Messages par QGDecolonial

Françoise Vergès aux Soulèvements de la Terre : « nos ancêtres sont les communautés marronnes »

Nous vivons dans un monde qui, depuis des siècles, avec l’esclavage, la colonisation, le capitalisme racial et l’impérialisme, est devenu un monde inhabitable et irrespirable pour des millions de personnes sur la planète. Littéralement. Ce n’est pas une métaphore.

Il y a plus de morts chaque année d’air pollué que de toute autre cause. Des millions d’enfants naissent avec des maladies respiratoires dans le Sud global. Ce sont des exemples d’une vulnérabilité à une mort prématurée que fabrique le capitalisme racial. C’est sa signature. Et les catastrophes climatiques exacerbent ces inégalités structurelles. Nous l’avons vu lors des inondations au Pakistan, ou lors du tremblement de terre en Turquie : qui sont les premières victimes ? Ce sont les peuples du Sud global, et parmi ces premières victimes, les femmes noires, indigènes, racialisées, les enfants, les vulnérables sont les plus touchées. Et ces inégalités structurelles sont augmentées, accrues, par le perfectionnement des outils de surveillance, de répression, et de criminalisation que déploient l’État. Cette extension de la criminalisation fait partie de l’appareil de l’État. Il n’y a pas que la prison, il y a les amendes, les interdictions, les retraits de permis, tout cela qui cherche à nous empêcher d’agir. Nous avons eu l’extraordinaire mobilisation à Sainte Soline et l’incroyable déploiement et brutalité de forces armées mais n’oublions pas les meurtres de jeunes Noir.es et de jeunes Arabes, l’humiliation subie par des d’enfants noirs et racisés forcés de se mettre à genoux par garde mobiles et gendarmes. N’oublions pas. Mais n’oublions pas non plus que la France n’est pas seulement ici, mais c’est cet État colonial-racial qui envoie des gendarmes en Guyane réprimer, emprisonner, frapper des jeunes qui se mobilisent contre la déforestation de terres amérindiennes et occupent ces terres contre cette destruction ; c’est cet État colonial-racial qui prive les Antillais d’eau et a empoisonné pour des générations les sols et les rivières de Guadeloupe et de Martinique avec le chlordécone ; c’est cet État colonial-racial qui prépare pour ce mois-ci à Mayotte une opération militaire d’expulsion massive de Comoriens en envoyant cinq escadrons de gendarmes, où le directeur de l’Agence de santé Régionale qui propose que toutes les femmes qui se présenteront à l’hôpital soient stérilisées.

C’est cet État colonial-racial contre lequel nous devons nous battre. Partout la terre se soulève. Partout. Ce qui fait le plus peur au pouvoir ce sont ces zones autonomes que nous construisons, et nos ancêtres sont les communautés marronnes, enfuies de la plantation qui ont défié, défié chaque jour, le pouvoir esclavagistes. Puis les maquis, les luttes pour la libération nationale, les luttes antiracistes, anticapitalistes, toutes, ont chaque fois, défié, défié, l’État colonial-racial !

Il faut briser la paix armée que nous propose l’État, la paix armée c’est cette fausse paix qui est assurée par la police, l’armée, et le tribunal. Il faut imposer une paix révolutionnaire contre cet état de guerre permanente qui nous est faite tous les jours. Aujourd’hui les zones à défendre, les communautés, toutes les formes de défense des communs se battent contre cette paix armée. Nous luttons pour une paix révolutionnaire et que la terre se soulève et que nous accompagnons ces soulèvements.

 

Françoise Vergès

Louisa Yousfi aux Soulèvements de la Terre : « mon mot c’est ‘Islam' »

De notre point de vue, qui est celui de militants antiracistes et décoloniaux, ce que nous inspire spontanément le mot dissolution c’est celui d’islam. Nous pensons, dans ce contexte de grande répression du mouvement social, qu’islam c’est le mot manquant, celui qui permettrait de reconstituer le puzzle que nous avons sous les yeux. Car c’est sur l’islam et plus exactement sur les musulmanes et les musulmans que l’État répressif a fait ses dents.

Au nom de la lutte contre l’islamisme et la radicalisation islamiste, au nom de la sûreté de l’État et de l’intérêt supérieur de la Nation, l’État français a construit pas à pas tout un dispositif administratif, judiciaire, policier mais aussi idéologique qui a installé et légitimé l’autoritarisme de l’État : nous disons que la loi contre le séparatisme, promulguée le 24 août 2021, a institutionnalisé l’islamophobie comme système de gouvernance.

Depuis, il est désormais possible de dissoudre n’importe quelle association musulmane jugée suspecte, de fermer des mosquées sur la base de rien, d’expulser des imams insoumis au ministère de l’intérieur, de mener des perquisitions dans des milliers de foyers musulmans, de ficher S et d’assigner à résidence des musulmans pour des raisons purement idéologiques et politiques.

Fin 2022, l’État s’est ainsi vanté d’avoir mené depuis 2018 pas moins de 26 614 opérations de contrôle, 836 fermetures d’établissements, d’avoir soutiré 55,9 millions d’euros redressés ou recouvrés, et d’avoir comptabilisé plus de 551 signalements.

Nous avons également en mémoire la dissolution en 2021, injustifiée et injustifiable du CCIF, le collectif contre l’islamophobie en France qui constituait l’une des plus importantes organisations autonomes de défense des droits fondamentaux musulmans dans un contexte d’islamophobie généralisée, de suspicions, de contrôle et d’intimidation des musulmans.

Nous pourrions également parler de la dissolution de l’association Baraka City, association humanitaire musulmane en 2020 et l’association Nawa des éditions Nawa dissoute la même année en Conseil des ministres.

C’est cette institutionnalisation de l’autoritarisme islamophobe, depuis l’instauration de la loi 2004 sur les signes religieux à l’école jusqu’à nos jours, qui s’est exercé avec la complicité active ou passive de la grande majorité de l’échiquier politique de ce pays, la gauche et l’extrême-gauche comprise, dans l’indifférence presque totale, et qui s’abat désormais sur les mouvements de contestation sociale.

Le rappel de cette généalogie de la violence d’État n’a pas pour objectif de jouer ici les redresseurs de torts. Il s’agit plutôt d’appeler à un travail critique de fond vis-à-vis d’un dispositif argumentatif progressiste, taillé par et pour les intérêts de l’État, dont l’un des axes stratégiques est précisément d’organiser la division entre les luttes sociales et les luttes de l’immigration et des quartiers.

Ce que cela signifie c’est qu’il faut donc en finir avec le pacte étatique racial,

en finir avec cette arnaque de lutte contre la radicalisation,

c’est-à-dire prendre le chemin inverse du Parti communiste qui vient à son dernier congrès de rejeter une fois encore le terme « islamophobie » sous prétexte que ce dernier « ouvrirait des problèmes » alors qu’il est le mot choisi par les luttes antiracistes pour désigner la mutation contemporaine du racisme anti-arabes.

Cad encore ne plus trembler devant l’épouvantail dit « indigéniste » agité par toutes les instances de l’État, non pas pour divertir des véritables enjeux comme il est ainsi courant de relativiser la question raciale, mais pour combattre ce que l’État a effectivement identifier comme une menace, non pas pour la société, mais pour l’ordre répressif dont il est le garant. Je parle ici du mouvement décolonial.

Il n’est jamais trop tard. De nouvelles lois racistes sont déjà en préparation comme la loi sur l’immigration à laquelle il conviendra de s’opposer en bloc, non par charité envers les musulmans mais par lucidité politique : aucune révolution ne se fera sans le concours des musulmans et des habitants des quartiers qui forment, rappelons-le, pour la majeure partie le bas du panier du prolétariat français.

 

Louisa Yousfi, membre du QG décolonial

Soral, Bouteldja et moi : itinéraire d’un beauf

« De même, je vous le dis, il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. » (Evangile selon Luc 15 : 7)

 

Comment mobiliser massivement les classes populaires, largement abstentionnistes, dépolitisées ou résignées ? Pourquoi, lorsqu’elles se mobilisent, s’orientent-elles dans une si grande proportion vers l’extrême droite, quand la logique des conditions matérielles de leur existence devrait les conduire « naturellement » à gauche ? Pourquoi, alors qu’à bien des égards elles partagent les mêmes conditions de vie, les classes populaires blanches et non-blanches ne semblent-elles pas converger sur le terrain des luttes ?

La gauche française contemporaine est tiraillée par ces enjeux qui pourraient lui redonner la force nécessaire à la conquête du pouvoir, et qui m’intéressent en premier lieu au regard de mon cheminement politique personnel – pour le moins sinueux, j’y reviendrai. À ces questions, et en dépit des lignes qu’a pu commencer à faire bouger la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2022, elle semble pour l’instant en peine d’apporter des réponses claires. Mais dans l’ombre des projecteurs médiatiques braqués sur le spectaculaire jeu électoral/politicien, certains penseurs et militants ont investi ces thématiques de manière conséquente.

Celle dont la pensée me paraît être la plus singulière à cet égard, et dont je m’autoriserai à réemployer ici les catégories, est Houria Bouteldja. Exemplairement, son récent ouvrage « Beaufs et Barbares – Le pari du nous » (La Fabrique, 2023) s’attache entre autres à travailler ces problématiques en profondeur. L’essai, qui comme son prédécesseur (Les Blancs, les Juifs, et nous – La Fabrique, 2016) ne manque pas de susciter la controverse qui s’étalera assurément dans le temps long, essuie un feu nourri de critiques (et plus sûrement d’attaques) venues notamment de la gauche, que le livre devrait pourtant intéresser prioritairement. Et l’une des cibles récurrentes de ces attaques est un chapitre précis du livre – au titre ô combien provocateur – qui est pourtant la partie de l’essai qui m’a le plus interpellé, le plus touché, car elle me concerne intimement : 

« Rendre à Soral ce qui est à Soral ». 

Voilà qui a de quoi déstabiliser. Ce nom maudit ? En ces termes ? Une hérésie, un scandale ! Soit. Cependant, ça m’intéresse, moi. Mais pourquoi d’ailleurs ? C’est qui, moi ?

 

L’enfer est pavé de bonnes intentions. (Dicton populaire)

Moi, je suis ce qu’il convient d’appeler un « petit blanc ». L’archétype du petit blanc, même. Aussi banal que singulier. Banal car, comme chacun, produit de mes déterminismes, de mon milieu, de l’époque… Singulier par les affects qui m’ont traversé, les choix qu’ils m’ont dictés et qui ont guidé mon parcours jusqu’à l’écriture de ces lignes. En espérant que le récit de ce parcours ne soit pas trop fastidieux, il me semble néanmoins nécessaire d’en poser les jalons les plus significatifs pour que le lecteur comprenne d’où je parle.

Produit de la « petite classe moyenne », fils de fonctionnaires dans une famille socdem, attaché à sa banlieue comme le chien à sa niche, je n’ai pas d’affiliation partisane, je ne suis pas un militant de terrain chevronné, je n’ai pas de curriculum universitaire à faire valoir. Pas d’expertise autre que de moi-même, pas de légitimité particulière à m’exprimer. Pourtant, je prétends malgré tout me l’autoriser.

Ce que j’ai à offrir, c’est une expérience sensible. Ma subjectivité propre qui, je l’espère, entrera en résonance avec celles d’autres parmi les miens. Le récit de l’itinéraire politique d’un « beauf », qui viendra peut-être corroborer des intuitions et, pourquoi pas, valider des hypothèses théoriques et en illustrer une des incarnations possibles. Poursuivons.

Entré dans l’âge adulte à l’aube des années 2010, en quête de compréhension des causes des injustices de ce monde qui m’avait toujours animé intensément, je suis confronté à l’une des offres politiques les plus en vue sur l’internet français de l’époque : un homme, seul, assis dans son iconique canapé rouge, qui tient un discours sans concession revendiqué comme « iconoclaste », « sans moraline », en croisade contre « la bien-pensance » … Un homme qui prétend détenir des vérités interdites, et dont les éloquents monologues, consommés de manière presque clandestine, séduisent rapidement un public de plus en plus large, en demande de révélations sur la duplicité du monde tel qu’on nous l’avait vendu jusque-là dans les médias « mainstream ». En un mot : sulfureux.

Oui, pour beaucoup, Soral nous a « matrixés ». Sous couvert d’une démarche de « réconciliation » à destination des prolétaires blancs ET non-blancs (originalité de sa ligne par rapport à celle des identitaires majoritaires à l’extrême droite), d’un discours enrobé de prétendue complexité et porté par des promesses en vrac de communauté, de spiritualité, d’identité, de vérité, de justice, de grandeur, de révolution… Soral nous menait en fait vers un projet destructeur. 

L’enfer est pavé de bonnes intentions, pas vrai ? « Egalité & Réconciliation », « Gauche du Travail, Droite des Valeurs » … Accrocheur, non ? Bandant ! même… Belle devanture pour camoufler la puanteur de l’arrière-boutique. Car un peu de bagage politique et critique suffisait à dévoiler ce qui pourtant se dissimulait très mal : « un discours nationaliste, masculiniste et antisémite » pointe Bouteldja. Hélas, les moins bien équipés, donc les plus naïfs, s’y sont trompés. Et c’est à ceux-là, dont j’étais, que nous devrions être capable de nous adresser aujourd’hui.

« Naïfs ? Mais devient-on vraiment nazi par naïveté ? » 

Oui. Oui et non. Certes, on n’est pas soralien innocemment. 

La première partie de « Beaufs et Barbares » retrace méthodiquement la généalogie de la domination capitaliste, impérialiste, bourgeoise, blanche sur le monde. L’auteure développe dans les pas de Gramsci le concept d’Etat racial intégral, fruit de la modernité dont l’avènement structure la société sur la base d’une hiérarchisation simultanée en classes et races sociales. Elle y dévoile le pacte social-racial conclu tacitement par le pouvoir bourgeois avec les classes laborieuses blanches qui, au prix du renoncement à leur(s) culture(s) (au sens large) et de la séparation d’avec le reste de « l’humanité générique », se voient offrir un statut social privilégié par rapport aux “indigènes”, un « cadeau empoisonné » (sic) : la blanchité. Le monde occidental ainsi accouché peut donc jouir de la spoliation des richesses globales et de la domination des rapports Nord/Sud fondés sur le continuum suivant : impérialisme – colonialisme – racisme.

Insidieusement, les petits blancs ont donc un intérêt objectif à défendre la suprématie blanche, bien que bourgeoise. Plus vicieux encore, les non-blancs vivant dans les pays du Nord perçoivent malgré tout une forme de rétribution dans ce système en profitant de facto de l’exploitation du Sud global. La bourgeoisie le sait et joue de ces ambiguïtés et de ces divisions pour régner, berçant les uns de la fable méritocratique et faisant miroiter aux autres l’inatteignable horizon de l’intégration, tenant ainsi tout le corps social en respect.

J’aurais pu dire de manière provocatrice : Alain Soral c’est moi. Car à bien des égards nous sommes tous deux le fruit de la blanchité, de ce monde blanc dominant. Il en est le monstre. Le fruit pourri de notre ensauvagement. Suis-je condamné à le devenir aussi ? Oui, nous sommes les signataires du pacte social-racial. A la différence que lui, bourgeois (fût-il déclassé), en est un des réels bénéficiaires ; quand moi, prolétaire, n’en perçois que les subsides. Signataire contre mon gré – et cela ne sera pas sans conséquences. Pour l’heure, le constat est amer : des nôtres se sont fourvoyés – et j’insiste sur ce point – en nombre dans ce projet funeste, pour des raisons et par des moyens ambivalents, troubles, paradoxaux, relevant de manière presque quintessentielle de ce que les marxistes appellent la « fausse conscience ». Comment ? Pourquoi ? Comment l’empêcher ? Qu’y opposer ?

Je marque une pause avant d’aller plus loin, car avant de répondre il faut qu’on parle de quelque chose, d’un événement qui s’est produit et qui allait tout bouleverser.

 

« On est là ! » (Chant révolutionnaire contemporain) 

2018, lentement broyé dans les rouages du salariat et mis progressivement face à la réalité de ma condition de prolo, je suis franchement maussade. L’homme pérorant dans son canapé rouge commence à tourner en rond, à me lasser, à m’agacer parfois, souvent. Il ne répond pas ou plus à mes attentes. Rien de concret ne semble advenir et la « dissidence » se réduit comme peau de chagrin autour de son gourou sur le déclin, croulant sous le poids de son égo démesuré… J’ai le seum.

Quand un jour, venu de nulle part… Non, de partout à la fois, un souffle se fait sentir. Une rumeur sourde qui gronde et qui enfle, comme les remous aux tréfonds d’un volcan… Puis l’éruption. Le mouvement des Gilets Jaunes, spontané, imprévisible, tonitruant déferle sur le pays. Enfin, quelque chose se passe. Il m’apparaît immédiatement évident que se déploie là quelque chose qui me correspond intimement. L’expression d’une colère trop longtemps contenue, le cri éraillé d’une voix trop longtemps tue.

Beaucoup a déjà été dit à propos du mouvement et je n’aurais pas la prétention de parvenir à élucider ici ce qu’il a été réellement. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est ce que nous croyions qu’il était : 1789, rien de moins. LE moment, le Grand Soir, les Gilet Jaunes ou rien – ou la mort ! Nous pensions sincèrement être le peuple qui se soulève ; « le peuple » dans toute sa diversité, d’ailleurs, qui ne « voit pas les couleurs » – et encore moins la sienne… Venait qui s’y reconnaissait, et puis c’est tout. Surtout, je dois vous dire ce que le mouvement m’a fait. Ce que j’y ai découvert et compris, de manière accélérée par la répétition hebdomadaire de l’affrontement au pouvoir.

8 décembre 2018 – Acte 4. Après une longue et anxieuse hésitation, je réponds finalement à l’appel. J’enfile le fameux gilet fluo et me rends à Paris aux abords des Champs-Elysées où convergent des milliers de mes semblables. Après de longues heures de blocage et de tensions allant crescendo, l’assaut est finalement donné par les forces de l’ordre. Panique, cris, dispersion. Dans une rue adjacente nous nous retrouvons piégés par à un mur de CRS qui amorce sa charge aux claquements bruyants des LBD, alors qu’une nuée de grenades lacrymogènes s’élève dans les airs avant de s’abattre sur la foule. Ma femme me tire violemment par le bras pour nous sortir de là, mais je reste abasourdi.

« C’est pas possible… Il FAUT que je le voie de mes propres yeux. »

Dissonance cognitive instantanée. Pourquoi ? Dans l’édifice idéologique autoritaire, la police tient un rôle prépondérant : elle est un symbole du pouvoir fort, de l’Ordre. Un « corps intermédiaire » présenté comme une émanation du peuple, qu’elle est chargée de protéger et servir héroïquement… Mais alors, puisque nous sommes le peuple qui exprime sa colère légitime, pourquoi subissons-nous une telle violence de la part de ces soldats qui sont des nôtres? Qui connaissent nos conditions de vie, partagent nos fins de mois difficiles? Que l’on supplie inlassablement de nous rejoindre pour aller défaire ensemble « les méchants », aller chercher Macron chez lui ?

La matraque s’abat sur mon crâne. Plus que la douleur physique, ce qui heurte, en vérité, c’est la vexation. De quel droit ? Au nom de quelle légitimité s’en prend-on à nos corps de la sorte ? La rupture est consommée. L’expérience des violences policières – de la violence d’Etat — est vécue comme une profonde trahison. C’est la France qui m’a trahi ce jour-là. Et avec elle, tous ceux qui me l’ont vendue comme l’idéal absolu pour lequel j’aurais dû être prêt à tout sacrifier. Donc pour moi, en premier lieu : Soral. Lui qui se montrait souvent portant fièrement des polos des forces de l’ordre offerts par ses adeptes en leur sein… Oui, l’Etat nous a trahi. Face à l’hypothèse d’une menace potentielle, il a préféré immédiatement rompre de manière explicite et cruelle le pacte qui nous unissait. L’ordre à tout prix. 

Je perçois un écho lointain… Celui de l’avertissement lancé par les banlieues depuis les émeutes de 2005 (depuis toujours ?) et qu’on n’avait fait mine de ne pas entendre… Pour moi, dès lors, l’illusion fasciste s’effondre.

Oui mais autre chose se passe. Face au sentiment d’abandon et de désespoir qu’aurait dû susciter cette désillusion vient dans le même temps s’y substituer un sentiment symétrique, contraire.

« On est là. » Dans la lutte, nous réalisons que si nous avons fini par prendre la rue, excédés de se voir crever à petit feu, c’est que la trahison s’était en fait opérée depuis bien longtemps. 

« On est là. » Dans la lutte, nous sommes ensemble. Unis entre gens de même condition, animés de la même rage, portés par les mêmes espoirs.

« On est là. » Dans la lutte, nous éprouvons notre puissance collective. Ceux que la société capitaliste avait méthodiquement isolé les uns des autres, atomisés, nous éprouvons la Joie d’être ensemble.

« On est là. »

Cette joie, c’est François Bégaudeau qui me permettra de la comprendre analytiquement une paire d’années plus tard lorsqu’il publiera l’essai littéraire « Notre Joie » (Pauvert, 2020), vibrant éloge de cette force motrice du camp social. Un basculement intime s’opère. Il me faut de nouvelles réponses. Galvanisé par la force insurrectionnelle que nous avons su déployer face au pouvoir identifié comme bourgeois, je sens renaître ma soif de compréhension du monde, je me sens prêt à bousculer les paradigmes que je tenais pour acquis. Je suis mûr pour être cueilli par la gauche.

