Koh-Lanta, pulsation et loyauté

Souffrez que, par ces mots, moi, gauchiasse, je réalise un rêve farfelu : celui d’être un « Jean-Pierre Pernaut à vocation décoloniale ».

À l’école primaire d’Arles-sur Tech (Pyrénées-Orientales), à la veille de l’été actant la mise en suspens des luttes sociales, nous apprenons que les prochains ouvrages de la bibliothèque seront acquis grâce aux bénéfices de la vente des gâteaux, vente organisée lors de la diffusion sous le préau de Koh Lanta, où cette année a brillé l’enfant du pays Jérôme M., peintre en bâtiment, dit Jérôme-le-Catalan. Le village a littéralement communié dans une même clameur émue lorsqu’à l’issue d’une épreuve d’orientation remportée haut la main, le candidat a esquissé un pas de ball de bastons[1] en hommage à son « groupe de danses folkloriques catalanes », puis crié : « Ça, c’est pour le Sud, pour le peuple catalan, c’est pour ma vallée le Vallespir et le Haut-Vallespir, et pour tous les Arlésiens », avant de planter son poignard en criant « Viscaaaaa ! »  Viva ! »).

Techniquement, une production télévisuelle française investit une péninsule philippine présentée comme vierge (alors qu’elle est peuplée de 51 000 habitants) et dans le cadre d’un jeu d’aventures, y filme un homme blanc qui, dans un ordre décroissant, déclame cinq entités locales auxquelles, à la faveur de ce spectacle à audience nationale, il entend être rattaché. Pleins feux nationaux sur des trous hexagonaux à partir d’un ailleurs au parfum de conquête coloniale.

 

Quelle instance secrète pousse Jérôme-le-Catalan à mettre dans sa bouche ces géographies au rétrécissement concentrique ? Peut-on en extraire un suc politique bon à penser pour nos chantiers militants ?

 

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Que ce soit pour le pari « beaufs-barbares », pour l’alliance « France des tours-France des bourgs », pour la petite dernière ruffinade « France des quartiers et des clochers » — un bloc tant attendu, apte à renverser les funestes et bruns oracles —, le mot dignité agit comme un levier qui ferait tenir enfin ensemble deux polarités prolétaires blanches et non blanches destinées à lutter côte-à-côte. Tout pressés que nous sommes de les voir enfin derrière une même bannière, la convocation quasi mantrique de « dignité » empêche cependant de penser ce que ce terme recouvre distinctement pour les uns et pour les autres.

Dans La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race[2],  Norman Ajari en explore les arcanes pour les Afro-descendants, et par extension pour toute personne non blanche ; dès lors, constatons que ce terme ne se situe pas sur la même fréquence pour les blancs. Si, pour les premiers, la dignité fait office de condition sine qua non pour s’affranchir du paradigme humain/non-humain imposé par la blanchité ; pour les seconds, la dignité convoque des conditions matérielles tenables qui ne les déclasseraient pas de trop. En ce sens, l’humanité ou non des petits blancs n’a jamais été questionnée de la part de ceux-là même qui les exploitent et les oppressent. La dignité relève pour ces derniers d’un supplément d’âme tout entier contenu dans un supplément d’égalité matérielle avec les classes dominantes blanches, lesquelles peuvent flatter l’endurance et la résilience de « leurs » dominés blancs et déployer force moyens pour les sauver d’une condition « indigne » au sens ajariste du terme. À cet égard, on lira avec profit le récit documentaire Azucre : une épopée[3], de Bibiana Candida, dans lequel, au XIXe siècle, de jeunes Galiciens faits esclaves à Cuba ont été secourus et sauvés par la nation espagnole.

En somme, le mot dignité ne dit pas la même histoire, ni les mêmes horizons… Et surtout, son emploi indifférencié pour les deux blocs à unir escamote la tragédie qui peut, dans les meilleurs des cas, les faire se regarder aujourd’hui en chiens de faïence. Dès lors, à la faveur des luttes à mener, est-il pertinent d’en faire le terme du pari, le scellé d’une hypothétique alliance ?

Si l’incorruptibilité du mot dignité peut à bon droit recouvrir le spectre revendicatif des vies non blanches, son emploi à l’endroit des perspectives petites blanches semble pour le moins largement insuffisant pour soulever à long terme une conscience politique sous narcose puisqu’il apparait dans ce champ comme la revendication d’une hausse de salaire, d’une non-diminution d’un pouvoir d’achat, d’un mieux-vivre citoyen avec le RIC, comme l’atteste le mouvement des Gilets Jaunes. Bref, une négociation sociale à défaut d’un nerf politique. Nous sommes bien face à deux manques, mais là où le premier est une nécessité existentielle pour être un plein sujet politique, l’autre se présente comme une variable d’ajustement soluble dans des cahiers de doléances.

