Messages par QGDecolonial

Illana Weizman sait-elle ce qu’est l’antisémitisme ?

« L’hypothèse est que les formes actuelles de développement du capitalisme ont introduit des mutations importantes dans les modèles d’appropriation imaginaire de l’essence humaine. »

Franco Fortini, Les Chiens du Sinaï.

 

Dans son ouvrage Des blancs comme les autres, Illana Weizman défend l’idée selon laquelle l’antisémitisme serait un impensé à gauche ainsi que dans les luttes antiracistes – qu’il y aurait même une non-place de la lutte contre l’antisémitisme dans l’antiracisme. Plutôt que de rejeter cette idée en bloc, prenons-là au sérieux ! Le premier argument de I.Weizman est que les Juifs ne sont socialement pas blancs et qu’ils sont victimes de discriminations systémiques. Cette idée d’un antisémitisme systémique mérite d’être discutée. En effet, la suite de l’introduction du livre « De quelle couleur (sociale) sont les Juifs ? » reprend quelques lieux communs de l’antiracisme politique en leur ôtant toute leur portée politique. Weizman définit le racisme systémique (dans lequel elle « range » l’antisémitisme) comme « un phénomène ancré socialement, construit sur une temporalité étendue, et se manifestant à différents niveaux de l’organisation sociale et des relations interpersonnelles. » C’est là un point extrêmement pertinent, car le rattachement de l’antisémitisme au « racisme systémique » n’a jamais été aussi fort. Pourtant, ce que l’on entend par « antisémitisme systémique » n’est jamais réellement expliqué ou défini. Partons d’une phrase du premier chapitre de l’ouvrage qui nous semble la plus à même d’expliquer en quoi l’antisémitisme serait un racisme systémique : « l’antisémitisme est un racisme, la résultante d’un processus de racialisation » (p. 20). Mais qu’entend l’auteur par « processus de racialisation » ? Par quel système ou structures passe ce processus ? Et c’est bien-là le point aveugle de cet ouvrage ? Plutôt que de discuter des racines profondes que l’antisémitisme trouve dans le système capitaliste dans son ensemble (comme l’ont fait des auteurs comme Abraham Léon ou Maxime Rodinson par exemple), l’autrice de l’ouvrage reprend l’essentiel des arguments libéraux (qui ne sont pas propres aux discussions sur l’antisémitisme) visant à mettre l’accent sur le vécu individuel, l’assignation à une identité, etc. …. Illana Weizman ne cesse de répéter que l’antisémitisme forme un « tout cohérent », un système donc, et qu’en ce sens elle ne sépare pas l’antisémitisme de l’islamophobie ou encore de la négrophobie. Sauf que l’autrice ne parvient pas à expliquer ce qu’est ce système ? Est-ce un système totalement autonome et indépendant d’autres systèmes ? Est-il, au contraire, enraciné dans les rapports sociaux issus du capitalisme ? Il semblerait que l’autrice comprenne principalement le terme de « système » comme un « système mental », puisqu’elle écrit : « Le racisme fonctionne principalement sur la base de préjugés, de postures, de petits arrangements, de touches, comme sur un tableau pointilliste ou dans le dédale des pixels d’une photo. » (p. 24). On retrouve là, la vielle antienne de l’antiracisme moral qui associe le racisme à une posture mentale – posture qui peut se matérialiser par des violences ou des meurtres. S’il est exact que le système raciste comprend tout un imaginaire, ainsi que des préjugés, il semble faux – comme ne cesse de le ressasser les militants de l’antiracisme politique – que le racisme prend ces préjugés comme point de départ. Sinon, comment expliquer l’évolution du racisme ? Restons sur le cas de l’antisémitisme : Illana Weizman ne semble d’ailleurs pas prendre en compte cette évolution. Car si la haine des Juifs ne date pas d’aujourd’hui et qu’on peut faire remonter celui-ci à l’époque de la naissance du judaïsme, l’antisémitisme, en tant que système, est un phénomène beaucoup plus récent. Expliquer qu’il existe une continuité entre la judéophobie du passé et l’antisémitisme moderne est une chose ; penser que cette continuité est une sorte de ligne droite intangible, en est une autre. Comment ne pas être choqué lorsque l’autrice fait remonter la tradition française de l’antisémitisme à 633, « lorsque le (…) roi Dagobert Ier force les Juifs à se convertir ou à quitter la France. » (p. 24). La haine ou les préjugés contre une population ne sont pas synonymes de racisme. Il en va de même pour l’islamophobie. Dans son ouvrage sur l’histoire du capitalisme commercial, Jairus Banaji revient sur les violences subies par des Musulmans – notamment sur la côte de Malabar – au XVIème siècle. Pourtant, si ces violences sont clairement des actes anti-musulmans, visant spécifiquement les Musulmans, il nous semble hasardeux de parler d’islamophobie. Pourtant, il n’est vraiment pas étonnant que l’autrice de cet ouvrage soit incapable de caractériser ou d’analyser l’antisémitisme contemporain. En suivant le réflexe libéral de l’antiracisme moral, visant à mettre l’accent sur les préjugés, il est évident que l’autrice ne pouvait que percevoir l’antisémitisme comme un phénomène flottant dans l’espace-temps (puisque les préjugés peuvent perdurer). Il aurait, par exemple, été pertinent de se demander comment le système visant les Juifs, et s’appuyant sur la haine des Juifs, s’est transformé en antisémitisme – et comment la transition vers le capitalisme a éventuellement pu accompagner cette transformation. Il ne s’agit pas, non plus, de verser dans une approche purement mécaniste visant à partir « d’étapes historiques » bien définies. Toutefois, il nous semble compliquer de parler d’antisémitisme systémique, sans à aucun moment se référer à l’ancrage profond de l’antisémitisme dans le capitalisme. Force est de constater que l’antijudaïsme de l’époque précapitaliste n’est pas l’antisémitisme moderne qui, en faisant des juifs une race, en les racialisant précisément, les a frappés de plein fouet dans leur être. Car les exemples sur lesquels s’appuient Weizman sont loin d’être parlant. Si elle a raison de parler de racialisation, il est faux d’affirmer que les mesures visant les Juifs du roi Dagobert Ier (par exemple, puisque c’est l’un de ses exemples) a participer de cette racialisation (puisque les Juifs pouvaient « cesser de l’être » en se convertissant – l’argument était plus religieux que réellement racial). Par ailleurs, si l’on prend des exemples plus récents, il aurait pu être intéressant d’analyser le lien ténu entre l’antisémitisme et les contradictions de classe. Cette approche n’est pas une coquetterie intellectuelle, mais nous semble essentiel si l’on veut analyser l’antisémitisme contemporain. Car les actes antisémites d’aujourd’hui ne reposent pas sur le même système que l’antisémitisme du début du XXème siècle, par exemple, même s’il existe des liens rattachant les deux. Cette confusion quant à la compréhension de l’antisémitisme repose, selon nous, sur l’acception libérale et individualiste qu’en a l’autrice. Il nous est ainsi apparu étonnant de voir un groupe comme les « Juives et juifs révolutionnaires » donner du crédit à cet ouvrage, non seulement en le recommandant mais en partageant également une émission de Médiapart consacrée à celui-ci. Les « Juives et juifs révolutionnaires » écrivent ainsi, dans un post facebook du 8 novembre dernier que « [c]et ouvrage correspond dans les grandes lignes aux positions développées par notre groupe depuis sa création ». Qu’un groupe se qualifiant de révolutionnaire reprenne à son compte les analyses individualistes et réformistes de cet ouvrage en dit long sur l’état de la lutte contre l’antisémitisme en France. De manière plus général : le relatif succès de cet ouvrage montre le fossé à franchir afin d’arriver à une analyse de l’antisémitisme pertinente dans le capitalisme contemporain. Toutefois, cet ouvrage à au moins le mérite de refuser l’idée d’un nouvel antisémitisme qui serait propre aux indigènes de France. L’autrice s’empresse par la suite de préciser que l’antisémitisme existe tout de même chez les noirs et les arabes – ce que personne ne peut nier – et qu’il est essentiel de se saisir de la question du terrorisme islamiste qui tue des Juifs (citant notamment l’exemple de la tuerie de Mohammed Merah). La question qui se pose cependant est : comment se saisir de cette question. L’autrice cite l’écrivaine Cloé Korman – désormais conseillère auprès du Ministre de l’éducation nationale Pap Ndiaye – qui écrit que « [f]ermer les yeux sur un certain antisémitisme des banlieues, c’est empêcher de prendre des sanctions, c’est retarder les actions de sensibilisation, d’éducation, qui y sont nécessaires. » (p. 42), tout en rajoutant par la suite qu’il ne faut pas se focaliser uniquement sur l’antisémitisme des indigènes. Cette citation est intéressante, car elle pose la question de savoir « Quelles sanctions et contre qui ? ». On ne peut s’empêcher de penser que ces sanctions viseraient le moindre jeune indigène tenant des propos antisémites. Car oui, les préjugés antisémites sont tenaces chez certains indigènes. Toutefois, la bêtise de ces propos n’en fait pas des Mohammed Merah en puissance. Sanctionner ce type de propos n’entraînera qu’une confrontation des plus entre les indigènes et la police sans pour autant lutter contre la violence antisémites (sous la forme d’agression ou d’attentats). L’autrice de cet ouvrage a également le mérite de ne pas assimiler l’antisémitisme et l’antisionisme écrivant : « Lorsqu’il ne s’agit pas d’une critique politique stricto sensu, l’antisionisme a tout à voir avec le pouvoir prêté aux Juifs par les antisémites, repris et réactualisé sur le terrain israélien. » (p. 43). Nous ne pouvons qu’être d’accord avec cela : l’antisionisme doit être politique et, ainsi, s’attaquer à l’Etat d’Israël et non aux Juifs et à une supposée domination juive.

Nous ne nous attarderons pas sur le deuxième chapitre, intitulé « Portrait d’une juive », en ce qu’il se rattache à ce que nous écrivions plus haut sur le libéralisme de l’autrice. Celle-ci s’attarde durant tout un chapitre sur son identité et son expérience vécue de l’antisémitisme. Loin de nous l’idée de dire que l’antisémitisme vécu par l’autrice est négligeable, mais il est loin d’être pertinent politiquement. Que ce soit dans les luttes contre l’islamophobie, le sexisme, etc. … l’expérience vécue n’est intéressante qu’en ce qu’elle se rattache à une analyse systémique. Ici, nous ne pouvons faire autrement que de renvoyer le lecteur au texte de Chi-Chi Shi « La souffrance individuelle (et collective) est-elle un critère politique[1] ? » qui s’attaque aux politiques de l’identité. Un extrait de cet article nous semble particulièrement à propos concernant l’ouvrage d’Illana Weizman :

« On trouve, reflétée dans la théorie et dans la pratique des politiques de l’identité contemporaines, une dépolitisation de la lutte, présentant l’oppression comme subjective et individuelle. Le tournant discursif adopté par le langage de la politique de l’identité évince les hypothèses mouvantes concernant les limites du possible. En termes généraux, le premier tournant a été celui d’un langage qui exprime des questions collectives et structurelles, à un langage privilégiant des comportements individuels et mettant en avant la différence. Bien que le caractère « systémique » de l’oppression soit souligné, la focale est mise sur les effets de l’oppression. Cette approche se différencie d’une analyse des raisons pour lesquelles des systèmes comme le racisme et le patriarcat existent. Le problème de cette lecture réside dans le fait que se focaliser sur les victimes de la non-reconnaissance éclipse souvent les raisons de cette non-reconnaissance17. Tout cela se déroule dans un contexte qui valorise la vulnérabilité, situant les identités au sein d’un registre moral. Il tente de fusionner la souffrance dans un programme politique, tout en encourageant une politique de la culpabilité qui place l’auto-flagellation et la transformation au même niveau[2]. »

Ainsi, alors que l’autrice ne cesse d’affirmer que la gauche et l’antiracisme ne se saisissent pas de la question de l’antisémitisme, son analyse est la preuve que ceux-là mêmes qui invectivent l’antiracisme politique, restent profondément ancrés dans une analyse libérale – qui ne différent d’ailleurs pas vraiment des analyses de l’antisémitisme que l’on peut retrouver dans la macronie[3]. Toutefois, pourrait-on rétorquer, la plupart des luttes (féministes, antiracistes, etc.) passent souvent par une phase libérale, pour s’en éloigner par la suite (ou, au contraire, s’y fondre totalement). Mais la lutte contre l’antisémitisme a une riche tradition radicale, de combat antiraciste, anti-impérialiste et anticapitaliste. Il est réellement dommage qu’un livre traitant d’un sujet si important ignore totalement cette tradition de luttes.

Le chapitre 3 de l’ouvrage est sans doute le plus pertinent en ce qu’il s’attaque frontalement à ce que l’autrice nomme « l’erreur 404 de la gauche » : elle y défend l’idée que l’ignorance de la lutte contre l’antisémitisme par la gauche est non seulement injuste envers la minorité juive, mais empêche, dans le même mouvement, la convergence entre les Juifs et d’autres minorités. Ici, il est intéressant de noter que l’autrice s’appuie notamment sur les travaux les plus réactionnaires de la gauche (qui flirtent, si ce n’est plus, avec la droite) : ceux de Memphis Krickeberg, Zacharias Zoubir, etc. …. Non seulement ces auteurs ont davantage l’air de vouloir lutter contre l’antisionisme que contre l’antisémitisme réellement existant, mais ils publient également dans des revues ouvertement réactionnaire[4]. Mais passons sur ce point ….. L’autrice distingue la gauche radicale, la gauche révolutionnaire et l’antiracisme politique qui, outre qu’ils délaisseraient la question de l’antisémitisme, seraient des camps traversés par des biais antisémites. L’autrice s’attaque notamment au fait que les Juifs seraient considérés comme des blancs « comme les autres » (d’où le titre de son ouvrage). Selon une certaine gauche, les Juifs auraient ainsi les mêmes privilèges que les blancs. Pour illustrer cela, l’autrice s’appuie sur un chapitre d’Houria Bouteldja – ce qui n’est pas vraiment pour nous étonner. Illana Weizman accuse notamment Bouteldja d’assimiler les Juifs à Israël, dans une lecture particulièrement malhonnête du livre de cette dernière. Pour résumer, Weizman accuse Bouteldja de réduire les Juifs à la question du sionisme. Elle écrit ainsi : « chez elle [Bouteldja], les Juifs (de diaspora et en Israël) seraient instruments du colonialisme et du suprématisme blanc par la seule existence d’Israël. » (p. 90). Il est intéressant de constater à quel point il est aisé de détourner un texte. Ce n’est pas vraiment la première fois que les écrits d’Houria Bouteldja sont travestis afin de pouvoir accuser cette dernière d’antisémitisme (ou de sexisme, ou d’homophobie, etc.). Répondre à ce détournement contrôlé du livre d’Houria Bouteldja mériterait un texte à part entière. Nous renvoyons ainsi les lecteurs au droit de réponse d’Houria Bouteldja à une interview d’Illana Weizman publiée dans le Bondy Blog[5]. Dans ce droit de réponse, Houria Bouteldja démontre à quel point les propos de Weizman sont mensongers. Elle y rappelle notamment qu’elle identifie trois causes principales à l’antisémitisme (rappelant au passage, en se basant sur des propos précis, qu’elle n’a jamais considérés les Juifs comme des blancs) : le décret Crémieux (de 1870, donc bien avant la fondation d’Israël), l’assimilation des Juifs au sionisme par l’Etat d’Israël et la compétition entre les communautés non Blanches (parmi lesquelles les Juifs) organisées par l’Etat français. Nous invitons nos lecteurs à lire le livre de Weizman, suivi du droit de réponse de Bouteldja, afin de constater la malhonnêteté des propos défendus dans le livre de Weizman. Outre le fait qu’Houria Bouteldja est (à nouveau) diffamée, la malhonnêteté de tels propos réduit à néant l’effort fait par Weizman pour prouver que l’antiracisme politique serait particulièrement antisémite. Venons-en maintenant au cas de la France Insoumise (FI). D’une part, l’autrice veut démontrer qu’il existe de l’antisémitisme dans l’électorat de la FI. C’est très probablement vrai, mais cela ne fait pas de la FI une organisation antisémite. Ce qui nous intéresse, sont les prises de position politiques de la FI – et non pas la pureté idéologique de son électorat (au sein duquel on trouve sans aucun doute également des islamophobes, des sexistes, etc.). Par ailleurs, il est également notable que pour étayer son propos, Weizman s’appuie sur un article de Victor Vasseur[6] qui, lui-même, s’appuie sur une étude d’un think-tank proche de la droite libérale (la Fondation pour l’innovation politique). Le propos qui nous intéresse davantage ici est l’accusation d’antisémitisme envers J.L.Mélenchon, car celui-ci parlerait de la « finance internationale ». S’il est vrai que l’antisémitisme a, historiquement, pris les couleurs d’une attaque contre le capitalisme financier (le socialisme des imbéciles), l’antisémitisme « de gauche » de la fin du XIXème siècle et début du XXème siècle s’appuyait également beaucoup sur une supposée absence d’ancrage étatique des Juifs (le fameux « Juif errant »). Dans son travail sur l’antisémitisme des socialistes anglais envers les immigrés Juifs à la fin du XIXème siècle, Satnam Virdee insiste sur le fait que la question principale n’était aucunement celle de la finance, mais bien celle de l’Etat-nation[7]. Mais pour en revenir à la question de la finance, l est faux de sous-entendre que quiconque s’attaquerait à la finance (même en utilisant les mots « financiers », « finance internationale », etc) serait inconsciemment ou consciemment antisémite. L’autrice cite le mouvement des Gilets jaunes (même en précisant qu’il ne s’agit pas d’un groupe homogène, elle le présente comme tel) dont certaines parties ont, en effet, eu des propos antisémites s’appuyant sur une pseudo-critique de la finance. Weizman se garde bien évidemment de citer les membres des Gilets jaunes qui, au sein même de cette mouvance, ont lutté contre cette dérive antisémite. Toutefois, Weizman glisse assez rapidement d’un antisémitisme réel de certains Gilets jaunes, à la critique du capitalisme financier par Mélenchon. Elle cite ainsi Mélenchon parlant de Pierre Moscovici : « C’est un comportement de quelqu’un qui ne pense plus en français… qui pense dans la langue de la finance internationale. ». Outre le fait qu’au moment où cette phrase a été retranscrite, il y ait eu une erreur de retranscription[8], en quoi Mélenchon s’attaque-t-il ici aux Juifs ? Weizman écrit par la suite que « La finance internationale est fréquemment utilisée comme dog whistle pour parler des Juifs » rajoutant par la suite que cette phrase lui rappelait l’accusation de « cosmopolitisme » envers les Juifs. Or, s’attaquer à la finance internationale n’a rien à voir avec le fait de soupçonner les Juifs de « cosmopolitisme ». Etant donné la force du capital financier aujourd’hui, l’importance de la finance dans nos vies, mais aussi et surtout dans le racisme structurel, ainsi que dans les rapports Nord/Sud, il semble vraiment hasardeux de faire porter l’anathème d’antisémitisme à Mélenchon. D’autant plus qu’à aucun moment, Weizman n’arrive à prouver son propos. Elle lance l’accusation d’antisémitisme à la volée et ses lecteurs doivent la croire sur parole. Le fameux « socialisme des imbéciles », expression popularisée par August Bebel qui citait le socialiste autrichien Ferdinand Kronawetter, s’attaque non pas au capital financier, ni à la finance internationale, mais à une figure mythifiée du Juif, qui serait responsable des effets désastreux de la finance. Or, Mélenchon ne s’attaque pas « au Juif », mais bien au Capital – même si ses attaques prennent des formes réformistes. Etant donné le penchant libéral qui traverse l’ensemble du livre de Weizman, il n’est pas très étonnant qu’elle soit inapte à comprendre une critique anticapitaliste, car une telle critique l’obligerait à proposer une analyse réellement révolutionnaire et décoloniale de l’antisémitisme, au lieu de simplement reprendre l’analyse de l’antisémitisme que ressasse la droite depuis des années.

Le plus désastreux n’est pas tellement l’ouvrage de Weizman, mais bien plutôt le fait que, par sa seule existence, il démontre la faiblesse des analyses contemporaines de l’antisémitisme. Pour qu’un tel livre soit pris au sérieux par divers groupes ou médias de gauche, c’est soit que nous manquons cruellement d’alternatives sérieuses pour penser l’antisémitisme contemporain, soit que ces alternatives sont sciemment ignorées. Autre hypothèse : l’ouvrage de Weizman arrange bien des médias réformistes comme Médiapart ou des groupes libéraux comme les « Juives et Juifs Révolutionnaires », car elle place l’analyse libérale de l’antisémitisme au cœur des discussions en faisant passer celle-ci pour une critique de l’antisémitisme systémique – cela permet de balayer d’un revers de main les discussions, autrement plus sérieuses, qui animent le mouvement décolonial sur cette question depuis plusieurs années[9]. Or, comme nous l’avons vu plus haut, dans l’ouvrage de Weizman, l’antisémitisme n’a pas grand-chose de systémique, ni de structurel. Guère étonnant, donc, que les mouvements de gauche aient du mal à théoriser et à penser l’antisémitisme. Il est navrant que, concernant l’antisémitisme, les médias dits « de gauche » ne donnent la parole qu’à des libéraux comme Illana Weizman ou à des réactionnaire comme Memphis Krickeberg ou Jonas Pardo

 

Selim Nadi, membre du QG décolonial

[1] http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-la-condition-de-victime/

[2] http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-la-condition-de-victime/

[3] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/emmanuel-macron-appelle-les-forces-republicaines-a-redoubler-de-vigilance-face-a-l-antisemitisme-20220717

[4] Voir notre texte sur le sujet : https://qgdecolonial.fr/2022/11/23/les-habits-neufs-du-sionisme-de-gauche/

[5] L’interview et le droit de réponse sont disponibles au lien suivant : https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/illana-weizman-tous-les-racismes-proviennent-dune-meme-essence-quon-soit-juif-musulman-ou-noir/

[6] https://www.radiofrance.fr/franceinter/stereotypes-insultes-agressions-radiographie-d-un-antisemitisme-toujours-stagnant-en-france-2118352

[7] N’ayant pas la place de développer la thèse de Virdee ici, nous renvoyons les lecteurs qui le souhaitent à son travail : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/0031322X.2017.1335029

[8] Voir https://www.lanouvellerepublique.fr/france-monde/antisemitisme-ce-qu-a-vraiment-dit-jean-luc-melenchon ainsi que https://www.acrimed.org/Melenchon-antisemite-De-la-petite-phrase-deformee-au-clash-obsessionnel

[9] Pour un exemple récent, voir la première de l’émission Haolam Hazeh du média « Paroles d’honneur » : https://www.youtube.com/watch?v=aUiZcb9uhn0

Droit de réponse d’Houria Bouteldja

Ce droit de réponse a été publié par le Bondy Blog suite à la publication d’un entretien avec Illana Weizman qui diffame Houria Bouteldja. L’entretien et le droit de réponse sont consultables ici: https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/illana-weizman-tous-les-racismes-proviennent-dune-meme-essence-quon-soit-juif-musulman-ou-noir/

 

Dans un entretien accordé au Bondy Blog[1] le 11 octobre dernier à l’occasion de la sortie de son essai «Des blancs comme les autres ? Les juifs, angle mort de l’antiracisme », Illana Weizman déclare à mon propos :

« Elle conditionne totalement la question de l’antisémitisme à la question israélienne. Houria Bouteldja explique que les Juifs font tampon entre les blancs et les indigènes, et qu’ils auraient choisi la blanchité, le pouvoir. » Elle ajoute : « Houria Bouteldja dit littéralement que « derrière l’hostilité envers les Juifs, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État-nation et de l’impérialisme. Derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire ». Donc être antisémite, pour elle, c’est être révolutionnaire. »

Dans le premier passage, il y a deux mensonges et dans le second, une grave diffamation. Démonstration par les faits :

Commençons par le premier mensonge, à savoir que je « conditionnerais totalement la question de l’antisémitisme à la question israélienne ». Dans un texte intitulé « de l’ensauvagement indigène et de l’innocence blanche[2] » présenté à la New-School de New York qu’on peut difficilement soupçonner de complaisance vis à vis de l’antisémitisme, non seulement je souligne bien que les Juifs ne sont pas des Blancs – ce qui au passage anéanti la thèse de son livre selon laquelle les Juifs ne seraient pas considérés comme des non-Blancs par l’antiracisme politique – mais en plus, j’identifie non pas une mais trois causes au regain de l’antisémitisme en milieu non blanc. Lisez plutôt :

« Cet ensauvagement s’exprime par une judéophobie grandissante qui n’existait pas sous cette forme dans le passé précolonial. Elle s’explique par trois phénomènes distincts : le premier, c’est le décret Crémieux de 1870 qui a donné la nationalité française à une grande partie des Juifs d’Algérie qui passent alors du statut d’indigènes à celui de Français et qui va créer un clivage dans le corps social des colonisés et qui fera des Juifs algériens, malgré eux, des complices du colonialisme. Le deuxième, c’est l’État d’Israël qui assimile tout Juif au sionisme et qui en fait le complice des crimes israéliens. Le troisième, c’est la manière dont l’État français organise la compétition des communautés non blanches (je considère la catégorie « Juif » comme une catégorie non blanche) en favorisant les Juifs par rapport aux sujets post-coloniaux. Pour moi, ces trois points expliquent d’un point de vue matérialiste cette première forme d’ensauvagement tendanciel. »

Voilà donc pour le premier mensonge.

