Messages par QGDecolonial

La captation du mot « juif » par l’Occident ou la deuxième mort d’un monde

C’est le gauchisme familial qui m’a fait depuis toujours propalestinien. Dans le groupe mao qui jusqu’au milieu des années 1980 prenait une grande place dans ma vie, militaient des ouvriers marocains – Salem, par ex. – et de jeunes femmes juives, dont deux étaient filles de résistantes de la MOI. Celles-ci étaient antisionistes. C’était aussi leur héritage familial révolutionnaire. Ma pensée politique doit tant à tous ces gens. Je dédie ce texte à Cécile Winter, disparue il y a deux ans.

 

La guerre que mène le monde dit libre au peuple palestinien à travers son dominion sioniste – l’État d’Israël – ne tient, dans la pensée mais aussi, par conséquent, dans ses actes abominables (massacres de masse depuis 1947, politique génocidaire en ce moment contre les habitants de la bande de Gaza), que par la mise en avant du nom « Juif ».

La raison ultime, l’argument d’autorité, que l’Occident jette à la face de quiconque s’émeut et/ou se révolte devant le calvaire sans fin du peuple palestinien, c’est le nom « Juif ». Si tu es propalestinien, en vérité, tu es antisémite. Et si tu es antisémite, tu es nazi. Et si la cause palestinienne est nazie, alors les hommes, les femmes et les enfants palestiniens peuvent mourir de la pire des manières, comme « des animaux humains » ainsi que l’a dit un ministre israélien, puisqu’ils ne font pas partie de l’humanité.

« Juif » est donc mis en avant pour couper court à toute considération en pensée, politique, de la situation. Juif n’est plus qu’une entité indistincte, comme sous le nazisme (« Les juifs sont notre malheur » disait la propagande électorale nazie – dire qu’ils seraient, par ex. le bonheur de l’Occident n’en serait que l’énoncé renversé en miroir). Il faudrait considérer « les Juifs » comme une masse homogène de victimes pour l’éternité et oublier que, précisément, la révolte héroïque, intrépide, du Ghetto de Varsovie en 1943, notamment menée par Marek Edelman, juif bundiste antisioniste, avait pour premier dessein politique pour ses combattants de refuser de mourir comme des chiens ou comme des victimes résignées des nazis.

La question de la dignité, du refus désespéré et héroïque de l’assignation antisémite déshumanisante nazie, est essentielle pour comprendre l’Insurrection du Ghetto de Varsovie. Les partisans juifs tiennent trois semaines face à une machine de mort nazie dont l’objectif est de tous les exterminer.
Vingt-sept jours durant, des partisans juifs dos au mur et mal équipés mettent en difficulté l’une des plus puissantes armées du monde d’alors. De fait, le soulèvement du Ghetto relève d’une guerre populaire singulière puisqu’exclusivement urbaine.
L’issue est toutefois écrite. Himmler, dignitaire nazi, est déterminé à détruire le ghetto. Dans un rapport envoyé à Berlin, le SS Stroop écrit : La résistance fournie par les Juifs et les bandits ne put être brisée que grâce à l’action infatigable, de jour et de nuit, des troupes de choc.
Réduire ces combattants à leur seule judéité serait toutefois indigne. Jablonka explique dans son livre que ses grands-parents juifs communistes refusaient d’être assignés à leur seul être-juif, d’une certaine manière, pour être de tous les combats de l’émancipation des opprimés. De ce point de vue, au moment où le Ghetto de Varsovie s’insurge, il est frère des esclaves de Saint-Domingue et de Guadeloupe contre Bonaparte et Leclerc voulant rétablir l’esclavage, des Aztèques assassinés par Cortès ou encore des Arméniens massacrés en 1915. Il est frère des Palestiniens insurgés contre la création d’un « état juif » sur décision de l’ONU en 1947.

Marek Edelman et ses camarades, dont d’ailleurs quelques sionistes refusent la passivité ou la collaboration d’autres Juifs du Ghetto qui pensent, comme les membres du Judenrat, que l’on peut négocier avec les nazis, qu’en baissant la tête, on pourra adoucir leur folie meurtrière.

Balancer le nom « Juif » pour justifier l’hybris israélien, demander comme Léa Salamé de France inter il y a quelques jours « Pourquoi cette insensibilité quand il s’agit des Juifs ? » à deux invités pro-israéliens alors qu’il est question d’Israël et non « des Juifs » est une insulte à la mémoire des Juifs d’Europe exterminés d’abord par l’Allemagne mais aussi par la France – dont l’Etat, défait dès 1940, collabora avec zèle avec les nazis – et les nationalistes ukrainiens qui par antisoviétisme collaborèrent avec les nazis et sont coupables du massacre de Babi Yar qui s’inscrit dans la Shoah par balles.

Pour effroyable qu’il soit, Auschwitz, faut-il le rappeler, est un nom hélas essentiel de l’Occident. Dans la généalogie de la violence occidentale, il parachève par sa dimension industrielle d’autres génocides ou crimes de masses. Dans ses syllabes sanglantes, comme l’écrit Aragon, on entend aussi les indiens du Pérou assassinés, les Aborigènes de Tasmanie éradiqués du vrai monde, les suppliciés de la traite transatlantique, les Arabes d’Algérie et les coolies de l’Inde dont parle Césaire dans son Discours sur le colonialisme ou encore les Kanaks que Macron vient de traiter peu ou prou comme Robert Lacoste les Algériens spoliés et assassinés par la France.

Le nom « Juif » cherche à intimider la raison dans toute sa probité à propos du « conflit israélo-palestinien ». Cet usage du nom est une injure aux morts du crime nazi. Il n’est pas anodin qu’il soit, en France particulièrement, le fait d’une extrême-droite à l’unisson – à part une poignée d’allumés impolitiques – et d’un gouvernement de droite extrême. Cet usage du nom « Juif » pour justifier un autre crime contre des non-occidentaux aurait bien fait rire les nazis. Du reste, ces derniers étaient très complaisants vis-à-vis des sionistes (ce point est documenté, ne serait-ce que chez l’historien Philippe Burrin) puisque ceux-ci aspiraient aussi à ce que les Juifs fuient l’Europe.

L’usage du nom « Juif » à dessein de justifier l’injustifiable et d’organiser la détestable confusion entre « juif » et « sioniste » n’est possible – et en cela usage obscène – que parce que l’extermination des Juifs a eu lieu. Parmi ces Juifs exterminés, Juifs d’Europe, Ashkénazes, le sionisme n’était pas majoritaire. Il y avait, dans l’Est de l’Europe – Pologne et Russie (Ukraine, Biélorussie, notamment) – quelque chose qui, comme dans certaines contrées de Bolivie encore aujourd’hui, résistait à la modernité capitaliste. Ainsi est-ce la persistance du shtetl, de Juifs religieux et/ou fidèles à la tradition n’ayant rien cédé à la modernité occidentale sur leur foi et sa visibilité notamment vestimentaire, qui a précipité la décision nazie d’exterminer les Juifs d’Europe.

De ce point de vue, quand Jean-Claude Milner écrit dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique que la destruction des Juifs d’Europe est le cadeau de Hitler à l’Europe, on ne peut que lui donner raison.

L’Europe démocratique, libérale, a liquidé la métaphysique juive, fût-elle celle de l’étude ou du messianisme révolutionnaire qu’incarnaient par exemple Henoch devenu Henri Krasucki ou les grands-parents d’Yvan Jablonka mais aussi la révolution communiste en Russie. Le yiddish y fut déclaré langue officielle.

Dire « Les Juifs » pour défendre les crimes israéliens est insupportable.
Cette assignation foule une seconde fois les sépultures de Trotsky, de Rosa Luxemburg ou de Maksymilian Horwitz et plus généralement des juifs du Yiddishland révolutionnaire assassinés par les nazis. Tous ces gens étaient socialistes bundistes, communistes et antisionistes.

Jablonka, dans son livre Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus qui constitue une sépulture digne pour ses grands-parents exterminés, raconte que ces derniers, morts à Auschwitz probablement en 1944, disaient « Les sionistes avant les fascistes ! ».

De fait, toute une littérature juive antisioniste annonçait ce que serait la création d’un état « juif », ses conséquences dramatiques, meurtrières. Marek Edelman, du Bund, resta en Pologne après la guerre. Il parla, après 1945, de « partisans palestiniens » et fut, de ce fait, indésirable en Israël.

Le chantage à l’antisémitisme pour criminaliser le mouvement propalestinien assassine une deuxième fois la judéité révolutionnaire.

C’est parce qu’à ses yeux, Hitler a mis fin au « problème juif » que toute l’extrême-droite n’a que la stigmatisation « Antisémite ! » à la bouche dès lors que l’on défend le combat légitime du peuple palestinien.

Ciotti ni Meyer Habib ou Jérôme Guedj n’accuseraient un contempteur de Trotsky ou de Sverdlov d’être antisémite. Non tant parce que la révolution a poussé ces deux héros à en assumer toute la grave âpreté mais d’abord parce que ces illustres révolutionnaires, comme l’UJFP en France aujourd’hui ou Jewish voice for peace aux États-Unis, refusaient l’inégalité du monde et la rapine impérialiste et coloniale.

L’apologie par le ministre Ben Gvir de la LDJ ou de Baruch Goldstein ne dérange pas nos parlementaires « philo-antisémites » comme dit Julien Théry. Le sujet juif révolutionnaire disparu, emportant avec lui la contestation des états-nations bourgeois et racistes européens et occidentaux, la Révolution française à reprendre dans quelque Internationale, nos partisans féroces de l’État d’Israël peuvent se déclarer philosémites.

L’antisémitisme est une passion criminelle européenne. Ses avatars en Orient – le Farhoud en Iraq par ex. – proviennent directement de cette matrice

Ainsi, un démocrate comme Balfour, jugeant que la Révolution bolchévique était une révolution juive en quelque sorte, promit un Foyer national juif en Palestine. Pour liquider l’internationalisme révolutionnaire juif, intégrer « les Juifs » à l’impérialisme dans une sorte de décret Crémieux à l’international était une idée certes sinistre mais très astucieuse.

Jablonka explique ainsi que si tous les Juifs polonais n’étaient pas communistes, presque tous les communistes (d’avant-guerre) étaient néanmoins juifs, à l’image de ses grands-parents. Ce continent, cette humanité, ce qu’on appelle le Yiddishland révolutionnaire, liquidés, Léa Salamé peut interroger ses invités sur « l’insensibilité » du monde à l’égard des Juifs.

On rappellera toutefois que ce sont les États-Unis qui ont refoulé les passagers juifs fuyant l’Allemagne nazie sur le paquebot Saint-Louis, que c’est le ministre Chautemps qui en 1938 alertait la République française contre l’afflux « d’étrangers israélites » sur le sol national et que c’est Raymond Barre qui opposa des « Français innocents » à des « Israélites » lors de l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic le 3 octobre 1980.

À l’inverse, lorsque dans l’Algérie française, Vichy abrogea le décret Crémieux, les autorités musulmanes locales interdirent à quiconque de leur communauté de s’approprier des biens juifs. Aucun indigène musulman d’Algérie ne fit défaut. Les moult lettres de dénonciation antisémites étaient strictement françaises.

 

Lorsque Houria Bouteldja écrit dans son premier livre Les Blancs, les Juifs et nous (Vers une politique de l’amour révolutionnaire) que le décret Crémieux puis l’exil de la plupart des Juifs d’Algérie l’ont dépossédé de sa judéité, elle évoque un monde disparu qui n’afflige pas uniquement les premiers concernés.

De ce point de vue, le crime nazi est un pas radical pour l’ordre racial blanc, le capitalisme. Le monde qu’il abolit ne se limite pas aux seuls Juifs réels, si l’on peut dire. Il abat l’aube révolutionnaire, le jour couleur d’orange dont parle Aragon dans Le Fou d’Elsa.

Advient à la place le monde du théoricien du management, l’ancien SS Reinhart Höhn, ou celui du patron des patrons allemands, Hanns-Martin Schleyer, assassiné en 1977 par la Fraction armée rouge allemande.

Schleyer, ancien SS lui aussi, impliqué dans des crimes de masse en Tchécoslovaquie, eut droit à des obsèques nationales ou quasi en RFA avec tout le gratin libéral européen en pleurs devant son cercueil. La RAF, propalestinienne, était qualifiée d’antisémite par les endeuillés.

Ce point est important. Milner a raison quand il le souligne. Jablonka disant que Hitler a gagné sa guerre contre les Juifs est hélas difficilement contestable. La tentative héroïque et tragique de Pierre Goldman de retenir ce monde qui disparaît, ce monde du « judéo-bolchevisme » qui certes est à la fois une stigmatisation nazie mais aussi, si l’on retourne le stigmate, le nom d’un monde disparu avide de justice où le « Il y aura » des prophètes a peu à peu laissé la place à celui de la promesse révolutionnaire bolchévique, communiste.

C’est parce que ce monde a été liquidé que l’Occident se présente comme « défenseur » (« bouclier » écrit le Rassemblement national dans un clin d’œil à la langue perversement onctueuse des partisans de Vichy, « des Français de confession juive ») des « Juifs ». L’évolution de l’extrême-droite est à cet égard intéressante à étudier.

Rappeler, comme le fait par exemple le Parti socialiste dont le héros Mitterrand, longtemps antisémite assumé, récipiendaire de la Francisque, était à Vichy jusqu’en 1943, que l’extrême-droite soutient Israël pour faire oublier son antisémitisme est d’une pitoyable stupidité. Précisément, une grande partie des antisémites pronazis français ont, après la guerre, soutenu la création de l’État d’Israël parce que le sionisme était la garantie d’une Europe judenrein pour reprendre l’effroyable vocable nazi.

On sait la mansuétude nazie envers le sionisme, on sait aussi qu’Eichmann songea à expulser les Juifs à Madagascar mais aussi en Palestine. Herzl lui-même présentait son projet comme un pied de l’Occident en Orient. Les sionistes, rappelle Omer Bartov dans Anatomie d’un génocide, prenaient modèle sur les nationalismes européens.

Ce qu’on ignore en revanche, du fait d’une gênante conspiration du silence pour ne pas mettre le sionisme à nu, c’est que l’écrivain antisémite Drieu La Rochelle écrivit dans son testament « Je meurs antisémite (respectueux des Juifs sionistes) » ou que Tixier-Vignancour, député en 1940, avocat de Pétain et candidat Algérie française en 1965 avec Jean-Marie Le Pen comme directeur de campagne, s’exclama « À mort les Juifs ! » en voyant Blum entrer dans le Casino de Vichy le 10 juillet 1940, jour du vote des pleins pouvoirs à Pétain, puis « Vive Israël ! » moins de 20 ans plus tard, quand il apercevait Gisèle Halimi, avocate du FLN algérien, au Palais de justice de Paris. Ce « Vive Israël ! » jeté à la face d’une femme juive tunisienne défendant le FLN est plein de sens. « On a perdu Alger mais on a repris Jérusalem » est l’implicite de Tixier. Israël, comme le dirait plus tard Cukierman du CRIF à propos de la présence de Le Pen au second tour de 2002, « apprendra aux musulmans à se tenir tranquilles ».

De fait, Israël réjouit les antisémites qui se sont vautrés dans la collaboration criminelle avec les nazis.

En 1967, lors de la Guerre des six jours, Lucien Rebatet, collabo notoire et auteur du pamphlet antisémite Les décombres, déclara soutenir Israël au nom de la défense de l’Occident. Dans la même veine, la grande manifestation pro-Israël sur les Champs-Élysées compta l’ex-commissaire aux questions juives sous Pétain…

C’est précisément au nom de la défense de l’Occident, de la blanchité impérialiste, que l’extrême-droite soutient Israël et « les Juifs ». De son point de vue, qu’a-t-elle à craindre ? La révolution ? La remise en cause de l’impérialisme, du colonialisme ou, plus généralement, du suprématisme blanc ? Hélas non. Ses rêves les plus fous ont été exaucés via le sionisme et Israël : les Arabes et les musulmans, cousins des Juifs comme nous le rappelle l’Inquisition espagnole, sont spoliés en Palestine et les milieux juifs les plus sionistes votent massivement Zemmour bien que celui-ci absolve Pétain et remette en cause l’innocence d’Alfred Dreyfus. L’UGIF, ce Judenrat à la française, a triomphé en somme. « Les Juifs » sont les tirailleurs de l’Occident. Celui-ci, et notamment sa frange (sa fange) la plus criminelle, veut bien mettre sous le boisseau son antisémitisme pour perpétrer des pogroms islamophobes au nom du bien. La revanche de la Guerre d’Algérie vaut bien quelques flics devant les synagogues.

Dans la situation qui nous occupe, on le voit bien, le nom « Juif » n’a comme effet que de   paralyser toute dénonciation de l’infamie que l’Occident inflige à la Palestine.

