Messages par QGDecolonial

« Il faut sublimer la part lumineuse des Beaufs et des Barbares » – Un entretien avec Houria Bouteldja

Azadî : Dans ton nouveau livre paru aux éditions La Fabrique, tu as choisi comme sous-titre « Le pari du nous » alors qu’il y a déjà un « nous » dans ton premier livre Les Blancs, les Juifs, et Nous. Ce dernier « Nous » semble être un « Nous » d’indigènes, alors que le « Nous » de ton nouveau livre semble inclure d’autres catégories. Quelles sont-elles ? Qui est ce « Nous » ?

Houria : En fait, ces deux « Nous » sont aussi anciens l’un que l’autre. Au Parti des Indigènes, nous avons toujours défendu l’existence de plusieurs « Nous ». Le premier « Nous » est social, c’est celui de la condition indigène, des post-colonisés vivant en France. Celui qui regroupe dans une même communauté de destin les populations issues de l’histoire coloniale et de l’histoire de l’esclavage, et qui vivent sous le régime du racisme structurel. Ce premier « Nous » est strictement social et historique. Ensuite il y a le “Nous” de l’indigène politique. C’est celui de l’Indigène qui s’engage dans la lutte et plus particulièrement dans l’antiracisme politique, qui s’engage à créer une force autonome dirigée par et pour les indigènes tout simplement. Et il y a le troisième “Nous” qui est celui de la majorité décoloniale et qu’on peut assimiler à un bloc historique. Ce « Nous » existe au PIR depuis le début. C’est un « Nous » de l’alliance avec les blancs. Dans le premier livre, je me suis effectivement concentrée sur les deux premiers « Nous »: le social et le politique. Pour autant, je n’oubliais pas le « Nous » décolonial, celui de l’alliance, qui est contenu dans l’idée d’amour révolutionnaire et qui a toujours cohabité avec les autres « Nous » au sein du PIR comme perspective stratégique. L’amour révolutionnaire comprend les autres « Nous », celui des blancs et celui des juifs. Trois groupes qui constituent des groupes raciaux en apparence irréconciliables en France. L’amour révolutionnaire est le dépassement de ces trois « Nous » vers une collectivité politique capable de créer un rapport de force contre le bloc au pouvoir. Le « Nous » du « pari du Nous » est l’incarnation de l’amour révolutionnaire. Quelle est la voix stratégique pour arriver vers ce « Nous » là ? Ce livre est une tentative pour y répondre. Je ne dis pas que tout est dans le bouquin vert, je n’ai pas cette prétention, mais j’essaye de tracer des lignes pour aller vers ce « Nous » politique qui est aussi un « Nous » révolutionnaire.

Azadî : Avant de savoir comment arriver au « Nous » révolutionnaire, tu essayes de montrer pourquoi jusqu’ici il ne s’est pas réalisé. Tu poses les bases. Pour toi, c’est à cause de l’État racial intégral et son pacte racial. C’est la première partie du livre dans laquelle tu fais une analyse matérialiste de presque 500 ans de formation de ce que tu nommes l’État racial intégral. Que vient préciser ce concept ?

