Cette intervention, co-écrite par Wissam Bengherbi et Houria Bouteldja, a été présentée par Wissam Bengherbi le 4 juin 2022 lors d’une journée antifasciste à Montreuil, « le monde de demain », en mémoire de Clément Méric, militant antifasciste, tué en 2013 par un groupe d’extrême droite.
Si le mot « révolutionnaire » est de quelque importance pour nous, laissons-le de côté pour le moment et contentons-nous de parler de « stratégie politique » appliquée à un projet décolonial. Dans cette optique, et dans le contexte qui est le nôtre, permettez-nous de couper le temps en deux : l’avant NUPES et l’après NUPES , la NUPES prise ici comme condensation d’un nouveau rapport de force entre les classes populaires toutes confondues et un Etat dominé par un bloc capitaliste et impérialiste.
Si on s’intéresse à l’avant NUPES, on pourrait d’abord s’interroger sur les conditions de son émergence ?
Est-ce à cause :
- De la montée du Front National et de la radicalisation droitière de l’ensemble du champ politique ?
- De la crise financière de 2008 qui a fait sombrer des dizaines de milliers de foyers dans la pauvreté ?
- De la loi el Khomri ?
- De la fascisation de la police et de l’armée ?
- des attentats djihadistes de 2015 ?
- de Macron et son saccage de l’Etat social ?
- De la répression généralisée et des atteintes aux libertés fondamentales ?
- Du Covid et de la gestion de l’épidémie ?
Ou alors, est-ce dû :
- A Mélenchon qui quitte le PS en 2009, fatigué de devoir se battre en vain pour faire triompher une alternative antilibérale ?
- A la rancune des partisans du non au référendum sur le TCE (traité constitutionnel européen), trahis par leurs gouvernants qui ont fini par l’imposer ?
- Aux émeutes urbaines de 2005 suite à la mort de Zied et Bouna ?
- Aux Gilets Jaunes ?
- Aux Black Block ?
- A la grande grève des cheminots de 2019 ?
- Aux progrès de l’antiracisme politique, à la grande marche contre l’islamophobie de 2019 et à l’immense rassemblement du comité Adama en 2020 ?
- Aux mobilisations populaires massives du Sud global au moins depuis les révolutions arabes ?
La NUPES est à l’évidence le produit d’une synthèse historique qu’on peut évidemment faire remonter encore plus loin, par exemple à 1983, date du tournant libéral du PS, mais il est des accélérateurs d’histoire qu’il s’agit d’identifier pour comprendre la période et il nous semble que 2005 est une date pivot tant à cause du rejet du Traité Constitutionnel Européen qu’à cause des émeutes raciales qui ont duré plus de 3 semaines et qui ont sidéré tant l’opinion nationale qu’internationale. Le premier parce qu’il représente une trahison du pacte démocratique et la mise en évidence du fait, pour ceux qui en doutaient, que l’Etat au service du projet libéral est tout à fait capable de sacrifier une partie du corps légitime de la nation, en l’occurrence les couches moyennes et basses du prolétariat blanc. Les secondes parce que la rage des émeutiers a permis de mettre fin au mirage de la France Black/Blanc/Beur mais aussi de constater que les classes dirigeantes n’hésiteraient plus à mettre en œuvre des pratiques coloniales d’un autre temps : l’Etat d’urgence jusqu’ici pratiqué en Kanaky, en Algérie et le 17 octobre 61. Et si 2005 est si important pour comprendre la période, c’est aussi parce que cette date va constituer un repère dans la dégradation de la condition de vie d’un côté, des « petits blancs » dont une partie va se révolter pendant l’épisode des Gilets Jaunes et de l’autre, des « indigènes » qui n’ont jamais cessé d’être des parias et dont la répression va grandissant au point que de plus en plus, on sent s’installer une ambiance pré-pogromiste. Ces deux grandes composantes du corps social ne sont pas restées inertes. Elles ont lutté, séparément, mais elles ont lutté. On l’a rappelé plus haut. Face à elles, l’Etat s’est radicalisé, autant du point de vue racial que social. C’est ce qui a permis une radicalisation du mouvement social entraînant avec lui une partie de la gauche molle, tant sur l’antilibéralisme que sur l’antiracisme, ce qui lui vaut aujourd’hui le qualificatif « d’islamo-gauchiste ». Tout ceci représente des progrès remarquables qu’il s’agit d’estimer à leur juste valeur. L’Union Populaire d’abord, puis la Nupes, représentent cette synthèse historique incarnée par un homme, Mélenchon, dont il faut bien reconnaître ici le caractère providentiel.