La séquence Gilets Jaunes a été pour moi l’occasion d’amorcer une forme de… repentance. Ma rédemption. Ouais, je sais, les mots sont forts. Mais sincères. Ce soulèvement populaire inespéré m’a permis de pleinement conscientiser ma place de subalterne dans le corps social, de nous inscrire collectivement dans la longue histoire des luttes pour l’émancipation, de comprendre la centralité du capitalisme dans toute question politique, économique, sociale… et la nécessité de le défaire. Philosophie politique, anarchisme, communisme, féminisme marxiste, écologie radicale, sociologie critique… j’ingurgite pêle mêle les « 100 ouvrages obligatoires du parfait militant gauchiste ». Je me fonds dans les débats internes qui animent notre camp et j’admets m’y perdre un peu. Je m’accroche, tâche de m’y inscrire doctement et humblement au regard de mon récent et honteux passé… Je mène un travail conscient et volontaire d’auto-« dé-soralisation », mais je sens qu’il me manque quelque chose. Je réalise l’ampleur des difficultés stratégiques sur lesquelles nous butons alors. Et, la gauche française étant ce qu’elle est, c’est-à-dire blanche, il reste dans mon champ de vision politique un sérieux angle mort sur la question du continuum impérialisme – colonialisme – racisme, pourtant central au monde capitaliste. 

Considérant les immenses espoirs et la portée presque mythologique que nous avions projeté dans le mouvement des Gilets Jaunes, l’usure de la répression puis le coup d’arrêt brutal marqué par la pandémie mondiale de Covid-19 et le confinement, je me sens comme orphelin de la contestation et du mouvement social. Mais je suis de retour à la maison. Je suis ce gauchiste blanc, colorblind et class-first, comme on dit, un peu donneur de leçon, un peu moralisateur… 

Un peu chiant.

 

Les mains sales

« Réenchanter la gauche », « recréer des imaginaires », « rendre notre projet désirable » … On entend souvent ces vœux répétés comme des mantras dans nos rangs, espérant presque que ces problématiques se solutionnent d’elles-mêmes. Il est vrai que face à la résurgence du fascisme et au désastre humain et écologique engendré par le rouleau-compresseur capitaliste, nous avons un besoin vital d’arriver à nous unir largement. Bilan d’étape : la gauche a produit un fabuleux corpus analytique et militant. Un véritable trésor de guerre. Nous avons pour nous toutes les datas, toutes les idées, toute la pratique, toute une histoire. Mais alors merde ! Pourquoi est-ce qu’on galère à convaincre aujourd’hui ? Pourquoi un tel décalage avec les masses populaires ? Et, pour revenir à mon objet initial, qu’est-ce que Soral semblait avoir compris à ce sujet qui nous a échappé et qui failli porter ses fruits ?

Car avec du recul, et c’est en fait tout ce que Bouteldja lui reconnaît dans la partie de son essai qui lui est consacrée, Soral était parvenu à accomplir un véritable tour de force : « avoir su toucher simultanément les âmes de deux groupes aux intérêts contradictoires et [avoir] envisagé avant tout le monde une politique des beaufs et des barbares. » Il avait réussi à capter des questionnements, des attentes, des angoisses… au travail parmi les « catégories les plus méprisées, et néanmoins antagoniques les unes aux autres de la société », pour les rassembler, puis les détourner en direction de son projet résolument fasciste, maladivement complotiste, viscéralement antisémite, impitoyablement hétérosexiste – et cela ne souffre d’aucune ambiguïté.

Il est nécessaire de résoudre cette équation, car bien que Soral reste pour la gauche (à juste titre !) une figure du Mal absolu, il me semble néanmoins que son influence durable sur le paysage politique français (internet, notamment) et l’ampleur réelle des dommages causés sont paradoxalement sous-estimés. Entendez-le : toute ma génération est tombée au moins une fois sur une de ses vidéos. Nous étions des centaines de milliers à écouter ses diatribes, des centres-villes aux périphéries, des banlieues aux campagnes. Tous ces gens n’ont pas disparu comme par enchantement et l’on ne peut se permettre de mettre cette question sous le tapis sans y apporter les réponses adéquates, à la hauteur du danger. Car si, fort heureusement, le personnage en lui-même s’est rendu progressivement obsolète, ses héritiers prospèrent dans le camp adverse : ses thèses, sa rhétorique, ses punchlines… continuent d’irriguer massivement l’extrême droite, l’entre-deux rouge-brun confus, et parfois même au-delà.

De plus, si l’on veut réussir à récupérer les nôtres partis s’abîmer dans ces limbes et empêcher que d’autres s’y abîment à leur tour, bref enterrer définitivement le « soralisme » et ses avatars, alors il faudra accepter de se salir les mains, d’aller creuser le fond des affects troubles qu’il a su mobiliser à son compte. Oui, plonger les mains dans la merde au risque d’en être éclaboussé. Et si c’est à ce prix que se combat le fascisme contemporain et qu’il peut être défait, qu’importe ? A prétendre demeurer moralement immaculée, jonchée sur sa tour d’ivoire idéaliste, une certaine gauche a fini par abandonner la bataille affective, esthétique, et in fine politique.

Les affects et l’esthétique comme armes pour (re)conquérir une forme d’hégémonie culturelle: c’est ce qu’ont compris intuitivement les deux streamers Dany et Raz, passés maîtres dans l’art du divertissement politique, de l’autodérision et de la critique au vitriol du lore militant de gauche – et qui leur a valu et continue de leur valoir, au choix, l’indifférence feinte ou le mépris affiché. Les « deux débiles » s’autorisent une liberté de ton totale sur tous les sujets, assument un certain goût de la provocation et la nécessité de pouvoir dire les termes. Pour toucher les gens, il faut se débarrasser de cette espèce de rigueur et d’orthodoxie professorale qu’on s’impose trop souvent, par besoin presque maladif de légitimation (bourgeoise ?), et qui en fait nous coupe des prolos et de tous ceux qui ne collent pas aux exigences de pureté en vigueur. Bref, qui rend le propos inaudible et nous fait rater notre cible. Parce que le constat qu’ils dressent est simple, mais difficile à encaisser pour ceux qui s’y reconnaissent : OUI la gauche est toujours pertinente, OUI « le réel est de notre côté », mais OUI, aujourd’hui, la gauche, elle est CASSE-COUILLES.

Déclic. 

Évidemment, c’est ça aussi qu’avait compris Soral. Impertinence, franc-parler, humour… bien sûr que ça attire, c’est racoleur. Je le lisais encore récemment sur les réseaux sociaux : « Soral au moins, il était drôle ». On pouvait se divertir devant ses vidéos ; c’est même précisément pour ça que beaucoup ont commencé à le suivre. Son alliance avec l’humoriste Dieudonné a été un coup de maître en la matière. Mais pourquoi laisser le champ libre à l’extrême droite ? Pourquoi ne pas occuper ce terrain nous aussi ? C’est sur ces bases que Dany et Raz entament le dialogue avec le camp décolonial via les militants de Paroles d’Honneur, dont le précieux travail de fond les situe à la fois dans et « au sud » de la gauche, en « soutien critique ». Et c’est là que je prends la pensée d’Houria Bouteldja comme une claque en pleine gueule.

Alors disons simplement les termes : qu’est-ce qu’il lui est reproché concrètement sur la question du « soralisme », qu’y répond-elle et pourquoi c’est fort ?

Quiconque veut se convaincre de l’antagonisme radical opposant les projets politiques défendus par Soral et les décoloniaux n’a qu’à se référer aux écrits historiques produits par le Parti des Indigènes de la République (qu’a co-fondé Bouteldja) l’attaquant systématiquement sur sa ligne politique [1], ou tentant de mettre en garde Dieudonné contre la déchéance certaine qui résulterait de son alliance contre-nature avec la suprématie blanche [2]. Ce faux-débat a une décennie de retard. Soral avait bien senti le danger que représentait cette opposition pour son petit business et lui rendit donc coup pour coup. Mais, prisonnier du cordon sanitaire tendu par la gauche institutionnelle depuis son acte fondateur [3], le PIR ne pouvait seul abattre l’ennemi. « Exister, c’est exister politiquement » nous enseigne Abdelmalek Sayad. Pour que les « indigènes » puissent accéder à l’existence et à l’autonomie politique, l’école décoloniale française n’avait eu d’autre choix que de se constituer en rupture avec l’antiracisme moral prédominant et le paternalisme de la gauche, qui ne le lui a en fait jamais pardonné. Là est le péché originel.

Cette gauche morale reproche donc à Houria Bouteldja une compromission, une proximité idéologique supposée avec les réactionnaires de tous poils. D’opérer sur le même terrain que l’extrême droite. Or, c’est bien connu, on ne combat pas l’extrême droite sur son terrain. Vraiment ? 

Je crois tout le contraire. Je crois que si la pensée décoloniale est forte, c’est parce qu’elle assume une politique des mains sales, sans faux-semblants, sans illusions. Elle s’adresse indifféremment aux « petits blancs » et aux « indigènes », aux « beaufs » et aux « barbares » avec la même franchise que l’on se doit d’égal à égal, comme entre membres d’une même famille, sans se hisser en surplomb moral ou intellectuel. Elle s’efforce de comprendre la complexité dialectique et la matérialité concrète dans laquelle se déploient leurs rapports sociaux, leurs habitus,  leurs pensées, leurs cultures, leurs espoirs, leurs craintes… « Nous nous adressons à ces groupes sociaux tels qu’ils sont constitués réellement et non comme nous voudrions qu’ils le soient. »

Si cette gauche-là a été inefficace pour endiguer le « soralisme », c’est parce qu’elle a négligé, voire éludé et méprisé ces affects que Soral avait su déceler chez nous pour les utiliser à ses fins ; et ce faisant elle n’a pu leur opposer aucune expression émancipatrice. Son inconséquence voire son abandon tendanciel de la question anti-impérialiste lui a ouvert un boulevard pour monopoliser la parole antisioniste, et y substituer ses thèses conspirationnistes. En affrontant l’ennemi sur son propre terrain, Houria Bouteldja – pour qui seules comptent l’intelligence tactique et l’efficacité stratégique – évite ainsi l’impasse du mépris envers ceux qui ont pu adhérer au discours soralien (mépris qui ne génère que réactance). Le chapitre de « Beaufs et Barbares » consacré à ce sujet se veut également critique de la stratégie déployée à cet égard, recontextualisant et analysant de manière pragmatique les raisons de son échec dans le but de la dépasser. Par ce geste, elle parvient simultanément à reconnaître la force de l’adversaire et la retourner contre lui pour l’achever. Elle se risque à entrer en empathie avec ceux qui se sont souillés auprès de lui et qui seraient encore « récupérables », pour peu qu’on soit en mesure d’apporter des réponses à la hauteur de leurs attentes, en ouvrant une voie de sortie positive et réellement libératrice. C’est d’ailleurs ce qui fut aussi l’intuition de Bégaudeau et le point de départ de l’écriture de « Notre Joie« , qui se trouve incidemment être un dialogue entre son auteur et un « soralien » dans lequel je me suis beaucoup reconnu. Enfin, elle reconsidère totalement la stratégie de la gauche, mais pour mieux la renforcer et éviter de continuer à en reproduire les erreurs.

Peut-on se le permettre quand on perd encore tant des nôtres aux mains de nos adversaires par manque de compréhension, d’assurance, de pertinence ou d’empathie sur ces questions délicates d’identité, de spiritualité, de virilité, d’attachement national… ? On n’aime pas ou on ne veut pas y penser, pourtant c’est un vrai truc pour les gens [4]. Pierre Bourdieu y avait décelé de vrais « refuges » pour les classes populaires.  C’est la question de leur dignité

C’est ça qu’a pris au sérieux Soral et que prétend garantir l’extrême droite aux classes populaires blanches. C’est ça aussi que les Gilets Jaunes sont allés arracher sur les barricades. Le respect de notre dignité.

Alors bien sûr, dans notre perspective, il ne s’agit nullement de légitimer telles quelles les aspirations réactionnaires à l’œuvre dans le corps social. L’écrivaine Louisa Yousfi nous le rappelle [5] : les identités, les affects (aussi troubles soient-ils) … ne sont pas des vérités figées dans le marbre. Si l’on en comprend les ressorts intimes on peut arriver à les transformer, à les subvertir. Chose qui est possible, souhaitable, et en vérité nécessaire. Le « pari du nous » est une esquisse de ce que pourrait être cette « alternative qui pourrait les en libérer« . Ce que les Gilets Jaunes tentaient à leur manière d’amorcer instinctivement et maladroitement. L’union la plus large possible de la totalité du « bas » contre le « haut », de l’ensemble des classes populaires sur une base de dignité commune contre le monde capitaliste.

L’alliance inédite des beaufs et des barbares.

Or pour que cette tentative puisse porter ses fruits, encore faut-il que nous soyons en mesure d’en apprécier la générosité et la portée derrière son apparente âpreté. La réhabiliter, et se l’approprier largement. C’est cette réponse que j’aurai voulu qu’on m’apporte lorsque l’abîme me dévorait et qui n’est pas venue, sans laquelle nous nous amputons d’une part de notre puissance potentielle. Celle qui peut nous permettre de remporter la victoire.

Celle qui permettra à nos âmes de vibrer à l’unisson.

« – Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres […] mais quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras.

Le père répondit : 

– Toi mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir car ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie. Il était perdu et il est retrouvé. » (Evangile selon Luc – 15 : 29-32)

Pour avoir formulé cette défense de la pensée d’Houria Bouteldja comme rempart au « soralisme » sur les réseaux sociaux, j’ai reçu des tombereaux de merde de la part de beaucoup qui sont pourtant des camarades, empêtrés dans leurs conjectures morales et leurs idéaux de pureté, projections de leurs propres incertitudes. 

« On ne demande pas son avis à un ex-soralien », « ton passé nazi ne te donne aucune expertise », « la seule chose que tu as à faire c’est de fermer ta bouche fort quand on discute antiracisme », « vous avez honte de rien ? », « y a certaines choses de votre passé que vous feriez mieux de garder pour vous… », « tais-toi », « tais-toi ! », « TAIS-TOI !!! » …

Assumer ouvertement mon passé a constitué un affront pour certains, pour d’autres c’est mon évolution présente qui dérange. Mais je ne souhaite ici ni régler mes comptes, ni suivre une psychanalyse publique. J’aimerais plutôt leur tendre la main. Au-delà de ma trajectoire personnelle, qui demeurera toujours entachée d’un stigmate fasciste ineffaçable à leurs yeux, je tenais surtout à souligner ce qu’ils semblent refuser d’admettre : personne n’est pur. Parmi vos camarades se trouvent nombre d’individus aux parcours aussi tortueux que le mien. Oui, vous côtoyez probablement des soraliens repentis. Si vous ne les comprenez pas et que nous ne construisons pas ensemble les moyens de se comprendre, que vous les empêchez de s’exprimer et de réfléchir à ces questions, comment nous armer efficacement contre elles ? Si vous niez leur présence à vos côtés, avez-vous conscience que ce que vous revendiquez, finalement, c’est de n’avoir jamais convaincu personne ?

A l’occasion d’une discussion [6], Houria Bouteldja rappelait qu’à l’évidence « les Blancs, individuellement, ne sont coupables de rien. En revanche ils sont responsables, ils ont une responsabilité » vis-à-vis de l’impérialisme et du racisme d’Etat. Ce texte est un premier pas pour m’efforcer de prendre mes responsabilités. Alain Soral ce n’est pas moi. Je me suis compromis avec le fascisme mais en suis revenu. J’essaie d’élucider comment j’ai pu échapper à ma ruine intérieure, et m’efforce de donner un sens à cette expérience, d’en tirer une force qui me permettra d’aller essayer de sauver les miens de l’ensauvagement. Est-ce une formule transposable, une vérité universelle ? Certainement pas. Ce n’est qu’un chemin parmi d’autres, je n’offre que ma vérité. A ce titre, j’accepte toute critique de bonne foi qui peut être faite à l’endroit de ma démarche. Et si toutefois cette voie ne vous convenait pas, un vieux camarade vous en a légué une autre : faites-mieux, et soyons complémentaires. Ensemble et à côté.

Lors d’une soirée de présentation de « Beaufs et Barbares » [7], un ami pris la parole pour dire à propos du mouvement des Gilets Jaunes, et de sa continuation possible qu’il avait enfin trouvé dans ce livre, quelque chose que je ne saurais exprimer par des mots plus clairs, plus justes, plus beaux. Il dit ceci : « Dans notre saleté, on était tous ensemble dans une direction qui, elle, était belle. »

Alors, comme toujours, ne reste finalement que la question baldwinienne.

Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ?

 

Souvarine

[1] https://indigenes-republique.fr/en-finir-avec-le-soralisme-en-defense-des-lascars-de-quartiers-comme-sujets-revolutionnaires/

https://indigenes-republique.fr/soral-l-algerie-poubelle-et-les-poubelles-du-neocolonialisme/

https://indigenes-republique.fr/comprendre-le-colonialisme-et-le-racisme-le-cas-dalain-soral/

https://indigenes-republique.fr/soral-le-petit-soldat-de-l-empire/

 

[2] https://indigenes-republique.fr/dieudonne-au-prisme-de-la-gauche-blanche-ou-comment-penser-linternationalisme-domestique/

https://indigenes-republique.fr/dieudonne-les-juifs-et-nous/

https://indigenes-republique.fr/houria-bouteldja-denonce-le-rapprochement-de-dieudonne-avec-lextreme-droite/

 

[3] https://indigenes-republique.fr/le-p-i-r/appel-des-indigenes-de-la-republique/

 

[4] https://twitter.com/CerveauxNon/status/1613596332312203265?t=1Oeb5jy3SDDY0m06eaA0lw&s=03

 

[5] https://youtu.be/NiXX9gIg6_8

 

[6] https://youtu.be/NzhUA583GV0

[7] https://youtu.be/skYWOwsxZlA

Le SNU : un projet aux origines coloniales en réponse à une jeunesse contestataire

En mars 2017, avant sa première victoire à l’élection présidentielle, E. Macron promettait d’instaurer un « service national obligatoire et universel » pour que « chaque jeune Français ait l’occasion d’une expérience, même brève, de la vie militaire ». C’est dans cette optique que le Service national universel (SNU) a été créé en 2019, sous la forme d’un « stage de cohésion » de deux semaines pour les jeunes volontaires entre 15 et 17 ans, avec la possibilité d’exécuter, en plus, une mission d’intérêt général.

Aujourd’hui le SNU revient sur le devant de la scène médiatique avec les récentes informations provenant de ce communiqué du SNES-FSU et de Politis. On apprend que, dès 2024, le SNU commencerait à être obligatoire pour les lycéens de seconde de six départements. Cette obligation concernerait également les élèves de première en CAP. Le gouvernement souhaiterait mettre en place ce dispositif durant le temps scolaire (stage de deux semaines). À terme, l’état français souhaite parvenir à une généralisation totale de ce dispositif pour l’année 2026, ce qui concernerait plus de 800 000 jeunes. Pour atteindre cet objectif, le budget alloué au SNU pour 2023 a été augmenté de 30 millions d’euros par rapport à l’année précédente pour atteindre les 140 millions.

Il est évident qu’un tel dispositif est hautement critiquable : personne ne voit d’un bon œil l’approche militaire pour “encadrer” une jeunesse de plus en plus hostile au gouvernement. Mais ce n’est pas tout. Un retour sur les origines et les inspirations de ce projet peut nous éclairer sur les rouages de l’Etat et ses réels objectifs.

De la politique coloniale française en “Outre-mer » jusqu’à la place de plus en plus marquée de l’institution de l’armée en France, la SNU démontre la continuité coloniale au sein de l’Etat français.

Comment, alors que le service militaire a disparu depuis la fin des années 90, sommes-nous revenus à une forme de service militaire obligatoire ? Pour un tel projet il faut des moyens financiers mais aussi des moyens humains, des connaissances techniques, une certaine expérience d’une quelconque forme de service militaire. Il ne s’agit pas là de former des militaires mais bien de s’occuper d’une population très jeune, civile et qui n’a pas vocation pour l’immense majorité à servir dans les armes (on l’espère). La réponse est à trouver dans ces deux rapports datant de 2018 : un rapport remis le 26 avril 2018 par le groupe de travail sur le SNU qui souligne « des difficultés non négligeables » et un coût de « quelques milliards d’euros », et en février 2018, un rapport émanant de la commission de la Défense de

l’Assemblée nationale. Il apparaît clairement que ce projet de SNU est difficile à mettre en place, aussi bien d’un point de vue financier que technique. En effet, qui va s’occuper de ces centaines de milliers de jeunes chaque année ? La réponse est toute trouvée : l’Etat va s’inspirer d’un organisme récent (2015) et qui a fait ses preuves, le Service militaire volontaire (SMV).

Le rapport de l’Assemblée nationale le dit : “ [En raison des difficultés de logistique et d’expérience] vos rapporteurs ont interrogé le commandement du service militaire volontaire afin de tenter quelque projection. D’après leurs interlocuteurs, l’institution militaire dispose d’une longue expérience de la formation et notamment de la formation intensive et ramassée, dans le temps, des jeunes. Que ce soit pour former des engagés de l’armée de terre ou des volontaires du SMV, les « recettes » sont les mêmes et passent par un encadrement très présent et de qualité.” Le nombre très important de déplacements dans les différents centres de SMV et d’échanges avec les personnes sur place indiquent nettement que le SMV a été au cœur de la création du SNU.

Quant au rapport du groupe de travail sur le SNU, il est sans appel sur les réels objectifs derrière ce nouveau type de service militaire :

“C’est un service [militaire, ndlr.] du XXIe siècle entièrement nouveau qu’il faut concevoir. Le nouveau service national universel (SNU) s’inscrit assurément dans une tradition républicaine qui, héritière d’une certaine mythologie révolutionnaire, entendait appeler sans distinction d’origine la nation elle-même à s’armer pour sa défense. […] S’il n’est pas question de rétablir l’ancien service militaire, il demeure utile, nécessaire et souhaitable d’offrir à la jeunesse la possibilité de se reconnaître elle-même comme en charge et partageant la responsabilité de l’avenir de la nation. Il s’agit pour elle d’acquérir des éléments essentiels pour un civisme actif au sein d’une société qui perçoit, avec une acuité accrue, par l’accélération de la diffusion de l’information, les menaces ou les dangers pesant sur elle”.

