie)

Yessa Belkhodja, Militante décoloniale, co-fondatrice du Collectif de droit des jeunes du Mantois (France)

Siham Benchekroun, Ecrivain et fondatrice du Collectif marocain Blouses Blanches pour la Palestine (Maroc)

Kenza Benjelloun, Artiste visuelle (Maroc)

Dounia Benslimane, Actrice culturelle et associative (Maroc)

Tithi Bhattacharya, Historienne et militante féministe (Etats-Unis, Inde)

Latifa Bouhsini, Universitaire et féministe (Maroc)

Oumaima Boukari, Militante BDS Maroc – Boycott, Désinvestissement et Sanctions (Maroc)

Chaimaa Boukharsa, Militante et cofondatrice de Afrocolectiva (Espagne)

Houria Bouteldja, Autrice, militante décoloniale (France)

Souad Brahma, Présidente de l’Association Marocaine des Droits Humains (Maroc)

Henda Chennaoui, Militante féministe (Tunisie)

Fatiha Cherribi, Militante des Droits humains (Maroc)

Ismahane Chouder, Enseignante et formatrice, militante féministe antiraciste (France)

Raja Dahmani, Association Tunisienne des Femmes Démocrates (Tunisie)

Sonia Dayan-Herzbrun, Sociologue, Professeure émérite à l’Université Paris Cité (France)

Marianne Ebel, Philosophe et militante dans le Collectif de la Grève féministe et la Marche Mondiale des Femmes (Suisse)

Layla El Mossadeq, Militante féministe (Maroc)

Angele Galea, Artiste et activiste (Malte)

Fanny Gallot, Historienne et militante féministe (France)

Natalia Hirtz, Sociologue féministe, chercheuse au GRESEA (Belgique)

Sarah Kaddoura, Militante féministe, chaîne Haki Nasawi (Palestine)

Amina Khalid, Militante féministe, ancienne présidente de l’Association des Femmes Progressistes (Maroc)

Tamara Knezevic, syndicaliste et militante du collectif de la Grève féministe (Suisse)

Aurore Koechlin, Autrice, militante féministe (France)

Zohra Koubia, Militante féministe Amazighe et défenseure des droits humains (Maroc)

Teresa Larraga, Comédienne et metteure en scène, militante dans le Collectif neuchâtelois de la Grève féministe (Suisse)

Simone Longo de Andrade, Militante des droits humains (Portugal)

Imen Louati, Militante (Tunisie)

Seloua Luste Boulbina, Philosophe et militante (France)

Bahija Lyoubi, Productrice (Maroc)

Rania Majdoub, Enseignante et militante anticoloniale (France)

Morgane Merteuil, Militante féministe (France)

Agnès Adélaïde Metougou, Chargée de programmes, Plateforme d’Information et d’Action sur la Dette et membre de la coordination des luttes féministes du CADTM-Afrique (Cameroun)

Vanessa Monney, Militante du collectif de la Grève féministe et secrétaire de la commission féministe du Syndicat des Services Publics Vaud (Suisse)

Nabila Mounib, Parlementaire, Parti Socialiste Unifié (Maroc)

Naima Ouahli, Militante des droits humains et féministe (Maroc)

Hajar Raissouni, Journaliste et chercheuse en histoire contemporaine (Maroc)

Geneviève Rail, Professeure émérite distinguée, Institut Simone De Beauvoir, Université Concordia (Canada)

Najat Razi, Militante féministe (Maroc)

Simone Rudolphi, Photographe et éducatrice (Allemagne)

Jamila Saadoune, Militante féministe (Maroc)

Catherine Samary, Féministe altermondialiste, membre de l’Union Juive Française pour la Paix UJFP et du Conseil scientifique d’Attac France (France)

Kenza Sefrioui, Éditrice (Maroc)

Aicha Sekmasi, Militante des droits humains, ancienne présidente de l’association La Voix des Femmes Marocaines (Maroc)

Hadeel Shatara, Féministe et prisonnière palestinienne libérée (Palestine)

Michèle Sibony, Membre de l’Union Juive Française pour la Paix UJFP (France)

Sara Soujar, Avocate en formation et défenseure des droits humains (Maroc)

Fatima Tamni, Parlementaire, Fédération de la Gauche Démocratique (Maroc)

Khadija Tnana, Présidente de la Fondation Khadjia Tnana pour la Culture et les Arts (Maroc)

Korotoumou Traore, Femme leader et membre de la Coordination des Luttes féministes du CADTM-Afrique (Mali)

Françoise Vergès, Autrice, militante féministe décoloniale (France)

Ivonne Yañez, Féministe et militante environnementale (Equateur)

Najat Zemmouri, Militante des droits humains et féministe, première vice-présidente de la Ligue tunisienne pour la Défense des Droits Humains (Tunisie)

Organisations

Alliance of Internationalist Feminists (Allemagne)

Association Al Anouar (Maroc)

Association Al Basma pour le Développement des Femmes rurales et des Enfants (Maroc)

Association Al-Amal pour le développement féminin Al Hoceima (Maroc)

Association Al-Tawama pour la Formation et la Qualification des Femmes rurales (Maroc)

Association Amal Mouvement féminin pour une Vie meilleure (Maroc)

Association Aspirations Féminines (Maroc)

Association Assaïda Al Horra pour la Citoyenneté et l’Egalité des Chances (Maroc)

Association Chaml pour la Famille et les Femmes (Maroc)

Association Chems pour le Développement (Maroc)

Association de la Maternité, Inzeguane (Maroc)

Association du Bien-être des Femmes – Essaouira (Maroc)

Association Elwafae féminine pour le Développement (Maroc)

Association Forum des femmes pour l’Egalité et le Développement au nord du Maroc (Maroc)

Association Mains Libres (Maroc)

Association Marocaine des Femmes Progressistes (Maroc)

Association Marocaine pour les Droits des Femmes (Maroc)

Association Noor pour l’hébergement des mères et des enfants Sidi Benour (Maroc)

Association Touya pour le Travail Féminin (Maroc)

Association Voix de Femmes marocaines (Maroc)

Collectif Khmissa (Maroc)

Comité Femmes ATTAC CADTM Maroc (Maroc)

Coordination de la Marche Mondiale des Femmes Côte d’Ivoire MMF-CI (Côte d’Ivoire)

Coordination des Luttes Féministes du CADTM-Afrique (Afrique)

Du Pain et des Roses (France)

Forum marocain des femmes – Safi (Maroc)

Groupe des Jeunes Femmes pour la Démocratie (Maroc)

Initiative pour la Protection des Droits des Femmes (Maroc)

Kessem Juives Féministes Décoloniales (France)

La Fondation du Journal Féministe Algérien (Algérie)

L’Observatoire marocain des violences faites aux femmes ‘Oyoune Nissaiya’ (Maroc)

Revue ‘Moussawat’ (Maroc)

Union de l’Action Féminine (Maroc)

Union des femmes de l’éducation au Maroc, affiliée à la Fédération nationale de l’éducation FNE (Maroc)

De la mer aux campus : la Palestine nous libère ! Nouvelles depuis le Royaume de Belgique.

Le campus de l’Université libre de Bruxelles est à nouveau secoué par les mouvements de solidarité pour la Palestine et contre le génocide à Gaza1. La Faculté de droit et de criminologie, a décidé, à la suite d’un vote, de nommer sa promotion Rima Hassan. Ce choix n’a pas laissé indifférente la classe politique et institutionnelle, de l’extrême droite à ce qu’on pourrait encore appeler le centre-gauche, révélant une fois de plus le continuum réactionnaire omniprésent depuis trois ans. Car il faut le dire clairement : la Belgique est un État complice du génocide à Gaza. Ses accords militaires, sécuritaires et économiques avec Israël — qu’il s’agisse des contrats d’armement, de la coopération policière ou de la technologie sécuritaire — nourrissent directement l’occupation et le massacre. Ce n’est pas une complicité abstraite : c’est une complicité matérielle, inscrite dans les décisions des gouvernements successifs, dans le silence complice des partis, et dans les institutions universitaires elles-mêmes, liées à des entreprises actives dans la colonisation.

