Rendre les Juifs à l’Histoire ou la fin de l’innocence

Avec l’aimable autorisation des éditions La Fabrique, nous publions l’introduction d’une contribution d’Houria Bouteldja intitulée « Rendre les Juifs à l’histoire ou la fin de l’innocence » dont vous trouverez le texte complet dans le livre collectif « Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations » qui sort le 18 octobre 2024. Vous y trouverez également les contributions importantes et indispensables d’Ariella Aïsha Azoulay, Maxime Benatouil, Sebastian Budgen, Judith Butler, Leandros Fischer, Naomi Klein, Frédéric Lordon et Françoise Vergès.

Cela se passe un peu après 1947. Un juif hassidique quitte sa petite ville de Pologne et s’installe à Londres. Il se débarrasse immédiatement de ses vêtements et de ses habitudes religieuses et cherche à devenir anglais. Il fait des études de droit et se marie dans une famille juive prestigieuse et assimilée. Un jour, il reçoit un télégramme lui annonçant la visite de son père âgé. L’homme est pris de panique. Il descend au port pour rencontrer son père et lui dit : « Papa, si tu te présentes chez moi avec ton long manteau, ton couvre-chef, ta barbe, cela va me détruire ici. Tu dois suivre tout ce que je te demande ». Le père est d’accord. Le fils emmène son père chez le meilleur tailleur de Londres et lui achète un magnifique costume. Malgré cela, le vieil homme garde encore un air trop juif. Le fils l’emmène alors chez un barbier. La barbe est rapidement rasée et le vieux père commence à ressembler à un gentleman britannique. Mais il reste un problème : les papillotes, ces pattes bouclées qui entourent les oreilles du vieil homme. Le père fait signe au coiffeur qu’il faut les enlever. A la première papillote, le vieil homme reste stoïque. Mais lorsque le barbier commence à couper la deuxième papillote, des larmes commencent à couler sur le visage du vieil homme. « Pourquoi pleures-tu, papa ? demande le fils, qui craint soudain que le coiffeur n’ait coupé trop de cheveux et qui regrette de voir le visage dénudé du paternel qu’il reconnaît à peine. « Je pleure », répond le père, « parce que nous avons perdu l’Inde« .

Tiré du podcast de la London Review of books https://www.lrb.co.uk/podcasts-and-videos/podcasts/the-lrb-podcast/on-the-jewish-novel

« Je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité« 

Lénine, probablement

« Trop d’humilité est demi-orgueil« 

Proverbe Yiddish

Pardonnez-moi, je vais dire « je ».

Ce ne sera pas la moindre des mes vanités.

Je veux prendre Dieu et ses créatures à témoins et le dire sans pudeur :

Je pense être la personne la moins antisémite de France.

Les plus charitables me jugeront folle. Les autres, arrogante et prétentieuse. Soit. Mais notez que je ne prétends pas ne pas l’être du tout.

Je dis juste que tout le monde l’est probablement plus que moi au pays de Voltaire et des Droits de l’Homme. Mais que les choses soient claires : quand je dis tout le monde, c’est tout le monde. Je pense, par exemple, être moins antisémite que le Président Macron. J’en suis même pleinement convaincue.

Le lectorat averti de La Fabrique ne sera sans doute pas le plus ébranlé par cette affirmation. Il sait que l’Etat racial et ses fondés de pouvoir, tout comme l’extrême droite qui lui sert d’assurance-vie, produisent et reproduisent le racisme. Aussi, déclarer que je serais – objectivement – moins antisémite que Monsieur Macron et que la caste qui tire son hégémonie, sa force et sa longévité de la division raciale va de soi. La cruelle répartie du Général de Gaulle à Maurice Schumann, porte-parole de la France libre, ne contient-elle pas en elle tous les éléments d’un réquisitoire implacable et sans appel contre la plupart des chefs d’Etat français ? Jugez plutôt : lorsque le triste bougre (un autre inconsolable de la perte des Indes) lui annonce sa conversion au catholicisme, la réponse du Général : « Cela fera un catholique de plus, mais pas un juif de moins ! » est pétrifiante. Il en découle que je suis moins antisémite que tous les commentateurs de la vie politique française qui servent ce pouvoir et qui font du philosémitisme un sacerdoce. Je peux citer Michel Onfray, Caroline Fourest, Yann Moix, Eric Naulleau. La liste est trop longue. Aussi, se flatter d’être moins antisémite que cette engeance n’est pas très glorieux et ne vaut pas absolution pour mes péchés moraux.

