Messages par QGDecolonial

La nouvelle alliance entre l’Inde et Israël

A l’occasion de la visite en France du Premier ministre indien, Narendra Modi, nous publions cette recension de Hostile Homelands. The New Alliance Between India and Israel, d’Azad Essa, Pluto Press, Londres, 2023.

 

L’ouvrage de Azad Essa, Hostile Homelands, vient combler un manque important dans l’analyse du tournant de l’Inde vers l’extrême-droite sous le gouvernement de Narendra Modi. En effet, alors qu’il fut un temps où l’Inde caractérisait le sionisme de raciste, l’Etat israélien est devenu l’une des pierres angulaires de la politique étrangère de l’Inde. Dans la seconde moitié des années 1930, par exemple, alors que la lutte pour l’indépendance de l’Inde atteignait son apogée, et que la grande révolte arabe contre les Britanniques éclatait, J. Nehru déclarait que la question palestinienne mettait en lumière le fonctionnement de l’impérialisme – qui touchait également les Indiens. Nehru rajoutait qu’alors que les Juifs d’Europe étaient victimes du fascisme, ils n’en avaient pas moins accepté de se faire « exploité » par les Britanniques. Ce curseur mis, par Nehru, sur une lutte extérieure à l’Inde n’était pas rare chez les membres de l’Indian National Congress (INC) qui, en tant qu’organisation de libération nationale, se solidarisait également avec nombre d’autres luttes anticoloniales (Egypte, Syrie, Irak, …). C’est notamment via une opposition conjointe à l’impérialisme britannique que les premiers liens politiques entre l’Inde et le monde arabe se sont faits. Concernant le cas plus précis de la Palestine, la première déclaration de solidarité émise par l’INC date de 1922. Pourtant, étant donné le rayonnement de l’indépendance indienne et de ses leaders, il était d’un intérêt stratégique pour le mouvement sioniste de chercher le soutien des figures les plus importantes comme Nehru ou Gandhi. Ainsi, l’agence juive a, par exemple, envoyé Immanuel Olsvanger (qui deviendra notamment connu pour avoir été le premier traducteur de textes en Sanskrit ou en Japonais vers l’Hébreux) en Inde afin qu’il tente de persuader Nehru et Gandhi d’apporter publiquement leur soutien au mouvement sioniste – ce qu’il ne réussit pas à faire. Des personnalités aussi importantes que Martin Buber, Albert Einstein ou encore Judah L. Magnes écrivirent également à Gandhi et Nehru. Sans succès. Ainsi, le 26 novembre 1938, Gandhi publiait un article intitulé « The Jews », dans le journal Harijan. En substance, il écrivait que si sa sympathie allait, de toute évidence, aux Juifs, étant donné les persécutions dont ils sont victimes en Europe, il rajoutait qu’en aucun cas une telle sympathie ne l’aveuglait face à l’injustice. La position de Gandhi était, toutefois, loin d’être aussi évidente qu’il n’y paraît aux premiers abords. Selon Azad Essa, ce soutien à la cause palestinienne était motivé par la nécessité de bâtir un « pont » entre l’INC, dominé par les Hindus, et le développement d’une élite musulmane qui se souciait surtout de son futur statut de minorité dans un pays sous domination politique des Hindus. Ainsi, en 1946, la position de Gandhi n’était plus la même, affirmant que les Juifs avaient un plus grand droit sur la Palestine que les Arabes. Il est connu désormais que, loin de l’image souvent présentée dans les médias, loin d’être un anti-impérialiste et un anti-raciste, Gandhi partageait nombre des idées de l’Empire blanc de son temps (défendant les idées racistes de l’Afrique du Sud lorsqu’il y vivait étant jeune, appelant les paysans indiens à prendre les armes pour « défendre » l’Empire britannique durant la Première Guerre mondiale, etc.). Il semble donc que son attitude envers la Palestine évoluait au grès de ses besoins immédiats. Sans revenir sur l’ensemble de l’histoire des rapports entre l’Inde et la Palestine – parfaitement développés dans le livre – il est simplement important de rappeler que la question palestinienne était loin d’être absente des débats dans l’Inde colonisée tout comme dans l’Inde indépendante.

Finalement, c’est le 29 janvier 1992 – plus de 40 ans après avoir officiellement reconnu l’Etat sioniste – que le gouvernement indien (dirigé par l’INC à l’époque) a établi des relations diplomatiques totales avec Israël. Azad Essa écrit que cette date marque le début d’une nouvelle ère. Cette époque, marquée par la fin de la Guerre Froide et des crises économiques, était l’époque des réformes économiques en Inde et de la plus grande libéralisation du pays (sous l’égide des institutions financières comme le FMI). Dans ce contexte, l’Inde a vite compris que courtiser l’Etat israélien pourrait lui permettre d’obtenir un siège à la table des grandes puissances du nouvel ordre mondial – post-Guerre Froide. La première collaboration directe entre ces deux pays concernait le Kashmir – enjeu territorial d’importance entre l’Inde et le Pakistan depuis la partition. Alors que la population du Kashmir, majoritairement musulmane, impliquait que ce territoire revienne au Pakistan, l’Inde s’est assurée le contrôle sur ce territoire. Non seulement des milices nationalistes Hindus y ont massacrés 200 000 musulmans du Kashmir au moment de la partition (entraînant également le déplacement de 500 000 musulmans), mais après avoir négocié avec le régime autoritaire et clientéliste du Kashmir, l’Inde a introduit un article, dans sa constitution de 1954, accordant une semi-autonomie au Kashmir. Bien évidemment, ce semblant d’autonomie n’a pas fait long feu puis cette région a assez rapidement été intégré à l’Etat indien. Or, depuis 1990, le Kashmir est ébranlé par une insurrection armée contre la domination indienne. En réaction à cette insurrection, l’Inde a mobilisé ses troupes dans la région – en faisant l’une des zones les plus militarisées du monde. C’est lorsque, en juin 1991, 6 touristes israéliens ont été enlevés par des militants du Srinagar, au Kashmir, que l’Inde a lancé une opération militaire, conjointe avec Israël, entraînant la normalisation des relations entre les deux Etats. Cette période coïncidait avec la montée (progressive) du parti nationaliste Hindou, le Bharatiya Janata. Israël a donc commencé à apparaître comme un cas d’école d’occupation d’un territoire, la Palestine, aux yeux des dirigeants indiens. Non seulement le complexe industrialo-militaire israélien est devenu une référence aux yeux de l’Etat indien, mais les techniques de contrôle et de surveillance d’une population occupée également. Cet alignement entre les intérêts indiens et israéliens explique, en partie, pourquoi, après le 11 septembre 2001, l’Inde s’est immédiatement jointe à la « guerre contre le terrorisme », dirigée par les Etats-Unis. Ainsi, en 2003, Ariel Sharon se rendit en Inde – une première pour un Premier Ministre israélien – afin de consolider les rapports entre l’Inde, Israël et les Etats-Unis dans la lutte pour la « démocratie » et « contre le terrorisme » dans le monde. Suite aux attaques contre le parlement indien, en 2001, l’Inde avait entamé une collaboration avec l’entreprise israélienne « Nice Systems » (entreprise de surveillance. Sans rentrer dans le détail, il suffit de dire que la collaboration indo-israélienne s’est avant tout faite du côté du complexe militaro-industriel. Ainsi, entre 1997 et 2000, 15% des exportations israéliennes se sont faites vers l’Inde. Entre 2003 et 2013, l’Inde est devenue le plus important acheteur d’armes à Israël. Cela s’est encore aggravé avec l’arrivé du BJP de Modi au pouvoir. Alors que les militants mettent souvent – à juste titre – l’accent sur la complicité étatsunienne ou européenne avec le sionisme et Israël, il est essentiel d’insister sur le fait que l’arrivée de l’extrême droite indienne au pouvoir a également signifié un accroissement de la collaboration indo-israélienne. Selon Azad Essa, cela s’explique également par une sympathie idéologie entre le Hindutva –principal ciment idéologique de l’extrême droite indienne – et le sionisme. Ainsi, si le nationalisme Hindu a pu sympathiser avec le fascisme mussolinien et le nazisme hitlérien, il est aujourd’hui tout aussi admiratif du sionisme. Dans les discussions autour de l’Inde, il est souvent fait mention des effets « intérieur » de la politique de Modi, mais il est également essentiel de pointer sa complicité assumée avec l’impérialisme israélien. L’ethnocracy hindu se retrouve ainsi dans son pendant israélien. Le cas indien est un cas d’école de la complicité d’une ancienne colonie avec l’impérialisme et des effets destructeurs qu’a engendré la stratégie impérialiste britannique, ayant entrainé la partition entre l’Inde et le Pakistan ainsi que la colonisation sioniste de la Palestine.

 

Selim Nadi

Vers l’interdiction généralisée du voile

Le Conseil d’État a rendu le 29 juin dernier une décision laissant les coudées franches au pouvoir exécutif pour généraliser l’interdiction du voile dans toutes les composantes de la vie publique.

Le 28 mai 2016, la Fédération française de football (FFF) a modifié l’article 1er de ses statuts pour y interdire, entre autres choses, « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ».

Par cette rédaction directement inspirée de la loi de 2004 portant interdiction des signes religieux ostensibles à l’école, l’objectif poursuivi par la FFF est simple : prohiber le port du hijab à l’occasion des matchs officiels de football.

Le collectif des Hijabeuses, composé de jeunes sportives dont certaines portent le voile, a engagé un recours devant le Conseil d’État contre cette nouvelle réglementation.

Leur requête a toutefois été rejetée le 29 juin 2023, au prix d’une décision incompréhensible juridiquement mais motivée politiquement.

Une décision incompréhensible juridiquement

En application des règles juridiques traditionnelles, la nouvelle réglementation de la FFF aurait dû être jugée illégale en ce que le port du hijab ne peut être prohibé ni au titre de la laïcité, ni pour des motifs d’ordre public ou de bon fonctionnement du service public.

En premier lieu, en effet, la laïcité ne s’applique pas aux joueurs « lambdas ».

Il s’agissait pourtant du motif principalement avancé par la FFF pour justifier son nouveau règlement. L’article 1er modifié de ses statuts expose expressément que l’interdiction du port de signes ostensiblement religieux découle de la « défen[se] [d]es valeurs fondamentales de la République française » ainsi que de l’assurance de la « neutralité du sport ».

Sous cet angle, le Conseil d’État a jugé que, dans la mesure où la FFF a reçu délégation de l’État pour organiser des compétitions sportives, ses agents doivent s’abstenir de toute manifestation de leurs convictions et opinions, pour garantir la neutralité du service public.

La solution est classique, et découle d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation et du Conseil d’État, que la loi séparatisme de 2021 a consacré : tout agent, même d’un organisme de droit privé, qui participe à l’exécution du service public, et représente par-là l’État, doit être neutre.

Sont ici concernés les arbitres, mais également, pour le Conseil d’État, les joueurs sélectionnés en équipes de France, en ce qu’ils sont mis à la disposition de la FFF et soumis à son pouvoir de direction pour le temps des manifestations et compétitions auxquelles ils participent.

Les joueurs « lambdas », qui ne sont que des usagers du service public, ne peuvent donc se voir appliquer la neutralité de l’État au nom de la laïcité.

En second lieu, le port du voile ne génère pas, par lui-même, de troubles à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service public.

Le Conseil d’État n’a pas manqué de rappeler ici les textes fondamentaux sensés gouverner le port des signes religieux. Ainsi de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » ; de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, selon laquelle « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées (…) dans l’intérêt de l’ordre public » ; et de la convention européenne des droits de l’homme.

Sur la base de ces textes, le Conseil d’État a élaboré une jurisprudence traditionnelle libérale. Depuis un arrêt Abbé Olivier de 1909, seul un risque avéré de troubles à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service public est susceptible, au cas par cas, de justifier une limitation de l’expression religieuse.

C’est dans ce sillage qu’en 2016 le Conseil d’État avait jugé que, faute de troubles à l’ordre public, un maire ne pouvait légalement interdire le port du « burkini » sur les plages municipales. Un incident isolé consistant en une altercation verbale entre usagers ne constituant pas un risque suffisant de troubles.

Ce n’est que si l’expression religieuse perturbe l’ordre public ou le bon fonctionnement du service public qu’elle peut être restreinte. C’est en ce sens que le règlement de la FFF a été regardé comme légal en ce qu’il prohibe les discours, actes de prosélytisme et manœuvres de propagande.

Reste que le port du hijab par les joueurs « lambdas » n’entre dans aucune des configurations juridiques précédentes. Il n’est ni soumis au principe de laïcité, ni générateur, par lui-même, de troubles à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service public.

L’application des règles traditionnelles du droit public aurait donc dû conduire à l’annulation des nouveaux statuts de la FFF, comme le proposait d’ailleurs le rapporteur public.

Une décision motivée politiquement

Contre toute attente, le Conseil d’État a néanmoins jugé légale la nouvelle réglementation sportive. Pour cela, il a procédé à une appréciation hors du commun qui ouvre la voie à une généralisation de l’interdiction du port du voile.

Le tour de force opéré par le Conseil d’État repose sur deux phrases aussi courtes qu’ubuesques : « l’interdiction du « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », limitée aux temps et lieux des matchs de football, apparaît nécessaire pour assurer leur bon déroulement en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport. Dès lors, la Fédération française de football pouvait légalement, au titre du pouvoir réglementaire qui lui est délégué pour le bon déroulement des compétitions dont elle a la charge, édicter une telle interdiction, qui est adaptée et proportionnée. ».

Les juges affirment donc sans sourciller que l’interdiction du port du hijab lors des matchs de football est justifiée, pour assurer le bon déroulement des compétitions sportives, par le risque d’affrontements ou de confrontations qu’il est susceptible de générer !

Cette motivation, que le juriste spécialiste des droits de l’homme Nicolas Hervieux a qualifié de « vertigineuse », l’est à plus d’un titre.

Tout d’abord, elle s’inscrit dans un paradigme sécuritaire qui tourne complètement le dos au libéralisme politique qui caractérisait la jurisprudence depuis le début du XXe siècle. Le principe n’est plus la liberté, mais la sécurité qu’il convient d’assurer par des mesures de police générales et préventives. On se demande même comment l’interdiction a pu être qualifiée de « proportionnée » au regard de l’objectif poursuivi, alors que, dans la mesure où la FFF dispose d’un monopole pour l’organisation des compétitions de football, les joueuses qui refuseraient de se plier à l’interdiction du port du voile devront nécessairement renoncer à la compétition et donc à toute carrière dans la discipline sportive qu’elles pratiquent.

Ensuite, elle manifeste l’abdication de l’État devant les forces d’extrême droite. Le Conseil d’État dit en substance que, puisque certains sont susceptibles d’aller à l’affrontement ou à la confrontation face au voile, il est préférable que les jeunes musulmanes s’en séparent. Bref, pour éviter les manifestations du racisme, mieux vaut arrêter d’être arabes ou musulmans. Il s’agit d’une victoire incontestable du camp islamophobe. D’autant que ce motif n’était même pas avancé par la FFF. Cette dernière n’évoquait en effet aucun trouble ou incident entraîné par le port d’un signe religieux à l’occasion d’un match de football…

D’ailleurs, le contexte dans lequel a été rendu cette décision n’est assurément pas étranger à ce résultat. L’audience publique qui s’est tenue le 26 juin, à l’occasion de laquelle le rapporteur public a déroulé son argumentation selon laquelle le nouveau règlement de la FFF est illégal, a donné lieu à un tollé dans les milieux les plus réactionnaires. Le magazine Causeur a ainsi pu titrer « Le Conseil d’État, l’atout juridique des islamistes ». Les avocats de la défense ont fait valoir qu’autoriser le hijab rimerait à importer des « revendications communautaires » dans le football ou que la demande des Hijabeuses résultait d’une « offensive de l’islamisme politique avec à sa tête l’Iran et les monarchies du Golfe ».