« Les Juifs » comme « Les Musulmans » comme « Les Indiens d’Amérique », cela n’existe pas. Quel rapport entre Jabotinski et Grigori Zinoviev, pourtant tous deux Juifs d’Ukraine ?

Quel rapport entre Enrico Macias ou Eric Zemmour et le regretté Gérard Chaouat, pro-FLN, pourtant tous trois Juifs d’Algérie ?

Ce qui se passe n’est à penser que du point de vue du droit, de l’émancipation et de la justice. C’est du reste ces principes que défendaient les militants communistes juifs ou les bundistes de Pologne et de Russie il y a un siècle.

En outre, Auschwitz ou Buchenwald ne sont pas en Palestine.

Ce n’est pas aux Palestiniens de payer la mauvaise conscience des Allemands, pays de Hitler, et des Français, pays d’Édouard Drumont et de Philippe Henriot qui n’a pas attendu les Allemands pour être antisémite. L’affaire Dreyfus est la matrice du nazisme. Hannah Arendt mais aussi Theodor Herzl l’avaient bien vu.

La question actuelle est celle du colonialisme, de la blanchité impérialiste qui agite perversement le syntagme « Les Juifs », ce signifiant-maître des nouveaux Aryens disait Cécile Winter, pour troubler les esprits et mettre le sort infligé aux Palestiniens en exception de l’horreur coloniale.

Disons-le pourtant.

Israël n’a pas que des colonies, même si dans sa quête d’un Lebensraum, elle colonise même les bantoustans accordés aux Palestiniens par l’ONU en 1947. Israël est lui-même une colonie. Il en a tous les traits et en accomplit tous les crimes : spoliation des terres, pogroms contre les Palestiniens, radicalisation raciste des colons (« Mort aux Arabes ! » est désormais un slogan récurent de manifestations sionistes) et pour finir fascisation.

De ce point de vue, si le putsch des généraux d’Alger a échoué, c’est l’équivalent de ce pouvoir avorté qui est en place à Tel-Aviv. Parmi ses ministres, Ben Gvir, admirateur du rabbin Kahane qui voulait reprendre les « lois » nazies de Nuremberg mais cette fois en faveur des Juifs.

C’est la seule chose à considérer.

Dès lors, les choses sont simples du point de vue des principes et de l’émancipation de l’humanité. Le colonialisme est une abomination, aux Antilles et en Kanaky comme en Israël. Il constitue un crime contre l’humanité. La résistance nationale palestinienne est la cause de toute l’humanité libre, celle des mânes du Yiddishland révolutionnaire comprises.

Être propalestinien, c’est aussi être fidèle à la judéité révolutionnaire pour laquelle communisme était un signifiant essentiel. La violence occidentale détruit des mondes. La singularité nazie est qu’elle commet son crime sur le sol européen.

Au moment où l’Occident libéral justifie et encourage la politique israélienne de liquidation du peuple palestinien, son usage du nom « Juif » sonne comme la deuxième mort d’un monde dont la disparition sans retour nous laisse pour toujours inconsolables.

 

Sylvain Jean

 

 

La revue décoloniale « Nous » vient de sortir!

Événement! Le QG décolonial et le média Paroles d’honneur lancent la revue Nous. Elle est trimestrielle et a vocation à traiter de toutes les questions, théoriques, stratégiques, politiques, esthétiques en lien avec la lutte décoloniale.
Elle est déjà disponible et sera vendue en manifs, dans les évènements QG et PDH et bientôt en ligne.
La revue coute 10€ et comporte une centaine de pages.
Attention!
– Le tirage est limité (1000 exemplaires)
– Pour la vente à distance, il faudra ajouter les frais d’expédition
-Il n’y a pas de version numérique du magazine
N’hésitez pas à en parler autour de vous. La théorie décoloniale est une composante majeure de la la lutte et de la libération. Nous armer politiquement est une exigence majeure.

La guerre contre Gaza et la question du fascisme israélien

Approuvée par les gouvernements occidentaux et décrite par une myriade d’experts en droits de l’homme comme démontrant clairement une « intention génocidaire », la riposte de l’État d’Israël à l’attaque « Déluge d’Al-Aqsa » du 7 octobre par le Hamas a également suscité des discussions sur le fascisme à des endroits divers. Dans une déclaration collective, l’Union des professeurs et employés de l’université de Birzeit a parlé de « fascisme colonial » et de « l’appel pornographique à la mort des Arabes lancé par les politiciens sionistes de toutes tendances politiques » ; pour leur part le Parti communiste d’Israël, Maki, et la coalition de gauche Hadash « font porter l’entière responsabilité de cette escalade brutale et dangereuse au gouvernement fasciste de droite » ; entre-temps, le président colombien Gustavo Petro a décrit l’assaut sur Gaza comme la « première tentative de nous condamner tous à n’être que des jetables (disposable) » dans un « 1933 mondial » marqué par la catastrophe climatique et l’enracinement du capitalisme. Le simple fait de citer ces lignes contrevient probablement à la définition de l’antisémitisme élaborée par l’International Holocaust Remembrance Alliance, qui a servi d’instrument important pour empêcher l’activité pacifique d’organisation de la solidarité internationale contre l’apartheid israélien, en particulier le mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions).

Pourtant, la reconnaissance d’un fascisme naissant au sein du dernier gouvernement Netanyahou et même dans la société israélienne en général semble, si ce n’est un courant dominant, en tout cas un élément important du discours public en Israël même. C’est notamment le cas dans le sillage des protestations contre les récentes réformes judiciaires visant à éviscérer l’autonomie tant vantée de la Cour suprême. Quatre jours avant l’attaque du Hamas, le journal Haaretz publiait ainsi un éditorial intitulé « Le néofascisme israélien menace les Israéliens et les Palestiniens ». Un mois plus tôt, 200 lycéens israéliens refusaient de s’enrôler au sein de l’armée en déclarant : « Nous avons décidé que nous ne pouvions pas, en toute bonne foi, servir la bande de colons fascistes qui contrôlent actuellement le gouvernement ». En mai, un éditorial d’Haaretz estimait que « le sixième gouvernement Netanyahou commence à ressembler à une caricature totalitaire. Il n’y a pratiquement aucune mesure associée traditionnellement au totalitarisme qui n’ait été proposée par l’un de ses membres extrémistes et qui ne soit adoptée par le reste des incompétents qui le composent, dans leur compétition pour voir qui parviendra à être le plus pleinement fasciste ». Dans le même temps, un des éditorialistes du journal décrivait une « révolution fasciste israélienne » qui coche tous les points de la checklist, du racisme virulent au mépris de la faiblesse, de la soif de violence à l’anti-intellectualisme.

Ces polémiques et pronostics récents ont été anticipés par d’éminents intellectuels à l’image du célèbre historien de l’extrême droite Zeev Sternhell, qui parlait d’un « fascisme croissant et d’un racisme proche du premier nazisme » dans l’Israël contemporain, ou du journaliste et militant pour la paix Uri Avnery, qui a fui l’Allemagne nazie à l’âge de dix ans et qui, peu de temps avant sa mort en 2018, déclarait :

« La discrimination à l’encontre des Palestiniens dans pratiquement tous les domaines de la vie peut être comparée au traitement des Juifs lors de la première phase de l’Allemagne nazie. (L’oppression des Palestiniens dans les territoires occupés ressemble davantage au traitement des Tchèques au sein du « protectorat » après la trahison de Munich). La pluie de projets de loi racistes à la Knesset, ceux déjà adoptés et ceux en préparation, ressemble fortement aux lois adoptées par le Reichstag dans les premiers jours du régime nazi. Certains rabbins appellent au boycott des magasins arabes. Comme à l’époque. Le cri « Mort aux Arabes » (« Judah verrecke » ?) est régulièrement entendu lors des matchs de football. »

L’analogie n’a bien évidemment rien de nouveau. En 1948, Hannah Arendt et Albert Einstein, entre autres, signaient une lettre adressée au New York Times à la suite du massacre de Deir Yassin, qualifiant le Herut (le prédécesseur du Likoud de Netanyahou) d’« apparenté dans son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et son attrait social aux partis nazi et fasciste ».

Avnery désignait l’actuel ministre des finances, Bezalel Smotrich comme un « véritable fasciste juif ». Ce dernier, qui n’hésite pas à s’auto-qualifier d’« homophobe fasciste », a jeté les bases théologiques de son intention génocidaire d’ « avorter » tout espoir palestinien de devenir une nation et de répéter la Nakba. Dans une interview, il déclarait ainsi :

« Lorsque Josué [le prophète biblique] est entré dans le pays, il a envoyé trois messages à ses habitants : ceux qui veulent accepter [notre règne] l’accepteront ; ceux qui veulent partir partiront ; ceux qui veulent se battre se battront. La base de sa stratégie était la suivante : « Nous sommes ici, nous sommes venus, c’est à nous“. Maintenant aussi, trois portes sont ouvertes, il n’y a pas de quatrième porte. Ceux qui veulent partir – et il y en aura – je les aiderai. Quand ils n’auront plus d’espoir ni de vision, ils partiront. Comme ils l’ont fait en 1948. […] Ceux qui ne partiront pas accepteront le régime de l’État juif, auquel cas ils pourront rester, et ceux qui ne partiront pas, nous les combattrons et nous les vaincrons. […] Soit je l’abattrai, soit je l’emprisonnerai, soit je l’expulserai. »

La mention du livre de Josué n’est pas anodine puisqu’il a également servi de référence idéologique au laïc David Ben Gourion lors des premières années de l’État d’Israël. L’hymne à la destruction qui figure dans l’Ancien Testament trouve un écho troublant ces jours-ci : « Josué battit tout le pays : la montagne, le Néguev, le Bas-Pays, les versants, ainsi que tous leurs rois. Il ne laissa pas un survivant. Il voua à l’anathème tout être vivant, comme l’avait ordonné le Seigneur, Dieu d’Israël. Josué les battit depuis Kadès-Barnéa jusqu’à Gaza » (Josué 10 : 40-41).

Mais le fascisme « parrainé » par Netanyahou ne se réduit pas aux colons fondamentalistes et à leurs stratagèmes de dépossession (y compris les profondes ramifications dans l’État de l’ONG coloniale de Smotrich, Regavim, et son combat juridique contre les droits fonciers des Palestiniens) ; il est également fermement ancré dans les intérêts commerciaux et les manœuvres législatives des milliardaires qui, en Israël comme en Inde ou aux États-Unis, sont heureux de combiner les mobilisations nationales-conservatrices contre les « élites » métropolitaines décadentes avec la défense impitoyable de leurs profits et de leurs privilèges. Dans une interview récente, l’historien israélien de l’Holocauste Daniel Blatman remarquait :

« Savez-vous quelle est la plus grande menace pour la pérennité de l’État d’Israël ? Ce n’est pas le Likoud. Ce ne sont même pas les voyous qui se déchaînent dans les territoires. C’est le Kohelet Policy Forum[1]. […] Ils sont en train de créer un vaste programme social et politique qui, s’il est adopté par Israël, en fera un pays complètement différent. Lorsque vous dites « fascisme » aux gens, ils s’imaginent des soldats dans les rues. Non, cela ne ressemblera pas à cela. Le capitalisme existera toujours. Les gens pourront toujours voyager à l’étranger – s’ils sont autorisés à entrer dans d’autres pays. Il y aura de bons restaurants. Mais la capacité d’une personne à sentir qu’il y a quelque chose qui la protège, autre que la bonne volonté du régime – parce qu’il la protégera ou ne la protégera pas, comme bon lui semblera – n’existera plus. La société israélienne était prête à accueillir le gouvernement actuel. Non pas en raison de la victoire du Likoud, mais parce que l’aile la plus extrême a entraîné tout le monde à sa suite. Ce qui était autrefois l’extrême droite est aujourd’hui le centre. Des idées autrefois marginales sont devenues légitimes. En tant qu’historien spécialiste de l’Holocauste et du nazisme, il m’est difficile de dire cela, mais il y a aujourd’hui des ministres néonazis au sein du gouvernement. On ne voit cela nulle part ailleurs – ni en Hongrie, ni en Pologne – des ministres qui, idéologiquement, sont de purs racistes. »

En dépit de son intérêt, ce passage démontre douloureusement ce que les polémiques libérales israéliennes contre la montée du fascisme mettent entre parenthèses. À savoir, les Palestiniens. Des soldats sillonnent les rues d’Israël et de la Palestine occupée. Des millions de personnes gouvernées par Israël ne peuvent pas se rendre à l’étranger. Ou même rentrer chez elles. Le racisme « pur » exprimé sans scrupules par des gens comme Smotrich ou le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir est un produit du racisme qui structure et reproduit la domination coloniale, tant pour les libéraux de mauvaise foi que pour les fascistes écervelés.

De longues traditions de radicalisme noir et d’antifascisme du tiers monde, ainsi que de résistance indigène, nous ont appris que, comme l’observent Bill Mullen et Christopher Vials, « Pour ceux qui ont été rejetés pour des raisons raciales en dehors du système de droit de la démocratie libérale, le mot « fascisme » n’évoque pas toujours un ordre social lointain et étranger ». Dans les régimes coloniaux et raciaux fascistes – tels que l’Afrique du Sud, que George Padmore considérait dans les années 1930 comme « l’État fasciste classique de ce monde » – nous rencontrons une version de ce « double État » que l’avocat juif allemand Ernst Fraenkel a analysé : un « État normatif » pour la population dominante et un « État de prérogative » pour les dominés, exerçant « un arbitraire et une violence illimités, sans aucune garantie juridique ». Comme l’a montré Angela Y. Davis en se référant à ce que la terreur raciale d’État présageait pour le reste de la population américaine au début des années 1970, la frontière entre l’État normatif et l’État de prérogative est parfois poreuse.

Cela est manifeste en Israël aujourd’hui, où les ministres du gouvernement se servent de la guerre comme prétexte pour « promouvoir des règlements qui leur permettraient d’ordonner à la police d’arrêter des civils, de les expulser de leur domicile ou de saisir leurs biens s’ils pensent qu’ils ont diffusé des informations susceptibles de nuire au moral national ou de servir de base à la propagande de l’ennemi ». Comme le marxiste juif marocain Abraham Serfaty l’analysait il y a plusieurs décennies dans ses écrits de prison sur la libération palestinienne, il existe une « logique fasciste » au cœur du projet sioniste de dépossession, de domination et de déplacement des colons. Bien qu’elle soit désavouée par les libéraux, à moins que ses mécanismes fondamentaux ne soient démantelés pour de bon, elle ne peut que réapparaître, de manière virulente, à chaque crise. Comme en témoignent ses coups de gueule contre l’hypocrisie de ceux qui prétendent vouloir une solution à deux États sans jamais avoir l’intention de la mettre en œuvre, l’extrême droite israélienne au pouvoir dit à bien des égards tout haut ce qui d’ordinaire se chuchote toute bas. À une époque où l’occupation et la brutalisation des Palestiniens ont été normalisées et considérées à toutes fins utiles comme interminables, la droite fasciste, coloniale et religieuse en est venue à affirmer et à célébrer la violence structurante et la déshumanisation qui caractérisent Israël en tant que projet colonial – un projet que les libéraux ont tenté d’atténuer ou de minimiser, mais qu’ils n’ont jamais véritablement remis en question. En Israël, comme dans trop d’autres situations aujourd’hui, la montée du fascisme peut initialement apparaître comme une rupture ou une exception, mais elle est profondément enracinée dans un libéralisme colonial qui ne permettra jamais une véritable libération.

Alberto Toscano, 19 octobre 2023

Texte initialement publié sur https://www.versobooks.com/en-gb/blogs/news/the-war-on-gaza-and-israel-s-fascism-debate

[1] Référence à un think tank conservateur soutenu par de riches donateurs américains.

« Généraux à la poubelle, l’Algérie sera indépendante »: la nouvelle révolution algérienne comme moment fanonien

Pendant la période de bouleversement que la région de l’Afrique du Nord et de l’Asie occidentale a connue il y a une décennie (2010-2011) – ce qui a été surnommé le « printemps arabe », la pensée et la praxis de Fanon se sont avérées plus pertinentes que jamais. Non seulement pertinentes mais perspicaces dans la mesure où elles nous ont aidés à saisir la violence du monde manichéen dans lequel nous vivons et la rationalité de la révolte contre lui.

Les écrits de Fanon ont eu lieu dans une période de décolonisation des pays d’Afrique et du Sud en général. Né Martiniquais et Algérien par choix, il écrivait du point de vue de la révolution algérienne contre le colonialisme français et sur ses expériences politiques sur le continent africain. On pourrait se demander, ses analyses peuvent-elles transcender les limites du temps? Peuvent-elles être universelles ou imprégnées de tendances universalistes? Pouvons-nous apprendre de lui en tant que penseur intellectuel et révolutionnaire engagé? Ou devons-nous simplement le réduire à une autre figure anticoloniale qui est largement hors de propos à notre époque « post-coloniale »?