Ainsi pour comprendre le SNU il est utile de faire un bref retour en arrière sur le SMV et sur son origine coloniale, le Service militaire adapté (SMA), dont il est directement issu.

Tout débute en 2015 avec l’inauguration du premier centre de SMV à Montigny-lès-Metz par François Hollande. Quelle est la fonction de ce dispositif ? « Le Service militaire volontaire permet à des jeunes de bénéficier d’une formation professionnelle, gage de savoir-faire et d’une formation humaine garantie du savoir être » d’après les mots de l’ex-président. Il ajoute même que la décision de création du SMV avait été « renforcée » après les attentats du 11 janvier 2015. Mais alors quel lien entre l’armée, la question de l’emploi pour la jeunesse et les attentats de janvier 2015 ? La réponse n’est pas si évidente, sauf si on se tourne vers le SMA qui date de 1961 et qui est en réalité le modèle que cherche à reproduire quasiment à l’identique le SMV en France métropolitaine.

Pour comprendre le SMV et a fortiori le SNU, il faut bien comprendre ce qu’est le SMA : la continuité du colonialisme français en œuvre dans ce qu’on nomme les “territoires d’outre-mer”.

Les rôles du SMA et du SMV sont les mêmes : “dispositif d’insertion socioprofessionnelle destiné aux jeunes les plus éloignés de l’emploi. […] Les volontaires sont des jeunes âgés de 18 à 25 ans, sans qualification ou diplômes, en difficulté d’insertion” (site internet du SMA/SMV). La “réussite” de ces dispositifs est affichée fièrement : les taux d’insertion (accès à l’emploi en sortie du dispositif) avoisinent les 75% aussi bien dans les Outre-mer qu’en métropole. La méthode est la même aussi : mettre en place un encadrement militaire pour ces jeunes afin de les pousser vers l’emploi civil, sans oublier de leur inculquer les valeurs “républicaines”, l’attachement à la nation et le respect des forces armées.

L’origine du SMA est marquée du sceau colonial : le SMA est créé en urgence dans les mois suivants les émeutes de décembre 1959 en Martinique qui représentent la première grande crise après la départementalisation de 1946. Aux yeux des autorités coloniales françaises c’est la preuve d’une situation sociale explosive due à la crise sucrière et à la popularité des idées anticolonialistes au sein de la jeunesse. Le SMA a donc une fonction claire : mater toute

possibilité de révolte de la jeunesse des Antilles. Ce dispositif s’insère dans la lignée de la politique coloniale française tout en démontrant la place des doctrines militaires. Sa particularité (encadrement militaire mais pour une intégration dans l’emploi civil) s’explique par une politique discriminatoire de la France refusant aux Antillais et Guyanais (initialement ce plan était prévu pour les trois départements dit d’Amérique avant d’être étendu au reste de l’Outre- Mer) le bénéfice d’une formation militaire et le risque d’une rébellion armée dans ces colonies.

Parallèlement, le plan Némo qui fonda le SMA, du nom du général à la tête du commandement interarmées des Antilles-Guyane, prévoyait d’organiser un courant migratoire vers la Guyane d’une partie de la population antillaise considérée trop nombreuse et trop jeune (50 % de la population avait alors moins de vingt ans). Dans la pensée coloniale rien de plus normal : trop de monde aux Antilles pour la sécurité politique et le développement de la colonie, trop peu en Guyane pour développer assez la colonie afin d’en retirer un bon bénéfice, alors il suffit de déplacer un million d’Antillais en vingt ans vers la Guyane. Logique. Dans le cadre de ce projet colonial, le SMA avait une place centrale : il devait préparer le courant migratoire par la création de voies de pénétration dans l’arrière-pays et par un défrichage de la forêt avant de disparaître. De nombreuses raisons peuvent expliquer l’échec de ce projet migratoire mais certainement la plus décisive est à trouver dans les conditions historiques : la guerre d’Algérie et les indépendances africaines ont essoufflé le pouvoir colonial sans compter sur la démesure d’un tel projet, typique de l’esprit colonial.

De ce plan Némo surviva le SMA dont la mission était définie en ces termes par le général homonyme : “Sur son drapeau, on n’inscrira jamais de noms de victoires militaires mais il est d’autres victoires : celles que l’on gagne

contre la misère et le sous-développement.” En réalité les plans du général étaient tout autre. Le double volet militaire- formation professionnelle civile avait un objectif bien précis, celui de la contre-insurrection dans un contexte de guerre d’Algérie et de décolonisation du Sud global qui commençait à toucher les colonies américaines de la France. La conclusion du rapport Némo de novembre 1960 est très claire à ce sujet : “Le SMA doit être le point de départ de cette longue et patiente opération de défense nationale […,] dont le but est de garder les départements français d’Amérique dans le patrimoine national”. C’est au cœur des doctrines militaires contre-insurrectionnelles, développées notamment suite à la défaite de Diên Biên Phu, que cet officier d’infanterie coloniale se fera un nom et un prestige ; c’est d’ailleurs pour ses connaissances en guerre insurrectionnelle qu’il sera nommé à ce poste dans les Antilles. Némo fondait sa pensée sur deux caractéristiques de la guérilla : la connaissance du terrain politico-social et la “guerre totale dans le milieu social”, c’est-à-dire la guerre pouvant survenir à tout moment et en tout point d’un territoire insurgé.

C’est précisément pour contrer ces deux observations que le SMA sera créé dans le contexte antillais des années 1960.

Les jeunes Antillais non incorporés à l’institution militaire devenaient aux yeux des autorités coloniales autant de possibles futurs révolutionnaires. La dégradation de la situation sociale pouvait alimenter la colère de ces mêmes jeunes qui n’auraient alors aucun mal à lier révolution et suppression d’un ordre social colonial injuste et destructeur.

Finalement, celui qui parle le mieux de Jean Némo reste Aimé Césaire, pour qui ce général était “l’incarnation du colonialisme en personne”.

Reste un élément essentiel à gérer : l’intégration du SMA au tissu social, avec pour objectif de faire adhérer les populations locales au projet politique de la départementalisation. Pour cela la méthode est simple et elle est reprise encore aujourd’hui pour le SMV et bien sûr aussi pour le SNU avec des objectifs similaires :

  • flou de la distinction formelle entre civil et militaire ; il suffit de lire l’intitulé du nouveau poste de Sarah El Haïry “Secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et du Service National Universel auprès du Ministre des Armées Sébastien Lecornu et du Ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye” ou encore cette déclaration de Gabriel Attal en 2019 alors chargé de la mise en place du SNU “Le SNU n’est pas un service militaire, le président a toujours été clair là- dessus. Mais, il a toujours été clair aussi sur le fait que les militaires seront présents dans le SNU”
  • fin de l’isolement des militaires en caserne, liens étroits avec l’activité économique et sociale ; particulièrement marqué dans le cas du SNU qui est présenté comme étant le résultat de l’association de l’Education nationale et des Armées
  • mise en avant de l’approche militaire à des fins d’amélioration des conditions de vie des populations en dynamisant l’emploi notamment et travaux d’intérêt général pour se donner une bonne image ; le tout avec en toile de fond la volonté de recruter dans l’armée
  • propagande “des valeurs nationales” et de l’armée auprès des populations, renforcer “l’adhésion à la Nation” ; le SNU est aussi l’expression du désir, persistant depuis des décennies dans le milieu militaire et une partie du champ politique, de retrouver une forme de service militaire afin de restaurer le lien “Armée-Nation”

On comprend alors mieux les intentions du gouvernement français avec le SNU : il suffit de relire l’histoire du SMA. Créé à la suite des émeutes martiniquaises de 1959, ce dispositif s’est développé aux Antilles dans un contexte de développement des idées anticolonialistes de même qu’en Nouvelle-Calédonie, en 1986, deux ans après la création du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). En métropole, les émeutes de banlieues en 2005 et les attentats en 2015 ont servi d’arguments à sa diffusion sous une appellation différente : le SMV, copie conforme du SMA. Les succès de ces deux structures et l’expérience acquise grâce à celles-ci ont permis aujourd’hui à Macron de continuer avec le SNU l’œuvre initiée il y a maintenant plus de 60 ans dans la France néocoloniale : l’encadrement de la jeunesse contestataire.

Il ne tient qu’à nous de l’en empêcher.

 

Azadî

 

* Illustration : Le général Némo passe en revue les troupes du SMA lors de l’inauguration d’un chantier en 1962

Sources : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2016-4-page-97.htm

https://www.vie-publique.fr/eclairage/272290-de-la-conscription-au-snu-les-differentes-formes-du-service-national

La réforme des retraites comme condition de l’économie de guerre

Dans un article paru le 31 janvier, le Wall Street Journal fait la morale aux trublions français : à l’heure où il faut accroître les dépenses « pour aider l’Ukraine face aux troupes russes », le temps de l’Etat Providence « et de ses prestations toujours plus généreuses » est terminé. « C’est pourquoi la France a besoin d’une réforme des retraites ».

Ainsi, les saigneurs et maîtres de l’Europe ne tergiversent-ils pas. Ils savent que l’époque a changé, et ils le disent. Il est fini le temps de « la lutte contre le terrorisme », où la France pouvait participer à des guerres locales à bas bruit, sans réveiller un peuple indifférent, et même en lui distribuant quelques miettes prélevées sur l’immense butin ainsi accumulé. Aujourd’hui, il s’agit de la guerre dite « de haute intensité », celle qui par deux fois a ravagé un continent européen que les leaders de l’Occident veulent sans sourciller transformer à nouveau en une vallée de sang et de larmes. Elle frappe déjà à la porte orientale, où par milliers les nouveaux poilus meurent dans la boue des tranchés. Et pour alimenter sans fin cette machine de guerre, les saigneurs et maître de l’Europe s’adressent directement aux manifestants et grévistes de France : il est temps de vous serrer la ceinture, et nous allons vous y aider en vous libérant définitivement du poids de l’Etat Providence.

La leçon fut précisée les 14 et 15 février à Bruxelles où l’OTAN demande aux membres de l’Alliance de « passer en économie de guerre ». Les saigneurs et maîtres de l’Europe se plaignent : hélas, « l’industrie de défense européenne est dimensionnée pour la paix », il convient donc désormais de la calibrer pour la guerre actuelle et à venir (Les Echos du 23 février).

C’est que l’Ukraine est un gouffre où s’épuisent les stocks d’armes et de munitions du monde libre (malgré un budget militaire de 1200 milliards de dollars pour la seule OTAN). Conclusion : mettez l’économie en ordre de bataille, calibrez-moi tout ça pour la guerre !

Toujours au garde à vous dès qu’ils reniflent la poudre, les dirigeants français brûlent les étapes. Le gouvernement vient de tout promettre aux milliers d’entreprises liées aux industries de défense afin de les engager dans l’économie de guerre, ce qui signifie concrètement : augmenter leurs lignes de production, et à cette fin les faire bénéficier d’un droit prioritaire pour l’accès aux matières premières, aux compétences et aux financements.

Avant même que de nouveaux canons Caesar ne soient produits ou que la gigantesque poudrerie de Bergerac ne soit rouverte, les premiers résultats sont là : les cours de la Bourse de Thalès, Dassault, Leonardo et autres Rheinmetall ont bondi.

C’est l’essentiel. Mais il n’empêche, un problème demeure : les besoins de financement d’une économie de guerre sont gigantesques. Comment faire lorsqu’on ne veut pas taxer d’un centime supplémentaire le capital (contrairement aux années qui ont précédé les deux dernières guerres mondiales) ? Faire payer le peuple, l’essorer, le mettre au pas, d’où la réforme des retraites, qui n’est qu’un hors d’œuvre. Et emprunter, par centaines de milliards, sur les marchés puisque c’est la règle européenne.

Emprunter toujours davantage alors que la dette publique frise les 3000 milliards d’euros (et celle des entreprises 2500 milliards) : ce serait un problème mineur si un autre fardeau autrement plus contraignant ne pesait sur la France capitaliste, à savoir l’obligation de s’aligner sur l’Allemagne, dont le leadership est pudiquement nommé « Union Européenne ». Car l’Allemagne demeure le leader économique et le pays de référence pour les investisseurs, malgré la crise qui peu à peu la ronge. C’est un « pays sérieux », où les salaires réels ont baissé de 4% l’an dernier, et dont la dette publique ne représente que 66% du PIB, soit moitié moins que pour la France (113%). Dès lors celle-ci, pénalisée, doit emprunter sur les marchés à des taux supérieurs à ceux consentis à l’Allemagne, cet écart étant surveillé comme le lait sur le feu par les agences de notation, car il nuit au bon fonctionnement des deux économies fortement articulées.

Ainsi marche l’Europe : pendant que ses 50 000 fonctionnaires s’agitent jour et nuit pour pondre des « directives » afin de maintenir les peuples dans le carcan du capitalisme, l’essentiel est ailleurs et réside dans un mécanisme tout simple et tout bête, le fameux spread, l’écart entre les taux d’intérêt de la vertueuse Allemagne et ceux de la prodigue France peuplée de trublions. Oui, c’est tout simple et tout bête : les investisseurs, les marchés, les agences de notation regardent Macron et lui posent cette unique question : tiendras-tu face aux grévistes ?

Le petit télégraphiste de Wall Street et de Bruxelles réunis, Alain Minc, l’a indiqué sans détours en nous adressant lui aussi un message d’une clarté aveuglante : « Les marchés financiers nous regardent. Cette réforme des retraites est un geste très fort à leurs yeux ». Conclusion : elle doit passer. Macron ne reculera pas. « Le marché est un être primaire : s’il voit qu’on a changé l’âge, il considérera que la France demeure un pays sérieux » (déclaration du 5 février à LCI).

Nous sommes donc invités à nous sacrifier et à verser notre sang pour cet « être primaire ». On a connu cause plus noble !

Ainsi, la contre-réforme des retraites n’est-elle qu’une pièce du vaste dispositif que l’Europe belliciste soumise à l’OTAN met en place : militariser l’économie et la société pour préparer une guerre « de haute intensité ». Elle devient un enjeu politique majeur où Macron doit montrer sa capacité à discipliner le peuple pour faire entrer le pays dans une économie de guerre sans toucher aux intérêts du grand capital. Guerre et cadavres, le dernier espoir des riches.

Mais cet objectif, s’il est clairement affiché par les serviteurs dévoués du système, n’est pas encore pris en compte par le mouvement, qui pour l’instant concentre son attaque sur le seul point de l’âge légal de départ. Certes, cette limitation facilite l’unité cimentée par une alliance syndicale rarement atteinte et qui en favorise pour l’instant le développement. Autant il est juste de construire une telle unité et de concentrer dans un premier temps l’assaut sur un seul point pour créer une brèche dans la forteresse du pouvoir, autant il serait hasardeux d’en rester là.

Ce puissant mouvement social ne pourra que gagner en force tant l’accumulation des colères est immense, et que se radicaliser, surtout si les grèves se généralisent, offrant un espace de délibération propice à la politisation. Alors, le cœur éclairé du mouvement, qui sait que la bataille sera longue, âpre et incertaine, pourra faire valoir pleinement la nécessité de coaguler les colères et de dévoiler le véritable enjeu de la nouvelle époque, dont l’expression est pour l’instant timide et dispersée. Le pouvoir craint par-dessus tout cette évolution, qui est d’ailleurs sans doute la seule qui peut le faire abandonner la contre-réforme. Car c’est la politisation du mouvement qui pourra en assurer le succès, c’est sa radicalisation qui fera peur au pouvoir.

Divers signaux permettent d’en juger.

Le premier concerne l’hésitation du pouvoir à proclamer la généralisation et l’obligation du Service national universel (SNU), vital pour mobiliser la jeunesse dans l’esprit de la guerre. Macron devait en faire l’annonce début 2023 comme il l’avait promis le 19 décembre, dans un discours prononcé devant les troupes françaises. Sur le porte-avions Charles-de-Gaulle au large de l’Egypte, il avait en des termes exaltés affirmé la volonté de confier aux militaires le soin de forger la force morale nécessaire à une nation sur le chemin de la guerre. « Je sais pouvoir compter sur les militaires et les anciens militaires pour faire face aux défis de renforcer les forces morales de la nation, en particulier de la jeunesse (…). J’aurai à cet égard l’occasion de m’exprimer sur notre grand projet de service national universel au début de l’année prochaine ».

Or, les jeunes ont délaissé le SNU (ils ne sont que 30 000 volontaires contre les 50 000 attendus en 2022) et préféré participer massivement aux manifestations contre la réforme des retraites. Macron reporte son annonce parce qu’il sait qu’un service militaire obligatoire, même habillé de vertus éducatives par Pap Ndiaye, est une bombe à retardement. Parions que la coordination de l’armée et de l’Education nationale pour encadrer 800 000 jeunes sur le temps scolaire ne posera pas que des problèmes logistiques !

Ici, ce ne sont pas les marchés mais l’OTAN « qui nous regarde ». Il faut aller vite pour enrégimenter davantage de jeunes. Le SNU, comme le « service militaire adapté » destiné aux jeunes des colonies (et présenté comme un « dispositif militaire d’insertion socioprofessionnelle »), sont autant d’antichambres de recrutement pour l’Armée, qui ne ménage pas ses efforts. Grâce aux conventions de collaboration avec l’Education nationale, elle a un pied dans les écoles où elle vient faire la retape. Par ailleurs, d’innombrables clips ciblent les jeunes des quartiers populaires, invités à apprendre un métier et à retrouver leurs valeurs au sein de l’armée, « leur nouvelle famille ». Pendant que d’un côté le musulman est persécuté ou chassé de l’école, il est de l’autre convié à la « fraternité de la troupe ». Ainsi fonctionnent les pouvoirs les plus réactionnaires et fascisants, qui font feu de tout bois. Ainsi prend figure l’Etat militaro-sécuritaire si bien défini parr Mathieu Rigouste et Claude Serfati.

L’autre signal concerne l’inflation, dont les conséquences désastreuses conduisent des millions de familles à recourir à l’aide alimentaire (+ 30% en un an). Là encore, la question est explosive, surtout si le lien est établi entre retraite, salaire et guerre. Si l’inflation a pour origine la désorganisation du capitalisme au moment de la crise sanitaire, elle a été considérablement aggravée par les sanctions contre la Russie, qui frappent particulièrement l’Europe. La diffusion du choc énergétique à toute l’économie touche désormais fortement les prix alimentaires. Aujourd’hui, l’Union Européenne achète davantage de gaz aux USA qu’elle ne s’en procurait à la Russie avant la guerre : mais il coûte 40% plus cher ! Et ce fléau est désormais tirée par la volonté des entreprises d’accroître leurs profits.

Pour juguler l’inflation (le mantra de la Banque Centrale Européenne), les banquiers centraux, qui sont très bêtes, imposent une politique restrictive : la BCE veut « rester sur le pied de guerre » et promet que « le resserrement monétaire se fera dans la douleur » (Les Echos du 2 mars). C’est clair !

Bref, la politique de restriction monétaire a pour corollaire la hausse des taux d’intérêts, qui alourdit la dette et nécessite l’austérité, le serrage de ceinture… et la réforme des retraites. Retour à la case Alain Minc.

Chacun fera les comptes, et c’est ce que redoute le gouvernement : 413 milliards promis à l’Armée d’un côté, dix petits milliards d’économie sur les retraites à partir de 2030 de l’autre ; baisse des salaires réels d’un côté, surprofits de l’autre…

On pourrait enfin constater en creux une autre crainte du pouvoir : c’est que soit dévoilé, à travers l’Ukraine, le sort réservé aux pays qui s’engagent dans la guerre moderne. La propagande inouïe des médias sur « l’extraordinaire résilience du peuple ukrainien » et son président, le nouvel héros de l’Occident, relayé par la fable de « la guerre populaire » chère à une certaine extrême gauche, sert à couvrir d’un voile opaque la réalité du « modèle ukrainien ». Il s’agit d’un modèle inédit d’économie de guerre. Adapter l’économie à la guerre signifiait autrefois une mobilisation et du travail et du capital. Aux USA par exemple, les profits étaient taxés à hauteur de 90% à la veille du conflit. Dans le capitalisme financier agonisant d’aujourd’hui, il s’agit de ne taxer que le peuple et de profiter de la guerre pour pousser à l’extrême la libéralisation de l’économie, la privatisation des services publics et des entreprises d’Etat.

C’est le sort que connaît l’Ukraine depuis un an. L’effondrement d’un tiers de son PIB (109 mds de dollars) avec une inflation de 27% est considérablement aggravé par le pouvoir avec sa politique de privatisation, de démantèlement des services publics, de la quasi-disparition du code du travail, du refus de prélever le moindre centime sur le capital. L’Ukraine ne tient que grâce aux prêts de l’Occident, qui représentent environ le double de son PIB, du jamais vu (la seule aide militaire des USA égale dix fois le budget ukrainien de la défense !). Cette aide consiste essentiellement en crédits-relais que des générations d’Ukrainiens devront rembourser, en se soumettant aux habituelles conditions drastiques : austérité, taux d’intérêt élevés, privatisations, déréglementation de l’économie, flottement de la monnaie, etc.

C’est donc pour défendre un tel modèle que nous sommes conviés à « nous serrer la ceinture ».

Les militants conscients de ces enjeux sont peu nombreux et dispersés, une faiblesse accentuée par le ralliement quasi-général des organisations à la politique belliciste de l’Etat impérialiste français et de l’OTAN. Le puissant mouvement social actuel offre une chance de préparer la lutte pour s’opposer à l’économie de guerre, et à la guerre.  Il est certes pénible de constater qu’autrefois le piège de la séparation entre le « social » et le « politique » (l’antiracisme et l’anti-impérialisme) pouvait fonctionner lorsque la guerre était exportée dans le Sud et qu’on servait au peuple assoupi la fable de la « lutte contre le terrorisme islamique ». Mais cette fois la donne change. Parce que cette fois la majorité de la population, et non plus seulement son corps le plus pauvre qui pouvait considérer les Indigènes comme des compagnons de misère, cette majorité de la population sera frappée dans sa vie et dans sa chair par l’économie de guerre et par la guerre tout court. Nous savons que la faiblesse de la lutte antiraciste et anti-impérialiste dans la phase précédente constitue un lourd handicap pour aborder la nouvelle période. Mais nous devons utiliser hardiment les nouvelles conditions objectives de la lutte, même si notre cœur saigne en raison du temps perdu autrefois et des infamies qui furent commises dans le silence et l’indifférence de la bonne conscience.