Fait tout à fait exceptionnel, le Conseil d’État a publié, deux jours après l’audience, un communiqué de presse « dénon[çant] avec la plus grande fermeté les attaques ayant visé la juridiction administrative et tout particulièrement le rapporteur public ». Cédant à la pression, il a rendu sa décision le 29 juin, trois jours seulement après l’audience, alors que le délai habituel de rendu est de trois semaines.

Enfin, elle constitue un précédent dangereux. Si la logique de « prévention des affrontements » est accueillie favorablement pour les matchs de football, pourquoi ne le serait-elle pas dans les autres disciplines sportives ? Il faut donc s’attendre à ce que d’autres fédérations sportives (basketball, handball, etc.) adoptent l’interdiction du port du voile.

Plus encore, une logique de « prévention des affrontements » peut s’exporter au-delà du sport et toucher tous les services publics. Si certains sont susceptibles d’aller à l’affrontement ou à la confrontation lors d’un match de football, cela ne serait-il aussi pas le cas à l’Université, dans les mairies, et même dans l’espace public ?

Au bout de cette logique se profile, à l’horizon, l’interdiction généralisée du voile dans toutes les composantes de la vie publique.

Le Conseil d’État l’a sciemment accepté, puisque son rapporteur public l’avait alerté sur ce risque d’extension : « une telle solution pourrait essaimer au-delà du service public des compétitions sportives, car à supposer que l’argumentation de la FFF vous ait convaincus, nous voyons mal ce qui ferait obstacle à ce que d’autres espaces publics soient identifiés comme méritant d’être préservés de toute forme d’expression politique ou religieuse ».

La boîte de Pandore est désormais ouverte.

 

Yanis Sedrati

Édito #63 – Il y a 40 ans, Toufik Ouannes était tué

Il y a 40 ans, le 9 juillet 1983, Toufik Ouannes, qui allait avoir 10 ans, était tué par un habitant de la Cité des 4000 à La Courneuve (Seine-Saint-Denis) où il résidait lui aussi.

Toufik Ouannes, aujourd’hui, aurait presque 50 ans. Il ne les aura jamais eus.

Au nom du bruit que faisaient les pétards avec lesquels ce gamin arabe s’amusait pour oublier qu’il passerait au moins une grande partie de l’été dans la cité parce que le prolétariat immigré est pauvre, un homme, blanc, souchien, machiniste à la RATP, lui a tiré dessus depuis sa fenêtre. L’enfant a titubé puis s’est écroulé. On imagine les cris, l’horreur, la douleur insoutenable d’une mère qui s’apprêtait à fêter la fin du Ramadan avec ses enfants. On se rappelle la dignité de cette femme devant les caméras de télévision.

1983 est une année charnière dans l’histoire du racisme d’Etat. Peut-être est-ce pour cela, du reste, que la mémoire de Toufik Ouannes, gamin de pas encore 10 ans, a été occultée. C’est aussi pour cela que nous publions ce texte, 40 ans jour pour jour après sa mort.
Nous ne l’avons pas oublié. Nous n’oublions pas son nom parmi d’autres, d’Algériens ou de Français d’origine algérienne ou bi-nationaux, abattus dans un pays incapable de reconnaître ce que représente pour toute l’humanité digne de ce nom la victoire des moudjahidin algériens, du FLN et de la Révolution algérienne avec l’indépendance de juillet 1962.

Dans le journal télévisé du lendemain de la mort de Toufik Ouannes, le journaliste communiste Marcel Trillat rappelle qu’en deux ans (de l’été 1981 à celui qui nous occupe) « au moins 16 Maghrébins ont été assassinés ».

Le 14 novembre de cette même année, Habib Grimzi, un touriste algérien de 26 ans, sera torturé puis défenestré du train Bordeaux-Vintimille par des candidats au recrutement dans la Légion étrangère.
En 1983, voilà deux ans que Mitterrand est président de la République. Les défaites de la classe ouvrière blanche sont marquées par la liquidation de la sidérurgie par le PS – ce qui entraînera le départ des ministres PCF des gouvernements socialistes.

Mais la classe ouvrière de ce pays est multinationale.

C’est le prolétariat immigré, singulièrement arabe et majoritairement marocain, qui, dans une grève prolongée dans l’industrie automobile de la Région parisienne (Citroën-Aulnay ; Talbot-Poissy, …), tient la dragée haute au pouvoir Mitterrand-Mauroy. Le mouvement de grève et de contestation prend une ampleur telle que des historiens ont parlé d’un « événement considérable » et que ce « printemps immigré » a été parfois comparé à 68.

La gauche PS est au pouvoir pour moderniser la France et l’adapter au capitalisme mondialisé (La France à l’heure du monde est le titre du livre de Ludivine Bantigny traitant de cette période). Dirigée par Mitterrand qui fut pro-Algérie française et fit guillotiner de nombreux patriotes algériens, elle est évidemment hostile à cette grève. Elle cherchera à la réduire en accusant ses acteurs d’être des « intégristes », des « chiites » « étrangers aux réalités sociales et économiques de la France », ainsi, pour ce dernier propos, que le déclare Mauroy le 28 janvier 1983.

C’est l’été de cette année 1983, entre « problème de l’immigration » pour le pouvoir et percée du Front national aux Municipales de mars, que Toufik Ouannes est tué pour des pétards en bas d’une barre d’immeuble. La Marche pour l’égalité, à l’automne de cette même année, sera étouffée par le pouvoir socialiste français après que Mitterrand aura reçu une délégation pour l’étreindre comme ferait un boa.

À l’inverse de Jean-Luc Godard qui, 15 ans plus tôt, magnifiait avec sa caméra le paysage urbain des 4000 pour Deux ou trois choses que je sais d’elle, la cité est désormais consensuellement dépeinte dans les médias officiels comme ghetto, lieu de tous les délits et de délinquance.

L’historienne Claire Sécail a ainsi étudié l’évolution très rapide du traitement médiatique de cette affaire. De tueur, l’homme qui a tiré sur un enfant de 9 ans et demi, est présenté comme exaspéré par le bruit et la chaleur. Le couplet des « cités à problème » ou « sensibles » et autre déploration médiatique des « difficultés de l’intégration » aura fait le reste malgré l’abjection indiscutable de cette antienne.

Le tueur serait en somme la vraie victime. « On est chez nous ! », comme beuglent les meetings du Rassemblement national, radicalisant le consensus républicain qui congédie le droit du sol pour une conception raciale du pays.

L’homme qui a tué Toufik Ouannes a écopé de 5 ans de prison dont 2 avec sursis. Le mobile raciste ne fut pas retenu.

Contrairement au petit garçon du poème Souvenir de la nuit du 4 de Hugo, gamin tué une nuit peu après le coup d’État de Louis Bonaparte, l’enfant arabe de la Courneuve a juste incité la gauche sourcilleuse du « seuil de tolérance » à venir disserter à la télé, larme de crocodile à l’œil, sur le drame du prétendu « problème immigré ». Pour la gauche républicaine, finalement, si un enfant de 9 ans était mort, c’était un peu de sa faute.

 

Nous n’oublions pas, nous, le petit Toufik Ouannes. Nous pensons à ses proches, à ses copains d’école qui ont vu Nahel se faire tuer le 27 juin dernier, à sa famille. C’est aussi tous ces morts qu’honorent et portent même maladroitement les insurgés de juin. Et c’est pour cela aussi que les émeutiers doivent être amnistiés.

Édito #62 – Condamner les insurgés, panthéoniser Manouchian : l’obscénité de la macronie

Mardi 27 juin, un adolescent de 17 ans a été tué par un policier qui l’a abattu de sang-froid. Nahel habitait la Cité Picasso à Nanterre et il était d’origine algérienne. Son nom, hélas, s’ajoute à une insupportable liste de meurtres commis par des policiers et/ou des gendarmes. Le nom Nahel s’ajoute à celui d’Amine Bentounsi, de Wissam el Yamni, d’Adama Traoré et de tant d’autres, indigènes dans leur immense majorité, victimes de l’impunité policière et, plus généralement, des forces de l’ordre.

Qu’une vidéo du crime existe a évidemment changé la donne. Il est plus difficile pour les plus hautes autorités de l’État de couvrir une fois de plus les violences et crimes policiers. Seule la vidéo a imposé à MM. Macron et Darmanin ainsi qu’à Mme Borne un air contrit ; la plus mauvaise foi pour défendre le policier qui a tué Nahel ne pouvant faire fi du réel de la vidéo.

L’impunité policière n’est pas un scoop mais la vidéo la rend béante s’agissant du crime du 27 juin 2023. La vidéo éclaire crûment tous les meurtres policiers dont les auteurs sont sortis sans condamnation ou avec sursis. La population largement non blanche des banlieues en est parfaitement consciente.

Elle sait par ailleurs la réalité des violences policières au quotidien, les brimades, les insultes racistes, le tutoiement colonial, le mépris, la menace.

L’émeute, dès lors, ne peut sérieusement surprendre. Une étincelle a mis le feu cette semaine mais en vérité, au vu de la condition indigène dans les cités, et particulièrement dans la jeunesse, l’explosion actuelle n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. L’oppression dans les cités ouvrières n’est en outre pas exclusivement policière.

La Seine-Saint-Denis a été un département particulièrement meurtri par le COVID. Et à cette époque-là, MM. Dupond-Moretti et Macron ne demandaient pas aux « parents » de « s’occuper de leurs gosses » puisque lesdits parents travaillaient et pas en télétravail, laissant parfois leurs enfants seuls.

L’inflation touche beaucoup de gens mais de manière beaucoup plus brutale les classes populaires et les gens pauvres dont les habitants des cités d’immigration.

Tout cela, sur fond de consensus républicain toujours plus raciste au diapason de l’extrême-droite qui légitime la colère de la jeunesse issue de familles – dont une partie vient du prolétariat blanc. Celles-ci, non seulement ont été largement  sacrifiées dans la crise violente ouverte depuis le COVID mais, en plus, sont chaque jour davantage désignées à la vindicte, comme ennemi intérieur de la République, dans un discours qui, en outre, criminalise la foi musulmane a fortiori lorsque ses fidèles rompent avec l’invisibilité.

Les émeutes n’ont rien de surprenant. Elles ne sont ni idéales ni pures. C’est le lot de toutes les émeutes. On le sait en France depuis au moins la Révolution jusqu’aux Gilets Jaunes en passant par Les Misérables de Hugo et les émeutes de 2005. Il n’en reste pas moins qu’elles sont des émeutes de la dignité. Leur violence rappelle même incidemment le droit à l’existence énoncé en 1793.

Après un flottement (Macron n’a cessé de courtiser l’extrême-droite depuis des années), le pouvoir a décidé de réprimer de manière extrêmement violente et carcérale la jeunesse révoltée. Le garde des Sceaux a martialement prononcé des déclarations méprisantes et vulgaires à l’encontre des parents des insurgés : « Qu’ils tiennent leurs gosses! », a-t-il dit. On n’a pas entendu de tels propos à l’encontre du fils (alcoolisé) de Zemmour qui a provoqué un accident ou de celui de Nadine Morano (contrôlé positif à la cocaïne).

La gestion néocoloniale des banlieues continue. Pourquoi, du reste, cesserait-elle ? C’est ce que le tract d’Alliance et de l’UNSA police défendant l’agent qui a tué Nahel a bien compris. Il parle des indigènes comme de gens « nuisibles ». Un vrai tract fasciste.

La répression et la pluie de condamnations de jeunes gens à de la prison ferme pour avoir utilisé Snapchat est inacceptable juridiquement, par sa disproportion par rapport aux faits, mais aussi politiquement.

La ligne suivie par le gouvernement contraint en effet les cités à la tentation du chaos et partant, alimente le fantasme de la guerre civile chère, désormais, à une grande partie du champ parlementaire acquise à la théorie du grand remplacement.

Cette répression est inacceptable en ce qu’elle nie le fondement légitime de la colère populaire. La répression orchestrée par MM. Macron, Darmanin et Dupond-Moretti équivaut à proclamer « cachez cette injustice et cette oppression que nous ne saurions voir ». Cette politique, source d’inégalités structurelles produites par la passion néolibérale, est inacceptable.

Le soulèvement de la dignité dans les cités, bien que politiquement non organisé, prolonge et réanime le mouvement social dans son ensemble. Il nous incombe à tous de lui trouver un débouché politique que seules la France Insoumise, une partie de l’extrême gauche et du monde syndical semblent vouloir assumer pour le moment.

Ainsi, comme Hugo qui réclamait l’amnistie des Communards alors même qu’il jugeait la Commune, « une grande chose mal faite », commençons par exiger la libération et l’amnistie de tous les insurgés. Ce faisant, accompagnons le menteur jusqu’à la porte de sa maison. Puisque la République prétend rendre hommage à l’idéal d’égalité et de justice en décidant la panthéonisation – ô combien instrumentale – du révolutionnaire internationaliste en arme (arménien), Missak Manouchian, alors exigeons d’elle qu’elle amnistie la jeunesse multinationale révoltée des quartiers.

RDV lundi 10 juillet, 19h, Montreuil (adresse à préciser), pour poursuivre tous ensemble le débat sur les suites à donner : « Emeutes urbaines : Agora populaire ». Venez nombreux!

Ici, un lien vers la caisse de solidarité : https://www.cotizup.com/legalteamantiraciste?fbclid=IwAR0pboyC1G_lGP33fQGUAzPprOebNdF6HRhb-adMFjImRIbsstPDWEfJtUU

 

 

Réflexions sur le hip-hop

A propos de : Michael Eric Dyson, Know What I Mean? Réflexions sur le Hip-Hop, éditions BPM, Paris, 2022.

 

Les jeunes éditions BPM ont publié, en 2022, la première traduction française d’un classique de la littérature sur le rap américain : Know What I Mean ? Réflexions sur le hip-hop de l’immense Michael Eric Dyson. Initialement publié en 2007, préfacé par Jay-Z et postfacé par Nas, il est certain que cet ouvrage mériterait d’être réactualisé en prenant en compte les évolutions récentes du rap outre-Atlantique. Pour avoir une meilleure idée du paysage rapophonique de 2007, c’est l’année ou sont sortis des albums comme The Offering de Killah Priest (à écouter d’urgence pour ceux qui ne connaissent pas), Graduation de Kanye West ou encore 8 Diagrams du Wu-Tang Clan (pas leur meilleur album, mais ça se laisse écouter). En France sortaient Autopsie. Vol. 2 de Booba et Jusqu’à la mort de la Mafia K’1 Fry. La parution étatsunienne de ce livre remonte donc à une autre époque du hip-hop, que ce soit en France ou aux Etats-Unis. Toutefois, la traduction de cet ouvrage n’est pas sans intérêt, loin de là. Dyson part de la non-légitimité du hip-hop dans la sphère artistique :

« En niant sa complexité musicale et artistique, les critiques anti-hip-hop arrivent à jouer sur deux tableaux : ils peuvent d’une part nier le statut artistique légitime du rap, tout en profitant d’autre part de son omniprésence pour prouver à quel point il a un effet terrible sur la jeunesse. » (p. 21)

Cette non légitimité du hip-hop est bien moins vraie aujourd’hui – sauf pour des caricaturistes à la Zemmour – celui-ci semble, au contraire, s’être davantage institutionnalisé. Cette institutionnalisation pousse par ailleurs les puristes (« Le rap c’était mieux avant ») à fouiller les combles de l’underground afin de dénicher tel ou tel rappeur totalement inconnu et en refusant de reconnaître la pertinence musicale de certains rappeurs « installés ».