Pour moi, en tant que jeune activiste algérien, la pensée dynamique et révolutionnaire de Fanon, toujours autour de la création, le mouvement et le devenir, est si prophétique, vivante, inspirante, analytiquement pointue et moralement engagée dans l’émancipation et la désaliénation de toutes les formes d’oppression. Il a plaidé avec force et persuasion pour une voie vers l’avenir où l’humanité « avance un peu plus loin » et se détache du monde du colonialisme et de l’universalisme européen. D’une autre manière, il représentait la maturation de la conscience anticoloniale et était un penseur décolonial par excellence. Véritable incarnation de « l’intellectuel engagé », il a transformé le débat sur la race, le colonialisme, l’impérialisme, l’altérité et ce que signifie pour un être humain d’en opprimer un autre.

Malgré sa courte vie (il mourut à l’âge de 36 ans de la leucémie), la pensée de Fanon est très riche et son travail fut prolifique : des livres, des articles et de nombreux discours. Il a écrit son premier livre Peau Noire Masques Blancs (Fanon, 1952) deux ans avant Dien Bien Phu (1954) et il a écrit son dernier livre, le célèbre Les damnés de la Terre (Fanon, 2002), un essai canonique sur la lutte anti-colonialiste et tiers-mondiste, un an avant l’indépendance de l’Algérie (1962), à un moment où les pays africains accédaient à l’indépendance. Dans sa trajectoire, on peut voir les interactions entre l’Amérique noire et l’Afrique, entre l’intellectuel et le militant, entre pensée / théorie et action / pratique, entre idéalisme et pragmatisme, entre analyse individuelle et mouvement collectif, entre la vie psychologique (il était formé en tant que psychiatre) et la lutte physique, entre nationalisme et panafricanisme et enfin entre questions du colonialisme et celles du néocolonialisme (Bouamama, 2017, p140-159).

Il mourut moins d’un an avant l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962. Il n’a pas vécu jusqu’à voir son pays d’adoption se libérer de la domination coloniale française, ce qu’il croyait devenu inévitable. Cet intellectuel et révolutionnaire radical s’est consacré corps et âme à la libération nationale algérienne et a été un prisme à travers lequel de nombreux révolutionnaires à l’étranger ont compris l’Algérie et l’une des raisons pour lesquelles le pays est devenu synonyme de révolution du tiers monde. Les idées de Fanon ont toujours été influencées par la pratique et étaient transformatrices, elles ont inspiré des luttes anticoloniales dans le monde entier, façonné le panafricanisme et profondément influencé les Black Panthers aux États-Unis.

Fanon a écrit: « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » (Fanon, 2002, p197). Le défi se pose à nouveau ces dernières années avec une explosion de révoltes et de soulèvements partout dans le monde qui comprend la deuxième vague de soulèvements arabes de l’Algérie au Liban et du Soudan à l’Irak. Six décennies après la publication de son chef-d’œuvre Les Damnés de la Terre, l’Algérie assiste à une autre révolution, cette fois contre la bourgeoisie nationale contre laquelle Fanon se déchaînait dans son chapitre passionné et impitoyable « Mésaventure de la conscience nationale » du même livre.

Qu’aurait-il dit de la nouvelle révolution algérienne? Comment aurait-il agi face à l’actualité? Que pouvons-nous en tant que jeunes Algériens apprendre de ses réflexions et de ses expériences? Cet article est une tentative d’analyser le soulèvement algérien 2019-2020 à travers un regard fanonien, essayant de mettre en lumière le génie de Fanon, l’actualité de son analyse, la valeur durable de ses idées critiques et la centralité de sa pensée décoloniale dans les efforts révolutionnaires des damnés de la terre.

Alice Walker a dit un jour: «Un peuple ne rejette pas ses génies. Et s’ils sont jetés, il est de notre devoir en tant qu’artistes et témoins de l’avenir de les récupérer pour le bien de nos enfants et si nécessaire, os par os » (Walker, 1983, p92). C’est dans cet esprit que j’entreprends cette contribution, car les idées théoriques et la pratique radicale de Fanon ont été largement absentes de la pensée politique algérienne au cours du dernier demi-siècle pour diverses raisons que j’aborderai ci-dessous.

Mais avant d’y arriver, il faut un petit détour historique par la période coloniale pour contextualiser la pensée de Fanon et jeter les bases de ses critiques de la bourgeoisie prédatrice contre laquelle les Algériens se sont révoltés en 2019/2020.

Fanon et l’Algérie coloniale

« Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. » (Fanon, 2002, p94)

  • « Très concrètement l’Europe s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux: Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l’Europe aujourd’hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L’Europe est littéralement la création du tiers monde. Les richesses qui l’étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. » (Fanon, 2002, p99)

La lutte pour l’indépendance de l’Algérie contre les colonialistes français a été l’une des révolutions anti-impérialistes les plus inspirantes du XXe siècle. Elle faisait partie de la vague de décolonisation qui avait commencé après la Seconde Guerre mondiale en Inde, en Chine, à Cuba, au Vietnam et dans de nombreux pays d’Afrique. Elle s’inscrit dans l’esprit de la Conférence de Bandung et de l’ère du « réveil du Sud », un Sud soumis depuis des décennies (132 ans pour l’Algérie) à la domination impérialiste et capitaliste sous plusieurs formes, des protectorats aux colonies de peuplement.

La période coloniale peut être résumée par les expropriations, la prolétarisation, la sédentarisation forcée, la pure exploitation et la violence brutale. Frantz Fanon a décrit en détail les mécanismes de violence mis en place par le colonialisme pour subjuguer les peuples opprimés. Il a écrit: «le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature » (Fanon, 2002, p61). Selon lui, le monde colonial est un monde manichéen, qui va à sa conclusion logique et «déshumanise le colonisé. À proprement parler, il l’animalise. » (Fanon, 2002, p45).

Ce qui a suivi la déclaration de guerre d’indépendance le 1er novembre 1954, a été l’une des guerres de décolonisation les plus longues et les plus sanglantes, qui a vu une implication massive des pauvres ruraux et des classes populaires urbaines (lumpenprolétariat). Les estimations officielles affirment qu’un million et demi d’Algériens ont été tués dans la guerre de huit ans qui s’est terminée en 1962, une guerre qui est devenue le fondement de la politique algérienne moderne.

Arrivé à l’hôpital psychiatrique de Blida en 1953, Fanon s’est rapidement rendu compte que la colonisation, dans son essence, était un gros fournisseur d’hôpitaux psychiatriques. Pour lui, la colonisation était une négation systématique de l’autre et un refus effréné de tout attribut de l’humanité à leur égard. Contrairement à d’autres formes de domination, la violence est ici totale, diffuse, permanente et globale. Traitant les tortionnaires et les victimes, Fanon n’a pas pu échapper à cette violence totale qu’il a analysée. Cela l’amena à démissionner en 1956 et à rejoindre le Front de libération nationale (FLN). Il a écrit: « L’Arabe, aliéné en permanence dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue ». Il a ajouté que la guerre d’Algérie était «une conséquence logique d’une tentative avortée de décérébration d’un peuple » (Khalfa et Young, 2018, p434) .Il a été injustement et à tort accusé d’être le prophète de la violence, mais ce qu’il a fait n’était que de décrire et analyser la violence du système colonial.

Fanon voyait l’idéologie coloniale étayée par l’affirmation de la suprématie blanche et sa mission civilisatrice corollaire. Il en a résulté le développement dans les « indigènes évolués » d’un désir d’être blanc, désir qui n’est rien de plus qu’une déviation existentielle. Cependant, ce désir bute sur le caractère inégal du système colonial qui attribue les places selon la couleur.

Dans son livre Peau noire Masques Blancs, Fanon a analysé l’aliénation culturelle des colonisé(e)s / racialisé(e)s et son reflet dans les comportements et l’identité. Il a soutenu que c’était le résultat d’une domination durable fondée sur l’exploitation économique. Tôt ou tard, cette situation insoutenable déclenche un processus de désaliénation, de résistance et d’émancipation. Tout au long de son travail professionnel et de ses écrits militants, il a défié les approches et discours culturalistes et racistes dominants sur les indigènes comme le syndrome nord-africain: les Arabes sont paresseux, menteurs, trompeurs, voleurs, etc. (Fanon, 2001, p24-26). Il a avancé une explication matérialiste situant les symptômes, les comportements, la haine de soi et les complexes d’infériorité dans la vie de l’oppression et des relations coloniales inégales. La solution à ces problèmes était donc d’agir dans le sens d’un changement radical des structures sociales.

Fanon avait de grands espoirs et croyait fermement en l’Algérie révolutionnaire et son livre phare L’An V de la Révolution Algérienne (Fanon, 1972) en témoigne et montre comment la libération ne vient pas comme un cadeau. Elle est saisie par les masses de leurs propres mains et en la saisissant, ils sont eux-mêmes transformés. Il a fortement soutenu que pour les masses, la forme la plus élevée de culture, c’est-à-dire de progrès, est de résister à la domination et à la pénétration impérialistes. Pour Fanon, la révolution est un processus de transformation qui créera de « nouvelles âmes »[1]. Pour cette raison, Fanon clôt son livre de 1959 avec les mots: « La Révolution en profondeur, la vraie, parce que précisément elle change l’homme et renouvelle la société, est très avancée. Cet oxygène qui invente et dispose une nouvelle humanité, c’est cela aussi la Révolution Algérienne. » (Fanon, 1972, p151).

Période d’indépendance: faillite des élites dirigeantes « postcoloniales »

Malheureusement, l’expérience révolutionnaire algérienne et sa tentative de rompre avec le système impérialiste-capitaliste ont été vaincues, à la fois par les forces contre-révolutionnaires et par ses propres contradictions. Elle a nourri les germes de son propre échec dès le départ: c’était un projet de haut en bas, autoritaire et hautement bureaucratique, bien qu’avec certaines fonctions redistributives qui amélioraient considérablement les moyens de subsistance des gens. Par exemple, les expériences créatives de l’initiative ouvrière et de l’autogestion des années 60 et 70 ont été sapées par une bureaucratie étatique paralysante, ne parvenant pas à impliquer véritablement les travailleurs dans le contrôle des processus de production. Cette absence de démocratie était concomitante avec l’ascension d’une bourgeoisie compradore hostile au socialisme et fermement opposée à une véritable réforme agraire (Bennoune, 1988). Dans les années 1980, la contre-révolution néolibérale mondiale était le clou dans le cercueil et a inauguré une ère de désindustrialisation et de politiques favorables au marché aux dépens des couches populaires. Les dignitaires de la nouvelle orthodoxie néolibérale ont déclaré que tout était à vendre et ont ouvert la voie aux privatisations.

Le travail de Fanon, écrit il y a six décennies, porte encore un pouvoir prophétique en tant que description précise de ce qui s’est passé en Algérie et ailleurs. En lisant les paroles de Fanon et en particulier « Mésaventures de la conscience nationale », son chapitre important des Damnés de la Terre, on ne peut s’empêcher d’être absorbé et ébranlé par leur vérité et leur prévoyance sur la faillite et la stérilité des bourgeoisies nationales en Afrique et au Moyen-Orient aujourd’hui; bourgeoisies qui avaient tendance à remplacer la force coloniale par un nouveau système de classe reproduisant les anciennes structures coloniales d’exploitation et d’oppression.

Dans les années 1980, la bourgeoisie nationale algérienne, comme celles des autres parties du monde, s’est débarrassée de la légitimité populaire, a tourné le dos aux réalités de la pauvreté et du sous-développement, et ne s’est préoccupée que de remplir ses propres poches et d’exporter les énormes profits qu’elle en tirait de l’exploitation de son peuple. Dans les termes de Fanon, cette bourgeoisie parasitaire et improductive (civile et militaire) a eu le dessus dans la gestion des affaires de l’État et dans ses choix économiques pour ses propres intérêts. Cette élite est la plus grande menace pour la souveraineté de la nation car elle vend l’économie aux capitaux étrangers et aux multinationales et coopère avec l’impérialisme dans sa « guerre contre le terrorisme », autre prétexte pour étendre la domination et se ruer vers les ressources. En Algérie, cette bourgeoisie nationale, étroitement liée au maintien du pouvoir, a renoncé au projet de développement autonome initié dans les années 1960 et 1970 et n’a même pas négocié des concessions de l’Occident, qui auraient de la valeur pour l’économie du pays. Au lieu de cela, elle a offert une concession après l’autre pour des privatisations aveugles et des projets qui porteraient atteinte à la souveraineté du pays et mettraient en danger sa population et son environnement – l’exploitation du gaz de schiste et des ressources offshore en est un exemple (Hamouchene et Rouabah, 2016).

C’est ce qu’est devenu l’Algérie aujourd’hui avec l’argent du pétrole utilisé pour acheter la paix sociale[2] et renforcer l’appareil répressif de l’État, ce qui correspond à ce que craignait Fanon. Que sa vision et son analyse aient été et restent impopulaires auprès de la classe dirigeante est l’une des raisons pour lesquelles il est aujourd’hui marginalisé et réduit à juste une autre figure anticoloniale, dépouillé de son attaque incandescente contre la stupidité et la pauvreté intellectuelle et spirituelle de la bourgeoisie nationale.

Comme l’a soutenu Edward Said, le véritable génie prophétique des Damnés de la terre est lorsque Fanon sent le fossé entre la bourgeoisie nationaliste et les tendances libératrices du FLN. Il s’est rendu compte que le nationalisme orthodoxe suivait « la même voie tracée par l’impérialisme, qui, tout en paraissant céder son autorité à la bourgeoisie nationaliste, étendait réellement son hégémonie » (Said, 1994).

Aujourd’hui, l’Algérie – mais aussi la Tunisie, l’Égypte, le Nigéria, le Sénégal, le Ghana, le Gabon, l’Angola et l’Afrique du Sud entre autres – suit les diktats des nouveaux instruments de l’impérialisme tels que le FMI, la Banque mondiale et négocie son entrée dans l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Certains pays africains utilisent encore le franc CFA (rebaptisé Eco en décembre 2019), une monnaie héritée de l’époque du colonialisme et toujours sous le contrôle du trésor français. Fanon aurait été révolté contre cette bêtise et cette pure stupidité.

Il a prédit cette situation inquiétante et le comportement choquant de la bourgeoisie nationale quand il a noté que sa mission n’a rien à voir avec la transformation de la nation mais consiste plutôt à « servir de courroie de transmission entre la nation et un capitalisme, rampant mais camouflé, et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste » (Fanon, 2002, p149). C’est là que nous pouvons apprécier la valeur durable de l’utilisation des idées critiques de Fanon lorsqu’il introduit la question des classes sociales et décrit pour nous la réalité postcoloniale contemporaine, une réalité façonnée par le néocolonialisme et une bourgeoisie nationale « sans vergogne … anti-nationale », optant pour une voie abominable de bourgeoisie conventionnelle, ajoute-t-il, « une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise » (Fanon, 2002, p147).

Fanon aurait été choqué par la division internationale du travail en cours où nous, Africains, « On continue à expédier les matières premières » et on continue comme il l’a dit « à se faire les petits agriculteurs de l’Europe, les spécialistes de produits bruts. » (Fanon, 2002, p148). Les classes dirigeantes en Algérie ont piégé le pays dans un modèle de développement extractiviste prédateur où les profits s’accumulent entre les mains d’une minorité avec leurs soutiens étrangers au détriment de la dépossession de la majorité de la population (Hamouchene, 2019).

Rationalité de la rébellion: le Hirak et la nouvelle révolution algérienne

La triste réalité contemporaine que Fanon a décrite et mise en garde il y a six décennies ne laisse guère de doute que s’il était vivant aujourd’hui, Fanon serait extrêmement déçu du résultat de ses efforts et de ceux d’autres révolutionnaires. Il s’est avéré avoir raison sur la rapacité et la division des bourgeoisies nationales et les limites du nationalisme conventionnel.

Cependant, Fanon nous alerte que l’enrichissement scandaleux de cette caste profiteuse s’accompagnera « d’un réveil décisif du peuple, d’une prise de conscience prometteuse de lendemains violents. » (Fanon, 2002, p161). Nous pouvons donc voir que l’idée ou le concept de Fanon de rationalité de la révolte et de la rébellion a été rendu clair par la deuxième vague de soulèvements arabes et autres manifestations de masse dans le monde en 2019-2020. Les masses populaires de tous ces pays se sont rebellées contre la violence des régimes politiques qui leur offrent une paupérisation croissante, une marginalisation et l’enrichissement de quelques-uns au détriment et la damnation de la majorité.