Suit le mensonge par omission : Les juifs « auraient choisi la blanchité, le pouvoir ». Cette idée n’est pas fausse. Elle est fanonienne et elle relève de l’idéologie spontanée de tout sujet non Blanc : l’intégrationnisme. Mais sortie de son contexte, elle est amputée d’une partie essentielle du raisonnement qui la sous-tend. Dans le chapitre « Vous, les Juifs » de mon livre[3], j’écris en effet :

« On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. »

C’est la phrase qu’Illana Weizman aurait aimé que j’écrive, isolée de tout environnement explicatif mais voici ce qu’elle devient quand on la replace dans son contexte d’énonciation :

« Ce qui fait de vous de véritables « cousins », c’est votre rapport aux Blancs. Votre condition à l’intérieur des frontières géopolitiques de l’Occident. Quand je vous observe, je nous vois. Vos contours existentiels sont tracés. Comme nous, vous êtes endigués. On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. Comme nous. »

Comme nous, les indigènes. Le détail qui change tout puisque non seulement il entérine la non-appartenance des Juifs à la catégorie des Blancs, mais il crée une communauté de destin entre les Juifs et les indigènes. Plutôt embarrassant pour Weizman, mais venons-en à la diffamation.

L’antisémitisme pour moi serait donc « révolutionnaire ». Rien que ça ! La citation d’Illana Weizman est tirée d’une intervention filmée et visible sur la toile que j’ai faite en 2018, au Bandung du Nord, aux côtés de personnalités publiques comme Angela Davis, Françoise Vergès, Michèle Sibony et de nombreux militants antiracistes et anti-impérialistes. On voit mal comment une telle affirmation aurait évité le scandale qu’elle méritait tant chacune de mes interventions est scrutée au microscope. Revenons donc à la phrase incriminée telle que citée par Illana Weizman : « derrière l’hostilité envers les Juifs, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État-nation et de l’impérialisme. Derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire »

Cette citation est amputée d’une incise que je souligne ici : « Derrière l’hostilité envers les juifs, qui entérinera notre déchéance si on n’y remédie pas, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’Etat Nation et de l’impérialisme.» Dois-je vraiment expliquer au lecteur l’antinomie radicale qui existe entre « l’hostilité pour les juifs comme déchéance » et l’antisémitisme comme affect révolutionnaire ? En effet, plus tôt dans cette intervention, non seulement, je disais que l’antisémitisme était un « ensauvagement » mais que « cette régression pouvait prolonger notre servitude et à termes nous être fatale ». Et si je parle de « dimension révolutionnaire », c’est que je propose une manière dialectique de nous en sortir par le haut plutôt que de nous complaire dans la défaite ou nous noyer dans la bonne conscience, à savoir identifier dans chacune de nos régressions sa part de lumière : la critique des hiérarchies raciales, le nationalisme et l’impérialisme et y « remédier » de la manière suivante :

  • Combattre la manière dont l’Etat hiérarchise et organise la compétition des communautés non blanches, pour mieux combattre « l’hostilité envers les Juifs »
  • Combattre l’assimilation faite par Israël : juifs = sionistes, évidemment pour mieux combattre « l’hostilité envers les Juifs »
  • Faire devoir d’histoire en montrant que c’est le colonialisme (et non la communauté juive par sa propre volonté) qui a séparé les Juifs de leur histoire maghrébine et donc de nous, de nouveau dans le but de combattre « l’hostilité envers les Juifs ».

Toujours dans  le chapitre où je m’adresse aux Juifs, j’ajoute à propos du décret Crémieux :

« Vous ne pouvez pas ignorer que la France vous a faits Français pour vous arracher à nous, à votre terre, à votre arabo-berbérité. Si j’osais, je dirais à votre islamité. Comme nous-mêmes avons été dépossédés de vous. Si j’osais, je dirais de notre judéité. D’ailleurs, je n’arrive pas à penser au Maghreb sans vous regretter. Vous avez laissé un vide que nous ne pourrons plus combler et dont je suis inconsolable. »

J’arrête là car ce droit de réponse va finir par ressembler à une séance de torture pour mon accusatrice. Mais, la démonstration par les faits ayant été faite, Illana Weizman est mise devant une alternative : soit elle fait amende honorable, et on mettra tout cela sur le compte d’un trouble cognitif passager, soit elle persévère dans sa mauvaise foi et ses attaques diffamatoires, et il deviendra clair qu’elle poursuit des objectifs peu avouables qui excluent la véritable lutte contre l’antisémitisme. Lutte que je prétends mener à mon humble niveau pour toutes les bonnes raisons citées plus haut mais aussi et surtout pour conjurer le déshonneur.

 

Houria Bouteldja

 

[1] https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/illana-weizman-tous-les-racismes-proviennent-dune-meme-essence-quon-soit-juif-musulman-ou-noir/

[2] http://houriabouteldja.fr/de-linnocence-blanche-et-de-lensauvagement-indigene-ne-pas-reveiller-le-monstre-qui-sommeille/

[3] Les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016

 

 

Les habits neufs du sionisme de gauche  

« Le rabbin de Loubavitch, qui, à la fin du XIXe siècle s’est opposé de toutes ses forces à Theodor Herzl et au mouvement sioniste, était-il ‘’antisémite’’ ? Marek Edelman, membre du Bund, et l’un des chefs du ghetto de Varsovie, totalement opposé à la colonisation en Palestine, était-il ‘’antisémite’’ ? Les communautés de juifs orthodoxes de New York et de Jérusalem, qui s’opposent au sionisme, parce qu’ils y voient une atteinte à l’essence même de la foi juive, sont-elles ‘’antisémites’’ ? De même, des intellectuels d’origine juive, d’hier et d’aujourd’hui, comme Stéphane Hessel, Éric Hobsbawn, Maxime Rodinson, Harold Pinter, Pierre Vidal-Naquet, Tony Judt, Nom Chomsky, Judith Butler, et bien d’autres sont-ils antijuifs ? Tout comme les Palestiniens en lutte contre le pouvoir de l’État juif, qui les opprime, sont-ils judéophobes ? 

Il serait grotesque d’exiger des Palestiniens qu’ils ne soient pas antisionistes, alors qu’ils subissent une occupation et une colonisation prolongées menées au nom du projet sioniste, qui voit en leurs lieux de résidence la patrie du ‘’peuple juif’’ ? » 

Shlomo Sand, Une race imaginaire (2020)

 

Comment débuter un texte dans lequel il y a tant d’aspects à traiter ? Peut-être en commençant par expliquer sa raison d’être. Que les militants antisionistes – et l’antiracisme politique de manière générale– soient trainés dans la boue et diffamés n’a rien de nouveau. Nous sommes les cibles de réactionnaires de tous bords depuis bien longtemps. Une chose a pourtant changé récemment : la réaction sioniste se drape souvent d’habits non pas « progressistes » mais d’extrême gauche. Il n’est pas vraiment nouveau que la gauche, réformiste comme révolutionnaire, compte de fervents sionistes en son sein. Néanmoins, pendant un temps, ceux-ci étaient relativement isolés du fait qu’ils tenaient à leur appartenance quasi identitaire au camp de la « Révolution ». Récemment pourtant, on a vu une certaine convergence des luttes entre la réaction et quelques individus se réclamant d’une certaine extrême-gauche (laquelle ? nous l’ignorons). Cela permet d’une part à ces individus de trouver un espace « safe », loin des islamo-gauchistes propalestiniens, mais cela permet également à la réaction d’avoir de nouveaux relais qui ne sont pas de droite ou d’extrême-droite. Attention : ne surestimons pas ce phénomène, qui est loin d’être un mouvement de masse et qui se limite surtout à un travail idéologique. Ici pourtant, le nombre importe peu. C’est plutôt la diffusion de ces idées qui est inquiétante. Afin de tenter de traiter ce vaste problème de manière dépassionnée (mais politisée), nous nous attarderons sur deux textes qui ont été publiés ces derniers temps : un entretien (mené par Emmanuel Debono) avec Memphis Krickeberg, dans la revue Le droit de vivre (DDL, périodique de l’officine d’anti racisme moral, LICRA) ainsi qu’un texte, également signé par Memphis Krickeberg, dans un ouvrage dirigé par Alain Policar, Nonna Mayer et Philippe Corcuff (Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, éditions de l’aube, 2022). Ces deux textes hautement problématiques méritent que l’on prenne le temps d’y répondre.

L’idée qui semble rapprocher ces textes est celle que l’antisémitisme serait un impensé à gauche, voire que la gauche ne serait pas imperméable à l’antisémitisme. Or, les auteurs expliquent avant tout cette supposée porosité de la gauche à l’antisémitisme à travers la question du sionisme. Ces textes assimilent ainsi l’antisionisme à l’antisémitisme. Cela est d’ailleurs fait de manière assez explicite chez Memphis Krickeberg (M.K.), lorsqu’il répond à la question « L’antisionisme est-il d’après vous une forme d’antisémitisme ? » :

« Oui. L’antisionisme n’est pas une simple critique de la politique israélienne ou une caractérisation objective de certains traits de l’État juif. Israël a des origines coloniales tout en étant le résultat d’un mouvement de libération nationale. L’antisionisme constitue un dispositif de délégitimation d’Israël qui dénie l’étaticité aux Juifs. »

C’est à cette idée que nous souhaitons nous attaquer ici, car elle repose sur une méconnaissance assez importante de l’histoire de l’antisémitisme, du sionisme, mais également de l’impérialisme (puisque c’est la gauche anti-impérialiste qui est visée). Ce n’est pas vraiment la personne de M.K. qui nous intéresse ici, mais plutôt les idées qu’il défend et que nous entendons discuter(ici). Il est d’ailleurs intéressant de noter que sa position semble avoir évolué, puisque dans un texte co-signé par M.K. de 2019, déjà assez problématique, on pouvait lire « notre propos n’est donc pas ici d’affirmer que l’antisionisme ou l’anti-impérialisme de la gauche produiraient d’eux-mêmes, par leur seule structure argumentative et les représentations qu’ils charrient, de l’antisémitisme[1] ».

Avant tout, un point de précision semble nécessaire. Dans le chapitre du livre collectif Les mots qui fâchent, M.K. écrit que « la lutte contre l’antisémitisme est souvent, dans ce cadre, adossée à un agenda ‘’républicain’’ hostile aux luttes sociales » (p. 10). Ce point est assez intéressant puisque M.K. n’a aucun problème à s’allier avec le camp républicain en accordant un entretien à la revue DDV. L’entretien lui-même est dirigé par Emmanuel Debono, farouche adversaire de l’antiracisme politique (pas assez universaliste à son goût) et dont les articles sont régulièrement repris par le « Comité laïcité République ». Ce même numéro de la revue DDV, consacré à la question de l’antisémitisme donc, comporte également des contributions de Rafaël Amselem dont les analyses sont on ne peut plus libérales, de Pierre-André Taguieff, un des vrais et plus anciens théoriciens islamophobes, à qui nous devons le fameux mot fourre-tout d’« islamo-gauchisme » ou encore de Xavier Gorce qui a notamment fait parler de lui en insultant et en méprisant les gilets jaunes. Avant même de lire l’entretien, la question qui se pose est donc la suivante : pourquoi continuer à se réclamer de la gauche radicale ? Parler de « capitalisme » ne suffit pas pour se dire de gauche. Par contre, s’exprimer dans un journal de droite n’a rien d’anodin. Déverser sa haine du mouvement pro-Palestinien dans un journal tel que DDV n’est pas neutre. Cela en dit long sur les positions politiques de M.K. avant même d’avoir lu l’entretien. M.K. entend pourtant s’ancrer dans une certaine tradition de gauche par ses références, de l’École de Francfort aux écrits de Moishe Postone. Or, ces diverses références sont souvent récitées sans aucun recul critique, tel un mantra. M.K. n’a donc de cesse de répéter que l’antisémitisme est un phénomène structurel, intrinsèquement lié au capitalisme, sans jamais expliquer ce en quoi ce phénomène est structurel. Il écrit ainsi, pour expliquer l’antisémitisme :

«L’antisémitisme est tendanciellement produit par la société capitaliste en tant que conscience mystifiée, comme l’a montré l’historien Moishe Postone. Le capitalisme est fondé sur la domination abstraite de la logique de la valeur qui s’impose à tous : le travailleur vend sa force de travail pour survivre et le capitaliste accumule constamment pour ne pas faire faillite. Or la compréhension de cette domination n’est pas spontanément donnée à l’individu qui tend à expliquer sa situation en personnifiant la logique abstraite du capital sous les traits de groupes malfaisants (les patrons, l’oligarchie… et in fine les Juifs). »

Voilà une explication, pour le moins réductrice, du fonctionnement du capitalisme. Mais même si l’on accepte celle-ci, cela ne fait en rien de l’antisémitisme un phénomène structurel[2]. D’une part, M.K. n’explique aucunement ce qu’il entend par « domination abstraite de la logique de la valeur qui s’impose à tous ». Sans rentrer dans le détail, le texte de Postone auquel se réfère sans doute M.K. est un texte intitulé « Antisémitisme et national-socialisme », dans lequel Postone différencie l’antisémitisme moderne des autres formes de racisme en cela que les formes de racisme habituelles prêteraient à l’Autre un pouvoir concret, alors que dans l’antisémitisme, ce pouvoir serait abstrait et prendrait la forme d’une « mystérieuse présence, insaisissable, abstraite et universelle[3] ». De là viendrait le fait que l’antisémitisme moderne emprunterait souvent les traits du conspirationnisme. On retrouverait ainsi dans une certaine réinterprétation de l’idée marxienne de valeur ce pouvoir insaisissable que l’antisémitisme attribue aux Juifs (abstraction, mobilité, etc.). Or, cette explication nous semble très loin d’être suffisante si l’on entend expliquer le caractère structurel de l’antisémitisme. Si l’antisémitisme attribue aux Juifs un pouvoir abstrait, celui-ci peut très bien leur être attribué dans un autre système que le capitalisme (ce qui a d’ailleurs été le cas dans la judéophobie plus ancienne). De plus, le caractère structurel ne découle aucunement des accusations contre les Juifs (ils engendrent le capitalisme et le socialisme, etc.) mais de l’imbrication des structures profondes de l’antisémitisme à la logique du capital. Ce qui fait, selon nous, défaut à cette compréhension de l’antisémitisme est l’absence d’ancrage de celui-ci dans les structures même du capital (dans des structures tout court pourrait-on même dire), voire dans le système capitaliste. Dans un entretien vidéo qu’il a accordé au média « Akadem TV », M.K. insiste pourtant sur le fait que l’antisémitisme serait un phénomène de la société capitaliste[4], sans jamais expliquer ce qui relie l’antisémitisme et le capitalisme. Alors que de plus en plus d’auteurs entendent démontrer le caractère systémique et structurel de l’antisémitisme, les « structures » et le « système » dans lequel celui-ci est censé s’inscrire, très peu arrivent à expliquer de manière convaincante ce qui fait de l’antisémitisme un système ancré dans des structures (à part des structures mentales peut-être). Ce point rend leur argumentaire assez peu convaincant et semble plutôt desservir la compréhension de l’antisémitisme. C’est bien de ça qu’il faudrait débattre plutôt que de chercher à savoir si l’antisémitisme assimile les Juifs à l’abstraction de la valeur sous le capitalisme. Pourtant, ce n’est pas un hasard si M.K. se réfère à Postone & co. Ce n’est pas tellement parce qu’il aurait étudié avec assiduité leur travail, mais bien parce qu’il a besoin de cela pour se rattacher à un certain « camp » au sein de la gauche radicale (alors qu’il a sans doute plus de points de convergence avec la droite). D’où le fait qu’il ne cesse de psalmodier son Postone, sans jamais s’approprier la pensée de ce dernier. D’ailleurs, l’idée même d’expliquer l’antisémitisme ou toute autre forme de racisme comme une « conscience mystifiée » (comme il le fait dans l’entretien publié dans DDV) est justement ce qui s’oppose à toute explication structurelle et ce qui donne des assises à l’antiracisme moral – tel qu’il peut parfois être porté par la LICRA pour servir son agenda réactionnaire ou par SOS Racisme.

Les débats autour des rapports entre antisémitisme et capitalisme sont très pertinents et riches, mais nous n’avons pas le temps d’y consacrer un article car ce n’est pas réellement là que réside le nœud du problème. La vraie question est plutôt celle de l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme. Prenons l’argument phare développé par M.K. : si la critique d’Israël n’est pas nécessairement antisémite, nier la légitimité d’Israël serait antisémite car cela reviendrait à nier le droit aux Juifs d’avoir un État.

Tout d’abord, pour quelqu’un qui entend lutter contre l’antisémitisme, il est très étonnant de partir du même postulat que toute une frange de l’antisémitisme européen : les Juifs n’auraient pas d’État (et donc, selon les sionistes, il serait nécessaire de créer leur État). Pourtant, loin les considérer comme « errant », nous les considérons bien comme des citoyens. Les Juifs ont un État. Les Juifs français sont des Français, les Juifs allemands sont des Allemands, etc. Ce serait un véritable défi historique que celui consistant à vouloir démontrer en quoi des Juifs polonais ont un quelconque droit légitime à revendiquer l’existence d’un Etat en Palestine. C’est justement l’une des caractéristiques de l’idéologie sioniste (qu’elle partage avec l’antisémitisme) que de vouloir uniformiser les différentes populations juives. Comme l’écrit le romancier Ghassan Kanafani, dans son étude sur la littérature sioniste, l’objectif du sionisme était de faire des Juifs un peuple homogène, alors qu’il n’existait aucune cohérence géographique, civilisationnelle, économique, culturelle ou politique jusqu’alors[5]. Même d’un point de vue religieux les différences étaient importantes[6]. M.K. reprend pourtant l’idée, ancrée de longue date, du Juif errant, sans Etat, ni nation, lorsqu’il accuse les antisionistes de vouloir dénier le droit aux Juifs à avoir un État. Justement, la lutte contre le sionisme est également une lutte pour que les personnes juives soient reconnues comme étant françaises, anglaises, etc. Selon nous, la lutte contre l’antisémitisme signifie également lutter pour que les Juifs soient reconnus et traités comme des citoyens dans leur pays. D’autre part, l’antisémitisme féroce en Europe, tel qu’il s’est développé aux XIXème et au début du XXème siècle, ne justifie aucunement l’expropriation des terres et la colonisation sioniste en Palestine (Palestiniens qui n’ont rien à voir dans cet antisémitisme). Il est important de souligner que l’émigration juive en Palestine ne s’est réellement accélérée qu’après l’accession d’Hitler au pouvoir (1933) en Allemagne[7]. Au milieu du XIXe siècle, il y avait 11 800 juifs en Palestine, puis 24 000 à la fin du XIXe siècle (sur environ 500 000 habitants). L’émigration effective en Palestine, afin d’y créer des colonies agricoles, était donc loin d’être un mouvement de masse au début du XXe siècle. L’objectif des résistants à l’antisémitisme n’était donc pas la colonisation de la Palestine, mais bien la fin de l’antisémitisme en Europe. Il est étrange que pour des chercheurs tels que M.K., la lutte contre le sionisme passe avant la lutte contre l’antisémitisme. Si l’on accepte l’idée selon laquelle l’antisémitisme serait sous thématisé à gauche, on peut également l’expliquer par l’absence de toute perspective de lutte contre l’antisémitisme chez les tenants de l’anti-anti-sionisme.

Par ailleurs, cette idée selon laquelle l’Etat des Juifs serait en Palestine, ignore totalement que des personnes vivent déjà sur cette terre. L’idée sous-jacente est la vieille rengaine « une terre sans peuple pour un peuple sans terre. » Nous venons d’insister sur le fait que les Juifs ne constituent pas un peuple homogène et que, de plus, ils ne sont pas « sans terre ». Mais il faut également insister sur le fait que la terre en question n’est pas « sans peuple ». Le projet d’Etat israélien est un projet colonial qui est fondé sur l’idée même d’expropriation et de ségrégation. Si l’on veut absolument créer un « Etat juif », alors pourquoi ne pas créer cet Etat en France ou en Allemagne, dans des pays qui ont activement participé à la solution finale ? Les quelques autres solutions envisagées par les sionistes étaient la création du Judenstaat en Ouganda ou en Argentine – bref, toujours hors de l’Europe, alors que le sionisme est intrinsèquement européen. Si la solution palestinienne l’a emporté, c’est bien parce que l’acception pseudo-religieuse l’a emporté sur l’idée de créer un « refuge » pour les Juifs.

Intéressons-nous donc désormais à l’argument pseudo-religieux qui ferait de la Palestine la terre d’un peuple juif mythique : Eretz Israël. Rappelons d’une part qu’il n’est aucunement question d’un État ici (et pour cause, ce terme est bien antérieur aux États modernes). Outre le fait que l’Ancien et le Nouveau Testament ne sont pas des livres d’histoire, un autre argument nous semble central. Dans son ouvrage Le royaume de Dieu et le royaume de César, le kabbaliste Emmanuel Levyne écrit que Sion est le royaume de Dieu et que pour y rentrer, il faut renoncer à la possession de la Terre Promise. Cette idée va de pair avec celle, défendue par d’autres figures du judaïsme, selon laquelle il faudrait préparer l’arrivée du Messie là où l’on se trouve (et qui ne faudrait donc pas se déraciner géographiquement). Enfin, l’idée de sionisme va à l’encontre des valeurs mêmes du judaïsme, telles que les défend Abraham Serfaty par exemple. Dans son Adresse aux damnés d’Israël (28 septembre 1982), il écrit ainsi :

Cette religion de paix, de justice, de respect mutuel, ils l’ont transformée en religion de haine, de guerre et d’injustice.