En s’appuyant sur des intellectuels étatsuniens de premier plan, Dyson se propose d’étudier le hip-hop sans pour autant le « lisser ». En effet, si des rappeurs comme Lupe Fiasco, aux Etats-Unis, ou Médine en France, par exemple, n’ont aucun mal à être discutés dans les universités (Lupe Fiasco au M.I.T et Médine à l’ENS), ces discussions laissent souvent de côté les rappeurs mainstream ou de ce que Jean Messiah nomme le « rap haineux[1] ». Le risque d’un tel livre était donc que l’intellectualisation du rap laisse de côté les rappeurs qui sont souvent cités par ceux-là même qui veulent délégitimer ce style musical.

L’objet de ce livre n’est, pour l’auteur, pas en premier lieu de s’opposer aux conservateurs blancs pour qui le hip-hop a toujours été une cible. Il tente, bien plutôt, de répondre aux critiques d’une certaine intelligentsia noire étatsunienne qui accuse le hip-hop d’aller à l’encontre du mouvement post-droits civiques, d’une certaine tradition artistique noire qui serait, elle, respectable, etc. En effet, comment rattacher un mouvement artistique qui puise allégrement dans les stéréotypes et le sexisme à la longue tradition de luttes des noirs aux Etats-Unis ?

Pour répondre à cette question, Dyson s’interroge, entre autres, donc sur la notion d’authenticité dans le hip-hop (par exemple à travers le fameux cliché de l’affrontement entre le « hip-hop underground et le hip-hop commercial »), la misogynie dans le rap, les influences de « l’Atlantique noire » sur le rap, la place du pouvoir blanc sur les moyens de production au sein de l’industrie musicale, le rap dit « conscient », etc. … Pour les passionnés de rap – ou de musique en générale – cet ouvrage est donc une vraie mine d’or intellectuelle.

Un point particulièrement pertinent pour le lecteur francophone est le chapitre 3 « It’s Trendy to be the Conscious MC », dans lequel Dyson dialogue avec le réalisateur Thomas Gibson. Dyson écrit ainsi :

« Premièrement, la jeunesse noire est constamment accusée d’être dépolitisée et victime d’apathie sociale. En arrière-plan de ce refrain, c’est l’ensemble des Noirs américains qui sont montrés du doigt comme une population politiquement morne. Mais nous devons nous méfier de la tentation de romancer les années 1960. En effet, même à la grande époque du mouvement des droits civiques et de libération noire, les activistes n’étaient qu’une minorité et tout le monde ne descendait pas dans la rue. Deuxièmement, nous devons admettre que ce n’est pas forcément le hip-hop qui doit être tenu pour responsable du manque de rap politisé, c’est un problème plus profond. C’est l’échec de notre imagination politique et de celle des élites et militants noirs qui prétendent pouvoir déclencher et diriger nos mouvements sociaux. » (p. 88).

Si ce livre a été écrit en 2007, la question de la nécessité d’un rap politisé, ou du moins « conscient », reste assez actuelle – que ce soit dans le rap US ou français. Tout au long de son livre, Michael Eric Dyson n’a de cesse de reconnaître la validité de certaines critiques (sur la superficialité de certains textes, ou leur misogynie), tout en insistant sur le fait que la scène hip-hop ne saurait se réduire à ces clichés de rappeurs. Tout cela soulève une question, le rap non-conscient (voire « inconscient ») n’aurait-il pas une portée esthétique – donc, dans une certaine mesure, politique – plus importante que le rap conscient ? Le fait qu’il soit « injuste d’accuser le hip-hop d’être responsable d’un échec politique avec lequel il n’a rien à voir » (p. 89) est tout à fait exact. Mais pourquoi rejeter le rap ordurier – y compris lorsqu’il véhicule des clichés misogynes – en bloc, sans se pencher sur sa valeur esthétique ? De ce point de vue, Rester barbare, de Louisa Yousfi est une merveille d’analyse du rap français. Lorsqu’elle analyse le cas de Booba, par exemple, elle écrit que celui-ci veut « [r]éussir en barbare, réussir en pirate[2]. » :

« Booba se veut le cauchemar de l’Occident : à la fois la réalisation de ses fantasmes racistes et leur conjuration. Le corps sculpté comme une armure, il sera voyou, dealer, tueur, animal. Il sera une figure du Mal qu’ils ont fait et qui vient régler la note, boucler la boucle[3]. »

Sur PNL, elle écrit :

« PNL, c’est la banlieue qui tourne en vase clos, la banlieue-zoo vécue comme un prolongement de la prison. En son cœur, un écosystème est né, avec ses propres codes, sa propre langue. (…) La banlieue de PNL ne fait pas de rap ‘’conscient’’, n’interpelle aucune institution, ne sensibilise aucune conscience. Elle n’attend plus rien de l‘extérieur, ne veut plus rien avoir à lui dire. Quelque chose s’est brisé, mais il est trop tard pour en parler[4]. »

Si l’univers du rap US est fort différent du rap français à bien des égards, on pourrait tout de même écrire des choses similaires à propos du groupe d’Atlanta, Migos. Si les paroles oscillent entre une apologie de l’argent (surtout du fait de devenir riche avant de devenir célèbre), de femmes dévêtues ou encore de drogues, leur évolution – jusqu’à leur séparation et la mort de Takeoff – marque également une certaine prise de distance d’avec l’extérieur. Cela est particulièrement explicite dans leur mixtape, au titre parlant, Back to the Bando Vol. 2 :

« Fuck the mansion, go back to the bando, we don’t want no company nigga, no company

No more interviews, no more discussions, I’m closing door on these niggas

I don’t even wanna talk to these niggas. » (extrait de Came from Nothing)

La trap et la drill de Chicago ou de Grande-Bretagne ont également apporté un véritable renouveau au hip-hop – y compris en France. Au-delà des insultes d’un Stormzy (surtout connu en France pour un featuring avec Aya Nakamura) envers l’ancien Premier Ministre britannique Boris Johnson, la trap—qui traite surtout de drogues et de deal – et la drill – qui parle surtout de violence et de gang – sont surtout discutées pour leur aspect violent et sale. En 2018, le Guardian qualifiait ainsi la drill de tendance menaçante du hip-hop et le Sunday Times liait directement la drill (qualifiée de musique démoniaque) aux meurtres décimant la jeunesse populaire de Londres et d’autres villes anglaises – insistant également sur le fait qu’Outre-Atlantique, Chicago serait devenue une ville ultra-violente en même temps que la drill faisait son apparition.

Pour revenir à Dyson, celui-ci écrit – en réponse à une question de Gibson – que si la jeunesse disposait d’une connaissance claire des origines du rap, cela pourrait stimuler « sa conscience des usages et des significations politiques du hip-hop » (p. 92). Si le livre de Dyson est brillant à bien des égards, pourquoi faudrait-il que le hip-hop soit « conscient » ? Au contraire, on pourrait arguer que le hip-hop est bien plus parlant et esthétiquement pertinent lorsqu’il ne se fait pas le simple relais d’une prise de position sur telle ou telle sujet. Il est, par ailleurs, essentiel de ne pas réduire le hip-hop aux paroles, mais de prendre en compte son esthétique de manière totale. Car si la drill et la trap, pour reprendre cet exemple précis, font grincer des dents, ce n’est pas qu’à cause des paroles (sinon, pourquoi ne pas condamner tel roman ou tel film mettant en scène une certaine violence – Tarantino est, par exemple, largement célébré par la bourgeoisie blanche malgré la violence de ses films). En effet, la mise en accusation générale du rap provient, notamment du fait que cette « barbarie » est assumée esthétiquement par des noirs ou des arabes, pour la plupart issus de quartiers populaires. Le Wu Tang Clan, par exemple, collectif sans doute le plus remarquable de la scène rap US et faisant assez largement consensus chez les auditeurs de rap des années 1990 et 2000, a marqué une rupture nette au niveau des sons. Si le Wu Tang avait également des paroles assez violentes (parlant de crimes et de drogues – de la fin des années 1990 jusqu’à la mort d’ODB en 2004, le FBI a d’ailleurs assez largement enquêté sur le groupe), c’est pour le son si particulier de ses titres qu’il s’est fait connaître. Dans sa magistrale biographie du groupe – qui est également un livre majeur sur l’histoire sociale du hip-hop US – S.H. Fernando Jr. écrit qu’à une époque où l’industrie musicale corporate contrôlait le rap, poussant les ventes de pop ou de la G-funk lisse pour la consommation de masse, le Wu Tang Clan a ramené le rap à la rue – pas seulement par leurs paroles, mais également par leurs sons[5]. Par ailleurs, il importe de ne pas oublier que certains genres musicaux étaient également largement marginalisés avant de s’institutionnaliser par la suite. Ainsi, si le Jazz semble aujourd’hui être une musique que les blancs écoutent en sirotant un verre de vin dans leurs beaux costumes, l’histoire de ce genre musical n’est pas non plus dénuée d’attaques envers un genre musical considéré comme proche de la pègre et véhiculant une certaine forme de violence. Dans les années 1960, par exemple, le propriétaire de l’un des jazz club les plus réputés de Los Angeles, John McClain était également l’un des plus importants vendeurs de drogues de la ville. Il est également célèbre pour avoir servi de mentor au promoteur Dick Griffey qui fonda également le label Solar Records – qui permis à Suge Knight de mettre un pied dans l’industrie musicale. Si l’on remonte plus loin encore, alors que le jazz commençait à apparaître dans la Nouvelle Orléans de la fin du XIXe siècle – via des influences mexicains, cubaines et africaines – cette musique se développera concomitamment avec l’éclosion de bordels, fréquentés par les plus basses couches sociales[6]. Mais ce qui dérangera également les observateurs sera la rupture entre le jazz et la musique établie (certains jazzmen assumaient d’ailleurs le fait de ne pas savoir lire la musique).

En bref, si la violence se manifeste à travers les paroles (ce qui est parfaitement analysé et discuté par Dyson), l’histoire sociale et les rythmes mêmes du rap expliquent également les attaques qui s’acharnent contre cette musique. L’importance qu’accorde Dyson au rap conscient (sans jamais caricaturer le rap dans son ensemble) s’explique sans aucun doute par son ancrage générationnel ainsi que le contexte d’écriture du livre. Son livre, traduit pour la première fois en français par les éditions BPM, dont nous n’avons évoqué qu’une infime partie, est un ouvrage important pour les militants, les artistes et les mélomanes. Aujourd’hui, toutefois, les musiciens et artistes auraient tout intérêt à se pencher sérieusement – et sans a priori – sur le rap ordurier – dont la drill et la trap sont d’excellents exemples. Au lieu de chercher à donner des lettres de noblesse au rap, autant assumer son caractère « sale » et violent, qui n’obéit pas à l’idéal politique des militants de gauche – y compris lorsque cette musique est récupérée par l’industrie musicale.

 

Sélim Nadi

 

[1] https://www.valeursactuelles.com/societe/pour-sauver-la-jeunesse-vidons-la-fosse-septique-du-rap-haineux-anti-francais

[2] Louisa Yousfi, Rester barbare, éditions La Fabrique, Paris, 2022, p. 72.

[3] Ibid., p. 75.

[4] Ibid., p. 92.

[5] S.H. Fernando Jr., From The Streets to Shaolin. The Wu-Tang Saga, Hachette books, New-York, 2021, p. 8.

[6] Sur l’histoire du jazz, il importe de lire le magnifique livre de Gerald Horne, Jazz and Justice. Racism and the Political Economy of the Music, Monthly Review Press, New-York, 2019.

« Marxisme noir »

Avec l’aimable autorisation des éditions Entremonde, nous publions ci-dessous un extrait de l’introduction de l’ouvrage classique de Cedric Robinson, Marxisme noir. La genèse de la tradition radicale noire (https://entremonde.net/marxisme-noir). Bien que certains aspects de cet ouvrage soit discutables (et à discuter), sa traduction vient combler un manque important dans le monde francophone. S’intéressant à la genèse de la tradition radicale noire ainsi qu’à ce qu’il nomme le capitalisme racial, l’enquête de Robinson permet de discuter avec sérieux et rigueur de nombre d’aspects qui animent régulièrement les débats au sein de la gauche et de l’antiracisme. Cette traduction est accompagnée de la traduction de l’avant-propos de Robin Kelley – sans doute l’un des plus éminents intellectuels noirs étatsunien vivant – ainsi que d’une longue introduction de Selim Nadi, permettant de restituer l’importance (et les limites) de cette œuvre dans les discussions plus larges autour du capitalisme et de la race. Nous rajoutons également la table des matières de l’ouvrage, plus bas, afin que le lecteur puisse avoir une idée de la structuration de l’ouvrage.

 

L’extrait :

« Durant la majeure partie des deux derniers siècles, dans les sociétés occidentales, l’opposition active et intellectuelle de la gauche à la domina­tion de classe a été dynamisée par la perspective d’un ordre socialiste : une organisation des rapports humains basée sur le partage de la responsabilité et de l’autorité vis-à-vis des moyens de production et de reproduction so­ciale. Cette perspective a connu de nombreuses variantes, mais au cours des années de luttes, la tradition qui se rapporte à l’oeuvre et aux écrits de Karl Marx, Friedrich Engels et Vladimir I. Lénine s’est avérée être la plus solide. Bien évidemment, le terme « tradition » est utilisé ici dans une acception re­lativement vague, l’histoire ayant démontré que les divergences d’opinions et d’actes entre Marx, Engels et Lénine étaient tout aussi importantes que ce sur quoi ils s’accordaient. Toutefois, que ce soit dans le langage courant comme universitaire, ces trois intellectuels-militants sont considérés comme les principales figures du socialisme marxiste ou marxiste-léniniste. Le marxisme a été fondé sur l’étude de l’expropriation capitaliste et de l’ex­ploitation de la force de travail, abordée en premier lieu par Engels, avant d’être développée par Marx dans sa « théorie matérielle de l’histoire », son identification des systèmes évolutifs de production capitaliste et de l’inévi­tabilité de la lutte des classes, puis plus tard complétée par la conception qu’avait Lénine de l’impérialisme, de l’État, de la « dictature du prolétariat » et du rôle du parti révolutionnaire. C’est ce qui a fourni le vocabulaire idéo­logique, historique et politique de la majeure partie de la présence radicale et révolutionnaire ayant émergé dans les sociétés occidentales modernes. Ailleurs, dans des contrées économiquement parasitées par le système capitaliste mondial, ou dans ces rares cas dans lesquels sa conquête a été repoussée par des formations historiques concurrentes, certains types de marxisme se sont, une fois encore, traduits par une préoccupation pour un changement social fondamental.