C’est à ce titre qu’au QG, nous n’avons pas hésité à le soutenir : ni au premier tour des présidentielles, ni aux législatives. Ceci peut paraître contradictoire du point de vue de l’autonomie que nous persistons à défendre. En effet, même si aujourd’hui au QG nous ne représentons aucune organisation politique, l’autonomie reste notre colonne vertébrale. Aussi, il est des contradictions auxquelles nous ne pouvons nous soustraire. Pourquoi soutenir la NUPES alors que des candidatures autonomes indigènes se présentent indépendamment d’elle, voire même contre elle ? Il serait fastidieux de faire ici une analyse poussée des différents projets défendus dont nous ne comprenons pas toujours la pertinence des programmes tant ils sont consensuels mais l’essentiel est ailleurs. Il serait en effet hypocrite de notre part de justifier notre absence de soutien au prétexte que les programmes seraient indigents, car par le passé nous avons fermé les yeux au nom de la priorité à l’autonomie. Mais en tant que militants, nous nous devons de réfléchir en situation. Le moment que nous vivons est exceptionnel et il nous oblige. C’est pourquoi nous ne pouvons nous contenter de principes. Il nous faut une stratégie à plus ou moins long terme. De ce point de vue, faire le choix de la NUPES, c’est aussi un choix d’autonomie. D’abord parce que nous voyons Jean-Luc Mélenchon comme une « aufhebung » de l’antiracisme politique. L’« aufhebung », est un concept hegelien qui caractérise un processus de « dépassement » d’une contradiction dialectique où les éléments opposés sont à la fois affirmés et éliminés dans une synthèse conciliatrice. Houria Bouteldja disait récemment « JLM a assassiné l’antiracisme politique ». Lorsqu’il a accepté de participer à la marche contre l’islamophobie de 2019 qui a été un véritable tournant, il a en quelque sorte vampirisé l’antiracisme. Certes il s’en est nourri, l’a absorbé en partie dans son programme mais à la condition de détruire l’autonomie. C’est ce que Hegel appelait l’« aufhebung », soit le dépassement d’une contradiction (gauche blanche augmentée par l’antiracisme politique au détriment de ce dernier). Aussi même si un cycle antiraciste a pris fin, il se prolonge d’une certaine manière au travers de l’UP mais également de la NUPES. C’est donc parce que la NUPES est en partie le produit des luttes autonomes que nous savons nous reconnaître en elle et qu’il nous faut la soutenir. Ajoutons à cela, deux de nos priorités :
- Construire une digue antiraciste protectrice la plus haute et la plus solide possible ce qui constitue pour nous la priorité des priorités et même l’objectif stratégique premier.
- Préserver un acquis qui nous servira d’appui plus tard et pourquoi pas pour créer les conditions d’une nouvelle « aufhebung »
Pour le dire autrement l’autonomie des luttes a permis d’acquérir un capital politique, en matière d’antiracisme, partagé par 22% de l’électorat, peut-être plus si la NUPES parvient à élargir sa base. Il importe aujourd’hui de consolider cette base et non de la disperser avec des candidatures qui a priori peuvent servir l’adversaire, Macron en particulier. Mais répétons-le encore une fois, c’est bien parce que nous sommes politiquement, par l’effet de l’ « aufhebung », objectivement à l’intérieur de la NUPES tout en étant subjectivement à l’extérieur que nous faisons ce choix.
Bien sûr, on pourra reprocher à Mélenchon de n’être qu’un social démocrate plus ou moins radical, d’être un impérialiste soft, mais impérialiste quand même, de trop idolâtrer Mitterrand. On peut aussi lui reprocher de faire trop de concessions à la gauche européiste et atlantiste pour atteindre son objectif aux législatives. On peut même lui reprocher des choix manœuvriers, comme celui de fermer les yeux sur la candidature d’une protégée de Jospin dans la circonscription où se présente Simonet, comme celui d’avoir capitulé devant le PC qui a refusé d’investir Azzedine Taibi, comme celui d’avoir lésé des militants de quartiers par des parachutages politiciens. Tout cela est vrai et malaisant mais puisqu’il s’agit ici de parler de stratégie, c’est elle qu’il importe de ne pas perdre de vue. Grâce à l’élan populaire en faveur de l’UP, le centre de gravité du débat public s’est déplacé à la fois vers la gauche, vers le décolonial et vers le sud. Et ce n’est pas le moindre de nos acquis. Surtout lorsque nous nous rappelons qu’il y a à peine quelques mois, nous étions inquiets de voir les débats politiques être le théâtre d’une surenchère raciste et sécuritaire, notamment avec un Éric Zemmour qui, un temps, donnait le ton des discussions. Or, aujourd’hui Reconquête a dû mal à se relever de son échec et le RN se fait discret, quant à Macron, il redouble d’efforts pour ne pas trop brusquer son aile gauche. De plus, l’hypothèse d’une forte opposition à l’AN inquiète très fortement l’Elysée comme elle paralyse le parti de Marine Le Pen. En d’autres termes, la NUPES rebat les cartes. Enfin, le programme commun est suffisamment en rupture avec le racisme et l’ultra libéralisme, qu’il serait plutôt inopportun, vu la faiblesse des forces radicales, de faire la fine bouche.