C’est là que se révèle la réalité du racisme d’État et de la suprématie blanche institutionnelle qui structurent la société belge : des universités aux rédactions, des tribunaux aux parlements. Le débat autour du nom de la promotion Rima Hassan agit comme un miroir grossissant de ce système. Quoi qu’en disent celles et ceux qui aboient avec les maîtres — de la presse nationale aux profils Facebook de personnalités médiatiques — ce choix fait événement et illustre encore une fois « ce que la Palestine nous fait ».

Le premier scrutin, tenu le 17 juin 2025, a aussitôt fait l’objet d’attaques virulentes : d’anciens étudiants de la faculté ou de l’université en général, de professeurs à la retraite ou non, aux discours plus ou moins fascisants, mais aussi de responsables politiques connus pour leurs positions islamophobes et génocidaires, sans oublier journalistes et éditorialistes belges et français. On a même eu droit à une « carte (très) blanche » transnationale entre la France et la Belgique, signée par des intellectuels autoproclamés, embourbés dans un texte à charge digne d’une parodie stylistique de l’Académie française du XIXᵉ siècle — tout en « rigueur intellectuelle »2. Ajoutons à cela des articles du Figaro Étudiant, dès le 3 juillet, pour ne citer qu’eux3. Face à ces pressions, les autorités facultaires ont décidé d’invalider la procédure de vote, et de réorganiser un scrutin à deux tours, qui s’est tenu le 21 août, précédé d’un débat sur les enjeux du nom de promotion : le procéduralisme juridique et le libre examen4 ne pouvaient que bien se porter ! Le débat organisé avant le second vote était censé permettre aux étudiants de prendre la mesure des « conséquences de leurs choix ». La démarche paternaliste n’a pas dupé les étudiants et étudiantes qui ont réaffirmé leur volonté. Tous les regards se sont ensuite portés sur la validation de ce résultat par le conseil facultaire. Simple formalité habituellement, les nombreuses réactions, à l’intérieur comme à l’extérieur du monde universitaire, en ont chargé le débat. Résultat : Rima Hassan sera bien le nom de la promotion 2025 de la Faculté de droit et de criminologie de l’ULB.

La reformulation des règles de la procédure démocratique après le premier vote est inédite : c’est dire le niveau de panique des autorité universitaires. Mais le choix des étudiant·es a également provoqué un emballement médiatique et politique en dehors des sphères universitaires, révélant la ligne de fracture ouverte par les nouveaux juristes — juristes dont une partie sera appelée à occuper demain des postes dans les institutions conservatrices et racistes du Royaume, comme le journal d’enquête La Brèche5 l’a décrit en détail depuis des années, et comme l’ont encore montré récemment les poursuites pénales contre plusieurs membres de Bruxelles Panthères dans le cadre de leur lutte antiraciste6.  En première ligne de ces institutions s’en révèle ici une autre : l’université7.

Alain Destexhe, ancien membre du MR8 passé à l’extrême droite zemmourienne, a publié sur X une liste d’étudiants de la promotion. Dans sa publication , Destexhe soulignait leur appartenance aux communautés musulmanes et/ou arabes, sur le seul fondement de leur prénom, censé expliquer le résultat. La fachosphère locale a embrayé, se déchaînant dans des sorties médiatiques islamophobes et anti-palestiniennes. Nadia Geerts, notre Caroline Fourest bas de gamme9, faut dire, a lancé un « avis de recherche » contre les étudiants et étudiantes fraîchement diplômées (là dessus les avis divergent : cherche-t-elle les  étudiant·es qui ont voté pour Rima Hassan, ou les autres pour organiser sa “résistance”10…). Des appels au boycott de la promotion 2025 sur le marché de l’emploi ont suivi, le tout « légitimé » par des inepties accusant Rima Hassan d’une série de contre-sens sur ses positions politiques propalestinienne et pour la reconnaissance du droit international et ce jusque dans la reconnaissance de la lutte armée comme moyen de résistance — l’habituelle ritournelle, mêlant racisme et misogynie, dirigée contre l’eurodéputée LFI franco-palestinienne, juriste en droit international reconnue pour son engagement. La même Nadia Geerts a récemment nié l’existence d’une famine à Gaza, arguant que des « restaurants en activité » y sont recensés sur Google. Ces propos négationnistes inquiètent, d’autant qu’elle  occupe la fonction de vice-présidence de la RTBF – la chaîne médiatique de service public de Belgique francophone. Elle est aussi l’autrice d’une étude du Centre Jean Gol — le centre d’étude du Mouvement Réformateur, aujourd’hui assimilable à la droite très dure des Républicains à la Ciotti, tendance Lepen — sur ce qu’elle qualifie de « menace woke ». Elle n’hésite pas à établir, par un glissement islamophobe, un parallèle entre Tariq Ramadan et Rima Hassan, cette dernière étant, à l’instar du théologien à son époque, présentée comme « une nouvelle coqueluche de la gauche ». Ce type de comparaisons se diffuse rapidement sur les réseaux sociaux.

Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement Réformateur, première formation « libérale » du pays, multipliant depuis deux ans les déclarations génocidaires et le soutien sans faille à la politique d’Israël, jusqu’à qualifier l’attaque des bipeurs au Liban de « coup de génie » et  qui n’a cessé ces dernières années de racoler jusqu’aux groupuscules néonazis, a parlé de « haine de l’Occident » pour désigner la LFI comme un parti « qui met en danger la démocratie », tout en rebaptisant l’ULB en « Université du léninisme de Bruxelles ». Malgré les menaces physiques et verbales contre les étudiant·es, les autorités de l’ULB ont mis près d’une semaine avant de porter plainte pour incitation à la haine raciale » contre Alain Destexhe, l’auteur de la liste des prénoms, sans se prononcer publiquement sur l’affaire (à l’heure où nous écrivons ses lignes, un communiqué condamnant les pressions est sorti. Les autorités rectorales appuient qu’il y a urgence face “aux atrocités commises à Gaza”12). Dans une réponse à la plainte déposée par l’Université Libre de Bruxelles pour incitation à la haine raciale, Alain Destexhe, dans La Libre (l’un des principaux organes de presse francophone du pays) — dont l’éditorialiste en chef, Dorian de Meuûs, avait déjà publié un texte à charge contre les étudiant·es et Rima Hassan, intitulé “Le déshonneur d’une promotion” — justifie ses propos en ciblant à nouveau la communauté musulmane, qu’il présente comme plus sujette aux préjugés antisémites que l’ensemble de la population se fondant sur les “études” de l’Institut Jonathas12. Créé après le 7 octobre comme centre d’étude de l’antisémitisme en Belgique, cet institut avance un agenda de droite et adopte les thèses du « nouvel antisémitisme musulman ». Il rassemble des personnalités de la droite dure du paysage politique belge. Parmi elles, Eric Muraille, professeur de biologie et d’éthique à l’ULB, en est un défenseur important : il contribue régulièrement au site 21news.be (sorte de CNews local), a participé à plusieurs tribunes contre le mouvement de solidarité en faveur de la Palestine, et ses réseaux sociaux laissent rapidement transparaître ses positions13.

Le changement d’attitude des autorités de l’université ces derniers mois est également symptomatique d’un moment de bascule. Après un an et demi de génocide à Gaza, les premières condamnations ont commencé à poindre. À l’heure où même les figures sionistes tentent de se laver en poussant des cris d’indignation, les recteurs des universités belges ont enfin pris leur responsabilité en interpellant le gouvernement dans une lettre ouverte commune14. Ce retournement arrive tard, et est bien trop faible face à l’urgence de la situation à Gaza. Il ne peut non plus faire oublier la répression de l’occupation du bâtiment B, rebaptisé Walid Daqqa, en mai et juin 2024. À l’époque, l’université a tout fait pour faire taire le soutien au peuple palestinien, allant même jusqu’à autoriser l’intervention de la police sur le campus pour évacuer l’occupation. Le contraste entre la réaction des autorités face à l’occupation du bâtiment Walid Daqqa et les timides mais réelles déclarations de soutien à la décision démocratique des étudiant·es de droits est frappant. Alors que les occupants étaient taxés de dangereux radicaux que l’on suspectait d’être infiltrés par des éléments extra-universitaires malveillants, la décision des étudiants de droits montre bien que les soutiens à la Palestine sont nombreux, et même majoritaires, dans les cohortes d’ étudiant·es, y compris dans les facultés traditionnellement plus à droite. L’enjeu du nom de la promotion des masters en Droit 2025, bien que lourd de sens et illustratif d’un nouvel équilibre des forces, reste toutefois d’ordre symbolique. La relative bienveillance de la rectrice sur cette affaire ne peut suffire alors qu’elle est également interpellée plus largement sur la rupture de tous les partenariats de l’université avec des universités israéliennes et des entreprises actives dans l’occupation des territoires palestiniens15.

Alors que nous subissons l’un des pires gouvernements néolibéraux et réactionnaires de Belgique, entraîné par la réaction internationale où la Palestine joue un rôle clé, le génocide en cours et les mouvements de solidarité ici ne leur semblent pas dignes d’intérêt. S’il existe une « preuve par la Palestine », elle concerne bien ceux dont on aurait pu attendre du courage, de la fermeté et une ligne claire? Mais force est de constater que l’espoir réside dans les jeunes générations.

Le choix de la Faculté de droit et de criminologie marque déjà une rupture volontaire face à l’inaction de la société politique et institutionnelle belge16. Ce geste est d’autant plus significatif que cette faculté avait, jusque-là, connu un petit prestige, il était principalement universitaire, du fait de son centre de recherches … en droit international17 ! De la théorie à la pratique donc, et son premier soutien est venu du Bureau étudiant de la Faculté Solvay, ce qui n’est pas anodin pour une école de management dont l’un des partenaires principaux est McKinsey, l’entreprise de conseil qui planche sur la reconstruction de Gaza. Pour celles et ceux d’entre nous qui fréquentaient l’université il y a dix ans, il s’agit bien d’un événement. Même l’ancien recteur de l’ULB, Yvon Englert, pourtant responsable de la hausse du minerval (frais d’inscription) pour les étudiants étrangers en 2017 et dont le rectorat a été plusieurs fois occupé18, écrit : « Le niveau de révolte, de dégoût et de consternation de la jeunesse face à la gravité des crimes perpétrés à Gaza et surtout à notre coupable passivité de Belges et d’Européens »19.

Mais cette ligne de rupture, si elle permet de clarifier les rapports de force20. dans une Belgique en cours de fascisation accélérée21, en révèle une autre : celle des soutiens « modérés » à la cause palestinienne et aux étudiants. Ceux qui, bien que se situant prétendument à gauche du champ politique, s’indignent des intimidations et de la haine raciale dirigées contre les diplômés 2025, mais se sentent obligés de « nuancer » en rappelant que « Rima Hassan, quand même… ». On a pu lire qu’il s’agissait « d’une erreur démocratique à respecter », exprimant bien la morale sous-jacente d’un idéalisme démocrate qui corrige et redresse, mais surtout ne comprend pas le geste politique. Ce qu’on nomme communément des « opérations de police ».En effet, ces positions ne doivent pas nous tromper : dans leur paternalisme professoral, elles accomplissent l’utile besogne de pacifier, d’adoucir, de recouvrir, voire d’occulter l’intransigeance de la position de rupture tenue en ce choix. On a aussi lu sur des comptes de personnalités publiques du champ politique belge francophone qu’il s’agissait d’« excès inhérents à toute cause juste, comme ce fut le cas durant la guerre du Vietnam », tout en regrettant que le choix ne se soit pas porté sur des figures mortes de l’émancipation comme Rosa Parks, Simone Weil ou Nelson Mandela22 — preuve que leur politique consiste à mythifier les causes, non à les activer pour provoquer un changement réel, au présent. Les figures ou militants œuvrant pour l’émancipation raciale ou la libération des peuples, on les aime morts23. C’est moins clivant. Il est trop tard. Chaque attaque ne fait que confirmer que le combat est juste24

Leur monde craque, et ils le savent. Pour la Belgique aussi, pays du compromis et de la « mesure », la Palestine est désormais notre boussole, elle est le vent qui tourne, elle est l’un des vecteurs de notre propre libération.

Gloire aux étudiant·es de la Faculté de droit et de criminologie. Vive la Palestine libre.

 

Nordine Saidi, membre de Bruxelles Panthères et du Mouvement Citoyen Palestine, Renaud-Selim Sanli et Paul Lazzarotto.


1 https://bruxellesdevie.com/2024/05/27/universite-populaire-de-bruxelles-retour-sur-plus-de-deux-semaines-doccupation-a-lulb/. Sur la répression qui s’en suivit pour « appartenance à un groupe incitant à la haine raciale » voir https://bruxellesdevie.com/2024/09/30/repression-du-mouvement-etudiant-pour-la-palestine-90-personnes-convoquees-pour-etre-auditionnees-des-moyens-colossaux-utilises/

2 https://www.lalibre.be/debats/opinions/2025/08/25/rima-hassan-50-intellectuels-deplorent-le-choix-des-etudiants-en-droit-de-lulb-IUOS3F3Y6FBE7IR4AQHW2MY7JQ/

3 Désormais tant BFM que Valeurs Actuelles se sont emparées du sujet en France.

4 Le libre examen est un principe fondateur de l’Université Libre de Bruxelles qui implique le rejet de l’argument de l’autorité et l’exercice du jugement indépendant.

5 https://editionsmeteores.com/la-breche/

6 Mouhad Reghif est poursuivi par Nadia Geerts pour diffamation, suite à son commentaire sous l’un de ses tweets : « J’emmerde tout ce qui est suprématie blanche ».

À cette plainte se sont joints Wallonie-Bruxelles Enseignement (ancien employeur de Geerts) ainsi que le Centre d’Action Laïque. Par ailleurs, Bruxelles Panthères a également subi des pressions judiciaires pour son activité antiraciste, notamment dans le cadre de la cérémonie des Sories des nègres à Ath et Lessines. Le tribunal correctionnel de Tournai a toutefois prononcé l’acquittement de Nordine Saïdi, membre fondateur des Bruxelles Panthères.

7 Déjà en 2012 : https://bruxelles-panthere.thefreecat.org/?p=1349 . Bien sûr, les racines coloniales de l’Université Libre de Bruxelles ont déjà été  aussi mises en évidence par des collectifs militants et des travaux de chercheurs, voir par exemple Mémoire coloniale ou Collectif Présences Noires. De nombreuses tribunes ayant contribué à la disqualifications des occupations étudiantes pro-Palestine (avec en toile de fond l’accusation d’antisémitisme) ont ouvert la voie à leur répression policière. Voir https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/11/14/lulb-et-le-syndrome-de-munich-6GHGL7AYPVAS3ET7DFATQ7ICU4/, https://www.levif.be/opinions/cartes-blanches/le-syndrome-du-deni-dantisemitisme-est-present-a-lulb-carte-blanche/ ainsi que https://www.levif.be/opinions/cartes-blanches/proche-orient-quelle-responsabilite-pour-les-intellectuels-carte-blanche/, et https://echoslaiques.info/jean-yves-pranchere/  où il est écrit  : « Je le précise pour que les critiques que je fais à la mobilisation étudiante (que je tiens pour une fuite irresponsable dans un imaginaire antipolitique, et un imaginaire en porosité avec l’antisémitisme) ne soient pas trop mal comprises. »
Soulignons le fait que des universitaires se sont positionnés en faveur de ces occupations : https://www.levif.be/opinions/cartes-blanches/appel-en-soutien-aux-mobilisations-pour-la-palestine-sur-les-campus-universitaires-carte-blanche/, mais aussi https://www.levif.be/international/moyen-orient/etre-a-la-hauteur-de-lhistoire-lulb-en-temps-de-genocide/.

8 Première formation « libérale » du pays, dirigée par Georges-Louis Bouchez — président trumpien multipliant depuis deux ans les déclarations génocidaires et le soutien sans faille à la politique d’Israël, jusqu’à qualifier l’attaque des bipeurs au Liban de « coup de génie ».