 

À regarder ce Koh Lanta sous-nommé « Revanche des quatre terres » (la France y étant présentée comme exclusivement métropolitaine, repliée dans les légitimités frontalières de son nord, son sud, son est et son ouest), ou à examiner l’usage politique compassé du mot « racines » dans les sphères réactionnaires, un autre mot vient faire grelin-grelot quand il s’agirait d’attiser une dynamique politique petite blanche. Et pourtant, dans les dernières prises de parole publiques pour préparer le « Faire bloc-Faire peuple » du 16 novembre 2025 prochain, c’est bel et bien Yassine Benyettou du collectif Red jeunes qui le prononce :

« Ma loyauté première ira toujours à celles et ceux qui me ressemblent, aux jeunes issus des quartiers, aux mamans issus des quartiers […]. Ma loyauté politique ira toujours à eux en premier lieu […]. »

Dans un champ politique tout entier tendu à porter ses regards vers les lendemains, quel étrange mot que cette loyauté, opérant un mouvement de retenue inverse. La loyauté n’est ni un slogan, ni une aspiration, elle se pose ici comme prérequis à toute action politique. Elle induit par ailleurs que la parole du sujet n’est plus le fruit d’un individu-électeur-esseulé. Derrière lui, se presse un monde qu’il entend « performer » par sa position publique. La loyauté ne se quémande pas, ne se revendique pas, elle est un pacte que l’individu signe avec une entité plus grande que lui. Dans un système électoral rythmé par la valse changeante des visages gouvernementaux, la loyauté agit comme un élément pérenne et stable auquel chaque sujet peut s’arrimer pour structurer sa lutte contre les oppressions étatiques. En ce sens, dans le sillage de Simone Weil, nous pourrions faire de la loyauté un « besoin de l’âme ».

Ainsi, dans un espace militant, Yassine Benyettou, en une déclaration performative (dire sa loyauté, c’est faire loyauté), entend signifier à son auditoire qu’il ne parle pas seul, que sa parole politique nait d’une communauté de destin donnée, d’une histoire donnée, d’une pulsation donnée venue de plus loin. Dans les saisonnalités électorales d’une vie démocratique occidentale, se superpose et s’oppose donc une basse continue nommée « loyauté ». L’individu n’obéit plus à une « réalité sociologique » qui ferait qu’il agirait politiquement selon ses intérêts de classe, mais lâchons le mot… selon sa pulsation de race.

Arf ! Quand le mot « race » est ici lancé, il ne s’agit bien évidemment pas du mot dans l’acception biologique d’un Gobineau avec ses hiérarchies raciales, ni même dans sa conception matérialiste décoloniale, mais au sens d’un Charles Péguy. Dans son ouvrage-somme Conspirations d’un solitaire : l’individualisme civique de Charles Péguy[4], Alexandre de Vitry rappelle : « Dans Note conjointe, Péguy identifie sa propre ascendance, à la fois ‘‘française’’, ‘‘paysanne’’, et ‘‘chrétienne’’, tout en se jugeant lui-même incapable de réactiver pleinement ‘‘l’énergie première de cette race, de ces ancêtres (immédiats) (anciens et immédiats) (lointains et immédiats). » « Péguy voudrait, dans l’écriture imiter les gestes de sa race, paysanne et laborieuse, mais il doit constater sa déchéance. Il inaugure, dans la race, un état d’après la race, comme il le décrit lui-même à la troisième personne du singulier : ‘‘Il est le premier de sa race à qui la carcasse n’obéit pas. Il est le premier de sa race qui est vaincu […]. L’individu, au présent, ne retrouve plus l’énergie collective de la race ‘‘déchue’’ ».

Cette race innervée et affective qui n’en finit pas de mener papotte avec ses ancêtres, on peut en retrouver une illustration dans le roman de l’auteur américain Ken Kesey  … et quelques fois j’ai comme une grande idée[5], qui, dans une épopée plurichorale, déploie l’épisode d’une grève syndicale chez les bucherons de l’Oregon, où un clan archétypal de l’extrême-Occident colonial, celui des Stamper, est résolu à ne pas se joindre à ce mouvement de lutte, mu par la pulsation forcenée de couper les arbres coûte que coûte.