Néanmoins, il reste juste de dire qu’à l’origine, c’est-à-dire dans son substrat épistémologique, le marxisme est une construction occidentale – une conceptualisation des affaires humaines et du développement histo­rique émergeant des expériences historiques des peuples européens, mé­diées à leur tour par leur civilisation, leurs ordres sociaux et leurs cultures. Ses origines philosophiques sont sans aucun doute occidentales. Mais on peut en dire autant de ses présupposés analytiques, de ses perspectives his­toriques, de ses points de vue. Cette conséquence des plus naturelles a pris une ampleur pour le moins inquiétante, puisque les marxistes européens ont le plus souvent présumé que leur projet coïncidait avec le développement historique mondial. Désorientés, semble-t-il, par l’ardeur culturelle des civilisations dominantes, ils ont pris pour des vérités universelles les struc­tures et dynamiques sociales issues de leur propre passé, lointain comme plus proche. Plus important encore, les structures les plus profondes du « matérialisme historique », la connaissance préalable à sa compréhension des mouvements historiques, ont tendu à exonérer les marxistes européens de leur devoir de recherche sur les effets considérables qu’ont eus sur leur science la culture et l’expérience historique. L’existence des idées directrices qui ont persisté dans la civilisation occidentale (et Marx lui-même, comme nous le verrons, a été amené à admettre de tels phénomènes), réappa­raissant à des « stades » successifs de son développement jusqu’à dominer l’arène de l’idéologie sociale, ne trouve que peu voire pas de justification théorique dans le marxisme. L’une de ces idées récurrentes est le racialisme : la légitimation et la corroboration de l’organisation sociale comme étant naturelle par rapport aux éléments « raciaux » qui la composent. Bien que n’étant pas spécifiques aux peuples européens, son apparition et sa codifi­cation au cours de la période féodale, au sein des conceptions occidentales de la société, allaient avoir des conséquences considérables et persistantes. »

 

 

Tables des matières

 

Préface à l’édition française par Selim Nadi —7

Avant-propos par Robin D. G. Kelley —49

Préface à l’édition de 2000 —73

Préface à l’édition originale —83

Remerciements —85

Introduction —87

Partie 1 Émergence et limites du radicalisme européen

1 Le capitalisme racial : le caractère non objectif du développement capitaliste —97

2 La classe ouvrière anglaise comme miroir de la production —131

3 La théorie socialiste et le nationalisme —157

Partie 2 Les racines du radicalisme noir

4 Processus et conséquences de la métamorphose de l’Afrique —199

5 Le commerce transatlantique des esclaves et la main- d’oeuvre africaine —259

6 L’archéologie historique de la tradition radicale noire —293

7 La nature de la tradition radicale noire —377

Partie 3 Radicalisme noir et théorie marxiste

8 L’apparition d’une intelligentsia —387

9 L’historiographie et la tradition radicale noire —405

10 C. L. R. James et la tradition radicale noire —505

11 Richard Wright et la critique de la théorie de classe —587

12 En guise de conclusion —617

Bibliographie —633

Index des noms —659

 

 

L’Etat racial intégral : en finir avec la collaboration de race

Cette intervention a été présentée par Houria Bouteldja une première fois à l’université de Yale (Etats-Unis), le 6 avril 2023 et une deuxième fois, le 18 mai 2023,  à Montréal dans le cadre de la « Grande Transition », conférence internationale organisée par Historical Materialism. Elle est proposée ici dans sa dernière version.

 

Merci à Historical Materialism pour cette invitation. Merci à vous d’être ici pour m’écouter. Je voudrais vous dire que je suis heureuse que cet événement international exceptionnel ait lieu quelque part dans une capitale occidentale à un moment critique de l’histoire de l’Occident capitaliste, son déclin, mais aussi au moment où les forces libérales n’ont jamais été aussi déchainées. Je voudrais dire que je suis heureuse que ces journées de travaux mettent à l’honneur tant les savoirs académiques que le savoirs issus des luttes et du terrain, qu’elles posent la question centrale de la transition vers un monde post-capitaliste dans un contexte de crise globale. Et enfin, je voudrais dire à quel point je suis honorée de participer à l’ouverture de ces journées avec Jairo Funez que je rencontre et découvre à cette occasion.

La question qui nous est posée dans ce panel : « Comment penser le post-capitalisme en dehors de l’eurocentrisme ? » est à la fois gigantesque, redoutable et pour ainsi dire insoluble. En effet, des générations de militants et de théoriciens se sont cassés les dents contre cette question et par conséquent je n’ai aucune prétention à faire mieux qu’eux. Car ce n’est pas tant les solutions qui nous manquent que les moyens d’atteindre l’objectif. D’ailleurs, les organisateurs de cette table ronde donnent eux-mêmes la solution. Ils écrivent en effet que « pour une transition juste, il est indispensable de démanteler l’impérialisme et le colonialisme sous toutes leurs formes. Abolir ces dynamiques de pouvoir est un défi majeur, mais représente un angle d’attaque clé dans la lutte contre le capitalisme. » Le mouvement décolonial dont je suis dit la même chose : il faut abolir l’impérialisme, il faut abolir la colonialité du pouvoir. Nous avons donc à la fois un but et une solution, reste un détail : comment ?

Mon « comment ? » à moi se situe en France car je n’ai aucune prétention à formuler ici une réponse globale. Il faudrait être un peu mégalomane pour penser que quelqu’un puisse avoir une feuille de route valable en toute circonstance et dans n’importe quel espace/temps. Je parle donc ici en tant que militante décoloniale française agissant dans le contexte de la lutte politique et de la dynamique des rapports de forces en France et pas ailleurs.

Mon « comment ? » sera stratégique. En effet, s’il faut penser un renversement des rapports de force, il s’agit d’identifier les groupes sociaux qui pourraient favoriser ce projet. Or force est de constater que le groupe non blanc en France est largement minoritaire démographiquement mais aussi politiquement. Il lutte bien sûr mais n’a pas les moyens de former ce que les marxistes appellent un bloc historique et que les décoloniaux appellent une « majorité décoloniale ». La question stratégique décoloniale est : quelles sont les forces qu’il faut adjoindre à celle des non blancs pour former une nouvelle hégémonie ? Et bien, c’est simple, il faut se tourner vers les Blancs. Et plus exactement les classes populaires blanches, celles qui peuvent potentiellement tomber dans le fascisme tout comme lui résister. La question stratégique ici, si on comprend bien que le prolétariat français constitue potentiellement autant un problème qu’une solution, est qu’est ce que le mouvement décolonial à offrir aux classes populaires blanches qui soit plus désirable que la blanchité ? Ma réponse est : pas grand chose surtout quand on sait tout l’intérêt qu’il y a rester blanc. En revanche, il existe des opportunités qu’il faut savoir saisir et la blanchité française est en crise, tout simplement parce que le pacte social et politique qui unit les classes populaires blanches à la Nation France et plus exactement à la bourgeoisie française est en train de se disloquer sous nos yeux. C’est ce pacte social qui est aussi et fondamentalement un pacte racial que je souhaite analyser ici dans le but de réfléchir à une proposition d’alliance stratégique. Cela passe par l’étude de la blanchité.

Je le répète mais c’est important, si j’aborde la notion de blanchité, ce ne sera qu’à partir d’une perspective française. Je n’ignore pas qu’il existe une production historique de la blanchité que nous sommes nombreux, décoloniaux, à faire remonter à 1492, début de la modernité occidentale. Une modernité occidentale définie par nous comme :

« Une globalité historique caractérisée par le Capital, la domination coloniale/postcoloniale, l’État moderne et le système éthique hégémonique qui leur est associé. »

Je n’ignore pas non plus qu’elle s’applique aux peuples d’extraction européenne à qui elle confère un statut et un pouvoir. La blanchité étant essentiellement un rapport de pouvoir entretenu par le Etats occidentaux (c’est à dire les pays capitalistes avancés) sous la forme de la domination raciale. Même s’il existe un socle commun à l’ensemble du pouvoir blanc à l’échelle de la planète et à ceux qui en bénéficient, il n’en reste pas moins vrai que chaque Etat-nation impérialiste a produit une blanchité spécifique. Je voudrais donc m’attarder ici sur la blanchité française que je crois être très différente de la blanchité étatsunienne, comme je suppose elle est différente de la blanchité britannique, québécoise, australienne ou encore différente de la blanchité en formation de certains pays d’Europe de l’est comme la Hongrie, candidate à l’intégration européenne et qui pour accélérer son processus de blanchiment dans l’UE fait le choix d’un fascisme décomplexé. Pour d’une certaine manière devenir plus blanche que les véritables blancs d’Europe de l’ouest.

S’il faut en effet défaire la collaboration de race en France qui prend forme à travers ce que nous avons appelé le pacte racial, il faut étudier de près la blanchité française produite par ce que j’ai appelé dans mon dernier livre : l’Etat racial intégral.

J’emprunte l’idée d’Etat intégral au théoricien marxiste Antonio Gramsci qui définit l’Etat comme étant composé de 3 instances :

1/ l’Etat et ses institutions, son administration, sa bureaucratie, sa police, son armée

2/ La société politique

3/ La société civile

Pour Gramsci la puissance du bloc bourgeois s’explique parce que celui-ci domine l’Etat évidemment mais cela ne suffit pas. En effet, l’Etat bourgeois a su créer en plus un lien organique entre lui et la société. Il a su faire valoir un intérêt commun entre lui, les représentants politiques et syndicaux et la société civile. A partir de cette définition, je propose l’idée d’Etat racial intégral que j’explique ainsi : Si le racisme en France est systémique c’est que l’Etat moderne dominé par la bourgeoisie capitaliste a su créer un lien organique non seulement entre lui et la société politique y compris celle représentant l’opposition de classe comme le PCF mais aussi avec la société civile composée de cette unité qu’on appelle « citoyen » et qui représente la corps légitime de la Nation : les Blancs. Pour résumer, en régime capitaliste, si le racisme est structurel et systémique, c’est qu’il y a collaboration de race entre la bourgeoisie, les organisations politiques et syndicales et la société civile. Le racisme n’est pas qu’une passion d’en haut, c’est aussi une passion d’en bas. Et contrairement à ce que prétend un certain antiracisme d’Etat qui voudrait effacer la responsabilité des élites et des institutions, le racisme n’est pas qu’une passion d’en bas. Cette manière d’appréhender le pacte racial à travers l’Etat intégral nous permet de voir que personne n’est innocent. Ni l’Etat, ni la société politique, ni la société civile et que tous collaborent pour faire du racisme un élément structurel de l’ordre capitaliste. Pire que cela, cette analyse, déjà faite en partie par Poulantzas, nous permet de voir que l’Etat racial intégral qu’on appelle en France Etat-nation républicain, est le fruit de la lutte des classes. C’est même le nom du compromis historique entre le bloc au pouvoir et la classe ouvrière. On peut l’étendre aujourd’hui aux femmes blanches et aux homosexuels blancs sous la forme de ce qu’on appelle fémonationalisme ou homonationalisme. Pour résumer, qu’on prenne le prisme de la classe, du genre ou de la sexualité, l’égalitarisme français a été nationalisé.

A ce propos, on peut citer Domenico Losurdo, marxiste italien qui a écrit :

« L’histoire de l’Occident se trouve face à un paradoxe. La nette ligne de démarcation, entre Blancs d’une part, Noirs et Peaux- Rouges d’autre part, favorise le développement de rapports d’égalité à l’intérieur de la communauté blanche. »

Je veux malgré tout apporter ici une précision importante : si personne n’est innocent, il y a une échelle des responsabilités. Le bloc au pouvoir reste le principal responsable de la pérennisation du racisme car c’est lui qui a le plus intérêt à la structuration raciale de la société. En d’autres termes, c’est lui qui en tire le maximum de bénéfices. Lorsque les niveaux de responsabilité sont identifiés et la répartition des avantages faite, cela nous permet d’identifier l’ennemi principal mais également la nature de la collaboration de race dont le but ultime est de maintenir l’ordre impérialiste dont la France est un acteur important à l’échelle du monde. En France, le pacte racial est aussi un pacte social puisque la rente impérialiste est distribuée, certes de manière non égalitaire, entre les classes dominantes et la classe ouvrière incluant toutes les composantes de la société civile y compris les minorités de genre et sexuelles.

Mais le pacte racial, dont j’ai dit plus haut qu’il était un compromis de classe, a sa propre histoire et sa propre évolution. Le blanchiment des français s’est accéléré grâce ou à cause de la révolution française. A l’époque de la révolution, la France était certes déjà un pays esclavagiste mais seuls les riches et les possédants tiraient bénéfice du commerce des esclaves.

En effet, des historiens français, évoquant le moment qui précède le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, raconte que les rapports de police de l’époque montraient que l’opinion française n’était pas du tout acquise à la politique impériale de l’empereur. Celle-ci était d’abord une affaire de possédants, de colons, de fonctionnaires, de négociants, d’armateurs des ports, de certains ministres, généraux ou amiraux. Lorsque Bonaparte décide de rétablir l’esclavage, il est obligé de mentir. C’est évidemment un effet de la révolution haïtienne mais aussi de l’opinion française, travaillée politiquement et subjectivement par la Révolution (et la Déclaration des droits de l’homme de 1793). On sait donc qu’à l’époque le sentiment populaire était plutôt antiesclavagiste et que les idéaux de la Révolution française, aussi inachevés soient- ils, nourrissaient un certain humanisme. Mais parallèlement, l’institution de l’État-nation a fait son œuvre. Le « Français de souche » a supplanté le paysan traditionnel et attaché à sa terre, comme il a supplanté le prolétaire. L’histoire de l’abandon des idéaux internationalistes n’est ni linéaire ni univoque mais les tendances lourdes du chauvinisme sont, elles, sans équivoque. Aujourd’hui, le consensus impérialiste est généralisé. Ce consensus, favorable aux interventions françaises justifiées par la mission civilisatrice et depuis vingt ans par la lutte contre le terrorisme, a produit une indifférence de l’opinion aux ravages des guerres et renforcé l’adhésion à l’idée que la France doit assumer un rôle de puissance mondiale. Ce qui est important dans ce petit rappel historique, c’est que les ancêtres des Français étaient autres – et très peu blancs. Autrefois, Bonaparte pouvait craindre l’opinion populaire quand il s’en allait coloniser au point de devoir user de mensonges pour arriver à ses fins. Tandis que les menées impérialistes de Mitterrand en Irak, de Chirac en Afghanistan, de Sarkozy en Libye, de Hollande au Mali, de Macron au Sahel ne provoquent que l’indifférence quand elles ne sont pas tout bonnement approuvées.

Aujourd’hui, l’identité française est clairement une identité blanche car c’est une identité d’empire. Elle s’est cristallisée à travers plusieurs siècles de domination coloniale et s’est consolidéé via la formation de l’Etat nation. Je le dis et le répète, un Etat-nation qui est autant la volonté du bloc bourgeois qu’une volonté populaire. C’est à dire un compromis de la lutte des classes. Si je le souligne lourdement c’est qu’on ne peut pas espérer la fin de la collaboration de race entre la bourgeoisie et le peuple blanc tant que le pacte racial rétribue les blancs sur le plan social, économique et symbolique. Bien sûr, il importe de prendre en compte et surtout de soutenir les luttes non blanches qui mettent en cause le pacte racial mais il importe aussi de prendre conscience que le rapport de force rendu possible par ces luttes n’est jamais suffisamment puissant pour abattre le suprématisme blanc. C’est pourquoi, il faut de mon point de vue profiter du déclin de l’impérialisme français pour mettre en place des stratégies d’unification des classes populaires blanches et non blanches au moment où d’un côté le bloc au pouvoir s’apprête à trahir les classes populaires blanches et de l’autre le fascisme, qui est un projet de compensation identitaire face au déclin blanc, prospère à l’échelle de l’Occident.

