Sultan Galiev, le premier « islamo-gauchiste » ?

Cette intervention a été faite par Wissam Xelka dans le cadre des conférences de la revue Période, en mars 2018 à Paris. Elle avait initialement pour titre « Un communisme musulman ? »

Bonsoir à tous, merci d’être venu à cette présentation, et merci à la Revue Période de me permettre de présenter ce texte, ce qui me donne l’occasion de parler plus généralement de Sultan Galiev, de la situation des musulmans en Russie durant la période révolutionnaire et d’aborder le rapport entre musulmans et marxistes.  

Je vais faire en sorte de ne pas dépasser les 30 minutes accordées afin de laisser du temps au débat qui va suivre et qui, je pense, va amener pas mal de discussions car le cas de Sultan Galiev et des musulmans sous le régime bolchévik posent des questions qui sont encore d’actualité. L’article relativement court pour un article de Période, je ne vais donc pas me focaliser seulement sur celui-ci et enrichir cette présentation de lectures personnelles. Je préviens aussi que je vais aussi parler du point de vue de Sultan Galiev et que je risque d’être quelque peu critique à l’encontre du régime bolchévik, étant entendu qu’il était bien difficile de prendre les décisions dans le feu de l’action aussi n’ai-je pas l’intention du tout de faire de l’anti-bolchévisme primaire, au contraire.  

Avant de réellement commencer la présentation, et en guise d’introduction, je voudrais revenir d’abord sur le titre de celle-ci, « Un communisme musulman » et clarifier ce qui va être abordé.  C’est un excellent titre dans le sens ou ça va attirer des gens, autant les personnes qui se revendiquent « islamo-gauchistes » que les personnes qui honnissent ce terme et qui voient dans cette alliance entre islam et communisme une hérésie totale et contraire aux préceptes du grand Karl Marx avec son hadith « la religion est l’opium du peuple ». Cela dit, il n’est pas vraiment ici question de savoir ce que serait un communisme islamique c’est-à-dire qu’on ne va pas véritablement entrer dans un débat théologico-politico en cherchant à savoir comment allier l’islam en tant que tel et le marxisme (d’autres intellectuels musulmans de l’époque comme Hanafi Muzaffar en ont davantage parlé). Nous ne sommes pas ici spécifiquement dans ce qu’on pourrait appeler une théologie de la libération version musulmans, mais plutôt dans un débat autour de la transition au communisme dans une société musulmane, de quelle façon propager des idées communistes à une population musulmane ? Le rapport islam/marxisme va bien sûr être abordé, et c’est un sujet sur lequel ont réfléchi les musulmans russes de l’époque, dont Sultan Galiev, mais ce n’est pas la question vraiment principale. D’ailleurs Sultan Galiev était très probablement athée, nous le verrons plus loin. D’autres thèmes ont été davantage théorisés par Sultan Galiev, parmi lesquels la lutte de libération nationale, la question de l’autonomie (autant  politique que culturelle), la colonisation, l’impérialisme, le rapport entre le nord (les pays industrialisés) et le sud (les pays “sous-développés”), entre les Occidentaux (les Blancs) et les Orientaux (Les non-blancs), la question de la lutte des classes dans une société colonisée etc. Sultan Galiev n’étant pas seulement un communiste musulman, mais aussi l’un des précurseurs de la théorisation des lutte anticolonialistes et tiers-mondistes, l’un des premiers à parler d’une Internationale des pays colonisés, mais aussi l’un des premiers à réfléchir sur un marxisme dépouillé de son occidentalo-centrisme.  

L’auteur de l’article est Matthieu Renault, je vais le présenter très brièvement, j’espère qu’il m’excusera, mais je pense qu’il est plus pertinent de s’épancher davantage sur Sultan Galiev que sur Renault, je pense d’ailleurs que c’est le but de son article, puis de toute façon beaucoup d’entre vous le connaissez déjà. C’est un philosophe, maître de conférence en philosophie à l’Université Paris 8, il est spécialisé en études post-coloniales, il a écrit notamment un livre sur Frantz Fanon, Frantz Fanon: De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, sur CLR James, CLR James, la vie d’un Platon noir; mais il est aussi très porté sur l’œuvre de Lénine, et a notamment traité du rapport entre Lénine et les musulmans dans un livre intitulé L’Empire et la révolution. Lénine et les musulmans de Russie. 