On le sait, le social rassemble, le politique divise. Or plus le mouvement se déploie, plus la nature politique de l’affrontement de classe se révèlera et imposera des prises de position politiques pour la destinée même de la lutte et pour la victoire. Mais la plus grande division, c’est celle provoquée par l’union sacrée avec l’Etat bourgeois. La plus grande division, c’est celle du syndicaliste, militant politique, qui fait grève le jeudi, et qui le vendredi chasse les jeunes filles voilées devant l’école et le samedi défile derrière l’OTAN pour réclamer plus de guerre. Nous ne devons pas craindre de nous séparer de ces gens-là.

Quelles que soient les difficultés, au moins la lutte existe-t-elle, qui gagne en puissance et qui tôt ou tard trouvera son expression politique pour dessiner la possibilité d’une victoire.

 

Nourredine Yahia

* Illustration / En 1932, John Heartfield compose une gravure intitulée :  Krieg und Leichen – Die letzte Hoffnung der Reichen (Guerre et cadavres, le dernier espoir des riches)

 

Édito #60 – Macron ou le mythe éculé de la fin de la FrançAfrique

Voilà des décennies que les chefs d’Etats français proclament la fin de la FrançAfrique. Vestige d’un passé révolu, elle aurait laissé la place à un une relation d’égal à égal fait de partenariat stratégique, de coopération et d’amitié. Expert en communication et en déclaration fracassante, Emmanuel Macron est sans doute celui qui a le plus insisté sur la mort d’un système née dès les années 1940. Ces postures et cette rhétorique ne résistent pourtant pas à l’épreuve des faits. Car la grande force du système françafricain réside dans son extraordinaire capacité à muter, à se réformer, à changer…pour que rien ne change. Si le contexte est différent, la nouvelle politique africaine que tente de dessiner Paris s’inscrit dans cette volonté de défendre coute que coute ses intérêts économiques et géopolitiques dans cette partie du monde hautement stratégique. Il en va avant tout de l’existence même de la France en tant que nation impérialiste. Renoncer à la FrançAfrique reviendrait donc à renier son statut de puissance globale. C’est par la grâce de son empire colonial africain, rappelons-le, qu’en 1945 la France ex-pays vaincu et collaborateur, a pu retrouver son statut de grande puissance et obtenir son strapontin au conseil de sécurité de la toute nouvelle ONU.

Certes, il est vrai que dans un monde en proie à des rivalités toujours plus grandes, la France est de plus en plus contestée dans ce qu’elle a toujours considéré comme son arrière-cour. Toutefois, il faut rester prudent et relativiser cette perte d’influence. Prenons le cas de l’économie. La concurrence chinoise, nous dit-on, aurait considérablement affaibli les positions françaises. Sauf qu’il n’en est rien. Et c’est le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, pourtant peu soupçonnable d’anti-impérialisme, qui l’affirme : « On entend souvent ici et là que nos entreprises seraient en retrait mais il y a un effet trompe-l’œil. La réalité est simple : nos entreprises progressent et investissent en Afrique. Les chiffres sont très clairs : en dix ans, les entreprises françaises ont doublé leur stock d’investissements, passant de 20 à 40 milliards » (1). De son coté, Alexandre Vilgrain, PDG de l’entreprise d’agro-alimentaire Somdiaa et président du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN) résume la faculté du capitalisme français à composer avec les nouvelles réalités : « Les Français avaient des quasi-monopoles, ce n’était pas tenable. Compte tenu des taux de croissance de cette zone, il est tout à fait normal que nos parts de marché diminuent. L’essentiel est que le chiffre d’affaires progresse ».

Parallèlement et malgré l’annonce officielle de la fin de l’opération Barkhane débutée en 2014 et le retrait de ses soldats du Mali, la France compte toujours près de trois mille hommes essentiellement basés au Tchad et au Niger. Sans compter les nombreuses bases militaires présentes au Sénégal ou en Côte d’Ivoire. Là encore, l’idée est de s’adapter à la nouvelle donne et aux rejets croissant des populations, lassées d’une occupation militaire qui n’a fait qu’aggraver et exacerber des problèmes que Paris était censé régler. En témoigne la création de postes militaires de reconnaissances (PMR) censés intervenir là où les intérêts français se verraient menacés.

Enfin, pour parer à sa perte d’influence, la diplomatie française mise désormais sur un nouvel acteur : la diaspora. Emmanuel Macron ne s’en cache pas et appelle ouvertement les binationaux à participer à la reconquête française de l’Afrique. Lors du sommet Afrique-France célébré à Montpellier en 2021, il s’adresse en ces termes à la dizaine de jeunes venus échanger avec lui : « Notre diaspora est une chance pour ce qu’on a à faire en France et pour nous aider à réussir cette aventure avec l’Afrique ». Avant d’ajouter : « nous avons un avantage comparatif par rapport aux concurrents : des millions de Français ont une affinité avec l’Afrique. Encore faut-il la mobiliser ». Pour cela, l’Elysée a notamment crée le Conseil Présidentiel pour l’Afrique en 2017. Cette structure, composée de personnalités issues de la « société civile », membres ou non de la diaspora africaine, est destinée à participer au renouvellement de la politique africaine de la France. Les cadres et chefs d’entreprises occupent une place de choix. Parmi eux, Diane Binder, directrice adjointe du développement international de Suez, Wilfried Lauriano do Rego, franco-béninois, président du conseil de surveillance de KPMG France, Sarah Toumi, franco-tunisienne, entrepreneuse dans le développement durable ou encore Mbaye Faye-Diallo, franco-sénégalais et professeur des universités. Ces profils s’inscrivent dans cette volonté de dépoussiérer les relations françafricaines en contournant des interlocuteurs trop souvent identifiés à la corruption, aux magouilles et aux logiques de l’ombre. De plus, cette stratégie se veut en phase avec l’esprit du capitalisme de l’époque symbolisé par la start-up nation et l’économie digitale. En s’appuyant sur la diaspora, Emmanuel Macron tente ainsi de faire d’une pierre deux coups : d’un côté, il neutralise et intègre ceux qui en France seraient tentés de rejoindre la lutte contre le racisme structurel, de l’autre il les utilise comme relais et promoteurs du néocolonialisme français en Afrique. Loin d’être contradictoires, les différentes stratégies promues par Paris répondent à une vieille logique coloniale, celle qui consiste à affirmer sa puissance militaire et politique tout en cherchant à conquérir les cœurs des populations.

En première ligne face à ce qu’ils considèrent comme une recolonisation du continent, une partie de la jeunesse africaine réclame la fin du système de domination françafricain. Ces revendications, pleinement légitimes, se heurtent au mépris et à la condescendance des autorités et des médias français. Pour eux, l’équation est simple : la jeunesse africaine est manipulée et endoctrinée par des puissances étrangères hostiles à la France, Russie en tête. Ce discours, profondément colonial, qui dénie aux Africains leur capacité de penser en adultes, de manière rationnelle et éclairé, cherche in fine à masquer une réalité matérielle caractérisée par le pillage des ressources, l’esclavage par la dette, l’absence de souveraineté monétaire due au franc CFA ou encore les massacres de population comme à Bounti au Mali en janvier 2021. Et lorsqu’il est tout de même question de pointer du doigt la responsabilité de la France dans le rejet dont elle fait l’objet, beaucoup s’en tiennent à des raisons d’ordre symbolique. Lova Rinel, chercheuse associée au think-tank Fondation pour la recherche stratégique explique ce « désamour » par des « erreurs de verbiage » du président Macron et aux « comportements tout à fait nocifs et coloniaux » de militaires à la retraite (2). Dès lors, la brutalité du système impérialiste français est réduite à des erreurs de communication et des attitudes individuelles maladroites.

Si la contribution des mouvements populaires africains à la lutte contre l’impérialisme français est décisive, il ne saurait nous faire oublier les tâches politiques qui nous incombent en tant que Français et premiers bénéficiaires d’un système qui n’a que trop duré.

  • Jeune Afrique, 4 Juin 2021
  • Le Figaro Vox, 28 février 2023

Les sanctions et l’évolution de l’ordre mondial : quelques perspectives depuis le Sud global

Ce texte a été initialement publié sur le site « Developing Economics », qui nous a aimablement autorisé à le traduire.

Farwa Sial est chercheuse à l’Université de Manchester (Grande-Bretagne). Ses recherches portent sur le développement, dans une perspective comparative, la politique industrielle, les entreprises, la géographie économique et l’évolution du paysage de l’aide au développement. On peut la suivre sur Twitter : @FarwaSial.

 

 

Suite à l’invasion russe en Ukraine, des puissances mondiales majeures, comprenant les États-Unis et l’Union Européenne, ont mis en place des sanctions contre la Russie. Ces sanctions de grande envergure ont été appréhendées différemment par les États, ce qui a conduit à des approches distinctes bilatérales et multilatérales. L’absence considérable d’un consensus global est notable. Alors que l’invasion et le régime de sanction se poursuivent, l’économie globale est également en train de s’essouffler, avec l’imminence d’une dépression mondiale. Tandis que la majorité des analyses débattent de l’efficacité des sanctions actuelles, cet entretien avec le sociologue et auteur de A People’s Green New Deal, Max Ajl, le politiste et auteur de l’ouvrage à venir Race, Nature and Accumulation, Bikrum Gill, et l’historien et auteur de Finance in Colonial Zimbabwe : Money, Sanctions and War Economy, Tinashe Nyamunda, analyse la nature structurelle et politique des sanctions, apportant un éclairage historique sur son itération moderne. Nous leur avons posé des questions sur l’histoire des sanctions internationales, afin de savoir si elles dissuadent effectivement les guerres, pourquoi les pays du Sud global se sont abstenus lors du vote des sanctions actuelles, comment nous devrions comprendre les sanctions actuelles dans l’ordre global du néolibéralisme et si les sanctions mènent vers une nouvelle phase du mouvement des non-alignés.

  1. Quelle est l’histoire des sanctions internationales ? Ont-elles un effet dissuasif sur les guerres ?

Max Ajl : Les sanctions ont une très longue histoire dans le système capitaliste mondial. Si à l’origine elles étaient destinées à intervenir dans les conflits armés en cours, elles sont devenues tout à fait différentes sous l’égide des États-Unis. Ces dernières ne sont pas une alternative ou un complément à la guerre, mais une guerre par d’autres moyens et elles constituent en outre un moyen d’affaiblir les pays cibles en vue d’une guerre armée directe. Elles visent principalement le noyau de la semi-périphérie et de la périphérie (j’utilise ce terme plutôt que celui de « Sud global » en raison de la difficulté d’y classer la Russie et du rôle compliqué d’une Chine ascendante dans le système mondial). Elles sont conçues pour endommager considérablement les forces de production à l’intérieur des États-nations. Leur objectif déclaré a été de parvenir à un « changement de régime » dans ces États, bien que cela ne semble pas être leur effet général et il est donc peu probable que ce soit leur intention générale. Les États-Unis/l’UE sanctionnent généralement les pays non pas pour trouver une alternative à la guerre, mais parce que la confrontation armée directe est souvent exclue lorsque les États périphériques ou semi-périphériques disposent d’une capacité dissuasive militarisée suffisante pour rendre la guerre directe infaisable. Pour cette raison, elles n’apparaissent pas seulement comme une guerre par d’autres moyens, mais souvent comme le seul moyen par lequel les États impérialistes peuvent faire la guerre.

Bikrum Gill : Il existe un corpus croissant de recherches sur l’histoire des sanctions internationales, qui suggère que les sanctions fonctionnent moins comme une « alternative à la guerre » ou un « moyen de dissuasion à la guerre » et davantage, pour emprunter le titre du livre récent de Nicholas Mulder sur le sujet, comme un « outil de guerre moderne ». Pour comprendre le but et l’efficacité des sanctions en tant qu’instrument de guerre, il faut d’abord comprendre en quoi celles-ci découlent des contradictions de l’économie politique internationale de notre époque – l’impérialisme capitaliste. Le capitalisme a fonctionné, depuis le long XVIe siècle, comme un système mondial structuré autour de deux contradictions principales : 1) le rapport capital-travail et 2) la dynamique centre/périphérie qui constitue la base de laquelle émerge le rapport capital-travail et qui vient ensuite stabiliser ses contradictions pour qu’il puisse être reproduit à une échelle plus importante. Le rapport centre/périphérie est structuré autour du déni de souveraineté aux peuples colonisés et impérialement soumis de la périphérie, ce qui permet au noyau colonisateur et impérial de s’approprier exhaustivement l’excédent à l’échelle mondiale afin de stabiliser l’accumulation du capital et la reproduction du travail dans le centre. C’est au moment où la résistance menée depuis les périphéries, sous la forme de la décolonisation et de l’anti-impérialisme, démontre une capacité à résister à la violence armée qui est à l’origine du déni de souveraineté, que les sanctions émergent comme une stratégie clef des États capitalistes dominants du noyau pour réimposer une capacité souveraine diminuée sur les périphéries.

Les sanctions ont fonctionné au sein de la structure que constitue le droit international qui, comme l’a démontré Antony Anghie s’est développé moins comme un moyen d’établir un ordre entre les États souverains et que comme un instrument pour reproduire différents degrés de souveraineté dans le système mondial. Plus précisément, Anghie a montré que, depuis ses origines intellectuelles dans les débats juridiques qui ont accompagné la colonisation espagnole des Amériques au XVIe siècle jusqu’à sa consolidation aux XIXe et XXe siècles, le droit international a accordé aux États impérialistes euro-occidentaux le droit de mener une guerre sans fin aux peuples des périphéries lorsqu’ils leur refusent le droit de diriger les échanges commerciaux sur leur territoire. La résistance au commerce euro-occidental est en outre considérée comme une preuve d’un despotisme irrationnel intrinsèque qui remet en question la capacité souveraine des colonisés. Bien sûr, le « droit au commerce » colonial, comme l’a montré Fanon, est fondé sur une usurpation violente des territoires des colonisés et sur la réorientation de leurs ressources et de leur travail vers la fourniture des intrants bon marché qui stabilisent la production capitaliste dans le centre.

Les sanctions sont apparues comme un instrument de guerre précisément au moment où les colonisés ont réclamé une souveraineté politique formelle en opposant, comme le soutient Fanon, au colonialisme une « violence accrue » qui seule peut le faire céder. Alors que les anciennes colonies ont maintenant une souveraineté politique formelle, elles sont confrontées à une contradiction dans le domaine économique qui entrave leur capacité à surmonter la privation matérielle du colonialisme. Cette contradiction réside dans la conservation par le centre impérial du contrôle du capital accumulé grâce au drainage du surplus colonial, laissant l’État « post »colonial sans moyen de réorienter ses ressources vers une forme de développement national qui puisse surmonter la pauvreté, la faim et le sous-développement général infligés par le colonialisme. C’est dans leur pouvoir de monopole sur le capital généré par les colonies que les États impériaux saisissent la logique des sanctions en tant qu’instrument de guerre qui, compte tenu de la difficulté croissante à soumettre la décolonisation par la force armée, peut seul régénérer, sous une forme néocoloniale, les principes sous-jacents du système capitaliste mondial. La logique des sanctions est bien saisie dans la caractérisation, par Fanon, de la fuite de capitaux de la périphérie vers le cœur qui accompagne la décolonisation : « En termes simples, le pouvoir colonial dit ‘’Si vous voulez l’indépendance, prenez-la et mourrez de faim’’ ». Cela impose une condition de dépendance qui impose une re-périphérisation de l’État postcolonial, car son accès au capital devient contingent du renouvellement de l’économie coloniale héritée.

Si l’on considère les sanctions comme un instrument d’une guerre contre-révolutionnaire de restauration coloniale, je dirais que nous pouvons situer le début de l’histoire des sanctions mondiales dans la réaction impérialiste à la révolution haïtienne, au début du XIXe siècle. Cette révolution a établi la république indépendante d’Haïti à travers une lutte armée que le pouvoir colonial français n’avait pas réussi à réprimer. L’État révolutionnaire haïtien a violé le « droit au commerce » colonial dans la mesure où, en abolissant l’esclavage et en récupérant des terres auprès des anciens propriétaires de plantations, il a renversé les relations de propriété par lesquelles la France avait drainé un important excédent de la colonie. Incapables de recoloniser Haïti par la force, la France et les États-Unis ont répondu à l’affirmation de la souveraineté haïtienne en imposant à Haïti un embargo commercial punitif. Les Français ont accepté de lever leur embargo, qui avait empêché Haïti de mener tout commerce avec le monde extérieur, à la condition qu’Haïti accepte de verser à la France une indemnité importante pour les biens perdus et accepte également de fournir à la France des exportations à prix fortement réduit. Le chemin de l’indépendance économique d’Haïti a donc été détourné vers une voie néocoloniale de dépendance, induite par la dette, qui allait repériphériser Haïti en tant que fournisseur d’intrants bon marché pour le centre impérial.

Comme l’a montré Manu Karuka (2022), la France et les États-Unis ont continué à utiliser des sanctions comme instrument de guerre coloniale tout au long du XIXe siècle, en utilisant des embargos et des blocus pour contrer la résistance menée à l’impérialisme à Cuba, en Algérie et aux Philippines. À mesure que la décolonisation et l’anti-impérialisme se sont accélérés et consolidés à partir du milieu du XXe siècle, en donnant naissance à des États formellement indépendants dans le Sud global, la réaction impériale a intensifié et élargi l’utilisation des sanctions en tant qu’instrument de restauration coloniale. Les sanctions ont particulièrement ciblé les États qui remettaient le plus explicitement en question le « droit au commerce » colonial en entreprenant des projets de nationalisation et de réforme agraire qui bouleversaient fondamentalement la structure économique coloniale héritée et permettaient ainsi une réorientation du travail et des ressources vers le développement national souverain. Nous pouvons voir des preuves d’une telle histoire de « sanctions en tant que guerre contre-révolutionnaire » dans les sanctions appliquées contre les États suivants : la République populaire de Chine, après avoir vaincu l’impérialisme japonais et occidental et abrogé les traités de l’après-guerre de l’opium ; la République populaire démocratique de Corée (RPDC), après avoir vaincu d’abord l’impérialisme japonais, puis américain ; Cuba, après avoir vaincu l’impérialisme américain et entrepris une réforme agraire et une nationalisation ; et plus tard les sanctions appliquées à l’Iran après sa révolution anti-impériale ; le Zimbabwe après avoir achevé sa lutte pour l’indépendance en récupérant des terres auprès des fermiers colons dans les années 2000 ; et le Venezuela qui a été soumis à des sanctions punitives après que la révolution bolivarienne ait entrepris une réforme agraire et établi un plus grand contrôle national souverain sur l’industrie pétrolière.

L’histoire des sanctions internationales n’est pas une histoire d’États cherchant à résoudre les conflits par des moyens pacifiques ni une histoire de dissuasion pacifique des États récalcitrants violant les normes établies du système international. Il s’agit plutôt d’une histoire de restauration coloniale contre-révolutionnaire. Les conditions matérielles de l’émergence des sanctions comprennent les limites du pouvoir militaire colonial mises en évidence par la décolonisation, et le contrôle concentré du capital exercé par les États impériaux du noyau qui fournissent les moyens par lesquels les sanctions peuvent être menacées et déployées. Les sanctions laissent les États ciblés dans une impasse : soit ils cèdent et acceptent les conditions imposées par l’impérialisme et, ce faisant, se condamnent à une quasi-souveraineté amoindrie ; soit ils continuent leurs projets de développement souverain, mais dans des conditions similaires à celles de la guerre de siège (Karuka, 2022), qui infligent de grandes souffrances à leur peuple.

Tinashe Nyamunda : L’idée derrière les sanctions, qui est d’agir comme un moyen de dissuasion contre les conflits militaires, semble découler d’un désir de contraindre les nations ciblées sans perte de vie ou de ressources matérielles significatives. Les guerres sont très coûteuses, onéreuses et parfois inutiles ; par conséquent, les sanctions semblent être un outil pour négocier des résultats souhaités. La Société des Nations a certainement cherché à les utiliser pour éviter tout conflit aussi important que la Première Guerre mondiale, qui a coûté la vie à plus de 20 millions de personnes et des ressources financières importantes. Les États-Unis, qui sont entrés en guerre en 1917 (trois ans après le début de la guerre), ont par exemple dépensé plus de 32 milliards de dollars, l’équivalent d’environ 628 milliards de dollars aujourd’hui. Imaginez le coût de la guerre pour ceux qui y ont participé depuis son déclenchement en 1914 et la dévastation des infrastructures en Europe. L’idée était donc d’éviter une telle perte catastrophique en vies humaines, en propriété et en ressources financières. Mais comme l’a montré le cas des sanctions de la Société des Nations contre l’Italie en 1935, les sanctions n’ont pas été très efficaces. En fin de compte, elles n’ont pas réussi à éviter le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, qui a coûté la vie à presque 50 millions de personnes et coûté aux seuls États-Unis plus de 341 milliards de dollars avant ajustement au titre de l’inflation, bien qu’ils soient entrés en guerre beaucoup plus tard que les puissances européennes dont les pays et les peuples ont été dévastés. Les Nations unies et leur régime de sanctions étaient encore plus convaincus de leurs responsabilités pour éviter une guerre encore plus dévastatrice compte tenu de l’avènement de l’ère nucléaire dans l’immédiate après-Seconde Guerre mondiale.