A ce stade, jusqu’aux législatives et compte-tenu d’une ligne politique assez correcte, nous n’avons que le choix d’élire une opposition la plus forte, quelles que soient ses contradictions. Il s’agit là d’un soutien critique mais sans grande illusion à défaut de mieux.
Voilà pour l’avant Nupes. Qu’en est-il de l’après ?
Commençons par expliquer pourquoi nous tenons à défendre une ligne autonome de la NUPES comme de l’ensemble du champ politique Blanc. Abdelmalek Sayad nous l’a appris et nous n’avons jamais cessé de le répéter après lui : « Exister c’est exister politiquement ». Comme on vient de l’expliquer avec la notion d’« aufhebung », c’est l’existence politique du mouvement décolonial et du mouvement social en général qui a permis de faire évoluer la gauche blanche vers des positions antiracistes et antilibérales plus fermes et plus conséquentes. Mais nous avons dit aussi que l’antiracisme politique avait été vampirisé et vidé de lui-même. Faut-il alors, faute de mieux, rejoindre la dynamique ?
Notre réponse est un non sans appel.
Récemment Houria Bouteldja a rendu hommage à Jean-Luc Mélenchon en soulignant combien il avait su toucher les affects indigènes. En effet, touché par la grâce, il a réussi à parler aux non Blancs et aux Musulmans en particulier. Il a su faire vibrer leur cœur, et à les mobiliser comme personne avant lui au grand dam du PC. Tout le monde le reconnaît : ces populations qu’on croyait apathiques et perdues pour les élections ont pris le chemin des urnes reconnaissant en Jean-Luc Mélenchon un homme d’honneur et de principes. C’est un grand pas mais il faut le dire ici : une relation fondée sur des émotions, aussi sincères soient-elles, est une relation condamnée à l’échec. L’émotion, c’est la précarité et la fragilité. Tout le contraire d’un véritable pacte politique fondé sur une expérience commune, une tradition, des luttes. Une relation fondée sur des affects se retourne comme un crêpe à la moindre vexation, à la moindre trahison. Une trahison d’autant plus probable quand on sait l’attelage hétéroclite et peu rassurant de la NUPES – que ce soit Roussel et son tropisme BBR, certaines sorties de Ruffin manifestement en décalage avec la direction antiraciste de Mélenchon, sans oublier la présence inquiétante du Parti Socialiste – mais également quand on connaît la férocité du champ politique blanc et la crise multidimensionnelle que nous sommes en train de vivre. Or, il n’y a rien de pire qu’un peuple déçu. Il est risqué de trahir un corps qui se meut difficilement et qui n’accorde sa confiance que rarement, échaudé par une expérience historique de l’instrumentalisation. C’est ce qu’il faut éviter à tout prix. Le rôle de l’autonomie, c’est de prévenir l’illusion et éviter une trop grande déception qui nous ferait perdre encore des années.
On pourrait nous rétorquer qu’il faut y entrer et changer les choses de l’intérieur, ce à quoi nous répondons : l’antiracisme politique, combien de divisions ? Nous venons en effet de rappeler que l’antiracisme politique avait terminé un cycle. Pour changer les choses de l’intérieur, encore faut-il des troupes organisées, ce qui n’est pas le cas. Celles-ci doivent donc être reconstituées.
Notre première tâche est donc de reconstruire l’autonomie décoloniale dès le lendemain des législatives quel qu’en soit le résultat.
- D’abord pour reconstruire une existence politique propre.
- Ensuite pour garder une (des) boussole(s) politique(s) quand la plupart des forces indigènes actives auront été absorbées par la NUPES et que celle-ci fera des compromis, voire des compromissions, qui finiront par décourager celles et ceux qui y auront cru.
- Enfin, pour continuer de produire du rapport de force anti-impérialiste/antiraciste, faire pression sur une opposition de gauche qui défendra d’autant plus son programme qu’elle sera sous le feu de la critique populaire.
