Dans son intervention à Historical Materialism, Dimitri Lasserre prétend « dialoguer » avec Houria Bouteldja. En réalité, il s’attaque à ce moment précis à une femme bâillonnée par la censure.
Quelques éléments de contexte : Pour son édition 2025 à Paris, Historical Materialism s’est vu refuser à deux reprises l’intervention de l’une de ses invités, Houria Bouteldja. En soutien à cette dernière, plusieurs intervenants ont décidé de boycotter l’évènement. On notera en particulier la décision de Paul Morao d’annuler sa participation en réponse à cette censure. Sa prise de parole devait interpeller Bouteldja, censée être présente à l’évènement. Il déclare sur X : « Je voulais continuer la polémique de ces derniers mois […] mais je ne vais pas m’amuser à discuter d’une intellectuelle interdite de parler […]. » La dignité de cette solidarité est à saluer.
Tandis que Morao renonce à discuter avec une camarade privée de parole, Dimitri Lasserre se dresse en contradicteur de Bouteldja, au moment même où elle se retrouve censurée, isolée, désignée comme persona non grata par un événement qui prétend interroger le pacte racial… sans elle. Ce n’est plus une critique, c’est un remplacement stratégique. Dans son intervention, Lasserre n’interroge pas le dispositif qui a éjecté Bouteldja. Il s’engouffre dans le boulevard que cette censure crée pour les détracteurs de la parole réprimée, et tente de nous apprendre comment penser la race sans faire peur aux Blancs. Ainsi, cette censure vient compléter la longue histoire du contrôle des paroles indigènes par le pouvoir blanc. Dans La Dignité ou la mort1, Norman Ajari parle de « confiscation du dire » et expose la manière dont les Noirs (ici les indigènes) ne doivent jamais être présentés « comme des agents de contestation, mais seulement comme des bénéficiaires passifs de l’engagement et du militantisme des Blancs »1. Le marxisme blanc a toujours préféré les indigènes muets, ou morts.
Dans son texte, Lasserre s’essaye à un exercice contorsionniste : Il reconnaît que « dans une perspective révolutionnaire, la lutte contre le racisme est absolument prioritaire » et préconise l’abolition de la race « par la classe », tout en admettant qu’il ne sait pas comment « contraindre les Blancs » dans ce processus2. Tu m’étonnes.
Son texte oppose théories marxistes et décoloniales, comme si ces théories ne s’interpénétraient pas déjà depuis des décennies. Il présente les critiques de la modernité et de la colonialité de Bouteldja et Thao comme contradictoires, dans un texte dichotomique qui caricature à l’extrême les travaux du camp décolonial. Lasserre assène des évidences, suggérant que Bouteldja avancerait le contraire. Comme lorsqu’il affirme que « Les ressorts du racisme sont, sur le plan matériel, économiques. Ils ne sont pas uniquement symboliques. », ou répète : « Les intérêts de race […] ne sont pas réductibles à des fantasmes idéologiques »2. Jamais Bouteldja n’a évacué les intérêts matériels concrets que le prolétariat blanc obtient en signant le pacte racial avec sa bourgeoisie.
Ce texte est une opération classique de whitewashing des auteurs indigènes (ici Thao), et le résultat est peu convaincant. Entre les mains de Lasserre, Thao devient un alibi. Il l’utilise pour opposer une pensée indigène qu’il décrit comme « romantique » (Bouteldja) à la figure de Thao qu’il repeint en penseur rigoureux, matérialiste et propre. S’il est vrai que Thao est considéré comme un marxiste bien plus orthodoxe et euro-centrique que certains de ses contemporains3, cette orthodoxie évolue dans son œuvre, et est bien plus poreuse que Lasserre ne le laisse penser. Ce dernier évacue tout ce qui fait désordre chez Thao : la guerre, le vécu, la respiration étouffée, la chair coloniale. Il transforme Thao en vigile du marxisme blanc légitime, en rempart contre les pensées situées. En réalité, il parle moins de Thao qu’il ne parle à travers lui. Il utilise Thao contre les siens.
Thao est bien loin du portrait théorique froid et vide que Lasserre dresse de lui. La source qu’il utilise principalement dans son article, Phénoménologie et matérialisme dialectique4 , est un incontournable dans le corpus de Thao, mais c’est aussi une production qui « ne porte aucune trace explicite de la situation coloniale […]»3 et qui ne suffit pas, à lui seul, à comprendre la pensée de Thao. Prise dans son ensemble, sa pensée peut largement être articulée avec celle des décoloniaux, et non contre elle. C’est ce que propose Matthieu Renault en comparant cet auteur avec l’une des inspirations les plus importantes de Bouteldja : Fanon.
