Le bête et le souterrain : la « zoopoétique » à l’épreuve de la Palestine

Alors que la pensée du « vivant » s’est imposée comme un horizon éthique dans les sciences humaines, qu’en est-il de ceux que cette éthique oublie — ou exclut ? À travers une analyse des travaux d’Anne Simon, figure de la « zoopoétique », et de son article sur le 7-Octobre publié dans la revue K en février 2024, ce texte interroge les angles morts d’un discours humaniste qui entend accorder aux bêtes un droit de cité tout en consentant au déclassement les Palestiniens hors de l’espace politique. Entre mythes bibliques, représentations animales et cartographie morale du « conflit » israélo-palestinien, il s’agit ici de faire le procès d’une pensée du tri — une pensée qui, sous couvert d’élargir le champ du politique, reconduit l’exclusion des indésirables. 

 

Dans un article intitulé « Creuser la terre, creuser la langue. Zoopoétique de la vermine »[1], Anne Simon, directrice de recherche en littérature au Centre national de la recherche scientifique français (CNRS), considère que « [v]ers, cafards, larves, fourmis, rongeurs et autres vermines » ont souvent, sous la plume des écrivains, infiltré l’ordre du sensible. La littérature ferait fi de la hiérarchie évolutionniste et des critères esthétiques ; elle les subvertit même. Les écrivains ne distingueraient pas les bêtes dignes d’amour de celles que l’on écrase sous la semelle, asperge de poison, enfume dans leurs nids.

Les bêtes que l’on bombarde, vise entre les yeux, brûle vives, affame et mitraille dans des traquenards. Les bêtes que l’on explose avec leurs sacs de farine sur le dos tandis que leurs petits crèvent de faim et de soif.

« Le peuple souterrain s’avère principiellement, pour les humains, un peuple politique […]. », écrit Simon. Les nuisibles, considérés comme des « peuples », offriraient à l’humanité l’opportunité d’un « avenir » plus respirable. L’altérité animale est alors le principal vis-à-vis d’une humanité avec laquelle cette dernière devrait apprendre à partager le territoire, en la faisant d’abord monter à bord du langage et de l’imaginaire. La littérature laisserait ainsi entrer les nuisibles dans l’espace de la représentation avec un droit de cité. La marge parle dans l’agora et au cœur des humains. Les égouts régurgitent leurs lois. Pour la chercheuse, la vermine « débordante » oblige à la négociation, au politique.

Anne Simon, autrice d’Une bête entre les lignes (Wildproject, 2021) est spécialiste de « zoopoétique », un champ de recherche qui étudie les représentations de l’animalité en littérature et les liens entre humains et non-humains à transformer dans le cadre d’une éthique environnementale. On peut constater que chez elle — comme chez nombre de rhéteurs de la pensée dite du « vivant[2] » —, l’humanité s’entend, à la fois, comme espèce et comme valeur. Le genre humain est défini par ce qui fait le caractère humain et en creux : par son opposé, l’inhumain. Or, l’idée même d’humanité ne va pas de soi. En zoopoétique comme ailleurs, elle est paramétrée par une centralité épistémique occidentalo-universaliste : celle d’un sujet intellectuel qui se conçoit comme méridien moral du monde. Est humain, donc, ce qui ressemble à soi, se comporte comme soi. L’extension du domaine du politique aux non-humains ne se fait pas sans anthropomorphisme, que ce soit de manière assumée ou inconsciente (c’est en effet un biais cognitif) : concéder aux bêtes et à la vermine des propriétés que le cartésianisme pensait exclusives à l’humain (la morale, donc, et surtout l’intellect, l’émotion, la sociabilité, etc.). Cette ouverture est féconde et bienvenue. Mais ce type de post-humanisme s’ancre dans un humanisme abstrait, qui se pense en lévitation dans le monde idéel et idéal alors que c’est un cerf-volant attaché au nombril du monde : l’Occident. C’est chose connue que l’universitaire français de base décentre sa pensée comme d’autres font le tour de France sur un vélo stationnaire. Mais cet achoppement serait inoffensif si la conception que l’on se fait de cette humanité-que-toute-l’humanité-aurait-en-commun ne portait pas en elle une condition implicite : l’altérité doit réussir l’examen du miroir moral avant d’entrer dans la clairière du vivant. En zoopoétique comme dans le vivant, cette reconnaissance est accordée aux bêtes par décret. Celles-ci sont tolérées avec tous leurs instincts en tant que bêtes — la condition, c’est justement, qu’elles restent ainsi (et surtout fictionnelles). Or, ce filtre de reconnaissance moral est en soi un barème d’exclusion. L’humanité en tant que système moral n’est plus le propre des humains, mais elle envisage, par opposition, que d’autres soient plus susceptibles de se retrouver dans le sale. Dans la souillure, pour reprendre un terme récurrent chez Simon.

 

L’apparition des créatures souterraines nous fait osciller entre cauchemar et émerveillement. En outre, l’organicité́ extrême tout comme l’étrangeté de ces bestioles qui vivent sur nos territoires et investissent notre polis sans que nous puissions entrer en relation avec elles […] engendrent de facto une relation politique qui engage quel type d’hospitalité on souhaite ou non mettre en œuvre.

 

Le « nous » est celui d’une humanité totale rapportée à la conception moderne, occidentale, d’une vie collective organisée par l’activité citoyenne. La « polis » des cités-États antiques se transpose dans l’État-nation moderne, souverain en ses frontières, socialement et culturellement cohérent, filtrant l’altérité et phagocytant ses intrus. Dans la pensée de Simon, l’espace citoyen aurait comme altérité une nature tenue en joue mais exigeant « hospitalité ». Hospitalité inconditionnelle, ressassait Derrida, au sujet des exilés néanmoins — tout en militant pour la dignité légale de l’animal, notamment dans son séminaire La bête et le souverain[3]. Simon déplace ainsi la frontière de l’étranger à l’animal, mais que devient ce tiers-exclu humain ? Où s’en va-t-il ? Dans quel sous-sol fait-il peuple ? Quelle diplomatie, quelle politique reste-t-il aux humains surnuméraires, sans droit de cité ?

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Pour mesurer les effets concrets de cette pensée zoopoétique, de la théorie au réel, il peut être opportun de l’analyser dans la transparence de l’article « Pogrom, Déluge et Arche »[4] publié le 28 février 2024 dans la revue K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle[5] et où Anne Simon revient sur le 7-Octobre. Nous verrons en quoi le traitement de la question palestinienne trace une cartographie différentielle de l’altérité humaine et non humaine dans un espace politique réputé légitime.

Pour rappel : 1 219 morts israéliennes le 7 octobre 2023 ; 100 000 Palestiniens génocidés depuis[6] — 30 000 au moment où Anne Simon fait paraître son article, il y a un an et demi. Pourtant, aucune mention de la riposte d’Israël sur Gaza. Le 7-Octobre révoque tout autour de lui. Enroulé sur sa douleur, le texte de Simon se bouche les oreilles face aux chiffres. D’une étanchéité tenace, il postule une fin de non-recevoir. Ni symétrie ni disproportion : une hiérarchie de principe. 30 000 femmes hommes enfants vieillards sont compressés sous les lignes. Entre chaque mot se creuse l’effacement des fosses communes et des corps d’enfants élagués comme des arbres. La douleur d’Anne Simon est totale. Elle ne s’oblige de rien, et c’est franchement admirable[7]. Quelle force. Longtemps, il a fallu aux dénonciateurs des crimes israéliens se fendre de quelques lignes, en introduction, bardées de superlatifs (atroce abominable épouvantable), pour qualifier le 7-Octobre, avant d’en arriver à l’objet du texte : le génocide. Certes sincère, la condamnation de l’attentat n’en était pas moins performative. Anne Simon ne réciproque pas la courbette et elle a raison. Elle en a absolument le droit. Elle a même tous les droits dans ce « pays doté d’une armée nationale », sur ce « sol israélien internationalement reconnu ». Sa douleur est souveraine dans un pays souverain. Anne Simon a donc toute légitimité de hisser un mur de douleur entre l’espace national et cet « extérieur » venu faire « intrusion » le 7 octobre, un « extérieur » néantisé dès le lendemain. 30 000 morts ne comptent pas. Ne se comptent pas : des nuisibles.

C’est lui, le peuple souterrain, interdit de polis. Dans la rhétorique simonienne, les mots « extérieur » et « intrusion » ont de quoi confirmer l’accusation d’apartheid, portée par Amnesty International à l’encontre d’Israël depuis 2022[8] ; rappelons que cet « extérieur » est maintenu sous blocus, contrôle et surveillance. Placés vis-à-vis des termes « pays » et « armée nationale », « extérieur » et « intrusion » déploient donc une symétrie tronquée entre Israël et la Palestine : les mots choisis échouent à inscrire les deux entités dans un rapport de forces équitable. Ce sombre « extérieur », hors-frontières, hors les murs mais sous tour de contrôle, n’est pas un « pays » et n’a rien de « nationa[l| ». Son « sol », lui, n’est pas reconnu par la communauté internationale (les puissances complices, historiquement et fondamentalement coloniales) : il ne lui appartient pas. Par ailleurs, le nom « Palestine » ne désigne sous la plume de la penseuse que la terre à laquelle le « juif errant » (figure antisémite, à l’origine) était censé « retour[ner] » deux millénaires plus tard : une patrie juive pour l’éternité, irrévocablement israélienne. Gaza, quant à elle, est nommée zéro fois. En bas à gauche de la carte, Israël est mordu d’ombre. Une brisure de Palestine piquée dans le pied. La négation de la Palestine, infusée dans les mots de notre spécialiste du langage, garantit et protège l’exceptionnalité de l’État sioniste.

Le peuple souterrain, porté par ses tunnels et coupable pour cela, semble gésir dans le hors-champ de la cartographie simonienne du vivant pour avoir comme tort d’être exilé de la polis et du droit. Encagé dehors. Par comparaison, la vermine animale a le droit, voire l’injonction instinctive de déborder sur l’espace citoyen. Par une généreuse extension du propre de l’humain, elle peut même être promue sujet politique. Absurde, oui, d’établir un tel parallèle entre ces deux peuples de nuisibles ontologiquement séparés. Mais Anne Simon est une chercheuse sérieuse, elle mérite donc d’être lue scrupuleusement. Son article dans la revue K est censé s’inscrire dans une pensée cohérente sur une éthique générale du vivant. À moins qu’elle admette que tout ceci n’est que littérature ; que ses thèses sur la zoopoétique s’étant effondrées sous le coup de l’« anhistoricité affective » où l’a plongée le 7-Octobre — suspendant, au passage la perspective d’une « action politique » (avec laquelle la « tâche critique » devra « renouer » « le plus rapidement possible », mais on suppose qu’elle laisse cela à d’autres) —, en fait que ce qu’elle prêchait jusque-là sur le savoir politique d’une littérature, c’était juste pour rire… Anne Simon devrait être la première à trouver ridicule de concéder à des animaux ce dont on spolie certains humains : le droit d’aspirer à une dignité politique au sein du vivant. Et à leur territoire.

Mais peut-être la dichotomie entre les plus-qu’animaux, d’un côté, et, de l’autre, les moins-qu’humains s’articule autour d’un verrou cognitif puissant : l’orientalisme.

 

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L’orientalisme est un processus d’altérisation (othering) qui manufacture l’Autre, infériorisé, comme l’exact négatif d’un soi en tout point supérieur. Sur le dos de l’Autre, se dresse le soi national et racial. Selon l’essayiste Naomi Klein (Plan B pour la planète, Actes Sud, 2019), relectrice d’Edward Said, la population orientalisée est, dans le contexte de la colonisation sioniste, dépossédée de tout ce qui est susceptible de la constituer comme un ensemble de sujets politiques, à savoir, entre autres, la possibilité pour ces derniers de disposer de leur territoire. L’orientalisme apparaît alors comme le socle d’un projet capitaliste environnemental continu : depuis le déplacement de 750 000 personnes et le massacre de 28 000 villageois en 1947-48, jusqu’au contrôle et à l’exploitation des ressources naturelles (agricoles, aquatiques et énergétiques) — c’est entre autres ce qu’établit Andreas Malm dans Pour la Palestine comme pour la terre (La Fabrique, 2025). Empêchés dans les relations qui tressent leur existence (relations chères à la zoopoétique), les Palestiniens sont déclassés du politique, de la subjectivité et de la dignité. Ce faisant, ils sont parqués dans une ellipse spatiotemporelle, territoriale, politique, ellipse perfectionnée en Gaza sous scellés et qui, depuis le 7-Octobre, les met en instance de mort.

Celui qui n’a ni territoire, ni subjectivité, ni destin ou avenir, c’est, dans la rationalité occidentale, l’animal. Ce raisonnement devrait m’amener à suggérer que le sionisme considère les Palestiniens comme des animaux, mais ce serait trop simple. « Nous combattons des animaux humains », a tonné Yoav Gallant, ministre de la Défense israélienne, le 9 octobre 2023[9]. Des « animaux humains » : le curseur n’est plus entre humain et animal mais entre humain et sous-humain — des souvenirs remontent[10]. L’enjeu est moral, civilisationnel et, à l’heure de l’urgence climatique, il recalibre la distribution des coupons d’humanité autant que la carte du monde.

Comment orientaliser les Palestiniens ?

Il faut d’abord que le 7-Octobre soit un attentat strictement antisémite : le qualifier de « pogrom ». L’« enquête » d’Anne Simon n’a pas pour objectif, dit-elle, de « chercher si l’événement du 7 octobre 2023 relève d’un pogrom aux sens historique, socio-culturel ou juridique […] » (« pogrom » n’est guère codifié en tant que catégorie du droit), néanmoins la formule « pogrom du 7 octobre » apparaît cinq fois dans le texte. L’appellation est consacrée par prétérition. Or, parce que non applicable au contexte israélo-palestinien, cette qualification est rejetée par des spécialistes, notamment pro-israéliens tels que le politiste Ilan Greilsammer[11] et l’historien Tal Bruttmann[12]. Enfin et surtout, le recadrage autour de l’antisémitisme invalide la portée anticolonialiste et décrédibilise la cause palestinienne en tant que telle, et ce, dans un espace géopolitique où la Shoah est le cauchemar du dominant reporté sur le dominé : le problème juif a été greffé par l’Europe coloniale dans le ventre des Arabes.

Il faut aussi que tous les Palestiniens soient de filiation antisémite : mentionner alors cette nouvelle-née, en Cisjordanie, prénommée Toufan al-Aqsa par ses parents (« Déluge d’al-Aqsa »), du nom de l’opération du 7-Octobre. Insister pour « contrer » le fait qu’une attaque réputée antisémite dénomme « l’identité palestinienne ». Faire mine de se soucier de cette dernière et la repêcher de la haine qui l’innerve et la condamne. « [I]l faudra que les Palestiniens récusent la présence du Hamas et de ses otages, tous petits compris, parmi leurs propres enfants » : rejeter la responsabilité de l’avenir de la Palestine et de l’impunité d’Israël sur le dos des Palestiniens, complices si silencieux, lobotomisés si adhérents, coupables de toute façon, dès l’enfance. Exiger d’un couple exilé et bafoué sur sa propre terre, au camp de Balata, à Naplouse, où il a enfanté, qu’il ne rêve pas de déluge, mais d’amour et à genoux, une joue tendue vers la dépossession et l’autre vers la disparition.

Il faut en fait que tout le monde arabe soit antisémite : évoquer « la singularité fragile de l’État d’Israël au sein du Moyen-Orient », singularité religieuse et démographique dans un océan arabe et musulman, donc antisémite. Fragile : ladite singularité n’est donc pas celle d’un ethno-État doté d’une diaspora puissante, perfusé d’armes, d’argent et d’impérialisme euro-américains, muni d’une armée et de services secrets hors-la-loi, État auprès duquel l’Égypte, la Syrie, la Jordanie et des factions libanaises ont démembré la Palestine et/ou massacré les Palestiniens, État qui a fini par normaliser avec six pays arabes dont certains constituent de grandes puissances militaires. Les frontières d’Israël sont désormais différées dans une région neutralisée, jusqu’en Libye, comme l’a prouvé récemment le camouflet infligé au convoi Al-Soumoud par l’administration orientale de Haftar. Quid la Tunisie ? Là-bas, peuple et gouvernement sont antisémites : 1) rappeler qu’il y a eu un attentat contre la synagogue de la Ghriba le 10 mai 2023, à Djerba, 2) dire que le président tunisien l’a appelé « opération », bien avant l’« opération Déluge d’Al-Aqsa », un « emploi neutre et factuel », « volontairement flo[u] », « orientant la perception de l’événement », mais vers quoi ? Sans doute vers la carrière de détective (ou d’humoriste) qu’Anne Simon a manifestement ratée.

Et puis, forcément, il faut que l’attentat soit strictement religieux : dans la mesure où l’opération, par son nom, fait référence au Déluge, un épisode évoqué à la fois dans la Bible et le Coran, elle « se revendiqu[e] radicalement religieuse », faisant que « l’appellation ne peut être rapportée à une lutte anti-colonialiste ». Verdict. Sans autre forme de procès. La toile de fond est manifeste : il s’agit de l’apriori séculier qui sépare la religion du politique. Or, en aucun cas le sécularisme ne définit la religion comme opposée à la politique. Au contraire, son existence est bien la preuve que l’un est miscible dans l’autre, voire qu’ils sont consubstantiels : le sécularisme est une centrifugeuse qui fait surnager le politique à la surface d’un religieux abyssal, refoulé. Surtout, il impose un bras-de-fer civilisationnel avec ce qu’il considère comme étant incompatible avec la modernité, en particulier l’islam, à jamais archaïque.

Par ailleurs, en déclarant le 7-Octobre comme strictement islamique, c’est-à-dire antisémite, Simon ne disqualifie pas uniquement la dimension anticolonialiste de l’événement : par ricochet, elle délégitime l’anticolonialisme tout court. Immunité pour Israël ; celui-ci est blanchi contre l’accusation de colonialisme. Face à cela, la cause palestinienne tout entière est frappée d’anathème. L’occupé, incarcéré au procès de l’occupant, est doublement coupable : d’islam et d’insoumission. Pour la Palestine, c’est l’ordalie : condamnée si elle lute, morte si elle se résigne, or elle s’obstine à refuser d’être cette victime parfaite dont parle l’écrivain et militant Mohamed El-Kurd[13]. Pas d’échappatoire possible au royaume de l’orientalisme. Les Musulmans sont désavoués par cette violence aveugle qui fait d’eux des ennemis de la vie lorsqu’ils se vengent sur cette jeunesse « qui dans[e] » et sur « la population pacifique des kibbutzim ». Simon parle, en l’occurrence, des colonies implantées dans l’« enveloppe de Gaza » (qu’elle ne nomme pas ainsi), zone tampon, bouclier qui enserre la bande avec sa population sous verrou, population dont Israël contrôle l’existence ainsi que les ressources, ses nappes phréatiques au premier chef.

 

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L’islam est surtout le repoussoir du sionisme. Mais Simon prend une précaution :

 

Mon propos sur la dimension islamiste du pogrom du 7 octobre 2023 serait en retour indécent sans rappeler qu’une interprétation illégitime du judaïsme a été mobilisée pour justifier l’emprise coloniale en Cisjordanie, et que les massacres ont été instrumentalisés pour justifier, au nom du « Grand Israël », des mises à mort iniques de Palestiniens ou de violentes expulsions de Bédouins hors de leurs foyers.

 

Constatons que cet effort de rééquilibrage ne retire aucun point au permis de tuer des Forces de défense israéliennes. Par exemple, l’« interprétation illégitime du judaïsme a été mobilisée » à la forme impersonnelle, passive et sans acteur, cette même force impersonnelle qui rétorque à l’attentat par des euphémismes : « mises à mort iniques » (30 000 au moment où Simon commet son analyse). En dénonçant la dimension religieuse de « l’opération Déluge d’al-Aqsa » qui invoque un épisode commun aux cosmogonies monothéistes, Anne Simon fait oublier que l’État sioniste s’est forgé, dans le feu et le sang des Palestiniens, sur la base d’une métalepse religieuse : la Terre promise transposée du mythe à la géopolitique. Elle fait oublier que, très souvent, Tsahal nomme ses opérations militaires en référence à des événements figurant dans la Torah, et ce, dès l’année même de la création de l’État, en 1948, avec l’opération Nachshon (Jérusalem/Al-Quds) et Lot (Néguev) ; puis, l’opération Pillar of Cloud (Gaza, 2012) ; l’opération Arrow of Bashan (Syrie, 2024) ; et très récemment, Gideon’s Chariot (Gaza, mai 2025) et Rising Lion (Iran, juin 2025). Omettant que le vocable militaire d’« opération » est régulièrement usé par Tsahal, Anne Simon ne s’empêche pas l’extrapolation pour lire l’opération Déluge d’al-Aqsa comme une intervention médicale : le Hamas aurait procédé à une « chirurgie attentatoire au corps même de la jeunesse israélienne, envisagé comme ‘‘malade’’ » et à un « démembrement effectif du corps national ». Anne Simon refuse que le Hamas se hisse à la hauteur de son ennemi et le tutoyer par le mythe et les armes. Deux poids, deux mesures : elle entérine l’exceptionnalité de l’État d’Israël en projetant sur l’islamité de la lutte décoloniale exactement le même modus operandi religieux de l’entité sioniste.

Réactivant un imaginaire gorgé d’orientalisme, la chercheuse inverse le soi dans l’Autre et prouve que la judéité fondamentale de l’État dit juif est compatible avec le sécularisme. En fait, la sécularisation de l’ethno-État, en ce qu’elle drape d’invisibilité, de progressisme, de technologie et de blanchité son suprémacisme racial et religieux, est l’excroissance de l’impérialisme occidental en terre arabe. L’altérisation de l’islam et son rejet hors de la civilisation font des Palestiniens, ainsi que de tous les peuples de la région, les antagonistes dans le reflet desquels se lave le sionisme. Lui qui, dès 1948, a commis le déluge primordial en submergeant la terre de Palestine pour la nettoyer des trois quarts de ses gens, de son nom, de ses villages, de sa toponymie, de sa mémoire, et qui aujourd’hui décape Gaza et noie son peuple de sècheresse. Pour Netanyahou et Smotrich, ministre des Finances, les Gazaouis sont le peuple d’Amalek, l’archétype biblique de l’ennemi absolu des Juifs[14].

L’islam, crachoir du sionisme. La séculière Anne Simon est aussi professeure de croyance ; elle est de ceux qui distinguent le vrai islam du faux islam, le propre du « souillé ».

 

[L]e Déluge, effacement radical opéré par la divinité sur un monde en proie à une inversion totale des valeurs, est cette fois assumé par des humains annexant à leur projet de mort une religion, l’Islam, et le nom d’un Dieu, invoqué dans les hurlements. Ce faisant, ils ont souillé l’une et l’autre.

 

Le procédé est certifié et homologué par le bureau de communication de l’universalisme laïcard : opposer un islam « modéré », en l’occurrence vrai, propre, à un islam radical, sanguinaire, fait barrage à l’accusation d’islamophobie. Autre gage d’immunité : tokéniser des Arabes qui stipulent que les soldats du Hamas « assassinent » l’islam : l’essayiste Abdennour Bidar, l’écrivaine Dominique Eddé et le diplomate et auteur Elias Sanbar — un essentialiste et deux non musulmans. Mais le tri et le micro tendu aux indigènes ne servent pas qu’à montrer patte blanche ; Anne Simon organise l’altérité. Cela implique que tout Musulman qui n’obtempérerait pas à l’injonction de condamner le Hamas — injonction qui est suspicion de non-innocence, présomption de traitrise —, en fait, tout Musulman ne se prononçant pas sur cette double violation, et de l’islam et de l’espace sacré Israël, s’enfarge dans la souillure antisémite.

Depuis une supposée neutralité laïque souveraine, hors d’atteinte, la séculière Anne Simon dicte la sentence qui retourne l’islam contre ceux qui y mènent leur existence par foi ou par culture. À l’aune de l’exception sioniste, l’accusation de mauvais Musulman se tourne en procès en antisémitisme.

 

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La dichotomie entre le bien et le mal, la pureté et la souillure, structure chez Anne Simon un raisonnement binaire, par ailleurs visible dans ses travaux zoopoétiques. Elle éclaire une répartition morale du politique et de ses marges. J’ai montré plus haut en quoi cette axiologie, distribuant les lignes de l’humanité à partir d’une centralité humaniste et universaliste située, est lestée d’ethnocentrisme. Les catégories du bon et du mauvais, du pur et de l’impur, sont assignées à partir d’un soi invisible qui projette sa morale sur le monde sensible, dans une dynamique narcissique de captation. Le vivant, dès lors, est ordonné par une logique de semblable-à-semblable, travestie en une écologie de l’attention et de l’hospitalité.

Militant pour une cohabitation politique avec le reste du vivant, en particulier les animaux, Anne Simon réactive, dans ses travaux en zoopoétique, le mythe de l’Arche de Noé pour en produire la vision, prometteuse en soi, d’un bestiaire à même de résister à la fin du monde et de peupler d’avance un avenir indubitablement dévasté sur le plan environnemental. Mais dans l’article paru dans K, le mythe de l’Arche est réinvesti historiquement : il devient symbole du refuge juif, culminant dans l’utopie du « pays-arche » qu’incarnerait Israël.

Le choc que provoque chez Simon le débordement du mythe, mêlé de sang, dans le réel du 7-Octobre est compréhensible : il s’agit là d’un trope qu’elle a profondément étudié, intériorisé, disséminé dans ses écrits, et qui résonne désormais de la manière la plus crue dans un présent que le sionisme avait sanctuarisé. Or, l’analyse qu’elle propose de l’actualisation du mythe est focalisée sur une exégèse hébraïque qui l’essentialise, sans aucun rapport avec le soubassement religieux, islamique, ayant potentiellement constitué la matrice spirituelle de l’offensive. En effet, dans la tradition juive, le Déluge est ordonné par Yahvé pour effacer la corruption sur terre, l’« inversion totale des valeurs » comme dit la chercheuse, et sauver les « purs » restés sous Son ordre, dont Sem et sa femme, futurs ancêtres des Juifs. Mais en islam, le mythe, déjà présent dans les récits mésopotamiens, est reconfiguré à partir des tensions tribales de La Mecque, au moment de la révélation du Coran : la terre est en effet submergée pour effacer l’idolâtrie. Même si la vision du Hamas s’appuie sur un socle cosmogonique à visée eschatologique, l’appellation « Déluge d’al-Aqsa » n’est pas plus symbolique que les innombrables opérations israéliennes puisant dans le répertoire biblique.

C’est ici qu’Anne Simon manque son objet. En projetant sur l’événement une lecture extrapolative du mythe, elle en vient à formuler l’aveu qui sous-tend tout son propos : si Israël est le pays-arche des Juifs, alors les Palestiniens, spoliés de leur terre par un nettoyage ethnique au moment même où, sauvée des eaux, cette arche accostait, ne sont pas les bienvenus à bord.

Dans La persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009), Joseph A. Massad rappelle comment des intellectuels tels que Levinas et Derrida revendiquaient plus ou moins que leur philosophie de l’altérité s’en fiche du sort des Palestiniens. Qu’elle contourne ces derniers comme on dévie d’une bête écrasée sur la route. Levinas considérait que le Palestinien est l’Autre « injuste », un « ennemi », car « [i]l y a des gens qui ont tort » ; pour Derrida, la guerre entre Palestiniens et Israéliens était religieuse et eschatologique, notamment autour de Jérusalem/Al-Quds, donc non coloniale. Le manichéisme moral de l’un et la dépolitisation partisane de l’autre consistent, écrit Massad, à « nous distraire du présent colonial où réside le ‘‘conflit’’ et où il s’effectue, et à éviter toute la question de la justice pour les Palestiniens ».