Aujourd’hui, la France traverse une crise démocratique et sociale majeure. Le pacte social est en crise. Si l’identité française est une identité d’empire, force est de constater que l’impérialisme français est aussi en crise et que celui-ci décline. Et c’est ce déclin qui déstabilise le pacte social et donc la logique organique qui permet la collaboration de race. En effet, les Français ne sont fidèles au pacte racial/impérial que parce qu’ils bénéficient d’une partie de la rente impérialiste mais lorsque la domination française décline, c’est à dire la part de la bourgeoisie française, et bien le pacte social s’affaiblit d’autant. C’est ce qui se passe depuis la crise financière de 2008 qui a eu un impact direct sur la condition sociale des classes populaires blanches et qui a eu pour conséquence directe l’insurrection des gilets jaunes et aujourd’hui les mobilisations politiques et syndicales historiques contre la réforme des retraites. Le moment que nous sommes en train de vivre est un moment stratégique. Si la conscience de classe du mouvement social comprenait que la race était une modalité de la classe comme technologie d’exploitation et d’organisation de l’ordre social, tout comme la classe est une modalité de la race, alors elle pourrait se saisir de cette effervescence sociale pour renforcer la lutte de classe et affaiblir voire rompre avec le pacte racial. On voit bien en effet comment, dans des moments de forte agitation sociale, le bloc au pouvoir est tenté par l’option fasciste et pour le dire autrement par une réponse suprématiste réactivant les leviers du pacte racial au détriment du pacte social.

Malheureusement, je suis assez lucide sur la suite. La rupture de la collaboration de race n’aura pas lieu à l’issue de ce mouvement malgré sa force et sa détermination. Tout ce qu’on peut dire c’est que la puissance du mouvement social fait reculer momentanément le fascisme. C’est la raison pour laquelle je le soutiens. Malgré tout, je pense qu’il ne faut pas cesser de politiser la question de la blanchité et faire de la rupture de la collaboration de race un enjeu politique central dont l’objectif serait de créer l’unité d’un bloc populaire formé de l’ensemble du prolétariat blanc et non blanc.

A ce stade de mon propos, vous auriez le droit de penser que cette proposition est naïve car nous sommes très très loin d’abolir l’Etat racial intégral. Et vous auriez raison. Même si je peux constater qu’en France, une nouvelle conscience blanche décoloniale est vraiment en train de naitre, notamment dans une partie de la jeunesse et de la gauche radicale, nous sommes encore très loin d’atteindre l’hégémonie. L’intérêt à rester blanc reste l’option la plus forte et la plus probable d’autant qu’en période de crise, c’est la peur et les instincts de conservation qui dominent et non le courage ou l’esprit révolutionnaire. Mais il reste un aspect qu’il faut envisager dans la lutte décoloniale. C’est la question morale et éthique à l’origine de notre action. Dans mon livre précédent, les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, j’ai écrit une lettre aux Blancs en disant ceci : « Tout ce que je sais c’est que je veux vous échapper autant que je peux. ». Ce que je voulais signifier c’est que je refuse le processus de blanchiment dont je suis victime moi-même. Ainsi, concrètement « échapper aux blancs, c’est avant tout refuser radicalement l’intégration par le racisme. Ou pour le dire autrement refuser de devenir soi-même raciste. Ainsi, je ne peux pas voir les Blancs comme autre chose qu’une catégorie produite par l’histoire. Si tel est le cas, je dois me forcer à penser que si elle a été faite par l’histoire des rapports de force, elle doit aussi être défaite par les rapports de force. Ce qui nécessite de croire aux acteurs qui feront l’histoire du futur, c’est à dire tous les acteurs :

– Croire aux peuples qui vivent sous l’impérialisme et qui luttent.

– Croire en nous, non blancs, qui vivons au cœur de l’impérialisme et qui formons un « sud des nords » qui sommes amenés à nous organiser de manière autonome et indépendante des forces blanches.

– et enfin croire aux Blancs et en particulier aux petits d’entre eux dans leur capacité à s’émanciper du joug de leur bourgeoisie.

Bref, quel plus bel hommage rendre à l’optimisme de la volonté de Gramsci que de croire aux Blancs et à leur capacité de rejoindre l’humanité générique ?

 

Houria Bouteldja

 

 

 

Under Queer Eyes : les politiques de la visibilité et la nouvelle réaction

A propos de Queer Palestine and The Empire of Critic de Sa’ed Atshan (Stanford University Press, 2020).

Traduit de l’anglais par Nina Zadekine, avec l’aimable autorisation de l’auteur. Vous pouvez retrouver la version originale ici[1].

 

À l’aube du vingtième siècle, une fièvre étrange s’est emparée du monde civilisé : les parlements modernes ont adopté des lois ordonnant aux femmes orientales qu’ils gouvernaient d’abandonner les objets de mode couvrant leur visage. De Lord Cromer à Atatürk, « dévoiler » les femmes orientales est devenu une question de modernité ou de barbarie, de vie ou de mort. Tracts politiques, carnets de voyage et rapports de santé publique dépeignaient les nombreuses conséquences médicales, sociales ou politiques fâcheuses du « voile ». Des primes fiscales ou encore des rencontres avec des chefs d’Etat récompensaient celles qui se portaient volontaires pour se dévoiler. Les parlements soviétiques de l’Asie Centrale ouvraient leurs réunions avec des rituels de dévoilement : des dizaines de femmes retiraient leur foulard tout en prêtant allégeance au progrès socialiste séculaire et remettaient souvent leur voile sur le chemin du retour.

 

Plus d’un siècle plus tard, peu de choses ont changé. La Première Dame Laura Bush justifiait les guerres de son mari au Moyen-Orient par la libération des femmes. « Grâce à nos récentes victoires militaires dans une grande partie de l’Afghanistan, les femmes ne sont plus emprisonnées à la maison ». À partir de 2010, la loi française n° 2010-1192 « La République se vit à visage découvert », a interdit à toute femme d’accéder aux espaces publics si son visage était couvert, ce qui entraîna l’union du paysage politique autour de perles philosophiques telles que celle de Jacques Chirac : « le voile, qu’on le veuille ou non, est une sorte d’agression », ou encore celle de Hollande : « la femme voilée d’aujourd’hui […] se libérera de son voile et deviendra une Française ». Le texte de loi conclut : « Se dissimuler le visage, c’est porter atteinte aux exigences minimales de la vie en société ». Le « vivre ensemble » démocratique, tout comme la CIA, requiert des visages reconnaissables et identifiables. Ainsi, la burka apparaît fièrement comme le seul tissu criminalisé dans l’Union européenne.

 

Il fut un temps où la gauche aurait pu facilement lire en cet appétit pour la chair dénudée un symptôme de la domination coloniale. Dans les années 1950, le psychiatre Frantz Fanon, né en Martinique, diagnostiquait en cette maladie politique du regard colonial le désir agressif de « posséder » les insaisissables femmes racisées. « Cette femme qui voit sans être vue frustre le colon. Il n’y a pas de réciprocité. […] Elle ne s’offre pas. » Le voile dessinait une ligne abrupte au-delà de laquelle l’œil colonial n’arrivait pas à pénétrer – refusant l’accès aux recoins des cœurs et des esprits musulmans, tel un doigt d’honneur civilisationnel, témoin de l’échec de l’Occident à séduire le reste du monde avec ses normes, ses croyances et ses idéaux. Craignant pour les innocents plagistes, Manuel Valls, alors Premier ministre, partageait cette frustration avec une éloquence toute française : « Le burkini est […] la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondée notamment sur l’asservissement de la femme. » En 2020, alors que les vertus sanitaires du niqab sont vivement débattues sur les ondes, certains parmi nous, confus, se demandent quelle sorte de société ombrageuse et sans visage le gouvernement français nous vend avec ses masques COVID obligatoires.

 

S’égarant bien loin de Fanon, le dogme progressiste d’aujourd’hui considère la visibilité non pas comme une injonction de l’occupation, mais comme la seule possibilité de représentation et de justice. Pendant la Journée de la Femme de 2011, au beau milieu de la plus large révolte que l’Égypte ait connue depuis longtemps, un petit groupe de femmes ont mis en scène sur la place Tahrir leur propre rituel de dévoilement, souvenir du bon vieux temps britannique, s’engageant de manière spectaculaire en faveur d’une existence démocratique éloignée des obscurantismes islamiques. Dans un autre coin de la place Tahrir, une demi-douzaine de jeunes socialistes queers scandaient des slogans proclamant publiquement leur différence sexuelle, sortant du placard, à la fois personnellement et politiquement, à la faveur de ce printemps arabe. Le front de la Guerre sur les voiles s’est étendu à des horizons plus queers. Les nouveaux porteurs de la flamme de la liberté toute nue, le mouvement LGBTQ international, promeuvent des rituels de sortie du placard qui feraient rougir Marie Kondo. Pendant les révoltes de Beyrouth de 2019, un jeune homme a traversé les manifestations avec une bannière sur laquelle on pouvait lire : « Je suis actif, alors pourquoi le gouvernement me baise-t-il encore ? #échangeonsnosplaces ». Et ainsi continue le déraillement axiomatique liant la visibilité et la représentation au progressisme de gauche, incontesté et incontestable. À quel point cette proposition reste-t-elle crédible par les temps qui courent ?

 

Le récent livre de Saed Atshan, Queer Palestine and the Empire of Critique, constitue un terrain fertile à la réflexion sur la nature réactionnaire des politiques de la visibilité. Cornell West le qualifie de « prophétique » dans la mesure où il révèle que « la justice et la liberté contre l’Empire et l’homophobie sont indivisibles ». A mes yeux moins religieux, Queer Palestine marche sur une corde raide séparant guide touristique-coquin et journal intime jargonnant, initiatique, sur les tribulations d’un maître de conférences à Swarthmore et quelques amis proches qui sortent du placard en Arabie. L’objet est enveloppé dans un discours queer corporatiste – législation anti-crime de haine, Mariage pour Tous et « Don’t Ask, Don’t Tell » – et couvert d’un vernis de « gayopolitique » : Tel-Aviv, tous les actifs sont partis à Berlin alors pourquoi tu ne laisses pas les Arabes dominateurs sexy entrer…

 

Atshan s’est, on ne sait comment, convaincu que les innovations « théoriques » de son livre, « ethnohétéronormativité » et « marginalisation discursive », seraient politiquement utiles à la libération sexuelle ou autre de la Palestine. Selon sa théorie conspirationniste, un obscur groupe de « puristes radicaux », tels que Michel Foucault, Edward Said et Joseph Massad, qu’il a dépassé, dominent le monde universitaire occidental et continue d’étouffer le mouvement queer palestinien en se focalisant implacablement sur la théorie critique et la politique anti-impérialiste, marginalisant ainsi les recoins « de gauche » des territoires palestiniens occupés. La voix d’un activiste triste capture les profondeurs de la détresse queer palestinienne : « La critique que fait Massad de notre travail est comme un nuage qui plane toujours au-dessus de moi. Comment puis-je prouver un négatif ? Je suis las. » Pour combattre les théoriciens « occidentaux » [sic] radicaux et leur combine destinée à « accabler de critiques des populations subalternes du Sud Global à des fins de subsistance », Atshan suggère de reconnaître la présence centrale et problématique de l’« ethnohétéronormativité » (syn : homophobie) au sein de la société palestinienne — sauvant ainsi les jeunes queers de leur besoin d’émigrer ou de devenir des collaborateurs du Mossad, tout en condamnant le reste d’entre nous à un inepte néologisme de plus.

 

C’est là que Queer Palestine se heurte au problème de l’empirisme : prouver l’homophobie palestinienne relève plus d’une vision de l’auteur que d’un rapport au réel. « Globalement, l’ensemble de la société palestinienne ne reconnaît pas l’existence des homosexuels parmi eux. […] En conséquence, les communautés queers palestiniennes ne provoquent pas de répression des autorités patriarcales. » L’intrigue se délite : les Palestiniens ne semblent utiliser l’« homosexualité » ni comme catégorie d’expérience vécue ni de criminologie. Dans de telles conditions, la haine de l’homosexualité peut donc rester insaisissable et requérir une démonstration peu orthodoxe. Atshan déduit, par exemple, l’homophobie du Hamas d’un seul article dans la section « divertissement » du magazine Out, intitulé « Arafat était-il gay ? », écrit par un journaliste américain sioniste et conservateur, familiarisé avec la langue arabe grâce à Google-traduction. Plus loin, Atshan invoque un sondage de Pew[2] indiquant une faible tolérance pour « l’homosexualité » en Cisjordanie et déplore l’absence de données similaires sur les attitudes des Palestiniens d’Israël, mais conclut qu’il « ne serait pas surprenant que les taux d’acceptation parmi la population y soient en effet plus élevés que dans les Territoires Occupés. » Il est difficile de savoir comment Pew a réussi à sonder les attitudes envers l’homosexualité d’une population qui se méfie de la surveillance étatique ou impériale – et pour qui, comme l’admet Atshan, le concept d’« homosexualité » n’a pas de sens. Il est également difficile de comprendre pourquoi Atshan suppose, sans preuve, que les Palestiniens d’Israël auraient un plus fort taux d’acceptation – sauf à supposer que la proximité avec les occupants modernes ferait progresser l’esprit arabe arriéré.

 

Les propres attaques libérales d’Atshan envers les populations palestiniennes, promouvant les « droits queers » – c’est-à-dire l’intervention violente de l’État dans la vie de famille, les nouvelles techniques policières, l’incarcération et l’embourgeoisement urbain –, dans la lignée des programmes politiques impériaux, sont curieusement dépeintes comme « émancipatrices » et « progressistes » pour le Sud Global, tandis que les critiques qu’on fait Massad et Puar de l’ingénierie sociale impériale sont présentées comme un « purisme radical » paralysant. Malgré le fait qu’il reconnaisse l’absence de « répression par les autorités patriarcales » des Palestiniens queers, Atshan se lance dans une croisade visant à rendre cette population queer encore plus visible pour l’État – une tactique rappelant la gestion impériale des « minorités visibles », des « Chrétiens de l’Orient » aux « femmes de l’Est » : les pouvoirs impériaux avaient encouragé ces « minorités » à se rendre visibles, qu’il s’agisse de retirer les privilèges et droits spéciaux à l’Empire ottoman ou de sur-employer ces minorités dans les administrations coloniales, ou, plus tard, de leur accorder un accès spécial aux visas euro-américains. Cette augmentation des privilèges attira une attention populaire néfaste sur ces populations autrement bien intégrées, jusqu’à ce que leur environnement devienne si hostile que seule leur restait la mort ou l’émigration.

 

Cette émulation, par Atshan, de la doctrine impériale « diviser pour mieux régner », ne semble « progressiste » que si elle est considérée à travers une grille de lecture faisant correspondre la lutte politique à la visibilité. « [E]n plus du regard blanc, il me faut aussi faire face au regard sioniste, au regard hétéronormatif et au regard puriste radical […] et cela peut être étouffant pour les queers palestiniens. » D’autres font face à l’occupation coloniale, à la violence policière, aux attaques militaires ou aux peines de prison arbitraires et à la torture. Atshan lutte avec son syndrome du lapin pris dans les phares, et élève cette photosensibilité au rang de programme politique. « Parce que je suis un Palestinien queer qui est également pris dans des formes de surveillance externe, le développement de ma propre conscience reflète de certaines manières le développement de ce mouvement [queer] dans son ensemble. »

 

Le présent lecteur aurait souhaité qu’Atshan fasse moins usage du développement de sa conscience comme modèle : originaire de la classe moyenne supérieure, ayant fréquenté une école d’élite Anglo-Quaker à Ramallah, avant Swarthmore et Harvard, enchaînant ensuite avec un poste dans son alma mater, il ne représente guère le quidam palestinien. Un examen plus critique de sa position sociale particulière, ou la lecture en diagonale d’un manuel de sociologie, auraient pu l’empêcher de colporter des stéréotypes orientalistes tels que celui voulant que les musulmans croient que « les hommes non-mariés n’ont pas encore complété “la moitié de leur religion” », de prétendre que le discours radical anti-impérial empêche l’avènement des droits de l’homme dans le monde arabe – la principale thèse de la politique étrangère américaine de Nixon à Clinton ; ou d’écrire au nom des victimes arabes, en consacrant un chapitre entier à enfoncer les deux seules associations queers locales, ainsi que leurs fondatrices palestiniennes. Les accusations de mercantilisme contre Massad et Said – qui ont défendu leurs positions politiques à grand coût personnel – ont la teneur d’un rituel initiatique de passage à tabac permettant l’accès aux plus hautes sphères du monde universitaire américain.

 

Ce qui émerge du narcissisme méthodologique d’Atshan est un désir – non pas d’une moindre surveillance – de visibilité pour la communauté queer palestinienne aux yeux des blancs, quel qu’en soit le coût. Atshan rejette toute suggestion d’une politique d’invisibilité comme étant une relique d’un passé préhistorique, un attachement lâche au placard. « Le sexe brut » (Bare sex), par exemple, est évidemment inférieur au couple romantique. La politique de visibilité équivaut à concourir pour l’attention de l’élite mondiale, en étant fidèle à leurs codes de respectabilité bourgeoise. Queer Palestine excelle en ce sens. Les seuls exemples d’émancipation queer « subversive » du livre se noient sous cette soif de respectabilité blanche. Le premier concerne un couple gay de Cisjordanie conduit par des amis gays étrangers sur une route israélienne militarisée jusqu’à Tel-Aviv, où ils respirent l’air romantique de la mer sur un balcon, et où « l’esprit de la résistance palestinienne queer » se rapproche dangereusement du simple droit à la consommation.

 

Dans le second exemple, Atshan se rend à une fête où « scripts et mouvements corporels pouvaient être aussi outranciers que le permettait un contexte palestinien. » Traduction : une femme imitant Leonardo DiCaprio étreint un homme incarnant Kate Winslet qui se tient à la proue d’un bateau. Cette reproduction du script de Titanic émeut aux larmes l’assemblée à la pensée des dangers auxquels ils ont échappé en confinant cette performance « subversive » à un événement privé. Nous sommes là dans le territoire du culte hollywoodien millénariste, regorgeant d’invocations aux esprits d’ancêtres queers américains (Kate et Leonardo), d’antiques sons gays ésotériques (Céline Dion) et de possession cathartique (les « mouvements corporels outranciers »), guérissant ainsi les blessures traumatiques de l’histoire. Comment se rituel subvertit-il l’occupation israélienne ? Il s’agit-là d’une question qui nous taraudera pour toujours. Plus important encore, pourquoi Atshan devrait-il se soucier de la longue histoire de performances drag arabes – de Fairuz à Ismail Yassin en passant par Bassem Feghali – qui occupèrent le prime time bien avant que RuPaul[3] ne soit connu, ou de quelques autres symboles culturels locaux pertinents lorsque les symboles hégémoniques impériaux sont largement disponibles ?

 

La reconnaissance est moins douce quand elle émane des faibles que lorsqu’elle provient de ceux qui tiennent les rênes des subventions, de la célébrité ou de la titularisation. Pendant qu’il accorde à ses amis le droit de jouer à DiCaprio en huis clos ou dans des hôtels de Tel-Aviv, Atshan éprouve de la rancune envers le fait que les « Palestiniens queers militants [radicaux] trouvent cela pratique de se barricader derrière des arguments tels que “’le coming out et la gay pride sont occidentaux”’ ». Échapper au regard sanguinaire de l’Arabe en s’habillant en Américain constitue une bonne forme d’invisibilité, échapper aux sondages Pew et aux catégories identitaires euro-américaines, aux statistiques et au monde universitaire, en est, à l’inverse, une mauvaise. Avec quelle aisance la visibilité converge-t-elle avec le succès commercial, et la reconnaissance avec le marketing de soi, lorsqu’on est à Swarthmore.

 

Il existe une compréhension tacite au sein des communautés queers marginalisées selon laquelle la visibilité signifie une certaine prise de risque personnel. La culture drag a perfectionné le « reading[4] » en tant que forme d’art pour cette raison : la visibilité implique de s’exposer, et les insultes rituelles sur scène endurcissent contre les vicissitudes de la vie. Les agitateurs LGBT de temps révolus, comme Harvey Milk, avaient remué ciel et terre et risqué leur vie dans leur lutte. Aux premières lueurs de la bataille, Atshan, comme tant d’autres prophètes arabes du sexe – du calibre de Mona al Tahawi – se sont rapidement téléportés vers des rivages plus sûrs, jetant malheureusement en pâture, à la torture et à la répression étatiques ces vies racisées de plus en plus visibles.

 

L’affaire Sarah Hegazy constitue un excellent exemple de cette dynamique. En 2017, la militante avait brandi un drapeau arc-en-ciel à un concert de Mashrou’ Leila au Caire – inspirée par le chanteur ouvertement queer du groupe libanais, Hamed Sinno. Sarah fut ensuite arrêtée et torturée par les forces étatiques. Un an plus tard, Sarah et le chanteur du groupe ont tous deux déménagé en Amérique du Nord, où celle-ci s’est suicidée en 2020. Le reste de la population égyptienne doit faire face à une nouvelle loi sanctionnant les actes homosexuels d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison, et offrant de nouvelles possibilités à la police de surveiller les réseaux sociaux. La visibilité, pour le gay de la classe moyenne, demeure tout de même synonyme de succès – malgré toute preuve du contraire. Là, la théorie queer rencontre les dogmes économiques de l’École de Chicago : « A demain le bon sexe ! mais d’abord il faut faire des sacrifices ! » Il faut casser des œufs basanés pour faire des omelettes queers ; curieusement, ce sont toujours ceux de vos voisins qui y passent en premier.

 

« Ces dernières années, le mouvement palestinien queer s’est orienté vers le purisme radical et sa croissance a atteint un plateau. » On ne peut qu’imaginer tous les militants palestiniens de terrain lisant Massad ou Puar avec enthousiasme, se convertissant en masse au « purisme radical » et à la « paralysie existentielle » et conduisant leur mouvement vers un « plateau toxique », freinant son plus haut potentiel de visibilité, « sa part de marché naturelle en termes de public et de capacité ». La visibilité ne peut pas flirter avec la respectabilité si elle n’a pas de part de marché « conséquente » pour la soutenir. Alors elle flirte avec le langage monogame des ventes, s’écartant bien loin du discours polyamoureux de la solidarité.

 

*

 

Le dévoilement et la sortie du placard sont des obsessions européennes aussi vieilles que les Lumières, que la réforme et l’ingénierie sociale. La définition kantienne de l’Aufklärung, « oser savoir », a encouragé l’élite à apporter la Lumière de la Raison aux masses réticentes, les transformant en une transparence domesticable. Le grand-père de la pensée du marché, Adam Smith, regrettait l’invisibilité des désirs humains et théorisa par conséquent le déploiement de « mains invisibles » du marché comme seule façon rationnelle pour un souverain aveugle de gérer l’opacité humaine. Karl Marx se raccrochait à une vision « scientifique » du socialisme, laquelle donnerait au prolétariat le pouvoir de « voir » leur intérêt « réel » et « objectif » à décapiter la bourgeoisie globale. Le projet de vie de Freud était d’« amener le ça dans le moi » – de rendre visibles les instincts sous-jacents qui sabordent le contrôle humain.

 

Convaincre de larges strates de la classe moyenne que se soumettre au regard de l’État et de son armée de drones était, d’une manière ou d’une autre, désirable a nécessité un travail idéologique continu et maintes concessions financières. La célébrité de Kim Kardashian tire ses racines de l’abolition des rideaux dans les régions protestantes des Pays-Bas et de l’Allemagne au XVIIe siècle. Pourquoi s’embarrasser de rideaux lorsque votre salon ressemble à la salle de réception d’un hôpital ? Des mains invisibles faisaient désormais le travail du Diable. Une culture entière d’auto-police, de confession et de délation se répandit à travers ces régions d’Europe, réduisant les dépenses en surveillance pour le prince et facilitant sa domination. En Bavière, les voisins qui dénonçaient auprès de l’État un camarade paysan qui n’avait pas maximisé l’utilisation de son terrain se voyaient octroyer ce terrain pour eux-mêmes. Ce culte protestant de la vertu visible s’est enraciné tant et si bien qu’il demeure quasiment inchangé dans les débats actuels sur la vie privée en ligne : pourquoi aurait-on besoin de vie privée si l’on n’a rien à cacher ? Plutôt qu’un terrain, ce sont des likes sur Facebook qui viennent nous récompenser.

 

La Sainte Trinité « visibilité, reconnaissance et pouvoir » a profité aux privilégiés et porté atteinte aux masses – car l’élite n’a jamais cultivé une irrépressible bienveillance pour les damnés de la terre. Historiquement, l’accroissement de la visibilité s’est donc traduit par une domination simplifiée, ainsi que par un ressentiment majoritaire envers les revendications des plus vulnérables. Les séquelles sont profondes. Les Afro-Américains esquivent par réflexe le regard mortel des officiers de police. L’ensemble des populations coloniales fuit les études contrôlées aléatoires des entreprises. En arabe, le mot bahth, signifiant recherche, est proche de mabaheth, les Services d’Intelligence de l’État. La géolocalisation, le traçage des contacts et le cyberharcèlement ont même poussé la classe moyenne protestante à chercher désespérément un semblant de vie privée. La multitude – ne possédant ni argent, ni statut, ni réseau, et n’ayant pas accès à de puissants avocats – vit la visibilité non pas comme une ressource nécessaire à la survie du plus fort, mais comme un tsunami de haine sociale, d’isolement et de perte de ses moyens de subsistance. Le contrecoup des mesures de discrimination positive, notamment les réactions contre le féminisme et contre les minorités queers à travers le monde, témoigne avec force de la fragmentation sociale résultant d’une politique de mise en avant des différences visibles. Pour les Kardashians du monde – une poignée de privilégiés qui possèdent les ressources sociales et symboliques permettant de transformer leur visibilité en privilège croissant – la visibilité demeure un gage de vertu.

 

À partir des années 1960, les intellectuels de la nouvelle gauche ont habilement repositionné ce culte tricentenaire de la visibilité dans le champ du dogme progressiste. Dans une quête de réforme des préoccupations marxistes exclusivement portées sur les classes ouvrières et le conflit de classe, ces penseurs ont déployé une politique plus « sophistiquée » de l’identité et de la visibilité. La nouvelle équation émancipatoire a dès lors associé la visibilité à la reconnaissance sociale, elle-même liée aux droits politiques. Le mouvement américain des droits civiques a entrepris de lutter pour que le regard des suprémacistes blancs aille au-delà du voile de mélanine de la peau afro-américaine et étende marché et participation politique à tous. Les critiques féministes du patriarcat se réunirent autour du slogan « le personnel est politique », soulignant ainsi la continuité du patriarcat, depuis la lumière crue des conseils d’administrations des entreprises jusqu’à l’ombre des rideaux des chambres à coucher. Les désirs les plus intimes sont devenus des actes politiques, sous-tendus par des forces sociales aspirant profondément au changement. En pleine crise du sida, le mouvement LGBT s’est rallié autour du slogan aujourd’hui célèbre d’ACT-UP, SILENCE=MORT, afin de lutter contre l’indifférence gouvernementale et sociétale à leur détresse invisible. Au sein de la théorie démocratique, la préoccupation centrale de la gauche était compréhensible : comment le progrès pouvait-il se faire sans visibilité, si la visibilité était une précondition à la représentation politique ?

 

L’iconoclasme de Foucault, du Panoptique à l’histoire de la folie, a été d’insister sur l’association entre visibilité et domination. L’invention de la sexualité au XIXe siècle a participé au fondement du programme étatique victorien visant à rendre visibles les désirs de la population, et donc gérables, par divulgation constante et confession attentive. Les résultats, deux siècles plus tard, sont clairs : de l’industrie pornographique aux boîtes de nuit, de l’abonnement obligatoire à la salle de gym à la chirurgie esthétique, des stéroïdes et amphétamines au Viagra et aux anti-dépresseurs, des Incels au sadomasochisme, du travail du sexe au trafic sexuel. La suraccentuation du désir comme pilier fondamental de l’identité personnelle et de « la belle vie » a mené à la désintégration de la solidarité politique, et à l’avancée de la consommation concurrentielle. Imaginez les heures passées à soulever des poids, de masturbation pornographique, de discussion sur des applis de sexe, canalisées dans l’aide aux pauvres et aux marginalisés, ou dans la lutte contre la prédation des entreprises, et vous pouvez imaginer ce que la privatisation du plaisir sexuel a fait à notre vie en commun.

 

Les visions du monde antique et médiéval comprenaient les désirs comme des mouvements accidentels de l’âme ; de simples faiblesses de la chair auxquelles on devait à l’occasion donner satisfaction avec dérision. Les désirs se traînaient à la périphérie du Soi. L’invention de la sexualité, en liant désirs et identité personnelle, a renforcé le dogme du marché selon lequel les désirs sont les fondements du Soi, qui nécessitent une observation sociale incessante, un examen médical, un questionnement psychanalytique et une analyse criminologique. Plus tard, la sacralisation des désirs sexuels, devenus un enjeu des droits de l’Homme, a facilité la notion adjacente selon laquelle il « n’y a pas d’alternative » au libéralisme du marché. S’il existe un droit au plaisir – par le sexe – alors il y a un droit politique à tous les plaisirs, y compris à la consommation. Si les désirs méritent la plus haute forme d’attention et de protection, alors qui mieux que la démocratie libérale de marché pour répondre à la tempête des désirs toujours changeants ? Le communisme et son étalage fade de marchandises fonctionnelles et de sexe utilitaire a échoué historiquement.

 

Plus qu’aucun autre mouvement de l’âme, le désir offre un terrain fertile aux gouvernements qui soutiennent que les désirs sont des affaires politiques nécessitant d’être régulés. Laissée sans surveillance, la sexualité peut conduire à un nombre de dangers innommables qui menacent de mettre la société à genoux. Trop de femmes insatisfaites et « hystériques » menaceraient de se transformer en mères tueuses en série. Trop de pédophiles pourraient mener à une génération d’enfants brisés. Trop d’homosexuels, à l’effondrement du taux de fertilité de la nation et à l’affaiblissement de la force militaire. Trop de couples interraciaux, à la disparition de la race blanche. Trop de pères indignes et de mères assistées, à la prolifération des gangs de rue et à la fin de la propriété privée. Dans l’imaginaire bourgeois, les perversions sexuelles constituent l’une des voies les plus rapides de l’annihilation nationale et donc un domaine de surveillance primordial. Ainsi, l’ennemi interne queer vient compléter la peur des barbares à nos portes.

 

Cette histoire de la sexualité et de la domination politique demeure fortement eurocentrée. La sexualité n’a pas été l’élément le mieux exporté par l’impérialisme européen. À ce titre, le cas de la « journaliste » égyptienne Mona Iraqi est édifiant. Iraqi dirigeait une émission « d’enquête » appelée « Al-Mostakhabi » (Ce qu’on nous cache). En 2016, de façon anonyme, elle dénonça les bains Beit El Bahr aux autorités, pour dépravation homosexuelle. Son équipe a facilement capturé les images du raid de police qui s’en est suivi, filmant sous de multiples angles pendant que des hommes nus se faisaient arrêter pour débauche publique. Quelques jours avant la diffusion prévue à la télévision égyptienne de son épisode traitant des pratiques sexuelles invisibles, son mur Facebook a fait l’objet d’une déferlante de mécontentement populaire : peu de personnes comprenaient la nécessité de s’immiscer dans la vie sexuelle d’inconnus, si ce n’est pour qu’Iraqi puisse satisfaire sa soif de sensationnalisme et de célébrité. Le contrecoup fut suffisant pour qu’Iraqi annule cette diffusion. Quelques mois plus tard, elle a toutefois annoncé que l’émission serait diffusée à l’occasion de la Journée Internationale du Sida. Entre temps, l’émission avait été dépeinte comme une enquête sur les pratiques sexuelles propageant le VIH d’homme à homme, puis à leurs épouses à la maison, et finalement à la nation entière. Présentée comme une enquête de santé publique pénétrant les recoins ténébreux de la vie cairote, l’émission a été diffusée sans grande résistance. Cependant, les tribunaux ont innocenté les victimes d’Iraqi de tous les chefs d’accusation, et leurs familles ont gagné leur procès pour diffamation contre Iraqi, qui a été condamnée à une peine de six mois de prison.