Quelle honte pour la mémoire sacrée de nos pères ! Des assassins tels que Begin et Sharon font massacrer par leurs mercenaires des femmes, des enfants, des vieillards au nom du judaïsme ! Quelle honte et quel sacrilège ![8]

Les défenseurs acharnés du sionisme ignorent toutes les traditions réellement émancipatrices du judaïsme pour n’en garder que la caricature proposée par le sionisme. Car en plus du crime (de sang) contre les Palestiniens, le sionisme commet également un crime « culturel » contre le judaïsme en effaçant son histoire et sa culture (un bon exemple en est la disparition du Yiddish qui était, auparavant, une langue vivante). L’homme israélien ne pouvait naître à la modernité occidentale dont il est l’un des derniers avatars qu’avec la destruction du yiddishland par le nazisme européen.

Cette confusion entre antisionisme et antisémitisme, constamment alimentée par la droite et ses relais, participe non seulement à la légitimation d’une entreprise coloniale et raciste en Palestine, mais affaiblit également la lutte contre l’antisémitisme réel. Ainsi, le « Réseau d’Action contre l’Antisémitisme et tous les Racismes » (RAAR), dans lequel M.K. s’investit, publiait un tweet soutenant les révoltes féministes en Iran, au motif que ce pays serait la « menace n°1 pour Israël » (tweet rapidement effacé par ses auteurs). Même dans son soutien à des luttes dans les pays du Sud, la « sécurité d’Israël » semble primer sur les luttes en question. De plus, il s’agit d’un argument étonnant de la part d’un groupe qui prétend subir sans cesse l’injonction  d’avoir à se positionner sur Israël. Qu’un réseau se disant lutter contre l’antisémitisme et « tous les racismes » soutienne Israël est assez parlant. Apparemment la ségrégation raciale que subissent les Palestiniens ne s’inscrit pas dans « tous les racismes ».

 

Aperçu de l’image

 

Les groupes comme le RAAR ou les chercheurs comme M.K. s’inscrivent dans un processus visant à mettre la main sur le concept de lutte contre l’antisémitisme – comme cherche à le faire le RN au parlement français. Les vrais antisémites, qui instrumentalisent l’antisionisme pour servir leurs fins, n’ont que faire de la colonisation de la Palestine (ils n’ont donc rien à voir avec l’anti-impérialisme, malgré ce qu’affirme M.K.). C’est un trait particulièrement saillant lorsque l’on se penche sur les arguments d’un Alain Soral (pas très original, mais son exemple permet de saisir ce qu’il y a d’antisémite derrière la rhétorique pseudo anti-sioniste de certaines figures fascisantes) : Soral ne lutte pas pour la libération de la Palestine, il présente le sionisme comme une menace pour la France. Soral aime ainsi entretenir soigneusement la confusion entre sionistes et Juifs (tout comme le font la plupart des défenseurs du sionisme). Le sionisme, qui est une idéologie politique coloniale, peut et doit être attaquée sans que l’accusation d’antisémitisme soit asséné à ceux qui le font. D’ailleurs rien d’étonnant dans le fait qu’un des arguments antisémites de Soral consiste à demander aux sionistes/juifs de dégager en Israël et de laisser tranquille la France !

Un autre argument que l’on trouve dans certains textes de M.K. est que les antisionistes se focaliseraient sur Israël alors que d’autres États sont nés à partir d’une violence similaire. Rappelons ici qu’il existe une différence entre la fondation d’un État sur une violence « légitime » (terme que l’on pourrait bien sûr discuter) et la fondation d’un État colonial, tel qu’Israël. Dans le cas d’Israël, il s’agit d’une violence exercée par des colons contre un autre peuple. De plus, l’État d’Israël est structurellement fondé sur le colonialisme de peuplement (donc de remplacement d’un « peuple » par un autre). On pourrait bien sûr comparer Israël à des Etats colons comme les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou certains États d’Amérique latine. A la différence près que, dans ces Etats (également fondés sur la base d’un colonialisme de peuplement), les seuls à encore oser trouver une légitimité à la fondation de leur Etat sont les néo-fascistes du type Trump ou Bolsonaro. Et Israël car dans ce pays même des organisations ou des individus dits de gauche tendent à minimiser la violence intrinsèque à la fondation de cet État ou en tout cas ne délégitiment pas ce dernier pour autant. Ainsi, non seulement Israël a été fondé en tant que colonialisme de peuplement, mais il continue à provoque le remplacement des Palestiniens par des lois et une structuration sociétale racistes. Si l’on voulait comparer l’État d’Israël à un autre État, alors il serait plus juste de le comparer à l’Afrique du Sud de l’apartheid (dont les conséquences se font encore gravement sentir aujourd’hui). Les lois raciales israéliennes constituent un cas unique aujourd’hui. Si d’autres États sont racistes, aucun ne comporte de lois basées sur un tel délire ethnico-religieux. Par exemple ladite loi du retour permettant à n’importe qui dans le monde se qualifiant de juif de pouvoir s’installer sur cette terre avec sa famille même non juive alors que des Palestiniens qui en sont pourtant originaires ne pourront même pas s’y faire inhumer. De plus, la nature coloniale israélienne n’est pas qu’intérieure, puisqu’Israël ne cesse d’essayer de s’étendre au détriment des Etats arabes de la région, Golan syrien, fermes de Shebba libanais, vallée du Jourdain et Eilat appartenant à la Jordanie.

Dernier argument développé par M.K. :

« […] l’anti-impérialisme met en sourdine l’internationalisme prolétarien au profit d’une division entre États impérialistes et ‘’peuples’’ opprimés. Adaptée aux luttes de libération nationale de la seconde moitié du XXe siècle, cette vision charrie une tendance à l’essentialisation des peuples qui, progressivement, se fait au détriment des Juifs. Ces derniers sont présentés comme étant du côté des impérialismes occidentaux et opposés au peuple palestinien, vertueux, dont toutes les expressions de ‘’résistance’’, y compris les plus régressives, apparaissent comme ‘’légitimes’’. »

Nous ne nous attarderons pas longtemps sur ce dernier argument, car celui-ci revient à méconnaître totalement l’anti-impérialisme contemporain. D’une part, ne surestimons pas l’importance de l’anti-impérialisme en France. Malgré le rôle moteur de la France dans l’impérialisme contemporain, il n’y a pas réellement de mouvement anti-impérialiste de masse en France, hélas…. En ce qui concerne l’état de l’impérialisme contemporain, nous renvoyons à ce texte de Paris Yeros[9]. D’autre part nier la polarisation croissante entre le Sud et le Nord est pour le moins aberrant. Il est certain que les rapports centre-périphérie ont évolué depuis les luttes de libération nationale d’après-guerre. Mais ils existent toujours. Ici, on pourrait oser un parallèle avec la lutte des classes : si les contradictions de classe ne sont plus les mêmes qu’à la fin du XIXe siècle, cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’existent plus. L’explosion d’Internet, les mutations dans le monde du travail, etc. n’impliquent aucunement la fin de la lutte des classes, mais plutôt leur transformation. De plus, il est totalement faux d’écrire que l’anti-impérialisme essentialise les peuples. Nous n’avons de cesse de dénoncer les soutiens dont bénéficie l’impérialisme au sein même des pays sous domination impérialiste, comme le font également les économistes indiens Prabhat et Utsa Patnaik dans leurs travaux sur l’impérialisme[10]. Ces derniers démontrent notamment l’imbrication de l’impérialisme et du néolibéralisme dans les mesures prises (comme le Budget Management Act, en 2004, par exemple) en Inde et dans l’insécurité alimentaire du pays. Leurs travaux ont proposé une relecture assez considérable du concept d’impérialisme. Plutôt que de caricaturer l’anti-impérialisme, M.K. serait bien inspiré de se plonger dans les travaux les plus récents sur cette question. Les militants décoloniaux pointent d’ailleurs régulièrement du doigt la complicité entre l’élite dirigeante palestinienne et l’Etat sioniste. De plus, nous ne présentons pas les mouvements de libération nationale comme intrinsèquement vertueux. En fait, la question de savoir si ces mouvements sont « vertueux » ou non ne nous intéresse pas vraiment. Nous considérons, par contre, qu’il faut différencier l’idéologie de tel ou tel groupe de leur rôle objectif. Lors de la lutte de décolonisation algérienne par exemple, le FLN comptait un vaste éventail d’idéologies. Pourtant, cela aurait été une erreur d’attendre une pureté idéologique du FLN avant de le soutenir dans sa lutte de libération. C’est la même attitude qu’a eue C.L.R. James devant le mouvement de Marcus Garvey (qui n’avait pas grand-chose de « progressiste »). Si James exprime sa méfiance idéologique vis-à-vis de ce mouvement, il rajoute :

« Garvey a cependant accompli une chose importante : il a donné aux Noirs américains la conscience de leurs origines africaines et suscité pour la première fois un sentiment de solidarité internationale parmi les Africains et les gens d’origine africaine. Dans la mesure où ce sentiment est dirigé contre l’oppression, il permet un pas dans la direction du progrès[11]. »

Ici, James ne soutient pas le mouvement de Garvey idéologiquement, mais il en propose une lecture politique – s’intéressant au rôle objectif qu’a ce mouvement. Si l’on attend d’un mouvement qu’il soit pur idéologiquement avant de le soutenir, alors n’aurait-il pas fallu s’empêcher de soutenir le rôle essentiel joué par les staliniens en France et en Allemagne dans la résistance au nazisme ? Rendre hommage aux martyrs de la résistance fait-il de nous des complices du goulag ? Il est évident que nombre de mouvements de libération nationale peuvent être perçus comme non-progressistes depuis l’Europe ou les États-Unis. Mais après tout, pourquoi devraient-ils l’être ? L’objectif n’est pas de cocher toutes les cases du progressisme mais d’atteindre un objectif. Et c’est en fonction de cet objectif que chaque mouvement de libération nationale devrait être jugé. Ainsi, si l’on s’interdit de soutenir tel mouvement de résistance palestinien sous prétexte qu’il ne serait pas féministe (par exemple), alors on participe également à retarder la libération des femmes palestiniennes, car celles-ci sont également victimes du colonialisme israélien (les rapports de genre étant ancrés dans les structures coloniales). Inutile qu’un mouvement de libération en Palestine se présente comme  féministe, en luttant contre l’oppression israélienne il participe d’une meilleure condition pour les femmes palestiniennes. C’est ce rôle objectif qui doit être évalué et c’est à l’aune de celui-ci que nous devrions décider si nous soutenons ou pas tel ou tel mouvement.

Pour conclure, nous pourrions dire que le problème n’est pas que ce genre de position existât. Après tout, la gauche a toujours compté des figures soutenant des politiques racistes ou coloniales. Ce qui nous inquiète davantage est l’acceptation de plus en plus grande de ces positions chez certains militants ou intellectuels de gauche. Rappelons-le ici : débattre des théories marxiennes de la valeur est une chose, mégoter son soutien à la lutte palestinienne voire soutenir le colonialisme en est une autre. On peut bien sûr avoir des désaccords entre camarades, mais il doit également exister des lignes rouges. Finalement, les sionistes peuvent ranger leurs révolvers, l’anti-impérialisme ne semble pas vraiment être une préoccupation majeure pour tout un ensemble de la gauche blanche.

 

Selim Nadi, Youssef Boussoumah

 

[1] Camilla Brenni, Memphis Krickeberg, Léa Nicolas-Teboul, Zacharias Zoubir, « Le non sujet de l’antisémitisme à gauche », Vacarme, n°86, 2019/1, p. 36-46.

[2] Ici, notre objectif n’est pas de nier la qualification de l’antisémitisme comme structurel, mais plutôt d’insister sur la faiblesse de la démonstration de M.K.

[3] Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme » in Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, op. cit., p. 95 à 121.

[4] https://www.youtube.com/watch?v=U3ymAaelCE4

[5] Ghassan Kanafani, On Zionist Literature, Liberated Texts, Oxford, 2022, p. 7.

[6] Voir sur ce point les différents textes d’Abraham Serfaty sur les Juifs arabes (par exemple).

[7] Sur ce point, voir S.H. Sitton, Israël, immigration et croissance, éditions Cujas, 1963.

[8] p. 30.

[9] https://qgdecolonial.fr/2021/03/10/un-nouveau-bandung-pour-affronter-la-crise-actuelle/

[10] On pourra trouver un bref aperçu de leur théorie de l’impérialisme dans cet entretien disponible en français : https://www.contretemps.eu/histoire-agraire-imperialisme-entretien-utsa-patnaik/ .

[11] C.L.R. James, Histoire des révoltes panafricaines, éditions Amsterdam, Paris, 2018, p. 88.

 

Édito #58 – Nous sommes si bons – À propos du Qatar bashing

Haro sur le Qatar, haro sur les barbares !, s’écrient nos démocrates. Jamais l’injonction au boycott d’un Mondial, pas même au moment de la Coupe de 1978 dans l’Argentine fasciste, n’a été aussi forte. Tout condamne, il faut dire, l’organisation de la Coupe du Monde par ce pays : l’insouciance criminelle des normes requises pour préserver la planète d’une aggravation du dérèglement climatique (ainsi les stades érigés en plein désert sont-ils climatisés), le traitement réservé aux travailleurs migrants venus construire des stades en toute hâte parfois au péril de leurs vies, et plus généralement, le mépris de l’humanité par un régime archaïque et tyrannique.

Ainsi, quand on est bons et qu’on partage des valeurs opposées à celles du vilain petit Qatar, on boycotte. C’est la raison pour laquelle les médias, caisse de résonnance de la sagesse occidentale, parlent positivement des migrants, ou des immigrés, en dénonçant leurs conditions de vie, la façon dont ils sont quasi esclavagisés. A la bonne heure !

Les immigrés sont mis en esclavage, vous rendez-vous compte ? Il y a belle lurette que par chez nous, en République, l’esclavage a été aboli ! Certes, l’esclavage en Libye est directement lié à l’intervention française sous direction de Sarkozy et Bernard-Henri Lévy. Certes, l’ancien président de la République devait des sommes exorbitantes à l’autocrate de Tripoli qui avait été mis à contribution pour financer la campagne victorieuse de 2007 de l’ancien ministre de l’intérieur. Certes, certes, mais c’est tout de même différent. Puisque c’était pour libérer le peuple libyen de son tyran. Nous sommes si bons.

En France, nul traitement de ce genre envers les migrants puisque, dans la plupart des cas, nous leur signifions, tant qu’ils sont sur leurs frêles esquifs, que nous ne les accueillerons pas et que, si nous les laissons accoster sur nos côtes parce que par exemple en bons démocrates nous n’osons pas être aussi cash que l’héritière de Mussolini, Méloni, c’est pour les renvoyer dans leurs pays respectifs ou, peut-être, ils subiront l’enfer. Mais enfin, ce n’est pas notre faute s’ils vivent en Barbarie. Et ce n’est pas notre faute non plus s’il y a à peine un an, des pêcheurs ont retrouvé des corps flottant de migrants au large de Calais. Souvenez-vous, c’était la faute des passeurs. Pareil pour le petit Aylan. Vous voyez bien que ce n’est pas pareil. Nous sommes si bons.

Nous qui sommes les véritables héritiers de l’universalisme. Alignés sur les obsessions de mesdames Fourest, Badinter et Aram, n’avons-nous pas, les premiers, coupé une mèche de cheveux pour soutenir le juste combat des Iraniennes ? Nous sommes si bons. A ce titre, l’attitude de Hugo Lloris, gardien de but de l’équipe de France, nous ridiculise un peu. Il refuse d’arborer un brassard en solidarité avec les LGBT arguant du respect des coutumes du Qatar.

L’Allemagne nous vole la vedette, elle qui va afficher sa solidarité au risque de payer une amende. Certes, si les Allemands sont à la pointe de la lutte internationale contre l’homophobie, c’est que les nazis avaient mis les homosexuels en camps de concentration avec un triangle rose cousu sur la loque couvrant leur poitrine. L’indignation contre le Qatar – qui n’a, re-certes, rien à voir avec Auschwitz – est une belle occasion pour les laver de tout. Ils sont si bons. Honte sur Lloris.

Enfin, la clim’ partout. Quel scandale !  Certes, le détraquement de la planète est largement de notre fait. Certes, nous avons largement contribué à faire de l’Arabie saoudite et des autres pétromonarchies ce qu’elles sont. Certes, les terminaux pour gaz de schiste dans le port du Havre ou la possible remise en marche des centrales à charbon ou des mines, c’est un peu ennuyeux, mais tout de même, l’exploitation des matières fossiles indispensables à nos économies, quel scandale ! Nous sommes si bons.

L’appel au boycott du Mondial au Qatar n’est rien d’autre que le nom d’une névrose. Le Qatar dans toutes ses outrances est à l’image du monstre capitaliste qui l’a engendré. L’appel au boycott est le nom d’un déni. Celui du refus de reconnaître sa progéniture. Cachez donc ce Qatar que nous ne saurions voir. Il n’est que le miroir concentré de la violence pluriséculaire occidentale. A ce titre, la présence de Gérald Darmanin à la cérémonie d’ouverture de la compétition est une offense supplémentaire à la mémoire des migrants morts pour des stades construits à toute vitesse dont les frères de condition meurent près des côtes françaises.

 

 

 

Édito #57 – Taha Bouhafs est-il raciste ?

En juin 2020, au lendemain d’une manifestation contre les violences policières organisée par le Comité Adama, jeune homme Noir mort en 2016 après son interpellation par des gendarmes, Linda Kebbab, déléguée nationale du syndicat de police Unité SGP-FO, est invitée sur franceinfo. Elle affirme alors que, tout en comprenant « la colère et la souffrance » de la famille d’Adama Traoré, son décès n’avait « absolument rien à voir » avec celui de George Floyd aux États-Unis, mort étouffé après son interpellation.

Sur son compte Twitter, Taha Bouhafs commente ces déclarations, en détournant l’acronyme ADS (adjoint de sécurité) et en qualifiant la syndicaliste policière d’ « ADS: Arabe de service ». Un tweet supprimé quelques minutes plus tard car « provoquant », avait-il expliqué.

En raison de ce message, la cour d’appel de Paris a, le 27 octobre dernier, confirmé le jugement du tribunal correctionnel qui, en septembre 2021, avait déclaré Taha Bouhafs coupable du délit d’injure publique à raison de l’origine.

Il a été condamné au paiement d’une amende de 1.000 euros avec sursis, et au versement de dommages et intérêts, d’un montant de 2.000 euros pour Linda Kebbab et 1 euro pour la LICRA.

Pour justifier cette décision, la cour d’appel de Paris a estimé que les propos étaient « outrageants », et avaient « également un caractère raciste puisqu’ils réduisent l’intéressée à son origine arabe, qui lui interdirait de défendre certaines idées sous peine d’être automatiquement présentée comme un alibi de son syndicat ou de l’institution policière ».

En bref, Taha Bouhafs a été condamné pour « racisme » pour avoir qualifié Linda Kebbab d’ « Arabe de service ».

Cette séquence fait étrangement écho avec les mots de Malcom X :

« À l’époque de l’esclavage, quand les Noirs comme moi parlaient aux esclaves, ils ne le tuaient pas, ils envoyaient un nègre de maison, pour contredire ce qu’ils disaient. Vous devez lire l’histoire de l’esclavage pour comprendre ceci. Il y avait deux types de nègres. Il y avait le nègre de maison, et le nègre des champs. Le nègre de maison prenait toujours soin de son maître. Quand le nègre des champs s’éloignait un peu trop, il le retenait, l’empêchait de progresser. Il le renvoyait dans les plantations. Le nègre de maison pouvait se le permettre, car il vivait mieux que le nègre des champs. Il mangeait mieux, s’habillait mieux, et il vivait dans une plus confortable maison. Il vivait juste à côté de son maître, au grenier ou dans le sous-sol. Il mangeait la même nourriture que son maître, et il était habillé de la même façon. Et il pouvait parler comme son maître. Il était éloquent. Et il aimait son maître plus que son maître ne s’aimait lui-même. C’est pourquoi il n’aimait pas voir son maître blessé. Si le maître était malade, il disait : « Que se passe-t-il Monsieur, sommes-nous malades ? » Quand la maison du maître prenait feu, il voulait essayer d’éteindre le feu. Il ne voulait pas que la maison de son maître brûle. Il n’a jamais voulu que la propriété de son maître brûle. Et il la défendait, plus que son maître ne la défendait. C’était le nègre de maison.

 Mais alors, vous aviez quelques nègres des champs, qui vivaient dans des huttes, qui n’avaient rien à perdre. Ils portaient les pires vêtements. Ils mangeaient la pire alimentation. Et ils subissaient l’enfer. Ils se prenaient des coups de fouet. Ils détestaient leurs maîtres. Oh oui, ils les détestaient. Si le maître tombait malade, ils priaient pour que le maître meurt. Si la maison du maître prenait feu, ils priaient pour qu’un vent plus fort ravive le feu.

 C’était la différence entre les deux. Et aujourd’hui, vous avez toujours des nègres de maison et des nègres des champs.

 Je suis un nègre des champs. »

Cette théorisation des « nègres des champs » et des « nègres de maison » a nourri le mouvement décolonial et l’antiracisme politique depuis leurs débuts. Car le racisme d’État, le racisme institutionnalisé, n’a pas cessé, et se retrouve dans tous les pays du monde, avec ses spécificités. Dans l’Algérie coloniale cette réalité décrite par l’énoncé “Arabe de service” existait aussi. Et on pourrait très bien lui substituer le terme « Béni-oui-oui », c’est à dire de la tribu de ceux qui disent toujours oui au pouvoir colonial. Il désignait les collaborateurs indigènes utilisés comme intermédiaires de sa politique répressive, notamment comme élus dans les assemblées locales. Les indigènes utilisaient également un autre mot les “tourni” à savoir les retournés. En France actuelle, l’on ne parlerait ainsi pas de « nègres de maison », ni de « beni-oui-oui » mais d’ « Arabes/Noirs de service », pour désigner ceux d’entre nous qui participent EN TANT QUE Arabes et Noirs au maintien du système racial.

Sans mettre en doute la conviction de Linda Kebbab de n’être parvenue à la place qu’elle occupe aujourd’hui que grâce à ses propres efforts et compétences, non, ça n’est pas sans importance pour l’institution policière, bras armé de l’État racial, qu’elle soit une femme Arabe, et qu’elle fût dépêchée sur les plateaux télé à la suite d’un rassemblement antiraciste d’ampleur pour torpiller cette mobilisation.

Ça n’était pas non plus un hasard si Rachida Dati, Fadela Amara et Rama Yade avaient été nommées ministres à la suite des émeutes des banlieues de 2005. Il fallait justement éteindre le feu qui couvait et risquait d’embraser la maison des maîtres.

