Fin aout, les images du départ précipité des forces occidentales d’Afghanistan ont stupéfait le monde. La plus longue guerre menée par les Etats-Unis de leur histoire se soldait par une cuisante débâcle. Vingt ans après avoir été chassés du pouvoir, les talibans marchaient de nouveau sur Kaboul. Depuis, plus rien ou presque. L’Afghanistan a disparu des radars médiatiques. Seules quelques images choc d’un attentat aiguisent encore les appétits morbides et sensationnalistes d’une large partie de la presse.
Pourtant, la guerre est loin d’avoir pris fin. Certes, les armes se sont tues. Les soldats étrangers ont quitté le pays, les bases militaires ont été désertées. Mais la nouvelle guerre qui se déploie est plus silencieuse, souterraine, presque invisible à l’œil nu. Moins spectaculaire, elle n’en est pas moins tragiquement ravageuse. C’est une guerre qui se déroule à huis clos, à l’abri des condamnations de la « communauté internationale ».
Transformation de la puissance
S’inscrivant dans une transformation de la puissance, les pratiques impérialistes adoptent désormais des formes et des modalités nouvelles. Dans le domaine militaire, l’utilisation massive de drones inaugure une nouvelle ère dans la manière de faire la guerre. Les occupations militaires, souvent longues, excessivement coûteuses et aux résultats très incertains sont de moins en moins plébiscitées. Preuve en est, entre 2010 et 2020, les Etats-Unis ont effectué plus de 14 000 frappes par drones, tuant entre 8800 et 17 000 personnes, dont 910 à 2200 civils (1).
Parallèlement, les sanctions économiques et financières apparaissent comme une arme de destruction massive, visant à asphyxier des régimes ennemis. Embargo, gel des avoirs, blocage de fonds, suspensions des aides internationales… Autant d’instruments dont disposent les grandes puissances, et qu’elles n’hésitent pas à utiliser quand bon leur semble. Néanmoins, ces pratiques sont particulièrement prisées à l’encontre d’Etat faibles, aux ressources et à la puissance limitées. C’est le cas de l’Afghanistan.
En effet, voilà plus de quatre mois que les Etats-Unis et l’Union Européenne imposent arbitrairement des sanctions au nouveau gouvernement en place à Kaboul. Washington a gelé les avoirs d’une valeur de 8,5 milliards d’euros de dollars de Da Afghanistan Bank, la banque centrale du pays. De leur côté, les européens ont retiré 1,2 milliards d’euros destiné à l’aide d’urgence et au développement pour la période 2021-2025. Enfin, le Fonds Monétaire International bloque l’accès de 410 millions d’euros de fonds. Ces sommes cumulées représentent ni plus ni moins que la moitié du PIB afghan en 2021, estimé à près de 20 milliards de dollars. Résultat : le pays est exsangue et traverse la « pire crise humanitaire sur terre », selon les mots du directeur du Programme Alimentaire Mondial (2). Alors bien sûr, les problèmes qui frappent aujourd’hui l’Afghanistan ne sont pas réductibles aux sanctions. Mais force est de constater qu’elles aggravent considérablement la situation.
Toujours selon le PAM, 22,8 millions d’afghans, soit plus de la moitié de la population, est confrontée à une insécurité alimentaire aiguë. Parmi eux, 3,2 millions d’enfants souffriront de malnutrition aigüe d’ici la fin de l’année, tandis qu’un million risquent d’en mourir si rien n’est fait.
La sécheresse dont souffre le pays revêt une dimension d’autant plus dramatique que nombre d’aides internationales destinées à l’agriculture – notamment celle de l’UE – ont été suspendues.
Sans ressources, les nouvelles autorités afghanes se retrouvent dans l’incapacité de verser leurs salaires à plus de 1,2 millions d’employés, alors que les fonctionnaires n’ont pas été payés depuis des mois. Conséquences, le chômage et la misère flambent. Selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, le taux de pauvreté pourrait atteindre 97% des Afghans en 2022.
Ces sanctions, criminelles par les conséquences qu’elles infligent à la population, s’apparentent à un véritable droit de vie ou de mort, que s’octroient les grandes puissances occidentales. Elles sont la continuation de la guerre impérialiste par d’autres moyens.
Le précédent irakien et le cas vénézuélien
Les sanctions imposées au peuple afghan et les conséquences qui en découlent renvoient à l’embargo criminel imposé en son temps à l’Irak de Saddam Hussein. A l’époque, de nombreux produits alimentaires et pharmaceutiques ne pouvaient plus entrer dans le pays, conduisant à la mort plus de 500 000 enfants (3). Madeleine Albright, alors ambassadrice des Etats-Unis auprès des Nations unies et future secrétaire d’Etat de Bill Clinton aura ces mots glaçants : « Je crois que c’était un choix très difficile, mais le prix… Nous pensons que le prix en valait la peine » (4).
Peut-être entendra-t-on dans quelques années que la mort d’enfants afghans aussi, en valait la peine ?