 

Malgré l’insistance constante et racoleuse de l’État postcolonial consistant à soutenir que les gangs de « queers » menacent de ruiner le pays, malgré les rapports de la presse et des ONG internationales traitant de l’existence des queers au cœur de l’obscurité, malgré PornHub lui-même, le concept de sexualité n’arrive pas à s’établir en dehors d’une section cosmopolite de la classe moyenne supérieure du Tiers Monde. Comme le dit un chef de la sécurité congolais aux Nations Unies : « Comment les hommes blancs nous ont-ils convaincus que la polygamie est contre nature, mais que l’homosexualité ne l’est pas ? » Bien que beaucoup d’observateurs internationaux l’interprètent comme une source de préoccupation pour les minorités invisibles, l’absence de sexualité, et des nombreuses techniques de contrôle sur les désirs « normaux » qui en découlent, pourraient fournir des opportunités politiques permettant d’éviter le destin réactionnaire des politiques libérales euro-américaines. Se battre contre les chefs autoritaires et leurs brutales interdictions légales pourrait se révéler plus simple que lutter contre l’apathie sociale du consumérisme et des désirs normalisés.

 

L’augmentation des homicides homophobes à San Francisco dans les années 1970 offre un bon exemple de l’emprisonnement réactionnaire de la sexualité. Selon un militant, la visibilité « pourrait être notre succès le plus évident des années 1970, mais cela signifie également que tous les homophobes de l’Amérique savent comment nous reconnaître et où nous trouver. » Ce n’est qu’en 1980 que cette tendance a commencé à reculer, avec l’embourgeoisement croissant de la ville et l’expulsion des classes ouvrières catholiques hors du centre-ville, au soulagement de beaucoup de militants LGBT. Comme l’expliquait Dan White, assassin de Harvey Milk et homme politique catholique irlandais de la classe ouvrière, dans son journal de prison, « les gens de mon quartier trouvaient que les gays avaient rendu les choses encore plus difficiles pour les familles nombreuses parce qu’ils n’ont pas d’enfants pour lesquels s’inquiéter et plusieurs d’entre eux peuvent mettre leurs salaires en commun et payer des loyers plus importants qu’une seule famille, et ceci a pour effet d’augmenter les coûts. » Les victimes de violence homophobe sont-elles à blâmer lorsqu’elles se rangent du côté de leurs bienfaiteurs bourgeois – la police, les banques discriminatoires et les promoteurs immobiliers racistes ? Peut-être. Ou peut-être que le choix entre « être nous-mêmes »/lécher les bottes de la bourgeoise et « rester dans le placard »/lutter n’est pas du tout un choix.

 

*

 

« Il y a un grand secret autour du sexe : la plupart des gens n’aiment pas ça. » L’injonction de Leo Bersani à replacer la bonne vieille copulation à sa position légitime – à la périphérie de nos êtres – dessine les contours d’une issue de secours menant hors de la prison de la sexualité. Le sexe n’est ni dangereux ni transcendant, et ne mérite pas particulièrement notre temps. Relégué aux confins de chambres hypothéquées, de baisers monopolisés et de galipettes chimiquement améliorées, le sexe se noierait dans son propre ennui répétitif et standardisé. Les bonobos – nos experts sexuels désignés – malgré toute leur propension à cette activité, ne semblent pas en profiter pendant plus de 13 secondes à la fois, et peut-être à raison. Pour que survive la mythologie du sexe comme plaisir ultime, il faut du théâtre : affublé d’un déguisement oriental, entouré du spectre de la répression, appuyé par le placard et ses divers agents de police. Rien n’attise le feu d’une technique raffinée de contrôle gouvernemental autant qu’un obstacle bénin à la consommation – tel le coût prohibitif d’un sac Louis Vuitton. Le culte de la sexualité est la psychologie inversée de l’état de marché, une grossière injection de doses régulières de passion pour nous éviter de tomber dans l’insipidité d’une vie faite de purs intérêts. Reléguer nos désirs au second plan ombragé de nos esprits, où nous ne pouvons ni les voir, ni en être obsédés, ni en discuter, ouvre des pistes inexplorées de résistance.

 

L’invisibilité et l’opacité pourraient-elles être des stratégies politiques plausibles pour un autre programme de gauche ? Les droits universels socialistes constituent, à ce titre, une des techniques d’invisibilité politique profitant aux plus vulnérables, sans diriger les projecteurs sur une lutte particulière. La participation des femmes trans aux compétitions féminines ne représenterait pas un tel problème si chaque athlète professionnel recevait un salaire décent, au lieu de surpayer les trois qui montent sur le podium. Pourquoi faire campagne pour l’égalité du « droit de conduire » pour que les femmes puissent tenir le volant en Arabie Saoudite alors que le droit universel au « transport public gratuit » se languit silencieusement dans un coin ? Si la mobilité est un enjeu pour les femmes en particulier, c’en est également un pour la majorité pauvre. Pourquoi insister sur le besoin de discipliner les familles palestiniennes pour qu’elles acceptent leurs enfants « queers » – le plaidoyer des droits humains d’Atshan – au lieu de se concentrer sur tous les enfants « vulnérables » ? Au lieu d’imposer des catégories d’identité sexuelle bourgeoises soutenues par force de loi, pourquoi ne pas promouvoir le droit universel au logement et au revenu pour que tous les adolescents rejetés par leur foyer (ainsi que les adultes) puissent échapper à la rue, et se garder loin de l’étreinte chaleureuse des services secrets israéliens ? Les sans-abris ne trahissent-ils leur patrie que s’ils sont queers ?

 

On pourrait dire la même chose des campagnes pour le mariage gay qui se concentrent sur le traitement discriminatoire au chevet d’un amant agonisant et non-épousé. Au lieu d’ouvrir un chemin à l’égalité du mariage, ces gauchistes auto-proclamés auraient pu lutter pour abolir les privilèges juridiques et économiques conférés par l’amour contractuel. Cette stratégie pourrait être attrayante pour une bien plus large population – les veufs et veuves, les parents célibataires, les jamais-marié(e)s, les marié(e)s repentant(e)s – et aurait l’avantage supplémentaire de rendre l’héritage plus difficile pour tout le monde – un vieil objectif progressiste. Les objectifs sociaux, économiques et politiques égalitaires pourraient être atteints en rendant les groupes vulnérables moins visibles, plutôt que l’inverse. Mais la bourgeoisie veut acheter et vendre plus de voitures, veut sculpter les masculinités de la classe ouvrière, pour maintenir les structures familiales assurant la perpétuation de la propriété et du privilège, et concourir à coup de millions dans des tournois sportifs. Et ainsi, nous payons tous la facture.

 

Les anarchistes ont longtemps développé des cultures du passer inaperçu, se créant des espaces de liberté invisibles, hors de la surveillance de l’État et des entreprises. Le tubercule a tiré sa popularité fanatique parmi les peuples libres grâce à sa capacité à prospérer en dessous du voile protecteur de la terre, se dérobant ainsi au regard des percepteurs d’impôt ou des envahisseurs charognards. Les structures sociales tribales ont depuis longtemps prisé des formes extrêmes de désagrégation sociale, basées sur des ménages éparpillés et une agriculture de subsistance, ce qu’Ernst Gellner a baptisé la stratégie du « diviser pour ne pas être gouverné ». Si les Ottomans préféraient négocier avec les chrétiens et les juifs plutôt qu’avec les sectes hétérodoxes, si les Britanniques ont constamment inventé des traditions tribales pour créer des unités administratives impériales, c’est parce qu’il est plus difficile de régner sur des populations amorphes et déstructurées – ne possédant pas un langage commun, mais un entrelacement complexe d’idiolectes adjacents, ni de chef manifeste avec lequel négocier, et caractérisées par une mobilité nomade qui les rendait difficiles à cerner.

 

On pourrait en dire de même de la corporatisation quasi complète des mouvements LGBT en Europe comparée aux multiples formes d’anxiétés que les populations « déviantes » inspirent aux gouvernements arabes : il est plus simple d’appréhender une communauté gay structurée et ses représentants parlementaires – en les soudoyant à base de Grindr et d’égalité du mariage – plutôt qu’une multitude de sujets invisibles et mécontents qui sèment constamment le trouble. Sans l’attachement à la visibilité et à la politique des identités, la conjoncture actuelle présente un grand potentiel : au lieu de craindre la prolifération de « tribus » incohérentes, nous pouvons nous laisser diviser jusqu’à devenir une épine ingouvernable et impossible à identifier dans les pieds des États et des grandes entreprises. À la fin des années 1990, quand dans une usine indonésienne, les ouvriers semblaient être tous possédés en même temps, les propriétaires de l’usine, pris de panique, ont été forcés de sacrifier des poulets pour apaiser les esprits ancestraux en colère et nourrir les ouvriers. Peut-être est-il temps de laisser croître nos désirs, tels des tubercules, voilés par notre propre désintérêt, ou peut-être les laisser prendre possession de nous aux moments les plus imprévisibles, tels des esprits vengeurs instigateurs d’épidémies de révolte.

 

Tandis que pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, l’invisibilité a été une forme d’art fondamentale pour les pauvres et les faibles, ces derniers siècles ont vu l’invisibilité devenir la prérogative de quelques rares élus. Alors que tous sont forcés d’adopter des nomenclatures identitaires progressivement restrictives, la prédation corporatiste de haut niveau se produit de plus en plus dans l’ombre, à l’abri des regards. Le luxe de pouvoir se retirer derrière des enceintes fortifiées, des tours d’ivoire et des résidences sécurisées – exemptes des régulations sociales et des effets les plus délétères du marché – est devenu le marqueur de vraie richesse et de vrai pouvoir. Ironiquement, le niqab obéissait à cette logique très élitiste. Il a gagné en popularité parmi les populations arabes et centrasiatiques les plus riches pour distinguer leurs femmes des travailleuses du sexe qui seraient disponibles pour les soldats d’occupation européens. Pendant les années 1980, le hijab s’est frayé un chemin dans le cœur et dans la tête des ambitieuses classes moyennes urbaines, présenté comme objet conférant un statut exclusif et des avantages positionnels sur un marché du mariage saturé. Si les campagnes de dévoilement sont si importantes dans le regard européen, c’est parce que le voile reflète la logique du pouvoir de l’invisibilité des élites blanches, mais sous une forme monstrueuse.

 

« Persée se couvrait d’un nuage pour poursuivre les monstres », écrivait Marx. « [N]ous, pour pouvoir nier l’existence des monstruosités, nous nous plongeons dans le nuage entier, jusqu’aux yeux et aux oreilles. » Si les prédateurs chassent dissimulés dans la pénombre, la proie survit grâce à des stratégies de camouflage. Il n’est pas surprenant que les prédateurs dénigrent le camouflage autant que la conspiration comme manières futiles et primitives de leur gâcher la fête. Le voile est une stratégie adaptative de survie face à bien des prédations. La renonciation – stratégie visant à réduire délibérément les désirs et la consommation jusqu’à leur minimum le plus invisible – a été la seule stratégie politique écologique radicale du 21e siècle à avoir représenté une menace efficace pour la domination des entreprises. Au lieu de dénigrer le voile et de chercher à nier l’existence de dynamiques de pouvoir monstrueuses dans le monde, une politique progressiste devrait insister sur l’importance de l’invisibilité pour les masses vulnérables, et sur la transparence obligatoire pour les riches et puissants. Au lieu de lutter contre « l’homophobie en Palestine » en augmentant le contrôle policier et les incarcérations, luttons contre ses causes véritables : le militarisme causé par l’occupation israélienne, la famille patriarcale liée au maintien des rapports de propriété privée, la masculinité comme agression en raison des exigences du conflit de classe. La proie s’adaptera et perdra son camouflage lorsque les prédateurs seront neutralisés, lorsque des structures économiques seront mises en place qui empêcheront l’accumulation massive du capital et du pouvoir. Le livre d’Atshan n’est ni plus ni moins que la continuation de siècles de campagnes de dévoilement, le symptôme dégradé d’une politique néolibérale de la visibilité et de l’identité. Donc, plutôt que de nous plonger corps et âme dans les nuages, concentrons nos énergies politiques à lutter contre les très visibles monstres qui nous empêchent d’être la meilleure version de nous-mêmes.

 

 

Marc Aziz Michael enseigne la sociologie, les études du Moyen-Orient et les études de genre à l’American University de Beyrouth. Avant cela, il a enseigné à NYU et NYU à Abu Dhabi. En dehors du champ académique, ses écrits ont été publiés par Al Jazeera, Jadaliyya, The World Today, CounterPunch et OpenDemocracy. Il écrit actuellement un livre sur l’histoire du secteur des banques commerciales. Il consacre son temps libre à se former à la thérapie de groupe.

[1]https://www.boundary2.org/2021/01/marc-michael-under-queer-eyes-visibility-politics-and-the-new-reaction-review-of-saed-atshans-queer-palestine-and-the-empire-of-critique/

[2]N.d.t. : Le Pew Research Center est un think tank étasunien – publiant notamment des sondages.

[3]N.d.t. : Drag queen américaine.

[4]N.d.t. : Échanges d’insultes si violentes et personnelles qu’elles en sont comiques.

Houria Bouteldja : « Revenir à l’Etat-nation pour mieux combattre l’Etat-nation »

Entretien paru dans le Courrier de l’Atlas, avril 2023

Propos recueillis par Emmanuel Riondé

 

Qui sont les « beaufs », qui sont les « barbares » et quel est ce « nous » que vous entendez constituer en les réunissant ?

Tout d’abord, une précision : les mots « beaufs » et « barbares » ne sont pas les miens, ce sont ceux du mépris de classe et du mépris de race. Les beaufs, ce sont les classes populaires blanches et les barbares, ce sont les populations issues de l’immigration postcoloniale, ceux que j’appelle les Indigènes. Ils ont en commun d’être deux composantes du prolétariat français mais séparés par la longue histoire de l’Etat racial intégral. Le « nous » est donc un nous politique, celui de la convergence de ces classes prolétaires qui auront dépassé la division raciale. Parce qu’on ne peut pas former un « nous » si on est divisé par le racisme.

L’Etat racial est un Etat au sein duquel la question raciale structure, avec d’autres, les rapports sociaux, économiques et de pouvoir. En quoi l’Etat français est-il un « Etat racial intégral » ?

J’emprunte la notion d’Etat intégral à Gramsci. Pour lui, si l’Etat dominé par la bourgeoisie est si solide et si puissant, « hégémonie cuirassée de coercition » pour reprendre ses termes, c’est parce qu’il a su conquérir le consentement de la société politique et de la société civile. C’est ça l’Etat intégral, selon Gramsci : pas seulement l’Etat et ses institutions, mais aussi tout le reste, nous tous. Cette chaîne organique fait qu’il est relativement invincible et qu’il traverse le temps. Je me suis dit que l’on pouvait appliquer cet Etat intégral à la pérennité du racisme, à l’Etat racial ainsi que nous l’avons théorisé au Parti des Indigènes de la République (PIR). Le racisme est systémique et structurel parce que l’Etat dominé par la bourgeoisie a créé ce même lien organique avec les organisations politiques et la société civile. Le racisme dans la société française ne vient pas que d’en haut, tout le monde participe à sa production.