C’est dans ce contexte que je perçois l’importance des sanctions pour les grandes puissances. Cependant, pour moi, les sanctions sont une fonction du pouvoir qui est plus utile lorsque les plus grandes nations militaires négocient l’équilibre du pouvoir mondial et évitent les guerres coûteuses, ou lorsque les plus grandes nations essaient d’imposer leur volonté aux plus petites nations accusées de s’éloigner des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme que les plus grandes nations considèrent acceptables. Mais ce qui est intéressant, c’est que les Nations unies ont été établies dans le contexte de l’impérialisme, où des puissances européennes telles que la Grande-Bretagne, la France, le Portugal, la Belgique et les États-Unis avaient des possessions coloniales. Les possessions coloniales ont été sécurisées, dans la plupart des cas, par la violence et l’agression par les grandes puissances des plus petites, ce qui pourrait être considéré aujourd’hui comme des crimes contre l’humanité. La souveraineté et l’intégrité territoriale de ces territoires colonisés ont été totalement ignorées, sans conséquence. Ainsi, malgré les considérations morales, matérielles et stratégiques qui sous-tendent l’utilisation des sanctions dans la politique mondiale aujourd’hui, elles sont appliquées de manière inégale et constituent un outil exclusif des nations puissantes qui revendiquent l’autorité morale pour les appliquer. Par exemple, un pays comme le Zimbabwe n’a pas le pouvoir d’appliquer des sanctions contre les États-Unis pour l’invasion de l’Irak, mais les États-Unis ont la capacité d’appliquer des sanctions et de mobiliser le soutien international pour des mesures contre le Zimbabwe pour avoir bafoué les droits de l’homme. En ce sens, les sanctions agissent comme une fonction de l’exercice du pouvoir par les grandes nations.

En termes d’efficacité des sanctions, celles-ci sont très irrégulières. Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie est quelque chose à prendre en compte, malgré les sanctions appliquées à la Russie, la guerre continue, des vies sont perdues inutilement et des communautés entières sont détruites, en particulier en Ukraine. La plus grande leçon de cette guerre est que les sanctions peuvent également être à double sens. Les embargos commerciaux imposés à la Russie par les pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), par exemple, ont des implications dévastatrices pour l’approvisionnement en énergie à l’approche de l’hiver, car la Russie peut répondre en restreignant l’approvisionnement de l’Europe en gaz. Il y a d’autres conséquences économiques imprévues, par exemple, la façon dont d’autres pays ont suivi l’exemple de Moscou en cessant de commercer en dollars américains et en diversifiant leurs titres dans un panier d’autres devises de premier plan, ce qui remet en question l’hégémonie des États-Unis en tant que monnaie clef mondiale. De plus, outre des effets spécifiques tels que l’approvisionnement en blé et produits dérivés de l’Ukraine vers certaines parties de l’Afrique, la guerre a entraîné une forte augmentation du prix du pétrole et a poussé l’économie mondiale au bord de la récession. Dans ce contexte, alors que l’OTAN tente de galvaniser le monde contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les pays africains se sont abstenus de voter. Cela a conduit les Russes et les Américains à faire pression sur les pays africains, via des voyages diplomatiques, afin d’obtenir leur soutien et de les persuader de prendre leur parti. Ce que cela révèle des sanctions, c’est que lorsque les éléphants se battent, l’herbe en souffre. Dans le cas récent, les sanctions en tant que telles ont échoué, comme cela a été le cas dans d’autres cas historiques, à avoir un effet de dissuasion sur les guerres. Elles semblent n’être qu’un outil pouvant être utilisé de manière irrégulière par les plus grandes puissances de la politique mondiale.

  1. Pourquoi les pays du Sud global se sont-ils abstenus de voter les sanctions actuelles ?

Max Ajl : Actuellement, de vastes portions du monde sont soumises à des sanctions. Il est logique que, à mesure que les États-Unis placent de plus en plus de pays de la périphérie et de la semi-périphérie sous sanctions, ils détruisent toute possibilité pour la plupart de ces pays de rejoindre le régime de sanctions. De plus, bien que la Chine et d’autres pays aient historiquement refusé de soutenir de nombreuses sanctions américaines, c’est une chose que de sanctionner un petit pays pauvre et périphérique comme le Zimbabwe ou le Venezuela dont la principale exportation est le pétrole (alors que les États-Unis et leurs alliés comme l’Arabie saoudite ont la capacité de mettre en production davantage de champs pétroliers en réponse à la baisse de la production vénézuélienne/iranienne) ; c’en est une autre chose que de le faire avec la Russie, qui est un important exportateur de pétrole, de gaz, de minéraux et de céréales, des exportations dont de nombreux pays du Tiers-Monde dépendent directement pour leurs besoins quotidiens. Ainsi, sur le plan économique et politique, il y a des pressions pour aller vers un « non-alignement » de facto par rapport aux outils actuels de domination de l’impérialisme américano-européen.

Bikrum Gill : La totale abstention des pays du Sud global concernant la participation aux sanctions actuelles contre la Russie est le résultat de forces structurelles et idéologiques, ces deux forces étant bien sûr interdépendantes. Sur le plan idéologique, l’abstention reflète une vision du monde façonnée par des siècles d’impérialisme occidental continu mené à travers le Sud global, avec des conséquences dévastatrices. Le fait qu’il n’y ait jamais eu de tenue des comptes de l’impérialisme occidental, ni de réparations versées ou de sanctions appliquées, suggère, du point de vue du Sud global, que les sanctions occidentales contre la Russie ont moins à voir avec la punition et la dissuasion pour violation des normes de souveraineté et des droits de l’Homme en Ukraine, qu’avec l’affaiblissement de la Russie afin de renforcer l’impérialisme américain face à un monde multipolaire émergent. Il convient de garder à l’esprit ici que de telles expériences n’ont pas eu lieu dans un passé lointain. Les invasions militaires occidentales dirigées par les États-Unis en Irak, en Afghanistan et en Libye au cours des deux dernières décennies, la colonisation continue de la Palestine, ainsi que l’impunité dont bénéficient les frappes de drones américains qui ont terrorisé les familles et les communautés du Pakistan à la Somalie, ont profondément influencé le scepticisme avec lequel les États du Sud global perçoivent les motifs humanitaires attachés aux sanctions occidentales contre la Russie.

En plus de l’expérience de la guerre occidentale sans fin, les États du Sud global ont, avant cette série de sanctions contre la Russie, été la cible principale des sanctions dirigées par les États-Unis. Que ce soit au Venezuela, en Afghanistan, en Syrie, en Palestine, en Iran, au Zimbabwe, à Cuba ou en RPDC, les sanctions ont été vécues comme un instrument de guerre qui inflige de lourdes souffrances aux populations de ces pays. Pour cette raison, vu depuis le Sud global, le refus de participer aux sanctions contre la Russie est un refus de participer à l’escalade de la guerre.

De manière significative, les États du Sud global ont été contraints d’agir à partir de telles convictions idéologiques en raison de leur situation structurelle dans le système-monde. Participer aux sanctions aurait pour effet de les isoler des relations commerciales et d’investissement avec la Russie et, ce faisant, de les exposer à un risque de dépendance économique accrue vis-à-vis de l’Occident. Encore une fois, l’expérience historique démontre que l’Occident exploite cette dépendance pour imposer des conditions néocoloniales aux États du Sud global. De plus, les sanctions contre la Russie font suite à la saisie scandaleuse des actifs de l’Afghanistan par les États-Unis, ce qui pourrait inciter les États du Sud global à construire des formes d’interdépendance économique capables de résister aux sanctions occidentales et de générer des échanges économiques permettant une distribution plus équitable des flux de surplus mondial. Le Sud global ne peut tout simplement pas se permettre de perdre l’accès aux principales matières premières fournies par la Russie ni d’augmenter sa dépendance vis-à-vis d’un bloc occidental dirigé par les États-Unis qui n’a jamais abandonné ses ambitions impériales.

Enfin, le fait que les États du Sud global s’abstiennent de participer aux sanctions contre la Russie reflète non seulement un impératif structurel visant à éviter une dépendance accrue envers l’Occident, mais démontre également que nous nous trouvons désormais, bien plus qu’à tout autre moment au cours des trente dernières années, dans un nouvel ordre mondial émergent multipolaire. Un tel ordre est celui dans lequel le bloc occidental dirigé par les États-Unis a manifestement connu un déclin substantiel de son pouvoir unilatéral pour obliger les États à se ranger derrière l’hégémonie américaine. Les États du Sud global peuvent maintenant, dans une plus large mesure, s’appuyer sur des ressources commerciales et d’investissement alternatives Sud-Sud ou non occidentales, ce qui leur permet de mener une politique internationale plus indépendante.

Tinashe Nyamunda : La présidence de Donald Trump a mis en lumière certaines attitudes qu’au moins un groupe non négligeable de dirigeants blancs du Nord pourraient avoir à l’égard des dirigeants africains. Sa remarque sur les « pays de merde » a causé des dommages significatifs aux perceptions des Africains vis-à-vis de l’autorité morale et du leadership des États-Unis dans la politique mondiale, ainsi qu’une importante désaffection. Cela devrait être considéré dans le contexte de l’application inégale des lois sur les droits de l’homme à La Haye, où un certain nombre de dirigeants africains se sont exprimés quant au fait qu’ils étaient traités injustement. Il convient également de prendre en compte l’impact d’héritages tels que celui du Pacte pour la continuation de la colonisation des pays africains, qui a maintenu une influence significative de la France dans les affaires politiques et économiques des pays africains. D’autres exemples incluent la gestion inéquitable des crises humanitaires en Afrique par rapport au reste du monde. L’attention portée à l’agression russe n’était pas équivalente à celle portée à la crise dans le conflit à Cabo Delgado au Mozambique, par exemple. Pourtant, l’invasion de l’Ukraine par la Russie ou la réponse américaine aux vues chinoises sur Taïwan ont causé une instabilité mondiale. La gestion de la Covid-19 et d’autres pandémies révèle également des inégalités criantes entre le Sud et le Nord.

De nombreux pays africains semblent ne pas vouloir s’aligner sur un camp particulier. Ensuite, ils ne veulent pas souscrire à la définition de ce qui constitue le « global » selon le Nord. Dans ce cas, choisir un camp peut être beaucoup plus coûteux que de rester non-aligné. Dans tous les cas, la Russie et la Chine semblent avoir des histoires de décolonisation plus ancrées avec les pays africains que les membres des pays de l’OTAN. Toutes ces considérations contribuent aux approches du Sud mondial en matière d’application de sanctions contre la Russie. Dans cette matrice, malgré la récente déclaration du secrétaire d’État américain à travers la stratégie américaine pour l’Afrique visant à faire d’eux des partenaires égaux dans son développement, les dirigeants africains restent très sceptiques. En tant que tels, ils semblent préférer le non-alignement comme option pragmatique pour éviter d’être entraînés dans des conflits de superpuissances qu’ils n’ont pas la capacité à assumer.

Il y a des pays tels que le Zimbabwe par exemple, qui subissent de plein fouet les sanctions de l’Union européenne ainsi que du Zimbabwe Democracy and Economic Recovery Act (ZIDERA) des États-Unis. Le Zimbabwe a réussi à mobiliser le soutien d’autres pays africains tels que l’Afrique du Sud pour dénoncer les sanctions américaines. Pourtant, lorsque les Américains ont besoin de soutien, ils approchent des pays tels que l’Afrique du Sud sans tenir compte de leurs rapports avec des pays tels que le Zimbabwe. Dans certains milieux, les politiques américaines peuvent être interprétées comme impérialistes, malgré les raisons morales qui sous-tendent l’application de ces sanctions.

  1. Comment devrions-nous comprendre les sanctions actuelles dans l’ordre mondial du néolibéralisme ?

Max Ajl : Ces sanctions sont des tentatives pour isoler les pays du reste du monde afin de détruire leur capacité productive : détruire leurs secteurs industriels et agricoles, les empêcher de se développer technologiquement et réduire le bien-être des secteurs les plus pauvres de la population. Il y a un discours populaire selon lequel les sanctions constituent des tentatives de changement de régime échouées ou se poursuivront jusqu’à ce que les gouvernements changent dans les pays ciblés. Je pense que c’est un peu plus complexe que cela. Premièrement, ils visent à transformer des modèles ou des phares possibles ou potentiels de changement du Tiers Monde – le Venezuela et le Zimbabwe, par exemple – en situations désastreuses. L’effet est de délégitimer l’idée de changement social, de ternir le socialisme en tant qu’horizon émancipatoire et de montrer clairement que les États qui résistent, à quelque degré que ce soit, à l’arrangement néolibéral et à l’architecture d’insécurité des États-Unis-UE seront sévèrement punis. Ce sont des avertissements. Ils visent également à aggraver le malaise interne face aux modèles de développement prévalents – quelque chose d’absolument inévitable dans n’importe quel État. De cette manière, ils créent d’énormes fissures sociales qui peuvent être converties en « révolutions de couleur » soutenues et financées par les États-Unis, qui surfent sur toutes sortes d’agitation. Ils visent également à préparer les pays avant des invasions, comme en Irak. Tel est le but ; l’effet ne se réduit pas à ces explications, car il y a de la résistance et parce que les États-Unis et l’UE ne sont pas tout-puissants.

Bikrum Gill : Les sanctions se sont rapidement intensifiées au cours de l’ère néolibérale. Cela est dû, en premier lieu, à la financiarisation de l’économie mondiale, qui a été l’un des principaux éléments du régime d’accumulation néolibéral. Cela a fourni aux États-Unis, qui dominent les secteurs financiers et bancaires, un instrument économique opportun afin d’accroître la portée et les coûts imposés via les sanctions.

Les États-Unis ont utilisé leur pouvoir sur la financiarisation croissante de l’économie mondiale pour mener une guerre économique, en particulier contre les États de la périphérie et de la semi-périphérie qui ont le plus clairement défié la hiérarchie de l’ordre mondial néolibéral. Le néolibéralisme, en tant qu’ordre mondial, fonctionne principalement comme un projet de restauration coloniale qui mine les projets de développement national souverain par des politiques de libéralisation, de privatisation et de financiarisation qui affaiblissent les États du Sud global et ouvrent la voie à la prise de contrôle de ses ressources clefs par le capital national et transnational. Les États qui ont, dans une certaine mesure, contesté cette orthodoxie depuis le début des années 2000, en augmentant ou réaffirmant le contrôle de l’État sur les secteurs économiques stratégiques, se sont retrouvés soumis à des sanctions financières. Cela a non seulement empêché les États ciblés d’accéder aux marchés de capitaux et de consommation occidentaux, mais cela a également eu pour effet de perturber les tentatives de construction, par ces États, d’alternatives commerciales et financières, car le contrôle des États-Unis sur les secteurs financiers et bancaires mondiaux leur permet d’appliquer des mesures punitives à ceux qui commercent avec des États sanctionnés. De cette façon, le régime de sanctions sous le néolibéralisme a une portée plus large que le seul État ciblé ; il vise à réaffirmer le pouvoir économique américain sur les flux excédentaires mondiaux dans un contexte où les États non occidentaux, et en particulier la Chine et la Russie, cherchent à construire des architectures économiques mondiales alternatives.

La Russie et la Chine, comme l’ont soutenu Samir Amin et Domenico Losurdo, constituent la contestation la plus évidente à l’hégémonie occidentale de l’ordre néolibéral. La Chine, en particulier au cours de la dernière décennie, a clairement réaffirmé son rôle directif dans son projet de développement national, et elle a démontré une forme d’intégration dans les marchés mondiaux grâce à laquelle elle a maintenu et même renforcé sa souveraineté économique. La Russie, qui est restée plus fidèle au cadre néolibéral, a toutefois remis en question l’ordre mondial établi par la contre-révolution néolibérale. Il convient notamment de rappeler que la thérapie de choc néolibérale imposée à la Russie par l’Occident dans les années 1990 a accordé un pouvoir excessif au capital national et transnational afin de piller l’économie russe, ce qui a conduit à ce qui a peut-être été la plus forte baisse de l’espérance de vie en temps de paix dans l’histoire moderne. En réponse à cela, et à l’expansion militaire de l’OTAN à ses frontières, l’État russe, depuis le début des années 2000, mais surtout au cours de la dernière décennie, a exercé une autorité disciplinaire plus forte sur le capital et est devenu un acteur économique plus actif. L’État russe a été actif dans l’établissement de formes d’interdépendance économique qui dépendent moins du capital et des relations commerciales occidentaux. L’Union économique eurasiatique dirigée par la Russie et, dans une bien plus large mesure, la Belt and Road Initiative, dirigée par la Chine, potentialisent une architecture économique mondiale alternative qui peut détourner les flux excédentaires mondiaux de l’Occident. Les sanctions prises depuis 2014 contre la Chine et la Russie peuvent donc être comprises comme des réponses des États-Unis au défi croissant que posent ces États à l’ordre hiérarchique mondial du néolibéralisme que les États-Unis ont avancé à la fin du XXe siècle.

Tinashe Nyamunda : Pour moi, il s’agit d’une lutte de pouvoir qui se manifeste en termes économiques. Même s’il y a un conflit militaire entre la Russie et l’Ukraine, il semble qu’il y ait beaucoup plus en jeu. Bien que la Russie soit directement impliquée, l’Ukraine est considérée par beaucoup comme proche de l’OTAN. En fin de compte, cela semble être davantage un conflit idéologique et une bataille pour le contrôle de l’ordre économique international. Cela s’est également exprimé par une contestation de l’hégémonie du dollar américain et a été considéré comme une tentative de déclenchement d’un basculement vers un ordre beaucoup plus multilatéral, quelles que soient les conséquences en termes de pouvoir.

  1. Les sanctions mènent-elles vers une nouvelle vague du mouvement des non-alignés ?

Max Ajl : Le mouvement des non-alignés est né dans le contexte de blocs centralisés et étatiques offrant une alternative et une manière plus égalitaire d’organiser le système économique mondial – la Chine et l’URSS. Maintenant, bien que l’URSS soit partie, la Chine est bien là, offrant un tampon potentiel sous forme de capital, de capacité technologique souveraine, de prêts potentiels, d’aide à l’infrastructure politique et sociale, etc. Donc, lorsque nous parlons du passage à une multipolarité, ce qui signifie par définition que l’accumulation militariste américaine et les politiques de sous-développement associées ont moins de liberté dans le système mondial, nous parlons de quelque chose qui ressemble un peu au non-alignement, mais dans une ère historique nettement différente – lorsque les pôles alternatifs d’accumulation sont plus forts, mais que leur cohésion idéologique et leur distance par rapport au régime parrainé par les États-Unis sont plus faibles. Néanmoins, il existe une gamme d’alternatives en plein essor au système dominé par les États-Unis, des alternatives à l’utilisation du dollar comme devise de règlement, une augmentation progressive du commerce et de l’assistance diplomatique et sociale Sud-Sud, ainsi que des liens Sud-Sud qui permettent aux pays de se libérer du carcan des sanctions. Je préférerais que nous nous montrions un peu prudents avec les analogies historiques, car les forces qui ont conduit le mouvement des non-alignés s’inscrivaient parfois dans la mouvance des socialistes de marché, parfois, comme Nasser, dans celle soutenant les mouvements de libération nationale dans toute l’Afrique tout en nationalisant les préoccupations capitalistes impérialistes à l’intérieur du pays, etc. Bien qu’il y ait encore un soutien pour les mouvements de libération nationale dans la région arabe, ceci représente moins un élément constitutif de la nouvelle multipolarité. Je dis tout cela pour nous rappeler que nous devons garder à l’esprit que même si le mouvement des non-alignés était non-aligné et idéologiquement hétérogène, il était souvent une contestation idéologique directe du capitalisme américano-européen. Ce n’est pas le cas actuellement, ce qui signifie qu’il y a besoin de beaucoup plus de luttes contre les contradictions internes et en faveur des intérêts de la classe ouvrière et paysanne nationale pour reconstituer un bloc capable de faire avancer l’histoire dans une direction émancipatrice.

Bikrum Gill : Il existe effectivement des signes clairs du fait que le régime de sanctions, accéléré par les États-Unis durant l’ère néolibérale, rencontre des contradictions accrues. Des États sous sanctions, tels que l’Iran, Cuba et le Venezuela, approfondissent leur coopération économique et leurs liens diplomatiques dans le but de résister collectivement à l’impact des sanctions. L’émergence de la Chine en tant que source alternative de capitaux d’investissement et de marchés a offert un peu de répit aux États sous sanctions. En fait, Giovanni Arrighi a soutenu assez tôt l’idée que la capacité de la Chine à rediriger les flux excédentaires mondiaux vers le Sud global fournissait une base matérielle plus solide sur laquelle rebâtir un mouvement des non-alignés que ce qui avait même existé à l’époque de Bandung. Les sanctions ont, à bien des égards, contraint les États du Sud global à accélérer la construction de réseaux commerciaux et financiers alternatifs pouvant fonctionner indépendamment du pouvoir occidental. C’est cela qui a fourni la base matérielle à l’émergence d’un nouveau mouvement des non-alignés dans lequel les États du Sud global peuvent adopter des positions de politique étrangère indépendantes.

Comme je l’ai mentionné précédemment, les États du Sud global ont indiqué qu’ils considèrent les sanctions comme une escalade de la guerre et ils ont clairement exprimé une position de « neutralité » par rapport à ce qui est effectivement une guerre entre l’Occident et la Russie. Cette position met l’accent sur l’importance du dialogue et de la négociation pour parvenir à une paix immédiate en Ukraine et à une paix durable plus large basée sur un cadre de sécurité collective qui inclut la Russie.

Enfin, un renouvellement du mouvement des non-alignés, qui puise sa force dans la base matérielle de l’ordre mondial multipolaire émergent, a le potentiel pour réclamer efficacement la fin des guerres sans fin de l’Occident contre les États du Sud global. Mettre fin à ces guerres, qu’elles soient économiques ou militaires, ouvre la voie à une évaluation historique du colonialisme et de l’impérialisme, ainsi qu’à une reconstruction d’un ordre mondial multipolaire équilibré.