Dans son article Fanon and Tran Duc Thao : The Making of French Anticolonialism3, Matthieu Renault, loin des lectures blanchies de Thao, dresse un portrait entrelacé des deux auteurs. Bien qu’il se refuse à faire abstraction de ce qui sépare Fanon de Thao, il ne les antagonise pas. Bien au contraire, il les lit ensemble. Il montre que Fanon et Thao partagent une même exigence : penser la domination depuis la vie, depuis les corps, depuis l’histoire concrète des peuples colonisés. Renault défend l’idée que « comparer Fanon et Thao […] permet de mieux comprendre la construction de l’anticolonialisme français dans la France de l’après-guerre et l’émergence d’un matérialisme véritablement postcolonial qui pourrait encore être d’une pertinence cruciale aujourd’hui »3.
Dans la majorité de son œuvre, Thao pense à travers la chair. Il reprend le concept de Lebenswelt5 (monde vécu – monde de la vie), développé par Husserl, et l’adapte au contexte colonial dans lequel il s’inscrit. Thao décrit les mondes vécus contradictoires et conflictuels dans lesquels colonisés et colonisateurs vivent. Il conçoit le colonialisme comme « l’agression d’une existence sur une autre existence »5, et Fanon le traduit dans le corps : « Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement » il lui devenait à plus d’un titre impossible de respirer »7. Lorsque Thao évoque une dialectique du corps, Renault commente : « Loin d’être nié par et à travers la lutte hégélienne pour la vie et la mort, le désir biologique est le « fondement » de cette lutte […] « il y a une dialectique du corps », notion qui pourrait venir de la plume de Fanon »3,6.
Renault évoque également le livre de Thao publié en vietnamien en 1950, Triêt lý đã đi đên đâu8. Écrit à destination de la diaspora vietnamienne et jamais traduit, Thao y développe la vision « peu orthodoxe de la primauté de la révolution à l’Est sur la révolution à l’Ouest »3,8. Renault rappelle par ce fait que Thao rejoint Fanon, qui conclut dans Les Damnés de la Terre : « Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf »9.
Ainsi Renault tente-t-il d’articuler les discours anticoloniaux de Thao et Fanon pour proposer leur rôle dans la genèse du matérialisme post colonial en France. Dans son article, il conclut : « Lorsqu’on aborde la genèse de la pensée anticoloniale par rapport au marxisme, il est important de ne pas considérer le « matérialisme scientifique » (représenté ici par Tran Duc Thao) et les formes plus hybrides et flexibles de ‘socialisme anticolonial’ (représentées ici par Fanon) comme des opposés. […] les différences réelles entre eux étaient bien plus une question de degré -de déplacement du marxisme- que de nature »3.
À rebours de la proposition de Renault, Lasserre projette ses analyses qui blanchissent Thao et le rassurent : la défense des intérêts de classe détruirait « de facto » les intérêts de race, et ces derniers détruits, les prolétariats blanc et indigène pourraient alors unir leurs forces pour abolir la classe… Les théories de Fanon et Thao s’inscrivent bien loin de ces incantations druidiques, dont l’auteur admet lui-même l’impasse : « Comment conduire les Blancs, car le problème vient bien des Blancs, vers cette abolition de la race par la classe ? Comment les y contraindre ? Je ne sais pas »2. Lasserre déforme Thao pour mieux l’opposer à Bouteldja, en mettant dos à dos théories marxistes et décoloniales, dans un discours binaire, déformé, simplifié, construit pour opposer.
Nous ne lirons pas Thao avec Lasserre. Nous lirons Thao avec Fanon, avec Renault. Nous les verrons entrer en résonnance avec notre chair, avec nos corps. Avec nos mères humiliées, nos corps cabossés, nos enfants qui traduisent à leurs parents les lettres de la CAF. Nous le lirons contre eux, s’ils continuent de faire de Thao un gardien du marxisme occidental blanc.
Nous écouterons la voix de Fanon, qui résonne encore à travers nos corps, quand il parle du racisme qui tue, qui broie et étouffe. Souvenons-nous que c’est ce manque d’air, cette suffocation de Floyd qui a ébranlé le cœur de l’empire. Et quand nos détracteurs projettent sur nous une attache culturelle réactionnaire, répondons-leur avec les mots de Fanon, lorsqu’il évoque le peuple vietnamien en lutte pour sa liberté : « Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement » il lui devenait à plus d’un titre impossible de respirer »7.
Zakarya
1Norman Ajari, La Dignité ou la mort – Ethique et politique de la race (2019)
2Dimitri Lasserre, Tran Duc Thao et l’union des Beaufs et des barbares, Positions revue (2025)
3Matthieu Renault, Fanon and Tran Duc Thao: The Making of French Anticolonialism (2015)
4Tran Duc Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique (1951)
5Tran Duc Thao, Sur l’Indochine, Les Temps modernes (1946)
6Tran Duc Thao, La Phénoménologie de l’esprit et son contenu réel, Les Temps modernes (1948)
7Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952)
8Tran Duc Thao, Triêt Lý Ðã Ði Ðên Ðâu (1950)
9Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (1961)