Gaza : le capital privé au service du génocide

En Palestine, deux secousses majeures ont traversé l’actualité des dernières semaines. D’une part, la publication du rapport explosif de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU, dénonçant l’implication directe de plus de soixante entreprises dans le génocide en cours à Gaza et en Cisjordanie. D’autre part, les révélations sur le rôle du Boston Consulting Group (BCG) dans le chiffrage et la planification du nettoyage ethnique de la bande de Gaza. Le télescopage temporel de ces deux événements n’est pas fortuit. Il nous rappelle brutalement l’alignement structurel des intérêts entre le capital américain, la raison d’État des États-Unis et l’impérialisme qui sous-tend la création et la perpétuation de l’entité sioniste.

Le BCG, peu connu du grand public, est pourtant l’un des cabinets de conseil en stratégie les plus puissants au monde. Présent dans une cinquantaine de pays, il conseille les plus grandes multinationales, les gouvernements et les armées. Son influence sur les politiques publiques, les restructurations industrielles et les doctrines militaires est considérable. Apprendre qu’une telle entité aurait contribué à rationaliser l’effacement d’un peuple – en organisant logistiquement la déportation de civils et la destruction d’infrastructures vitales – est un marqueur historique : celui de la banalisation technocratique du crime colonial.

C’est dans ce contexte que ressurgit avec une acuité renouvelée un concept ancien, forgé par le président Dwight Eisenhower dans son discours de fin de mandat en 1961 : celui de « complexe militaro-industriel ». Eisenhower mettait en garde contre la capture des décisions publiques par une alliance toujours plus puissante entre le Pentagone, les fabricants d’armes et les centres de recherche scientifique. Il alertait sur la menace que cette alliance faisait peser sur la démocratie, sur l’équilibre des pouvoirs, et sur la paix mondiale.

Or, ce complexe a muté depuis la guerre froide. Après la chute du mur de Berlin, il a absorbé de nouveaux secteurs : technologie, cybersécurité, données, conseil, pharmaceutique. Le rapport d’Albanese démontre que les multinationales américaines, dans leur ensemble, participent aujourd’hui à la mise en œuvre d’une « économie du génocide » : elles conçoivent, soutiennent, financent, instrumentalisent la colonisation de la Palestine. Amazon, Google, Palantir, mais aussi Caterpillar, HP ou Airbnb sont autant d’entreprises activement impliquées dans le maintien de l’ordre colonial. Ce dernier s’entend ici comme l’ensemble des dispositifs matériels, économiques et symboliques qui permettent de faire tenir un régime d’apartheid : Airbnb, par exemple, propose à la location saisonnière des logements situés dans des colonies israéliennes illégales en Cisjordanie, contribuant ainsi à la normalisation et à la légitimation de la spoliation.

Même les cabinets de conseil, en apparence neutres, sont de puissants relais de cet appareil de domination : le BCG, où abondent les anciens de la CIA, semble avoir pris part à la rationalisation managériale d’un nettoyage ethnique. La frontière entre civil et militaire, entre entreprise et État, entre stratégie et politique est devenue quasi inexistante.

D’autres épisodes historiques confirment cette alliance structurelle entre impérialisme américain et capital privé : la participation d’United Fruit Company aux coups d’État en Amérique centrale (notamment au Guatemala en 1954), les liens entre ExxonMobil et les guerres pour le pétrole au Moyen-Orient, le rôle des entreprises minières dans le renversement de Patrice Lumumba au Congo, ou plus récemment, l’exportation de technologies de surveillance de NSO Group (soutenue par des capitaux US) vers les dictatures du Golfe et les régimes autoritaires d’Afrique.

Le rapport d’Albanese est sans ambiguïté : « The private sector plays a crucial role in maintaining and expanding Israel’s settler-colonial and apartheid regime by providing goods and services that sustain the occupation and enable the commission of international crimes ». Elle appelle à un changement de paradigme : « States must ensure that business enterprises under their jurisdiction, or domiciled in their territory, cease activities that sustain Israel’s unlawful occupation and contribute to serious human rights violations. »

Cette situation nous impose de reposer, à nouveaux frais, la question du lien organique entre colonialisme et capitalisme. Pour cela, il faut revenir à Karl Marx, et en particulier à sa théorie de l’accumulation primitive du capital. Marx identifie deux moteurs principaux de cette accumulation : le vol de la terre agricole et le colonialisme. Ces processus n’étaient pas des accidents historiques, mais les conditions matérielles nécessaires à l’émergence du capitalisme moderne. Le capital a besoin, pour naître, de transformer des communs en propriétés privées, de convertir des mondes vivants en marchandises, et pour cela il a besoin de violence.

Dans le livre I du Capital, Marx écrit : « L’accumulation primitive n’est rien d’autre que le processus historique de séparation du producteur d’avec les moyens de production ». Et plus loin : « La conquête, l’asservissement, le meurtre, en un mot la violence, jouent ici le grand rôle ».

L’histoire de la Palestine est une illustration parfaite de cette dynamique. Depuis les premières implantations sionistes au XIXème siècle, le projet colonial s’est appuyé sur la captation des terres, l’expropriation des paysans, la destruction des structures sociales existantes, la fabrication de titres de propriété au service des colons. Cette logique n’a jamais cessé. Elle s’est intensifiée avec la création de l’État d’Israël en 1948, les lois d’absentéisme, la Nakba, l’occupation de 1967, les implantations illégales, et jusqu’à la colonisation rampante de la Cisjordanie actuelle, transformée en terrain de jeu pour les fonds d’investissement, les projets de tourisme religieux ou les géants du BTP.

Il faut lever un malentendu tenace : l’accumulation « primitive » n’est pas un stade historique révolu. Elle est un mode permanent de reproduction du capital. David Harvey parle d' »accumulation par dépossession » pour qualifier ce retour permanent de la violence d’expropriation dans les formes contemporaines du capitalisme. Elle revient à chaque fois que des terres sont privatisées, que des peuples sont expulsés, que la frontière entre licite et illicite est abolie au profit de la rentabilité. La Cisjordanie d’aujourd’hui, livrée aux bulldozers et aux drones, est l’un des derniers laboratoires de cette accumulation par la spoliation.

Face à cette mécanique, le travail du mouvement BDS est plus que jamais essentiel. Il s’agit de cibler, nommer, isoler les entreprises complices du nettoyage ethnique, du vol de terres, du génocide en cours. Le boycott est une arme populaire, démocratique, pacifique, et d’une efficacité redoutable lorsqu’elle s’accompagne de la montée en puissance d’une opinion publique globalement acquise à la cause palestinienne. Il est un ressort clé de la résistance anticoloniale de notre temps.

La décolonisation ne se fera pas sans une critique radicale du capitalisme mondialisé et de ses avatars industriels, numériques et médicaux. Elle suppose une nouvelle grille de lecture et de combat, capable de relier les territoires, les luttes, et les solidarités. Le témoin nous est tendu. À nous de le saisir.

 

Yazid Arifi

Laisser Un Commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *