Suisse : un Etat racial verrouillé ?

Arbitre international “bienveillant”, historiquement “dépourvue de colonies”, la Suisse contemporaine pourrait sembler éloignée des logiques de la domination impérialiste et raciste occidentale. Au XIXe siècle, la Confédération helvétique est fondée, et les éléments qui viendront façonner sa politique extérieure sont progressivement assemblés. Déclaré neutre, le pays accueille un nombre croissant d’organisations de portée mondiale : Comité international de la Croix-Rouge (1863), Banque des règlements internationaux (1930), Office des Nations unies (1996), pour n’en citer que quelques-unes. Cette trajectoire engendre un puissant narratif national, encore d’actualité : l’Union démocratique du centre (UDC) — parti dont le nom ne divulgue pas l’agenda d’extrême droite — dépose en 2024 une initiative populaire largement soutenue visant à “sauvegarder la neutralité” face à une situation géopolitique aggravée. Il s’agirait non seulement de préserver la sécurité du pays, mais aussi la paix mondiale : “une neutralité crédible et constante nous protège des conflits internationaux, renforce notre rôle de médiateur et garantit la sécurité et la stabilité à long terme”, explique le comité d’initiative.

Cependant, des voix dissidentes rejettent ce récit. Les recherches scientifiques et les démarches de médiation, telles qu’une exposition réalisée récemment au Musée national (1), mettent peu à peu en lumière la longue collaboration du pays aux projets impérialistes occidentaux. Cette dernière a produit de gigantesques bénéfices financiers, issus de la fonction particulière occupée par la Confédération : celle de plateforme “neutre” de régulation économique et politique. Ainsi, la Suisse n’a pas eu besoin de possessions territoriales pour participer, de façon organisée et à large échelle, à l’exploitation coloniale des régions du Sud (2).

Sans détailler ces données historiques, cet article propose un regard critique sur les spécificités de l’État racial intégral suisse, en référence à la notion proposée par Houria Bouteldja (3). Plus précisément, il s’agit d’examiner les leviers de sa politique racialiste intérieure, revers des stratégies colonialistes évoquées ci-dessus. L’objectif est, d’une part, d’en excaver les fondations idéologiques, et d’autre part d’identifier le dispositif concrétisant à la fois la violence exercée à l’encontre des personnes immigrées et l’exploitation capitaliste à laquelle ces dernières sont soumises, des Trentes Glorieuses jusqu’à aujourd’hui. Associée à quelques éléments sociologiques et démographiques, cette analyse dévoile les verrous entravant le combat contre le racisme structurel en Suisse, mais aussi quelques pistes d’action, incontestablement semées d’embûches et néanmoins dignes de considération dans un contexte où les luttes peinent à se déployer.

Genèse de “l’Überfremdung

En 1848, à la sortie de la Guerre du Sonderbund opposant les cantons protestants confédérés aux catholiques sécessionnistes, une nouvelle constitution est proclamée. Ce texte fixe l’architecture politique de la Suisse contemporaine ; en régulant les rapports entre des entités aux confessions et aux langues différentes (dialectes alémaniques, français, italien, et romanche), il vise à consolider l’état-nation. La question est centrale dans une Europe où des empires voraces se construisent et affûtent leurs armes. Surtout, elle met sur la table un autre enjeu : celui de la régulation des “étrangers” dans une Confédération déjà dangereusement hétérogène. Les mesures sont drastiques. L’immigration extra-européenne est totalement bloquée ; le droit d’établissement des juifs est considérablement restreint ; les personnes désignées comme “tsiganes” sont soumises à de violentes campagnes de répression, impliquant notamment des stérilisations forcées ; jusqu’en 1952, les femmes suisses mariées à des hommes étrangers sont déchues de leur nationalité (4). Quelques exemples parmi d’autres, ces actions sont d’ordre biopolitique (5) : elles visent à contrôler les actes de procréation afin de garantir la pureté raciale et culturelle de la population citoyenne suisse, et ciblent ainsi tout particulièrement les femmes, leurs droits et leurs corps.

En 1880, le recensement fédéral de la population pose un constat jugé alarmant : la balance migratoire est pour la première fois positive. Les angoisses identitaires s’accentuent et finissent par se cristalliser dans la notion d’Überfremdung — dont le sens se situe à mi-chemin entre “surpopulation” et “dénaturation” étrangères. Le terme est introduit en 1914 par le Département fédéral chargé de la naturalisation, et exprime le risque de dommages culturels, sociaux, politiques et économiques qui résulteraient d’une population immigrée supposément trop importante sur sol helvétique (6) . Il devient l’un des leitmotivs de l’extrême droite, dont il alimente les nombreuses campagnes depuis la fin des années 1960 — l’initiative populaire de l’UDC “Pas de Suisse à 10 millions !”, déposée en 2024, en est un récent exemple.

Saisonniers et division raciale du travail

La bataille contre l’Überfremdung telle qu’elle s’engage dans la Suisse d’aujourd’hui ne peut être comprise que dans la continuité des Trente Glorieuses, qui font elles-mêmes suite à une période d’intenses discours nationalistes. Dans l’après-guerre, grâce à son industrie préservée et ses banques gavées de capitaux étrangers, le pays connaît une croissance considérable ; son économie a alors faim de main-d’œuvre. Des travailleurs saisonniers étrangers sont appelés et œuvrent dans les usines, dans les exploitations agricoles et sur les chantiers, qui mèneront d’ailleurs à un développement urbain et infrastructurel considérable. On fait venir des “blancs ethniques” — des hommes du sud, italiens, espagnols, portugais, yougoslaves, alors racisés. Leur force de travail est violemment exploitée : leurs séjours sur le territoire sont restreints, leurs familles ont l’interdiction de les rejoindre, et leurs chemins vers une autorisation d’établissement sont soigneusement entravés. Résidant pour beaucoup dans des baraques insalubres, leurs tentatives d’organisation font souvent l’objet d’une répression brutale. C’est dans ce contexte qu’est soumise au vote l’initiative populaire “Contre l’emprise étrangère” (1970), plus connue sous le nom d’initiative Schwarzenbach, qui demande une limitation du nombre d’étrangers à 10% par canton.

Dans ce contexte, la coordination des trois composantes de l’État racial intégral est flagrante. L’Etat et ses institutions régulent la présence et les activités des travailleurs étrangers, limitant considérablement leurs droits et les soumettant à la violence sociale et physique. La majorité de la société politique soutient cette démarche, très complaisante au regard des bénéfices énormes pour le secteur privé. Quant à la société civile, sa paix sociale est en partie achetée par les avantages socio-économiques : réorientation professionnelle vers le secteur tertiaire, amélioration des infrastructures, ou encore augmentation du pouvoir d’achat. Les groupes délaissés (ouvriers et ouvrières de l’industrie horlogère et mécanique, agriculteurs et paysannes, etc) sont eux ralliés par la rhétorique de collaboration de race de l’Überfremdung. Même si des mouvements de contestation intérieurs se joignent aux luttes des saisonniers — syndicats ou partis régionaux, tels que la Ligue marxiste révolutionnaire —, ils ne renversent pas la tendance. Ainsi, les trois échelons participent à la constitution d’une caste racisée et à une très nette division raciale du travail.

Si le statut de saisonnier n’est plus appliqué depuis 2002, la situation perdure, avec le renfort de nouveaux moyens légaux. Des permis de séjour spéciaux sont désormais destinés aux travailleurs étrangers. D’une durée limitée dans le temps, ils sont aussi contingentés : pour les “Non-Européens”, aussi désignés comme ressortissants des “Etats-tiers”, le nombre d’autorisations qui peuvent être délivrées par année est limité. Par ailleurs, toujours pour ces Non-Européens, les permis sont octroyés à la demande de l’employeur. Là encore, le dispositif mis en place par l’État permet un contrôle restrictif des travailleurs du sud et non-blancs — un rapide coup d’œil à la liste desdits “Etats-tiers” confirme que c’est eux dont il est question — et leur soumission au projet capitaliste et néo-libéral.

Une blanchité inaccessible pour les musulmans des Balkans ?

Par bien des aspects, cette situation est semblable à celle de la France ou d’autres pays européens. L’une des particularités de l’État racial suisse réside dans l’origine des populations contre lesquelles il se déploie. Comme évoqué plus haut, la politique migratoire du pays a cherché — et cherche toujours — à limiter l’arrivée de populations extra-européennes et plus spécifiquement non-blanches, dont l’altérité ne serait pas réductible et dont les emplois potentiels peuvent déjà être en grande partie pourvus à des Européens. Si les Non-Européens font l’objet des mesures les plus brutales, ils ne constituent pas le groupe étranger majoritaire ; historiquement, les Blancs périphériques sont et restent considérablement plus représentés.

Actuellement, ces derniers ne sont cependant pas tous soumis aux mêmes conditions. Ainsi, moyennant leur participation au projet capitaliste néo-libéral, la Suisse a permis aux travailleurs italiens, espagnols ou encore portugais l’accès à une blanchité complète — soit le statut légal privilégié d’européen et l’intégration économique.

La situation des travailleurs originaires des Balkans est différente. Les Bosniaques et Albanais, en particulier, tolérés en tant que réfugiés suite à l’éclatement sanglant de la Fédération yougoslave dans les années 1990, constituent les diasporas parmi les plus conséquentes. Autre fait important : ils représentent de loin la majorité de la population musulmane de Suisse (7). Ainsi, là où les saisonniers des premières vagues, catholiques pour la plupart, sont progressivement perçus comme culturellement assimilables et ainsi blanchis, Bosniaques (8) et Albanais porteraient en eux une tare qui empêcherait leur intégration : leur confession. Ils sont de fait visés par une islamophobie décomplexée. L’UDC parvient à faire voter l’interdiction des minarets (2009) puis du port de la burqa (2021). Les polémiques s’enchaînent : l’idée d’une compatibilité entre islam et identité suisse provoque de vives réactions, comme l’illustre la prise de parole du conseiller fédéral Beat Jans en mars 2024 (9). Cet dispositif répressif joue sur deux tableaux : l’injonction à un islam modéré, qui serait propre aux Balkaniques, et la menace de répression face à tout “communautarisme” ou toute “radicalisation”. La Ligue vaudoise, mouvement régionaliste lui aussi à l’extrême droite de l’échiquier politique, consacre une note de blog à ce rappel à l’ordre :

La majorité des musulmans établis en Suisse sont d’origine balkanique. Or, l’islam balkanique a la réputation d’être plus modéré que l’islam arabo-maghrébin. Cette réputation date de la Guerre froide, lorsque les Balkans étaient sous domination soviétique. [N.d.A. : on notera ici la nullité historique habituelle de l’extrême droite, qui n’a pas encore appris que la Yougoslavie n’a jamais fait partie de l’URSS.] La donne a changé depuis les guerres balkaniques des années nonante, qui ont vu les pays du Golfe soutenir la Bosnie puis le Kosovo, et y répandre le wahhabisme saoudien. Cette radicalisation de l’islam balkanique s’étend à la Suisse, d’après Saïda Keller-Messahli, présidente du Forum pour un islam progressiste, […]. La modération de l’islam balkanique semble n’être plus qu’un souvenir (10).

 

Promesses néo-libérales et neutralisation : l’exemple de la diaspora albanaise

Une étude de cas de la diaspora albanaise permet d’esquisser les objectifs sous-jacents de ces campagnes islamophobes. Au préalable, il faut préciser que les Albanais, pour la plupart originaires du Kosovo, constituent le plus grand groupe immigré en provenance des Balkans (3% de la population suisse, sans même compter les personnes naturalisées (11)). C’est sans doute pour cela qu’ils font l’objet d’un discours et d’une perception exacerbés, comme le relève la chercheuse et journaliste Lura Limani lorsqu’elle commente une statistique du Département fédéral de l’intérieur : les Albanais sont perçus comme la troisième menace au mode de vie suisse, après les personnes identifiées comme arabes et noires (12). Violents, machistes, arriérés, versés dans le trafic de drogue, soumis à des logiques claniques, incapables de s’intégrer — ces “traits culturels” s’additionnent à une islamité déjà problématique. Malgré tout, la Suisse sait reconnaître le mérite : on tolère les Albanais quand ils travaillent bien. Un documentaire de la télévision d’Etat, intitulé Les Bons Albanais (Die guten Albaner, 2011), le montre : médecins, traders ou entrepreneurs à succès, on les accepte — voire les valorise ! — lorsqu’ils s’assimilent et contribuent au projet néo-libéral.

Or, Lura Limani a bon ton de rappeler qui sont ces Albanais qui travaillent bien :

Selon un rapport publié par l’Office fédéral des migrations, la majorité des immigrés de l’ex-Yougoslavie occupent des emplois manuels, artisanaux et agricoles. Les personnages principaux de Die guten Albaner ne sont pas tant de bons Albanais que des Albanais exceptionnels. “Être bon”, c’est être aisé et éduqué — “être bon”, c’est être l’incarnation des valeurs de la classe moyenne (13).