 Dans ce dernier ouvrage Matthieu Renault se concentre sur le point de vue de Lénine sur la question de la propagation de la révolution en Orient et face au problème de la décolonisation, des luttes nationales et du chauvinisme russe. Lénine, contrairement à Staline qui prétendait être un orientaliste chevronné, ne connaissait pas grand-chose à l’Orient et sur les musulmans. D’ailleurs cette question de la population musulmane, qui lui était quasiment inconnue, fut très probablement traitée à partir d’un cas jugé similaire qu’il maîtrisait un peu mieux, les Juifs socialistes et l’Union Générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie. Plus couramment nommé le Bund, et qui fut critiqué par Lénine. Nous pouvons ainsi faire des parallèles entre le traitement du Bund et celui de Sultan Galiev(d’ailleurs il ne faut pas oublier que l’antisémitisme était aussi présent chez les bolchéviks, procédant même parfois à des « pogroms rouges », je vous invite, si le sujet vous intéresse, à lire un article de Période qui traite de ce sujet : « Auto-organisation des juifs et bolchévisme: l’antisémitisme dans la révolution russe », de Brendan McGeever.) 

Cela dit Lénine était conscient de l’importance de la question coloniale et des revendications des minorités musulmanes (16 millions de musulmans, ce qui représentait à l’époque 10% de la population russe)il savait surtout que c’était une question sensible qu’il fallait traiter avec la plus grande prudence pour éviter de se mettre à dos les peuples d’Orient. Il était pour lui important d’éviter un trop grand centralisme et de tenir une politique trop rigide envers les populations asiatiques et leurs volontés d’autonomie.  Je le cite « Le mal qui peut résulter pour notre Etat du manque d’unité des appareils nationaux avec l’appareil russe sera incomparablement et infiniment moindre que celui qui résulte d’un excès de centralisme, non seulement pour nous, mais pour toute l’Internationale, pour les centaines de millions d’asiatiques qui, marchant sur nos pas, vont bientôt apparaître sur la scène de l’histoire. Ce serait d’un opportunisme sans excuse qu’à la veille de cet essor de l’Orient, à l’aube de son réveil, nous ruinions notre prestige à ses yeux par la moindre brutalité, la moindre violence envers nos allogènes. »  

Reste que dans les faits, les bolchéviques, Staline en tête, Lénine dans une moindre mesure, n’ont pas été particulièrement attentifs à l’égard des demandes des populations musulmanes et de l’Orient en général. Le cas de Sultan Galiev, qui fut expulsé puis exécuté par les bolchéviks, en est le symbole. Sultan Galiev a longtemps été considéré, et l’est probablement toujours par une grande partie des communistes occidentaux, comme un traître, une sorte de « Trotsky musulman », un contre-révolutionnaire, un déviationniste qui a pratiqué un nationalisme bourgeois appelé le « sultangalievisme ». Avant d’aller plus loin dans la bio de Galiev, il me faut faire un petit résumé, en quelques minutes donc de façon simpliste, de la situation des musulmans russes de cette époque.  

La situation des musulmans de Russie et bio  

Pour situer à peu près. Les musulmans de Russie se trouvent en grande partie en Asie centrale. Cette région, musulmane, va être conquise dès 1552 par les Russes, et les populations locales vont connaître une longue période de colonisation dans laquelle elles seront expulsées de leurs terres, obligeant souvent les musulmans à fuir. Beaucoup de russes chrétiens sont venus s’installer dans cette région et plusieurs campagnes de christianisation ont été menées, accompagnées de mesures anti-musulmanes. Les mosquées ont été brûlées, les mollahs, qui occupaient une place importante dans la communauté, ont été expulsés, de même que la noblesse musulmane qui a été contrainte soit de se convertir au risque de se voir ruiner, soit de fuir. Cette situation va entrainer une haine entre chrétiens et musulmans de la région. De plus, cela va conduire, logiquement, a un plus grand attachement des musulmans à leur religion et faire émerger des revendications d’indépendance nationale, mais aussi des idées panislamiques voir même, pan-turquistes. 