Houria : J’essaie de donner un contenu concret à la notion de racisme systémique. J’étais assez insatisfaite de la définition que nous-mêmes dans le mouvement décolonial nous en donnions, parce que ça restait abstrait, ça manquait de matière. Et puis j’ai rencontré Gramsci et son concept d’État intégral. Il le définit comme l’association de trois instances : l’État et ses institutions, plus la société politique, plus la société civile. C’est ce qui fait la cohérence générale de l’État, son existence et sa pérennité. Chez Gramsci, cette analyse était appliquée à l’État bourgeois. Ce qui fait la pérennité de l’État bourgeois est le lien organique qui s’est créé avec le temps – notamment par l’émergence et la constitution des États-nations – entre l’État, les organisations politiques qui représentent les fractions du peuple selon leurs intérêts, et la société civile. Sur la base de cette idée, je me suis dit que l’on pouvait appréhender la question de la race et du racisme à travers le concept d’État intégral parce qu’il manquait à l’analyse de Poulantzas, de Gramsci ou des intellectuels d’aujourd’hui sa dimension raciale. Pourquoi ça marche, le racisme ? Pourquoi ça tient et pourquoi c’est pérenne ? C’est pérenne parce que c’est aussi une coproduction des trois instances citées. Ça nous permet de montrer qu’il n’y a pas d’un côté “les méchants” et de l’autre “les gentils”. Par contre, et je tiens à le souligner, il y a, dans la structure générale du pouvoir, une hiérarchie des responsabilités. La bourgeoisie est plus responsable que les deux autres instances dans le sens où elle a une puissance d’agir plus redoutable que les autres. L’État capitaliste est capitaliste car il est dominé par la bourgeoisie. L’État pour moi n’est pas une essence, il pourrait être dominé par le prolétariat. Mais il se trouve que depuis 400 ans, c’est le bloc bourgeois qui domine. C’est lui qui a le plus intérêt à l’organisation raciale de la société parce qu’il tire tous ses bénéfices, notamment de la structure raciale des rapports sociaux et de la division internationale du travail. Mais ça permet aussi d’identifier les autres responsabilités. Quand on jette un regard sur les organisations de gauche qui représentent l’opposition de classe à la bourgeoisie, on voit bien la contradiction de classe. La bourgeoisie exploite le prolétariat blanc. Il n’en reste pas moins qu’ils sont liés entre eux par l’impérialisme. Le prolétariat existe, vit et survit grâce, entre autres, à l’impérialisme, c’est-à-dire grâce aux rapports inégaux entre centres et périphéries. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi les organisations de gauche qui représentent le monde ouvrier ont accepté le deal, le pacte racial, pourquoi elles sont si colonialistes et si blanches. C’est parce qu’elles font partie du deal, elles-même y participent. Ce que j’ai essayé de montrer avec ce livre c’est que la bourgeoisie a tout de suite compris qu’elle avait intérêt à gagner les classes populaires à son projet. Elle a réussi à universaliser ses propres intérêts. Ce faisant, ce processus crée une société civile avec des affects spécifiques qui lui sont propres. La bourgeoisie ne peut pas créer des bourgeois, ça voudrait dire cesser d’exploiter les prolos blancs et partager avec eux de manière égalitaire. Elle doit donc créer des blancs, et les blancs ne sont pas tous des bourgeois, loin de là. La bourgeoisie quant à elle n’a même pas besoin d’être blanche, ce n’est pas tellement important pour elle. Ce qui est important, c’est que le peuple soit blanc.

Azadî : Ça me fait penser à la bourgeoisie noire qui s’est créée aux États-Unis.

Houria : Bien sûr, et dans les pays du tiers-monde, ce qu’on appelle les bourgeoisies compradores. Cela dit, à l’échelle globale, les bourgeoisies du Sud se situent à un niveau inférieur parce que c’est quand même l’Occident qui est aux avant-postes de la domination capitaliste. C’est lui qui a le plus engrangé pendant des siècles et c’est lui qui a le plus accumulé. C’est donc normal que la plus grande bourgeoisie reste blanche, mais sa caractéristique n’est pas d’abord d’être blanche.

Azadî : C’est d’être bourgeoise. C’est pour cela que les grands pontes de l’Arabie Saoudite par exemple s’entendent plutôt bien avec les bourgeois blancs, qu’entre eux, il n’y a pas d’islamophobie ?

Houria : Oui et non. Quand on parle des Saoudiens, on est toujours méprisant. Le racisme ne disparaît pas. Il y a toujours un mépris profond vis-à-vis de ces « bédouins » qui se sont enrichis si rapidement, mais qui au fond restent de vulgaires bédouins grossiers et rétrogrades. Mais le rapport de classe atténue le racisme. Ce qui prime dans les relations, c’est le business.