Dire cela n’est que décrire une réalité sociale et politique. Et le condamner revient à criminaliser l’antiracisme politique : si la cour d’appel de Paris était conduite à juger Malcolm X aujourd’hui pour ses propos, ou un Antillais qui emploierait le qualificatif de « bounty », alors elle les condamnerait.

On ne peut donc qu’inviter la justice française, pour paraphraser Malcolm X, à « lire l’histoire de l’esclavage » et de la colonisation « pour comprendre » ce qu’a voulu dire Taha Bouhafs. Lequel ne peut, à la lumière de ces considérations, à aucun moment être considéré comme raciste.

« Homophobie soft », adresse à la Dilcrah, à Isabelle Rome, à leurs idiots utiles mais aussi à tous les copains

Frères et soeurs décoloniaux, amis de l’émancipation humaine, prenez toute attaque malhonnête contre notre camp comme une épreuve de Dieu. Il faut apprendre à les considérer comme une aubaine pouvant nous permettre d’affûter nos arguments mais aussi de visibiliser nos analyses qui globalement souffrent de déformation et de marginalisation. Une occasion nous est offerte par les tweets de la Dilcrah et d’Isabelle Rome, ministre déléguée chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce serait bête de ne pas en profiter.

Les faits :

Le vendredi 28 octobre, la Dilcrah tweetait :

« La #Dilcrah dénonce ce discours haineux. L’#homophobie n’est jamais « soft ». Elle doit être combattue partout, sous toutes ses formes, car ses conséquences sont bien réelles ».

Immédiatement, Isabelle Rome, lui emboite le pas :

« Ces propos sont absolument intolérables. Il n’y a pas d’homophobie « soft ». L’homophobie n’est pas une opinion. Elle est punie par la loi. Nous continuerons à combattre partout toutes les haines anti-LGBT. Elles sont un poison pour notre cohésion ».

Ces réactions avaient été précédées d’une polémique sur twitter provoquée par l’extrême droite qui a balancé une vidéo tronquée dans laquelle je prononce les mots « homophobie soft ». De ce montage, on ne saura ni le contexte ni le sens puisque la manoeuvre consiste précisément à servir des desseins qui sont tout sauf la lutte contre l’homophobie, lutte qui – Ô ironie – était au cœur de mon propos. La vidéo n’a pas manqué sa cible : les belles âmes se sont émues et le scandale a éclaté jusqu’à chatouiller les oreilles chastes de la Dilcrah et du gouvernement. Waouw !

Je propose ici d’analyser froidement les intentions des acteurs ayant participé à la cabale et ensuite de revenir brièvement sur le sens réel de mon propos.

1/ Les acteurs et leurs intentions :

Il est en effet des intentions transparentes et d‘autres qui le sont moins. Ce qui est transparent c’est la diabolisation de l’antiracisme politique et la manipulation des progressistes de la part de l’extrême droite et du pouvoir. Ce qui l’est moins, ce sont les intentions des faux amis de l’antiracisme et de certains indigènes en mal de notoriété.

– Acteur number 1 : L’extrême droite qui depuis de nombreuses années est passée virtuose dans sa maitrise des failles de la gauche progressiste, et en particulier celle qui a des tendances « islamo-gauchiste » mais dont le progressisme niais et l’humanisme abstrait la rendent ultra vulnérable à n’importe quelle attaque. Il va de soi que l’extrême droite homophobe et/ou homonationaliste (ce n’est pas contradictoire), non seulement se fout de la lutte contre l’homophobie mais il va encore plus de soi qu’elle la soutient dans son projet nationaliste qui ne saurait se passer des structures hétérosexistes de l’Etat national/impérialiste. Cela devrait suffire à la disqualifier lorsqu’elle lance des polémiques sur ce thème, mais c’est le contraire qui se passe. D’abord parce que le pouvoir est de connivence avec elle – puisqu’il la relaie et surenchérit – mais aussi parce que la gauche n’est pas armée intellectuellement pour lui répondre. Tel un emmental, on y entre par toutes ses béances. L’extrême droite aurait tort de se refuser ce plaisir.

-Acteur number 2 : Le pouvoir et ses appareils idéologiques (la Dilcrah par exemple) qui, je viens de le dire, relaient l’extrême droite d’abord et avant tout parce que les islamo-gauchistes sont plus menaçants pour l’ordre capitaliste que l’extrême droite. « Plutôt Hitler que le Front Populaire ». Adage apparu au milieu du 20éme siècle mais dont l’esprit est aussi ancien que la lutte des classes. Tellement transparent qu’il est inutile de s’y attarder plus.

-Acteur number 3 : Les faux amis de l’antiracisme politique du genre Illana Weizman, la nouvelle conscience « antiraciste » qui prêche depuis son perchoir (oui parce que la « conscience » est toujours en surplomb, ce qui oblige les petites gens comme nous à lever la tête quand on la regarde). Plus subtile que la catégorie des idiots utiles (voir plus bas), elle ne dit pas explicitement que je suis homophobe mais elle me situe dans la chaine de causalité qui produit l’homophobie : « Parler de soft ou de hard discriminations quelles qu’elles soient, c’est faire l’erreur d’évacuer la question du système qui a besoin de toutes les occurrences – faibles et fortes pour le dire autrement – pour se maintenir ». Joliment tenté ! Les progressistes vacillent comme ils vacillent quand elle accuse la gauche de nier l’antisémitisme. Je reviendrai dans la deuxième partie de cet article sur la bouffonnerie de cette « démonstration » mais attardons-nous d’abord sur ses intentions. Très simplement, elle cherche à casser la dynamique de l’antiracisme politique qui ne se contente pas d’additionner les racismes et de les dénoncer mais qui d’une part les articule avec l’impérialisme et qui d’autre part révèle la manière dont l’Etat hiérarchise les communautés victimes de racisme, les manipule et les oppose les unes aux autres. S’attaquer à ma supposée homophobie, c’est juste pour elle une occasion de poursuivre sa diatribe déjà commencée contre moi puisque dans un entretien accordé au Bondy Blog elle affirme  à mon propos : « Donc être antisémite, pour elle, c’est être révolutionnaire ». Voili voilà ! Si la sorcière est homophobe, elle en sera d’autant plus vraisemblablement antisémite. N’est-ce pas Mathieu (militant antiraciste et féministe de EELV basé à Montreuil) qu’elle est antisémite ???

– Acteur number 4 : Les idiots utiles indigènes que je mets en bas de la hiérarchie des causes du fait qu’ils sont utiles mais pas absolument essentiels. Ils sont en ce sens les « partners juniors » du racisme républicain, catégorie parfaitement identifiée par les militants décoloniaux. Parasites, ils n’existent que parce que nous existons. Sans nous ils seraient orphelins d’un double maléfique grâce auquel ils monnaient une légitimité auprès des milieux gauchisants qui veulent bien être malmenés mais pas par les plus conséquents et les plus politiques des indigènes. Ces indigènes là ne pensent pas réellement, ne créent pas, n’inventent pas mais mangent la laine sur notre dos depuis fort longtemps. Ils sont la face respectable de l’indigénat « décolonial ». Ils font surenchère de radicalité sur les réseaux auprès de la blanchité radicale ou auprès de l’indigénat dressé par l’université mais seraient incapables d’assumer un dixième de leurs préntentions « intersectionnelles » face à un parterre d’indigènes de quartier. Leur légitimité d’un côté et leur salut de l’autre, viennent de ce qu’ils n’officient que sur les réseaux sociaux ou dans les espaces safe du monde académique qui boit leur parole en tant que « premiers concernés » même quand ils disent de la merde. De mémoire, Aimé Césaire disait « je suis le spécialiste de ma condition » et à ce titre, tout indigène à un savoir supérieur sur les Blancs à savoir qu’il connaît autant sa condition qu’il connaît les Blancs. Ce savoir est très utile dans la lutte décoloniale mais il peut aussi servir des projets individualistes : en l’occurrence celui de briller auprès de la frange molle de la gauche blanche que le « concerné » double, triple voire quadruple médaillé en oppressions diverses feint de combattre par un discours « décolonial » où la race est présente mais noyée dans un gloubi-boulga conceptuel dans lequel la dialectique sociale et politique disparaît au profit d’une nouvelle mystique aussi inoffensive qu’inconséquente[1]. Reconnaissons cependant à nos idiots de ne l’être que partiellement. Car en fait, des gens qui cherchent la lumière et qui se jouent des ambivalences blanches ne peuvent pas être à 100 % idiots. Ils ont même une intelligence de situation mise à profit pour leur petit commerce de cour, des espèces d’Iznogood de la toile qui au fond n’ont qu’une ambition à deux balles : devenir les califes des décoloniaux. Que cette triste ambition, par son aveuglement, serve aussi l’ambition des fafs, voilà qui n’est pas piqué des hannetons.

On voit bien, à travers les intentions de ces différents acteurs qu’ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs mais qu’ils convergent. Les uns cherchent à diaboliser l’antiracisme politique en travestissant la vérité et à manipuler les progressistes, Les autres cherchent la lumière et se placent dans un champ politique concurrentiel, mais à moindre frais et en faisant le jeu de l’ennemi.

2/ Ce que je dis vraiment

Commençons par dire que la formule « homophobie soft » n’est pas un concept et que nous ne l’avons jamais utilisée dans nos écrits. C’est même une formule creuse et superficielle qui ne dit pas grand-chose mais qui a été dite en toute confiance en compagnie de gens bienveillants et une ambiance fraternelle où c’est le contexte d’énonciation qui donne le sens de cette formule. Isolée, elle peut effectivement laisser libre court à des interprétations malheureuses. Or, et c’est là que tout devient intéressant, elle est prononcée dans un contexte particulier, à savoir chez deux streamers de l’underground militant…LGBT.

Les copains Dany et Raz, connus comme le loup blanc de tout internaute de gauche qui se respecte, m’ont en effet invitée en juillet 2022 dans un théâtre des Champs-Elysées et sont tous deux issus du milieu LGBT avec lequel ils ont des débats intenses et parfois conflictuels car défendant des positions minoritaires. Quant à l’audience, d’environ 150 personnes, elle était à l’image de Dany et Raz… principalement LGBT.

Question : alors que la formule incriminée était prononcée dans ce contexte, on peut se demander pourquoi elle n’a suscité aucune réaction négative alors que le stream était diffusé en direct et qu’il a fait au moins 20 000 vues ? On peut aussi se demander pourquoi l’intervention que j’ai faite a été tout le long accompagnée d’applaudissements nourris ? Les esprits les plus tordus diront que les participants ont été envoutés par la sorcière, les autres comprendront que le propos était bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Je vais donc une fois de plus, car je l’ai déjà fait à maintes reprises, EXPLIQUER. Je le fais parce que je suis absolument convaincue que dans le tas il y a des gens sincères qui veulent comprendre. Cette explication est pour eux. Les autres, ils peuvent, comme l’a dit récemment Danièle Obono, « aller manger leurs morts ».

Allons-y ! J’ai trois points :

– Premier point : J’ai parlé ce soir là « d’homophobie soft » pour dire que si l’homophobie existe bien dans les quartiers, elle est loin d’être aussi virulente qu’on le croit. Elle est largement partagée mais peut se résorber pour peu que le progressisme blanc renonce à civiliser la sexualité des quartiers selon des normes libérales et blanches. Mon constat n’était alors ni plus ni moins homophobe que celui de Bilal Hassani qui déclarait, en septembre dernier au micro de France Inter – je cite de mémoire – que pour les élèves des établissements scolaires périphériques qu’il a fréquentés, il était le « bizarre » mais il était « leur bizarre » et à ce titre leur protégé et que c’est dans les établissements scolaires plus huppés qu’il s’est fait insulter[2]. Aussi, quand Illana Weizman dit de l’homophobie, soft ou hard, qu’elle fait système, elle a raison et je la contredis d’autant moins sur ce point que j’ai toujours parlé de l’hétérosexisme comme d’une structure des Etats nations capitalistes. En revanche, faire l’économie de la différence de degré entre les violences ou encore entre les institutions qui la produisent et les gens qui la reproduisent nuit à l’analyse et donc aux stratégies de lutte. Comme le rappelle avec brio Morgane Merteuil dans une émission de Paroles d’honneur : « il faut hiérarchiser et cesser de faire des équivalences entre toutes les violences masculines. La violence d’un patron du Cac 40 ou de Macron n’est pas équivalente à celle de Quatennens et ses effets sont bien plus ravageurs sur la vie des femmes. En d’autres termes, viser juste, c’est viser l’Etat comme producteur de la chaine de violence ». Donc, voilà, parler d’homophobie « soft » dans ce contexte précis, c’est juste une manière rapide de resituer les reproducteurs de cette homophobie dans la longue chaine de production qui remonte à l’Etat, producteur, lui, de sa version « hard ».

– Deuxième point : Je l’ai dit plus haut, l’idée d’ « homophobie soft » ne fait pas partie de notre vocabulaire théorique mais le mot « ensauvagement » oui. Depuis quelques années, j’ai avancé l’idée que les formes nouvelles d’antisémitisme, de négrophobie, de violence contre les femmes et… d’homophobie sont des manifestations d’ensauvagement des indigènes au sens que lui donnait Aimé Césaire qui prétendait que le colonialisme ensauvageait les colons. Pour moi, il en va de même pour les indigènes intégrés à la modernité occidentale. Le processus d’intégration (à l’antisémitisme ou à l’homophobie) est un processus d’ensauvagement. Pour ce qui concerne l’homophobie, voici ce que j’en disais, il y a déjà quelques années :

« En appelant les homosexuels à se rendre visibles et en s’érigeant comme leur protecteur, le pouvoir blanc tente de fait de neutraliser une masculinité rivale menaçante pour l’ordre social blanc. Ce message est parfaitement bien compris par les hommes de nos quartiers et n’a qu’un seul résultat : le renforcement d’attitudes virilistes et homophobes réactives, un ensauvagement faisant face à l’avancée d’une politique disciplinaire de civilisation forcée. En d’autres termes, plus les indigènes se font civiliser, plus les formes d’ensauvagement réactifs se radicalisent[3]. »

Ainsi, si l’homophobie n’est pas globalement virulente dans les quartiers (à ce jour, les indigènes ne s’organisent pas politiquement contre les homos et les agressions verbales ou physiques hautement condamnables restent individuelles, contrairement à des groupes comme Civitas), elle peut le devenir et prendre des formes plus préoccupantes d’où le sous-titre du texte cité précédemment : « Ne pas réveiller le monstre qui sommeille ».

Question : comment une personne qui parle d’ « ensauvagement » en décrivant la progression de l’homophobie chez les indigènes, peut-elle être accusée de « minimiser » le phénomène ? La question est vite répondue mais le but de mes contempteurs en général et d’Illana Weizman en particulier n’est sûrement pas de s’encombrer de ce genre de détails qui ruinerait sa propagande et son image de nouvelle conscience de l’antiracisme qu’elle construit méticuleusement non sans la complaisance de médias indigènes, genre Bondy Blog, qui à ce jour n’a pas répondu à ma demande de droit de réponse.

-Venons-en au troisième point qui est celui de la responsabilité par rapport à des choix politiques concrets. Face à l’idée de politiser la sexualité ou au contraire de refuser cette politisation, les uns et les autres, nous faisons des choix. Le choix du camp auquel j’appartiens est de respecter la tendance massive des indigènes à l’invisibilité. Ce positionnement nous vaut d’être accusés d’ « empêcher » les homosexuels indigènes de se revendiquer publiquement et de nuire à leur émancipation. Or, voilà ce que j’écrivais il y a déjà une dizaine d’années dans un droit de réponse publié au vu et au su de tous, dans le journal Rue 89[4] :

« Par ailleurs, affirmer que ces identités (LGBT) ne sont pas universelles ne signifie pas négation de ces identités quand elles se revendiquent de manière assumée. Les identités peuvent se superposer les unes aux autres. On peut parfaitement bien se revendiquer arabe et homosexuel ou lesbienne puisque ces identités sont disponibles en Europe. Ce que je dis, c’est qu’on ne peut pas aller défendre des hommes ou des femmes sur la base de leur homosexualité si celle-ci n’est pas revendiquée ou assumée par eux comme une identité. Cela pourrait être considéré comme un impérialisme sexuel. »

Donc pour résumer, non seulement nous reconnaissons la possibilité pour les homosexuels indigènes de politiser leur sexualité mais nous n’avons aucun pouvoir pour les en empêcher. En revanche, nous faisons un choix que nous assumons : celui d’échapper autant que possible au racisme et au libéralisme qui tuent nos communautés et de nous préserver autant que possible de notre ensauvagement programmé. Nous demandons donc à celles et ceux qui font le choix de la revendication, de prendre leurs responsabilités et d’assumer leurs actes. S’ils sont aujourd’hui ballotés entre d’un côté leur famille et leur quartier et de l’autre la démocratie sexuelle blanche, ce n’est pas à cause des décoloniaux mais à cause du racisme. A ce titre, s’ils font le choix de se rendre visibles, qu’ils cessent de nous charger et qu’ils assument jusqu’au bout ce qu’ils savent être au fond d’eux-mêmes un terrain miné et corrupteur d’où ils ne sortiront pas indemnes.

 

Houria Bouteldja

[1] http://houriabouteldja.fr/race-classe-et-genre-une-nouvelle-divinite-a-trois-tetes-2/

[2] https://www.youtube.com/watch?v=iu0p6I-up-U

[3] http://houriabouteldja.fr/de-linnocence-blanche-et-de-lensauvagement-indigene-ne-pas-reveiller-le-monstre-qui-sommeille/

[4] http://houriabouteldja.fr/droit-de-reponse-a-street-press-et-rue89/

 

Pour une histoire raciale de l’après « miracle économique » allemand

Ce texte est tiré d’une communication présentée lors du séminaire « Acteurs et mouvements sociaux », le 1er avril 2021, à Sciences Po Paris, par Selim Nadi, membre de la rédaction du QG décolonial. Son titre entier :

« Autonomie, grève et luttes des travailleurs immigrés : Pour une histoire raciale de l’après « miracle économique » allemand »

 

N’étant ni un spécialiste des luttes de l’immigration, ni des grèves d’usine – même si ce sont deux sujets qui m’intéressent –, c’est en écrivant ma thèse sur l’histoire transnationale des tiers-mondismes ouest-allemands et français entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1970 que j’ai rencontré ce sujet. Je connaissais quelque peu la question concernant la France, car j’ai un peu travaillé sur le Mouvement des Travailleurs Arabes, mais la question des luttes de l’immigration en l’Allemagne de l’Ouest m’était totalement inconnue au moment où j’ai commencé à m’intéresser un peu au sujet. Ce qui m’a intéressé, c’est la signification des années 1970 dans l’histoire des luttes antiracistes et de l’immigration. Au-delà des luttes outre-Atlantique, on peut penser, concernant la France, au Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA), mais également aux grèves des ouvriers maghrébins, sénégalais, maliens, réunionnais, etc. En Grande-Bretagne, il y a eu les différents mouvements des travailleurs originaires des Antilles et d’Asie (comme le fameux Black Star), etc. En Allemagne de l’Ouest, s’il n’y a pas réellement eu de mouvement organisé en tant que tel (comme le MTA ou le Black Star), les années 1960 et le début des années 1970 ont réellement marqué l’éclosion des luttes de l’immigration – surtout dans les usines. Il faut donc prendre la communication d’aujourd’hui pour ce qu’elle est – non pas l’œuvre de plusieurs années de recherche, mais bien plutôt le début de recherches sur la question.

Pour me concentrer sur l’Allemagne donc, il est important de rappeler que la question du racisme était bien évidemment présente dans les deux Allemagnes des années 1960 et 1970 (on pourrait même remonter avant, concernant les Algériens s’étant exilés en RFA pendant la Révolution algérienne). Quinn Slobodian, par exemple, dans son étude sur la question raciale en Allemagne de l’Est, explique que dès sa création, en 1949, la RDA présentait le racisme comme un phénomène appartenant à l’ancienne Allemagne nazie ou à l’Allemagne de l’Ouest – et plus généralement aux pays occidentaux. Le mythe du « chromatisme socialiste[1] » – terme qu’utilise Quinn Slobodian afin de traiter des représentations de la question raciale en RDA, représentations qui mettaient en avant les différences liées à la couleur de peau ou à d’autres caractéristiques physiques – camouflait pourtant une réalité toute différente, bien que le racisme ne s’exprimait sans doute pas de la même façon qu’en RFA.

La question qui m’intéresse aujourd’hui concerne l’Allemagne de l’Ouest (RFA) et plus précisément la condition des immigrés turcs dans la RFA de la première moitié des années 1970 et leur rapport à la gauche radicale – du moins à une partie de celle-ci. Je pense que ce point éclaire assez bien certains enjeux politiques de la période suivant le fameux Wirtschaftswunder (miracle économique). Toutefois, c’est notamment à travers une forme d’action précise que les immigrés turcs prendront le devant de la scène durant ces années : les grèves sauvages[2]. Le caractère « sauvage » de ces grèves n’est pas anodin, puisque celles-ci se font le plus souvent sans organisations de gauche ou syndicats pour encadrer la grève. La grève dont nous allons traiter ici, celle des ouvriers turcs de l’usine Ford de Cologne en 1973, exprime de manière claire les contradictions internes à la classe ouvrière, mais également les difficultés qu’avait alors une partie non négligeable de la gauche ouest-allemande à se saisir des questions auxquelles les travailleurs immigrés donnaient la priorité. A mon sens le cas des luttes des immigrés en Europe occidentale dans les années 1970 est une illustration assez intéressante de la structuration raciale de ce que les opéraïstes italiens nommaient « l’ouvrier-masse » qui, pour reprendre ce qu’en écrit Steve Wright, possédait trois attributs :

  • Il était massifié.
  • Il accomplissait un travail non qualifié.
  • Il était situé au cœur du processus de production immédiat.

« Individuellement interchangeable, mais collectivement indispensable » (Steve Wright), c’est cette condition qui me semble être très bien mise en lumière par les grèves sauvages de la RFA des années 1970.

Avant tout, je voudrais dire que j’utilise le terme « sauvage » par simplicité. Mais c’est un terme qui a été discuté, voire remis en question, par les grévistes eux-mêmes – qui insistaient sur le fait de qualifier leur action de grève. C’est ce qu’écrit Delphine Corteel, dans l’un des rares articles disponibles en français sur la question :

« […] pour les ouvriers de Ford, la question du nom donné à la lutte engagée est un point de bataille qui va devenir essentiel. Les ouvriers revendiquent le nom de « grève » alors que le conseil d’entreprise, organe légal de représentation des salariés dans l’entreprise, refuse d’utiliser ce mot[3]. »

Bien évidemment, je ne voudrais pas donner l’impression que cette grève s’est déroulée dans une sorte de vide politique. Elle s’inscrit non seulement dans une série de grèves sauvages au début des années 1970 ainsi que dans les grèves des années 1960. Dans un premier temps, je voudrais donc évoquer le contexte qui a amené les travailleurs immigrés – ces fameux Gastarbeiter – à se lancer dans des grèves sauvages. Dans un deuxième temps, il me semble important de revenir sur la grève elle-même afin d’en expliquer les enjeux. Je terminerai par évoquer la réception de cet enjeu de l’immigration dans la RFA de l’époque, non seulement par les médias mainstream, mais aussi par toute une partie de la gauche.