Soulignons un point important, les musulmans Tatars occupent un territoire stratégique. Ils sont le peuple intermédiaire entre l’Occident et l’Orient. Faisant émerger une bourgeoise marchande musulmane importante qui va œuvrer à ce que la région tatare, et surtout la ville de Kazan, devienne le centre des musulmans de Russie, mais aussi de toute l’Asie centrale. Cette classe marchande a permis une plus grande diffusion de l’Islam qui a touché et pénétré les territoires voisins, alimentant encore plus les idées panislamistes et panturquistes. Les projets de christianisation et d’assimilation russes ont globalement échoué, comme le souligne l’historien soviétique tatar Ibragimov « Dans tous les domaines, la politique de l’autocratie tsariste a obtenu des résultats diamétralement opposés à ceux qui étaient escomptés. Au lieu d‘assimiler les Tatars, elle provoqua chez ces derniers une profonde aversion pour tout ce qui est russe. ». Mais cela a produit quelque chose d’encore plus intéressant et étonnant : la domination subie, la colonisation, et les mesures anti-islam, vont donner à cette bourgeoisie marchande musulmane une orientation plus progressiste qu’on aurait pu le penser, et faire émerger un courant réformateur : le djadidisme (nouvelle méthode), qui prend naissance avec la création du journal Terdjuman (l’interprète), crée par Ismaïl Gaprinski qui a exercé une influence énorme sur les musulmans de Russie. Le but premier du mouvement djadide est de redynamiser la communauté musulmane, de moderniser l’islam pour qu’ils puissent affronter les défis de l’époque, et renouer des liens avec le monde islamique dont Gaprinski s’inquiète de la perte de pouvoir (avec notamment les défaites de l’empire Ottoman). Mais ce mouvement dépassa le simple cadre religieux et amena des réformes dans l’ensemble de la société musulmane et en particulier dans l’éducation. Sur le niveau politique les djadides étaient pour l’indépendance nationale et l’autonomie, mais le rapport de force n’étant pas à leur avantage, ils luttèrent prioritairement pour l’égalité de droit et pour le respect du culte musulman (ce qui va amener un autre mouvement, islahiste, qui va être encore plus proche des idées socialistes). 

C’est dans cette effervescence qu’est né et a grandi Miraid Sultan Galiev, en 1880, dans un petit village situé en Bachkirie. On connait très peu de choses de sa vie privée, de sa famille. On sait simplement que son père était l’instituteur du village. Celui-ci s’occupa de l’éducation de son fils, et lui dispensa une éducation éclectique mais aussi religieuse. Sultan Galiev étant au début de sa vie un musulman pratiquant et pieux. Il ira ensuite étudier à l’Ecole Normale de Kazan, où il rencontrera des intellectuels djadides mais où, aussi, il fera sa première rencontre avec les théories marxistes. C’est aussi à cette époque qu’il perdra apparemment la foi. S’en suit une carrière de bibliothécaire, puis de journaliste durant laquelle il collabora à de multiples journaux, généralement progressistes, nationalistes voir même révolutionnaires. Il va se former peu à peu politiquement et puiser autant dans le nationalisme, l’islamisme que le marxisme, sans jamais être véritablement affilié à un groupe en particulier. Il ne participera pas à la révolution de 1905, et d’ailleurs très peu de musulmans le feront. Ils considéraient que c’était simplement des Russes qui tuaient d’autres Russes et que ça ne changerait rien à la situation des musulmans. Mais il participera à la révolution de 1917, aux côtés des Bolchéviks, autant pour son penchant marxiste, que pour son penchant nationaliste. Comme il le dira lui-même, suite aux accusations de « trahison » que certains nationalistes tatars lui portaient, « Je suis venu au bolchevisme poussé par l’amour de mon peuple qui pèse si lourdement sur mon coeur ».  Beaucoup d’autres musulmans ont fait le choix de rejoindre les Bolchéviks, malgré l’athéisme qu’ils affichaient, car ces derniers semblaient bien plus ouverts que les Blancs à leur désir d’autonomie. Certains iront même jusqu’à dire qu’ils ne voient pas de différence entre le type de société que désire les communistes, et le mode de vie musulman et que donc la cohabitation est tout à fait possible. Ce fut le cas de Muzaffar « Tout prédispose les peuples musulmans à s’unir au communisme. Comme le communisme, l’Islam nie le nationalisme étroit, l’Islam est international », ou Bajtursun, chef du Parti Kazah Alas Orda, « Le peuple Kazah acceptera le communisme sans la moindre difficulté. Il adoptera même le communisme avant tous les autres peuples, car son mode de vie traditionnel est déjà très proche du communisme. » Mais généralement ce sont plutôt les volontés d’indépendance qui attirèrent les musulmans chez les bolchéviks, et ils ne vont pas vraiment puiser dans le marxisme toute la théorie et l’idéologie que d’ailleurs ils connaissaient peu (tout comme ce « Qaryl Marqyss » dont ils entendaient parler) mais plutôt le mode d’organisation, la structure du parti, la discipline, le mode de propagande etc. 