9 Si on devait donner un exemple : https://www.rtbf.be/article/les-propos-polemiques-de-nadia-geerts-sur-des-restaurants-en-activite-a-gaza-pourraient-s-inviter-au-ca-de-la-rtbf-11569485

10 Voir ces entretiens sur Blast ou sur Arrêts sur images.

11 Voir : https://actus.ulb.be/fr/actus/institution-et-engagements/communication-de-la-rectrice-relative-au-choix-des-etudiant%C2%B7es-quant-au-nom-de-la-promotion-2025-de-droit

12 https://jonathas.org/

13 Voir aussi son « opinion » sur « l’hallalisation » des cours à l’ULB.  https://www.21news.be/le-debut-dune-hallalisation-de-lulb-carte-blanche/. Ce sont les mêmes personnes qui n’ont cessé de montrer du doigt les communautés musulmanes et ce notamment dans l’ « affaire des salles de prières de l’ULB » que Nadia Geerts auraient « révélées » au grand jour en allant filmer des étudiants et étudiantes sur le mode de la traque. https://www.lalibre.be/debats/opinions/2023/08/28/il-y-a-une-salle-de-priere-clandestine-au-coeur-meme-de-lulb-on-ne-peut-laccepter-7XDFQ2IMHBDWRHVAL7OSGIRCGY/

14 https://www.rtbf.be/article/conflit-israelo-palestinien-les-recteurs-des-universites-belges-appellent-le-gouvernement-a-agir-face-a-la-crise-a-gaza-11586053

15 https://universityworkersforpalestine.wordpress.com/2025/05/28/uliege-et-thales-sassocient-pour-developper-des-armes/

16 https://www.instagram.com/reel/DNz8Ko_UDGm/?igsh=MWd3YXZ1Z3I5c29jZw==

17 https://cdi.ulb.ac.be/

18 Et les occupations réprimées

19 Après un premier post sur Linkedin, Y. Englert ré-affirme sa position : https://www.lalibre.be/debats/opinions/2025/08/27/au-lieu-de-vilipender-les-etudiants-nous-ferions-mieux-decouter-ce-quils-nous-disent-sur-la-palestine-et-sur-nous-memes-CCHME3ETHZBNZOUL45KXPXG4FI/

20 Alors que la société civile est  très active en Belgique. Plusieurs manifestations nationales ont réunis plus de 100 000 personnes dans les rues de Bruxelles, soit pour la Belgique l’équivalent de 2 personnes sur 20 enfants compris. Certaines institutions culturelles et artistiques ce sont très rapidement prononcées contre le génocide à Gaza et contre la criminalisation du mouvement de solidarité. Le monde associatif (largement subventionné en Belgique francophone) a beaucoup plus de mal à prendre position depuis 3 ans. Rares ont été les relais et soutiens des mouvements de solidarités même au moment de leurs répressions.

21 Le gouvernement Arizona, gouvernement néolibéral conservateur est présidé par Bart de Wever, chef de la NVA, parti ultra-nationaliste flamand. Theo Francken, membre adepte des déportations de masse en charters des sans-papiers, est ministre de la défense. Il est désormais connu qu’il est en accointance avec des groupes identitaires d’extrêmes droites. Bart de Wever est proche de Meloni et de Lepen pour ne nommer qu’eux. Les réformes sociales mises en place par le gouvernement Arizona sont certainement les plus néolibérales qu’ait connues la Belgique depuis ses années tatchériennes.

22 Voir par exemple  le post sur FB de Caroline Sagässer, chercheuse au Centre de recherche et d’information socio-politique, assez symptomatique des prises de positions qui peuvent circuler. Le CRISP est un centre d’étude de la vie politique belge souvent sollicité médiatiquement.  À ce jour il ne semble avoir produit aucune étude, analyse, ou sortie médiatique sur le génocide à Gaza ou la répression des gestes de solidarité envers la Palestine e Belgique alors même que le pays ne cesse de vivre au rythme de la Palestine jusqu’à mettre en danger son gouvernement actuel. « Je pense de façon générale que choisir un mandataire politique n’est pas une bonne idée, et que mieux vaut s’en tenir à une personnalité décédée qui, par son action, a marqué le droit et la société. Rosa Parks, Simone Veil ou Marie Popelin étaient ainsi de très bons choix… Ensuite, et c’est sans doute le plus grave, R. Hassan n’a pas toujours été du côté du droit et de la démocratie. Son mutisme face aux crimes du régime de Bachar-el-Assad suffit à la disqualifier, et le fait que la planète entière soit restée relativement indifférente aux centaines de milliers de morts syriens n’est pas une excuse. »

23 Rappelons que la photo qui orne le building du Mouvement Réformateur n’est autre que…Martin Luther King.

24 Entre temps la Faculté de philosophie et de science sociale a embrayé en nommant sa promotion Fatima Hassouna en hommage à la photojournaliste palestinienne de 25 ans, tuée par l’armée israélienne avec dix membres de sa famille le 16 avril 2025. Cette décision n’a presque pas provoqué de remous.

Koh-Lanta, pulsation et loyauté

Souffrez que, par ces mots, moi, gauchiasse, je réalise un rêve farfelu : celui d’être un « Jean-Pierre Pernaut à vocation décoloniale ».

À l’école primaire d’Arles-sur Tech (Pyrénées-Orientales), à la veille de l’été actant la mise en suspens des luttes sociales, nous apprenons que les prochains ouvrages de la bibliothèque seront acquis grâce aux bénéfices de la vente des gâteaux, vente organisée lors de la diffusion sous le préau de Koh Lanta, où cette année a brillé l’enfant du pays Jérôme M., peintre en bâtiment, dit Jérôme-le-Catalan. Le village a littéralement communié dans une même clameur émue lorsqu’à l’issue d’une épreuve d’orientation remportée haut la main, le candidat a esquissé un pas de ball de bastons[1] en hommage à son « groupe de danses folkloriques catalanes », puis crié : « Ça, c’est pour le Sud, pour le peuple catalan, c’est pour ma vallée le Vallespir et le Haut-Vallespir, et pour tous les Arlésiens », avant de planter son poignard en criant « Viscaaaaa ! »  Viva ! »).

Techniquement, une production télévisuelle française investit une péninsule philippine présentée comme vierge (alors qu’elle est peuplée de 51 000 habitants) et dans le cadre d’un jeu d’aventures, y filme un homme blanc qui, dans un ordre décroissant, déclame cinq entités locales auxquelles, à la faveur de ce spectacle à audience nationale, il entend être rattaché. Pleins feux nationaux sur des trous hexagonaux à partir d’un ailleurs au parfum de conquête coloniale.

 

Quelle instance secrète pousse Jérôme-le-Catalan à mettre dans sa bouche ces géographies au rétrécissement concentrique ? Peut-on en extraire un suc politique bon à penser pour nos chantiers militants ?

 

******************************************************************************

Que ce soit pour le pari « beaufs-barbares », pour l’alliance « France des tours-France des bourgs », pour la petite dernière ruffinade « France des quartiers et des clochers » — un bloc tant attendu, apte à renverser les funestes et bruns oracles —, le mot dignité agit comme un levier qui ferait tenir enfin ensemble deux polarités prolétaires blanches et non blanches destinées à lutter côte-à-côte. Tout pressés que nous sommes de les voir enfin derrière une même bannière, la convocation quasi mantrique de « dignité » empêche cependant de penser ce que ce terme recouvre distinctement pour les uns et pour les autres.

Dans La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race[2],  Norman Ajari en explore les arcanes pour les Afro-descendants, et par extension pour toute personne non blanche ; dès lors, constatons que ce terme ne se situe pas sur la même fréquence pour les blancs. Si, pour les premiers, la dignité fait office de condition sine qua non pour s’affranchir du paradigme humain/non-humain imposé par la blanchité ; pour les seconds, la dignité convoque des conditions matérielles tenables qui ne les déclasseraient pas de trop. En ce sens, l’humanité ou non des petits blancs n’a jamais été questionnée de la part de ceux-là même qui les exploitent et les oppressent. La dignité relève pour ces derniers d’un supplément d’âme tout entier contenu dans un supplément d’égalité matérielle avec les classes dominantes blanches, lesquelles peuvent flatter l’endurance et la résilience de « leurs » dominés blancs et déployer force moyens pour les sauver d’une condition « indigne » au sens ajariste du terme. À cet égard, on lira avec profit le récit documentaire Azucre : une épopée[3], de Bibiana Candida, dans lequel, au XIXe siècle, de jeunes Galiciens faits esclaves à Cuba ont été secourus et sauvés par la nation espagnole.