A qui s’adresse cet ouvrage ?

Il s’adresse d’abord aux indigènes décoloniaux politisés et soucieux des alliances pour leur dire que la question du rapport qu’on doit entretenir avec le prolétariat blanc est stratégique. Il s’adresse aussi à la gauche qui doit elle-même appréhender la question raciale du point de vue structurel et comprendre pourquoi elle n’arrive pas à attirer à elle ni les « beaufs », ni les « barbares ». Et il s’adresse enfin à cette partie des blancs prolétaires qui sont plus intéressés par la question de convergence avec les indigènes que par l’extrême-droite comme à ceux qui sont résignés, ne votent pas ou plus, pour leur proposer peut-être une alternative désirable. Donc, en fait je m’adresse à beaucoup de monde…

Vous faites l’hypothèse que l’extrême gauche antiraciste, internationaliste et anticapitaliste qui pourrait être le catalyseur de ce « nous » n’y parvient pas parce elle est « trop blanche » pour les militants décoloniaux et pas assez pour les citoyens français « de souche » …

C’est du point de vue des affects blancs que l’extrême-gauche n’est pas assez blanche. Dans le cadre de l’Etat-nation, le peuple légitime de la nation – et donc prioritaire sur les autres – est produit comme blanc. Et il tient à ses intérêts par rapport aux immigrés et aux peuples du Sud. Il tient à ce statut, donc quand on lui fait une proposition internationaliste ou de protection des immigrés, ça heurte les affects blancs.

Et pour nous décoloniaux, elle est trop blanche parce qu’on voit bien ses œillères et ses limitations. On l’a vu dans les années 2000 avec l’affaire du voile. Ou quand elle soutient les révolutionnaires palestiniens : elle les soutient s’ils parlent le même langage qu’elle, s’ils sont communistes par exemple. Mais dès qu’ils parlent avec la langue de l’Islam, ce n’est plus bon. On considère que cette gauche a encore des tropismes eurocentriques. De fait, elle est trop blanche pour nous, mais elle ne l’est pas assez pour les Blancs.

Vous présentez Jean-Luc Mélenchon comme un « butin de guerre » pour le mouvement décolonial en raison notamment de sa présence à la manifestation antiraciste de 2019. Mais le lien est-il si fort ? En 2022, très peu de place a été faite aux militantes et militants des quartiers malgré par exemple l’appel du collectif « On s’en mêle » à voter LFI…

Lorsque je parle de « butin de guerre », c’est en référence au progrès réalisé. Si on prend en compte ce qu’était Mélenchon il y a 20 ans et ce qu’il dit aujourd’hui sur l’islamophobie et les violences policières, deux questions sur lesquelles il a tenu bon et de manière ferme, il y a un progrès idéologique notable. Au QG décolonial, nous soutenons sa démarche depuis sa présence à la marche de 2019, puis parce qu’il n’a pas cédé à cet horrible chantage suite à l’assassinat de Samuel Paty où tout « islamo-gauchiste » devait se repentir d’avoir participé à cette marche mais aussi pour ses positions sur les violences policières.

Concernant les élections de 2022, si Jean-Luc Mélenchon a gagné les votes dans les quartiers, il le doit avant tout à ses prises de position courageuses et fortement médiatisées en faveur des quartiers et des Musulmans. Pas à un appel sorti deux mois avec le scrutin avec des acteurs qui en réalité ne mobilisent pas massivement. C’est très bien que ce collectif ait appelé à voter Mélenchon, je pense que c’est ce qu’il fallait faire, mais je vois ses intentions comme opportunistes et tacticiennes, en vue de négocier des places après les élections. En soi, c’est de bonne guerre. Mais le rapport de force réel d’« On s’en mêle » n’existant pas sur le terrain, LFI a pris en compte davantage les Verts et les Socialistes, ses forces alliées organisées, que les quartiers sans représentation structurée. Cela dit, on n’a jamais vu autant de candidats puis d’élus non Blancs investis par une organisation de la gauche blanche…

Vous défendez dans votre ouvrage l’idée selon laquelle la sortie de l’Union Européenne, un « frexit », est un combat politique qui pourrait permettre de retrouver du pouvoir, en rassemblant au passage beaufs et barbares. Pour quelles raisons ?

En 2005, une grande partie des classes populaires blanches, d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, se sont mobilisées contre le traité constitutionnel européen. Aujourd’hui, l’extrême-droite a délaissé le combat contre l’Europe, notamment parce qu’elle constate que le fascisme se développe très bien à l’échelle européenne. En revanche, une partie des classes populaires blanches reste attachée au retrait de l’Union européenne. Il y a donc une énergie à cet endroit et, me semble-t-il, une opportunité pour les forces révolutionnaires de s’emparer du frexit et de lui donner un autre contenu politique.

L’Europe prive le peuple de sa souveraineté et d’un pouvoir sur son propre avenir. Elle pousse à l’exode, à l’exil, à la séparation, détruit les services publics, tue le commun et la possibilité de vivre là où on a grandit. Elle crée du désarroi. Pour retrouver le pouvoir, il faut mettre fin à cette Europe libérale, et le meilleur moyen pour cela est de revenir à l’échelle de l’Etat-nation. Je pense qu’une grande partie des Blancs, ceux qui éprouvent le besoin de retrouver un pays qui les a trahi, peuvent être mobilisés là dessus. Les Indigènes, eux, qui n’ont a pas été intégré au récit national, ne s’attendent pas à l’être à celui d’une Europe, construite qui plus est comme blanche et chrétienne ! C’est pour cela qu’ils ne seront pas une entrave à ce projet de Frexit. Et aussi parce que par ailleurs, les Indigènes ont besoin d’une nation, d’un foyer, d’avoir un pays. Il y a, là paradoxalement, un intérêt commun.

Ce projet de retour à l’Etat-nation n’entre-t-il pas en contradiction avec votre perspective internationaliste ?

Je ne suis pas favorable à l’Etat-nation. Mais il faut voir les choses en face : les affects des Blancs en ce moment sont très loin de l’internationalisme… Je fais de la politique réaliste, je ne suis pas dans l’utopie. Revenir à l’échelle de la Nation, c’est rapatrier le pouvoir pour mieux combattre l’Etat nation. Cela permet à des organisations de réinvestir le champ politique et de donner un contenu antilibéral, anticapitaliste et antiraciste au frexit. On peut s’employer à politiser le sujet en rappellant que l’Europe est impérialiste et que, en tant que telle, elle produit des politiques racistes à l’encontre des migrants ou du prolétariat indigène à l’intérieur de ses frontières. Elle fait ce que fait l’Etat nation français avec plus de moyens.

Dans la perspective d’une telle recomposition, les revendications régionalistes qui remontent fort ces dernières années en Europe peuvent-elles trouver une place ?

Je suis sympathisante des revendications régionalistes parce que je crois à l’importance de retrouver des unités de vie à échelle humaine. Mais je reste favorable à une forme de grande unité générale que je vois comme un espace de solidarité et d’intérêts communs. Ainsi une articulation entre l’échelle nationale et une montée en puissance des régionalismes de gauche ou décoloniaux serait intéressante. Il ne s’agit pas de redonner du pouvoir aux régions administratives bien entendu, mais de renforcer des souverainetés populaires au niveau régional qui mettent en avant les cultures et identités locales. C’est fondamental parce que cela permet de contrebalancer le pouvoir de l’Etat-nation et cela recoupe aussi la question de l’identité des prolétaires blancs, le besoin que les gens ont de retrouver un rapport à soi plus authentique. Il faut revenir à des espaces à dimension humaine mais sans oublier le rapport au reste du monde. Nous avons théorisé au QG décolonial un internationalisme domestique, mais en rappelant qu’il doit toujours être couplé à un internationalisme international…

Vous n’abordez pas les luttes climatiques et environnementales. Cet enjeu urgent et au potentiel politique énorme ne pourrait-il pas être un espace de convergence entre beaufs et barbares, au moins aussi porteur que la sortie de l’Union européenne ?

Comme l’environnement, beaucoup d’autres thématiques ne sont pas traitées dans mon livre : le féminisme, la question économique, etc. Ces sujets très importants sont absents parce qu’ils sont subordonnés à la question du pouvoir. Comment retrouve-t-on notre pouvoir de décision, comment l’arrache-t-on aux classes dirigeantes pour ensuite décider du programme et du projet ? Si tu veux agir sur le climat, encore faut-il le pouvoir. Il faut d’abord s’intéresser à ce qui empêche notre capacité à transformer. Et ce qui nous empêche, c’est que nous n’avons pas de pouvoir. Cela passe par mettre fin à l’Etat racial intégral.

Édito #61 – La méthode Macron

Les moyens déployés par le pouvoir en place pour parvenir à ses fins fait entrer la France dans une nouvelle ère, de guerre ouverte contre les classes subalternes du pays.

La réforme des retraites aura été une arnaque du début jusqu’à la fin. Bien évidemment, sur le fond de l’affaire, l’on sait qu’elle n’était pas destinée à répondre à une quelconque utilité sociale, mais à satisfaire les appétits de la bourgeoisie financière. Cette dernière n’en finit pas d’exiger des peuples qu’ils travaillent plus, plus longtemps, pour maintenir ou accroître ses rentes du capital.

Mais au-delà du fond, c’est bien la forme ou, autrement dit, la méthode, qui caractérise la séquence politique actuelle. Cette méthode, c’est celle du mensonge, de la dissimulation, de la duplicité, dont tous les traits ont été employés pour aboutir à la promulgation de la loi le 14 avril 2023 –  à l’arrivée de la nuit, ce qui n’est pas fortuit.

Tout débute lors de l’issue de l’élection présidentielle d’avril 2022. Le candidat Emmanuel Macron souhaitait alors reporter l’âge de départ à la retraite à 64 ou 65 ans. Cependant, face à l’évidence de sa victoire non pas grâce à une adhésion populaire à son programme mais à un « barrage » contre l’extrême droite, celui-ci fût contraint d’admettre que « ce vote m’oblige pour les années à venir ».

Que nenni ! Ni une, ni deux, dès le 3 juin suivant son élection, et avant même le renouvellement de l’Assemblée nationale, le président Macron a assuré que la réforme des retraites serait mise en œuvre avant l’été 2023. Peu importe, donc, le choix qui serait fait par les électeurs dans les urnes des législatives à suivre. À cet égard, l’absence de majorité absolue ne l’a pas freiné dans ses ardeurs.

Il s’est néanmoins un peu trop précipité, même pour son propre camp. Macron voulait introduire la réforme des retraites dès l’automne 2022, dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023. François Bayrou lui-même avait alors mis en garde l’exécutif contre un tel « passage en force ».

C’est qu’il fallait bien garder les apparences de la concertation avec les syndicats qui, s’ils ont été dûment conviés à de nombreuses réunions au ministère du travail, ont cependant systématiquement fait face à un mur : la réforme sera présentée, que vous le vouliez ou non.

Arrive alors la présentation officielle du projet de loi en janvier 2023 et, avec lui, un arsenal complet destiné à tromper et tordre le bras à la représentation nationale, et à la société tout entière – qui y est opposée à 70 %.

C’est d’abord le choix du véhicule législatif qui signale la brutalité à venir. Le Gouvernement a choisi un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, plutôt qu’un projet de loi ordinaire. Ce qui lui permettait de recourir de manière illimitée au 49.3, qui venait d’être utilisé pas moins de dix fois par Élisabeth Borne pour le budget de l’État et le financement de la sécurité sociale. Et alors pourtant que la réforme des retraites ne vise en réalité pas à financer le régime de sécurité sociale mais à imposer un certain rapport social au travail.

Ce sont ensuite des manœuvres contraires à la sincérité des débats parlementaires qui ont été employées. Dès le 19 janvier, le Conseil d’État, conseiller juridique du Gouvernement, a alerté ce dernier sur le fait que l’index sénior n’avait pas sa place dans un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale, et qu’il était donc inconstitutionnel. Les ministres ont cependant dissimulé cet avis du Conseil d’État (qui n’a été révélé que le 15 avril, par Jérôme Guedj), et ont promu pendant des mois cet index comme une mesure d’ « équilibre », de progrès social, pour amadouer les citoyens et les parlementaires. L’index sénior a, sans surprise, été censuré par le Conseil constitutionnel.

Se sont enfin succédés des dispositifs dérogatoires au débat parlementaire normal, avec l’usage de l’article 47.1 de la Constitution, qui permet de réduire de manière drastique la durée des discussions dans les deux Chambres, et le fameux article 49.3, qui conduire à faire adopter un projet de loi sans vote par les députés.

Et c’est sur ce dernier point que la colère populaire s’est cristallisée. Jusqu’alors, tous les gouvernements qui avaient eu recours au 49.3 l’avaient fait en disposant de la majorité absolue à l’Assemblée. Cet outil pouvait alors être utilisé pour accélérer l’adoption d’une loi, ou pour réunifier la majorité présidentielle, tout en conservant une certaine légitimité démocratique du texte. Ici toutefois, Emmanuel Macron, qui ne disposait que d’une majorité relative et était sur le point de ne pas réussir à rassembler suffisamment d’élus LR pour voter la loi, a procédé à un contournement radical de l’esprit du parlementarisme : alors que le dénouement normal d’une telle situation aurait dû être le rejet de la réforme, faute de majorité pour la voter, celle-ci a été passée en force.

C’est à ce moment précis que les débordements ont débuté, que les poubelles ont pris feu, que les boulevards parisiens ont été retournés et les commissariats, préfectures et mairies de province incendiés, que les affrontements avec les forces de police se sont installés. Plus encore, pour la première fois, l’opinion publique a compris et excusé la violence des manifestants.

Tout observateur politique doit prendre en compte le fait que ce qui a démultiplié les forces de la mobilisation, c’est, outre la nature anti-sociale du projet de réforme, la méthode anti-démocratique employée par le pouvoir pour parvenir à son adoption. C’est ce qui explique le discours politique de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon ayant immédiatement pointé, une fois rendue la décision du Conseil constitutionnel, l’opposition entre les besoins de « la monarchie présidentielle » et ceux « du peuple souverain ».

La séquence politique actuelle marque à n’en pas douter un tournant dans la vie démocratique de ce pays. La France apparaît de plus en plus dirigée par un clan qui s’autonomise de la société civile et s’oppose à elle.

L’assaut généralisé mené actuellement contre la Ligue des droits de l’homme en est la concrétisation-même. Pour avoir publiquement soutenu les victimes éminentes de l’islamophobie d’État que sont le CCIF et l’imam Iquioussen, l’association plus que centenaire dont la seule dissolution qu’elle connut fut l’oeuvre du régime de Vichy, est aujourd’hui menacée dans ses financements par le Gouvernement. L’on rappellera que la Ligue a été créée pendant l’affaire Dreyfus, ce qui révèle l’hypocrisie de l’État qui, prétendant pourtant que la lutte contre l’antisémitisme lui est cher, menace l’organisation qui symbolise ce combat. Islamophobie et antisémitisme partagent bien une matrice commune.

Pour le pouvoir, en somme, l’on est soit avec lui (au soutien des intérêts de l’État capitaliste et racial), soit contre lui. Autrement formulé, il ne saurait y avoir de choix démocratique contre le libéralisme économique et le racisme d’État.

Si la guerre peut être définie comme un acte de violence destiné à imposer sa volonté à autrui, alors Emmanuel Macron vient d’inaugurer une ère de guerre ouverte contre les classes subalternes de ce pays.