Pour revenir à Sultan Galiev, il a finalement rejoint les Bolchevik et le parti communiste, accompagné de son très proche camarade Mulla Nur Vahitov. Ensemble ils défendent les intérêts des populations musulmanes chez les Rouges. Pour le résumer très rapidement, ils ont d’abord profité de la situation de guerre civile, de la nécessité pour les Bolchéviks de nouer des alliances et du pragmatisme de Staline, dont Sultan Galiev deviendra un proche collaborateur au commissariat des peuples aux nationalités, afin d’obtenir des concessions pour leur luttes. Ils ont aussi œuvré à l’autonomie des communistes musulmans, en fondant, par exemple, un Parti communiste musulman qu’ils voulaient indépendant du Parti communiste russe. Ils ont aussi participé à la formation d’une Armée rouge musulmane, qui revête une importante cruciale pour Sultan Galiev. En effet, la population musulmane de l’époque ne dispose pas d’un prolétariat fort et organisé, certains diront même qu’il était inexistant, Sultan Galiev voyait donc dans l’armée, comme le fera Mao plus tard, « une classe sociale organisée, hiérarchisée et fortement politisée, capable de remplacer le prolétariat indigène déficient comme force active de la révolution » . Enfin, ils réussirent à obtenir de la part des dirigeants soviétiques la promesse d’un futur Etat Tataro-Backhir 

Mais celle-ci ne va pas être tenue et les choses vont mal tourner pour Sultan Galiev et ses compagnons.  Le congrès de Bakou, qui est souvent présenté comme l’alliance entre les bolchéviks et les musulmans avec un Zinoviev qui appelle à une guerre sainte (au jihad) contre les capitalistes, va plutôt marquer le début de la fin pour les idées de Sultan Galiev, la stratégie étant davantage d’attirer les musulmans sous le giron bolchévik que de prendre en compte leurs revendications. Les défaites pour Sultan Galiev s’enchainent, Vahitov va être tué par les Blancs, Sultan Galiev va se retrouver seul face à Staline, et même perdre tout moyen de pression une fois que la guerre civile sera remportée par les bolchéviks et qu’ils n’auront plus autant besoin d’alliés. Ses espoirs s’effondrent peu à peu, il va comprendre qu’il ne peut rien attendre des bolchéviks, qu’ils n’iront jamais dans son sens. Il entrera alors davantage en opposition et agira même dans la clandestinité. Il est expulsé en 1923 du PC, c’est la première fois qu’un tel cadre subit ce traitement, car considéré comme un contre-révolutionnaire nationaliste bourgeois. Toutefois, il va continuer son combat de manière anonyme et clandestine, tout en restant un marxiste convaincu,  tout en critiquant davantage le régime soviétique et élaborant plus en détails son programme et sa théorie, que nous verrons dans quelques instants. En 1928 il est arrêté de nouveau, condamné aux travaux forcés, et probablement exécuté en 1942 ou 1943. 

J’ai résumé de façon très grossière et rapide sa biographie ainsi que la situation des musulmans russe de l’époque, il est plus important pour moi de parler de la théorie et de l’idéologie sultan-galieviste, mais il me paraissait essentiel de faire ce rappel pour vraiment la comprendre.  

Idéologie et théorie du sultangalievisme 

Sultan Galiev a élaboré une synthèse du nationalisme tatar et du marxisme tatar, il procédé à une traduction du marxisme dans un idiome musulman et tatar. Les thèses sultangalievistes peuvent ainsi se résumer, comme le fait Renault, sur trois points principaux : tout d’abord le rapport entre révolution sociale et révolution nationale ; ensuite le rapport entre révolution socialiste et islam ; et enfin l’exportation de la révolution bolchévique hors de l’occident.  Ces trois points sont extrêmement importants et suscitent beaucoup de débats encore aujourd’hui. 

Pour le premier point, le rapport entre révolution sociale et révolution nationale, Sultan Galiev a une position claire : la priorité est la révolution nationale, la révolution sociale, c’est-à-dire la lutte des classes, passe après. D’après lui, on ne peut imaginer que les deux se fassent simultanément, il est impossible de lutter en même temps pour l’union nationale dans la lutte pour l’indépendance et contre l’impérialisme et en même temps mener une lutte de classe. Sultan Galiev affirme même qu’il est nécessaire, pour commencer, de laisser la direction du mouvement aux dirigeants petits bourgeois progressistes. Ce positionnement se comprend davantage quand on étudie la situation des musulmans russes qui ne possédaient pas de prolétariat puissant. La révolution sociale ne peut se faire instantanément dans une situation coloniale, et doit suivre une temporalité différente de celle suivie en Europe. Sultan Galiev va subir de nombreuses attaques pour cette position, mais cela ne l’empêchera pas d’aller encore plus loin après son expulsion du PC. Dans une position plus internationaliste, prônant l’alliance de toutes les nations colonisées face aux forces impérialistes (dont la Russie), Sultan Galiev considère alors que tous les musulmans, sans distinction, sont des prolétaires qui luttent contre un oppresseur, et que de ce fait une révolution nationale est en soi une révolution socialiste. Je le cite « « Tous les peuples musulmans colonisés sont des peuples prolétariens, et puisque presque toutes les classes de la société musulmane ont été autrefois opprimées par les colonialistes, toutes ont droit au titre de prolétaires. […] Les peuples musulmans sont des peuples prolétariens. Du point de vue économique, une énorme différence existe entre le prolétariat anglais ou français, par exemple, et le prolétariat afghan ou marocain. On peut donc affirmer que le mouvement national dans les pays musulmans à le caractère d’une révolution socialiste. » Il va étendre cette analyse à l’ensemble des peuples colonisés et faire de l’opposition entre pays industrialisés et “pays sous-développés,”l’axe principal, remplaçant l’opposition marxiste entre « bourgeois » et « prolétaires » tout en prônant la dictature des pays colonisés sur les métropoles industrielles. Sultan Galiev est aussi l’un des premiers, si ce n’est le premier, à œuvrer pour la création d’une Internationale Coloniale communiste indépendante rassemblant les peuples opprimés d’Afrique, d’Asie, d’Amérique ainsi que les musulmans de Russie, tout en étant indépendant de la IIIe Internationale et de la Russie, pays impérialiste. Il ne faisait pas confiance non plus au prolétariat européens, qu’il voyait comme pénétré lui aussi par l’impérialisme occidental, je le cite encore : « « Nous considérons que le plan visant à remplacer la dictature mondiale d’une classe de la société européenne (la bourgeoisie) par la dictature mondiale de son adversaire (le prolétariat, c’est-à-dire une autre classe de cette même société européenne), n’apportera aucun changement sensible au sort de la partie opprimée de l’humanité (les peuples colonisés). Et même s’il y avait un changement quelconque, ce ne serait pas pour le meilleur, mais pour le pire ». Sultan Galiev considère donc que dans une situation coloniale, ou même semi-coloniale, il faut mettre un temps de côté la lutte des classes et ne pas hésiter à laisser diriger le mouvement par des petit-bourgeois, tout en formant à côté une élite prolétarienne indigène qui pourra ensuite mener la révolution sociale. Ce débat sur la priorité entre lutte des classes et lutte nationale est encore très actuel, on peut penser par exemple au cas de la Palestine. Beaucoup de communistes Blancs tempèrent ainsi leur soutien à la Palestine sous prétexte que dans les principales organisations de résistances se trouve le Hamas qui, en plus d’avoir des références islamiques, n’a pas de cadres prolétaires et n’a pas non plus le langage marxiste nécessaire. 