De même, le Venezuela est la cible, depuis plus de vingt ans, d’un impérialisme acharné. Là-bas aussi, les sanctions pleuvent. Toutes les transactions visant à financer le Venezuela (prêts, crédits…) sont bloquées. Idem pour les actifs financiers de nombreuses entreprises comme CITGO (filiale états-unienne de PDVSA, l’entreprise pétrolière nationale), bloqués eux aussi. Les réserves internationales de la Banque Centrale du Venezuela, soit plus de 4 milliards de dollars ont été confisquées par nombre de banques internationales, comme la Banque d’Angleterre ou la City Bank (5).
Ces sanctions ont des répercussions concrètes sur la vie quotidienne des Vénézuéliens. Très dépendants des importations, les sanctions états-uniennes empêchent le pays de se fournir en médicaments et en nourriture. Quatre millions de personnes souffrant de diabète et d’hyper-tension font face aux pénuries d’insuline. Même des entreprises maritimes qui transportaient des aliments au Venezuela, ont été sanctionnées en 2019.
Au nom des droits de l’homme
Fidèles à elles-mêmes, les chancelleries occidentales dégainent leur argument favori pour justifier pareilles mesures : le respect des droits de l’homme. L’émissaire spécial pour l’Afghanistan, Thomas West, a ainsi réitéré la doctrine selon laquelle la levée des sanctions se « mérite » et est conditionnée entre autres, au « respect des droits des minorités, des femmes et des filles » et à la mise en place d’un gouvernement « inclusif ». (6)
Ces déclarations, mélange de chantage et de cynisme, posent question. La première : quoi de plus paradoxal que de brandir les droits de l’homme, tout en imposant des sanctions qui plongent des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans la faim ? Le droit à l’existence, à la vie, n’est-il pas le premier des droits de l’homme ? Les Etats-Unis sont-ils bien placés pour les invoquer, eux qui ont ravagé l’Afghanistan ces vingt dernières années et pratiqué torture, enlèvements, exécutions extra-judiciaires, bombardement de civils ? Et puis, comment faire la leçon à certains, dans ce cas aux talibans, quand on soutient et finance des régimes criminels en Arabie Saoudite ou en Colombie ?
Enfin, la figure de la femme afghane opprimée, à qui l’Occident se doit de porter secours, a de nouveau le vent en poupe. En France, la maire de Paris, Anne Hidalgo, en a fait son cheval de bataille. Elle qui affirmait dans une tribune du Monde le 15 novembre, que « comme souvent avec l’Afghanistan, c’est Bernard-Henri Lévy qui m’a alertée » (7), a organisé avec le magazine Elle une exposition sur les Champs-Elysées en hommage aux femmes afghanes, « victimes » des talibans (8). Mais qu’en est-il de la condamnation des sanctions occidentales qui plongent des millions de femmes dans le désespoir ? Elles, qui ne peuvent plus correctement allaiter par manque de nourriture. Elles, qui doivent regarder leurs enfants mourir de faim. Elles encore, qui en arrivent à vendre leur bébé, pour sauver les autres membres de la famille. De tout cela, la plupart des féministes blanches ne parlent pas. Il est vrai qu’en tant qu’alliées de l’impérialisme, leur silence est tout sauf une surprise.
“Choc en retour”
A la suite des attentats du 11 septembre, le président Bush avait posé une question pleine de bon sens : « Pourquoi nous détestent-ils ? ». Pour lui, la réponse était toute trouvée : « Ils détestent notre liberté ». D’un côté donc, la liberté, la démocratie, le droit des femmes, la civilisation en somme. De l’autre, la tyrannie, la terreur, la barbarie. Une vision manichéenne, binaire, redoutable lorsqu’il s’agit de justifier la « guerre contre le terrorisme. »
Car n’en déplaise aux impérialistes humanitaires qui, en août, criaient leur amour et leur solidarité pour le peuple afghan et l’observent désormais mourir sans broncher, la haine que certains dans le Sud éprouvent pour l’Occident plonge ses racines dans les dévastations qu’il produit. On ne peut répandre le chaos et la désolation innocemment. Tôt ou tard, les crimes que l’on commet, comme aujourd’hui en Afghanistan, reviennent tel un boomerang, ou comme prévenait déjà Césaire en 1950 (9), “un choc en retour”.
Tarik Yaquis
Notes :
- « Drone Warfare » The Bureau of Investigative Journalism, Londres.
- « La moitié de la population en Afghanistan face à une faim aigue alors que les besoins humanitaires augmentent pour atteindre des niveaux records » Programme Alimentaire Mondial, 25 octobre 2021
- « Rapport sur la nutrition et l’alimentation en Irak », Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Rome, 1995. En 1999, une nouvelle étude du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) confirmera ces chiffres.
- « 60 Minutes », CBS, 12 mai 1996.
- « Como perjudica el bloqueo de Estados Unidos a Venezuela ? Una mirada realista ». Telesur, 19 juin 2019.
- Thomas West, twitter, 19 novembre 2021.
- Anne Hidalgo, « L’esprit de Massoud ne doit pas disparaître », Le Monde, 16 août 2021.
- Anne Hidalgo, Twitter, 15 novembre 2021
- Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950