En somme, le mot dignité ne dit pas la même histoire, ni les mêmes horizons… Et surtout, son emploi indifférencié pour les deux blocs à unir escamote la tragédie qui peut, dans les meilleurs des cas, les faire se regarder aujourd’hui en chiens de faïence. Dès lors, à la faveur des luttes à mener, est-il pertinent d’en faire le terme du pari, le scellé d’une hypothétique alliance ?

Si l’incorruptibilité du mot dignité peut à bon droit recouvrir le spectre revendicatif des vies non blanches, son emploi à l’endroit des perspectives petites blanches semble pour le moins largement insuffisant pour soulever à long terme une conscience politique sous narcose puisqu’il apparait dans ce champ comme la revendication d’une hausse de salaire, d’une non-diminution d’un pouvoir d’achat, d’un mieux-vivre citoyen avec le RIC, comme l’atteste le mouvement des Gilets Jaunes. Bref, une négociation sociale à défaut d’un nerf politique. Nous sommes bien face à deux manques, mais là où le premier est une nécessité existentielle pour être un plein sujet politique, l’autre se présente comme une variable d’ajustement soluble dans des cahiers de doléances.

 

À regarder ce Koh Lanta sous-nommé « Revanche des quatre terres » (la France y étant présentée comme exclusivement métropolitaine, repliée dans les légitimités frontalières de son nord, son sud, son est et son ouest), ou à examiner l’usage politique compassé du mot « racines » dans les sphères réactionnaires, un autre mot vient faire grelin-grelot quand il s’agirait d’attiser une dynamique politique petite blanche. Et pourtant, dans les dernières prises de parole publiques pour préparer le « Faire bloc-Faire peuple » du 16 novembre 2025 prochain, c’est bel et bien Yassine Benyettou du collectif Red jeunes qui le prononce :

« Ma loyauté première ira toujours à celles et ceux qui me ressemblent, aux jeunes issus des quartiers, aux mamans issus des quartiers […]. Ma loyauté politique ira toujours à eux en premier lieu […]. »

Dans un champ politique tout entier tendu à porter ses regards vers les lendemains, quel étrange mot que cette loyauté, opérant un mouvement de retenue inverse. La loyauté n’est ni un slogan, ni une aspiration, elle se pose ici comme prérequis à toute action politique. Elle induit par ailleurs que la parole du sujet n’est plus le fruit d’un individu-électeur-esseulé. Derrière lui, se presse un monde qu’il entend « performer » par sa position publique. La loyauté ne se quémande pas, ne se revendique pas, elle est un pacte que l’individu signe avec une entité plus grande que lui. Dans un système électoral rythmé par la valse changeante des visages gouvernementaux, la loyauté agit comme un élément pérenne et stable auquel chaque sujet peut s’arrimer pour structurer sa lutte contre les oppressions étatiques. En ce sens, dans le sillage de Simone Weil, nous pourrions faire de la loyauté un « besoin de l’âme ».

Ainsi, dans un espace militant, Yassine Benyettou, en une déclaration performative (dire sa loyauté, c’est faire loyauté), entend signifier à son auditoire qu’il ne parle pas seul, que sa parole politique nait d’une communauté de destin donnée, d’une histoire donnée, d’une pulsation donnée venue de plus loin. Dans les saisonnalités électorales d’une vie démocratique occidentale, se superpose et s’oppose donc une basse continue nommée « loyauté ». L’individu n’obéit plus à une « réalité sociologique » qui ferait qu’il agirait politiquement selon ses intérêts de classe, mais lâchons le mot… selon sa pulsation de race.

Arf ! Quand le mot « race » est ici lancé, il ne s’agit bien évidemment pas du mot dans l’acception biologique d’un Gobineau avec ses hiérarchies raciales, ni même dans sa conception matérialiste décoloniale, mais au sens d’un Charles Péguy. Dans son ouvrage-somme Conspirations d’un solitaire : l’individualisme civique de Charles Péguy[4], Alexandre de Vitry rappelle : « Dans Note conjointe, Péguy identifie sa propre ascendance, à la fois ‘‘française’’, ‘‘paysanne’’, et ‘‘chrétienne’’, tout en se jugeant lui-même incapable de réactiver pleinement ‘‘l’énergie première de cette race, de ces ancêtres (immédiats) (anciens et immédiats) (lointains et immédiats). » « Péguy voudrait, dans l’écriture imiter les gestes de sa race, paysanne et laborieuse, mais il doit constater sa déchéance. Il inaugure, dans la race, un état d’après la race, comme il le décrit lui-même à la troisième personne du singulier : ‘‘Il est le premier de sa race à qui la carcasse n’obéit pas. Il est le premier de sa race qui est vaincu […]. L’individu, au présent, ne retrouve plus l’énergie collective de la race ‘‘déchue’’ ».

Cette race innervée et affective qui n’en finit pas de mener papotte avec ses ancêtres, on peut en retrouver une illustration dans le roman de l’auteur américain Ken Kesey  … et quelques fois j’ai comme une grande idée[5], qui, dans une épopée plurichorale, déploie l’épisode d’une grève syndicale chez les bucherons de l’Oregon, où un clan archétypal de l’extrême-Occident colonial, celui des Stamper, est résolu à ne pas se joindre à ce mouvement de lutte, mu par la pulsation forcenée de couper les arbres coûte que coûte.

« Rien que des migrants, voilà ce que montre l’histoire de la famille. Une race indocile et têtue de coureurs de bois tout en muscles noueux, voilà ce que révèle l’histoire de leur dispersion. Trop d’os et pas assez de viande, toujours en partance depuis le premier jour où le premier Stamper posa son pied d’immigrant efflanqué sur la côte est du continent. Des vies frénétiquement consacrées à prendre le large. Une génération après l’autre se déplaçant vers l’Ouest à travers la jeune et sauvage Amérique, non comme des pionniers accomplissant l’œuvre du Seigneur au pays des mécréants, non comme des visionnaires montrant le chemin à une Nation en plein essor […], mais simplement comme un clan d’hommes maigres sans cesse victimes de la bougeotte et de la frénésie, en proie à la folie des rôdeurs, enclins à croire que l’herbe sera plus verte dans la prochaine vallée et les saints plus droits dans la futaie suivante. »

Quand la loyauté prend corps dans une parole ou dans un geste, c’est bel et bien la pulsation raciale qui la structure : une race non biologique mais pour autant incarnée, à la physicalité palpable.

 

L’État français centralisateur doit composer avec ces pulsations raciales, qui sont autant de germes résistant au destin politique uniforme de la blanchité (revenons ici à l’armature décoloniale), dont chaque citoyen – blanc ou non-blanc – devrait être le dépositaire ; l’enjeu est de dépolitiser au maximum ces pulsations raciales, d’y tuer dans l’œuf toute structuration d’un commun, en leur octroyant le statut irrationnel de « pulsion[6] ». À cet égard, ce que nous nommons « culture » fait office de domestication collective. La pulsation raciale trouve des espaces de visibilité au sein de folklores via une politique culturelle de la représentation, de la diversité, et pour reprendre la matrice développée par Olivier Marboeuf dans ses Suites Décoloniales. S’enfuir de la plantation[7],  une politique de la diversité qui  devient un espace de la diversion.

Ainsi  dans les entretiens qui ont suivi sa prestation, Jérôme-le-Catalan se sent tenu de préciser qu’il n’était pas un « extrémiste ». Comprenez : sa prise de parole ne s’inscrit surtout pas dans un projet politique pour une Catalogne unifiée possiblement indépendante.

Quand on sait que la danse phare catalane, la sardane, a été ravivée dans les Pyrénées-Orientales par les Républicains espagnols fuyant le régime franquiste dans les années 1930, où ces danses étaient interdites, voir cette mémoire chorégraphique être rabattue à un hommage pour un « groupe de danses folkloriques » sur une chaîne détenue par Bouygues peut agir comme un crève-cœur — et indiquer que cette loyauté s’est complètement dissoute dans le marché du spectacle qui anime le temps des publicités.

Et pourtant, la gauchiasse du village a le devoir politique de ne pas se lamenter sur la perte du drapeau rouge, de ne pas macérer dans la mélancolie des vaincus mais bien plutôt de rester aux aguets pour déceler les points de résistance que cette loyauté lessivée à l’ultra-libéralisme active….