« Rien que des migrants, voilà ce que montre l’histoire de la famille. Une race indocile et têtue de coureurs de bois tout en muscles noueux, voilà ce que révèle l’histoire de leur dispersion. Trop d’os et pas assez de viande, toujours en partance depuis le premier jour où le premier Stamper posa son pied d’immigrant efflanqué sur la côte est du continent. Des vies frénétiquement consacrées à prendre le large. Une génération après l’autre se déplaçant vers l’Ouest à travers la jeune et sauvage Amérique, non comme des pionniers accomplissant l’œuvre du Seigneur au pays des mécréants, non comme des visionnaires montrant le chemin à une Nation en plein essor […], mais simplement comme un clan d’hommes maigres sans cesse victimes de la bougeotte et de la frénésie, en proie à la folie des rôdeurs, enclins à croire que l’herbe sera plus verte dans la prochaine vallée et les saints plus droits dans la futaie suivante. »

Quand la loyauté prend corps dans une parole ou dans un geste, c’est bel et bien la pulsation raciale qui la structure : une race non biologique mais pour autant incarnée, à la physicalité palpable.

 

L’État français centralisateur doit composer avec ces pulsations raciales, qui sont autant de germes résistant au destin politique uniforme de la blanchité (revenons ici à l’armature décoloniale), dont chaque citoyen – blanc ou non-blanc – devrait être le dépositaire ; l’enjeu est de dépolitiser au maximum ces pulsations raciales, d’y tuer dans l’œuf toute structuration d’un commun, en leur octroyant le statut irrationnel de « pulsion[6] ». À cet égard, ce que nous nommons « culture » fait office de domestication collective. La pulsation raciale trouve des espaces de visibilité au sein de folklores via une politique culturelle de la représentation, de la diversité, et pour reprendre la matrice développée par Olivier Marboeuf dans ses Suites Décoloniales. S’enfuir de la plantation[7],  une politique de la diversité qui  devient un espace de la diversion.

Ainsi  dans les entretiens qui ont suivi sa prestation, Jérôme-le-Catalan se sent tenu de préciser qu’il n’était pas un « extrémiste ». Comprenez : sa prise de parole ne s’inscrit surtout pas dans un projet politique pour une Catalogne unifiée possiblement indépendante.

Quand on sait que la danse phare catalane, la sardane, a été ravivée dans les Pyrénées-Orientales par les Républicains espagnols fuyant le régime franquiste dans les années 1930, où ces danses étaient interdites, voir cette mémoire chorégraphique être rabattue à un hommage pour un « groupe de danses folkloriques » sur une chaîne détenue par Bouygues peut agir comme un crève-cœur — et indiquer que cette loyauté s’est complètement dissoute dans le marché du spectacle qui anime le temps des publicités.

Et pourtant, la gauchiasse du village a le devoir politique de ne pas se lamenter sur la perte du drapeau rouge, de ne pas macérer dans la mélancolie des vaincus mais bien plutôt de rester aux aguets pour déceler les points de résistance que cette loyauté lessivée à l’ultra-libéralisme active….

Toujours dans le village de Jérôme-le-Catalan, Arles-sur-Tech, se tient en février La fêtes de l’Ours, vaste pantomime qui fait tonner les rues du village pour honorer la fin de l’hiver. Au cours du XXe siècle, cette fête avait lieu en été pour compenser les effets de l’exode rural en attirant une manne touristique plus nombreuse. C’est dans les années 1990 qu’il a été décidé de se défaire de cet agenda estival pour retrouver le sens premier de la descente fracassante de l’Ours dans les ruelles endormies : après la mise en hibernation au sein des foyers, c’est l’ensemble de la communauté villageoise qui doit se retrouver sur l’espace public, en non-mixité territoriale. Seulement voilà, entre-temps, la fête a été classée au patrimoine immatériel de l’Unesco et attire même en février une population non-vallespirienne, perpétuant ainsi un « spectacle » et non plus la communauté retrouvée.

À ce jour, certains membres des comités organisateurs s’interrogent :  comment rompre la publicisation extraterritoriale de l’événement ? Comment garder l’événement secret pour se soustraire au regard extérieur, qui objective la fête mais ne la vit pas comme retrouvailles communautaires ?

Je tiens que ces interrogations mues par des pulsations raciales sont des résistances à chérir, que nous autres « gauchiasses », plus ou moins « outées » des villages, devons défendre pour accompagner leur nouvelle maturation politique. Il s’agit moins ici d’affirmer les vertus d’une « culture traditionnelle » que la possibilité de constituer un petit peuple péguyen avec nos  ancêtres « immédiats et lointains ». Aussi, et puisque chacun au cœur de l’été met sa lutte en vacance, considérons qu’il nous appartient de refuser d’être la chair à tourisme et à spectacle, d’être poudre à canon culturelle et ce, en vue de réinsuffler du politique dans ce qui a pour vocation de nous divertir.