Contexte

Avec les accords migratoires (Anwerbeabkommen) de 1955, avec les pays européens, la RFA a ouvert son marché du travail à une main-d’œuvre étrangère. Dès août 1961, la frontière entre la RFA et la RDA a été fermée, mettant fin aux quelques 150 000 à 300 000 travailleurs de l’Est qui venaient travailler à l’Ouest. Ce qui a entraîné d’autres accords migratoires, notamment celui d’octobre 1961, avec la Turquie. Jusqu’en 1973, date à laquelle un frein a été mis à l’immigration (Anwerbestopp), il y a donc toujours eu plus de Gastarbeiter en RFA. En 1961, on comptait, officiellement, 700 000 personnes non allemandes en RFA ; en 1970, ce chiffre s’élevait à presque 3 millions. Bien évidemment, ce que démontre Abdelmalek Sayad (dans L’immigration ou les paradoxes de l’altérité) concernant les travailleurs immigrés en France vaut également pour la RFA : le caractère provisoire de ces Gastarbeiter (littéralement : « travailleurs invités ») n’a été pensé comme provisoire que par la société d’immigration, mais s’est toujours accompagné de l’installation durable des personnes qui ont émigré et de leurs familles.

Guère étonnant, donc, que les travailleurs immigrés aient joué un rôle essentiel dans les grèves sauvages des années 1960 et 1970. C’est là un aspect essentiel à souligner, car, comme l’a brillamment démontré Peter Birke, dans son histoire comparée des grèves sauvages en RFA et au Danemark, l’époque de ce que l’on a appelé « miracle économique » a été imprégnée par les luttes des travailleurs et travailleuses – des luttes pas toujours organisées par des syndicats ou par une organisation centrale. Entre 1955 et 1973, il y a donc eu un nombre grandissant de grèves sauvages et d’arrêts du travail. Birke insiste notamment sur le fait que ces luttes s’inscrivaient dans une opposition à la « paix sociale » entre les patrons, les syndicats et la classe politique ouest-allemande. D’ailleurs, quelques années après la fin de cette période de grèves sauvages, Kurt Steinhaus – qui a été l’élève de Wolfgang Abendroth dans la célèbre école de Marburg et qui faisait partie du SDS – publiait un petit livre sur les grèves des années 1960 et 1970 dans lequel il rappelait que la RFA apparaissait alors souvent, pour les observateurs, comme le cas classique d’une intégration pacifique au capitalisme. Pour illustrer son propos, il compare dans un tableau le nombre de grévistes et les jours de grèves de Grande-Bretagne, de France et de RFA – la RFA arrivant à des chiffres ridiculement bas. Or, Steinhaus se base là sur les chiffres officiels, des grèves légales, délaissant soigneusement, du moins dans ces tableaux, les grèves sauvages de ces années. Birke rappelle d’ailleurs à quel point ces grèves sauvages allaient à l’encontre du schème traditionnel de toute une partie de la gauche partisane et syndicale ouest-allemande – non seulement par leur aspect « spontané », mais également par la participation centrale des immigrés et des femmes – ces acteurs et actrices allaient souvent à l’encontre des directives syndicales, syndicats souvent dominés par les hommes qui avaient des postes qualifiés. Or, ces grèves sauvages ont joué un rôle moteur dans les quelques améliorations obtenues par la classe ouvrière ouest-allemande. C’est là à mon avis, un point essentiel de la recherche historique sur les luttes de la classe ouvrière : la manière dont des luttes spécifiques (ici les luttes de l’immigration) mettent en jeu le sort de l’ensemble de la classe ouvrière. C’est également ce qu’a montré le travail du politiste – spécialiste des luttes ouvrières – Michael Goldfield dans son ouvrage The Southern Key, dans lequel il montre notamment les conséquences de la défaite des luttes antiracistes des années 1930 et 1940 dans le Sud des États-Unis pour l’ensemble des ouvriers.

Pour en revenir à ce qui nous intéresse ici, je souhaitais simplement insister sur le fait que la grève sur laquelle je vais me pencher dans la 2e partie, n’est qu’un cas d’étude d’un ensemble de grèves sauvages qui se sont enclenchées durant la seconde moitié des années 1950 – à une époque où l’économie allemande s’était accélérée et dont le taux de croissance annuel du produit national brut était l’un des plus haut en Europe (6,6 %). Cela impliquait donc une mobilisation accrue de force de travail – y compris des plus vieux et des femmes mariées. Et donc, également d’une main-d’œuvre étrangère. Les grèves sauvages se sont surtout développées autour de la question de la « qualification » des travailleurs – un enjeu profondément marqué par la question raciale. Ainsi, en août 1955, plusieurs grèves locales ont éclaté autour de l’asymétrie d’augmentation de salaire entre ouvriers qualifiés et non qualifiés. La première de ces grèves a été lancée par des ouvriers du chantier naval de l’entreprise publique Howaldtwerke de Hambourg. Sans revenir sur toutes ces grèves, celles-ci n’ont fait que croître tout au long de ces années – autour de questions comme les salaires et le rythme de travail notamment. Dès le début des années 1960, ce sont les travailleurs immigrés qui ont pris l’initiative de plusieurs grèves sauvages – contre leurs mauvaises conditions de travail notamment. Les sanctions et expulsions prises contre ces travailleurs immigrés en grève ont parfois engendré une véritable solidarité avec leurs collègues allemands. Dans son livre sur l’internationalisme et l’antiracisme en RFA entre les années 1960 et 1980, très justement intitulé Vergessene Proteste, Niel Seibert prend, par exemple, le cas de la grève des travailleurs de la métallurgie dans le Baden-Württemberg, en 1963, où les travailleurs immigrés et allemands se sont solidarisés. Mais c’est vraiment à partir des années 1970 que les travailleurs immigrés se sont lancés dans les grèves sauvages. En mai 1973, par exemple, dans l’usine de carrosserie Karmann d’Osnabrück, 1600 travailleurs espagnols et portugais se sont mis en grève pour un rallongement de leurs congés. Cette grève faisait suite au licenciement de 300 Gastarbeiter qui étaient rentrés trop tard de vacances. Cette question des congés sera également centrale dans la grève de 1973 à Ford ces quatre semaines de vacances qui leur étaient accordées ne suffisant pas pour faire le voyage aller-retour dans leur pays natal. Le 16 juillet, 3000 ouvriers immigrés des usines Hella à Lippstadt et Paderborn se sont lancés dans une grève sauvage pour obtenir « 50 pfenning de plus pour tous » après que les ouvriers qualifiés allemands (800 des 2000 ouvriers allemands) aient obtenu une indemnité de 15 pfenning contre l’augmentation de la vie.

Il ne s’agit là que d’exemples de la multitude de grèves sauvages qui ont parsemé l’Allemagne de l’Ouest en 1973. C’est d’ailleurs pour cette raison que je vais m’arrêter un peu plus sur la grève d’août 1973 de l’usine Ford de Cologne. D’une part, l’année 1973 marque un tournant important dans les grèves sauvages en Allemagne de l’Ouest. Manuela Bojadžijev écrit que

« 1973 était sans aucun doute l’année des « grèves sauvages », au total le travail a été abandonné dans environ 335 entreprises […]. Quelques exemples : en mai, chez Karmann à Osnabrück, des ouvriers espagnols et portugais, dont de nombreuses femmes, ont largement arrêté de travailler. […] Une « grève sauvage » chez John Deere, à Mannheim, durant laquelle […] une chasse aux sorcières pogromiques (pogromartige) a été lancée contre les grévistes et lors de laquelle les immigré.e.s ont été accusés d’être des « anarchistes, une foule étrangère, des communistes » […][4]. »

D’autre part, la grève sauvage de l’usine Ford de Cologne est sans doute la grève la plus célèbre de cette époque parmi celles impliquant des immigrés. Enfin, l’année 1973, avec l’arrêt de l’immigration de travail, marque le passage entre deux phases d’accumulation – pour reprendre la distinction faite par Etienne Balibar dans un texte de 1990 :

« Une phase d’accumulation « extensive », dans laquelle les travailleurs immigrés ont été massivement recrutés, mais cantonnés dans certains emplois spécialisés [et] une phase de crise et de chômage, suivie d’une nouvelle accumulation plutôt « intensive », qui réduit au minimum le travail non qualifié dans les industries et les services du « centre »[5]. »

D’où le fait que je revienne, désormais, sur cette grève sauvage de l’usine Ford.

Grève – 24 au 30 août 1973

Le déclencheur de cette grève a été le licenciement sans préavis de 300 travailleurs turcs rentrés trop tard de vacances. Ces ouvriers avaient droit à 4 semaines de vacances durant lesquelles ils retournaient en Turquie afin d’y voir leur famille et leurs proches. Ce qui échappait à la direction pourtant, c’est que les voyages étaient extrêmement longs – parfois jusqu’à deux semaines pour l’aller et le retour, ce qui ne leur laissait plus que deux semaines de véritables vacances. Le seul moment où ces ouvriers turcs pouvaient donc revoir leurs proches se trouvait extrêmement réduit. En août, donc, les ouvriers rentrés avec une semaine de retard perdirent leur travail, ce qui engendra le début d’une grève des ouvriers turcs restant à l’usine Ford – par solidarité, mais également par refus de faire le travail supplémentaire dû au licenciement de leurs collègues. Le 24 août, les ouvriers des chaînes du montage final, à 90 % des ouvriers de nationalité turque, ont refusé d’assumer la charge de travail supplémentaire due au licenciement de leurs collègues et ont cessé le travail. Cette grève dépassa assez rapidement la solidarité initiale avec les ouvriers licenciés afin de mettre en avant d’autres questions de manière plus globale, notamment les conditions de travail et de vie du prolétariat turc en RFA – les Turcs représentant environ 1/3 des travailleurs de l’usine, mais étant assez largement des travailleurs non qualifiés (Hilfsarbeiter). Outre les Turcs, de nombreux Italiens étaient également impliqués dans cette grève. Les revendications étaient : la réintégration de 300 camarades turcs mis à la porte, l’abaissement des cadences et « un mark de plus pour tous à l’heure ».

Ce qui m’a le plus intéressé dans cette grève, c’est l’attitude des ouvriers ouest-allemands face à la solidarité entre leurs collègues turcs. Une semaine avant le début de la grève, alors que les ouvriers turcs restants se solidarisaient avec leurs collègues renvoyés, les ouvriers allemands, eux, dans leur grande majorité ont accepté ces mesures disciplinaires, comme l’écrit Serhat Karakayalt :

« Les licenciements semblaient justifiés aux Allemands, qui, en tant que chef d’équipe, finisseurs (Fertigmacher) ou contremaîtres, occupaient souvent des fonctions supérieures au sein de l’entreprise : eux étaient toujours à l’heure, cela ne devait-il pas être également valable pour les autres ? »

Pourtant, lorsque la grève éclata, quelques ouvriers allemands (pas beaucoup) se mirent également en grève. Karakayalt explique que cette grève se différenciait de la tradition de grève allemande puisque les ouvriers ne faisaient pas grève depuis chez eux, mais que « [l]es Turcs, quelques Italiens et une poignée d’Allemands passèrent leurs nuits dans l’atelier de rembourrage du site Ford et organisaient leur grève depuis cet endroit ». Il s’agissait donc d’une grève assez spontanée qui impliquait aussi une occupation d’usine de fait.

Loin d’être totalement unitaire, le mouvement se scinda rapidement en deux, le syndicat et le conseil d’entreprise organisaient leurs propres manifestations, parvenant à gagner la sympathie de la plupart des ouvriers allemands. Selon Karakayalt, le mercredi 29 août 1973, il n’y avait plus que des apprentis et des travailleurs intérimaires parmi les travailleurs allemands qui soutenaient leurs collègues turcs. La division se faisait donc réellement sur la question de la qualification – un enjeu très largement marqué par la question raciale (voir notamment les travaux des opéraïstes ayant influencé la Sojourner Truth Organization aux États-Unis). Toutefois, cette division se faisait également sur le niveau de syndicalisation des ouvriers turcs par rapport aux Allemands, comme le rappelle une brochure, éditée en septembre 1973 par le groupe spontanéiste Gruppe Arbeiterkampf :

« Selon l’IGM [IG Metall], 80 à 90 % des collègues allemands de Ford sont syndiqués, chez les Turcs ce chiffre passe à 60-70 %. »

Cette brochure rappelle que, dans l’ensemble, y compris chez les ouvriers turcs syndiqués ou organisés politiquement, leur voix ne se faisait guère entendre lors des réunions. Les rapports conflictuels entre syndicats et travailleurs immigrés se faisaient également sentir à la même époque en France. Revenant sur une grève, en 1973, à Renault-Billancourt, René Gallissot, Nadir Boumaza et Ghislaine Clément (Ces migrants qui font le prolétariat) écrivent que : « les revendications égalitaires des OS et la mise à mal des grilles hiérarchiques de classification dérangeaient les organisations syndicales, habituées à négocier les augmentations salariales de façon hiérarchisée, notamment afin de ne pas contrarier leur base française. » (p. 114).

Les réactions à cette grève

La première réaction à noter est celle de la direction. Je trouve que ce qu’en écrit Karl-Heinz Roth est assez parlant, donc je vais simplement le citer (il parle du jeudi 30 août à 7h15) :

« Devant la porte III le chef du personnel Bergemann avait rassemblé la milice patronale au complet, des policiers habillés en ouvriers, des membres du Conseil d’entreprise et de la direction des « hommes de confiance » de l’IG Metall, des cadres moyens de l’entreprise, en tout plusieurs centaines d’hommes. Une banderole et des affiches portant l’inscription « Nous voulons travailler ! » avaient été dressées. Une unité de la police de sécurité du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie avait occupé des positions tactiquement favorables. […] il fallait donner l’impression d’une bagarre de grande envergure entre des travailleurs allemands désirant la reprise et des immigrés qui manifestaient […] Dès que la pseudo contre-manifestation atteignit une position favorable le chef du personnel Bergemann donna le signal : « Messieurs il est temps de combattre. » Combattre, car un seul jour de grève supplémentaire et toute la production d’Europe continentale de Ford se serait effondrée. En quelques minutes la manifestation des grévistes fut attaquée violemment avec des matraques et des instruments distribués aux parasites de Ford. […]

Le premier combat conséquent dirigé contre le travail capitaliste par les ouvriers-masse multinationaux en RFA avait échoué. Une importante vague de licenciements, longuement préparée à partir des listes noires des milices patronales de Ford commença. (p. 149) »

Je reviendrais, à la fin, sur cette notion « d’échec », qui me semble à discuter. Mais l’essentiel était que la grève a été réprimée. Venons-en maintenant aux réactions d’une partie de la gauche.

Serhat Karakayalt précise qu’à l’époque, la majeure partie de la gauche interprétait cette grève comme une tactique de la classe dirigeante pour diviser les ouvriers. Il apparaît donc qu’une large partie de la gauche allemande ne s’intéressait pas tellement aux divisions objectives du prolétariat, ce qui a justement engendré la scission du mouvement. Il est, par ailleurs, important de noter que le peu de cas fait des ouvriers turcs n’était pas qu’une question interne à l’usine Ford de Cologne, mais que c’est également à ce moment que la question de l’immigration turque a commencé à apparaître comme un problème, pour certaines franges de la gauche comme pour une partie de la presse.

Ainsi, fin juillet 1973, un peu moins d’un mois avant la grève de l’usine Ford, le journal Spiegel titrait : « Ghettos en Allemagne. Un million de Turcs ». Dans ce même numéro, on pouvait lire un article intitulé « Les Turcs arrivent, sauve qui peut ». Ce texte revenait sur l’augmentation du nombre d’immigrés turcs en Allemagne de l’Ouest, et les conditions de vie difficiles dans lesquelles ceux-ci vivaient. L’article comparait même, dans son chapeau introductif, la situation ouest-allemande à celle de certains ghettos aux États-Unis :

« Près d’un million de Turcs vivent en République fédérale, 1,2 million attendent chez eux de venir. L’affluence du Bosphore aggrave la crise qui couve depuis longtemps dans les centres urbains submergés d’étrangers. Des villes comme Berlin, Munich ou Francfort n’arrivent plus à gérer l’invasion : des ghettos se forment et les sociologues prophétisent déjà la décomposition des villes (Städteverfall), la criminalité et une plus grande misère sociale, comme à Harlem[6]. »

Quelques mois après, début septembre 1973, après la grève de Ford donc, le même Spiegel faisait sa une sur les grèves sauvages et publiait un texte qui faisait mention d’une nouveauté dans ces grèves : pour la première fois, des Gastarbeiter turcs participaient activement à ces grèves, allant jusqu’à les mener dans certains cas. La différence entre ces deux articles, celui de juillet et celui de septembre, est frappante et, bien que l’on ne puisse limiter l’analyse au Spiegel, le rôle de ces grèves, et notamment celle de Cologne, s’est fait sentir en ce que les travailleurs turcs n’étaient plus cantonnés au rôle de victimes, et de problèmes pour la RFA, mais apparaissent réellement comme des acteurs politiques, ayant des revendications propres et refusant leur situation.

Au-delà de la presse mainstream, certains groupes de la gauche radicale ont également publié des brochures sur cette grève. Nous avons déjà cité le Gruppe Arbeiterkampf, mais il importe également de mentionner le Gruppe Internationale Marxisten (GIM), la section allemande de la IVe Internationale. En effet, le journal du GIM, Was tun, publia une brochure entière sur cette grève. Cette brochure comportait un chapitre entier sur les travailleurs étrangers. Was tun propose ainsi un état des lieux des travailleurs immigrés de l’usine Ford de Cologne qui, dès le début des années 1960 a embauché nombre de travailleurs italiens et espagnols avant d’embaucher massivement des travailleurs turcs, avec le début de l’immigration turque de masse en RFA, à quoi se rajoutés, par la suite, des travailleurs yougoslaves. La brochure propose ainsi de revenir sur les conditions de vie de ces travailleurs, insistant notamment sur le fait que « [l]a majeure partie des contremaîtres allemands traite souvent les étrangers comme des sous-hommes[7] ». Cette brochure est extrêmement intéressante, car elle démontre une attention réelle portée aux divisions entre travailleurs allemands et étrangers :

« La situation est aujourd’hui plus que sérieuse. Il existe un fossé énorme entre les Allemands et les étrangers. Pendant toute la grève, ce fossé s’est approfondi heure par heure […]. Durant les derniers jours, la grève était réellement une « grève de Turcs »[8]. »

Une brochure du Gruppe Arbeiterkampf, éditée par les « éditions Rosa Luxemburg de Cologne », concluait sa brochure sur la grève de Cologne sur la scission du mouvement et sur la nécessité de mettre en avant le fait qu’une telle division était également néfaste pour les ouvriers allemands – qui devaient donc également s’opposer à la discrimination de leurs collègues turcs[9]. Cette expérience semble avoir été un apprentissage important pour une partie du mouvement ouvrier ouest-allemand de l’époque. C’est, entre autres, à cause de cette division interne au mouvement que cette grève peut être considérée comme un échec. Échec relatif puisque s’il est vrai que les revendications des travailleurs immigrés n’ont pas été entendues, leurs conditions de vie restant assez largement lamentables au cours des années 1980[10], leur rôle politique, lui, a très clairement été mis en lumière.

 

Conclusion

Si la grève de l’usine Ford de Cologne de 1973 est loin d’être une exception à cette époque, elle apparaît comme un épisode crucial de l’histoire de la lutte des classes en République fédérale allemande – ainsi qu’un point essentiel dans l’évolution de la question raciale outre-Rhin. De plus, si nous avons principalement traité de la question des ouvriers immigrés ici, il faut tout de même mentionner que cette année 1973 n’a pas seulement vue des grèves masculines, mais aussi certaines mobilisations d’ouvrières immigrées, comme à l’usine Neusser Vergaserfabrik de Pierburg par exemple[11]. Ces diverses expériences s’inscrivaient ainsi dans des mutations importantes quant à la composition de classe en Europe occidentale, ainsi qu’aux thématiques mises en avant dans les luttes sociales, durant les années 1970.

[1] SLOBODIAN, Quinn. « Socialist Chromatism: Race, Racism, and the Racial Rainbow in East Germany ». Comrades of Color : East Germany in the Cold War World, Berghahn Books, New-York, 2015, p. 23-39.

[2] Sur les grèves sauvages en Allemagne de l’Ouest et au Danemark, voir : BIRKE, Peter. Wilde Streiks im Wirtschaftswunder: Arbeitskämpfe, Gewerkschaften und soziale Bewegungen in der Bundessrepublik und Dänemark. Francfort, Campus verlag, 2007.

[3] Delphine Corteel, « 24-30 août 1973 : grève ouvrière à l’usine Ford de Cologne », in Jacqueline Costa-Lascoux et al., Renault sur Seine, La Découverte, Paris, 2007, p. 175.

[4] BOJADŽIJEV, Manuela. Die windige Internationale. Rassismus und Kämpfe der Migration. Münster : Westfälisches Dampfbot, 2012. p. 156

[5] Etienne Balibar, « ‘Es gibt keinene Staat in Europa’’ : racisme et politique dans l’Europe d’aujourd’hui » in Etienne Balibar, Les frontières de la démocratie, La Découverte, Paris, 1992, p. 183.

[6] « Die Türken kommen – rette sich, wer kann ». Der Spiegel, 30 juillet 1973, n°31, p. 24.

[7] « Der Streik bei Ford, vom 24.8.-30.8.1973 ». Was tun. Sonderdruck, 1973. p. 32.

[8] Ibid. p. 33.

[9] Betriebszelle Ford der Gruppe Arbeiterkampf. Streik bei Ford Köln. Cologne : Rosa Luxemburg Verlag, 1973. p. 208.

[10] Voir : WALLRAFF, Günter. Tête de Turc. Paris : La Découverte, 2013.

[11] Voir : ENGELSCHALL, Titus. « ‘’The Immigrant Strikes Back’’. Spuren migrantischen Widerstand in den 60/70er Jahren » WALLRAFF, Günter. Tête de Turc. Paris : La Découverte, 2013.p. 43-54. On peut également se référer à BRAEG, Dieter (dir.). Wilder Streik – das ist Revolution: Der Streik der Arbeiterinnen bei Pierburg in Neuss 1973. Berlin : Die Buchmacherei, 2012.

 

Selim Nadi

Jean Birnbaum du Monde est un journaliste malhonnête et je le prouve

« Pour commencer, je voudrais faire quelques commentaires sur la polémique assez enragée qu‘à fait éclater mon livre Eichmann à Jérusalem. J’emploie délibérément les mots « fait éclater » plutôt que le mot « causé », car une grande partie de la querelle a été consacrée à un livre qui n’a jamais été écrit. Ma première réaction a d’abord été d’écarter toute cette affaire en reprenant le célèbre bon mot autrichien : « il n’y a rien de plus amusant qu’une polémique autour d’un livre que personne n’a lu ». Toutefois, puisque cette histoire a continué et puisque, en particulier au cours de ces derniers épisodes de plus en plus de voix se sont élevées non seulement pour m’attaquer à propos de ce que je n’avais pas dit mais aussi pour me défendre, il m’est venu à l’esprit qu’il y aurait peut-être plus, dans cet exercice assez sinistre, que du scandale ou de l’amusement. Il m’a aussi semblé qu’était impliqué davantage que des « émotions », c’est à dire plus que les bons vieux contresens qui, dans certains cas, ont causé une authentique rupture de communication entre auteur et lecteur – et aussi plus que des distorsions et des falsifications dues à des groupes d’intérêt, lesquels avaient bien moins peur de mon livre que du fait qu’il déclenche un examen impartial et détaillé de la période en question[1]. »

Hannah Harendt

 

 

Jean Birnbaum, une fois n’est pas coutume, vient de commettre un article diffamant par malhonnêteté à mon égard. Comme nous sommes en France et que la liberté d’expression est un privilège des classes dominantes, je ne prends pas la peine de demander un droit de réponse qui, de toute façon, me serait refusé. Aussi, vais-je me contenter de cette mise au point.