Toujours dans le village de Jérôme-le-Catalan, Arles-sur-Tech, se tient en février La fêtes de l’Ours, vaste pantomime qui fait tonner les rues du village pour honorer la fin de l’hiver. Au cours du XXe siècle, cette fête avait lieu en été pour compenser les effets de l’exode rural en attirant une manne touristique plus nombreuse. C’est dans les années 1990 qu’il a été décidé de se défaire de cet agenda estival pour retrouver le sens premier de la descente fracassante de l’Ours dans les ruelles endormies : après la mise en hibernation au sein des foyers, c’est l’ensemble de la communauté villageoise qui doit se retrouver sur l’espace public, en non-mixité territoriale. Seulement voilà, entre-temps, la fête a été classée au patrimoine immatériel de l’Unesco et attire même en février une population non-vallespirienne, perpétuant ainsi un « spectacle » et non plus la communauté retrouvée.

À ce jour, certains membres des comités organisateurs s’interrogent :  comment rompre la publicisation extraterritoriale de l’événement ? Comment garder l’événement secret pour se soustraire au regard extérieur, qui objective la fête mais ne la vit pas comme retrouvailles communautaires ?

Je tiens que ces interrogations mues par des pulsations raciales sont des résistances à chérir, que nous autres « gauchiasses », plus ou moins « outées » des villages, devons défendre pour accompagner leur nouvelle maturation politique. Il s’agit moins ici d’affirmer les vertus d’une « culture traditionnelle » que la possibilité de constituer un petit peuple péguyen avec nos  ancêtres « immédiats et lointains ». Aussi, et puisque chacun au cœur de l’été met sa lutte en vacance, considérons qu’il nous appartient de refuser d’être la chair à tourisme et à spectacle, d’être poudre à canon culturelle et ce, en vue de réinsuffler du politique dans ce qui a pour vocation de nous divertir.

 

Vous allez me rétorquer : « Non, mais c’est pas très bloc de gauche ces pulsations raciales qui s’inquiètent du plus proche, du plus petit (coucou Deleuze !), là où dès septembre nous devons penser grande structure, grand bloc historique pour contrer l’ennemi fasciste. » Eh bien justement, puisque pour nous extraire de la mâchoire extrême-droitière de l’Union européenne, il nous faut revenir à l’échelle de la Nation, dont la mémoire charrie tant de conquêtes meurtrières pour son expansion impérialiste, peut-être pouvons-nous voir dans ces pulsations raciales qui n’aspirent surtout pas « au plus grand », qui tiennent à persister dans un « ici rétréci », les vigies d’une Nation dégraissée de ses tentations coloniales autant que protégée de ses crispations frontalières, puisque ces pulsations raciales se déploient dans des limitations territoriales plutôt poreuses (la Catalogne se vivant dans un continuum allant de Perpignan jusqu’à Valence en Espagne).

 

Mais sans doute plus important, comment la loyauté politique invoquée par Yassine Benyettou du 78 peut rencontrer la loyauté apolitisée (dans le sens où elle ne s’exprime pas publiquement) de Jérôme-le-Catalan ? Comment faire pour que ces deux loyautés disparates se tiennent côte-à-côte?  Avoir politisé sa pulsation raciale donne sans conteste à Yassine Benyettou un plein pied dans ce bloc en construction. La loyauté culturalisée depuis plusieurs décennies de Jérôme-le-Catalan maintient un statu quo mais porte en elle la friche de ce bloc en devenir. Le vaste Sud qu’il invoque reste corseté dans une Nation française dressée sur ses ergots braudeliens… là où nous espérons un Sud pensé dans la multiplicité des peuples opposés aux grandes puissances : un Sud global. Non adossée à une structure politique militante dont la parole serait ici inaudible — puisque menaçant précisément le bon voisinage » —, dans un geste naïf, moi la gauchiasse, moi la voisine de Jérôme-le-Catalan, je  pourrais lui offrir comme un tract le poème proto-internationaliste Vaduz[8] de Bernard Heidsieck où il retrouverait sur un mode inversé les structures concentriques énoncées lors de sa victoire télévisuelle.

 

«[…]

Il y a des Espagnols,

Il y a des Catalans

Il y a autour de Vaduz des Basques

Tout autour de Vaduz des Occitans

Et des Auvergnats

Il y a autour de Vaduz des Français

Tout autour de Vaduz des Bretons  (…) »

 

Et de conclure

 

« […]

Il y autour

Tout autour de Vaduz                   des Oubliés

des Omis

Il y a                                                      des Apatrides

Des Réfugiés

Il  y a des…..                                      des Exilés

Il  y a des…                                                                        des Inconnus

Il y a des….                                         des Internés

des Perdus

Il y a des….                                         des Déplacés

Il y a des…                                                                         des Paumés

Il y a des ….                                        des Laissés pour compte

des Emigrés

Tout autour de Vaduz                   des Fuyards

des Désintégrés

Il y a des…..                                        et bien d’autres

Il y a des…..                                            et bien d’autres

Il y a des…..                                                       et bien d’autres

Il y a des…..                                                            et bien d’autres »

 

Mais force est de constater qu’à cette heure, c’est bien plus sur les sermons du curé qui officie dans les paroisses vallespiriennes que la gauchiasse peut trouver, sinon des alliés, du moins les premières courroies de transmission de ce bloc quand, par exemple, saluant les reliques des deux saints catholiques perses Abnon et Senen face à des fidèles prompts à voter pour l’extrême-droite,  le père D. ne manque jamais de rappeler que la protection de notre abbaye mais aussi celle de tout le village et de ses habitants est assurée par deux étrangers persécutés venus des autres rives de la Méditerranée.

C’est aux côtés de cette parole-là que la gauchiasse peut glisser à Jérôme-le-Catalan, son voisin, que tout autour d’Arles-sur Tech, sa loyauté est attendue aux côtés de celle de Yassine des Red Jeunes 78, le 10 septembre 2025.

 

Camille Escudero

 

 

 

 

 

.

 

 

 

 

[1] Danse populaire très répandue en Catalogne où elle est pratiquée par les hommes.

[2] Paru en 2019 aux éditions La Découverte.

[3] Paru en 2024 aux éditions Le Typhon.

[4] Paru en 2015 aux Belles Lettres

[5] Paru en 1964, Les Editions Toussaint Louverture en ont proposé la salutaire repunlication en 2013

[6] Evidemment , nous pourrions ici discuter la brèche ouverte par Frédéric Lordon et Sandra Lucbert dans leur dernier opus… mais il me semble que le terme pulsion pêche par son intensité événementielle et individuelle, là où pulsation indique un continnum dans le temps et dans la cartographie du tendre tissée avec la communauté.

[7] Paru en 2022 aux éditions du Commun

[8] Véritable tube de la poésie sonore composé en 1974, le poète Bernard Heidsieck prend une carte et trace une spirale autourde Vaduz, capitale du Liechtenstein, avant d’y recopier toutes les ethnies du globe.

Suisse : un Etat racial verrouillé ?

Arbitre international “bienveillant”, historiquement “dépourvue de colonies”, la Suisse contemporaine pourrait sembler éloignée des logiques de la domination impérialiste et raciste occidentale. Au XIXe siècle, la Confédération helvétique est fondée, et les éléments qui viendront façonner sa politique extérieure sont progressivement assemblés. Déclaré neutre, le pays accueille un nombre croissant d’organisations de portée mondiale : Comité international de la Croix-Rouge (1863), Banque des règlements internationaux (1930), Office des Nations unies (1996), pour n’en citer que quelques-unes. Cette trajectoire engendre un puissant narratif national, encore d’actualité : l’Union démocratique du centre (UDC) — parti dont le nom ne divulgue pas l’agenda d’extrême droite — dépose en 2024 une initiative populaire largement soutenue visant à “sauvegarder la neutralité” face à une situation géopolitique aggravée. Il s’agirait non seulement de préserver la sécurité du pays, mais aussi la paix mondiale : “une neutralité crédible et constante nous protège des conflits internationaux, renforce notre rôle de médiateur et garantit la sécurité et la stabilité à long terme”, explique le comité d’initiative.