Les Algériens ont brisé le mur de la peur et rompu avec un processus d’aliénation qui les avait infantilisés et étourdis pendant des décennies. Ils ont fait irruption sur la scène politique, ont découvert leur volonté politique et ont recommencé à entrer dans l’histoire. Depuis le vendredi 22 février 2019, des millions de personnes, jeunes et vieux, hommes et femmes de différentes classes sociales se sont soulevées dans une rébellion mémorable. Les marches historiques du vendredi, suivies de manifestations dans les secteurs professionnels, ont uni les gens dans leur rejet du système au pouvoir et leurs revendications d’un changement démocratique radical. « Ils doivent tous partir! (Yetnahaw ga’) », « Le pays est à nous et nous ferons ce que nous voudrons (Lablad abladna oundirou rayna) », deux slogans emblématiques de ce soulèvement pacifique jusqu’ici, symbolisent l’évolution radicale de ce mouvement populaire (Al Hirak Acha’bi) qui a été déclenché par l’annonce du président sortant Bouteflika de briguer un cinquième mandat alors qu’il était impuissant, souffrant d’aphasie et généralement absent de la vie publique.

Le peuple algérien ne s’est pas seulement révolté pour exiger la démocratie et la liberté, mais il s’est rebellé pour le pain et la dignité, contre les conditions socio-économiques oppressives dans lesquelles il a vécu pendant des décennies. Ils se sont levés pour défier les géographies manichéennes de l’oppresseur et des opprimés (si bien décrites par Fanon dans Les Damnés de la Terre), géographies qui leur sont imposées par le système capitaliste-impérialiste globalisé et ses laquais locaux.

Les événements qui se sont déroulés en Algérie en 2019 et 2020 sont vraiment historiques. Ce qui rend ce mouvement (Hirak) vraiment unique, c’est son immense ampleur, son caractère pacifique, sa diffusion nationale, y compris dans le sud marginalisé, et la participation massive des femmes et des jeunes qui constituent la majorité de la population algérienne. Pour ceux qui sont assez vieux pour avoir la soixantaine et plus, ce type de mobilisation n’a pas été vu depuis 1962, lorsque les Algériens sont descendus dans la rue pour célébrer leur indépendance durement acquise de la domination coloniale française.

Cette révolution est comme une bouffée d’air frais. Le peuple a affirmé son rôle de maître de sa propre destinée. Nous pouvons utiliser les mots exacts de Fanon pour décrire ce phénomène: « La thèse qui veut que se modifient les hommes dans le même moment où ils modifient le monde, n’aura jamais été aussi manifeste qu’en Algérie. Cette épreuve de force ne remodèle pas seulement la conscience que l’homme a de lui-même, l’idée qu’il se fait de ses anciens dominateurs ou du monde, enfin à sa portée. Cette lutte à des niveaux différents renouvelle les symboles, les mythes, les croyances, l’émotivité du peuple. Nous assistons en Algérie à une remise en marche de l’homme. » (Fanon, 1972, p15).

L’une des plus grandes réussites du soulèvement populaire actuel est peut-être le changement de conscience politique et la détermination à lutter pour un changement démocratique radical. Ce processus de libération a déclenché une quantité inégalée d’énergie, de confiance, de créativité et de subversion.

Après des décennies à réduire la société civile, à faire taire les dissident(e)s et à atomiser l’opposition, le fait que le mouvement se soit développé de force en force pendant plus d’un an, sans reculer ni s’apaiser, mais avancer, est vraiment remarquable et inspirant. Le Hirak a réussi à démêler les réseaux de tromperie qui ont été déployés par la classe dirigeante et sa machine de propagande. De plus, l’évolution de ses slogans, chants et formes de résistance démontre des processus de politisation et d’éducation populaire. La réappropriation des espaces publics a créé une sorte d’agora où les gens discutent, débattent, échangent des points de vue, parlent de stratégie et de perspectives, se critiquent ou s’expriment simplement de plusieurs manières, notamment à travers l’art et la musique. Cela a ouvert de nouveaux horizons pour résister et construire ensemble.

La production culturelle a pris un autre sens parce qu’elle était associée à la libération et considérée comme une forme d’action politique et de solidarité. Loin des productions folkloriques et stériles sous le patronage étouffant de certaines élites autoritaires, nous assistons plutôt à une culture qui parle au peuple et fait progresser sa résistance et ses luttes à travers la poésie, la musique, le théâtre, les caricatures et le street-art. Une fois encore, nous voyons les idées de Fanon dans sa théorisation de la culture comme une forme d’action politique: « La culture nationale n’est pas le folklore où un populisme abstrait a cru découvrir la vérité du peuple. Elle n’est pas une masse sédimentée de gestes purs, c’est-à-dire de moins en moins rattachables à la réalité présente du peuple…La culture négro-africaine, c’est autour de la lutte des peuples qu’elle se densifie et non autour des chants, des poèmes ou du folklore » (Fanon, 2002, p221-223).

La lutte pour la décolonisation se poursuit

« Beaucoup de peuples colonisés ont réclamé la fin du colonialisme,

mais rarement comme le peuple algérien. »

(Fanon, Pour la révolution Africaine)

 

Au-delà des arguments largement sémantiques autour de savoir s’il s’agit d’un mouvement, d’un soulèvement, d’une révolte ou d’une révolution, on peut dire avec certitude que ce qui se passe ces jours-ci en Algérie est un processus de transformation chargé de potentiel émancipateur. L’évolution du mouvement et ses revendications spécifiquement autour de « l’indépendance », de la « souveraineté » et de « la fin du pillage des ressources du pays » sont un terrain fertile pour des idées anti-coloniales, anticapitalistes, anti-impérialistes et même écologiques et peuvent ouvrir la voie à une lutte progressiste en mobilisant les forces sociales concernées: travailleurs (formels et informels), paysans, jeunes chômeurs, masses populaires, etc.

Les Algériens établissent un lien direct entre leur lutte actuelle et la lutte anticoloniale des années 50 et voient leurs efforts comme la poursuite de la décolonisation. En scandant « Les généraux à la poubelle et l’Algérie sera indépendante », ils mettent à nu le récit officiel vide de la glorieuse révolution et révèlent qu’elle a été utilisée sans vergogne par les bourgeoisies anti-nationales pour poursuivre scandaleusement l’enrichissement personnel. Il s’agit sans aucun doute d’un second moment fanonien où les gens mettent à nu la situation néocoloniale dans laquelle ils trouvent leur pays et soulignent une caractéristique unique de leur soulèvement, à savoir son enracinement dans la lutte anticoloniale contre les Français.

Les Algériens retrouvent ainsi leur titre de révolutionnaires et réaffirment leur désir d’être les véritables héritiers des martyrs qui ont sacrifié leur vie pour la libération de ce pays. Nous avons vu tant de slogans et de chants qui ont capturé ce désir et fait référence à des vétérans de la guerre anticoloniale tels qu’Ali La Pointe, Amirouche, Ben Mhidi et Abane: «Oh Ali [la pointe] vos descendants ne s’arrêteront jamais tant qu’ils n’auront pas arraché leur liberté! » et « Nous sommes les descendants d’Amirouche et nous ne reculerons jamais! ».

Il devient clair que le colonialisme analysé par Fanon six décennies plus tôt n’a pas entièrement disparu. En fait, il s’est métamorphosé et s’est camouflé en des formes et des mécanismes sophistiqués: dette, programmes d’ajustement structurel, traités de « libre-échange », accords d’association avec l’UE, extractivisme prédateur, accaparement des terres, agro-industrie, lois sur l’immigration et frontières meurtrières, intervention « humanitaire » et la responsabilité de protéger, la coopération internationale et le développement, le racisme et la xénophobie, etc. Tout cela constitue des formes de domination et de contrôle déployées pour sauvegarder les intérêts des puissants.

La lutte pour la décolonisation est résolument relancée alors que les Algériens revendiquent la souveraineté populaire et économique qu’ils n’ont pas récupérée lorsque l’indépendance formelle a été obtenue en 1962. Fanon avait une prémonition à ce sujet lorsqu’il a écrit: « Le peuple, qui au début de la lutte avait adopté le manichéisme primitif du colon: les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis, s’aperçoit en cours de route qu’il arrive à des Noirs d’être plus blancs que les Blancs et que l’éventualité d’un drapeau national, la possibilité d’une nation indépendante n’entraînent pas automatiquement certaines couches de la population à renoncer à leurs privilèges ou à leurs intérêts. »(Fanon, 2002, p138).

 

Contre-révolution: rôle réactionnaire de l’armée

Comme pour toute révolution, les forces contre-révolutionnaires se sont mobilisées pour bloquer le changement. La campagne contre-révolutionnaire actuellement en cours en Algérie bénéficie du soutien de l’étranger: au niveau régional, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte utilisent leur argent et leur influence pour arrêter les vagues de révolte potentiellement contagieuses dans la région. Au niveau mondial, la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, la Russie et la Chine, ainsi que leurs grandes entreprises, voyant une menace potentielle pour leurs intérêts économiques et géostratégiques, soutiennent tous le régime algérien.

Les temps de révolutions et de soulèvements peuvent également être des moments de renforcement de politiques économiques impopulaires et d’accorder davantage de concessions aux investisseurs étrangers. Les cas de la loi de finances 2020 et de la nouvelle loi sur les hydrocarbures, favorable aux multinationales, sont édifiants (Rouabah, 2019). On ne peut donc pas saisir pleinement la situation politique en Algérie sans examiner les influences et les interférences étrangères et saisir la question économique sous l’angle de l’accaparement des ressources naturelles, du (néo) colonialisme énergétique et de l’extractivisme (Hamouchene, 2019).

L’armée n’a pas tiré de balles jusqu’à présent, mais elle a continué à justifier diverses mesures répressives. Depuis l’indépendance en 1962, l’Algérie a toujours été gouvernée par un régime militaire, directement ou indirectement. La militarisation de la société a créé une culture de peur et de méfiance. La répression brutale des soulèvements passés et la cruauté de la guerre des années 90 expliquent la réticence du mouvement populaire à affronter directement l’armée.

La bourgeoisie militaire proclame toujours que « la vocation de son peuple est de suivre, de suivre encore et toujours. » (Fanon, 2002, p162) et comme Fanon l’a bien précisé, c’est une armée qui « fixe le peuple, l’immobilise et le terrorise. » (Fanon, 2002, p167). Cependant, malgré le rejet par le Haut Commandement militaire de chaque feuille de route et l’appel à un dialogue authentique proposé par le mouvement, la population reste déterminée à démilitariser pacifiquement sa république. Ils scandaient: « Une république, pas une caserne ». Après le renversement de Bouteflika, les manifestations se sont poursuivies contre l’armée, qui a maintenu de facto l’autorité sur le pays.

 

« Dans ces pays pauvres, sous-développés, où, selon la règle, la plus grande richesse côtoie la plus grande misère, l’armée et la police constituent les piliers du régime. Une armée et une police qui, encore une règle dont il faudra se souvenir, sont conseillées par des experts étrangers. La force de cette police, la puissance de cette armée sont proportionnelles au marasme dans lequel baigne le reste de la nation. La bourgeoisie nationale se vend de plus en plus ouvertement aux grandes compagnies étrangères. À coups de prébendes, les concessions sont arrachées par l’étranger, les scandales se multiplient, les ministres s’enrichissent, leurs femmes se transforment en cocottes, les députés se débrouillent et il n’est pas jusqu’à l’agent de police, jusqu’au douanier qui ne participe à cette grande caravane de la corruption. » (Fanon, 2002, p165)

Ce passage déchaîné des Damnés de la Terre est un portrait assez fidèle de la situation en Algérie et dans de nombreux pays africains où la répression et la suppression des libertés sont la règle – aidées bien sûr par l’expertise étrangère – et où les élites avides institutionnalisent la corruption et servent les intérêts étrangers. L’un des slogans emblématiques du soulèvement actuel a été très éloquent à cet égard: « Vous avez dévoré le pays … Oh vous les voleurs! »

Les Algériens savent de quoi les militaires sont capables et malgré le traumatisme de la décennie noire (guerre civile des années 1990), ils insistent encore courageusement: « Un État civil, pas militaire! ». Ce faisant, le système algérien est exposé pour ce qu’il est: une dictature militaire cachée derrière une façade « démocratique ».

Lutte de classes, organisation et éducation politique

« Dans peu de temps, ce continent sera libéré. Pour ma part, plus j’entre dans les cultures et les cercles politiques, plus je suis sûr que le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie. »

(Fanon, Pour la révolution Africaine)

 

« Toutes ces explications, ces éclairages successifs de la conscience, ce cheminement dans la voie de la connaissance de l’histoire des sociétés ne sont possibles que dans le cadre d’une organisation, d’un encadrement du peuple. »

(Fanon, Les Damnés de la Terre)

Malgré tout ce qui jouait contre lui et les efforts de l’État pour le diviser, le coopter et l’épuiser, le Hirak a maintenu une unité et une paix exemplaires. Cela a été démontré dans divers slogans tels que: « Les Algériens sont frères et sœurs, le peuple est uni, vous les traîtres.  »

Le mouvement est mené par des jeunes et relativement sans structure. Il n’y a pas de leaders clairement identifiables ou de structures organisées qui le propulsent. Il s’agit d’un soulèvement populaire mobilisant les forces de masse des classes moyennes et des classes marginalisées des zones urbaines et rurales. Contrairement au Soudan, où l’Association professionnelle soudanaise a joué un rôle de premier plan et d’organisation, en Algérie, l’organisation se fait horizontalement et principalement via les réseaux sociaux. La grève générale des premières semaines du soulèvement, qui a contribué à contraindre Bouteflika à abdiquer et à bousculer les alliances au sein de la classe dirigeante, a été organisée spontanément après des appels anonymes sur les réseaux sociaux. Ces dynamiques et mouvements amorphes, non structurés et sans leaders sont extrêmement vulnérables. S’ils peuvent générer de grandes mobilisations interclasses et ne sont pas une cible facile pour réprimer ou coopter les dirigeants, elles représentent néanmoins des faiblesses fatales à long terme.

Mais que peut-nous apprendre Fanon en matière de lutte de classe et d’organisation?

La lutte des classes est au cœur de l’analyse de Fanon. Le marxiste libanais Mahdi Amel, soulignant les idées de Fanon sur la manière dont la praxis révolutionnaire différencie et change sa signification et sa direction après l’indépendance, écrit: « Alors que [la violence révolutionnaire] était avant l’indépendance, essentiellement une lutte nationale, après l’indépendance elle devient une véritable lutte de classe » à travers laquelle les masses découvrent leur véritable ennemi: la bourgeoisie nationale (Hamdan, 1964a). Donc, d’un niveau strictement national, la lutte passe à un niveau socio-économique de lutte de classe. Fanon nous exhorte à passer d’une conscience nationale à une conscience sociale et politique quand il dit: « Le nationalisme, s’il n’est pas explicité, enrichi et approfondi, s’il ne se transforme pas très rapidement en conscience politique et sociale, en humanisme, conduit à une impasse. »(Fanon, 2002, p193).

Cependant, Fanon nous invite à « étendre le marxisme » comme moyen de comprendre les particularités du capitalisme dans le monde colonial et postcolonial. Pour reprendre les mots d’Immanuel Wallerstein, Fanon « s’était rebellé, avec force, contre le marxisme sclérosé des mouvements communistes de son époque », affirmant une version révisée de la lutte de classe rompant avec le dogme selon lequel le prolétariat urbain et industriel est la seule classe révolutionnaire contre la bourgeoisie (Wallerstein, 2009). Fanon pensait à la paysannerie et au lumpenprolétariat détribalisé et urbanisé comme le candidat du sujet révolutionnaire historique dans le cas de l’Algérie coloniale. Et ici, Fanon rejoint Che Guevara quand tous deux soulignent que dans les pays colonisés, la révolution commence dans les zones rurales et se déplace vers les villes urbaines. Elle est lancée par la paysannerie qui embrasse le prolétariat et non l’inverse comme c’est le cas dans les pays capitalistes européens et même socialistes (Hamdan, 1964b).

En un mot, la lutte des classes est essentielle à condition d’identifier clairement les classes en lutte. Dans cet esprit, il est crucial de déterminer les classes révolutionnaires (ou leurs alliances) dans le soulèvement actuel. Nous devons aller au-delà de l’ouvriérisme et embrasser une conception beaucoup plus large du prolétariat dans ses expressions contemporaines, à savoir les jeunes chômeurs, les travailleurs urbains / ruraux, les travailleurs informels, les paysans, etc. Ce sont ces classes qui n’ont rien à perdre que leurs chaînes, ce qui les rend potentiellement révolutionnaires.

