Mercredi 24 novembre 2021, près de Calais, un pêcheur a signalé que des corps flottaient, morts, dans la Manche. Ce jour-là, peu après l’abominable séquence où l’UE, à l’unisson du gouvernement d’extrême-droite polonais, et la Biélorussie ont joué avec la vie de migrants abandonnés à eux-mêmes dans des forêts glaciales avant d’être renvoyés dans leurs pays respectifs, 27 personnes (hommes, femmes et enfants) trouvaient la mort dans la mer froide entre la France et la Grande-Bretagne. Dans un article éprouvant à lire mais nécessaire en mémoire de ces morts, Mediapart rapporte le témoignage d’un survivant : Le moteur du bateau finit par s’arrêter, décrit-il. Le pneumatique se dégonfle, puis coule. Ramenés par les courants vers les eaux françaises, les naufragés à la dérive se tiennent par les mains dans une mer glaciale. Avant de sombrer les uns après les autres. « Nous sommes morts là-bas et ils ne sont pas venus nous aider », accuse Mohammed Shekha, bouleversé.
Devant l’effroyable, en effet, les gouvernements français et britannique n’ont versé que des larmes de crocodile mais n’ont prononcé aucun mea culpa ni excuses pour une situation et des noyades, anciennes déjà, que l’UE, la France et la Grande-Bretagne engendrent par leurs politiques. Pis, comme le relève une militante du Secours catholique, « les dernières annonces renforcent la létalité des frontières ».
De fait, la communication du gouvernement français n’a consisté qu’à minorer la responsabilité de la République dans cette situation et à dissimuler son abjection politique vis-à-vis de migrants perçus par le consensus républicain comme une menace. Ainsi Macron évoquait-il déjà, en août 2021 après le retrait US d’Afghanistan, la possibilité d’une « vague migratoire » tandis que l’extrême-droite parle, elle, de « déferlement » ou « tsunami ».
Les discours de Macron ou de Darmanin à la suite du naufrage meurtrier d’un bateau gonflable au large de Calais n’ont rien remis en cause d’une politique anti-migrants qui s’inscrit dans la panoplie d’un racisme d’Etat qui non seulement est immonde mais en plus fait la fortune électorale de l’extrême-droite. Macron parlait dès juin 2017 avec mépris des « Kwassa kwassa », frêles esquifs utilisés par les Comoriens, à propos de Mayotte. Il a fait voter avec Gérard Collomb à l’intérieur une loi « Asile » où le mot asile est orwellien, le ministre d’alors étant obsédé par le grand remplacement et la guerre civile comme de nombreux fascistes. Plus récemment, il y a eu la loi « Séparatisme » avec la dissolution d’associations musulmanes ou de défense des musulmans comme le CCIF.
La politique gouvernementale française est de longtemps raciste. Le consensus est islamophobe mais aussi négrophobe, rromophobe, etc. La pandémie de Covid a même vu apparaître une sinophobie, pour l’instant limitée.
Dès lors, face à l’horreur que constitue la tragédie du 24 novembre, le pouvoir a dénoncé les passeurs qui seraient responsables de la mort de 27 personnes. Le passeur n’est sans doute pas une figure sympathique mais dans le drame qui non seulement nous saisit d’effroi mais dont on sait qu’il se reproduira, il n’est qu’un lampiste. Si passeur il y a, c’est parce que la difficulté pour des hommes, des femmes et des enfants à passer, précisément, en France ou en Grande-Bretagne, est telle qu’il faut bien s’adjoindre les services de quelqu’un. Les marchands de sommeil n’existent que parce que l’État n’a que faire des logements insalubres pour les pauvres gens, singulièrement de provenance étrangère ; les passeurs n’existent que parce que la République française n’a que la police et la répression à envoyer contre des migrants par ailleurs présentés comme une menace.
Quand le bateau Saint-Louis qui transportait en 1939 plusieurs centaines de juifs fuyant l’Allemagne nazie a été refoulé par les États-Unis sans que ses passagers pussent en descendre et fuir l’hitlérisme, fallait-il accuser le bateau ?
Au sujet des passeurs, la situation est comparable. Sans soutenir la thèse contestable du refus des frontières, on peut affirmer que la France a le devoir d’accueillir sur son sol celles et ceux qui en font la demande. La thèse No Border a ses limites en ceci qu’elle est parfaitement compatible avec l’impérialisme via la négation des souverainetés nationales qui justifie au nom du droit d’ingérence les interventions et la destruction de l’Iraq par exemple. Il n’empêche qu’avec ses différences et ses civilisations multiples, il y a un seul monde dans lequel chaque état, pour ce qui lui incombe, est comptable de l’humanité et de ses individus.
Le discours abject de Macron au mois d’août dernier après le retrait US d’Afghanistan est ainsi révélateur. Non seulement l’impérialisme a généré un chaos qui jette des gens sur les routes et sur les mers mais en plus, lorsque ces gens qui ont tout perdu, dont on a détruit le pays, viennent pour tenter de sauver ce qui peut l’être de la destruction, on leur oppose mur(s), police, lacérations de tentes et autres humiliations.
Le discours sur les passeurs et autres aspects techniques de la question « migratoire » masque ce point qui est le seul à considérer. Qu’il y ait un seul monde signifie qu’on est comptable du sort de l’humanité générique, même en France. Défendre le droit des migrants à s’installer dans ce pays n’est pas une question de No Border mais relève précisément d’une approche émancipatrice de la question nationale. Un pays prétendu démocratique ne ferme pas les portes aux damnés de la terre. C’est une question de justice et d’idée que l’on se fait du pays dans lequel on vit. En cela, le Pape François a raison lorsqu’il dit qu’on doit accueillir les migrants en cessant de les assimiler à des « terroristes ».
C’est donc la République française, pour ce qui nous concerne ici, qui est responsable des morts du 24 novembre dernier et d’autres encore, passés mais sans doute, hélas, aussi à venir. Dans ces drames épouvantables, les passeurs n’ont qu’un rôle subalterne. La volonté gouvernementale de durcir un arsenal législatif déjà féroce pour empêcher les migrants d’approcher nos frontières ne témoigne que de l’ensauvagement (comme l’écrit Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme) de nos dirigeants et de l’opinion moyenne française.
Affirmer ce point, c’est se prononcer contre notre propre impérialisme qui, s’il n’a pas participé à la guerre en Iraq de 2003, a fait hélas largement l’équivalent. Sous Mitterrand, l’industrie de l’armement a fait des bénéfices faramineux sur l’épouvantable guerre Iran-Iraq déclenchée par Saddam Hussein ; sous le même président, la France a participé à la guerre de 1991. Depuis, Hollande est allé s’excuser en 2006 auprès de l’ambassadeur US à Paris pour la non-participation de la France à la guerre de 2003 et il était prêt à bombarder la Syrie pendant son mandat tout en nommant ambassadeur en France un membre des rebelles. Tout cela ne peut faire oublier non plus ce qui est peut-être le plus grave dans les 15 dernières années : l’intervention en Libye de Sarkozy et BHL qui a ajouté au chaos du monde.
Il ne s’agit pas d’avaliser ces interventions en réclamant justice pour les exilés de ces pays qui frappent à nos portes. Il s’agit précisément de combattre l’impérialisme, à commencer par le nôtre.