 

Vous allez me rétorquer : « Non, mais c’est pas très bloc de gauche ces pulsations raciales qui s’inquiètent du plus proche, du plus petit (coucou Deleuze !), là où dès septembre nous devons penser grande structure, grand bloc historique pour contrer l’ennemi fasciste. » Eh bien justement, puisque pour nous extraire de la mâchoire extrême-droitière de l’Union européenne, il nous faut revenir à l’échelle de la Nation, dont la mémoire charrie tant de conquêtes meurtrières pour son expansion impérialiste, peut-être pouvons-nous voir dans ces pulsations raciales qui n’aspirent surtout pas « au plus grand », qui tiennent à persister dans un « ici rétréci », les vigies d’une Nation dégraissée de ses tentations coloniales autant que protégée de ses crispations frontalières, puisque ces pulsations raciales se déploient dans des limitations territoriales plutôt poreuses (la Catalogne se vivant dans un continuum allant de Perpignan jusqu’à Valence en Espagne).

 

Mais sans doute plus important, comment la loyauté politique invoquée par Yassine Benyettou du 78 peut rencontrer la loyauté apolitisée (dans le sens où elle ne s’exprime pas publiquement) de Jérôme-le-Catalan ? Comment faire pour que ces deux loyautés disparates se tiennent côte-à-côte?  Avoir politisé sa pulsation raciale donne sans conteste à Yassine Benyettou un plein pied dans ce bloc en construction. La loyauté culturalisée depuis plusieurs décennies de Jérôme-le-Catalan maintient un statu quo mais porte en elle la friche de ce bloc en devenir. Le vaste Sud qu’il invoque reste corseté dans une Nation française dressée sur ses ergots braudeliens… là où nous espérons un Sud pensé dans la multiplicité des peuples opposés aux grandes puissances : un Sud global. Non adossée à une structure politique militante dont la parole serait ici inaudible — puisque menaçant précisément le bon voisinage » —, dans un geste naïf, moi la gauchiasse, moi la voisine de Jérôme-le-Catalan, je  pourrais lui offrir comme un tract le poème proto-internationaliste Vaduz[8] de Bernard Heidsieck où il retrouverait sur un mode inversé les structures concentriques énoncées lors de sa victoire télévisuelle.

 

«[…]

Il y a des Espagnols,

Il y a des Catalans

Il y a autour de Vaduz des Basques

Tout autour de Vaduz des Occitans

Et des Auvergnats

Il y a autour de Vaduz des Français

Tout autour de Vaduz des Bretons  (…) »

 

Et de conclure

 

« […]

Il y autour

Tout autour de Vaduz                   des Oubliés

des Omis

Il y a                                                      des Apatrides

Des Réfugiés

Il  y a des…..                                      des Exilés

Il  y a des…                                                                        des Inconnus

Il y a des….                                         des Internés

des Perdus

Il y a des….                                         des Déplacés

Il y a des…                                                                         des Paumés

Il y a des ….                                        des Laissés pour compte

des Emigrés

Tout autour de Vaduz                   des Fuyards

des Désintégrés

Il y a des…..                                        et bien d’autres

Il y a des…..                                            et bien d’autres

Il y a des…..                                                       et bien d’autres

Il y a des…..                                                            et bien d’autres »

 

Mais force est de constater qu’à cette heure, c’est bien plus sur les sermons du curé qui officie dans les paroisses vallespiriennes que la gauchiasse peut trouver, sinon des alliés, du moins les premières courroies de transmission de ce bloc quand, par exemple, saluant les reliques des deux saints catholiques perses Abnon et Senen face à des fidèles prompts à voter pour l’extrême-droite,  le père D. ne manque jamais de rappeler que la protection de notre abbaye mais aussi celle de tout le village et de ses habitants est assurée par deux étrangers persécutés venus des autres rives de la Méditerranée.

C’est aux côtés de cette parole-là que la gauchiasse peut glisser à Jérôme-le-Catalan, son voisin, que tout autour d’Arles-sur Tech, sa loyauté est attendue aux côtés de celle de Yassine des Red Jeunes 78, le 10 septembre 2025.

 

Camille Escudero

 

 

 

 

 

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[1] Danse populaire très répandue en Catalogne où elle est pratiquée par les hommes.

[2] Paru en 2019 aux éditions La Découverte.

[3] Paru en 2024 aux éditions Le Typhon.

[4] Paru en 2015 aux Belles Lettres

[5] Paru en 1964, Les Editions Toussaint Louverture en ont proposé la salutaire repunlication en 2013

[6] Evidemment , nous pourrions ici discuter la brèche ouverte par Frédéric Lordon et Sandra Lucbert dans leur dernier opus… mais il me semble que le terme pulsion pêche par son intensité événementielle et individuelle, là où pulsation indique un continnum dans le temps et dans la cartographie du tendre tissée avec la communauté.

[7] Paru en 2022 aux éditions du Commun

[8] Véritable tube de la poésie sonore composé en 1974, le poète Bernard Heidsieck prend une carte et trace une spirale autourde Vaduz, capitale du Liechtenstein, avant d’y recopier toutes les ethnies du globe.

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