Dans son chapitre « Grandeur et faiblesses de la spontanéité » dans Les Damnés de la Terre, Fanon a exprimé des inquiétudes quant au fait que si le lumpenprolétariat était laissé à lui-même, sans structure organisationnelle, il s’épuisera (Wallerstein, 2009). Pour éviter cela et barrer la route aux bourgeoisies parasites qui sont toujours au pouvoir en Algérie, Fanon dirait probablement: « la bourgeoisie ne doit pas trouver de conditions à son existence et à son épanouissement. Autrement dit, l’effort conjugué des masses encadrées dans un parti et des intellectuels hautement conscients et armés de principes révolutionnaires doit barrer la route à cette bourgeoisie inutile et nocive. » (Fanon, 2002, p.168).

Fanon voudrait également nous répéter une observation importante qu’il a faite sur certaines révolutions africaines, qui est leur caractère unificateur écartant toute réflexion sur une idéologie sociopolitique sur la façon de transformer radicalement la société. C’est une grande faiblesse à laquelle nous assistons une fois de plus avec la nouvelle révolution algérienne. « Le nationalisme n’est pas une doctrine politique, n’est pas un programme. », dit Fanon (Ibid, p.192). Il insiste sur la nécessité d’un parti politique révolutionnaire (ou peut-être d’un mouvement social organisé) capable de faire avancer les revendications des masses, d’un parti / d’une structure qui éduquera le peuple politiquement, qui sera « un outil entre les mains du peuple » et ce sera le porte-parole énergique et le « défenseur incorruptible des masses » .Pour Fanon, parvenir à une telle conception d’un parti nécessite tout d’abord de se débarrasser de la notion bourgeoise d’élitisme et de « l’idée très occidentale, très bourgeoise donc très méprisante que les masses sont incapables de se diriger. » (Ibid, p. 179).

Fanon détestait le discours élitiste sur l’immaturité des masses et affirmait que dans la lutte, elles (les masses) sont à la hauteur des problèmes auxquels elles sont confrontées. Il est donc important pour eux de savoir simplement où ils vont et pourquoi. Nigel Gibson a articulé ce point de vue avec éloquence en ces termes: « pour Fanon, le ‘ nous ‘ a toujours été un ‘ nous ‘ créatif, un ‘ nous ‘ d’action politique et de praxis, de réflexion et de raisonnement » (Gibson, 2011). Pour lui, la nation n’existe que dans un programme socio-politique et économique « élaboré par une direction révolutionnaire et repris lucidement et avec enthousiasme par les masses. » (Fanon, 2002, p.192).

Malheureusement, ce que nous voyons aujourd’hui en Afrique est l’antithèse de ce que Fanon a fortement soutenu. Nous voyons la stupidité des bourgeoisies anti-démocratiques incarnées dans leurs dictatures tribales et familiales, interdisant au peuple, souvent avec une force brutale, de participer au développement de leur pays et favorisant un climat d’immense hostilité entre gouvernants et gouvernés. Fanon, dans sa conclusion des Damnés de la Terre, soutient que nous devons élaborer de nouveaux concepts à travers une éducation politique continue qui s’enrichit par la lutte de masse. L’éducation politique pour lui n’est pas seulement une question de discours politiques, mais plutôt « politiser c’est ouvrir l’esprit, c’est éveiller l’esprit, mettre au monde l’esprit. »(Ibid, p187). « Si la construction d’un pont ne doit pas enrichir la conscience de ceux qui y travaillent », alors selon Fanon « le pont ne doit pas être construit, que les citoyens continuent de traverser le fleuve à la nage ou par bac. » (Ibid, p.190).

C’est peut-être l’un des plus grands legs de Fanon. Sa vision radicale et généreuse est si rafraîchissante et enracinée dans les luttes quotidiennes des gens qui ouvrent des espaces pour de nouvelles idées et imaginaires. Pour lui, tout dépend des masses, d’où son idée d’intellectuels radicaux engagés dans et avec les mouvements populaires et capables de proposer de nouveaux concepts dans un langage non technique et non professionnel. Tout comme pour Fanon, la culture doit devenir une culture de combat, l’éducation doit aussi devenir une question de libération totale (Gibson, 2011). Et c’est ce que nous devons garder à l’esprit lorsque nous parlons d’éducation dans les écoles et les universités. L’éducation décoloniale au sens fanonien est une éducation qui aide à créer une conscience sociale et politique. Le militant ou l’intellectuel ne doivent donc pas prendre de raccourcis au nom de faire avancer les choses car c’est inhumain et stérile. Il s’agit de venir et de penser ensemble, qui est le fondement de la société libérée.

L’ombre de Fanon: la nouvelle révolution algérienne et Black Lives Matter

« Nous partons. Notre mission: ouvrir le front sud. Pour transporter des armes et des munitions depuis Bamako. Remuez la population saharienne, infiltrez-vous sur les hauts plateaux algériens. Après avoir porté l’Algérie aux quatre coins de l’Afrique, montez avec toute l’Afrique vers l’Algérie africaine, vers le Nord, vers Alger, la ville continentale.…. Soumettre le désert, le nier, assembler l’Afrique, créer le continent. »

(Fanon, Pour la Révolution Africaine)

 

En 2020, une révolte mondiale contre la suprématie blanche a débuté dans les rues de Minneapolis aux États-Unis à la suite du meurtre de George Floyd, un homme noir de 46 ans par un policier qui l’a plaqué au sol en plaçant son genou sur sa nuque pendant près de 8 minutes. Comme Eric Garner avant lui, George Floyd a prononcé ces derniers mots avant de mourir: « Je ne peux plus respirer ». La rébellion mondiale et la démonstration de solidarité qui ont suivi font écho aux paroles de Fanon lorsqu’il a évoqué la lutte anticoloniale vietnamienne: « Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement » il lui devenait, à plus d’un titre, impossible de respirer. » (Fanon, 1952, p183).

Nous ne pouvons plus respirer dans un système qui déshumanise les gens, un système qui consacre la surexploitation, un système qui domine la nature et l’humanité, un système qui génère des inégalités énormes et une pauvreté considérable. Heureusement, des révoltes fondamentalement anti-systémiques ont lieu sur tous les continents et toutes les régions. Mais pour que ces actes de résistance épisodiques et largement circonscrits géographiquement réussissent, ils doivent aller au-delà du local au mondial, ils doivent créer des alliances durables face au capitalisme, au colonialisme et au patriarcat.

Ces diverses luttes contemporaines, des soulèvements arabes à Black Lives Matter, peuvent-elles converger et construire des alliances fortes qui surmontent leurs propres contradictions et aveuglements? Peuvent-ils inaugurer un nouveau moment où nous remettons en question les fondements coloniaux de nos difficultés actuelles et continuons sur la voie de la décolonisation de nos politiques, économies, cultures et épistémologies? Ceci est non seulement possible mais nécessaire car nous devons envisager de telles solidarités et alliances transnationales car elles sont cruciales dans la lutte mondiale pour l’émancipation des damné(e)s de la terre. Peut-être pouvons-nous nous inspirer du passé, en regardant la période de décolonisation, l’ère de Bandung et du tiers-mondisme, les expériences tricontinentales et d’autres expériences internationalistes. Je dirais que Fanon (ou plus exactement son héritage intellectuel) pourrait être une fois de plus le lien et le point nodal de ces luttes comme il l’était dans les années 1960 et 1970.

Certaines histoires sont ignorées, d’autres sont réduites au silence afin de maintenir certaines hégémonies et de dissimuler une ère inspirante de connexions révolutionnaires entre les luttes de libération dans différents continents. Nous devons creuser dans ce passé pour nous familiariser avec ces histoires, en tirer des leçons et discerner certaines potentialités de convergence entre les luttes en cours.

Au cours des deux premières décennies de son indépendance, l’Algérie est devenue, comme Samir Meghelli l’a décrite, « un nœud critique dans la constellation des solidarités transnationales » se forgeant entre les mouvements révolutionnaires du monde entier (Meghelli, 2009). A l’apogée de l’époque du mouvement américain des droits civiques et du Black Power, Meghelli montre que «tout comme l’Algérie considérait l’Amérique noire comme « cette partie du tiers monde située dans le ventre de la bête » (Neal, 1966), de même de l’Amérique noire considère l’Algérie comme « le pays qui a combattu l’asservisseur et qui a gagné » (Joans, 1970).

L’Algérie est devenue un symbole puissant de la lutte révolutionnaire et a servi de modèle à plusieurs fronts de libération à travers le monde. Et compte tenu de sa politique étrangère audacieuse dans les années 60 et 70, la capitale algérienne devenait la Mecque de tous les révolutionnaires. Comme l’a déclaré Amilcar Cabral, le dirigeant révolutionnaire de Guinée-Bissau lors d’une conférence de presse en marge du premier festival panafricain en 1969: « Prenez un stylo et prenez note: les musulmans vont au pèlerinage à La Mecque, les chrétiens au Vatican, et les mouvements de libération nationale à Alger! »

Grâce au film populaire La bataille d’Alger ainsi qu’aux écrits de Frantz Fanon, l’Algérie en est venue à occuper une place importante dans « l’iconographie, la rhétorique et l’idéologie des branches clés du mouvement de liberté afro-américain » (Meghelli, 2009), qui ont considéré leur lutte pour les droits civils comme liée aux luttes des nations africaines pour l’indépendance. Francee Covington, étudiante en sciences politiques à l’Université de Harlem à la fin des années 1960, a clarifié ce point encore plus: « Au cours des dernières années, les œuvres de Frantz Fanon ont été largement lues et citées par ceux qui sont impliqués dans la « Révolution » qui a commencé à avoir lieu dans les communautés d’Amérique noire. Si Les damnés de la terre est le « manuel de la Révolution Noire », alors La Bataille d’Alger en est l’équivalent cinématographique » (Covington, 1970, p245).

Les écrits de Fanon et son analyse de la guerre d’Algérie ont révélé tant de parallèles entre l’expérience de la domination coloniale en Algérie et l’oppression raciale que les Noirs avaient subie pendant des siècles en Amérique. Son livre Les damnés de la Terre était devenu une « Bible des Noirs » pour reprendre les mots d’Eldridge Cleaver. À la fin des années 1970, il s’était vendu à quelque 750 000 exemplaires aux États-Unis. Cela a conduit Dan Watts, rédacteur en chef du magazine Liberator à dire: « Chaque frère sur un toit peut citer Fanon » (Zolberg and Zolberg, 1970, p198).

Lors de sa visite à New York en octobre 1962, Ahmed Ben Bella, l’un des dirigeants du FLN et premier président algérien, a rencontré le Dr Martin Luther King Jr. et a précisé qu’il existe une relation étroite entre le colonialisme et la ségrégation (King, 1962). Cette vision préconisant une perspective globale de l’oppression (qu’elle soit coloniale ou raciste) a été exprimée quelques années plus tard par Malcolm X. Après avoir visité l’Algérie en 1964 et la Casbah, site de la bataille d’Alger contre les militaires français en 1957 et y avoir répondu aux allégations selon lesquelles il existait une sorte de « gang de haine » appelé les « Blood Brothers » qui était basé à Harlem et qui aurait commis des crimes contre les Blancs, il a déclaré au Militant Labor Forum: « Les mêmes conditions qui prévalaient en Algérie qui ont forcé le peuple, le peuple noble d’Algérie, à recourir finalement aux tactiques de type terroriste qui étaient nécessaires pour se débarrasser du fardeau qu’il avait sur les épaules, ces mêmes conditions prévalent aujourd’hui en Amérique dans chaque communauté noire »(Meghelli, 2009).

C’est cette perspective globale de nos luttes que nous devons souligner afin de rompre avec les nombreuses contraintes et limitations imposées à nos mouvements afin d’adopter un internationalisme radical qui favorisera activement la solidarité. Il devient donc essentiel de redécouvrir l’héritage révolutionnaire du Maghreb, de l’Afrique, de l’Asie de l’Ouest et du Sud global, développé par de grands esprits comme Frantz Fanon, Amilcar Cabral, Thomas Sankara, pour n’en citer que quelques-uns. Nous devons relancer les projets ambitieux des années 1960 qui cherchaient à s’émanciper du système impérialiste-capitaliste. S’appuyer sur cet héritage révolutionnaire, s’inspirer de son espoir insurgé et appliquer ses références internationalistes au contexte actuel est de la plus haute importance pour l’Algérie, pour Black Lives Matter et d’autres luttes émancipatrices partout dans le monde.

En guise de conclusion

Les forces progressistes en Algérie et au-delà ont une tâche énorme qui les attend: la tâche de mettre la question socio-économique au centre du débat autour des alternatives, et d’injecter une analyse de classe dans le vaste mouvement. Il leur incombe, et plus précisément à la gauche radicale et révolutionnaire, d’élaborer de nouvelles visions qui dépassent la résistance à l’offensive prédatrice actuelle du capitalisme pour remettre en question l’imaginaire du développement et de la modernité elle-même, un imaginaire qui signifie que nous nous intégrons dans un mode de vie basé sur la surconsommation et que nous soyons inséré dans la mondialisation en position de subordonnés.

Fanon nous a exhortés à inventer et à faire de nouvelles découvertes et à ne pas imiter aveuglément l’Europe. La lutte pour la décolonisation, nous dit Fanon, doit remettre en cause la domination de la culture européenne et ses revendications d’universalisme sans être piégée dans un passé romantique et figé. Ce sont ces deux aliénations que les peuples colonisés doivent surmonter dans leur lutte culturelle. Décoloniser l’esprit signifie également déconstruire les notions occidentales de « développement », de « civilisation », de « progrès », d ‘« universalisme » et de « modernité »

De tels concepts représentent ce qu’on appelle une colonialité du pouvoir et du savoir, ce qui signifie que les idées de « modernité » et de « progrès » ont été conçues en Europe et en Amérique du Nord puis implantées sur nos continents (Afrique, Asie et Amérique latine) dans un contexte de colonialité (Mignolo, 2012). Ces idées et cette culture eurocentriques ont renforcé l’héritage colonial des confiscations de terres, du pillage des ressources, ainsi que de la domination des « autres » peuples afin de les « civiliser ».

Ces notions ( « progrès », « développement », « modernité » …) sont des notions imposées et reposent sur une conception linéaire de l’évolution de l’histoire qui divise le monde entre « développé » et « sous-développé », « avancé » et « moins avancé », « moderne » (lire occidental) et « arriéré » (lire non occidental). Ce sont des concepts qui se font passer pour universels, lancent des injonctions aux exclus et aux dépossédés de suivre une voie prédéterminée pour entrer dans une mondialisation impériale et coloniale, menée par les pays « avancés », légitimant donc leur subordination. Étant eurocentriques, ces concepts affirment leur supériorité autoproclamée en excluant et en délégitimant d’autres formes de savoir, d’autres modes de vie et les contributions d’autres civilisations (Gudynas, 2013).

Fanon ne nous a pas proposé une prescription claire pour faire la transition après la décolonisation vers un nouvel ordre politique libérateur. Peut-être qu’il n’y a pas de plan ou de solution détaillée. Peut-être le considérait-il comme un processus prolongé qui sera éclairé par la praxis et surtout par la confiance dans les masses et leur potentiel révolutionnaire pour trouver l’alternative libératrice.

Dans la conclusion des Damnés de la terre, Fanon a écrit:

« Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisés et résolus. … Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. … Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd’hui à condition de ne pas singer l’Europe, à condition de ne pas être obsédés par le désir de rattraper l’Europe. … Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. » (Fanon, 2002, p301-305)

Dans cette optique, il est primordial de poursuivre les tâches de décolonisation afin de restaurer notre humanité déniée. Par la résistance aux logiques coloniales et capitalistes d’appropriation et d’extraction, de nouveaux imaginaires et alternatives contre-hégémoniques verront le jour.

 

Hamza Hamouchene

 

Liste de références

Bennoune, M. (1988) The Making of Contemporary Algeria, 1830-1987: Colonial upheavals and post-independence development. Cambridge: Cambridge University Press.

Bouamama, S. (2017) Figures de la révolution africaine: de Kenyatta a Sankara. Paris : La Découverte.

Covington, F. (1970) ‘Are the Revolutionary Techniques Employed in The Battle of Algiers Applicable to Harlem?’ In T.C, Bambara (ed). The Black Woman: An Anthology. New York: Penguin.

Fanon, F. (1972) Sociologie d’une révolution (L’an V de la révolution algérienne). Paris: Éditions François Maspero.

Fanon, F. (2002) Les damné de la terre. Paris: Édition La Découverte.

Fanon, F. (2001) Pour la révolution africaine. Paris: Éditions La Découverte.

Fanon, F. (1952) Peau noire, masques blancs. Paris: Editions Du Seuil.

Gibson, N.C. (2011) ‘50 Years Later: Fanon’s Legacy’. Keynote address at the Caribbean Symposium Series “50 Years Later: Frantz Fanon’s Legacy to the Caribbean and the Bahamas, December 2011. Available at: https://www.pambazuka.org/governance/50-years-later-fanons-legacy (Accessed: 21 July 2020).