Cependant, des voix dissidentes rejettent ce récit. Les recherches scientifiques et les démarches de médiation, telles qu’une exposition réalisée récemment au Musée national (1), mettent peu à peu en lumière la longue collaboration du pays aux projets impérialistes occidentaux. Cette dernière a produit de gigantesques bénéfices financiers, issus de la fonction particulière occupée par la Confédération : celle de plateforme “neutre” de régulation économique et politique. Ainsi, la Suisse n’a pas eu besoin de possessions territoriales pour participer, de façon organisée et à large échelle, à l’exploitation coloniale des régions du Sud (2).

Sans détailler ces données historiques, cet article propose un regard critique sur les spécificités de l’État racial intégral suisse, en référence à la notion proposée par Houria Bouteldja (3). Plus précisément, il s’agit d’examiner les leviers de sa politique racialiste intérieure, revers des stratégies colonialistes évoquées ci-dessus. L’objectif est, d’une part, d’en excaver les fondations idéologiques, et d’autre part d’identifier le dispositif concrétisant à la fois la violence exercée à l’encontre des personnes immigrées et l’exploitation capitaliste à laquelle ces dernières sont soumises, des Trentes Glorieuses jusqu’à aujourd’hui. Associée à quelques éléments sociologiques et démographiques, cette analyse dévoile les verrous entravant le combat contre le racisme structurel en Suisse, mais aussi quelques pistes d’action, incontestablement semées d’embûches et néanmoins dignes de considération dans un contexte où les luttes peinent à se déployer.

Genèse de “l’Überfremdung

En 1848, à la sortie de la Guerre du Sonderbund opposant les cantons protestants confédérés aux catholiques sécessionnistes, une nouvelle constitution est proclamée. Ce texte fixe l’architecture politique de la Suisse contemporaine ; en régulant les rapports entre des entités aux confessions et aux langues différentes (dialectes alémaniques, français, italien, et romanche), il vise à consolider l’état-nation. La question est centrale dans une Europe où des empires voraces se construisent et affûtent leurs armes. Surtout, elle met sur la table un autre enjeu : celui de la régulation des “étrangers” dans une Confédération déjà dangereusement hétérogène. Les mesures sont drastiques. L’immigration extra-européenne est totalement bloquée ; le droit d’établissement des juifs est considérablement restreint ; les personnes désignées comme “tsiganes” sont soumises à de violentes campagnes de répression, impliquant notamment des stérilisations forcées ; jusqu’en 1952, les femmes suisses mariées à des hommes étrangers sont déchues de leur nationalité (4). Quelques exemples parmi d’autres, ces actions sont d’ordre biopolitique (5) : elles visent à contrôler les actes de procréation afin de garantir la pureté raciale et culturelle de la population citoyenne suisse, et ciblent ainsi tout particulièrement les femmes, leurs droits et leurs corps.

En 1880, le recensement fédéral de la population pose un constat jugé alarmant : la balance migratoire est pour la première fois positive. Les angoisses identitaires s’accentuent et finissent par se cristalliser dans la notion d’Überfremdung — dont le sens se situe à mi-chemin entre “surpopulation” et “dénaturation” étrangères. Le terme est introduit en 1914 par le Département fédéral chargé de la naturalisation, et exprime le risque de dommages culturels, sociaux, politiques et économiques qui résulteraient d’une population immigrée supposément trop importante sur sol helvétique (6) . Il devient l’un des leitmotivs de l’extrême droite, dont il alimente les nombreuses campagnes depuis la fin des années 1960 — l’initiative populaire de l’UDC “Pas de Suisse à 10 millions !”, déposée en 2024, en est un récent exemple.

Saisonniers et division raciale du travail

La bataille contre l’Überfremdung telle qu’elle s’engage dans la Suisse d’aujourd’hui ne peut être comprise que dans la continuité des Trente Glorieuses, qui font elles-mêmes suite à une période d’intenses discours nationalistes. Dans l’après-guerre, grâce à son industrie préservée et ses banques gavées de capitaux étrangers, le pays connaît une croissance considérable ; son économie a alors faim de main-d’œuvre. Des travailleurs saisonniers étrangers sont appelés et œuvrent dans les usines, dans les exploitations agricoles et sur les chantiers, qui mèneront d’ailleurs à un développement urbain et infrastructurel considérable. On fait venir des “blancs ethniques” — des hommes du sud, italiens, espagnols, portugais, yougoslaves, alors racisés. Leur force de travail est violemment exploitée : leurs séjours sur le territoire sont restreints, leurs familles ont l’interdiction de les rejoindre, et leurs chemins vers une autorisation d’établissement sont soigneusement entravés. Résidant pour beaucoup dans des baraques insalubres, leurs tentatives d’organisation font souvent l’objet d’une répression brutale. C’est dans ce contexte qu’est soumise au vote l’initiative populaire “Contre l’emprise étrangère” (1970), plus connue sous le nom d’initiative Schwarzenbach, qui demande une limitation du nombre d’étrangers à 10% par canton.

Dans ce contexte, la coordination des trois composantes de l’État racial intégral est flagrante. L’Etat et ses institutions régulent la présence et les activités des travailleurs étrangers, limitant considérablement leurs droits et les soumettant à la violence sociale et physique. La majorité de la société politique soutient cette démarche, très complaisante au regard des bénéfices énormes pour le secteur privé. Quant à la société civile, sa paix sociale est en partie achetée par les avantages socio-économiques : réorientation professionnelle vers le secteur tertiaire, amélioration des infrastructures, ou encore augmentation du pouvoir d’achat. Les groupes délaissés (ouvriers et ouvrières de l’industrie horlogère et mécanique, agriculteurs et paysannes, etc) sont eux ralliés par la rhétorique de collaboration de race de l’Überfremdung. Même si des mouvements de contestation intérieurs se joignent aux luttes des saisonniers — syndicats ou partis régionaux, tels que la Ligue marxiste révolutionnaire —, ils ne renversent pas la tendance. Ainsi, les trois échelons participent à la constitution d’une caste racisée et à une très nette division raciale du travail.

Si le statut de saisonnier n’est plus appliqué depuis 2002, la situation perdure, avec le renfort de nouveaux moyens légaux. Des permis de séjour spéciaux sont désormais destinés aux travailleurs étrangers. D’une durée limitée dans le temps, ils sont aussi contingentés : pour les “Non-Européens”, aussi désignés comme ressortissants des “Etats-tiers”, le nombre d’autorisations qui peuvent être délivrées par année est limité. Par ailleurs, toujours pour ces Non-Européens, les permis sont octroyés à la demande de l’employeur. Là encore, le dispositif mis en place par l’État permet un contrôle restrictif des travailleurs du sud et non-blancs — un rapide coup d’œil à la liste desdits “Etats-tiers” confirme que c’est eux dont il est question — et leur soumission au projet capitaliste et néo-libéral.

Une blanchité inaccessible pour les musulmans des Balkans ?

Par bien des aspects, cette situation est semblable à celle de la France ou d’autres pays européens. L’une des particularités de l’État racial suisse réside dans l’origine des populations contre lesquelles il se déploie. Comme évoqué plus haut, la politique migratoire du pays a cherché — et cherche toujours — à limiter l’arrivée de populations extra-européennes et plus spécifiquement non-blanches, dont l’altérité ne serait pas réductible et dont les emplois potentiels peuvent déjà être en grande partie pourvus à des Européens. Si les Non-Européens font l’objet des mesures les plus brutales, ils ne constituent pas le groupe étranger majoritaire ; historiquement, les Blancs périphériques sont et restent considérablement plus représentés.

Actuellement, ces derniers ne sont cependant pas tous soumis aux mêmes conditions. Ainsi, moyennant leur participation au projet capitaliste néo-libéral, la Suisse a permis aux travailleurs italiens, espagnols ou encore portugais l’accès à une blanchité complète — soit le statut légal privilégié d’européen et l’intégration économique.