Pour conclure, il nous importe de rappeler que la gauche blanche, toutes tendances confondues, doit cesser de sélectionner les indigènes ou les regroupements indigènes en fonction de ses désirs, de les modéliser à son image jusqu’à ce qu’ils rentrent dans le moule, ou de faire le choix de ses partenaires selon qu’ils correspondent idéologiquement à ce qu’elle est. Ou pour le dire encore autrement, il faut qu’elle cesse de chercher babouche à son pied, soit des indigènes soumis à sa vision du monde. Au contraire, il est urgent qu’elle intègre ce que le PIR appelait les espaces/temps différés, qu’elle comprenne que les indigènes ne rentreront plus dans des moules idéologiques préfabriqués pour eux, sans eux. A défaut, ils finissent souvent par lui exploser entre les mains. Les exemples commencent même à encombrer les placards.
Rappelons-nous que de nombreuses organisations ou personnalités indigènes ont été rejetées de manière hystériques alors que du point de vue de la stratégie révolutionnaire, ils représentaient réellement quelque chose : Nous pensons à Tariq Ramadan qui réunissait parfois jusqu’à 10 000 jeunes musulmans et musulmanes, pour la plupart issus du prolétariat français qui auraient pu être intégrés à une stratégie révolutionnaire. La gauche anticapitaliste, sauf exception, n’a jamais su se saisir de cette aubaine trop occupée à débattre de la personnalité « sulfureuse » du leader musulman, pourtant intéressé par le forum social européen, aidée en cela par tous les médias aux ordres et par l’ensemble des organisations et personnalités les plus réactionnaires. On peut en dire de même de Dieudonné avant sa bascule vers l’extrême droite (et on insiste sur le « avant »). Il réussissait à attirer des jeunes noirs et arabes des quartiers sur des sujets tels que la mémoire de l’esclavage et du racisme. Il aurait fallu le cueillir à ce moment là mais passé de la gauche socialiste à un registre certes confus mais plus radical, il a été abandonné par la gauche qui a préféré garder les mains propres plutôt que de faire le travail d’éducation politique qui lui incombait. Quant à nous, ex du PIR, nous sommes bien placés pour savoir que nous n’avons jamais été la babouche de qui que ce soit. Nous avons à cause de cela été sacrifiés entre autres au profit d’organisations indigènes dont la ligne était suffisamment floue et poreuse pour satisfaire tant la gauche réformiste que la gauche radicale qui tenaient à leur confort moral plus qu’aux alliances conflictuelles pourtant fructueuses et dont l’« aufhebung » antiraciste est la manifestation la plus éclatante.
Dernière chose et pas des moindres : si la NUPES vient aux affaires et notamment sa branche UP et qu’elle gagne en influence et en pouvoir, nous lui conseillons non seulement de respecter les espaces indigènes autonomes là où elle les rencontrera mais surtout de mettre en œuvre les conditions de cette autonomie. L’urgence des urgences est en effet de mettre fin au clientélisme qui empêche toute auto-organisation par le bas. Nous insistons sur ce point. La nouvelle alliance de gauche ne doit en aucun cas se mêler de la stratégie ou du contenu des luttes indigènes, elle doit immédiatement et dans la mesure de ses possibilités libérer les indigènes de leurs dépendances vis à vis des potentats locaux. C’est la conditions sine qua non d’une future alliance conflictuelle mais fondée sur la défense des intérêts propres et urgents de l’indigénat. La fin du système clientéliste, c’est la fin de la subordination indigène et le début d’une réelle repolitisation par le bas. Ce sera dans un avenir plus ou moins proche, la possibilité d’une première convergence entre les indigènes qui s’organisent par le bas, et ceux qui, à cause du clientélisme, ont fait le choix d’une organisation par le haut. Nous pensons à toutes ces organisations qui ont été empêchées de pénétrer le terrain des quartiers dont le CCIF qui a été dissout dans une grande indifférence, le PIR, la BAN, UNPA etc qu’on a retrouvés plus tard dans le collectif Rosa Parks et qui sont à l’origine de l’antiracisme politique.
Compte-tenu de tout ce qui précède, nous ne pouvons qu’espérer 1/la victoire de la NUPES et de son aile la plus à gauche, 2/une mobilisation sociale la plus pugnace possible à la rentrée 3/mais également la reconstruction d’un antiracisme politique fort de son bilan en termes d’échec et de réussite. Bref, s’il faut aller vers une alliance révolutionnaire, nous savons qu’elle sera précédée de temps où nous lutterons les uns avec les autres, de temps où nous lutterons les uns contre les autres, de temps où nous lutterons séparément. C’est ce que nous pouvons appeler de notre point de vue une stratégie révolutionnaire. Et effectivement, elle doit se mettre en place sans plus attendre, c’est à dire en 2022.
Wissam Bengherbi, Houria Bouteldja
Crédit photo : LouizArt Lou