Eduardo Gudynas, E. (2013) ‘Debates on development and its alternatives in Latin America. A brief heterodox guide’. In M. Lang & D. Mokrani. (eds). Beyond Development: Alternative Visions from Latin America. Quito & Amsterdam: Rosa Luxemburg Foundation & Transnational Institute.

Hamdan, H. (1964a) ‘La Pensée Révolutionnaire de Frantz Fanon’. Révolution Africaine. N72.

Hamdan, H. (1964b) ‘La Pensée Révolutionnaire de Frantz Fanon’. Révolution Africaine. N71.

Hamouchene, H. and Rouabah, B. (2016) ‘The political economy of regime survival: Algeria in the context of the African and Arab uprisings’. Review of African Political Economy. Volume 43 – Issue 150, 668-680.

Hamouchene, H. (2019) ‘Extractivism and Resistance in North Africa’. Transnational Institute (TNI), 20 November [Online]. Available at: https://www.tni.org/en/ExtractivismNorthAfrica (Accessed: 20 July 2020).

Hamouchene, H. (2020) ‘The Algerian Revolution: the Struggle for Decolonization Continues’, ROAR Magazine, 12 March [Online]. Available at: https://bit.ly/3eMkqaa (Accessed: 20 July 2020).

Joans, T. (1970). ‘The Pan African Pow Wow.’ Journal of Black Poetry. 1 (13): 4–5.

Khalfa, J. and Young, R.J.C. (2018) Frantz Fanon: Alienation and Freedom. London: Bloomsbury.

Meghelli, S. (2009) From Harlem to Algiers: Transnational Solidarities between the African American Freedom Movement and Algeria, 1962-1978. In, M, Marable and H, Aidi. Eds., Black Routes to Islam. New York: Palgrave Macmillan, pp. 99-119.

Walter Mignolo, W. (2012) Local Histories/Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking. Princeton: Princeton University Press.

Neal, L. (1966) ‘The Black Writer’s Role,’ Liberator 6, no. 6 : 8.

Rouabah, B (2019) ‘The people’s movement in Algeria, eight months on’. Africa is a country, 31 October [Online]. Available at: https://africasacountry.com/2019/10/the-peoples-movement-in-algeria-eight-months-on (Accessed: 20 July 2020).

Said, E. (1994) Culture and Imperialism. London: Vintage.

Wallerstein, I. (2009) ‘Reading Fanon in the 21st Century’, New Left Review. 57, pp. 117-125.

Zolberg, A. and Zolberg, V. (1970) ‘The Americanization of Frantz Fanon’. In P.I, Rose. Ed., Americans From Africa: Old Memories, New Moods. Rose (Chicago: Atherton, 1970).

[1] L’expression « nouvelles âmes » a été empruntée à Aimé Césaire.

[2] Ceci a été réalisé grâce à l’extension du crédit bon marché aux petites et moyennes entreprises (via l’ANSEJ, l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes), le maintien de nombreuses subventions et des augmentations de salaire dans de multiples secteurs, en particulier les dispositifs de sécurité omniprésents assurant des endiguements de tout soulèvement.

Édito #66 – A l’école de la république, on arrête (de nouveau) les enfants

Lundi dernier, 18 septembre, un gamin de 14 ans, élève au collège Henri Barbusse d’Alfortville (Val-de-Marne) a été interpellé, en classe et donc devant ses camarades et l’enseignante qui faisait cours, par 5 policiers. Sont reprochés à l’adolescent des faits effectivement graves, à savoir d’avoir harcelé et menacé, notamment de mort et via les réseaux sociaux, une lycéenne en transition de genre habitant la même ville mais scolarisée dans un établissement voisin.

Le Figaro, qui défend la méthode employée, rapporte que des camarades de l’adolescent interpellé ont ri devant la scène et que le garçon, refusant d’abord de suivre les policiers, a été pour finir menotté, toujours devant ses camarades de classe et la professeure.

Que certains des autres élèves de la classe aient ri ne dit rien desdits rires. S’agissait-il d’une manifestation de gêne ou d’une approbation bruyante de l’intervention policière dans une école que pourtant, totem de leurs discours, nos républicains appellent un sanctuaire ? On l’ignore mais le journal de toute la droite française, de Macron à Zemmour en passant par Le Pen, se satisfait de telles réactions. Il relaie les réactions favorables à l’intervention policière et justifie que la vengeance tienne lieu de justice.

Nous ne savons pas à cette heure qui est cet enfant de 14 ans mais la rumeur le dit « noir ». Ajoutés aux gardes à vue d’écoliers à Albertville après l’assassinat de Samuel Paty parce qu’ils auraient proféré des propos « islamistes » en classe et à la traque des jeunes filles scolarisées vêtues en abayas, ces bruits paraissent hélas crédibles.

Si l’école est un sanctuaire, la police n’a rien à y faire.

Toutefois, pour nos républicains, il y a des « territoires perdus » de ladite République et ces territoires, comme disait régulièrement le ministre Castaner, sont à reconquérir. L’État, bafouant toujours un peu plus sa dimension « de droit » qui est, paraît-il, la marque du « monde libre » et de la République française, envoie des flics dans un établissement scolaire pour appréhender un gamin.

L’arrestation en classe d’un élève nécessitait obligatoirement l’autorisation de la principale du collège. Cette autorisation ajoute l’École comme lieu sous la coupe de la police. Elle crée un précédent gravissime.

Le gouvernement a justifié l’arrivée de policiers dans une salle de classe. Olivier Véran, porte-parole du gouvernement qui a déjà fait l’éloge du modèle social-démocrate raciste danois, a argué qu’il fallait « protéger nos enfants ».

Les injures et les menaces écrites par mail par un gamin de 14 ans à l’encontre d’une lycéenne sont évidemment inquiétantes. Pour autant, cet adolescent humilié, jeté à la vindicte d’une communauté scolaire ne fait-il pas partie de « nos enfants » ? Devait-il subir une mise en scène de Far West ? Certains gamins, surtout dans les villes ou les cités du prolétariat international, sont-ils moins « enfants » que les autres ? Le silence qui a suivi cette arrestation répond à la question.

Oppenheimer ou la défaite des scientifiques

6 août 1945, Little Boy détruit la ville d’Hiroshima au Japon. Trois jours plus tard, Fat Man explose à son tour près de Nagasaki. Plus de 220 000 morts.  

 

La justification officielle donnée à ce massacre fut que les pertes des Américains auraient été du même ordre si les combats s’étaient poursuivis île par île jusqu’à Tokyo, la résistance des soldats japonais demeurant farouche. Avec le recul de l’histoire, une autre explication apparaît : les troupes russes descendaient vers le sud à grande vitesse, arrivant en Corée et risquant d’être les premiers à défiler à Tokyo. Les soviétiques avaient été les premiers à arriver à Berlin le 2 mai 1945, il n’était pas imaginable pour les Américains qu’il en soit de même à Tokyo. Ces deux bombes étaient-elles nécessaires alors que le Japon n’avait plus d’allié et était en voie de capituler ? Des débats existèrent avant même le bombardement des deux villes japonaises, notamment dans le groupe de scientifiques qui produisit cette même bombe au sein du fameux “projet Manhattan”, nom de code du projet de recherche américano-britannique de la première bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale. Le directeur scientifique du projet était Robert Oppenheimer, éminent scientifique américain. Il sera question dans cet article de l’excellent film Oppenheimer de Christopher Nolan qui retrace la vie de cet homme surnommé le “père de la bombe atomique”.

Ce film, d’une beauté cinématographique indéniable, aborde différents sujets tout aussi intéressants les uns que les autres : l’anticommunisme virulent aux États-Unis, l’impérialisme américain, la question éthique vis-à-vis de la bombe atomique, …

Il en est cependant un que ce film parvient à bien traiter et qui est trop souvent oublié : la place de la Science dans la Modernité occidentale (nom donné par le mouvement décolonial au modèle de société dans lequel nous vivons, construite à travers la domination blanche, intimement liée au capitalisme).

“Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.” Rabelais dans Gargantua (1533-1534)

Citation bien connue, n’est-ce pas ? Prenons l’extrait dans son ensemble :

“Mais parce que selon les dire du sage Salomon, Sapience n’entre point en âme malveillante, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu, et en lui remettre toutes tes pensées et tout ton espoir ; et par une foi charitable, lui être fidèle, en sorte que jamais tu ne t’en écartes par péché.”

Dans le contexte de l’oeuvre et de l’époque voici ce qu’on pourrait comprendre de nos jours :

« Une mauvaise personne ne saurait atteindre la sagesse, et savoir sans comprendre ruine l’entendement ». Au XVIe siècle, les termes comme « science » (connaissance exacte qu’on a de quelque chose), « conscience » (compréhension), « âme » (l’ensemble des facultés intellectuelles) n’ont pas la même signification qu’aujourd’hui. On est alors en pleine Réforme protestante, la Contre-Réforme n’est pas bien loin et Rabelais nous décrit parfaitement le débat de l’époque concernant la théologie et le savoir. C’est une profonde révolution scientifique qui est en train de se dérouler et qui, au regard de l’Histoire du capitalisme, fut cruciale pour permettre la “libération” des sciences des mains de l’Église.

En effet, le développement des techniques de production et d’extraction, cruciales pour le développement du capitalisme industriel, n’aurait pu se faire sans l’épanouissement accéléré des sciences en Europe à partir du XVIIe siècle, berceau du capitalisme naissant. Les “explorations” étaient composées de “curieux” et “d’aventuriers”, précurseurs des scientifiques modernes, qui participèrent activement à la destruction de mode de vie indigènes en les déshumanisant. Bien entendu, les différents avancements des sciences modernes (machines à vapeur, électricité, maîtrise de l’atome, conquêtes spatiales, etc) ont tous participé au développement du capitalisme. Les sciences, et notamment la biologie, ont par ailleurs permis de légitimer la colonisation et l’impérialisme.

Il est difficile de dater le passage des sciences vers leur forme moderne : la Science, sorte de divinité gardienne du savoir et de la connaissance ultime. Celui que beaucoup considèrent comme l’un des pères de la science moderne, Isaac Newton, a bien plus écrit sur la théologie et l’alchimie que sur les sciences dites modernes. Même dans ses papiers scientifiques les plus connus comme celui sur la gravitation il conserve une place pour Dieu ou une forme de spiritualité. Alors qu’un certain Laplace, physicien français de la fin du XVIIIe siècle, qui a « modernisé » et développé la théorie de la gravitation de Newton, et à qui Napoléon faisait remarquer qu’il n’était nulle part mention de Dieu dans ses écrits scientifiques, aurait prononcé cette célèbre phrase : « Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Une autre anecdote permet d’éclairer la question de Dieu dans la Science. Alors qu’Einstein a ouvert la voie à la mécanique quantique avec la publication de ses célèbres articles scientifiques de 1905, il s’est retrouvé au cœur d’un vif débat avec Niels Bohr, scientifique de renom, au sujet de l’interprétation probabiliste de la mécanique quantique. Il tenta, mais en vain, de convaincre la communauté scientifique que « Dieu ne joue pas aux dés » (c’est d’ailleurs plusieurs fois évoqué dans le film). La mort de Dieu semble ainsi être souvent au cœur du développement de la science moderne depuis les craintes de Rabelais au XVIe siècle, en passant par Laplace et Newton au XVIIIe siècle jusqu’à Einstein et Bohr au XXe siècle. Il existe ainsi différents moments de l’histoire des sciences qui sont autant de marqueurs de son évolution moderne : la bombe atomique en est un.

Il est plus qu’évident que les sciences ont en partie donné naissance à la Modernité et que cette dernière a transformé la première en Science moderne (avec un grand s, une sorte d’universel, comme une divinité toute puissante) qui est progressivement devenue ce que craignait déjà Rabelais au début XVIe siècle : une Science sans conscience, ruine de l’âme.

Quel rapport avec Oppenheimer ? Le film est essentiellement concentré sur les états d’âme du scientifique Robert Oppenheimer, “père de la bombe atomique”. Il a bataillé durant le projet Manhattan et après la Seconde Guerre mondiale en faveur d’une coopération internationale sur la question de la prolifération des bombes atomiques, notamment avec l’URSS. Il s’est opposé à la recherche sur la bombe H, bien plus destructrice que les deux bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Ses collègues scientifiques ont aussi participé activement au débat sur la question atomique. La pétition Szilárd, du nom d’un éminent scientifique ayant pris part au projet Manhattan, voulait empêcher le bombardement du Japon, en voie de capitulation. Le Comité d’urgence des scientifiques atomistes a été fondé en 1946 par Einstein et Szilárd dans cette même optique de faire prendre conscience à l’opinion publique des dangers associés au développement des armes nucléaires. Tout ceci a eu un réel poids dans la balance car ces scientifiques étaient écoutés et surtout ils étaient impliqués dans le débat public. Mais le film nous montre aussi comment le gouvernement américain a tout fait pour discréditer la voix d’Oppenheimer et, à travers lui, celle de tous les scientifiques. Leurs contestations ne plaisaient pas à la tête de file du “monde libre”. Ils ont alors utilisé le supposé passé communiste d’Oppenheimer pour le faire taire, et ce en pleine guerre froide. Ce fut un grand choc pour toute la communauté scientifique et un message qui lui était adressé : parlez et vous serez diffamés.

Truman lors de sa déclaration à la suite du bombardement d’Hiroshima a dit : “C’est la maîtrise des forces fondamentales de l’Univers.” Voilà donc à quoi sert la Science dans le capitalisme : maîtriser l’environnement pour mieux l’asservir et l’exploiter. Rien d’autre. Le message est clair. Tout un symbole, le film sur Oppenheimer tourne autour de ces vers du poème hindou, la Bhagavad Gita, dans lequel Vishnu tente de persuader le prince Arjuna de faire son devoir et lui dit « Maintenant je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes ». La Science a en effet fait son devoir voulu par le capitalisme en devenant son bras armé, l’arme ultime de la destruction du monde présent.

Qu’en est-il aujourd’hui ? A l’heure d’une possible guerre nucléaire en Ukraine, qui entend la voix des scientifiques qui dénoncent la possible utilisation des armes atomiques ? Alors que le réchauffement climatique est devenu une réalité acceptée par (quasiment) tout le monde, quels sont les scientifiques écoutés dans le débat public ? Ils sont relégués au rang de simples “lanceurs d’alerte” que l’immense majorité de la population n’écoute que d’une seule oreille, sans parler des gouvernants qui ne daignent même pas les écouter. Combien parmi les scientifiques prennent clairement position contre le capitalisme face au risque écologique ? Alors que les plus respectés des scientifiques étaient communistes au début du XXe siècle et dénoncaient le capitalisme, voilà qu’aujourd’hui, alors que nous sommes dans une période de crise écologique (causée en grande partie par le développement des sciences ! Triste ironie), l’immense majorité des scientifiques se dit apolitique, se contentant de faire sa petite science dans son coin, à l’écart de la société. Ce décalage entre les époques est consternant.

Il est bien nécessaire de comprendre que cette utilisation du savoir et des sciences, qui a conduit à la synthèse de 300 ans de découvertes scientifiques en Europe dans la bombe atomique, est située dans le temps et dans l’espace. Elle correspond à la société capitaliste née en 1492 et dont le système d’exploitation est encore aujourd’hui en expansion. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi, loin de là. D’autres civilisations, dans l’histoire de l’humanité, ont pu développer de manière conséquente des savoirs scientifiques (mathématiques, astronomie, médecine, etc.) sans pour autant les inscrire dans un projet global d’asservissement de la nature et des hommes. Cette évolution des sciences et des savoirs n’est donc pas immuable : cela n’a pas toujours été ainsi, au contraire, et il est même crucial d’extraire les sciences des mains de la Modernité occidentale car c’est là l’une de ses armes les plus destructrices. Le film Oppenheimer est là pour nous le rappeler.

Finalement, le dernier opus de Christopher Nolan nous permet de comprendre comment la Modernité occidentale est parvenue à détruire toute conscience dans la Science . Pour être plus précis, Oppenheimer est l’histoire de la dernière résistance des scientifiques face au capitalisme qui souhaite la réifier, en faire son arme de prédilection. L’histoire de leur défaite finale. Car oui, les scientifiques avaient encore des états d’âme. Les scientifiques du début du XXe siècle (Einstein, Marie Curie, Paul Langevin, …) étaient des figures publiques importantes qu’on écoutait avec attention. Ils étaient encore des contrepoids à l’État. Ils n’étaient pas encore devenus ce qu’ils sont aujourd’hui : une masse d’individus en dehors de la société politique, isolés à dessein de celle-ci, qui n’ont plus d’emprise sur celle-ci et ne sont devenus que des outils aux mains du capitalisme pour mieux asservir l’environnement terrestre, et bientôt l’Univers.

 

Azadî

Édito #65 – Blanquer, Ndiaye, Attal, la constance islamophobe

Rétropédalage sur les dates des épreuves de spécialité du baccalauréat, abandon avorté des mathématiques en filière générale au lycée… l’État semble ne pas avoir avoir de cap clairement défini pour réformer une éducation nationale de plus en plus défaillante.