La Palestine, recrachée du politique, siphonnée hors de l’humanité et de l’histoire par la démission philosophique, justifie que soient reconduites des logiques d’exception et d’exclusion dans des pensées humanistes ou post-humanistes. Échouant à l’épreuve du réel, le vivant dont parle Anne Simon est filtré par une morale aux grillages invisibles, décidant alors de ceux auxquels il élargit la compassion — bêtes, vermine et autres marginalités post-humaines — et de ces autres qui demeurent la négation de soi. Ainsi, dès lors que l’Arche est érigée en vaisseau-patrie des purs, on comprend comment le paradigme moral, inscrit au cœur de l’humanisme séculier, contribue à forclore les Palestiniens de la communauté du vivant. Car, contrairement à ce qu’affirme Anne Simon, le vivant n’est pas politique : il est implacablement moral. Intégrer les animaux à la polis humaine n’est pas un effort de justice, mais le résultat d’un recalibrage du monde où, à mesure que la frontière de l’altérité se déplace, le surplus humain, défectueux, disqualifié par le cahier des charges zoopoétique, est jeté par-dessus bord. Entre le « ‘‘reste’’ vital » postbiblique, composé d’Israéliens et d’animaux, et les restes putrides des Palestiniens, le vivant simonien reconduit un conservatisme moral inhérent à l’universalisme sécularisé en tant que suprémacisme racial et civilisationnel

Dans cette ancienne-nouvelle cartographie du monde, le vivant est celui qui trie à quai — pour les nuisibles humains, le Déluge.

 

 

Khalil Khalsi

 

[1] Simon, Anne.  « Creuser la terre, creuser la langue : Zoopoétique de la vermine ». Communications, 2019/2 n°105, 2019. p.221-234. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-communications-2019-2-page-221?lang=fr.

[2] Le « vivant » est un champ de pensée et de création artistique, mais aux contours flous, qui s’est institué en France dans le sillage de l’écologie profonde et de l’écocritique. Parmi les grandes figures qui le constituent en sciences humaines, on peut citer Bruno Latour, Philippe Descola, Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Nastassja Martin, Marielle Macé, Frédérique Aït-Touati, Lucie Taïeb, Alessandro Pignocchi, etc.

[3] Édité en livre par Galilée en 2010.

[4] https://k-larevue.com/pogrom-deluge-et-arche/

[5] Magazine en ligne soutenu par, entre autres, le Ministère français de la culture, et porté, dans son équipe de direction et de rédaction, par des membres de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). L’orientation des articles dévoile une complaisance envers la propagande israélienne : négation du caractère génocidaire de la guerre israélienne sur Gaza, critique caricaturale de l’antisionisme et justification de l’offensive israélienne contre l’Iran en juin 2025.

[6] Selon le quotidien israélien Haaretz (https://www.haaretz.com/israel-news/2025-06-26/ty-article-magazine/.highlight/100-000-dead-what-we-know-about-gazas-true-death-toll/00000197-ad6b-d6b3-abf7-edfbb1e20000). Pour The Lancet, le chiffre de 186 000 aurait été atteint en juillet 2024 : Khatib, Rasha et al.. “Counting the dead in Gaza: difficult but essential”. The Lancet, n˚10449, vol. 404, 2024, p. 237-238. https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)01169-3/fulltext

[7] À peine évoque-t-elle « les berceaux-arches qui ont explosé avec les maisons-boucliers des tunnels ».

[8] https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2022/02/israels-system-of-apartheid/

[9] https://www.courrierinternational.com/article/lexique-ces-mots-qui-faconnent-par-leur-brutalite-la-perception-des-palestiniens-en-israel_230685

[10] https://silogora.org/des-animaux-humains/

[11] https://www.telerama.fr/debats-reportages/dans-les-kibboutz-le-hamas-est-venu-massacrer-des-israeliens-favorables-a-la-cause-palestinienne-7017580.php

[12] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/29/tal-bruttmann-historien-le-hamas-a-concu-en-amont-une-politique-de-terreur-visuelle-destinee-a-etre-diffusee-dans-le-monde-entier_6202898_3232.html

[13] Mohamed El-Kurd, Perfect Victims: and the Politics of Appeal, Haymarket Books, 2025.

[14] https://www.abc.net.au/news/2024-01-31/biblical-story-amalek-south-africa-icj-genocide-case-israel/103403552

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