Tinashe Nyamunda : La question de l’alignement est très claire. Plutôt que de ne pas s’aligner du tout, je considère que la réponse africaine au discours des sanctions est une expression de l’agentivité africaine. Contrairement à la période coloniale où leur voix était étouffée et où leurs actions étaient imposées par les puissances impériales, dans une disposition post-coloniale, les pays africains peuvent exercer leur souveraineté dans une certaine mesure. En ce qui concerne les sanctions contre la Russie, au moins la moitié d’entre eux ont exercé leur droit de ne pas y participer, dans l’intérêt national, après avoir pris en compte les implications d’une telle décision. La réponse des Américains et des Russes révèle particulièrement l’influence que les pays africains ont acquise pour déterminer les affaires mondiales.

Récemment, l’administration Biden a entrepris une politique de réengagement en Afrique, qui tient au moins partiellement compte de l’influence croissante de la Russie et de la Chine en Afrique. Le secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, a effectué une tournée des pays africains pour promouvoir la stratégie américaine pour l’Afrique. Cependant, certains rapports des médias ont suggéré que le voyage visait également, en partie, à contrer la présence de la Russie en Afrique, notamment en réaction à la récente visite du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, sur le continent. Il a visité l’Égypte, l’Éthiopie, l’Ouganda et la République démocratique du Congo. (https://www.state.gov/the-united-states-and-africa-building-a-21st-century-partnership/link).

Bien que la première visite de Blinken en Afrique en tant que secrétaire d’État ait eu lieu avant l’invasion russe de l’Ukraine, il est difficile de contester la préoccupation grandissante des États-Unis quant à l’influence russe et chinoise sur le continent. C’est pourquoi, pour la première fois, la stratégie américaine pour l’Afrique est traversée par le discours sur un partenariat égal. De plus, les Américains reconnaissent qu’ils ne peuvent pas forcer les Africains à choisir leur camp, donc leur approche du soft power consiste à demander aux pays africains d’envisager un partenariat avec les États-Unis pour le développement des pays sur le continent, en promettant de dépenser des sommes importantes à cet effet. De cette manière, l’approche africaine du dernier discours sur les sanctions est motivée par les intérêts nationaux de ses pays et une approche pragmatique des questions. Ils ne souhaitent pas être pris dans ce conflit, bien qu’ils en soient économiquement affectés. Leur indifférence à l’égard de la question des sanctions peut en fait dissuader les parties adverses en évitant de diviser le monde en deux camps et la lutte pour l’influence sur eux peut, espérons-le, contribuer à désamorcer les tensions. De plus, ils reconnaissent pleinement les limites des sanctions et choisissent donc d’être pragmatiques quant aux conflits qui n’ont pas d’implications directes pour leur propre intérêt national.

Traduit par Selim Nadi

L’État-nation comme pivot de l’impérialisme

Ce texte est tiré d’une intervention faite lors de l’inauguration de l’Ecole Décoloniale, le 6 octobre 2019, à La Colonie. La vidéo de l’ensemble de cette séance est disponible au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=TveVEFwYmMo

 

On m’a demandé aujourd’hui de parler de « l’État-nation comme pivot de l’impérialisme », vaste programme. La question de l’État, de son rôle et de sa place dans l’impérialisme contemporain est essentielle à toute politique décoloniale. La question sous-jacente porte en quelque sorte, et pour paraphraser Claude Serfati[1] sur le rapport entre les dynamiques « économiques et géopolitiques. » Si l’on suit la fameuse phrase de Rosa Luxemburg, dans le 31e chapitre de L’accumulation du capital, selon laquelle « [l]’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux », alors il est évident que le rôle des États doit être central dans toute analyse décoloniale. Cependant, l’impérialisme contemporain n’est, bien évidemment, plus configuré de la même manière qu’à l’époque de Luxemburg. Certains théoriciens de l’impérialisme expliquent par exemple que la domination impérialiste ne repose plus principalement sur les États-nations. On pourrait, en effet, arguer que la transnationalisation toujours plus grande du capital sape la centralité des États-nations dans l’impérialisme contemporain – ce qui n’efface pas leur rôle pour autant. Afin de ne pas traiter de ce sujet de manière trop vague et superficielle, je vais m’attarder sur un cas bien précis (un cas d’école de transnationalisation du capital) : celui de l’Union européenne (UE).

Il me semble, en effet, que la question de l’UE a été quelque peu délaissée par les militants décoloniaux alors qu’elle est essentielle non seulement dans l’analyse de l’impérialisme contemporain, mais également comme point stratégique, car questionner politiquement l’État-nation implique également de s’intéresser à l’UE. Je vais m’intéresser à l’UE à travers trois points principaux : un bref retour historique pour tenter de revenir rapidement sur ce qu’est l’UE (I), comment elle a été bâtie et comment elle a évolué – en insistant notamment sur le rôle central des États-Unis ; ensuite je m’attarderai un peu sur le rôle de l’UE dans l’impérialisme contemporain, non seulement en son sein, mais également vis-à-vis du sud global (II), notamment à travers l’exemple de 2 traités avec le Maroc et avec la Tunisie et la manière dont ceux-ci ont déstructuré les économies locales ; pour terminer j’évoquerai quelques perspectives stratégiques vis-à-vis d’une perspective de sortie décoloniale de l’UE (III) – permettant d’éviter le faux débat entre le fait de rester dans une UE qui ruine et opprime les peuples, et en particulier les indigènes, et un pseudo repli nationaliste comme peuvent le proposer certains courants de la droite ou de l’extrême droite. L’idée de cette intervention est surtout de proposer quelques pistes de réflexion, les points que j’aborde étant nombreux je ne peux bien sûr pas tout détailler.

I

D’une part, il est important de rappeler qu’alors que l’UE est parfois présentée comme une sorte d’internationalisme, de dépassement des États-nations, permettant de pacifier le continent européen, elle est le produit de luttes interétatiques – dans lesquelles la France a tenté de tirer son épingle du jeu. Un bon exemple est la volonté de J.Monnet – l’un des fameux « pères de l’Europe » – de fonder la reconstruction française sur l’idée de doter la France d’une forte capacité industrielle, et de faire de la France la première puissance industrielle d’Europe. La compétitivité de cette industrie passait notamment par l’accès au marché allemand et la réduction de la capacité industrielle de l’Allemagne. Parallèlement à la volonté de démantèlement territorial et du détachement des régions charbonnières et sidérurgiques du reste de l’Allemagne, Monnet a proposé la création d’une autorité indépendante qui serait chargée de la gestion et du développement des vallées et Rhin et du Danube. Alors que la France ne pouvait plus se contenter d’occuper la Ruhr, comme elle l’avait fait en 1924, pour avoir accès au charbon et à l’acier allemand, elle devait trouver un autre moyen – c’est d’ailleurs l’une des motivations du projet de la CECA (communauté européenne du charbon et de l’acier), ancêtre lointain de l’UE, mais qui annonçait déjà une Europe dirigée par des technocrates. Je ne vais pas retracer ici toute l’histoire de l’intégration européenne, mais je voudrais rappeler 2 choses : d’une part l’importance des États-Unis (et des enjeux militaires US) dans les débuts de l’intégration européenne et, d’autre part, l’inégalité inhérente à l’intégration européenne. D’ailleurs, nous verrons que cette intégration inégale de l’UE repose sur des bases similaires que celles qui expliquent l’exploitation du Sud global par l’UE.

Dans l’introduction de son livre En finir avec l’Europe, l’économiste Cédric Durand présente très justement les États-Unis comme « accoucheuse de l’Europe ». Loin, en effet, d’un projet visant à pacifier l’Europe, né du cerveau génial des « pères de l’Europe », l’impulsion du projet européen reposait principalement sur la convergence entre le projet d’une élite transnationale européenne et la stratégie du gouvernement des États-Unis – notamment par peur de l’URSS et de la montée des PC d’Europe occidentale. L’idée d’un marché unique notamment était l’une des conditions du fameux Plan Marshall des États-Unis en Europe. Le sociologue de l’UE Antonin Cohen, qui n’est pas spécialement un « radical » par ailleurs, écrit ainsi que si l’UE est militairement neutralisée – on n’utilise plus la force armée – elle est également militairement déterminée tant le poids de la guerre froide et des Américains est fort. Dans son ouvrage Staatsprojekt Europa, Jens Wissel rappelle que la première phase du processus d’intégration européenne est surdéterminée par des intérêts politico-militaires aussi bien du côté de l’hégémonie étatsunienne que du côté de la question « allemande » (notamment des enjeux liés au réarmement). Ainsi, les diverses politiques de libéralisation[2] et les tentatives d’intégration de l’économie européenne s’inscrivaient assez clairement dans le contexte de la guerre froide et de l’hégémonie US. Un autre exemple de cette influence américaine se trouve dans la PAC (politique agricole commune) qui, comme le rappelle Henry Bernstein reproduit le caractère national de la politique agricole nord-américaine, en soutenant la production et les exportations notamment vers les pays du Sud, à un coût souvent inférieur à la production locale – j’aborderai de nouveau cette question plus tard, à propos de la Tunisie. Dans son livre sur Le Nouveau Vieux Monde, Perry Anderson émet d’ailleurs l’hypothèse que nombre des projets de Jean Monnet liés à l’intégration européenne lui seraient venus suite à ses amitiés bien placées au sein de l’appareil militaro-politique étatsunien. Cédric Durand résume parfaitement le lien entre la place prise par les États-Unis et le nouveau type d’Empire que représente l’UE. On ne peut, ici, faire l’économie d’une longue citation :

L’alternative entre, d’un côté, les nations qui engendrent les guerres et, de l’autre, l’Europe qui représente la paix est un raccourci qui masque un pan essentiel des origines du processus d’intégration. L’intervention directe des États-Unis dans le geste inaugural européen participe de l’affirmation d’un nouveau type d’empire. Celui-ci n’a pas besoin de conquêtes territoriales, il n’a pas peur d’aider à l’émergence de rivaux industriels, car son objectif est de promouvoir le libre-échange et il sait que cela passe par la construction d’États et de puissances économiques fortes. Pour mener à bien ce projet à long terme de construction d’un capitalisme global, les dirigeants des États-Unis comme les hauts fonctionnaires modernisateurs en Europe agissent dans le cadre d’une autonomie relative par rapport aux intérêts capitalistes domestiques. (…) Cette autonomie relative de l’État vis-à-vis du capital ne correspond certainement pas à une déconnexion entre l’État et les classes capitalistes ; elle renvoie à la capacité de l’État à dépasser le point de vue partiel et à court terme des différents secteurs du capital afin de favoriser le développement du système dans son ensemble[3].

Par ailleurs, ce nouveau type d’empire, qui ne repose plus uniquement sur les intérêts domestiques des États-nations a pour particularité, du moins dans le cas de l’UE, de créer des périphéries en son propre sein. Car si la situation des pays d’Europe du Sud et d’Europe de l’Est apparaît comme particulièrement inquiétante, celle-ci n’est pas uniquement le résultat des politiques menées par l’UE et s’inscrit bien plutôt dans des logiques internes à l’UE – logiques qui seront aussi à la base, comme nous le verrons par la suite, de l’exploitation du Sud par l’UE.

De ce point de vue, l’entrée de pays comme la Grèce, l’Espagne ou encore le Portugal (dans les années 1970 et 80) dans la communauté européenne est assez intéressante. L’école dite de la « dépendance européenne » – qui s’inspire de la théorie de la dépendance appliquée aux pays du Sud[4] – insiste d’ailleurs sur le fait que les rapports « centre-périphéries » sont essentiels pour saisir les dynamiques de l’UE – qu’il existe donc une relation causale entre le centre et les périphéries et que l’intégration de ces dernières au sein de l’UE s’est faite de manière asymétrique et inégale. Rudy Weissenbacher, qui a écrit un excellent article sur cette « école de la dépendance européenne », rappelle qu’alors que la communauté européenne était initialement composée de six pays assez riches, ayant imposé des normes régulatrices dans une phase de relative croissance économique, le premier élargissement s’est fait pendant la crise de 1973-75 et le deuxième pendant la récession mondiale de 1980-82. La Communauté européenne n’étant guère préparée à une telle situation, les pays de la périphérie ont assez rapidement connu la crise et leur situation économique et sociale n’a pas vraiment « convergé » avec les pays du centre. Le géographe grec Costis Hadjimichalis insiste notamment sur le fait que, dès le départ, il ne s’agissait pas uniquement d’agréger des économies nationales les unes aux autres, mais également des systèmes de production locaux et régionaux, des cultures, etc. Hadjimichalis insiste, par exemple, sur la persistance dans les pays d’Europe du Sud, au moment de leur intégration européenne, d’une combinaison entre structures agraires et tourisme ultra-moderne, ainsi que de petits commerces familiaux – comparés aux systèmes productifs des pays du centre, à l’origine des normes désormais imposées aux pays du sud. Cette faiblesse structurelle des formations socio-spatiales d’Europe du Nord s’est encore accentuée avec le marché unique et les traités de Maastricht et d’Amsterdam – cela s’est encore davantage accru avec la mise en place de la zone euro. Si le sujet vous intéresse, il existe un chapitre intéressant, dans un livre récemment dirigé par Panagiotis Sotiris, qui montre en quel sens la Grèce apparaît comme le maillon faible de la « chaîne impérialiste » de l’UE-UEM (Union Économique et Monétaire). L’idée est surtout de mettre en lumière la manière dont les normes européennes ont participé de la création de périphéries au sein même de l’UE.

Je vais désormais m’intéresser un peu au rapport de l’UE avec le Sud global, mais le but des remarques que je viens de faire est de montrer que, d’une part, on trouve une caractéristique fondamentale de l’impérialisme contemporain dans les logiques mêmes qui sous-tendent l’UE – l’internationalisation des rapports sociaux capitalistes et des formes productives capitalistes – mais aussi que, s’intéresser au nouvel empire que représente l’UE implique de s’intéresser également aux inégalités au sein de l’UE, des inégalités qui sont manifestes et évidentes entre les États membres de l’UE, mais qui impliquent également des inégalités au sein des États-nations du centre de l’UE. Pour paraphraser le sociologue espagnol Josep Maria Antentas, dans un chapitre du livre collectif Europe, alternatives démocratiques, il est essentiel de penser toute forme d’internationalisme à travers l’extérieur bien évidemment, mais également vers l’intérieur. On pourrait quelque peu modifier cette phrase en disant qu’une analyse décoloniale ne peut éluder les ravages de l’UE au sein de ses pays membres, ce qui implique non seulement de pointer l’exploitation des prolétaires – et notamment des indigènes – au sein même des pays membres de l’UE (y compris des pays du centre), mais aussi le rôle que joue l’UE dans la spécificité de l’oppression de ceux-ci. On peut, par exemple, penser aux directives antiterroristes de l’UE depuis le 11/09/2001, qui alimentent l’islamophobie au sein de l’UE.

II

Pour l’instant, je me suis surtout penché sur l’inégalité structurelle inhérente à l’UE. Mais, désormais, il faut également s’intéresser aux rapports du bloc impérialiste que représente l’UE avec le Sud global. L’image qui vient sans doute immédiatement à l’esprit lorsque l’on aborde ces questions est celle des migrants qui meurent en traversant la Méditerranée. Ici, toutefois, je voudrais aborder le rôle spécifique de l’UE dans l’oppression et l’exploitation du Sud. Dans un article sur le sujet, l’économiste italien Guglielmo Carchedi écrit que certains, à gauche de l’échiquier politique, nient le caractère impérialiste de l’UE notamment parce que sa capacité militaire est loin de rivaliser avec celle des États-Unis. Toutefois, écrit Carchedi l’impérialisme ne se traduit pas uniquement par des enjeux militaires et il est clair qu’économiquement et financièrement, l’UE apparaît selon lui, comme un bloc impérialiste pouvant rivaliser avec les États-Unis – il émet également l’hypothèse selon laquelle la puissance militaire de l’UE va, dans les prochaines années, rattraper sa puissance économique, j’ai, quant à moi, quelques doutes sur cette dernière hypothèse. Néanmoins, si la puissance militaire de l’UE est encore loin d’atteindre le niveau de sa puissance financière, l’UE reste impliquée très fortement et directement dans l’exploitation du Sud global. L’exemple le plus frappant, mais loin d’être le seul, est sans doute le traité de libre-échange entre la Tunisie et l’UE (Aleca – Accord de libre-échange complet et approfondi) qui obligera par la force des choses la Tunisie à produire en suivant les réglementations et normes européennes. L’économiste tunisien Mustapha Jouili explique notamment les problèmes que pose ce traité pour la Tunisie. Jouili compare même le traité de l’Aleca au pacte colonial de 1881. Il rappelle ainsi qu’un accord d’association entre la Tunisie et l’UE avait déjà été signé en 1995, un accord précédé par un prêt de l’UE à la Tunisie, et il a bien sûr influencé les négociations entre les deux parties. Le prêt était accordé à condition que la Tunisie accepte les orientations économiques libérales voulues par l’Europe, insistant de ce fait sur le rapport direct entre l’endettement des pays du Sud et le diktat du libre-échange (cf. : entretien Médiapart). En 2014, la Tunisie s’est retrouvée dans la même situation : l’UE a accordé un prêt de 300 millions d’euros à la Tunisie à condition qu’elle accepte le lancement des négociations sur l’ALECA. Ce traité de libre-échange implique ainsi une perte de souveraineté de la Tunisie qui va devoir s’aligner sur la législation européenne. Exemple : même si une loi est votée au Parlement tunisien, l’ALECA va imposer une « clause d’arbitrage » : un investisseur étranger peut s’opposer à la loi tunisienne sous prétexte qu’elle est contre ses intérêts et il peut demander un arbitrage, devant un tribunal international privé pour que l’État tunisien obéisse à ses exigences. De la même manière, la Tunisie va devoir produire selon des normes européennes. Jouili insiste notamment sur les problèmes que cela va créer au niveau de l’agriculture :

Le but de l’ALECA c’est de nous faire absorber les excédents agricoles européens, surtout les produits de base : les céréales, les huiles végétales, les produits de l’élevage. Cela va se faire au détriment des producteurs locaux. L’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) estime qu’il y a trois secteurs qui vont disparaître : les céréales, le lait et la viande. Il y a au moins 250 000 agriculteurs qui vont disparaître en quelques années.

Si vous en avez l’occasion, je vous conseille la lecture de la thèse de doctorat de Jouili, accessible en ligne[5] (ou de l’entretien Médiapart[6]), qui est passionnante et qui montre comment, entre autres, l’UE participe de l’exploitation des paysans tunisiens. D’ailleurs, Jouili commence par un extrait du Livre 1 du Capital, de Marx :

Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter les travailleurs, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité…. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et les travailleurs.

Un autre exemple, est l’extension de l’accord d’association (2012 – libéralisation pêche et agriculture) entre le Maroc et l’UE au territoire du Sahara occidental – extension à laquelle s’est fermement opposé le Front Polisario, que la Commission européenne a royalement ignoré[7]. Il est intéressant que ce type d’accord poussant des pays du Sud à s’adapter aux normes de production de l’UE obéissent à des logiques similaires à celles qui ont touché les pays du Sud de l’Europe au moment de leur intégration européenne. D’ailleurs, une question qui est chère aux décoloniaux, la question palestinienne, est également liée à l’UE, dont une partie des financements qu’elle accorde à l’Autorité Palestinienne concerne des enjeux de recherche et développement – l’UE impose ainsi, par exemple, sa perception des questions environnementales (notamment de la question de l’eau) aux territoires occupés palestiniens[8].

Selon Guglielmo Carchedi, dans son livre For Another Europe, l’UE représenterait donc un nouveau type d’impérialisme non seulement au sein de l’UE, mais également avec des pays hors UE – tout en précisant qu’évidemment l’impérialisme de l’UE est fortement imbriqué avec les impérialismes nationaux des pays membres de l’UE. Dennis Canterbury, qui s’intéresse au rapport entre l’UE et les pays d’Afrique, de la Caraïbe et du Pacifique insiste sur le fait que l’impérialisme de l’UE fonctionne principalement au libre-échange, ce qui rejoint ce qu’écrivait Cédric Durand et que j’ai cité plus haut.

III.

Toutefois, on pourrait me rétorquer que l’État-nation n’est en rien moins impérialiste que l’UE – ce qui est exact. En fait, il faut bien voir que l’impérialisme des États-nations européens et celui de l’UE se nourrissent l’un l’autre. Le groupe de recherche Staatsprojekt Europa écrit assez justement à ce propos que :

La réorientation socio-spatiale des appareils nationaux et européens dans la CE prit durant ce processus la forme d’un ensemble européen d’appareils d’État qui à la longue se superpose aux vieux États membres et fait en même temps avancer le processus de recherche d’un projet d’État spécifiquement européen – comparable à la vieille nation[9].