Dans un article du 20 octobre, intitulé « Quand les Iraniennes volent au secours des féministes d’occident[2] », outre le fait qu’il dézingue tout un pan de la pensée décoloniale comme par exemple le livre « Les féministes blanches et l’empire » dont la thèse sur le caractère colonial du féminisme blanc hégémonique est partagée par la plupart des féministes étatsuniennes dignes de ce nom (citons Angéla Davis ou bell hooks mais aussi nombre de féministes du Sud Global, dont des iraniennes), il écrit :

« Coutumière de propos tranchés, cette dernière (Houria Bouteldja) n’a pas hésité à écrire que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad était devenu son « héros » quand il déclarait, en 2007, qu’il n’y avait pas d’homosexuels en Iran : « la rhétorique persane à l’usage des progressistes blancs fait mouche », s’est-elle enthousiasmée. »

Je ne vais pas me lancer dans une grande démonstration puisqu’il suffit de me lire avec un minimum de bonne foi et d’intégrité pour comprendre le sens de mon propos, que Serge Halimi du Monde Diplo avait aussi cru bon de déformer à la sortie de mon livre. Je vais donc simplement reproduire le passage tronqué par Birnbaum qui m’avait valu tant de malentendus, voire de haine non sans d’abord paraphraser Harendt en soulignant que ces « distorsions » et ces « falsifications » sont dues à des faiseurs d’opinion « qui ont bien moins peur de mon livre que du fait qu’il déclenche un examen impartial et détaillé de la période en question » et ensuite remercier le journaliste qui rappelle avec justesse – mais non sans dépit – que je me « trouve publiquement défendue par des figures culturelles de la gauche comme la sociologue Christine Delphy, la philosophe Isabelle Stengers ou la récente prix Nobel de littérature Annie Ernaux. » Je le remercie car c’est une information que beaucoup de gens ignorent, aussi quand le Monde le rappelle, je me dis que le quotidien sert au moins à ça. Ma question est alors, ces trois femmes ont-elles perdu la tête ou bien est-ce Birnbaum qui passe à côté de l’histoire ? Je laisse les lecteurs juges.

L’extrait :

« « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » C’est Ahmadinejad qui parle. Cette réplique m’a percé le cerveau. Je l’encadre et je l’admire. « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Je suis pétrifiée. Il y a des gens qui restent fascinés longtemps devant une œuvre d’art. Là, ça m’a fait pareil. Ahmadinejad, mon héros. Le monde accuse le choc. Les médias occidentaux, les observateurs, américains, européens, la gauche, la droite, les hommes, les femmes, les homos. La Civilisation est indignée. « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Elles font mal aux tympans ces paroles. Mais elles sont foudroyantes et d’une mauvaise foi exquise. Pour les apprécier il faut être un peu lanceur de chaussures. Une émotion de minables, je dois avouer.

Admirons la scène. Rien n’est plus sublime. Cela se passe en 2008 aux États-Unis à la Columbia University de New-York, célèbre université de gauche. Ahmadinejad est en voyage officiel et doit prononcer un discours à l’ONU au moment où Abou Ghraib est au cœur de toutes les polémiques.

Ahmadinejad: «Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Stupéfaction. Tollé général. Ou presque. Du moins je le suppose. Les cyniques blancs comprennent. Les anti-impérialistes encaissent. Les autres – la bonne conscience – ont les boyaux qui se tordent. Le sentiment qui suit : la haine. Et moi, j’exulte. Normalement, je dois saisir ce moment du récit pour rassurer : « Je ne suis pas homophobe et je n’ai pas de sympathie particulière pour Ahmadinejad. » Je n’en ferai rien. Là n’est pas le problème. La seule vraie question c’est celle des Indiens d’Amérique. Ma blessure originelle. « Les cow-boys sont les gentils et les Indiens, les méchants. » Sitting Bull a été anéanti par ce mensonge. Le héros de la célèbre bataille de Little Big Horn qui fut assassiné en 1890. Et son descendant, Leonard Peltier, croupit dans un cachot. Ses ancêtres se sont brisés contre ce mensonge. Il les a terrassés. Pour l’abattre, il aurait fallu que chaque Indien frappe à la porte de chaque citoyen du monde pour les convaincre un à un que les véritables agresseurs étaient les cow-boys et les supplier de le croire. Et pendant qu’il frappait péniblement à chaque porte :

La voix : « Il n’y a pas de fumée sans feu. C’est plus complexe. »

Une grosse boule se forme au fond de la gorge de l’Indien et les larmes lui montent aux yeux. Mais comme sa foi est immense, il arrive que certains d’entre nous l’entendent frapper à leur porte.

« Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Cette phrase, prononcée à Bamako ou à Pékin, au mieux serait sans intérêt, au pire, malheureuse. Mais elle est prononcée au cœur de l’empire. Au royaume des Innocents. C’est un indigène arrogant qui la prononce. À un moment charnière de l’histoire de l’Occident : son déclin. L’esthétique de la scène, c’est tout ça à la fois. Sa profonde dualité d’abord. « Le manichéisme du colon produit un manichéisme du colonisé », disait Fanon. Ensuite, cela se passe dans une université réputée de gauche, sans doute à la pointe de la pensée progressiste. Devant des néoconservateurs, cela aurait manqué de saveur, n’est-ce pas ? Que dit Ahmadinejad ? Il ne dit rien. Il ment, c’est tout. Il ment en toute honnêteté. Et c’est énorme. En mentant, et en assumant son mensonge devant une assemblée qui sait qu’il ment, il est invincible. À l’affirmation « Il n’y a pas de torture à Abou Ghraib », répond l’écho : « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » La rhétorique persane à l’usage des progressistes blancs fait mouche. Les deux mensonges s’annulent, la vérité éclate. Et la bonne conscience se décompose. Elle devient grimace. Ne reste que la laideur… et les poètes. Mais qu’elle est laide, cette gauche. Qu’elle est laide. « Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs maîtres provisoires mentent », disait Césaire. L’Indien sourit et moi aussi. On retient nos larmes. Me réjouir de si peu. Un mensonge artisanal face à un mensonge impérial. Oui, c’est minable[3]. »

Voilà, vous avez lu. Vous savez que vous avez désormais un avantage sur Jean Birnbaum. Vous savez qu’il ment.

Houria Bouteldja

 

[1] Collective Responsibility’ [1969] in James Bernauer (ed.) Amor Mundi: Explorations in the Faith and Thought of Hannah Arendt, (Dordrecht: Martinus Nijhoff, 1987).

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/20/quand-les-iraniennes-volent-au-secours-des-feministes-d-occident_6146573_3232.html

[3] Les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, édition la Fabrique, 2016

Édito #56 – Lola, les vautours et la Conscience disparue

Lola, paix à son âme, une collégienne de 12 ans a été retrouvée morte la semaine dernière dans le 19ème arrondissement de Paris. Très vite, des suspects ont été arrêtés et parmi eux, une jeune femme, Algérienne sans-papiers, faisant l’objet d’une OQTF, c’est-à-dire d’un avis d’expulsion.

L’élucidation de ce crime a été assez rapide. La jeune femme actuellement en prison présente, semble-t-il, des troubles psychiatriques graves. Elle aurait avoué et nié en même temps le crime, précisant qu’elle aurait commis certains actes « en rêve ».

Très vite, l’extrême-droite et une partie de la droite ont fait de ce crime une affaire politique. À entendre la fachosphère, ce meurtre n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas d’immigrés, a fortiori en situation irrégulière, sur le territoire national français. Zemmour a carrément profité de la situation pour populariser son « concept » aux relents fascistes de « francocide ».

Nous ne discuterons pas les faits objectifs concernant la femme accusée de ce crime. Oui, elle est algérienne, oui elle est psychotique et oui, encore, la vie d’une femme quotidiennement menacée d’expulsion peut-être un terrain psychotique.

Il y a par ailleurs toute une littérature (Fanon, par ex. sur l’ « l’aliénation colonialiste vue au travers des maladies mentales » selon les mots de son éditeur Maspero) sur le psychisme des sujets coloniaux mais l’histoire elle-même du colonialisme est fournie dans ce domaine : alcoolisme des indiens des Amériques, violence d’hommes broyés par la violence coloniale et capitaliste (valable d’ailleurs aussi, pour le libéralisme, dans le prolétariat blanc),…

L’extrême-droite, c’est une de ses caractéristiques majeures, n’a que faire de la vérité ou de l’étiologie d’un devenir criminel. Elle a profité, dans le pire sens de ce mot, de ce crime pour une fois de plus désigner l’ennemi intérieur de la nation alors même que les parents de Lola s’opposent à toute récupération politique de la mort de leur fille.

L’extrême-droite, y compris issue des Républicains, s’est lancée dans une antienne qui n’a rien à envier aux années 1930 lorsque le ministre Chautemps déplorait « l’afflux d’Israélites étrangers » en France mais qui rappelle aussi les pogroms à Marseille en 1973 après le meurtre d’un chauffeur de bus par un déséquilibré algérien. Véritablement, on a eu ces jours-ci l’impression de réentendre l’éditorial de Gabriel Domenech dans Le Méridional il y a presque 50 ans dans lequel le futur député FN écrivait notamment « Assez, assez des fous algériens ! ».

L’extrême-droite, comme toujours, n’a aucune compassion pour l’humanité générique. Elle verse sa larme de crocodile sur Lola uniquement pour étancher sa volonté islamophobe de revanchards des guerres coloniales perdues. Quand il est objecté à Zemmour que les parents s’opposent à cette récupération, cela l’indiffère. Quand on lui demande s’il a réagi ainsi parce que la fillette tuée était blanche, il répond « oui », donnant de la résonnance à sa notion haineuse de « francocide ».

C’est sur ce terme qu’il faut pour finir se pencher tant il est terrifiant et lourd de menaces s’il venait à prendre dans une société française désormais hautement inflammable du fait d’une partie de nos huiles parlementaires qui relaient la propagande anti-immigrés.

Les relais de la catégorie de « francocide » dénoncent la barbarie étrangère. Dans un pays racialement homogène, avancent-ils, ce genre de choses n’arriverait pas, oubliant allégrement Francis Heaulme, Fourniret, Emile Louis, Dutroux ou le cas récent de « la maison de l’horreur[1] ».

Pour eux, il y a donc comme un bacille allogène qui non seulement menacerait le bien-vivre d’une société française par ailleurs absolument fantasmé mais contre lequel il faut absolument agir, évidemment vigoureusement, pour éviter qu’il n’emporte tous les « Français de souche ».

C’est, littéralement, ce que disaient les nazis pour justifier le meurtre puis l’extermination des juifs. Ainsi, pour Goebbels, si les Aryens (Allemands de souche) ne tuent pas les juifs (tous les juifs : hommes, femmes et enfants – car vivants, les enfants voudront venger leurs parents), alors ce sont les juifs qui tueront les Aryens.

Point Godwin ? Peu importe. La logique raciale finit toujours par la destruction physique d’hommes, de femmes et d’enfants après avoir désigné la population à spolier et/ou à réduire comme « barbare ». Ce fut vrai au Pérou inca, dans l’Algérie ou le Cameroun colonial ou aujourd’hui en Palestine occupée.

Lorsque Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, fait un parallèle entre la mort du petit Aylan sur une plage d’Europe et celle de Lola, c’est probablement cela qu’il a en tête. En effet, hormis leur mort prématurée, ces deux destins d’enfants n’ont pas grand-chose à voir. Aylan, retrouvé mort noyé sur une plage, est une victime de la politique d’une UE que n’empêche pas de dormir le fait que périssent en Méditerranée des damnés de terres saccagées par l’impérialisme.

Lola a été victime d’un fait divers absolument épouvantable mais, sauf à mettre en circulation l’abjecte notion de « francocide », aucunement d’une politique concertée ou décidée par une instance supérieure. La comparaison faite par Geoffroy Lejeune est donc en réalité effroyable. Elle évoque immanquablement la litanie antisémite pluriséculaire occidentale qui accusait les juifs d’empoisonner les puits ou de procéder à des meurtres rituels notamment infanticides. Plus près de nous, elle prolonge et radicalise l’antienne fasciste de l’invasion et du « grand remplacement ». Si la femme qui a tué Lola est l’agent d’un complot plus vaste, alors l’appel à la vengeance de masse devient légitime.

Et pourtant ce meurtre a bien une dimension politique dont évidemment l’extrême-droite n’a que faire.

En effet, l’hypothèse d’un accès psychotique de la meurtrière remet en lumière l’abandon à leur propre sort des victimes de troubles mentaux et de la psychiatrie par un Etat français normalement garant des services publics.

Des psychiatres comme Franck Chaumon (membre du Collectif des 39 : https://www.collectifpsychiatrie.fr/?cat=13) alertent depuis longtemps sur la catastrophe en cours, qu’il s’agisse de la désertion de la psychiatrie par les étudiants en médecine, du discours consensuel violemment anti-analytique, du suivi des sujets atteints de troubles mentaux ou encore de la criminalisation et par conséquent de l’emprisonnement de gens dont la place est dans des structures hospitalières, etc.

À dire vrai, la mort d’une collégienne n’a pas eu davantage d’importance pour l’extrême-droite que pour les médias qui s’en ont emparée comme des vautours. En effet, Christine Kelly, la faire-valoir de Zemmour du temps où il officiait sur CNews, ne s’y est pas trompée. Au-dessus d’une photo de son équipe tout sourire, elle tweete ce samedi : « Nous avons tous été émus cette semaine avec #Lola nous vous souhaitons un week-end de repos ». Quant à L’équipe de TPMP, elle fêtait mardi, en présence de Cyril Hanouna et Franck Appietto – patron de C8 –  le record d’audience atteint par son « débat » sur le meurtre de la petite Lola. Avec feux d’artifice et paillettes.

 

[1] https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/maison-de-l-horreur-dans-le-pas-de-calais-le-suivi-des-signalements-en-cause-7900182079

Les Kurdes, manipulés par l’Occident contre les « barbares islamistes » : une raison de leur isolement au sein des luttes du Sud ?

Pourquoi la lutte des Kurdes pour leur droit d’existence, je ne parle même pas de droit à l’autodétermination, n’a que peu d’écho au sein des luttes du Sud global ?

Une autre forme de cette question est souvent posée au sein de la communauté kurde dans le monde et en France particulièrement : pourquoi la lutte palestinienne a-t-elle plus d’écho en France que la lutte kurde, notamment dans le camp anti-impérialiste ? Les deux peuples partagent pourtant les mêmes destins tragiques : deux populations colonisées du Moyen-Orient en grande partie à cause des impérialismes occidentaux. Il existe ainsi une sorte de jalousie parmi les Kurdes : « Pourquoi parle-t-on autant des Palestiniens alors que nous, les Kurdes, nous sommes dix fois plus nombreux ? ». Les réponses et explications sont souvent bancals : « C’est parce qu’il y a une solidarité entre arabes et musulmans et les arabes nous détestent », « C’est parce qu’ils sont antisémites et veulent taper sur Israël » ou encore le plus classique « Les Kurdes, personne ne nous aime… ». Il y a une totale incompréhension et un sentiment d’isolement, d’abandon. Et ce n’est pas totalement faux : la lutte des Kurdes ne fait pas particulièrement bouger les foules, et ce d’autant plus que le camp anti-impérialiste est faible depuis plusieurs années.

La question posée en titre de cet article mérite donc qu’on s’y attarde ne serait-ce que pour défaire cet isolement et rapprocher autant qu’il se peut les luttes palestiniennes et kurdes, profondément anti-coloniales.

Cela me permettra aussi de développer plusieurs points concernant la spécificité de la lutte kurde afin d’en donner une meilleure compréhension de celle-ci au lecteur. En effet, il y a une certaine méconnaissance de cette lutte au sein de la « gauche » pour de nombreuses raisons qui découlent des spécificités de la situation de ce peuple mais pas uniquement ; et cet article permettra, je l’espère, d’intéresser suffisamment le lecteur à la cause kurde pour qu’il approfondisse sa connaissance des Kurdes et de leurs luttes. Je compte également continuer à écrire sur ce sujet si vaste, notamment sur le Rojava et son projet politique, sur la nature colonialiste de l’état des Kurdes ainsi que sur l’actualité de ce peuple comme les révoltes en Iran.

Il n’est nullement question de minimiser la lutte palestinienne au profit de celle des kurdes ou de vouloir tomber dans une dénonciation d’une préférence pro-arabe ni même de hiérarchiser ces mêmes luttes. Au contraire, la lutte palestinienne en France mériterait d’être plus mise en avant. Il est indéniable que la lutte contre le joug colonial de l’état d’Israël est d’une importance cruciale et légitime. Je vous encourage d’ailleurs à suivre de près, de soutenir ou d’adhérer à BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) et à l’UJFP (L’union juive française pour la paix), d’autant plus que les organisations pro-palestiniennes sont réprimées par l’appareil d’état français. J’ai d’ailleurs beaucoup appris à ce sujet grâce au QG décolonial et notamment ce live Twitch de PDH (Paroles d’Honneur). https://www.twitch.tv/wissamxelka/video/1558986078

Bijî Kurdistan ! Bijî Palestine ! (en kurde : Vive le Kurdistan ! Vive la Palestine !)

Avant de démarrer le sujet, je me dois de vous préciser que j’abonderai en citation du livre de Fanon Les damnés de la terre parce que ce livre m’a permis de mieux comprendre la situation de mon peuple puisque je suis moi-même kurde. Je le précise par souci d’honnêteté mais aussi pour brandir mon badge de premier concerné.

Je n’ai pas la prétention de pouvoir tout expliquer, de manière précise et exhaustive à ce sujet. Je me permettrai ici de décrire dans les grandes lignes mes connaissances et mon expérience personnelle afin de donner une idée, imprécise certes, de l’histoire de mon peuple. C’est pourquoi je vous renverrai régulièrement vers des références littéraires et des articles. Tous les liens, définitions et les références seront listées à la fin de l’article. Pour une approche plus générale mais rapide de l’histoire des Kurdes, je vous invite vivement à lire ce court article de l’Institut Kurde de Paris (https://www.institutkurde.org/info/qui-sont-les-kurdes-s-1232550956) et pour plus d’approfondissement : Luc Pauwels, Histoire du Kurdistan / David McDowall, A Modern History of the Kurds (seulement en anglais mais d’une précision et d’une exhaustivité remarquable)

Voici comment j’articulerai les différentes parties :

  • Une présentation courte et simplifiée de l’histoire du peuple Kurde incluant l’état actuel de ses luttes.
  • Les Kurdes et leurs défenseurs occidentaux : une manipulation et des trahisons meurtrières.
  • Les Kurdes, la Palestine et Bandung : deux peuples esseulés à cause de la faiblesse du camp anti-impérialiste. Perspectives de rapprochement et de renforcement du camp anti-colonialiste.

Cartes du kurdistan :

 

Qui sont les Kurdes ?

Fanon dans Les damnés de la terre : « Parce qu’il est une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité, le colonialisme accule le peuple dominé à se poser constamment la question: « Qui suis-je en réalité? » »

Comme le dit si bien Fanon, « Qu’est-ce qu’un kurde ? ».

Il existe autant de kurde que de façon de se sentir et de se revendiquer kurde. Et pas uniquement à cause de la situation de colonisé mais aussi de par la particularité du peuple kurde à toujours avoir été éclaté entre plusieurs territoires et de par la construction de l’identité kurde qui s’est développée à cheval sur plusieurs états, sous différents jougs. Ce qu’il faut comprendre c’est que l’identité Kurde, de par son histoire et sa construction, a une forte diversité culturelle, linguistique et religieuse (sur les langues https://www.institutkurde.org/info/la-langue-amp-la-litt-eacute-rature-kurdes-1232550961). On pourrait trouver cela paradoxal  aux premiers abords mais ce n’est pas forcément le cas. Il ne faut pas y voir une essence et une nature particulière spécifique des Kurdes mais plutôt une conséquence de leurs conditions matérielles d’existence : le fait de vivre dans les montagnes, coincés entre différents états et empires, se faisant la guerre pendant des siècles et encore aujourd’hui, en plus de subir des persécutions et de devoir “s’assimiler” pour survivre. Tout cela laisse des traces indélébiles dans les mémoires et les cultures.

Les Kurdes seraient les descendants des Mèdes, ce peuple qui fonda un empire puissant entre l’Anatolie et l’Iran durant l’Antiquité. Sautons des siècles et nous arrivons à l’avènement de l’Islam et des conquêtes arabo-musulmanes. Déjà à cette époque la résistance kurde était farouche face aux envahisseurs et malgré un ralliement (relatif) à l’Islam, les Kurdes ne se sont pas arabisés. L’histoire entre kurdes et arabes qui débuta par des guerres lors des prémices du Califat islamique sera ponctuée de luttes et de combats sanglants dont les dictons, aussi bien importants dans la tradition arabe que kurde, sont des traces. A ce titre, Alar Kuutman dans Om Kurder nous retranscrit ces deux dictons : l’un arabe dit « Allah a puni l’humanité avec trois fléaux : les sauterelles, les rats et les Kurdes » tandis que la maxime populaire kurde explique que « Les chameaux ne sont pas des bêtes et les Arabes ne sont pas des êtres humains ».

Concernant le ralliement à l’Islam, il convient de faire une petite parenthèse sur les religions des kurdes. Là où la plupart des peuples sous le joug du Califat islamique se sont arabisés et ont été totalement converti à l’Islam, les Kurdes ont gardés une trace encore très présente de leur religions et pratiques pré-islamiques. Voici une liste non-exhaustive des religions des Kurdes :

  1. Le zoroastrisme, vieille religion ayant beaucoup influencé les religions du Moyen-Orient.
  2. L’islam sunnite, une majorité des Kurdes mais il est impossible d’avoir des chiffres précis.
  3. L’islam chiite, notamment dans l’actuel Iran et en Irak.
  4. Le soufisme et les derviches. Cette vieille tradition a exercé une grande influence sur les alévis et les yézidis kurdes.
  5. Le yarsanisme, autour d’un million de Kurdes. C’est une religion pratiquée exclusivement par les Kurdes avec une culture du secret et de la taqiyya (pratique consistant à dissimuler ou nier sa foi afin d’éviter la persécution). Proche de l’alévisme et du yézidisme, qui forment à elles trois ce que des universitaires appellent le yazdanisme (voir Wikipédia pour plus d’informations).
  6. L’alévisme, la religion « typique » des Kurdes de l’actuelle Turquie. On évalue à 15 millions le nombre d’Alévis en Turquie, ce qui ne regroupe pas uniquement des Kurdes.
  7. Le yézidisme, l’une des plus vieilles religions du monde à encore être pratiquée.
  8. Le christianisme, difficile d’estimer leur nombre mais ils sont bien présents. En attestent les populations Assyriennes, Chaldéennes et Arméniennes de la région du Kurdistan.
  9. Le judaïsme, à partir de 1950 la majorité des Kurdes Juifs (notamment d’Irak) émigrent vers Israël et il en reste très peu actuellement dans la région du Kurdistan.

