Édito #40 – Antisémitisme : le permafrost républicain fond et libère ses démons

« Octobre 1940 : promulgation du premier statut des Juifs par le pouvoir pétainiste. Janvier 2022 : adoption du premier statut des non-vaccinés par le pouvoir macroniste et assimilés. A chaque époque ses boucs-émissaires. Même indignité toujours en marche. » (décembre 2021).

C’est un agrégé de philosophie, René Chiche, qui s’exprime, via son compte Twitter. En effet, depuis l’été 2021, de nombreuses comparaisons entre la vaccination contre le COVID et la politique antisémite nazie (étoiles jaunes portées lors de manifestations, assimilation du refus de se faire vacciner à de la résistance…) foisonnent sur les réseaux sociaux. Pour le coup, il nous semble essentiel de souligner ce dont cette comparaison est le symptôme et en quoi nous assistons là à une dépolitisation inquiétante de l’antisémitisme.

D’abord, cette comparaison se fait dans un contexte de banalisation croissante du racisme anti-juif. L’exemple le plus marquant est un candidat à la présidentielle – se présentant comme le dernier représentant authentique du gaullisme – qui fait de Pétain un sauveur des Juifs français (Le Suicide français – 2014) ou encore que l’anathème « antisémite » permette de désigner aujourd’hui tout et son contraire, le mouvement légitime de soutien à la résistance palestinienne comme le négationnisme contemporain. De plus, comparer la vaccination obligatoire aux expériences du Docteur Mengele ou le pass sanitaire à une étoile jaune, revient – au-delà de l’outrance – à présenter la politique antisémite des nazis et de leurs alliés comme une simple question de libertés individuelles. Car oui, l’antisémitisme nazi était bien une politique raciale et non pas une simple « privation » de libertés individuelles. Les lois de Nuremberg en 1935 par exemple mettaient juridiquement les juifs d’Allemagne au ban de la société. Le port de l’étoile jaune s’inscrivait dans une politique plus large, d’abord d’exclusion sociale et politique puis d’extermination. Là, pas d’exclusion juridique de quiconque au nom d’une assignation raciale. Rien à voir, donc, avec le simple fait de pouvoir manger au restaurant ou d’aller à un concert puisqu’il suffit d’aller se faire vacciner.

Cette perception aberrante de l’antisémitisme nazi ne devrait cependant guère nous étonner. Elle résulte d’une perte d’hégémonie politique antifasciste hostile à Vichy et à l’antisémitisme de l’Etat français. Elle est aussi le résultat des carences de l’antifascisme français qui n’a jamais su ou voulu appréhender l’Etat dans sa dimension raciale. Cela est dû également et en particulier à De Gaulle et au gaullisme qui n’ont eu comme dessein politique que de remettre la France en bonne place dans l’ordre impérialiste (un siège au Conseil de sécurité de l’ONU alors que la France a perdu la guerre face à l’Allemagne dès l’été 1940) et de remettre, au plan intérieur, le pays en marche avec ses fonctionnaires, ses grands commis… dont beaucoup avaient été maréchalistes comme Pierre de Bénouville ou frayé avec Vichy comme Antoine Pinay qui a été ministre de De Gaulle, Maurice Papon…

De fait, Vichy n’a jamais été formellement condamné par le consensus républicain. Mitterrand au soir de sa vie se justifiait d’en avoir été et récemment, dans un article du Monde sur Zemmour, Sarkozy saluait le fait que le pamphlétaire d’extrême-droite rompe avec la condamnation pure et simple du régime collaborationniste français.

Cette absence de remise en cause (mise à part la parenthèse chiraquienne) au nom de la grandeur de la France, de la raison d’Etat et de la compétition entre impérialistes, a accouché d’une opposition purement  morale à l’antisémitisme (« Plus jamais ça ! »). Celui-ci a fini par vider la lutte antiraciste de sa substance et mettre en selle le philosémitisme – cousin germain du paternalisme antiraciste des années 80 qui allait anesthésier les luttes de l’immigration post-coloniale – en occultant l’antisémitisme comme avatar de la violence occidentale. La lutte contre l’antisémitisme a alors muté et s’est transformée en lutte contre « un mal » absolu, anhistorique et désincarné. Ainsi les antivax ayant recours à l’analogie de la condition juive sont-ils les produits d’une désorientation générale. Le simple fait que la politique de Vichy soit devenue l’incarnation du « mal » sans pour autant être pensée rationnellement et politiquement rend son horreur d’autant plus abstraite voire même irréelle. Il n’est, en effet, pas question de comprendre ce qu’était et ce qu’est l’antisémitisme, mais plutôt de l’extraire de la généalogie de la violence occidentale[1] pour en faire une ombre en surplomb du monde se « réincarnant » en permanence à toutes les époques.

Aussi, l’expression de Badiou parlant de « pétainisme transcendantal » (dans De quoi Sarkozy est-il le nom ?) à propos de la France depuis la Révolution est juste. Son opposition, justifiant cette expression, entre deux France, l’une de 1793 et de la Commune et de la Résistance « de gauche » contre celle de 1815, de Thiers, du 10 juillet 1940 et de la guerre d’Algérie, est également pertinente. Mais dans la période actuelle où le communisme n’a plus de relais ni de militants et où l’antiracisme politique reflue, ce qui était en embuscade, honteux, ressurgit à la faveur de la fonte du permafrost républicain. Les « valeurs de la République » soutenues par un édifice moral sans réelle consistance fondent comme neige au soleil. Dès lors, le virus antisémite, pour l’instant contenu par la priorité islamophobe, ne tardera pas à se répandre. Mais l’étape qui précède, c’est la banalisation de l’antisémitisme. Nous y sommes.

[1] https://www.amazon.fr/violence-nazie-Essai-g%C3%A9n%C3%A9alogie-historique/dp/2913372147

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