Il n’en demeure pas moins que la question de la sortie de l’UE demeure fondamentale à une politique décoloniale, donc anti-impérialiste – et à mon sens il est essentiel que les militants décoloniaux se saisissent de cette question. Il est évident que l’État-nation représente un outil d’oppression des indigènes et de politiques impérialistes, toutefois la politique reste principalement structurée au niveau national – les militants décoloniaux, tout comme certains pans de la gauche radicale et des courants régionalistes se placent en opposition frontale à l’État, et leurs politiques antiracistes s’opposent à l’État-nation. Paradoxalement, la sortie de l’UE est l’un des moyens d’affaiblir l’État-nation. En effet, si l’on part du principe que l’antiracisme se doit d’être politique – c’est-à-dire de poser la question du pouvoir pour lutter politiquement contre le racisme et l’impérialisme – alors poser la question de la sortie de l’UE est inévitable, les États-nations du cœur de l’UE ayant délégué une part de leur souveraineté à l’UE, ce qui les a, en réalité renforcé plus qu’affaibli. La question n’est pas de savoir si l’échelle nationale est meilleure que l’échelle européenne, mais bien de savoir quelle échelle nous permet de lutter le plus efficacement contre l’exploitation et l’oppression des indigènes. Le manque absolu de démocratie au sein de l’UE est l’obstacle principal à une mobilisation décoloniale à l’échelle de l’UE. Cette absence de démocratie de l’UE empêche les militants décoloniaux comme les militants régionalistes ou issus de la gauche radicale de lutter politiquement contre l’État-nation, son racisme et son impérialisme – les deux étant liés par ailleurs. Finalement, non seulement, l’UE représente un bloc impérialiste, mais, en plus, il renforce l’impérialisme de certains de ses États membres.   Certes, un travail politique commun entre organisations décoloniales de plusieurs pays membres de l’UE reste possible, mais ce travail gardera pour base l’État-nation. En effet, la politique se développe avant tout dans le cadre étatique et c’est donc au niveau de l’État-nation qu’il s’agit de s’emparer des leviers politiques – ce qui est structurellement impossible dans le cadre de l’UE. Nous nous retrouvons donc pris dans ce paradoxe qui veut que nous soyons radicalement contre l’État, mais que, dans le même temps, nous devons nous servir de l’État. Une sortie de l’UE n’est donc pas, loin de là, une fin en soi, mais est surtout une étape essentielle si l’on veut voir notre lutte progresser. Comme l’a écrit Joachim Becker, dans un ouvrage récemment paru, le développement inégal au sein de l’UE entraîne une mobilisation inégale. Le cadre de l’État-nation apparaît donc comme le cadre de mobilisation principal, une éventuelle sortie de l’UE permettant sans doute de travailler à un renforcement des initiatives tentant d’affaiblir l’État-nation, qu’elles viennent des décoloniaux, des régions ou d’initiatives locales ou de certains pans de la gauche radicale – autonome ou partisane. J’ai volontairement abordé, via la question de l’impérialisme, celle de l’UE afin de proposer des pistes pour sortir d’une impasse. Car, nous sommes, en quelque sorte, « bloqués » entre l’irréformabilité structurelle de l’UE, le Frexit prôné par la droite et l’extrême droite (qui souhaitent renforcer le racisme et l’impérialisme) et un Frexit de gauche (bien que celui-ci semble encore assez faible) laissant de côté nombre des préoccupations des indigènes – s’y opposant frontalement par moments même – mais ayant le mérite de s’attaquer au projet néolibéral de l’UE qui touche les indigènes de plein fouet. Un projet contre-hégémonique impliquant des alliances, nécessairement conflictuelles, ne pourra passer à côté de la question de l’UE – et de toute manière, à terme, il nous sera impossible d’échapper à cette question. Je vais donc simplement terminer sur ce qu’écrivait Panagiotis Sotiris en 2015 à propos des questions que pourrait poser une sortie de l’UE :

Que faire du nationalisme et de l’identification historique entre la souveraineté dans le cadre de l’État-nation moderne et le nationalisme ? Je voudrais insister sur le fait qu’on peut avoir une conception politique ou plutôt politiquement performative de la nation. En ce sens, la nation n’est pas la « communauté imaginaire du ‘sang commun’ » c’est l’unité dans la lutte de classes subalternes, l’unité de tous ceux qui partagent les mêmes problèmes, la même misère, le même espoir, les mêmes luttes. La nation n’est pas l’origine commune, c’est la situation et la perspective communes. C’est une conception antagoniste de la nation qui demande aussi un processus de « décolonisation » de la nation, reconnaître les conséquences du colonialisme et du racisme d’État, la lutte contre toutes formes de racisme au sein d’une alliance potentielle de classes subalternes[10].

 

Selim Nadi

 

 

[1] Voir son guide de lecture sur la question de l’impérialisme : http://revueperiode.net/guide-de-lecture-les-theories-marxistes-de-limperialisme/

[2]Les États-Unis ont donc joué un rôle (passif comme actif) dès les débuts de l’intégration européenne. Selon les États-Unis, par exemple, la fragmentation de l’Europe était responsable des faibles taux de croissance ainsi que de la faible productivité en Europe.

[3]Cédric Durand, En finir avec l’Europe, éditions La Fabrique, Paris, 2013, 12-13.

[4]Le théoricien Ruy Mauro Martini explique par exemple le processus par lequel des nations formellement indépendantes se sont retrouvés dépendantes de l’Europe.

[5] https://www.theses.fr/130420719

[6] https://www.mediapart.fr/journal/international/170619/l-accord-de-libre-echange-ue-tunisie-est-un-projet-colonialiste

[7]Le 10 décembre 2015, le tribunal de l’UE rendait un arrêt qui annulait l’accord, donnant raison aux indépendantistes sahraouis. Le tribunal expliquait considérer que les accords d’association et de libéralisation étaient applicables « au territoire du Royaume du Maroc », et que sans précision, cela incluait le Sahara occidental. Par conséquent, le Front Polisario était concerné par l’accord et qualifié pour en demander l’annulation. Ironie juridique : la cour rejette le recours du Front Polisario en se référant « au statut séparé et distinct garanti au territoire du Sahara occidental en vertu de la charte des Nations Unies et du principe d’autodétermination des peuples », note le communiqué de la cour. L’accord ne s’appliquant pas au Sahara occidental, le Front Polisario ne peut s’y opposer.

[8] Les choix scientifiques et techniques comportent des dimensions normatives telle que la gestion quantitative des ressources en eau.

[9] http://www.eterotopiafrance.com/catalogue/l-europe-des-flux/

[10] https://www.academia.edu/39751366/Sovereignty_as_Emancipation_Rethinking_the_People_beyond_the_Nation

Édito #59 –Séisme dévastateur en Syrie : Levée des sanctions !

Alors que le bilan du nombre de victimes de l’effroyable séisme qui vient de ravager le sud-est de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie ne cesse de s’élever avec près de 20 000 morts, un autre crime se déroule en catimini celui-ci, non-assistance à populations en péril. En effet si la solidarité internationale des grands organismes mondiaux, des Etats occidentaux joue à plein et c’est tant mieux en direction des zones sinistrées de Turquie, elle est quasi inexistante en direction de l’Etat syrien, pourtant exsangue après 12 ans d’une guerre dévastatrice loin d’être terminée que ce soit aussi bien dans les zones sous son contrôle ou celles sous contrôle de l’opposition armée à Idleb. La situation est d’autant plus catastrophique que la région subit actuellement une tempête et une vague de froid inédite. Les survivants après avoir perdu leur maison n’ont que des tentes précaires comme abris. Pourtant les appels à l’aide internationale du gouvernement syrien en direction de l’ONU et de l’UE se voient opposés une fin de non-recevoir. En effet ces deux organismes censés être indépendants s’alignent docilement sur la loi étasunienne organisatrice de sanctions à l’encontre de la Syrie dite Loi Cesar[1].  En quoi consiste-t-elle ? Promulguée en décembre 2019 par le président Donald Trump, votée par le seul congrès des EU donc normalement sans effet au plan onusien, elle s’impose par la seule volonté et diktat des EU. Censée ne s’en prendre qu’aux dirigeants syriens, il s’agit d’un régime de sanctions unique en son genre qui bien sûr cible les hommes du régime mais pire toute personne, société, institution ou tout gouvernement qui commercialise avec le pouvoir en place à Damas ou contribue à la reconstruction de la Syrie. Dans les faits elle pénalise grandement les populations civiles puisqu’elle interdit l’envoi de matériels médicaux, de fuel et entrave très gravement l’assistance humanitaire et les secours[2]. Tout soutien financier (octroi de prêts, crédits ou facilités de paiement), envoi de matériel technologique significatif, toute personne ou Etat qui conduit des transactions significatives avec le régime syrien tombe sous le coup de cette loi. Arguant que Damas pourrait détourner l’aide internationale – ce qui est possible mais qui ne doit pas servir de prétexte – , cette loi poursuit un objectif véritablement sadique et totalement illégal au plan international.

Il est très difficile de connaître les vrais effets de la loi Cesar sur la population syrienne en termes de statistiques notamment à cause de l’absence d’organismes internationaux sur place. Toutefois à titre comparatif, le même régime de sanctions qui avait été imposé à l’Irak entre 1991 et 2003 avait causé la mort de près de 1.5 millions de personnes, à une différence près l’Irak étant un pays pétrolier le programme connu sous le nom de Pétrole contre Nourriture avait permis d’alléger relativement les conséquences économiques des sanctions. La Syrie n’ayant pas actuellement accès à ses ressources, cela donne une idée du dénuement de la population syrienne.

Même une levée temporaire des sanctions ne trouve pas grâce aux yeux des E.U au motif que cette aide pourrait être détournée par le régime ou en tout cas que celle-ci pourrait créer un précédent annonçant la levée définitive des sanctions et la réhabilitation d’Al Assad. Pour l’heure seuls quelques Etats amis et rares ONG s’activent afin de sauver les personnes encore sauvables prisonnières des décombres et apporter un secours aux rescapés et sans abri. Mais sans pelleteuses mécaniques sans système de santé ni groupes électrogènes faute de carburant, sans moyens médicaux c’est peine perdue. Et pourtant le pays avant la guerre exportait du pétrole mais aujourd’hui du fait de l’occupation des champs pétrolifères syriens par l’armée d’occupation étasunienne avant même le tremblement de terre il n’y avait plus que 5 h d’électricité par jour. Aujourd’hui alors qu’avions, navires ou convois routiers d’aide affluent du monde entier vers la Turquie la France par exemple maintient sa discrimination entre les bons et les mauvais Syriens. C’est ainsi que Macron vient d’annoncer l’envoi de 21 millions de dollars pour les Syriens mais seulement ceux de la poche d’Idleb sous contrôle rebelle. Pourtant les villes d’Alep, Hama, Lattaquieh ont été durement touchés et le gouvernement syrien n’a que peu de moyens pour faire face aux énormes tâches de déblaiement et de secours aux réfugiés. Il faut absolument geler ou arrêter les sanctions en Syrie. Ne pas geler les sanctions afin de permettre l’arrivée des secours constitue un crime contre l’humanité. #stopsanctionsagainstsyria est l’hashtag utilisé par de nombreux militants et organisations humanitaires internationales pour appeler la communauté internationale à se mobiliser le plus vite possible et envoyer des secours. Ne pas geler les sanctions immédiatement met la vie des milliers de personnes en danger de mort.

 

[1] https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Cesar-Act-Etats-Unis-veulent-accentuer-pression-Syrie-2020-06-17-1201100400

[2] https://www.middleeasteye.net/news/sanctions-dont-stop-assad-hurt-us-all-say-syrian-medics-and-businesspeople

« Il faut sublimer la part lumineuse des Beaufs et des Barbares » – Un entretien avec Houria Bouteldja

Azadî : Dans ton nouveau livre paru aux éditions La Fabrique, tu as choisi comme sous-titre « Le pari du nous » alors qu’il y a déjà un « nous » dans ton premier livre Les Blancs, les Juifs, et Nous. Ce dernier « Nous » semble être un « Nous » d’indigènes, alors que le « Nous » de ton nouveau livre semble inclure d’autres catégories. Quelles sont-elles ? Qui est ce « Nous » ?

Houria : En fait, ces deux « Nous » sont aussi anciens l’un que l’autre. Au Parti des Indigènes, nous avons toujours défendu l’existence de plusieurs « Nous ». Le premier « Nous » est social, c’est celui de la condition indigène, des post-colonisés vivant en France. Celui qui regroupe dans une même communauté de destin les populations issues de l’histoire coloniale et de l’histoire de l’esclavage, et qui vivent sous le régime du racisme structurel. Ce premier « Nous » est strictement social et historique. Ensuite il y a le “Nous” de l’indigène politique. C’est celui de l’Indigène qui s’engage dans la lutte et plus particulièrement dans l’antiracisme politique, qui s’engage à créer une force autonome dirigée par et pour les indigènes tout simplement. Et il y a le troisième “Nous” qui est celui de la majorité décoloniale et qu’on peut assimiler à un bloc historique. Ce « Nous » existe au PIR depuis le début. C’est un « Nous » de l’alliance avec les blancs. Dans le premier livre, je me suis effectivement concentrée sur les deux premiers « Nous »: le social et le politique. Pour autant, je n’oubliais pas le « Nous » décolonial, celui de l’alliance, qui est contenu dans l’idée d’amour révolutionnaire et qui a toujours cohabité avec les autres « Nous » au sein du PIR comme perspective stratégique. L’amour révolutionnaire comprend les autres « Nous », celui des blancs et celui des juifs. Trois groupes qui constituent des groupes raciaux en apparence irréconciliables en France. L’amour révolutionnaire est le dépassement de ces trois « Nous » vers une collectivité politique capable de créer un rapport de force contre le bloc au pouvoir. Le « Nous » du « pari du Nous » est l’incarnation de l’amour révolutionnaire. Quelle est la voix stratégique pour arriver vers ce « Nous » là ? Ce livre est une tentative pour y répondre. Je ne dis pas que tout est dans le bouquin vert, je n’ai pas cette prétention, mais j’essaye de tracer des lignes pour aller vers ce « Nous » politique qui est aussi un « Nous » révolutionnaire.

Azadî : Avant de savoir comment arriver au « Nous » révolutionnaire, tu essayes de montrer pourquoi jusqu’ici il ne s’est pas réalisé. Tu poses les bases. Pour toi, c’est à cause de l’État racial intégral et son pacte racial. C’est la première partie du livre dans laquelle tu fais une analyse matérialiste de presque 500 ans de formation de ce que tu nommes l’État racial intégral. Que vient préciser ce concept ?

Houria : J’essaie de donner un contenu concret à la notion de racisme systémique. J’étais assez insatisfaite de la définition que nous-mêmes dans le mouvement décolonial nous en donnions, parce que ça restait abstrait, ça manquait de matière. Et puis j’ai rencontré Gramsci et son concept d’État intégral. Il le définit comme l’association de trois instances : l’État et ses institutions, plus la société politique, plus la société civile. C’est ce qui fait la cohérence générale de l’État, son existence et sa pérennité. Chez Gramsci, cette analyse était appliquée à l’État bourgeois. Ce qui fait la pérennité de l’État bourgeois est le lien organique qui s’est créé avec le temps – notamment par l’émergence et la constitution des États-nations – entre l’État, les organisations politiques qui représentent les fractions du peuple selon leurs intérêts, et la société civile. Sur la base de cette idée, je me suis dit que l’on pouvait appréhender la question de la race et du racisme à travers le concept d’État intégral parce qu’il manquait à l’analyse de Poulantzas, de Gramsci ou des intellectuels d’aujourd’hui sa dimension raciale. Pourquoi ça marche, le racisme ? Pourquoi ça tient et pourquoi c’est pérenne ? C’est pérenne parce que c’est aussi une coproduction des trois instances citées. Ça nous permet de montrer qu’il n’y a pas d’un côté “les méchants” et de l’autre “les gentils”. Par contre, et je tiens à le souligner, il y a, dans la structure générale du pouvoir, une hiérarchie des responsabilités. La bourgeoisie est plus responsable que les deux autres instances dans le sens où elle a une puissance d’agir plus redoutable que les autres. L’État capitaliste est capitaliste car il est dominé par la bourgeoisie. L’État pour moi n’est pas une essence, il pourrait être dominé par le prolétariat. Mais il se trouve que depuis 400 ans, c’est le bloc bourgeois qui domine. C’est lui qui a le plus intérêt à l’organisation raciale de la société parce qu’il tire tous ses bénéfices, notamment de la structure raciale des rapports sociaux et de la division internationale du travail. Mais ça permet aussi d’identifier les autres responsabilités. Quand on jette un regard sur les organisations de gauche qui représentent l’opposition de classe à la bourgeoisie, on voit bien la contradiction de classe. La bourgeoisie exploite le prolétariat blanc. Il n’en reste pas moins qu’ils sont liés entre eux par l’impérialisme. Le prolétariat existe, vit et survit grâce, entre autres, à l’impérialisme, c’est-à-dire grâce aux rapports inégaux entre centres et périphéries. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi les organisations de gauche qui représentent le monde ouvrier ont accepté le deal, le pacte racial, pourquoi elles sont si colonialistes et si blanches. C’est parce qu’elles font partie du deal, elles-même y participent. Ce que j’ai essayé de montrer avec ce livre c’est que la bourgeoisie a tout de suite compris qu’elle avait intérêt à gagner les classes populaires à son projet. Elle a réussi à universaliser ses propres intérêts. Ce faisant, ce processus crée une société civile avec des affects spécifiques qui lui sont propres. La bourgeoisie ne peut pas créer des bourgeois, ça voudrait dire cesser d’exploiter les prolos blancs et partager avec eux de manière égalitaire. Elle doit donc créer des blancs, et les blancs ne sont pas tous des bourgeois, loin de là. La bourgeoisie quant à elle n’a même pas besoin d’être blanche, ce n’est pas tellement important pour elle. Ce qui est important, c’est que le peuple soit blanc.

Azadî : Ça me fait penser à la bourgeoisie noire qui s’est créée aux États-Unis.

Houria : Bien sûr, et dans les pays du tiers-monde, ce qu’on appelle les bourgeoisies compradores. Cela dit, à l’échelle globale, les bourgeoisies du Sud se situent à un niveau inférieur parce que c’est quand même l’Occident qui est aux avant-postes de la domination capitaliste. C’est lui qui a le plus engrangé pendant des siècles et c’est lui qui a le plus accumulé. C’est donc normal que la plus grande bourgeoisie reste blanche, mais sa caractéristique n’est pas d’abord d’être blanche.

Azadî : C’est d’être bourgeoise. C’est pour cela que les grands pontes de l’Arabie Saoudite par exemple s’entendent plutôt bien avec les bourgeois blancs, qu’entre eux, il n’y a pas d’islamophobie ?

Houria : Oui et non. Quand on parle des Saoudiens, on est toujours méprisant. Le racisme ne disparaît pas. Il y a toujours un mépris profond vis-à-vis de ces « bédouins » qui se sont enrichis si rapidement, mais qui au fond restent de vulgaires bédouins grossiers et rétrogrades. Mais le rapport de classe atténue le racisme. Ce qui prime dans les relations, c’est le business.

Mariam : Rappelez-vous quand ils ont habillé Messi d’un bisht (cape traditionnelle considérée comme un signe de prestige dans certains pays arabes) pour la victoire de la coupe du monde et que les journalistes de BFM s’étaient moqués. Ils avaient appelé ça un peignoir, avec un air mesquin signifiant « c’est quoi ce truc de clochard ? »

Houria : Voilà, c’est ça. Ce mépris existe toujours. Quand tu vois ce médiocre Pascal Praud se moquer des Qataris, ça te donne une certaine idée de l’infinie arrogance occidentale.

Mariam : Dans le livre, tu insistes pour montrer à chaque fois les résistances de l’internationalisme ouvrier, de l’extrême gauche française. Des moments où elle a été anticoloniale. Tu les mentionnes fréquemment mais leurs efforts semblent souvent insuffisants ou faibles. D’où viennent ces résistances ? Et pourquoi n’aboutissent-elles pas ?

Houria : Les syndicats ont souvent été les plus téméraires. Ce sont ceux qui ont le plus persévéré dans la solidarité de classe. Le problème est qu’il n’y a pas que les syndicats, il y a les partis politiques. Le parti communiste par exemple. Il a longtemps été très puissant, mais il a été et reste très chauvin. C’est lui qui a influencé les syndicats puisque les syndicats comme la CGT étaient très liés au Parti communiste. Quand il y a eu la constitution du Front populaire, les syndicats ont dû en subir les conséquences. Ils peuvent avoir eu des velléités anticolonialistes mais les rapports de force sont aussi déterminés par l’existence d’une bourgeoisie industrielle et financière et par les grands choix des partis politiques. Quand tu es un syndicaliste et que tu dois déjà lutter pour les ouvriers qui travaillent en France, et qu’en plus tu dois arrimer ta lutte à celle de l’anti-impérialisme, ce n’est pas facile. D’une part parce que les rapports de force ne sont pas suffisants mais aussi parce que le monde ouvrier tel qu’il existe n’a pas cette conscience internationaliste qui lui permettrait d’y voir plus clair dans le fonctionnement du capitalisme. Les syndicats composent aussi avec leurs bases, donc avec une société civile qui est elle-même fabriquée par le consensus national.

Azadî : Tu expliques très bien l’avènement de l’État racial intégral, notamment à partir du triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité ». Je pense que c’est un moment important du livre, car à travers la devise, tu expliques comment fonctionne le pacte racial. Tu dis « Blanc, le citoyen votera pour l’Empire. Français, le citoyen votera pour la préférence nationale-raciale. Individu, le citoyen votera pour ses intérêts propres et non pour ceux de son voisin ». Tu dis que la liberté a conduit à l’individualisme.

Houria : La liberté parce qu’elle était déjà déterminée par l’intérêt de propriété, soit la liberté de devenir propriétaire.

Azadî : Oui. À côté de la liberté, tu dis que la fraternité est perdue au sein du pacte racial. Tu t’interroges “est-ce que les damnés de la terre pourront appeler « frère » un blanc ?”. Dès la fin de la première partie, on comprend où tu veux en venir, redonner une part d’idéalisme à cette devise « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Houria : Oui, je voudrais la sauver parce que l’idéal révolutionnaire en son fondement est beau. Je ne veux pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Azadî : C’est aussi la devise qui a fait du mal aux peuples du Sud, avec le drapeau tricolore. C’est au nom de cette devise et du drapeau qu’on a prétendu civiliser le Sud. Et tu te le réappropries. Il y a une vraie symbolique puisque les blancs y tiennent, mais nous aussi on pourrait y tenir s’il y avait un vrai sens révolutionnaire dedans.

Houria : Tout à fait. En fait, ce sont de très beaux mots. Mais leur sens a été façonné par l’État racial intégral. Il n’en reste pas moins qu’au moment de la Révolution, il y a eu une possibilité pour que ces mots échappent au destin qu’on leur connaît aujourd’hui. Je me dis qu’il y a une possibilité d’y revenir. Il ne faut pas les laisser à l’ennemi et donc leur redonner un sens politique, un sens décolonial, anticapitaliste, antilibéral. Mais ce sera nécessairement l’objet d’une lutte.