Les Albanais qui travaillent aimeraient être bons, exceptionnels, et ainsi toucher quelques bénéfices de l’ordre capitaliste ; de fait, ils suivent les injonctions à l’intégration économique. En réalité, leur maintien dans une situation d’exploitation est au bénéfice de toutes les composantes de l’État racial intégral, qui n’a de fait aucune raison de lever son dispositif oppressif ; c’est ce dispositif à deux niveaux — promesse et menace — qui les maintient dans l’effort, dans l’acceptation d’une division raciale du travail, et dans la production de richesses. C’est aussi ce dispositif qui prévient toute constitution d’un front élargi : s’engager dans la lutte, c’est risquer une chute dans l’échelle de la blanchité, au rang des personnes noires et arabes.

Vers un front élargi ?

Le cas des Albanais, malgré ses spécificités, dévoile l’enjeu d’un renversement de l’État racial intégral en Suisse. Être une personne noire ou arabe, c’est être soumis à un régime migratoire qui viole ses droits et conditionne son autorisation de séjour à une exploitation déshumanisante ; être un homme noir ou arabe, c’est vivre sous la menace d’une violence policière désinhibée, cause de trop nombreuses morts ces dernières années. Comment rallier les presque Blancs, nombreux et sous l’attaque d’un racisme et d’une islamophobie rampante, à la cause des définitivement Non-Blancs, minoritaires et invisibilisés ? Comment briser l’illusion de l’intégration néo-libérale et constituer un front large contre l’État racial intégral qui inclut les Beaufs, les Barbares, et les Barbares-qui-ne-se-reconnaissent-pas ? Ces questions ont été trop longtemps négligées par les milieux de la lutte. Un diagnostic et un plan d’action s’imposent urgemment, alors que l’individualisme néo-libéral poursuit sa dissolution des communautés des Balkans, tenant soigneusement ces dernières à distance des mouvements antiracistes, décoloniaux et marxistes ainsi que de leurs outils d’émancipation.

 

Florim Dupuis & Rayan Ammon

 

1 “Colonialisme, une Suisse impliquée”. Landesmuseum Zürich, 2024-2025. https://www.landesmuseum.ch/colonialisme

2 Cindy Nsengimana ; Lisa N’Pango Zanetti ; Fabio Rossinelli. “Dossier : la Suisse et le colonialisme histoire d’une contre-intuition”. Histoire coloniale et postcoloniale, 2025. https://histoirecoloniale.net/dossier-la-suisse-et-le-colonialisme-histoire-dune-contre-intuition/

3 Houria Bouteldja. Beaufs et barbares : le pari du nous. Paris, La Fabrique, 2023.

4 Gérald Arlettaz ; Sylvie Arlettaz. La Suisse et les étrangers : immigration et formation nationale (1848-1933). Lausanne, Antipodes, 2004.

5 Michel Foucault. Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France (1978-1979). Paris, Gallimard, 2004.

6 Sylvie Arlettaz. “1917, le tournant de l’Überfremdung.” Services publics, vol. 9 (2018). https://ssp-vpod.ch/themes/enseignement/enseigner-la-greve-generale/interviews/1917-le-tournant-de-lueberfremdung/

7 Office fédéral de la statistique. “Religions : appartenance religieuse, croyances et spiritualité en Suisse.” Confédération suisse, 2025. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/langues-religions/religions.html

8 Samuel M. Behloul. “From ‘problematic’ foreigners to ‘unproblematic’ Muslims : Bosnians in the Swiss Islam-discourse”. Refugee Survey Quarterly, vol. 26.2 (2007), pp. 22-35.

9 Sebastian Briellman. “Der Islam gehöre zur Schweiz, sagt Beat Jans. Tut er das? Die Verirrung der Wohlmeinenden.” Neue Zürcher Zeitung, 14 mars 2025. https://www.nzz.ch/meinung/der-islam-gehoere-zur-schweiz-sagt-beat-jans-tut-er-das-die-verirrung-der-wohlmeinenden-ld.1875501

10 Ligue vaudoise. “Balkanique, donc modéré ?” La Nation, vol. 2079 (2017). https://www.ligue-vaudoise.ch/nation/articles/3732

11 Office fédéral de la statistique. “Population selon le statut migratoire.” Confédération suisse, 2025. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/migration-integration/selon-statut-migratoire.html

12 Lura Limani. “The Imminent Good Albanians.” Fabrikzeitung, 1 octobre 2025. https://www.fabrikzeitung.ch/switzerlands-model-minority/#

13 Ibidem.

 

*Illustration : “La Suisse, havre de paix, et son oeuvre de bienfaisance” (carte postale, 1917)

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