La situation des travailleurs originaires des Balkans est différente. Les Bosniaques et Albanais, en particulier, tolérés en tant que réfugiés suite à l’éclatement sanglant de la Fédération yougoslave dans les années 1990, constituent les diasporas parmi les plus conséquentes. Autre fait important : ils représentent de loin la majorité de la population musulmane de Suisse (7). Ainsi, là où les saisonniers des premières vagues, catholiques pour la plupart, sont progressivement perçus comme culturellement assimilables et ainsi blanchis, Bosniaques (8) et Albanais porteraient en eux une tare qui empêcherait leur intégration : leur confession. Ils sont de fait visés par une islamophobie décomplexée. L’UDC parvient à faire voter l’interdiction des minarets (2009) puis du port de la burqa (2021). Les polémiques s’enchaînent : l’idée d’une compatibilité entre islam et identité suisse provoque de vives réactions, comme l’illustre la prise de parole du conseiller fédéral Beat Jans en mars 2024 (9). Cet dispositif répressif joue sur deux tableaux : l’injonction à un islam modéré, qui serait propre aux Balkaniques, et la menace de répression face à tout “communautarisme” ou toute “radicalisation”. La Ligue vaudoise, mouvement régionaliste lui aussi à l’extrême droite de l’échiquier politique, consacre une note de blog à ce rappel à l’ordre :

La majorité des musulmans établis en Suisse sont d’origine balkanique. Or, l’islam balkanique a la réputation d’être plus modéré que l’islam arabo-maghrébin. Cette réputation date de la Guerre froide, lorsque les Balkans étaient sous domination soviétique. [N.d.A. : on notera ici la nullité historique habituelle de l’extrême droite, qui n’a pas encore appris que la Yougoslavie n’a jamais fait partie de l’URSS.] La donne a changé depuis les guerres balkaniques des années nonante, qui ont vu les pays du Golfe soutenir la Bosnie puis le Kosovo, et y répandre le wahhabisme saoudien. Cette radicalisation de l’islam balkanique s’étend à la Suisse, d’après Saïda Keller-Messahli, présidente du Forum pour un islam progressiste, […]. La modération de l’islam balkanique semble n’être plus qu’un souvenir (10).

 

Promesses néo-libérales et neutralisation : l’exemple de la diaspora albanaise

Une étude de cas de la diaspora albanaise permet d’esquisser les objectifs sous-jacents de ces campagnes islamophobes. Au préalable, il faut préciser que les Albanais, pour la plupart originaires du Kosovo, constituent le plus grand groupe immigré en provenance des Balkans (3% de la population suisse, sans même compter les personnes naturalisées (11)). C’est sans doute pour cela qu’ils font l’objet d’un discours et d’une perception exacerbés, comme le relève la chercheuse et journaliste Lura Limani lorsqu’elle commente une statistique du Département fédéral de l’intérieur : les Albanais sont perçus comme la troisième menace au mode de vie suisse, après les personnes identifiées comme arabes et noires (12). Violents, machistes, arriérés, versés dans le trafic de drogue, soumis à des logiques claniques, incapables de s’intégrer — ces “traits culturels” s’additionnent à une islamité déjà problématique. Malgré tout, la Suisse sait reconnaître le mérite : on tolère les Albanais quand ils travaillent bien. Un documentaire de la télévision d’Etat, intitulé Les Bons Albanais (Die guten Albaner, 2011), le montre : médecins, traders ou entrepreneurs à succès, on les accepte — voire les valorise ! — lorsqu’ils s’assimilent et contribuent au projet néo-libéral.

Or, Lura Limani a bon ton de rappeler qui sont ces Albanais qui travaillent bien :

Selon un rapport publié par l’Office fédéral des migrations, la majorité des immigrés de l’ex-Yougoslavie occupent des emplois manuels, artisanaux et agricoles. Les personnages principaux de Die guten Albaner ne sont pas tant de bons Albanais que des Albanais exceptionnels. “Être bon”, c’est être aisé et éduqué — “être bon”, c’est être l’incarnation des valeurs de la classe moyenne (13).

Les Albanais qui travaillent aimeraient être bons, exceptionnels, et ainsi toucher quelques bénéfices de l’ordre capitaliste ; de fait, ils suivent les injonctions à l’intégration économique. En réalité, leur maintien dans une situation d’exploitation est au bénéfice de toutes les composantes de l’État racial intégral, qui n’a de fait aucune raison de lever son dispositif oppressif ; c’est ce dispositif à deux niveaux — promesse et menace — qui les maintient dans l’effort, dans l’acceptation d’une division raciale du travail, et dans la production de richesses. C’est aussi ce dispositif qui prévient toute constitution d’un front élargi : s’engager dans la lutte, c’est risquer une chute dans l’échelle de la blanchité, au rang des personnes noires et arabes.

Vers un front élargi ?

Le cas des Albanais, malgré ses spécificités, dévoile l’enjeu d’un renversement de l’État racial intégral en Suisse. Être une personne noire ou arabe, c’est être soumis à un régime migratoire qui viole ses droits et conditionne son autorisation de séjour à une exploitation déshumanisante ; être un homme noir ou arabe, c’est vivre sous la menace d’une violence policière désinhibée, cause de trop nombreuses morts ces dernières années. Comment rallier les presque Blancs, nombreux et sous l’attaque d’un racisme et d’une islamophobie rampante, à la cause des définitivement Non-Blancs, minoritaires et invisibilisés ? Comment briser l’illusion de l’intégration néo-libérale et constituer un front large contre l’État racial intégral qui inclut les Beaufs, les Barbares, et les Barbares-qui-ne-se-reconnaissent-pas ? Ces questions ont été trop longtemps négligées par les milieux de la lutte. Un diagnostic et un plan d’action s’imposent urgemment, alors que l’individualisme néo-libéral poursuit sa dissolution des communautés des Balkans, tenant soigneusement ces dernières à distance des mouvements antiracistes, décoloniaux et marxistes ainsi que de leurs outils d’émancipation.

 

Florim Dupuis & Rayan Ammon

 

1 “Colonialisme, une Suisse impliquée”. Landesmuseum Zürich, 2024-2025. https://www.landesmuseum.ch/colonialisme

2 Cindy Nsengimana ; Lisa N’Pango Zanetti ; Fabio Rossinelli. “Dossier : la Suisse et le colonialisme histoire d’une contre-intuition”. Histoire coloniale et postcoloniale, 2025. https://histoirecoloniale.net/dossier-la-suisse-et-le-colonialisme-histoire-dune-contre-intuition/

3 Houria Bouteldja. Beaufs et barbares : le pari du nous. Paris, La Fabrique, 2023.

4 Gérald Arlettaz ; Sylvie Arlettaz. La Suisse et les étrangers : immigration et formation nationale (1848-1933). Lausanne, Antipodes, 2004.

5 Michel Foucault. Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France (1978-1979). Paris, Gallimard, 2004.

6 Sylvie Arlettaz. “1917, le tournant de l’Überfremdung.” Services publics, vol. 9 (2018). https://ssp-vpod.ch/themes/enseignement/enseigner-la-greve-generale/interviews/1917-le-tournant-de-lueberfremdung/

7 Office fédéral de la statistique. “Religions : appartenance religieuse, croyances et spiritualité en Suisse.” Confédération suisse, 2025. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/langues-religions/religions.html

8 Samuel M. Behloul. “From ‘problematic’ foreigners to ‘unproblematic’ Muslims : Bosnians in the Swiss Islam-discourse”. Refugee Survey Quarterly, vol. 26.2 (2007), pp. 22-35.

9 Sebastian Briellman. “Der Islam gehöre zur Schweiz, sagt Beat Jans. Tut er das? Die Verirrung der Wohlmeinenden.” Neue Zürcher Zeitung, 14 mars 2025. https://www.nzz.ch/meinung/der-islam-gehoere-zur-schweiz-sagt-beat-jans-tut-er-das-die-verirrung-der-wohlmeinenden-ld.1875501

10 Ligue vaudoise. “Balkanique, donc modéré ?” La Nation, vol. 2079 (2017). https://www.ligue-vaudoise.ch/nation/articles/3732

11 Office fédéral de la statistique. “Population selon le statut migratoire.” Confédération suisse, 2025. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/migration-integration/selon-statut-migratoire.html

12 Lura Limani. “The Imminent Good Albanians.” Fabrikzeitung, 1 octobre 2025. https://www.fabrikzeitung.ch/switzerlands-model-minority/#

13 Ibidem.

 

*Illustration : “La Suisse, havre de paix, et son oeuvre de bienfaisance” (carte postale, 1917)