Mariam : Tu termines sur la mémoire avec le chapitre « Le choix des ancêtres ». J’ai l’impression que, comme tu le disais au Bandung du Nord à Bruxelles, il manque à la gauche une Idée au sens de Badiou et que dans ce livre, tu essayes de participer à cette nouvelle Idée, à la rendre désirable. Et tu accordes donc beaucoup d’importance aux symboles et à la mémoire. Pourquoi terminer ton livre sur la mémoire, avec ce dernier chapitre dans lequel tu proposes un nouveau Panthéon, une réflexion autour du soldat inconnu ? Est-ce que c’était voulu dès le départ ?

Houria : Oui, c’était voulu depuis le départ, parce que je trouve que la politique de gauche en France est dénuée d’émotions, de sentiments et de sensibilité. Elle est sèche, trop matérielle, et Dieu sait si je tiens au matérialisme, mais ça ne suffit pas. Elle n’a pas d’âme. Je pense qu’il nous manque un souffle, il nous manque une Idée, il nous manque une transcendance.

Mariam : Et tu introduis ton livre par un hadith et par un extrait de la Bible. Quand j’ai vu ça, ça m’a fait sourire mais dans le bon sens du terme.

Houria : Bien sûr. Je commence par la nourriture de l’âme, ce ce qui nous fait tenir debout. Ce à quoi on tient le plus. Et ce qui paradoxalement nous est reproché dans la société française : qu’on ait gardé le sens du sacré. Rendre hommage aux ancêtres, c’est du sacré aussi. Dans la politique française, dans les mobilisations de gauche, le sacré n’existe pas. C’est aussi pour ça qu’elle est désertée.

Mariam : Il y a le registre de la dignité aussi que l’on retrouve dans les mouvements antiracistes, pas uniquement en France, mais aussi aux États-Unis ou ailleurs. Alors qu’à gauche, il y a moins cet intérêt pour la dignité. Certainement parce que les antiracistes sont plus sensibles à la dignité bafouée par le racisme qui déshumanise. Est-ce pour cela que c’est toi qui cherches à amèner cette sensibilité-là, en raison de l’histoire d’où tu viens ?

Houria : C’est vrai que la gauche ne se sent pas déshumanisée, alors que tous les indigènes se sentent déshumanisés. On a cette expérience qui nous détermine et oriente nos choix et nos affects.

Azadî : Tu t’inspires de Gramsci, de Poulantzas, de Lénine et enfin de Sadri Khiari. Comment ils t’ont aidée à développer ton sens de la stratégie politique, puisque ce qui les réunit, c’est qu’ils sont tous des stratèges politiques ?

Houria : Première chose, il faut reconnaître aux marxistes d’avoir fait le travail théorique sur l’État et le capitalisme, d’avoir déblayé le terrain et de nous avoir offert de grands outils d’analyse stratégiques et théoriques. Gramsci, Poulantzas sont incontournables. Lénine on n’en parle pas. Quand on a un tel leg théorique, ce serait une connerie de ne pas le valoriser. Sadri Khiari est un théoricien du Sud, qui vit sous l’impérialisme, c’est un Tunisien. Mais c’est aussi un marxiste, donc il a eu cette capacité d’articuler les luttes du tiers-monde avec le marxisme, ce qui a fini par se traduire par une œuvre décoloniale. Quand il est venu en France et qu’il a créé le Parti des Indigènes avec nous, honnêtement sans lui, nous n’aurions jamais eu les bases théoriques du Parti des Indigènes. Le PIR est lui-même le produit d’une rencontre, si j’ose dire, des beaufs et des barbares, en théorie. Puisqu’il y a l’apport du marxisme européen et celui des théoriciens du Tiers-monde. C’est Sadri qui nous a formés, à la théorie et à la stratégie politique. En tout cas, c’est lui qui m’a formée. Sans lui, en France, très sincèrement, il n’y a pas de théorie de la race. Attention, je ne parle pas ici de l’histoire coloniale à travers Césaire, Fanon et tous ceux qui ont fait le travail aux États-Unis. Dans le cas de la France postcoloniale, je pense qu’il n’y a pas de théorie de la race sans Sadri Khiari. Mais il reste très méprisé. Il n’est jamais cité. Tout simplement parce que le reconnaître, ce serait réhabiliter le PIR et ça, c’est haram.

Mariam : Sur la seconde partie du livre, dans le chapitre « Les mains sales » tu expliques la façon dont il faudrait saisir la part lumineuse des classes populaires, là où la gauche refuse de se salir les mains dès qu’elle doit faire face à leurs penchants réactionnaires ou jugés comme tels. Or, beaucoup se demandent comment saisir cette part lumineuse sans tomber dans une politique réactionnaire ?

Houria : D’abord, je propose un pari. Un pari est toujours risqué et le risque d’être emporté par la part réactionnaire existe. Mais en politique, on prend des risques. Ou alors, on n’en prend pas, on ne se salit pas les mains, mais on aura grandement contribué par notre lâcheté à laisser le terrain à la partie adverse. Par ailleurs, pour moi se salir les mains, ce n’est pas qu’une théorie, c’est aussi une pratique. Aux Indigènes de la République, je peux donner des exemples où on a su sublimer la part lumineuse des indigènes. On a su séparer la part lumineuse de la part sombre. Je donne un exemple que j’ai vécu. Au début des années 2000 après la deuxième intifada, de nombreuses manifestations ont eu lieu en France. L’antiracisme politique n’existait pas, et les mobilisations étaient essentiellement organisées par la gauche blanche, les communistes, la CGT, jusqu’à la LDH (Ligue des droits de l’Homme). Leurs mots d’ordre étaient très mous. Mais les indigènes dans les quartiers étaient très en colère, enragés, mais exclus du champ politique, exclus de la gauche. Ils avaient besoin d’exprimer leur rage, et comme ils n’étaient pas canalisés politiquement, qu’il n’y avait rien pour les représenter, pour les construire, c’étaient souvent leurs bas instincts qui parlaient. Leurs bas instincts étaient parfois anti-juifs. Et la gauche le savait et avait peur de voir les indigènes débouler et salir ses manifs. Et effectivement quand ils venaient, il y a eu assez souvent des débordements antisémites. À cette époque-là, des militants comme Youssef Boussoumah qui faisaient partie des grands fronts en solidarité avec la Palestine devaient organiser des services d’ordre pour virer les indigènes susceptibles de faire du tort à la cause palestinienne en criant des slogans antisémites. Youssef coursait des gens dans les manifs, il les virait à coup de tatane. Il faut comprendre qu’au nom de la cause palestinienne, il était d’une importance supérieure que les manifestations soient irréprochables. C’était le chantage de la gauche pour qu’elle daigne se mobiliser. Les conditions étaient posées selon ses termes à elle. Or, les Palestiniens, faute de mouvement de masse anticolonialiste et indépendant de la gauche, avaient besoin du soutien des organisations blanches. Plus il y avait des débordements, plus la gauche abandonnait la Palestine. Les anti impérialistes comme Youssef devaient faire le sale travail au nom de la cause.

C’est alors que l’antiracisme politique est né. Il a radicalisé les mots d’ordre, il a d’abord assumé son antisionisme. Il soutenait les mouvements de résistance quelle que soit leur obédience, le Hamas par exemple. Il légitimait la lutte armée des Palestiniens en faisant des parallèles avec l’Algérie, l’Afrique du Sud mais aussi la Résistance française. Les gens dans les manifestations avaient le droit de venir en tant que Musulmans. Ça c’était nos manifs à nous. On a élevé le niveau de radicalité et on a rencontré l’affect indigène. Les indigènes venaient en masse dans nos manifs. Par exemple lors des manifs monstre de 2009 et 2014. C’était nous à l’avant poste, nos slogans antisionistes et radicalement dénués d’antisémitisme étaient repris en cœur. Dans nos manifs, curieusement, tous les excès indigènes se sont résorbés. Parce qu’ils arrivaient chez nous, et on leur disait « vous avez le droit de venir en tant que vous-mêmes », « vous avez le droit d’être antisioniste ». Ils ne pouvaient pas être plus radicaux que nous. Du coup, la surenchère antisémite n’avait plus lieu d’être puisque le besoin de radicalité était assouvi par notre propre radicalité. Elle a même disparu. Dorénavant, les « incidents » antisémites, faute d’exister, il a fallu les inventer comme ce fut le cas en 2014 où Manuel Valls a monté une affaire antisémite de toute pièce.

Mariam : Plus besoin de faire des provocations antisémites donc…

Houria : Plus besoin ! Leur rage s’exprimait dans les mots de l’antisémitisme parce que la gauche était molle. Elle n’était pas capable d’exprimer quelque chose à la hauteur de leur colère et de l’événement. Alors qu’avec nous, les gens se sont moulés dans nos mots d’ordre. Et ça leur suffisait. Et là, c’est la part lumineuse qui est apparue, à savoir un anticolonialisme sincère et profond, tandis que le sentiment antijuif disparaissait petit à petit.

Mariam : On voit l’importance du travail politique de traduction. Tu sais que l’antisémitisme des indigènes cache en réalité un antisionisme que tu décides de politiser pour mieux lutter pour la Palestine et contre l’antisémitisme.

Houria : Voilà. Le paradoxe de tout ça, c’est que les antisémites, il y en avait dans les manifs de la gauche molle mais pas dans les manifs indigènes au final. Parce que le travail de politisation a été fait chez nous. Ça a été fait dans un espace de quinze ans, ça a été long, mais si tu regardes les manifestations interdites à Paris il y a deux ans, il y a plein de jeunes qui sont sortis et tout le monde s’accorde à dire que les slogans, pourtant spontanés du fait de l’interdiction des manifs, étaient nickels. Quand les gens ont le droit d’être antisionistes, ils n’ont pas besoin d’être antisémites. Ce qui montre que l’équation antisioniste = antisémitisme est une vaste escroquerie. On peut même se demander si ceux qui jouent sur cette équivalence ne cherchent pas à augmenter le niveau d’antisémitisme plutôt que de le résorber.

Azadî : J’ai l’impression que ce que tu viens de dire est une mise en abyme de ce qu’a été le PIR et de ce que tu représentes : avoir les mains sales et permettre aux personnes d’exprimer ce qu’elles veulent exprimer, mais en leur donnant un bagage politique pour les protéger.

Houria : C’est-à-dire qu’on fait tout pour empêcher l’ensauvagement des indigènes, l’antisémitisme étant une forme d’ensauvagement. On a tenté d’enrayer cette mécanique. Ce n’est pas gagné, mais c’est dans cette direction qu’il faut continuer à travailler. Ça nécessite des organisations prêtes à se salir les mains. A la lumière de cette expérience, je suis convaincue que c’est ce qu’il faut faire avec les classes populaires blanches. Il faut sublimer la part lumineuse des beaufs et des barbares.

Azadî : Tu cites dans ce nouveau livre ce passage de ton premier livre, Les Blancs, les Juifs et Nous : « Si les choses étaient bien faites, le devoir des plus conscients d’entre vous serait de nous faire une proposition pour éviter le pire. Mais les choses sont mal faites, c’est à nous que cette tâche incombe ». Je me demande pourquoi c’est encore à nous de faire le pari du nous ?

Houria : Soit on le fait, parce qu’on n’a pas de temps à perdre. Soit on s’assoie, et on attend que la gauche le fasse. Voilà. Il faudra s’armer de patience parce qu’elle n’est pas prête à se salir les mains. En attendant sa prise de conscience, nous, on fait notre taf, et elle, elle avancera à son rythme qu’il faudra accélérer si on en a les moyens.

Azadî : Avancer à leur rythme ça me fait penser à quand tu dis dans le livre qu’il va falloir composer avec les blancs qui n’aiment que leurs enfants. On en revient toujours au Nous. Au sein du Nous, il y a deux vitesses, deux affects différents.

Mariam : Et même des sous-vitesses avec des sous-groupes au sein de ces classes populaires.

Azadî : Comment avancer avec des rythmes différents, comment unifier des camps qui eux même ne sont pas unifiés en leur sein ?

Houria : Moi je ne vais rien faire du tout. Je n’ai pas la capacité d’unifier les indigènes ou d’unifier les blancs. Il y a trop de contradictions matérielles et historiques pour que je puisse faire quoi que ce soit. Je ne suis pas une magicienne. On trace des lignes stratégiques et théoriques. Le travail d’unification sera un travail politique de toutes les parties en présence, de toutes celles qui voudront bien s’engager dans cette direction. Nous, on aura notre part de travail en tant qu’embryon décolonial. Ce travail d’aller chercher les indigènes. Et c’est le paradoxe de l’affaire, ce travail doit souvent passer par les blancs. En politique, il y a des moments. Peut-être que le moment est celui qui consiste à avoir comme priorité de convaincre les blancs. C’est un travail politique. Parfois, il s’agit de convaincre les blancs pour qu’avec les indigènes, nous puissions aller plus vite. Le moment où je parle, on l’a dit hier dans l’émission sur l’antiracisme politique, on est dans le creux de la vague. Il y a un travail qui est en train d’infuser. Si on me dit que ce sont surtout les blancs qui sont intéressés par mon livre, je dis tant mieux. C’est quoi le problème ? La marche de 2019, pourquoi autant d’indigènes sont sortis ? Parce qu’il y avait des « grands blancs », Mélenchon et Martinez notamment. Il y a deux choses qui font sortir les indigènes en masse : les grands blancs qui rendent les manifs légitimes et sécurisantes où le sang : celui qui gicle à Gaza ou l’assassinat de Georges Floyd. Ce n’est pas nous qui les faisons sortir, nous sommes au mieux les cadres organisateurs en capacité de capter le moment et de lui donner une direction. Ça fait 15 à 20 ans qu’on lutte contre l’islamophobie, on n’a jamais fait sortir 30 000 ou 40 000 personnes dans la rue. Il a fallu la participation des grandes organisations blanches qui rassurent et rendent l’acte désirable et « rentable ». Mais pourquoi les grands blancs ont-ils fini par nous rejoindre ? C’est grâce au travail politique des indigènes. C’est donc aussi grâce à l’antiracisme politique que ces mêmes grands blancs ont pris conscience du rôle de l’islamophobie comme idéologie contre-révolutionnaire, mais de manière indirecte. Comme d’habitude, les choses sont dialectiques.

Azadî : Tu parles aussi des abstentionnistes. Tu dis qu’il y a les abstentionnistes qui sont indifférents, contrairement aux autres qui penchent davantage vers le racisme. C’est le bloc abstentionniste qu’il faudrait inclure dans le pari du nous ?

Houria : Chez les blancs, je vise effectivement les abstentionnistes, parce que finalement, je les trouve intéressants. Il y a une offre qui leur est faite, qui est celle du racisme et du RN, et ils n’y cèdent pas. Je les trouve bien ceux-là ! Il faut absolument aller vers eux car on sent qu’il leur manque une offre. Ils sont prioritaires. L’autre cible est ceux qui votent à gauche, qu’il faut maintenir au maximum dans nos rangs. Et parmi ceux qui votent extrême droite, je vise ceux qui ont voté Mélenchon (ou divers gauche) au premier tour, et Le Pen au second. Eux sont aussi très intéressants. Ce serait bête de les abandonner au vote RN puisqu’ils ont d’abord fait un choix de classe. Ceux qui votent Le Pen premier et second tours, on ne les calcule pas. On n’est pas désespérés à ce point.

Azadî : Je voulais que tu parles des apartés parce que je les trouve extrêmement beaux, très touchants, et en lien avec ce que tu écris. Nous en tant que lecteurs ça nous fait du bien, mais toi est-ce que ça t’a aidée parfois à sortir du théorique ? Parce que dans tes écrits, il y a toujours une forme de poésie.

Houria : Pour moi, les apartés, c’est du supplément d’âme. Mais c’est aussi la chose que je ne veux pas décrire de manière analytique. Par exemple, il y avait un manque dans mon livre. C’était la manière dont on se mélange avec les blancs. Comment on vit vraiment ensemble, je veux dire, concrètement. On est un pays de métissage en fait, on ne se rend pas compte à quel point on est métissé. Mais je ne voulais pas faire une analyse de sociologue, ça méritait un traitement différent. Tout un chapitre là-dessus ça n’a pas beaucoup d’intérêt en soi. Je voulais plus un traitement émotionnel. Il y a un truc qui est clair, il y a une barrière infranchissable, c’est la barrière de classe. Les riches, ils se reproduisent entre eux, et tu ne peux pas te mélanger avec. Je veux dire que les grands blancs ne veulent pas se mélanger avec les petits blancs. Par contre, petits blancs et indigènes, en veux-tu en voilà, des métisses. Ça veut dire que la barrière de la race, dans les faits, se franchit. J’ai trouvé que ça méritait un traitement à part. On a des enfants. Ils sont bien là. Et ils disent l’alliance possible des beaufs et des barbares mieux et plus que mille mots.

Mariam : Eugénie Bastié a lu ton livre et est l’une des premières journalistes à avoir écrit un article dessus, dans le Figaro (« Dans la tête d’une révolutionnaire racialiste »). Elle « analyse » ainsi « Les beaufs et les barbares doivent s’allier contre un ennemi commun, le grand blanc capitaliste et l’État racial. C’est l’alliance du faucille et du Coran, de la lutte des races et de la lutte des classes. ».

Houria : Si Eugénie Bastié avait un minimum de culture politique, elle saurait que cette expression, « l’alliance de la faucille et du Coran », vient de son propre camp, de la droite. C’est son camp qui a eu peur de l’alliance des ouvriers blancs et des ouvriers indigènes. Ce sont eux qui ont transformé une lutte ouvrière indigène en lutte islamiste. Ce sont leurs mots, pas les miens. Ensuite, j’ai trouvé cet article moins délirant que ce que j’ai pu lire parfois sous la plume de journalistes de gauche. J’ai relevé aussi sur Facebook qu’elle dit que je ne parle pas de l’antisémitisme de Soral. Je crois bien qu’avec le PIR, on a été les premiers à dénoncer l’alliance de Dieudonné et de Soral fondée entre autres sur l’antisémitisme. Soral me déteste pour ça, parce qu’on l’a dénoncé à maintes reprises. Je me demande comment elle fait pour l’ignorer. Si elle a vraiment lu mon livre, elle ne peut pas ignorer le passage où je dis que l’idéologie de Soral relève de l’antisémitisme. C’est une menteuse. Elle n’est ni la première, ni la dernière. Depuis Bastié, Le Point et Charlie Hebdo lui ont emboîté le pas. Ils sont tellement nuls, qu’ils ne méritent pas qu’on s’y attarde.

Azadî : Tu dis souvent que la classe bourgeoise est celle qui a la plus grande conscience de classe. Eugénie Bastié dit justement : « Beaucoup voudraient faire taire Houria Bouteldja. Je pense qu’il faut la lire au contraire, car sa pensée racialiste est en train de gagner les esprits. D’ailleurs, elle-même se vante du butin de guerre que constitue Mélenchon, acquis à la pensée indigéniste. La gauche est en train de faire le pari de l’islamo-marxisme dont elle est la prêtresse ».

Houria : Mais je vais la contredire. Nous on ne racialise pas, on déracialise. Je répète, c’est son camp qui a transformé les ouvriers immigrés qui revendiquaient des droits sociaux et politiques en islamistes. C’est comme ça qu’on racialise les rapports sociaux. Mélenchon quand il s’attaque à l’islamophobie, il déracialise. Eric Ciotti, pareil, il m’a fait rire parce qu’il s’offusque avec l’extrême droite du fait qu’on dit qu’il y aurait un « suicide français ». Le thème du suicide français est un thème d’extrême droite. Ce sont eux qui disent que la France se suicide. Eux ont le droit de le dire, mais quand nous on fait éventuellement les mêmes constats, mais avec des analyses différentes et pour des objectifs différents, tout d’un coup ça ne va plus. On n’a pas le droit de dire qu’il y a un suicide français au sens culturel où pour moi, les identités modernes sont façonnées par la marchandisation, l’individualisme. Il y a une distinction très forte entre ma position et celle de l’extrême droite parce que l’extrême droite considère que les identités sociales et historiques de la France disparaissent à cause de la massification de l’immigration, de l’Islam etd ‘un projet de « grand-remplacement ». Moi, je dis que s’il y a une disparition historique des cultures locales, c’est à cause de l’émergence des États-nation, du capitalisme, et de l’impérialisme. Il y a plus de chances que la France soit menacée d’américanisation que d’islamisation, ou d’africanisation. C’est ça le véritable grand-remplacement. Ce sont aussi deux dynamiques complètement différentes parce que l’américanisation, c’est vider une culture de sa substance pour ne garder que le caractère consumériste. Tandis que l’africanisation, c’est juste un mélange de culture, c’est un enrichissement qui nous apporte quelque chose, qui nous apporte des dimensions spirituelles, culturelles. Qui nous apporte une autre manière de voir et donc qui ne peuvent qu’enrichir le substrat français, qui s’est toujours enrichi de par son histoire et depuis le début, comme toute culture. Toute culture est faite d’emprunts et de mélange. Il n’y a pas une culture algérienne stricte et homogène. On est tous le fruit de l’histoire complexe. Donc ce qui arrive à la France de par son histoire et notamment de par son histoire coloniale, c’est que les autres cultures viennent et se mélangent à l’existant. Quand les immigrés viennent, ils ne laissent pas leur culture au porte-manteau, pour rentrer dans la classe, dans la grande nation France, tous nus, pour être francisés selon une norme définie par l’État. Ils entrent dans la classe avec leur manteau, avec leur histoire, leur mémoire, et ils partagent leur culture. Pour moi, partager la culture, c’est ma mère qui faisait le couscous pour les voisins. On ne va pas devenir des névrosés comme les gens d’extrême droite. Quelqu’un qui veut partager quelque chose avec moi, sa baguette par exemple, eh bien je l’accepte, je suis très contente quand on m’offre un bout de baguette et un bout de fromage.

Rire : si on finit la dessus, on va m’accuser d’essentialiser les Français qui ne sont pas réductibles au cliché de la baguette et du fromage. Allez, je prends le risque !

 

Pour le QG décolonial, Azadî et Mariam