C’est que je ne me limite pas au bloc au pouvoir. Je pense être également moins antisémite que toute le reste de la classe politique française – des sociaux-démocrates à l’extrême gauche – qui s’enorgueillit de ne pas l’être et qui prétend combattre « la bête immonde », auréolée qu’elle est d’une conscience à toute épreuve, tant comme avant-garde que comme vigie. Son signe de reconnaissance ? Le très pieu « plus jamais ça ! ». Les figures qui l’incarnent ne manquent pas et les citer nommément témoignerait d’un manque de tact tant il est des égarements sincères. Mais si ’élégance a quelque mérite, elle a ses limites. Comment pourrais-je par exemple résister au plaisir de citer Edwy Plenel ?

Voilà pour l’Etat et la société politique. Il en va de même de la société civile accouchée de cette structure, qu’on peut ventiler en fonction de sa condition et de ses intérêts dans le large éventail des sensibilités qui constituent le champ politique blanc. Et qui en matière de racisme (et à quelques exceptions près situées à l’extrême gauche) va de l’antisémitisme le plus crasse au philosémitisme le plus subtile.

Par honnêteté, je concède avoir un doute sur ceux que je veux appeler ici les « self-loving Jews ». Pousserais-je l’insolence jusqu’à me croire moins antisémite qu’eux ? Et pourquoi pas après tout ? En tout cas, ça se discute. Car il ne suffit pas d’être juif pour ne pas participer à la reproduction de l’antisémitisme. J’y reviendrai.

Aux termes de cette démonstration – car je compte bien démontrer que je suis bien « la personne la moins antisémite de France » – chacun sera libre de se laisser convaincre ou pas. Mais je reconnais, en dépit de cette politesse, oser espérer gagner les coeurs. Le lecteur magnanime l’aura compris, l’intérêt n’est pas tant de prouver que je serais véritablement « la personne la moins antisémite de France » mais de méditer sur les implications de cette hypothèse si elle était avérée. A savoir que tout le monde le serait potentiellement plus que moi. Car si tel était le cas, il faudra tout arrêter et entamer un sérieux examen de conscience. Car ce dont on aura alors besoin, c’est d’une rupture radicale avec les traditions de lutte contre l’antisémitisme et d’une remise en question profonde des postulats idéologiques qui les nourrissent.

Pour mener jusqu’au bout cet exercice, il faudrait passer par l’épreuve de vérité. Celle qui consiste d’abord à établir un diagnostic solide et rigoureux de la question juive. La prémisse marxiste, souvent citée mais rarement mise à profit, servira de fil à plomb : « Les Juifs ne se sont pas maintenus malgré l’histoire mais par l’histoire ».

Comme la vérité ne se contemple pas les bras croisés, il s’agira de confronter cette prémisse aux mutations du capitalisme, des Etats-nations occidentaux et des évolutions du contrat social entre les gouvernants et la société civile, des bouleversements géopolitiques mais aussi des luttes et des résistances pour enfin faire une proposition.

L’objectif étant d’en finir véritablement avec l’antisémitisme ou plus modestement emprunter le chemin le plus court et le plus rapide pour atteindre ce but. Pour cela, il faut mettre fin au bannissement des Juifs de l’histoire et faire un sort à leur sacralisation. Et pour le dire encore plus clairement, les libérer de leur statut de victimes intemporelles et les faire responsables de leurs choix, tous leurs choix, et donc de leur existence. En bref, les réintégrer à l’humanité générique en les confrontant à leur liberté, au sens que Sartre donnait au mot « liberté ».

Je me lance mais non sans prier la vérité de bien vouloir me tenir la main.

Houria Bouteldja

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