Pour ce qui est du rapport entre marxisme et islam la situation de Sultan Galiev est paradoxale. Comme je l’ai dit précédemment il est certainement devenu athée, et en bon marxiste il considérait que l’islam, comme toutes les religions du monde, était condamné à disparaitre. C’est pour ça qu’au début de la présentation j’ai voulu préciser que nous n’étions pas vraiment dans l’optique d’une réelle symbiose entre islam et communisme. Mais Sultan Galiev restait un fervent défenseur des musulmans et préconisait un rapport beaucoup plus apaisé et conciliant envers l’Islam, ce qui attira sur lui des soupçons et, malgré son athéisme et son article pour une propagande anti-religieuse efficace, écrit en 1921, il fut soupçonné de vouloir propager un communisme islamique. Peut-être était-il un expert dans la taqiya, comme disent nos amis islamophobes. Selon certains, c’est même cet article qui a définitivement marqué la rupture en lui et Staline. Pourtant, dans celui-ci Sultan Galiev va dans le sens marxiste en faisant de la propagande anti-religieuse quelque chose de nécessaire, seulement il indique qu’il faut avoir une approche différente envers l’islam et les musulmans, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, d’après lui, il ne faut pas oublier que de toutes les religions, l’islam est la plus jeune, donc solide et forte. Sultan Galiev ajoute que la religion musulmane, notamment avec le droit musulman (la charia) régie une part importante de la vie terrestre des musulmans et qu’il est donc plus difficile de les en détacher. Il ajoute, et c’est surement ce qui va le plus poser un problème chez les Bolchevik, que l’islam contient des préceptes et codes de vie tout à fait progressistes qu’il faut prendre en compte, comme l’instruction obligatoire, l’absence de propriété privée des terres, de l’eau, de la forêt, la condamnation de la superstition, du luxe, des jeux de hasard, de l’usure, un système d’impôts juste etc. L’islam contient ainsi des préceptes qui sont tout à fait compatibles avec le système communiste. Il ne faut pas oublier non plus que les musulmans sont très attachés à leur religion et témoignent d’une vraie solidarité envers leurs mollahs, qui n’ont pas seulement un rôle de religieux, mais peuvent jouer aussi celui d’instituteur, juge, administrateur, et même parfois médecin. Ils étaient vu comme des véritables serviteurs du peuple. Enfin, c’est une religion qui est opprimée par l’Occident, et, je le cite, « les musulmans ressentent cet antagonisme avec l’Occident comme un conflit politique, comme une lutte menée à l’encontre de l’Islam dans son ensemble ». C’est une religion acculée à la défensive, ce qui provoque un fort attachement des musulmans. Il est étonnant de voir à quel point cette situation reste d’actualité. Pour toutes ces raisons Sultan Galiev prévient du danger d’une campagne anti-religieuse trop maladroite qui risque de braquer les musulmans. Il faut pour lui éviter toute agressivité, ne pas combattre la religion en tant que telle, chasser les missionnaires, ne pas faire de propagande anti-religieuse trop importante, mais simplement défendre le droit d’être athée et montrer, par la pratique, dans la vie de tous les jours, le côté positif de l’athéisme. Nous ne pouvons donc que croiser les doigts et espérer que la gauche et l’extrême gauche blanche qui ne cessent d’avoir, encore aujourd’hui, une attitude méprisante voire carrément hostile, envers les musulmans, même les plus à gauche, tombent un jour sur cet article de Sultan Galiev, se mettent à le lire et à suivre ses conseils ça nous donnerait, à nous musulmans, un peu de répit.   