Ce qu’il faut aussi bien comprendre à travers le spectre large des religions au sein du peuple Kurde c’est que cette diversité religieuse ne pose pas de problème au sein de la communauté. Birgûl Açikyildiz écrit dans Les yézidis et le sanctuaire du seykh’Adî « Ces divisions et ces diversités ne posent apparemment aucune difficulté aux Kurdes, mêmes dans le recouvrement de leur identité et le sentiment fort d’appartenir à une même destinée les unit. » Ceci étant dit, il ne faut pas balayer d’une main les manipulations des religions exercées par différentes puissances extérieures (notamment les turcs sunnites et les persans chiites) afin de diviser les Kurdes et créer des conflits d’influence et de pouvoir en leur sein. Néanmoins, il suffit de discuter avec un Kurde pour se rendre compte que sa religion passe au second plan et n’intervient pas dans son sentiment d’appartenance au peuple Kurde.

A la suite de la période arabo-musulmane, les invasions Mongoles du 13ème siècle puis la conquête de Constantinople en 1453 par les Ottomans marquent une période de plus de 3 siècles au court desquels le peuple kurde sera coincé entre l’enclume ottoman et le marteau persan. Le Kurdistan, de par sa position stratégique à la frontière des deux grands empires, sera le lieu des luttes d’influence, des guerres de territoires et des combats entre les Safavides persans et les Ottomans turcs. Le climax de ces luttes sera la bataille de Chaldoran (1514) remportée par les Ottomans et qui donnera lieu à la paix d’Amasya en 1555 qui établira de manière stable la frontière entre ces deux empires jusqu’à la Première guerre mondiale. C’est lors de cette période que la majeure partie du Kurdistan passera de facto du côte Ottoman à l’exception du Sud-Est qui restera sous influence persane. Au sein de l’Empire Ottoman les Kurdes purent jouir d’autonomie voire même d’indépendance : c’est l’âge d’or de la féodalité kurde. Durant cette période dite de stabilité et d’autonomie allant du 16ème siècle au début du 20ème siècle, les princes kurdes se contentaient d’administrer leur domaine tant qu’ils n’avaient pas été menacés dans leurs privilèges. En règle générale, ils ne se soulèveront et tenteront de créer un Kurdistan unifié que lorsque, au début du XIXème siècle, l’Empire ottoman s’ingérera dans leurs affaires et cherchera à mettre fin à leur autonomie. Mais ces mouvements seront soldés par plusieurs échecs.

On arrive ainsi à la fin de la première guerre mondiale. En 1915, les impérialistes franco-britanniques signent les accords de Sykes-Picot pour se partager l’Empire ottoman en prévision de sa défaite, sans évidemment prendre en compte l’avis des populations concernées. Je fais le choix d’être bien plus court sur la partie historique recouvrant les évènements post première guerre mondiale jusqu’à nos jours car je considère que la documentation sur cette période est bien plus répandue et simple d’accès. De plus, le démembrement du Kurdistan en quatre états distincts crée de fait le besoin de faire une histoire en quatre parties avec une cinquième pour expliciter les relations entre les luttes pour la libération des Kurdes dans chaque état tout en tenant compte de possibles polémiques de la part des différents nationalismes dû à la proximité temporelle des faits décrits (il n’y a qu’à voir la virulence du nationalisme turc dans son négationnisme du génocide arménien pour le comprendre) : en bref, une complexité qui me dépasse et dépasse largement les besoins de cet article. Il est crucial de retenir que les Kurdes subissent depuis bientôt un siècle de multiples oppressions, une réelle négation de leur existence, de leur culture, de leur langue par 4 états coloniaux.

L’Institut Kurde de Paris explique dans son article qu’une partie des problèmes des Kurdes provient d’un « manque de clairvoyance de ses propres dirigeants ». Voilà un sujet bien fâcheux qui divise bon nombre de Kurdes. Il est un dicton très répandu chez les kurdes qui dit en substance que, très souvent, le premier ennemi d’un Kurde dans sa lutte d’indépendance est un autre Kurde. A ces luttes internes d’influence, soumises aux manipulations des forces extérieures, s’ajoutent la question des ressources comme le pétrole, de l’idéologie politique (socialisme ou libéralisme), des tribus encore puissantes dans la région et du risque de l’assimilation. Un cocktail explosif qui a démoralisé plus d’un militant kurde. Lutter pour l’indépendance kurde c’est lutter contre ses frères et sœurs tout en sachant qu’ils sont sous le joug de forces impérialistes extérieures qui ne cherchent qu’à s’approprier les richesses du sol kurde. Combien de fois dans l’histoire des Kurdes ces derniers ne se sont-ils pas fait avoir par une promesse d’indépendance ou d’autonomie en rejoignant tel ou tel camp ?

Depuis les conquêtes arabo-musulmanes en passant par les étaux perse et ottoman jusqu’au quatuor d’états colonialistes, les kurdes se sont battus pour leur libération et leur existence. Parfois même les uns contre les autres. Tout ceci nous amène à l’analyse concrète de la situation concrète actuelle : où en sont les Kurdes ? Quelles sont leurs forces politiques ?  Petit tour d’horizon :

Pour le Kurdistan du nord qu’on nomme Bakur, qui est actuellement en Turquie, je retranscris en partie l’analyse de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides du gouvernement français, cf. lien de l’article). https://www.ofpra.gouv.fr/sites/default/files/atoms/files/2108_tur_partis_pro-kurdes_et_extreme-gauche_151774_web.pdf

Le HDP (Parti démocratique des peuples) parti pro-kurde regroupant une alliance élargie de la gauche allant des conservateurs kurdes aux communistes turcs a réussi à résister à la répression violente du régime d’Erdogan et représente une force majeure de la lutte kurde. Avant 2014  l’AKP (parti d’Erdogan) s’efforçait de séduire l’électorat kurde à travers la libération de la langue kurde et des fêtes kurdes semi-autorisées. Lors de mes voyages en Turquie (« au bled ») pour voir ma famille, je ressentais une vraie liberté des kurdes, on osait parler kurde, porter ses couleurs, tout allait bien dans le meilleur des monde. Mais comme toujours avec les kurdes, ça n’allait pas durer. « Cependant, cette politique tourne court avec les manifestations kurdes de 2014 en faveur de la ville de Kobané assiégée par l’EI, dans la région kurde de Syrie du Nord (Rojava), suivies de la reprise de la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en juillet 2015. Après une période de trêve unilatérale jusqu’en juillet 2015, la reprise de la guérilla à l’initiative du PKK accompagnée d’émeutes urbaines dans l’est et le sud-est de la Turquie entraîne une vague de répression visant les partis et associations pro-kurdes, soupçonnés de liens avec le mouvement armé. Cette répression s’accentue avec la proclamation de l’état d’urgence qui suit le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016, attribué par les autorités turques à la confrérie islamique de Fethullah Gülen. Entre 2015 et 2019, selon un rapport publié en août 2021 par la Fondation des droits de l’homme de Turquie (HRFT/TİHV), la liberté d’association est violée 5 498 fois en Turquie, 127 maires sont démis de leurs fonctions et remplacés par des administrateurs d’Etat, 11 députés déchus de leurs fonctions parlementaires ; 120 maires et 17 députés sont placés en détention. Parmi les partis politiques, les plus touchés par ces atteintes à la liberté d’association sont le HDP et le DBP. En mai 2016, 154 députés du Parlement turc sont déchus de leur immunité parlementaire, ce qui permet l’ouverture de poursuites judiciaires à leur encontre ; cette mesure affecte particulièrement les élus du HDP dont 55 sur 59 sont touchés. En novembre 2016, les deux co-présidents du HDP, Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, et sept autres députés, déjà déchus de leur immunité parlementaire en mai 2016, sont placés en détention préventive. »

Aujourd’hui ils sont encore emprisonnés. Ce court extrait ne décrit qu’une partie de la répression que subi ce parti et ses alliés en Turquie (26 000 militants emprisonnés à la fin de l’année 2018). Pour conclure sur le HDP, il est encore debout et renait progressivement de ses cendres, à tel point que ce parti se présente aux élections présidentielles de 2023 qui pourraient voir une hypothétique fin du règne d’Erdogan.

L’autre force majeure en Turquie, et d’ailleurs dans toute la région du Kurdistan est le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Après plusieurs décennies de guérilla contre l’état turc, sa principale action politique se retrouve dans le PYD (Parti de l’union démocratique), sa branche syrienne représentée au Rojava (l’ouest en kurde). Initialement d’idéologie marxiste-léniniste à sa création dans les années 70 dans la continuité des mouvements de décolonisation dans le monde et par sa proximité directe avec l’URSS, le PKK s’est tourné au tournant du XXIème siècle vers une nouvelle idéologie inspirée des écrits de Murray Bookchin (écologie politique) et que leur leader Öcalan (aussi nommé Apo, emprisonné en Turquie depuis 1999) a décrit à travers le terme de confédéralisme démocratique. Les liens entre la lutte du PKK et celle du HDP sont évident, d’autant que les dirigeants du HDP ont déjà rendu visite à Öcalan dans sa prison. Il y a là les deux faces assez connues des luttes de libération anti-colonialiste : la solution armée sous forme de guérilla et la solution « démocratique » ou pacifique ou encore de non-violence. La première se perpétue en Syrie, la seconde fait face aux risques d’interdiction du régime turc.

Sur M. Bookchin https://www.monde-diplomatique.fr/2016/07/FERNANDEZ/55910 Sur la Turquie et ses processus politiques : https://www.contretemps.eu/turquie-panorama-et-perspectives-entretien-avec-emre-ongun/ (date de 2016 mais reste d’actualité)

En Iran, le Kurdistan en Iran est nommé Rojhilat, l’est en kurde, le silence autour de la situation des Kurdes en Iran est hautement préoccupante. J’ai moi-même beaucoup de difficulté à récupérer des informations sur leur situation alors que les Kurdes représentent une population similaire à celle en Irak et que les Kurdes d’Iran ont été au cœur de lutte importante voire essentielle de l’histoire du Kurdistan. Je ne citerai que les informations extraites de cet article https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2019/11/24/les-kurdes-diran-oublies-de-tous/. « Les Kurdes d’Iran sont la cible de la part de la République islamique d’une double série de discriminations, en tant que Kurdes dans un régime d’un centralisme sourcilleux, d’une part, et en tant que sunnites dans un système privilégiant systématiquement la majorité chiite, d’autre part. La langue kurde, bannie des écoles publiques, ne peut être enseignée que dans des établissements privés, eux-mêmes soumis à l’autorisation préalable de l’Etat. Le militantisme kurde est méthodiquement réprimé, aussi bien dans les régions frontalières de l’Irak que dans le Khorassan, au nord-est du pays. Près de la moitié des détenus politiques en Iran sont ainsi d’origine kurde, selon le rapporteur de l’ONU pour la situation des droits de l’homme dans ce pays, alors que les Kurdes représentent moins du dixième de la population iranienne. Les Kurdes, à la fois minoritaires ethniquement et religieusement, pâtissent de graves entraves dans leur accès à l’emploi, au logement, à la propriété et aux fonctions d’encadrement politique et administrative. Les deux provinces kurdes sont reléguées, en termes de développement, aux tout derniers rangs des trente provinces iraniennes, avec le Baloutchistan. » A cette situation de colonisation s’ajoute un abandon de la lutte par l’acteur majeur de la région, le PKK, qui se concentre exclusivement sur le Rojava et la Syrie.

En Irak, le Kurdistan en Irak est nommé Başûr le sud en kurde, il y a une région autonome kurde avec un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) qui ne regroupe pas toutes les zones de population kurde. Cette région est le lieu de lutte de pouvoir entre deux partis issus de deux tribus puissantes les Barzani au Nord (Parti démocratique du Kurdistan, PDK) et les Talabani au Sud (Union patriotique du Kurdistan, UPK). Leur situation est l’exemple typique de ce que Fanon décrit ainsi : « Dans les pays sous-développés, nous avons vu qu’il n’existait pas de véritable bourgeoisie mais une sorte de petite caste aux dents longues, avide et vorace, dominée par l’esprit gagne-petit et qui s’accommode des dividendes que lui assure l’ancienne puissance coloniale. » Ceci est d’autant plus juste dans le cas des Barzani qui s’allient de fait à Erdogan, qui n’existent politiquement que grâce au bon vouloir de l’état turc mais aussi grâce à leur illustre nom, les Barzani étant l’une des tribu les plus respectées chez les Kurdes par leur lutte contre les oppresseurs. La grande majorité des Kurdes du GRK sont pauvres et n’ont que peu de perspectives d’avancées économiques car n’appartenant pas à la bonne tribu. Il y a aussi une lutte d’influence entre le GRK et le PKK, qui s’est illustrée en 2014 avec le sauvetage des Yézidis des Monts Sinjar (à la frontière irako-syrienne) par les forces syriennes du PYD (proche du PKK) face à l’EI suite à une défaite des peshmergas (combattants kurdes du GRK). La Turquie veut à tout prix éviter une alliance entre le GRK (en Irak) et le PYD (en Syrie) qui pourrait créer une bande frontalière totalement kurde au Sud de la Turquie et donner des aspirations indépendantistes aux forces Kurdes de Turquie. C’est pour ça que l’état turc domine fortement le GRK, surtout économiquement, et c’est à cause de leur faiblesse, de leur voracité et de leur soif de pouvoir que les dirigeants kurdes du GRK acceptent la domination turque sans la contester : elle leur permet d’éviter une ingérence du PKK afin de préserver leur influence politique. Pour plus d’info sur la situation actuelle : https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20220811-en-irak-le-kurdistan-rattrap%C3%A9-par-le-chaos-politique  https://orientxxi.info/magazine/le-kurdistan-irakien-dans-l-impasse-et-les-divisions,5887

Et sur les luttes entre le GRK et le PKK https://kurdistan-au-feminin.fr/2020/12/16/kurdistan-bruits-de-bottes-turques-sur-le-front-kurde/

En Syrie (le Rojava, l’ouest en kurde). On arrive au plus gros morceau. C’est un sujet brûlant, d’actualité et aussi complexe que tout ce qui a précédé. Le Rojava cristallise actuellement un moment crucial de la lutte kurde : tous les yeux et cœurs kurdes sont tournés vers cette zone à cause de l’espoir qu’il représente. Je me limiterai à une description des faits et des forces kurdes en présence. Je citerais cet article  (DESOLI Francesco, « L’avant- et l’après-Kobané : défis et opportunités pour les Kurdes de Syrie », Outre-Terre, 2015/3 (N° 44), p. 273-285. DOI : 10.3917/oute1.044.0273. URL : https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2015-3-page-273.htm ).

« Dans le cadre général de la crise syrienne, le PYD et sa branche militaire le YPG (Unités de protection du peuple) ont longtemps constitué une sorte de troisième camp aux marges du conflit entre régime et opposition. Leur entente froide avec le régime syrien leur a permis d’éviter les bombardements et la répression étatique. En outre, la prise de distance vis-à-vis de l’opposition arabe et le manque de confiance en celle-ci ne se sont traduits en conflit ouvert que dans certaines zones de population mixte arabo-kurde où le YPG mena en 2013 une série de batailles, pour la plupart victorieuses, contre différents groupes rebelles. Depuis l’automne 2013, l’État islamique (EI) s’est révélé en tant qu’adversaire effectif et obstiné du YPG, mais ce dernier devait parvenir pendant toute la première moitié de 2014 à repousser ses offensives. »

Cet article explique tous les ingrédients nécessaires à la description (simplifiée) des Kurdes en Syrie : luttes entre kurdes (PDK irakien vs PKK/PYD syrien), hégémonie du PKK qui empêche toute autre forme de lutte de libération kurde en dehors de ses lignes quitte à réprimer d’autres mouvements kurdes, entente froide avec le régime d’Assad pour obtenir une certaine autonomie (qui arrange surtout Assad qui n’a plus à s’occuper, pour l’instant, de la frange Nord). Concernant ce dernier point, personne n’est dupe, cette autonomie sera reprise des mains kurdes dès que possible par Assad et son régime qui, ne l’oublions pas, a réprimé et exclu ce même PKK pendant plusieurs années et a persécuté la minorité kurde. Actuellement, le régime d’Erdogan prépare une invasion massive de cette région et réitère ses menaces contre les forces kurdes du Rojava. Dernièrement, une tentative de rapprochement a été tentée par le régime turc envers le régime syrien (https://www.courrierinternational.com/article/rapprochement-erdogan-dispose-a-reprendre-langue-avec-assad-inquietude-des-refugies-syriens-en-turquie) qui s’est soldée par un échec. Il ne faut donc pas perdre de vue que l’état actuel des alliances et des rapports de force peut être totalement chamboulé au gré des intérêts des deux régimes. L’élection cruciale de 2023 en Turquie en ligne de mire, Erdogan prépare soigneusement ses attaques contre le Rojava et ses forces kurdes afin de se positionner en défenseur de l’ordre et de la sécurité. C’est un phénomène récurrent dans sa politique. Il n’hésitera pas à s’allier au régime d’Assad et à trahir la rébellion syrienne, que le régime turc soutient, dans une optique de déstabilisation politique du territoire syrien. Ainsi, à la fois la rébellion syrienne et le Rojava pourraient finir dans un étau entre ces deux régimes. D’autant plus que la question des réfugiés syriens en Turquie devient un sujet important dans le débat politique turc ; avec une réconciliation turco-syrienne, Erdogan pourrait faire d’une pierre deux coups : détruire le Rojava et pousser les réfugiés syriens de son sol à retourner dans leur pays sous le joug d’Assad. A la fin, ce sont les peuples syriens et kurdes qui seront les victimes.

Vous l’aurez compris, le sujet kurde est d’une complexité assez élevée, les alliés d’un jour deviennent les ennemis du lendemain, les kurdes luttent les uns contre les autres, la situation s’envenime sans solution claire. Les raisons vous les avez lues : c’est à la fois la situation coloniale encerclée entre quatre états, les luttes intra-kurde manipulées ou non par les forces externes, la couardise des dirigeants du mouvement kurde qui ne cessent de donner leur confiance à des promesses des états colonialistes ou impérialistes mais aussi l’état actuel du monde néolibéral qui ne permet aucune réelle libération des peuples.

C’est le triste destin des kurdes depuis des siècles : passer d’une main à l’autre sans sortir de cet encerclement désastreux.

Les Kurdes et leurs défenseurs occidentaux : une manipulation et des trahisons meurtrières.

Fanon : « Mais si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors il faut inventer, il faut découvrir. Si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe. Davantage, si nous voulons répondre à l’attente des Européens, il ne faut pas leur renvoyer une image, même idéale, de leur société et de leur pensée pour lesquelles ils éprouvent épisodiquement une immense nausée. Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. »

Ce conseil très juste du militant de la libération algérienne et figure de la décolonisation F.Fanon sied assez bien aux dirigeants kurdes. Alors, bien évidemment le contexte est loin d’être le même : il est question dans cette citation de Fanon des peuples colonisés par l’Europe qui luttent pour leur libération et leur indépendance. Le colon n’est pas européen dans le cas kurde, il n’est même pas unique, néanmoins l’injonction à ne pas chercher absolument dans l’Europe (ou l’Occident), dans ses formes d’organisation, dans ses formes de lutte, un soutien pour « répondre à l’attente [du peuple kurde] » pourrait être étendu aux kurdes. Plus précisément, l’histoire des défenseurs occidentaux de la cause kurde est un cas d’école d’impérialisme : la défense des kurdes n’est jamais la vraie raison, celle-ci se trouve bien plus du côté des raisons économiques (le pétrole et autres ressources de la zone), militaires voire racistes/islamophobes. De même, les occidentaux tendent à voir au Rojava une « image, même idéale, de leur société » alors qu’il n’en est rien. Les bases mêmes du projet politique au Rojava, appelé confédéralisme démocratique, sont profondément anticapitaliste, anti Etat-nation et donc aux antipodes de la modernité occidentale.

Mais comme souvent avec les Kurdes, les choses se compliquent rapidement : en effet, crier à l’anti-impérialisme de ma position de kurde du Nord global bien privilégié ne serait rien d’autre qu’une posture de privilégié. C’est aussi une stratégie des Kurdes (je parle aussi bien du Rojava, du HDP ou du GRK) d’obtenir tacitement l’aide et le soutien des occidentaux en mettant en avant leur caractère multiethniques, pluriconfessionnels (et surtout pas « islamiste »), féministe ou encore pro-LGBT. Pour être plus juste, ce ne sont pas eux qui mettent vraiment en avant ces traits mais les occidentaux. D’ailleurs ces derniers ne voient que ça, toute la lutte des Kurdes, leur culture, leur histoire ils s’en fichent, eux ils veulent de belles figures à défendre comme ces femmes kurdes qui combattent les djihadistes de l’EI à Kobané. Mais quand on leur demande le noms de ces femmes, les raisons précises de leur lutte, leur place dans la société kurde, que répondent-ils ? Qu’en savent-ils ?

Avant de continuer je précise : not all occidentaux. Ou pour le dire plus précisément, je ne vise pas tous les mouvements de solidarité issus de l’Occident envers les Kurdes qui sont nombreux, qui respectent la culture et l’histoire des Kurdes et que je remercie vivement. Ces soutiens sont d’une importance cruciale dans la lutte de libération des Kurdes, notamment concernant la situation grave au Rojava. Néanmoins, ce n’est pas parce que ces soutiens existent que l’on peut se faire l’économie de la critique. Et d’un point de vue personnel, laissez moi cracher mon venin sur ces « sauveurs » de l’Occident qui n’ont cessé de me réifier en chose à sauver, en tant qu’individu issu du peuple kurde, « ce beau peuple féministe et pas du tout islamiste ».

Mais revenons au sujet, de quoi parle-t-on exactement ?  Parler des trahisons et manipulations des occidentaux au Kurdistan mériterait un article en lui-même. C’est une histoire triste et révoltante. Les Kurdes ont souvent été le bras armé des occidentaux parce que ce peuple n’a pas d’autre allié dans la région et ne peut pas en avoir (on y reviendra). Un exemple récent de trahison : Trump en octobre 2019, après des années d’alliance avec les Kurdes contre l’EI, décide sans concertation avec ses alliés kurdes de quitter le Rojava pour faciliter l’invasion et les massacres turcs dans cette région (la fameuse zone tampon). On a crié au scandale à l’époque en France et Biden avait dénoncé la trahison de l’administration américaine et promis de sanctionner l’agression de la Turquie d’Erdogan. Quelqu’un a des nouvelles ? Et je ne mentionne pas les français et britanniques qui n’ont fait que suivre leur maître américain. La liste des trahisons occidentales est trop longue, concentrons-nous plutôt sur nos impérialistes bien Français bien Gaulois et ce qu’ils pensent des Kurdes.