Il y a pourtant un sujet sur lequel le pouvoir politique fait preuve d’une constance sans pareille au sujet de l’école : l’islamophobie.

Depuis la bien connue affaire de Creil de 1989 qui accoucha de la loi de 2004 prohibant le port du voile dans les établissements scolaires publics, la lutte acharnée contre tout ce qui ressemble de près ou de loin à une présence musulmane à l’école s’est intensifiée sous les présidences d’Emmanuel Macron.

C’est tout d’abord Jean-Michel Blanquer qui a multiplié les nouveaux dispositifs en matière de « laïcité » à l’Éducation nationale. « Conseil des Sages » (destiné à conseiller le ministère sur les questions de laïcité), formation accrue des professeurs sur le sujet, campagnes d’affichage, « carré régalien », etc. L’ancien ministre a opéré une véritable « transformation » du premier service public étatique[1].

Surtout, il a introduit un dispositif de signalement et de traitement des « atteintes à la laïcité », véritable outil policier qui charge chaque enseignant le soin de dénoncer à des équipes académiques « Valeurs de la République » les élèves et leurs parents, soupçonnés de résister un temps soi peu à leur soumission totale à l’exigence d’intégration. Ces signalements peuvent aboutir à l’engagement de procédures disciplinaires, voire au dépôt de plaintes pénales.

Pap Ndiaye ne s’est pas détourné de cette ligne. Lui qui souffrait d’un lourd déficit politique, au point qu’il a subi un revers cinglant dans sa tentative de réforme de l’enseignement privé, il n’a pu que se complaire dans la poursuite zélée de ce qui fait consensus au plus haut niveau de l’État.

La presse n’avait-elle pas fait savoir d’emblée que c’est le symbole de Samuel Paty « qui a servi de trait d’union, vendredi 20 mai [2022], entre Jean-Michel Blanquer et Pap Ndiaye, lors de la passation des pouvoirs »[2].

Gabriel Attal poursuit et approfondi le travail de ses prédécesseurs. À peine nommé, il vient d’annoncer l’interdiction du port des abayas à l’école. Tout le monde sait pourtant que l’abaya ne constitue pas, en soi, un signe religieux, comme l’a récemment rappelé le CFCM. En revanche, il a effectivement connu un regain chez les élèves musulmanes, qui, prohibées de porter le voile, tiennent toujours à affirmer leur islamité.

Cela en est déjà trop pour le gouvernement, qui n’a cessé « d’alerter » sur ce phénomène ces derniers mois. Nul doute que cette interdiction nouvelle sera validée par le Conseil d’État, lui qui a déjà admis la prohibition du port de bandanas par de jeunes musulmanes, ou le port de longues jupes couvrant le pantalon.

Ce qui frappe à l’aune de cette annonce, c’est le consensus global qui l’entoure. France inter et France info ont docilement annoncé l’information, sans aucunement interroger, même marginalement, ce qui constitue pas moins qu’une nouvelle atteinte portée à la liberté religieuse et à la liberté individuelle. Tous les invités sur ces ondes ont fait part de leur grande approbation de ce nouvel interdit.

Le SNPDEN (syndicat des personnels de direction de l’éducation nationale) et le SNES-FSU (premier syndicat du secondaire), qui attendaient seulement que le ministre tranche la question de l’abaya – autorisation ou interdiction, peu leur importa –, ont salué la nouvelle. Même Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a déclaré que « dès lors que c’est considéré comme un signe religieux, il faut l’interdire comme les autres ».

Ni une ni deux, le patron de la droite, Éric Ciotti, a emboité le pas à la macronie, qualifiant le « communautarisme » de « lèpre qui menace la République ». Fabien Roussel, chef des communistes, « approuve » quant à lui la mesure. Seule la France Insoumise se distingue des autres partis politiques sur le sujet.

État, société politique et société civile fonctionnent ainsi dans une large mesure main dans la main en vue d’asservir sans limites les communautés non-blanches à l’ordre racial. Ce que d’aucuns appelleraient l’État racial intégral.

Nôtre tâche commune : défaire le pacte racial.

[1] Marianne, « Laïcité : comment Jean-Michel Blanquer a transformé le dispositif de l’Education nationale », 5 novembre 2011.

[2] Le Monde, « Le nouveau ministre de l’éduction Pap Ndiaye prend la suite de Jean-Michel Blanquer entre rupture… et continuité », 24 mai 2022

Beaufs & Barbares, le pari du nous (B&B) : un premier bilan

J’aime bien faire des bilans. D’abord pour garder des traces ensuite parce que ça aide à mieux saisir le moment et enfin parce que ça permet de mieux envisager l’étape d’après.

D’abord les faits :

B&B qui est avant tout une proposition stratégique arrive presque un an après les élections présidentielles, dans un contexte d’économie de guerre avec à la clef menace nucléaire extrême (guerre en Ukraine), de radicalisation de l’Etat autoritaire, de grande polarisation politique entre une droite de gouvernement qui s‘extrême droitise et une gauche brinquebalante mais avec en son cœur une LFI combative et plutôt courageuse dont l’hégémonie à gauche est autant contestée qu’incontestable. Quant à l’antiracisme politique, il est aussi influent dans les discours qu’il est désarticulé sur le terrain.

Dans sa catégorie – essai politique – B&B est un grand succès de librairie. Pour l’instant, La Fabrique a signé 5 contrats de cession de droits ce qui est beaucoup en si peu de temps :

– En espagnol avec Akal, avant même la sortie du livre. Grande maison, très respectée dans le monde hispanophone, un peu l’équivalent du Seuil. Le livre sortira en septembre.
– En anglais avec Pluto Press. Désormais l’une des principales maisons d’édition indépendantes de la gauche anglo-saxonne, très orientée antiracisme & anti-impérialisme, ils publient notamment Chomsky.
– En allemand et en néerlandais avec Leesjmagazijn. Petite maison indépendante, bien distribuée aux Pays-Bas et qui se lance désormais également en allemand. Ils ont fait Les blancs, les juifs et nous qui sort en septembreIls publient également Emmanuele Coccia, Eribon, le Comité invisible…
– En grec avec Ektos Grammis. Belle et jeune maison grecque. Ils publient Badiou, Althusser, Malm etc…

– Et peut-être en italien bientôt

Contrairement au petit livre rouge (qui a été traduit dans 7 langues), le petit livre vert a reçu un accueil enthousiaste de la part des libraires qui avaient pour beaucoup boycotté le premier d’abord en refusant de le vendre, ensuite en refusant de m’inviter (pour ceux qui acceptaient de le vendre). La preuve par le nombre d’invitations qui a littéralement explosé avec B&B. En tout, 23 invitations dont 11 librairies indépendantes qui font le travail d’organisation du débat que faisaient les universités et les organisations politiques dans le passé :

1/ France :

  • 3 à Paris : L’Atelier, le Genre urbain, Zénobi
  • Pont Croix, Tarnac, Lyon,  Grenoble, Rennes, Lorient, Clermont-Ferrand, St Etienne, Marseille, Lille, Rabastens, Toulouse, Bordeaux, Metz

2/ Deux en Suisse : Sion et Lausanne

3/ Deux en Belgique : Lièges et Bruxelles

4/ Deux en Amérique du Nord : New-York, Montréal

Quelques interviews dans la presse ou médias « communautaires » : Mizane info, Le Courrier de l’Atlas, Jeune Afrique

Une émission dans Hors-Série (l’un des rares médias à m’avoir invitée pour le premier), dans Le Média avec Louisa Yousfi, et plus surprenant, une invitation à France Culture qui m’a offert 7mn de parole.

L’affluence :

Il y a eu entre 300 et 400 personnes le soir du lancement au Cirque Electrique le 16 février dernier. Et depuis lors, les rencontres faisaient à chaque fois salle comble au point qu’on a du refuser du monde à plusieurs reprises.

La composition du public :

Il était jeune à 80 % : moyenne de 25/30 ans. C’est ce qui m’a le plus frappée. Autre trait saillant : il était blanc à 60 %, la majorité dans la plupart des cas sauf dans les villes très cosmopolitiques comme Paris, Lille ou Bruxelles. Cela s’explique par la fait que ce sont surtout des Blancs qui fréquentent les librairies mais cela faisait quand même 35/40 % d’indigènes, ce qui n’est pas trop mal quand on se souvient de l’absence tendancielle des non blancs dans toute la période qui a précédé les émeutes et qui a débuté avec la mobilisation contre la réforme des retraites.

Les réactions :

Mais la grande nouveauté, c’est la transformation de l’écoute. Pendant de longues années, on a du affronter une mauvaise foi à toute épreuve ou une réelle incompréhension dès qu’on mettait la question raciale sur la table quelle que soit sa déclinaison : au travers de la question de la classe, du genre, de la sexualité, du philosémitisme, du sionisme…Et là en 4 mois de tournée, personne n’est venu m’embrouiller avec des questions à deux balles sur un supposé double discours, antiféministe, antisémite ou que sais-je. Au contraire, j’ai eu le sentiment que tout avait été digéré et même bien digéré, comme si cette génération avait été profondément imprégnée de la pensée décoloniale, qu’elle en avait assimilé la dialectique et qu’elle était enfin prête à passer à l’étape suivante, l’organisation/ la stratégie. Mieux, ce public semble même être relativement immunisé contre la pensée libérale woke. Du moins, c’est l’effet que ça m’a fait. Un sentiment étayé par le vocabulaire utilisé (proche du matérialisme) et par le fait qu’un reproche nous était fait : pourquoi Paroles d’honneur ou le QG avait abandonné la formation politique, qu’attendait-on pour recréer une organisation ?

J’entrevois une autre raison plus liée à la condition blanche. En effet, jusqu’ici, même pour les plus sincères des Blancs, la question se posait pour eux d’identifier leur place dans le mouvement décolonial. Il y avait un malaise. Comment se situer en tant que Blanc dans la lutte antiraciste : avec les indigènes ? En soutien extérieur ? Pouvaient-ils dire « nous » avec les indigènes ? Comment lutter contre le racisme sans parler à la place des indigènes ? Bref, Autant de question insolubles et restées sans réponse pendant longtemps car il y a toujours un malaise à être un porteur de valise. Il semblerait que B&B ait été libérateur de ce point de vue. Les Blancs deviennent sujets à part entière car ils sont à la fois partie prenante du problème (ce que ceux qui s’intéressent à nous admettent) mais aussi partie de la solution en tant qu’eux mêmes. Ils peuvent participer au combat décolonial à partir d’une tâche enfin définie : rompre avec la collaboration de race. Leur place est enfin trouvée. Adieu la posture du sauveur ou les approches individualistes et déconstructivistes. Personne n’est coupable individuellement mais tout le monde est responsable collectivement. Le concept gramscien d’Etat intégral enrichi par l’approche de race s’est avéré efficace et a permis de déverrouiller certains blocages. Je reste convaincue que l’hypothèse reste encore à étayer et à complexifier mais elle permet à tout le moins d’envisager la race comme évoluant en fonction des besoins de l’Etat-nation et des mutations du capital, ce qui est essentiel pour nous vacciner contre les approches libérales.

L’absence de réactions à gauche :

Si la droite, l’extrême droite et les néoconservateurs déguisés en gauchistes ont parfaitement fait leur job en descendant en flèche le livre dès sa sortie (Charlie Hebdo, Causeur, le Figaro, le Point…) – avec moins de conviction qu’a l’accoutumée, comme s’ils ne croyaient pas à ce qu’ils écrivaient et que leur dignité leur imposait malgré tout de marquer le coup – la réaction de la presse de gauche dans toutes ses tendances mérite qu’on s’y attarde car elle est stupéfiante : en effet, contrairement à la réception bruyante et hystérique de « les Blancs, les Juifs et nous », celle de B&B a été d’un silence assourdissant. Il n’y a eu pour ainsi dire aucune réaction (hormis quelques blogs tenus par des individus ou par la presse étrangère). Et quand je dis aucune, c’est aucune. Aucun média de la presse écrite n’a pris la peine de faire ne serait-ce qu’une brève recension, même critique. Le livre n’existe pas. Notons cependant une nette différence : on est passé d’un déluge de mauvaise foi au silence interdit. Dès lors, comment interpréter ce silence ? En effet, ce n’est pas comme si le livre était passé inaperçu. Et ce n’est pas comme si le livre ne traitait pas de questions qui intéressent directement la gauche : les raisons pour lesquelles existe un conflit de race à l’intérieur du prolétariat + pistes de réflexion pour tenter de le dépasser. Ces questions sont d’autant plus cruciales qu’elles sont au cœur de tout projet de construction d’un bloc historique et de l’opposition au fascisme. L’hypothèse la plus probable est la suivante : Il y a un gros malaise.

D’abord, il y a un précédent : Tout le monde sait que l’accueil fait à « les Blancs, les Juifs et nous » a été injuste et indigne. Ceux qui ont foncé tête baissée en espérant la critique fondée en sont revenus. Comme le ridicule tue, le même scénario ne peut avoir lieu deux fois.

Ensuite, pour discuter de mon livre, il faudrait déjà me considérer. Or les parties qui pourraient aujourd’hui s’y intéresser ont depuis trop longtemps soit participé à la diabolisation du PIR et à la mienne, soit ont laissé faire. Il y a déjà un grand effort de remise en cause qui est assez insurmontable quand on sait l’ignominie de cette entreprise de mise au ban systématique.

Enfin, la volonté consciente de ne pas nous réhabiliter persiste. Pour les raisons dites plus haut ou alors parce que le risque de division dans les organisations de gauche déjà azimutées est trop grand. Il y a un impératif d’unité qui est constamment mis à mal par des unions improbables (Nupes) et qui serait encore plus fragilisé si la question B&B s’en mêlait. On voit bien comment Ruffin par exemple évite la question raciale autant qu’il le peut pour ne pas se mettre à dos sa base « beauf » (risque réel qu’on ne peut pas écarter d’un revers de main), et on voit comment la question abordée à minima sous l’angle de l’union populaire coute à Mélenchon. Ce que je veux dire c’est que l’approche B&B qui met en cause aussi bien les organisations de gauche que les classes populaires blanches comme parties prenantes de la production du racisme et comme bénéficiaires de la domination impérialiste de la France est trop sensible pour pouvoir être affrontée. Il faudrait alors s’attaquer de front au pacte racial qui unit les classes dominantes aux classes populaires et par conséquent envisager la question nodale de la rupture de la collaboration de race. Je ne vois personne aujourd’hui pour s’attaquer à cette question frontalement sauf de manière détournée par des projets de lutte contre les discriminations, contre les abus de la police ou pour la justice sociale. C’est-à-dire sans jamais remettre en cause l’Etat racial intégral : le nœud.

Bref, un livre qui peut sembler être plus digeste pour la gauche car celui-ci serait plus « marxiste » et s’intéresserait « enfin » aux Blancs » pose plus de problème qu’il n’en résout dans l’état actuel des forces de transformation sociale.

Je ne serais pas totalement exhaustive si je ne disais mot d’abord du soutien apporté au livre par Dany et Raz. Le taf de politisation à la pensée décoloniale qu’ils ont entamé depuis plusieurs années auprès de leur public a donné ses fruits. Ce qui prouve que le travail d’éducation est indispensable. Mais aussi du soutien franc et sans équivoque, apporté par François Begaudeau. Son intervention dans le média « A gauche » a fait mouche et a participé au succès du livre. Il se trouve que le public blanc de Begaudeau est en partie le notre. Il peut être marxisant, gauchisant, en recherche d’un discours radical, et en partie complotiste (parce qu’en recherche d’une lecture de la totalité sans forcément avoir toutes les clefs), méfiant vis-à-vis du prêt à penser médiatique. C’est plutôt un public masculin, assez réfractaire au courant woke et libéral. Et contre toute attente, le public de Begaudeau est aussi composé d’indigènes, d’abord parce qu’il ne fait pas le Blanc fragile, qu’ils le jugent sincère dans son antiracisme mais aussi cohérent dans sa compréhension du désordre du monde. Ils voient en lui un intellectuel blanc libre pas au service de l’ordre établi. Le débat entre lui et moi organisé par Paroles d’honneur abonde dans ce sens. La salle était pleine à craquer, jeune et bigarrée. L’émission diffusée sur internet qui a mis en lumière nos accords et désaccords a fait plus de 130 000 vues.