Dernier point enfin, l’exportation de la révolution au-delà de l’Occident. Bien sûr tous les Bolchéviks étaient d’accord avec l’idée que la révolution devait être mondiale, et que tous les pays devaient embrasser le communisme. Mais alors que tous font de la réussite de la révolution du prolétariat européen le levier qui devait embraser le monde, Sultan Galiev prend la direction inverse en donnant la priorité à la révolution sociale en Orient. Pour lui le feu révolutionnaire en Europe est désormais éteint, et il est absolument nécessaire de se réorienter en direction de l’Orient et de tous les pays colonisés. Je le cite : « tout ceci nous oblige à reconnaître cette vérité pourtant toute simple : la révolution socialiste ne pourra jamais triompher sans la participation de l’Orient… Privée de l’Inde, de l’Afghanistan, de la Perse et des autres colonies asiatiques et africaines, l’impérialisme européen périclitera et mourra de mort naturelle. » il ajoutait « « nous ne sommes pas certains que la seule force du prolétariat européen occidental soit suffisante pour écraser la bourgeoisie d’Europe Occidentale, pour cette simple raison que cette bourgeoisie est internationale, mondiale et que pour la détruire, il faut la volonté et l’énergie révolutionnaire de l’ensemble du prolétariat international y compris le prolétariat d’Orient. », sans oublier que, comme nous l’avons vu précédemment, il accordait peu de confiance au prolétariat européen. Ainsi pour Sultan Galiev il était absolument vital de réorienter le feu révolutionnaire vers l’Orient mais aussi tous les pays colonisés, et il pensait que personne d’autres mieux que les musulmans communistes pouvaient mener à bien cette réorientation stratégique. Il exhortait donc les bolchéviks à fournir l’aide matérielle aux musulmans communistes pour remplir cette mission. 

Ce qu’il apporte aujourd’hui

Malheureusement pour lui nous verrons que les bolchéviks ne suivront pas ses recommandations et vont même l’expulser du parti pour déviationnisme, conspiration, propagande contre-révolutionnaire, et l’exécuteront quelques années plus tard. Le chauvinisme grand-russe et l’impérialisme soviétique qu’il dénonçait auront raison de lui. Malgré tout, le sultangalievisme a continué à influencer durant des années les musulmans de Russie, avant disparaitre a la veille de la seconde guerre mondiale, Staline ayant mené une forte campagne pour éliminer ce courant dans les rangs bolchéviks. Les idées de Sultan Galiev vont connaître un renouveau durant les révolutions anti-coloniales. On peut citer Ho Chi Minh ou José Carlos Martegui, qui a théorisé une voie péruvienne au communisme. Nous pouvons aussi retrouver les idées du sultangalievisme dans le maoïsme. Si rien ne nous indique que Mao ait lu Sultan Galiev, on sent une réelle ressemblance, et une déclaration de Lin Piao, tenue en 1965, nous fait penser à lui « La révolution mondiale présente aujourd’hui l’image de l’encerclement des villes par les campagnes. En fin de compte, toute la révolution mondiale dépend du combat révolutionnaire des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine qui représentent la majorité écrasante de la population mondiale. Considérant l’ensemble de notre monde, on peut appeler l’Amérique du Nord et l’Europe Centrale « les villes du monde », tandis que l’Asie, l’Afrique et l’Amérique constituent la « campagne du monde » ».  

On peut aussi citer Ben Bella qui a découvert les écrits de Sultan Galiev durant son incarcération en 1954, et a avoué avoir été « fortement impressionné » par ses idées, notamment au sujet d’une Internationale Coloniale. Il a aussi eu une influence certaine sur les luttes tiers-mondistes, on en trouve des traces chez certains dirigeants comme Nasser, Kadhafi ou même Khomeiny.  

Je terminerai enfin en disant que la lecture de Sultan Galiev me paraît nécessaire pour tous les militants, autant marxistes, qu’anti-racistes, alter-mondistes, ou autres, tant les sujets qu’ils traitent restent d’actualité. Ses positions permettent d’éclairer les débats houleux qui animent le champ militant aujourd’hui et notamment le rapport entre les organisations de la gauche blanche et les mouvements d’émancipation non-blancs, comme ceux qui intègrent des notions religieuses dans leurs luttes. Alors que Sultan Galiev a été lu principalement dans les mouvements décoloniaux, il me semble essentiel que ses analyses soient connues et méditées par les militants occidentaux, ce qui peut les inciter à se débarrasser de leur ethnocentrisme, à décoloniser réellement leurs idéologies et leurs pratiques, à accepter d’autres manières de penser et de pratiquer l’émancipation, et même d’autres façons de penser de pratiquer le marxisme. Ils pourraient même se dire qu’ils ont, eux, énormément à apprendre de ces pratiques alternatives. Je sais, je suis très optimiste.  

Merci de m’avoir écouté.  

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