Concernant la sphère politique française il est étonnant de constater que le soutien aux Kurdes s’étend de l’extrême-gauche (le programme politique au Rojava s’inscrit dans la famille élargie de l’anarchisme) à l’extrême-droite (et oui !). Bah alors la Palestine, jalouse de ne pas avoir le soutien de Le Pen ? Citons-la : « Je ne comprends pas que l’on ferme les yeux sur les attaques de la Turquie contre les Kurdes en Syrie. C’est une violation absolue du droit international, pour anéantir des combattants qui nous ont aidés » Ah, on voit directement de quoi dépend ce « soutien » : c’est parce que les Kurdes ont aidé les Français contre … ah oui, les djihadistes de l’EI mais surtout pas pour leur liberté ou leur droit à l’autodétermination (le droit international ça l’intéresse quand elle veut). Bon après quoi d’étonnant quand on sait qui elle est, donc passons à son meilleur ami Macron. Selon lui, les Kurdes « sont nos meilleurs alliés contre Daech », par conséquent, « les abandonner comme on l’a fait en Syrie en 2019 », serait « une faute politique ». (https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/irak/macron-au-kurdistan-irakien-les-kurdes-sont-nos-meilleurs-allies-contre-daech-estime-l-ecrivainpatrice-franceschi_4752409.html ) On sent tout l’impérialisme dans cette déclaration : soutien conditionné à la lutte contre l’EI, un énième abandon serait une faute politique, entendez géopolitique. Aucune mention de la cause des Kurdes, ce ne sont que des soldats contre l’EI, leurs revendications on s’en fiche donc. Beau programme. Et c’est le cas de l’immense majorité des soutiens aux kurdes par ces politiques.

Et la gauche dans tout ça ? Demandons directement au boss, au Jaurès de notre époque, au butin de guerre Mélenchon : https://melenchon.fr/2019/01/28/la-cause-kurde-est-la-notre/ . Dans son blog, cet article datant de 2019 est titrée : « La cause kurde est la nôtre ». Oh, serait-ce la résurgence d’une lutte anti-impérialiste bien marquée historiquement dans la gauche ? Malheureusement non, c’est du même acabit que les précédents : « Les combattantes et combattants kurdes du Rojava ont combattu militairement de façon décisive notre ennemi qu’est l’islamisme politique armé de Daech et du front « al Nosra ». » Les Kurdes se sont surtout battus pour leur survie et leur libération, pas pour satisfaire la vengeance de la France contre l’EI. Ce ne sont pas les soldats français qui sont morts par milliers, ni les femmes françaises violées et soumises à l’esclavage. Le plus grand contingent français dans cette guerre était surtout dans l’autre camp mais l’Occident aime récupérer les victoires qui ne sont pas les siennes tout en oubliant ses vraies responsabilités dans le conflit. Ce n’est pas « notre » ennemi mais l’ennemi des peuples kurdes, arabes et des minorités de la région. Comprenez bien cela une bonne fois pour toutes. Il poursuit « ni la France, ni les États-Unis n’auront fait quoi que ce soit pour aider les kurdes d’Afrin. Il est vrai que la Turquie est membre de l’OTAN et cela suffit pour que tous les atlantistes d’Europe ferment les yeux sur n’importe quoi. » Là encore, c’est bien de dénoncer mais pourquoi ramener ça uniquement aux liens entre la Turquie et l’OTAN sans une seule fois affirmer le droit des kurdes à leur existence ? Cette fois, les Kurdes sont des pions pour taper sur le méchant Erdogan, un peu à la sauce Biden. Cependant, il faut lui accorder le mérite de soutenir le HDP dans la répression de l’état turc (il faut bien un bon point non ?). On arrive à un point intéressant « Et si le Rojava nous intéresse, c’est parce qu’il s’y mène une expérience politique inédite. » Serait-il enfin question de libération des Kurdes ou à minima d’une bonne compréhension de l’idéologie du PYD et du Rojava ? Réponse : « Le PYD, parti de l’Union démocratique, y a instauré un régime s’appuyant sur la démocratie directe au niveau communal. Les minorités y sont respectées. Le féminisme est affiché puisque chaque échelon de gouvernement est partagé par un homme et une femme. Par ailleurs, les Kurdes du Rojava rejettent toute assignation identitaire, religieuse ou ethnique. Leur approche est citoyenne. À l’autoritarisme, ils opposent la souveraineté populaire ; au tri ethno-confessionnel, le pluralisme ; à la dépendance aux réseaux clientélistes, des services publics de qualité et un modèle de société solidaire face à la corruption généralisée. Le peuple kurde, au-delà de son droit à l’autodétermination, est quasiment le seul à proposer une solution politique susceptible de construire une paix durable dans la région. » Le bingo gauchiste « je soutiens les kurdes du Rojava car … » a été remporté par Mélenchon haut la main. Il semblerait que tout soit beau au Rojava, cette utopie parfaite au milieu de tous ces monstres islamistes autoritaires qui n’ont évidemment aucun lien avec la France (Picot). Je suis moi-même tombé dans ce discours occidental très fantasmé, c’est la porte ouverte vers les tréfonds de l’Occident et sa modernité. Heureusement, les nombreuses trahisons occidentales m’ont sauvé de ce fantasme.

Si ces exemples ne suffisent pas, et parce qu’il faut que je vide encore mon sac, permettez-moi de vous raconter une histoire autour du film de Caroline Fourest, Sœurs d’armes (https://www.europe1.fr/culture/caroline-fourest-presente-son-film-soeurs-darmes-ce-qui-est-arrive-aux-femmes-yezidies-cest-le-sommet-de-la-violence-misogyne-et-totalitaire-3923810)

« Pour Caroline Fourest, l’attentat contre Charlie Hebdo est un déclic personnel. « J’avais besoin de fiction, de trouver un nouveau langage », confie-t-elle. Elle tombe alors sur des vidéos de Daech, sur le marché aux esclaves où des femmes Yézidies sont vendues, ou échangées contre des pistolets. « J’ai été frappée par ces images qui donnaient ‘envie’ d’en voir plus. Et les gens qui ont vu le film m’ont dit : ‘Je pensais tout savoir de cette guerre mais je n’avais pas du tout vu ça’. » » Dès les prémices de ce projet, tout semble lié avant tout à Daesh plutôt qu’à la cause kurde, cette dernière devenant un moyen de représenter sa haine de l’EI. Mais soit, ce pourrait être « acceptable » aux premiers abords. Qu’en est-il de sa réalisation et de son contenu ? Réponse d’une combattante kurde dans Nous vous écrivons depuis la révolution, Récits de femmes internationalistes au Rojava « C’est un point de vue d’Européenne sur notre combat, caractérisé par le fait que les caractères principaux et les actrices sont européennes. Elle a totalement réécrit l’histoire du massacre des yézidies de Şengal. Elle a décidé d’unir toutes les forces kurdes sous un même drapeau, mais la réalité c’est que les peshmergas (combattants du GRK) se sont enfuis et que c’est la guérilla du PKK et les YPG/YPJ (ndlr. unités militaires du PYD, PKK syrien, le YPJ est uniquement composé de femmes) qui ont ouvert un couloir humanitaire et sauvé des milliers de personnes. Imagine que demain, moi, une Kurde, je décide de faire un film sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en France et que je dise : « Moi je n’ai pas envie de montrer les subtilités, la collaboration avec les nazis, et tout. Moi j’ai envie d’unité. Donc dans mon film je raconte que toutes les Françaises ont caché des Juives dans leur grenier et c’est tout. » Quel est le but de la réalisatrice avec ça ? Aujourd’hui, les YPJ et la guérilla du PKK, celles qui ont combattu Daech, sont attaqués par la Turquie, qui continue de les appeler « terroristes » alors qu’elles ont prévenu un génocide total. Dans le film, cette réalité est totalement effacée. Aussi, dans une scène, une des combattantes des YPJ demande : « Pourquoi est-ce que Daech nous attaque ? » Sérieusement ! Une combattante des YPJ ne demanderait jamais quelque chose comme ça ! Nous connaissons notre ennemi et nous savons pourquoi ils nous attaquent. Encore une chose : la manière dont elle fait parler, interagir et s’habiller les YPJ, c’est très masculin, ça ne correspond pas du tout à notre esthétique. La façon dont les hommes commentent les habits des camarades femmes ou leur donnent des ordres. Peut-être que ça vous paraît normal en tant qu’européennes, mais pour nous, ça ne l’est pas du tout. Nous, les femmes qui luttons ici, nous sommes autonomes. Le seul mérite de ce film est de donner un très bon exemple de ce qu’est l’orientalisme ! » Tout est dit.

On l’aura compris, la lutte au Rojava, et celle des Kurdes en général, a plus d’une fois été manipulée par l’Occident pour des intérêts idéologiques racistes, impérialistes ou encore de bonne conscience.

Cependant, d’un point de vue stratégique, de nombreux militants kurdes pensent que sans l’aide des occidentaux aucune indépendance kurde ne peut être proclamée dans la région. Ils préfèrent le soutien économique, militaire, diplomatique des occidentaux à celui de leurs voisins. Ce qui se comprend parce que de fait leurs voisins les oppriment. Mais aussi, qui d’autre peut les aider ? Ils sont isolés dans la région, même l’Algérie ne peut soutenir les Kurdes sans se prendre les foudres de quasi tous les autres pays Arabes. Maintenant, je ne souhaite pas juger cette stratégie (très souvent c’est plus de la survie), je ne suis pas un combattant du Rojava qui est bien heureux de l’aide américaine face à l’EI. D’ailleurs ces mêmes combattants ne sont pas dupes et savent que les aides occidentales vont et viennent au gré des gouvernements et des événements politiques de la région. Ceci étant dit, il ne faut pas oublier les trahisons multiples des occidentaux ni la manipulation grossière qu’ils font de la cause kurde pour des intérêts politiques et racistes (contre l’Islam et les Arabes).

Les Kurdes, la Palestine et Bandung : deux peuples esseulés à cause de la faiblesse du camp anti-impérialiste. Perspectives de rapprochement et de renforcement du camp anti-colonialiste.

Fanon : « L’exploitation coloniale, la misère, la famine endémique acculent de plus en plus le colonisé à la lutte ouverte et organisée. Progressivement et de façon imperceptible la nécessité d’un affrontement décisif se fait prégnante et est ressentie par la grande majorité du peuple. Les tensions, inexistantes auparavant, se multiplient. Les événements internationaux, l’écroulement, par pans entiers, des empires coloniaux, les contradictions inhérentes au système colonialiste entretiennent et renforcent la combativité, promeuvent et donnent force à la conscience nationale. »

Fanon écrivait cela en 1961 au climax de la guerre d’Algérie, post Bandung, post Suez, aujourd’hui où en est le camp anti-colonialiste ? Bien mal en point. Comme expliqué précédemment, il ne faut pas interpréter le soutien des forces politiques principales en France au Rojava comme le soutien réel à un mouvement de libération du peuple kurde. Ce n’est qu’un moyen pour taper sur l’Islam, les Arabes, le méchant Erdogan. On ne peut que s’étonner et se questionner lorsque l’on voit qu’en comparaison avec le soutien à la Palestine devenu d’une timidité extrême en France, rares sont les personnalités politiques et militants qui ne « soutiennent » pas les Kurdes.

On en revient ainsi au tout début de cet article : pourquoi la lutte des Kurdes pour le droit d’existence n’a que peu d’écho au sein des luttes du Sud global, notamment par rapport à la Palestine pourtant si proche géographiquement ?

Il est donc question de la seule et unique lutte qui compte réellement pour les peuples opprimés, les luttes du Sud global, et par là les militants les plus engagés dans cette lutte. En France, c’est le camp antiraciste élargi dont les décoloniaux font partie. D’après ma propre expérience, c’est plus par manque de connaissance que le soutien aux Kurdes est (en apparence) assez faible. Mais aussi parce qu’il existe une certaine méfiance compte tenu des soutiens vastes de la sphère politique au sujet des Kurdes et du Rojava en particulier. Et ces militants ont bien raison de se méfier pour toutes les raisons évoquées précédemment (manipulation du soutien aux kurdes à des fins racistes et islamophobes).

Ismael Besikci, l’auteur de International Colony Kurdistan (publié en 1991, certaines parties peuvent ne plus être parfaitement d’actualité) développe les raisons des différences entre le Kurdistan et la Palestine. « De profondes différences existent entre la situation de la Palestine et celle du Kurdistan. Les Kurdes sont entourés d’ennemis de tous les côtés. En fait, les Kurdes tentent de maintenir leur existence à l’intérieur de ce qui est pratiquement un enfer. La Palestine est entourée de forces amies, ou de forces que l’on peut qualifier d’amies. Elle n’a qu’un seul ennemi : Israël.

Quant à Israël, il a de nombreux ennemis, dont les 22 États arabes et les 42 États islamiques qui, s’ils ne sont pas des ennemis, sont au moins inamicaux. La division du Kurdistan entre plusieurs États a multiplié leurs ennemis et les a laissés sans amis. Bien que ces dernières années, le nombre d’amis du Kurdistan semble augmenter, ces nouveaux amis sont lointains. Les Palestiniens sont toujours en mesure d’obtenir le soutien politique, financier et militaire des pays arabes voisins. Lorsque leur lutte les met dans une situation difficile, ils peuvent se réfugier dans un ou plusieurs de ces pays et poursuivre leur combat politique et militaire à partir de là. Quelles que soient leurs relations avec l’Égypte ou la Jordanie, la Syrie ou le Liban, l’Irak, la Tunisie, le Koweït, l’Arabie saoudite, l’Algérie et le Yémen, cela reste vrai, du moins en théorie. Ces Etats sont obligés d’aider les Palestiniens financièrement, moralement et politiquement, ne serait-ce que pour répondre à l’opinion publique de leur propre pays. »

Mais alors, qu’en est-il des Kurdes ?

« La question palestinienne apparaît comme une question arabe, ce qui a pour conséquence que les autres pays désireux de maintenir de bonnes relations avec les nations arabes soutiennent fortement les Palestiniens. Ils se sentent obligés de le faire.

La question kurde, au contraire, apparaît comme une question anti-arabe. Ainsi, une fois de plus, les pays qui souhaitent maintenir de bonnes relations avec les nations arabes se sentent obligés de soutenir les États arabes d’Irak et de Syrie contre les Kurdes et font la sourde oreille à la juste lutte des Kurdes pour leur existence. En raison de la richesse pétrolière des pays arabes, les autres pays considèrent qu’il est important de développer de meilleures relations commerciales, d’augmenter les exportations, de remporter des appels d’offres et de faire des investissements dans les pays arabes. Puisque la lutte kurde est également perçue comme une lutte anti-turque et anti-persane, ce que nous avons dit à propos de ceux qui souhaitent maintenir de bonnes relations avec les nations arabes est également vrai pour ceux qui souhaitent maintenir de bonnes relations avec la Turquie et l’Iran. Ces pays font semblant d’ignorer la juste lutte des Kurdes, se rangeant du côté des gouvernements racistes et colonialistes de Turquie et d’Iran.

La Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie sont habiles à utiliser leur potentiel d’investissement commercial comme outil de chantage. Ils disent : « Je ne vous donnerai pas cette offre de contrat », « Si vous rédigez des résolutions contre nous sur telle ou telle question, nous ou « Si vous vous abstenez de faire telle ou telle chose contre la Turquie, nous vous achèterons deux flottes d’avions », etc. Par conséquent, bien que les Palestiniens bénéficient d’un soutien important dans diverses institutions internationales, les Kurdes, dont la lutte est tout aussi juste, sont continuellement laissés à eux-mêmes. Les Palestiniens ont commencé leur lutte contre Israël au milieu des années 1960 et ont pu, peu après, participer à des institutions internationales telles que les Nations unies et la Conférence islamique. Cela est dû à leurs nombreux amis qui occupent des postes influents dans ces organismes. Le Kurdistan a de nombreux ennemis, et les amis qu’il a évitent de s’impliquer dans la juste lutte des Kurdes en raison des réactions que cela pourrait susciter chez ses nombreux ennemis. » Ce n’est pas pour rien qu’un des plus célèbre dicton kurde est : « Pas d’autres amis que les montages ».

On arrive donc à le même conclusion que cet article (https://kurdistan-au-feminin.fr/2021/05/15/les-palestiniens-et-les-kurdes-deux-peuples-au-destin-tragique/) : « Mais la solidarité entre les deux peuples [palestiniens et kurdes] eux-mêmes est embourbée dans la confusion. Il s’agit d’une confusion délibérément entretenue par les puissances qui les oppriment, et sortir de cette confusion est un élément vital de la lutte pour les Kurdes et les Palestiniens. » Les similitudes entre ces peuples sont nombreuses, si je ne dois en retenir qu’une c’est l’origine du mal, c’est-à-dire le découpage de territoires par les occidentaux sans accords des peuples en question « Les deux peuples ont été laissés à la merci d’occupants hostiles à la suite de décisions prises par les grandes puissances impériales du monde, et les dirigeants de ces puissances refusent même aujourd’hui de reconnaître leurs actes de résistance ».

Il existe une histoire commune des mouvements de libération kurde et palestinienne, avec leur lot de complexité : « Les Kurdes plus engagés politiquement, comme les dirigeants du HDP, comprennent parfaitement la nécessité de « soutenir le peuple palestinien opprimé », mais il est à la fois déprimant et inquiétant de voir les débats entre Kurdes sur la question de savoir s’ils doivent ou non soutenir les Palestiniens, ainsi que l’antagonisme de certains Palestiniens envers les Kurdes. Il n’en a pas toujours été ainsi. L’Organisation de libération de la Palestine – en particulier ses factions marxistes, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique de libération de la Palestine – a joué un rôle majeur dans l’entraînement des guérilleros du PKK, et 13 cadres du PKK ont perdu la vie dans la lutte contre l’occupation du Liban par Israël en 1982. (Bien que nous devions également reconnaître, car la vie réelle n’est jamais simple, que le FPLP a malheureusement été recueilli par Saddam Hussein). »

Du côté palestinien la situation n’est pas plus simple « les principaux politiciens palestiniens d’aujourd’hui sont beaucoup plus proches de la Turquie qu’aux premiers jours du PKK, en particulier ceux du Hamas, qui contrôle Gaza ; mais il serait erroné de rejeter la lutte populaire de plusieurs décennies du peuple palestinien contre l’oppression israélienne parce que nous n’aimons pas les politiciens de Gaza ou de Ramallah. La lutte pour la liberté des Palestiniens est antérieure et transcende le Hamas et le Fatah. »

Et l’article conclut « Ce manque de connexion a un impact sur la force organisationnelle, et affecte la capacité à situer les deux luttes spécifiques comme faisant partie de la lutte plus large contre l’impérialisme et le capitalisme. ».

Dans le meilleur des monde, un nouveau Bandung serait organisé avec les différents peuples opprimés, incluant possiblement les Ouïghours, les Baloutches, et tout peuple luttant pour sa libération. On aurait une alliance des palestiniens et des kurdes contre leurs oppresseurs et tout serait pour le mieux. Mais comme le dit si bien ce proverbe kurde « Toute espérance doit planter ses racines sur une réalité ». La réalité est déjà connue : deux peuples opprimés, sous le joug colonial, dans une époque où la lutte anti-coloniale est à un niveau faible, où les ingérences sont nombreuses, tout comme les manipulations des mouvements de libération. De plus, les intérêts des alliances de chacun des camps sont, à première vue, opposés. Chaque état colonial cherchera à éviter tous liens entre les deux luttes, bien que dans le passé des connexions aient existé, en coupant toute aide économique et militaire à des peuples déjà en position de survie. Car c’est ça la réalité : le peuple Palestine perd des terres chaque jour, le peuple kurde se fait attaquer de toutes parts,  et toute solution non armée est réprimée. Nous ne sommes pas dans une période d’attaques ouvertes contre le joug colonial pour ces deux peuples mais plutôt dans une période de survie. Il n’est pas question pour les Palestiniens ni pour les Kurdes de conquérir des territoires, d’avancer dans la libération de leur peuple mais seulement de survivre. Et cette survie est cruciale pour espérer à l’avenir une contre-offensive de ces deux peuples opprimés pour leur libération totale et définitive.

Pour le moment l’heure est à la survie et tous les moyens sont bons pour conserver la flamme de la lutte : il n’est probablement pas temps pour ces deux luttes de se rejoindre, cela déstabiliserait fortement leur survie. D’un côté les kurdes pourraient perdre le soutien des occidentaux qui sont leurs quasi seuls alliés, de l’autre côté les palestiniens ne peuvent se mettre à dos l’Iran et la Turquie dans leur survie face à l’apartheid israélien.

Mais alors, comme dirait un islamo-gauchiste bien connu, que faire ? Vaste question. Le constat et l’état des luttes faits, vous êtes certainement désemparé devant la complexité de la situation des Kurdes et le peu de perspectives possibles. Bienvenu dans la tête d’un Kurde. Pour ce qui est du rapprochement entre Kurdes et Palestiniens, l’analyse faite plus haut démontre qu’en l’état actuel cette liaison est impossible.

Mais tout n’est pas perdu ! Il y a un axe qui n’a pas encore été développé dans l’article : la faiblesse du camp anti-impérialiste. Et c’est précisément là que l’on peut et doit agir. « On » c’est-à-dire nous autres Français, nous le Nord du Sud, nous qui ne sommes pas Français innocemment comme tout Français. Pourquoi ? Car c’est la France qui a participé activement au découpage du Kurdistan, c’est la France qui soutient le projet colonial israélien, c’est la France qui a vendu les armes qui aujourd’hui détruisent le Yémen, c’est la France qui a participé au pillage et à la destruction de l’Irak et de la Syrie, c’est la France qui a ravagé l’Afghanistan. C’est encore nous autres Français qui sommes les principaux responsables de l’inondation d’un tiers du Pakistan, car oui ce sont les peuples du Sud qui subissent bien plus les ravages du désastre écologique alors que c’est le Nord qui en est le principal responsable.

Alors oui, nous n’avons pas le pouvoir et ne sommes pas prêts de l’avoir ; oui, il faudrait prendre le pouvoir pour réparer nos erreurs, mais encore faudrait-il arrêter d’en faire ! Avant même d’imaginer un monde post-capitaliste sans impérialisme il faut déjà combattre celui qui est actif ! Nous devons lutter contre notre propre impérialisme ! Ce qui veut dire lutter contre les sanctions économiques sur les pays comme l’Iran ou l’Afghanistan car ce sont les plus démunis qui en souffriront, contre la Françafrique et les occupations militaires françaises, contre l’instrumentalisation des luttes du Sud à des fins racistes.

Dans le cas particulier des Kurdes il faut tout d’abord s’informer et comprendre la situation actuelle. Je considère ce type d’article comme un pas vers cela. Bien évidemment on ne peut lutter contre tout à la fois. Je ne vous invite pas à militer activement pour la cause Kurde ni à en connaître toute l’histoire, mais simplement à vous sensibiliser aux questions que soulèvent les Kurdes, à la fois pour ne pas tomber dans l’instrumentalisation occidentale médiocre mais aussi pour enrichir votre connaissance des luttes anti-coloniales.

J’espère qu’avec cet article chaque fois que vous entendrez parler des Kurdes, vous saurez qui nous sommes, contre qui nous luttons, comment l’Occident manipule nos luttes ici tout en nous déstabilisant là-bas ; mais avant tout, j’espère que vous aurez compris que notre place est au sein du Sud et du camp anti-colonial. Je ne désespère pas voir un jour Palestiniens et Kurdes lutter ensemble pour leur liberté. J’œuvrerai à rapprocher ces deux peuples afin de créer un front commun de lutte contre nos jougs coloniaux : Bandung nous l’a prouvé, nous ne devons pas combattre séparément.

Kurdes, Palestiniens, peuples du Sud, UNISSONS-NOUS !

Pablo Neruda : « Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront jamais le printemps»

Azadi