Enfin, y-a-t-il quelque chose à ajouter concernant le silence pudique de l’indigénat militant antiraciste quasiment aussi mutique sur le petit livre vert qu’il l’a été sur le petit livre rouge ? Peut-être bien. Il semble divisé entre deux courants :

1/ celui qui ne peut pas en dire du mal. Ce camp se divise lui-même en deux :

  • les déçus : elle dérive vers les Blancs et abandonne les siens au profit d’une vision romantique des Blancs et de la FI (qui finira bien par trahir). Ceux là ne disent rien soit parce qu’on ne lave pas son linge en public soit parce qu’ils n’ont rien de mieux à proposer mais s’entêtent à se convaincre du contraire par dogmatisme.
  • les faussement déçus : ceux qui sont bien contents de « constater » une « dérive » mais ne peuvent pas l’exprimer publiquement pour ne pas se mettre à nu.

2/ celui qui ne peut pas en dire du bien pour continuer à faire barrage au profit de calculs de boutiquiers ou pour ne pas fâcher les copains qui détestent la galaxie du PIR (les Blancs n’ayant toujours pas donné leur feu vert, pourquoi se griller pour rien ?), ou tout simplement par fidélité à une ligne adoptée de trop longue date. La neutralité, c’est la sécurité.

So what ?

On peut se demander à quoi sert un bilan quand il n’exprime une réalité qu’à une si petite échelle. Certes, mais il est possible que cette réalité soit plus large qu’elle n’y paraît d’abord parce que ce livre n’aurait pas le succès qu’il a sans les avancées de l’antiracisme politique (il faut noter aussi les succès de librairie de Louisa Yousfi et de Françoise Vergès), la menace du fascisme et les recompositions « islamo-gauchistes » de la gauche réformiste. Ensuite parce que la contestation de l’ordre mondial est puissante à l’échelle du monde. En France, elle est étonnamment vive et vigoureuse même si limitée aux effets domestiques du capitalisme et défaite à chaque fois. Quant à la capacité de révolte des banlieues, elle reste intacte comme on vient de le vivre suite à la mort du jeune Nahel. On voit bien aussi comment les autorités sont sur les dents à l’approche des JO 2024.

Enfin, que dire du fait que la question B&B est déjà au cœur de la rentrée politique et qu’elle est déjà l’un des enjeux de 2027 ?

  • un Darmanin qui organise sa rentrée autour du thème des « classes populaires ». L’élu du Nord dit « penser comme Ruffin et Roussel que c’est la question sociale qui est la plus importante »
  • un PS qui intitule l’une des tables rondes de son université d’été : « La France péri-urbaine est-elle la France des beaufs ? » et qui se fait rabrouer par Darmanin au prétexte démagogique que le PS serait « méprisant » en utilisant ce mot.
  • Des Verts qui se salissent les mains en maintenant l’invitation de Médine
  • le spectre de B&B qui plane m’a-t-on dit sur les amfis sachant que si la FI n’a pas flanché sur Medine c’est aussi parce qu’elle sait qu’elle n’a pas le droit à l’erreur si elle veut renouveler son exploit électoral auprès des habitants des QP.

Bref, il nous reste moins de 4 ans avant les prochaines présidentielles pour renforcer le « 2ème camp » (peut-être moins si la crise institutionnelle s’approfondit ?) face à un camp complètement déchainé, aux abois mais inflexible et qui se prépare déjà à la conquête des petits blancs sur une base sociale/raciale. C’est peu. D’autant que c’est l’extrême droite qui, pour l’instant, est donnée favorite.

 

Houria Bouteldja

Judaïsme, islam et modernités

A propos de : Yakov Rabkin, Judaïsme, islam et modernités, éditions I, Paris, 2022.

Yakov Rabkin, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Montréal, a publié plusieurs ouvrages renommés sur les rapports entre le judaïsme et le sionisme au cours de sa carrière, notamment Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme (2004) et Comprendre l’État d’Israël (2014). L’idée que développe Rabkin dans ses livres est que le sionisme, un mouvement politique inventé par Theodor Herzl, n’est pas synonyme, voire se trouve à l’opposé du judaïsme en tant que religion. Le présent livre est, toutefois, différent. Il présente quelques perspectives importantes sur le judaïsme et montre comment le judaïsme s’articule face à la société moderne actuelle. Notamment, en des temps de guerre sans fin dans le Moyen-Orient, le livre de Rabkin, sans s’y rapporter directement, devient une ressource importante pour toute personne s’intéressant à la politique du Moyen-Orient.

Au sein des ennemis les plus féroces d’Israël, surtout ceux situés dans le Moyen-Orient, le sionisme et le judaïsme sont souvent utilisés de manière interchangeable. Deux idées qui circulent sont que « le judaïsme déteste l’islam » et que « le judaïsme est une religion archaïque promulguant le colonialisme ». Bien que ces deux idées puissent s’incarner dans le comportement de certains sionistes se présentant comme juifs, (rappelons que la grande majorité des sionistes sont chrétiens évangéliques) le livre de Rabkin montre que ces idées ne trouvent guère d’appui dans la tradition juive bimillénaire. Face aux préjugés, le but principal du livre est d’expliquer le judaïsme au lecteur moderne.

Le livre est composé de trois grandes sections comportant 18 chapitres. Dans la première section « judaïsmes » (avec « s » car  « le judaïsme est monothéiste mais pas monolithique »), Rabkin présente quelques concepts judaïques, par exemple le pardon, la honte et la recherche de la paix qui constitue une valeur constante.

La deuxième section « islam » porte surtout sur la perception judaïque de l’islam. Certains intérêts politiques fomentent une peur de l’islam chez les juifs, par exemple, en dénonçant l’Iran. Comme antidote à cette propagande, le chapitre consacré au voyage que l’auteur a fait en Iran montre un vécu juif vibrant et varié dans ce pays.

La troisième section porte sur les « modernités » (encore une fois, avec « s »). Même si les juifs ont contribué à la modernité technologique et scientifique, le livre met en relief les défis que posent les sciences et l’éducation moderne aux adeptes du judaïsme rabbinique. Un autre défi à la modernité est le nationalisme ethnique dans sa forme sioniste qui représente un cas de démodernisation politique. (Ce concept nous renvoie à un autre livre, Démodernization : A Future in the Past, sous la codirection de Rabkin, qui ne traite pas du judaïsme mais qui contient un chapitre incisif d’Ilan Pappe sur la démodernisation de la Palestine.)

Le sionisme compromet clairement la relation entre le judaïsme et la modernité. Alors que la modernité a permis l’intégration des juifs dans la plupart des pays du monde, notamment dans les domaines tels que la science, la littérature, le commerce, l’art et la pensée politique, le projet sioniste en constitue un recul. Selon Rabkin : « le sionisme porte en fait en lui des germes anti-modernes » car non seulement il constitue un avatar tribaliste en affirmant que l’individu vit mieux protégé « parmi les siens » plutôt qu’au sein de l’État moderne mais il base un projet politique de colonisation de la Palestine sur l’interprétation littérale de textes bibliques.

L’auteur souligne que le judaïsme, tout comme l’islam, est décentralisé et dépend de son interprétation et de son utilisation dans différents contextes historiques. En effet, le judaïsme a évolué et s’est transformé en réponse à de différentes tensions sociopolitiques. Comme la plupart des grandes religions, le judaïsme a été soumis à des influences des forces sociales servant tant à unir qu’à diviser les masses.

Le judaïsme a aussi connu sa part de schismes, notamment la division entre l’hassidisme, apparu au XVIII siècle, et ses adversaires. De plus, l’abandon des pratiques judaïques par beaucoup de juifs ashkénazes en Europe a permis la montée de nouveaux mouvements juifs, libéraux comme la réforme au début du XIX siècle en Allemagne ou le « Renouveau juif » aux États-Unis dans les années 1960. On ne peut pas définir le judaïsme d’une façon univoque mais avant tout, c’est une religion basée sur la relation intime et personnelle d’un individu avec Dieu.

Le livre montre que la fabrication d’un rapport antagoniste entre le judaïsme et l’islam date surtout de la période suivant la guerre d’Israël de 1967 contre les pays arabes. Mais même avant cette guerre, le judaïsme avait été utilisé par les sionistes (en majorité athées) et leurs alliés européens afin de justifier la colonisation de la Palestine.

L’usage politique de la tradition juive (le mouvement dati-léoumi ou le national-judaïsme) sert souvent à justifier les injustices commises prétendument en réponse aux préceptes divins mais qui s’avèrent obéir plutôt aux intérêts politiques. Pour les adeptes de ce mouvement, la sainteté de la Terre d’Israël disculperait tout acte d’oppression et de dépossession des Palestiniens. En outre, l’auteur rappelle que la violence entre Israël et la Palestine ne doit pas « obscurcir la longue expérience de vie harmonieuse » entre juifs et musulmans.

L’approche de Rabkin du judaïsme rappelle une perspective scientifique et critique de Maxime Rodinson dans son livre « Islam et capitalisme » (1966). Les religions de l’islam et du judaïsme commencent toutes les deux par des livres saints, mais elles ne peuvent pas leur être réduites car ce ne sont pas ces livres qui font l’histoire, mais les êtres sociaux qui possèdent des intérêts politico-économiques dépendant de leur environnement et de leur époque historique. De plus, comme le dit Rabkin, aucun individu ne peut parler au nom de Dieu ou, en d’autres termes, prétendre « avoir mis Dieu dans la poche ».

Les interprétations judaïques traditionnelles de la Torah mettent l’accent sur la similitude avec les autres plutôt que sur les différences. Les juifs sont des gens qui s’identifient comme juifs en raison de racines familiales ou d’un processus de conversion, et leur judaïsme dépend de leurs choix et de leurs pratiques, non pas de leurs qualités essentielles car leur lien avec Dieu est celui de tout être humain : « Dieu créa l’humanité à son image; c’est à l’image de Dieu qu’il la créa. Mâle et femelle furent créés à la fois » (Genèse, 1,27). Nous tous devrions agir en nous souvenant de cette origine commune. Rabkin remarque : « Même si cela peut surprendre, le terme ‘’peuple élu’’ ne fait guère partie du vocabulaire juif ».

Ce livre offre des anecdotes et des récits qui sont particulièrement précieux en raison de la longue et profonde expérience de Rabkin avec le judaïsme. En effet, le livre combine une approche historique avec une approche de libre écriture commune à de nombreux historiens experts. Cela dit, il a tous les éléments conceptuels et théoriques nécessaires pour les chercheurs en sciences humaines et sociales. Par ailleurs, ce livre peut aider ceux qui critiquent Israël à éviter le piège de la judéophobie (qui menace le bien-être de tous). Comme l’explique Rabkin, le sionisme et l’antisémitisme ont longtemps été les deux faces d’une même médaille, chaque face se nourrissant de l’autre. Par exemple, tant certains antisémites que plusieurs pères fondateurs du sionisme considéraient les juifs en tant que « dégénérés ». Les sionistes ont eu recours à l’eugénisme en affirmant que ce n’est qu’en Palestine que l’on pourrait « régénérer les juifs ». Le livre de Rabkin sera un incontournable de la littérature sur le judaïsme pendant de nombreuses années.

 

Jude Kadri, professeure à l’université de York (Toronto)

De la même auteure : https://qgdecolonial.fr/2021/11/12/sur-la-guerre-civile-au-yemen%e2%80%89-entretien-avec-jude-kadri/

 

 

Édito #64 – 14 juillet : que reste-t-il de ta révolution, pays défardé ?

Zemmour déplore dans Le Figaro que l’on n’ose plus célébrer le 14 juillet, que l’on n’ose « plus célébrer la France ».

Si les temps n’étaient aussi sombres, ce pourrait être drôle.

Le 14 juillet est instauré comme « fête nationale » en 1880, c’est-à-dire quand la République penche de façon définitive vers la réaction, ce qui, rappelons-le, a été l’enjeu du XIXème siècle épique français. Même Hugo, bien que non révolutionnaire mais ami avec Louise Michel, voit, comprend cela. Que son dernier roman, sur la Terreur, s’intitule Quatrevingt-treize en atteste.
Le 14 juillet est donc instauré fête nationale une fois vidée de toute sa charge révolutionnaire, émeutière. Il y a néanmoins ambiguïté : on célèbre officiellement la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 qui, elle-même, est malgré tout en écho au 14 juillet 1789, date de la Prise de la Bastille, elle-même écho en acte populaire des batailles démocratiques menées par les députés du Tiers-Etat pour le vote par tête et, à tout le moins alors, des avancées de la liberté par rapport au pouvoir monarchique royal.

Certains historiens voient d’ailleurs dans l’insurrection parisienne du 14 juillet 1789 un premier acte de la Terreur. Le peuple y ébauche sa constitution politique contre ses ennemis.
En aucun cas, malgré tout et malgré toutes les torsions et tous les frelatages qu’on lui fera subir, le 14 juillet ne peut être une célébration de la France, ne serait-ce que parce que celui-ci, en 1789, remet en cause l’article défini « La ». Le peuple n’est pas l’aristocratie ; les sans-culottes ne sont pas les ci-devants.

On sait, depuis 234 ans, qu’il y a au moins deux France et que l’opiniâtreté des partisans du maintien ou du rétablissement de l’article défini n’est guidée que par une passion inégalitaire et partant d’un retour à une unité de sang, via la domination de la noblesse puis, dans l’âge « démocratique » et colonial, de la blanchité. Dans privilège blanc, il y a privilège. Celui-ci est du reste déjà pointé, pendant la période révolutionnaire, par la Révolution haïtienne qui dit le vrai de la française, le mensonge de son universalité proclamée.

Le 14 juillet 1789 est objectivement effroyable – mais c’est une bonne nouvelle au sens de la violence divine (Walter Benjamin).

Déjà, des têtes y sont fichées au bout de piques – celle du gouverneur de la Bastille, Launay, mais aussi de Flesselles, prévôt des marchands de Paris. L’effet de souffle est tel que Kant change le trajet de sa promenade quotidienne et que le Comte d’Artois – futur Charles X à partir de 1824, sous la Restauration – mais aussi Chateaubriand, entre autres, s’exilent, effrayés.

La France, pourrait-on dire, est donc mise à sac. La France n’est plus, un adjectif la remplace dans Révolution française, et Chateaubriand ne peut contenir sa haine. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, il parlera de « l’embryon suisse Marat », insistant, déjà, sur le caractère étranger du grand révolutionnaire français.

Il y a toutefois en vérité deux 14 juillet. Un, presque sorti de nulle part pour finir, qui honore chaque année l’impérialisme français avec le défilé des armées sur les Champs-Élysées dans une ville dont aucune rue ne porte ni le nom de Robespierre, ni celui de Saint-Just ou de Marat. Un autre, à la fois présent et tu avec la même intensité, renvoie à la Prise de la Bastille, insurrection populaire, des pauvres et du peuple qui renversent le joug pluriséculaire de l’aristocratie sur leurs vies et celles de leurs familles.

Ce 14 juillet-là, Zemmour n’y fait évidemment pas référence, lui qui déteste et Rousseau et Robespierre – et Mélenchon.

Ce 14 juillet strictement parisien n’honore évidemment pas la France puisque même le frère du roi, Charles d’Artois, est en exil dès le 15 juillet rêvant de revenir massacrer le peuple révolutionnaire.

La Prise de la Bastille est une brèche dans l’unité nationale. Il n’y a pas d’unité, il y a des classes. Il y a aussi des races, politiquement. A fortiori dans l’âge « démocratique »-colonial.

Pour la première fois depuis des décennies, la célébration du 14 juillet a fait débat, a été un enjeu politique plus que mémoriel. Certaines municipalités, en riposte aux émeutes, ont annulé les festivités et le feu d’artifice montrant aussi le peu de consistance dudit 14 juillet comme célébration de la Fête de la Fédération.

Des hélicoptères ont tourné hier dans le ciel parisien. Était-ce pour prévenir quelque émeute, quelque célébration en acte, même inconsciente, de l’insurrection parisienne du 14 juillet 1789 ? On ne peut absolument l’écarter.

Ce qui est en revanche certain, c’est qu’au-delà du fait qu’en effet, « la République » est « mise à nu par son immigration », les émeutes populaires largement incarnées par des indigènes interrogent ce pays comme « nom d’une névrose », ainsi que le disait Sartre au moment de la Guerre d’Algérie. Pour Chou Enlaï était trop tôt pour juger de la Révolution française. La question est revenue par les émeutes.

Après Haïti proclamant que la devise révolutionnaire ne vaut rien sans l’abolition de l’esclavage, Ferhat Abbas parlant après la victoire de Dien-Bien-Phu d’un Valmy des peuples colonisés ou Kateb Yacine mettant en scène la figure honnie depuis Thermidor de Robespierre, elles brisent le récit national de la Révolution française. La France n’a pas bonne mine, elle n’est pas bonne comme elle le prétend ni n’éclaire le monde – ou alors pour le pire. C’est au son de La Marseillaise que furent menés les massacres à Madagascar ou la Guerre du Rif. C’est un 14 juillet, à Paris en 1953, que furent assassinés par la police des militants algériens du MTLD qui exprimaient leur volonté d’indépendance dans une manifestation du PCF et de la CGT.

Que reste-t-il de ta révolution, pays défardé ?