Mariam : Rappelez-vous quand ils ont habillé Messi d’un bisht (cape traditionnelle considérée comme un signe de prestige dans certains pays arabes) pour la victoire de la coupe du monde et que les journalistes de BFM s’étaient moqués. Ils avaient appelé ça un peignoir, avec un air mesquin signifiant « c’est quoi ce truc de clochard ? »

Houria : Voilà, c’est ça. Ce mépris existe toujours. Quand tu vois ce médiocre Pascal Praud se moquer des Qataris, ça te donne une certaine idée de l’infinie arrogance occidentale.

Mariam : Dans le livre, tu insistes pour montrer à chaque fois les résistances de l’internationalisme ouvrier, de l’extrême gauche française. Des moments où elle a été anticoloniale. Tu les mentionnes fréquemment mais leurs efforts semblent souvent insuffisants ou faibles. D’où viennent ces résistances ? Et pourquoi n’aboutissent-elles pas ?

Houria : Les syndicats ont souvent été les plus téméraires. Ce sont ceux qui ont le plus persévéré dans la solidarité de classe. Le problème est qu’il n’y a pas que les syndicats, il y a les partis politiques. Le parti communiste par exemple. Il a longtemps été très puissant, mais il a été et reste très chauvin. C’est lui qui a influencé les syndicats puisque les syndicats comme la CGT étaient très liés au Parti communiste. Quand il y a eu la constitution du Front populaire, les syndicats ont dû en subir les conséquences. Ils peuvent avoir eu des velléités anticolonialistes mais les rapports de force sont aussi déterminés par l’existence d’une bourgeoisie industrielle et financière et par les grands choix des partis politiques. Quand tu es un syndicaliste et que tu dois déjà lutter pour les ouvriers qui travaillent en France, et qu’en plus tu dois arrimer ta lutte à celle de l’anti-impérialisme, ce n’est pas facile. D’une part parce que les rapports de force ne sont pas suffisants mais aussi parce que le monde ouvrier tel qu’il existe n’a pas cette conscience internationaliste qui lui permettrait d’y voir plus clair dans le fonctionnement du capitalisme. Les syndicats composent aussi avec leurs bases, donc avec une société civile qui est elle-même fabriquée par le consensus national.

Azadî : Tu expliques très bien l’avènement de l’État racial intégral, notamment à partir du triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité ». Je pense que c’est un moment important du livre, car à travers la devise, tu expliques comment fonctionne le pacte racial. Tu dis « Blanc, le citoyen votera pour l’Empire. Français, le citoyen votera pour la préférence nationale-raciale. Individu, le citoyen votera pour ses intérêts propres et non pour ceux de son voisin ». Tu dis que la liberté a conduit à l’individualisme.

Houria : La liberté parce qu’elle était déjà déterminée par l’intérêt de propriété, soit la liberté de devenir propriétaire.

Azadî : Oui. À côté de la liberté, tu dis que la fraternité est perdue au sein du pacte racial. Tu t’interroges “est-ce que les damnés de la terre pourront appeler « frère » un blanc ?”. Dès la fin de la première partie, on comprend où tu veux en venir, redonner une part d’idéalisme à cette devise « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Houria : Oui, je voudrais la sauver parce que l’idéal révolutionnaire en son fondement est beau. Je ne veux pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Azadî : C’est aussi la devise qui a fait du mal aux peuples du Sud, avec le drapeau tricolore. C’est au nom de cette devise et du drapeau qu’on a prétendu civiliser le Sud. Et tu te le réappropries. Il y a une vraie symbolique puisque les blancs y tiennent, mais nous aussi on pourrait y tenir s’il y avait un vrai sens révolutionnaire dedans.

Houria : Tout à fait. En fait, ce sont de très beaux mots. Mais leur sens a été façonné par l’État racial intégral. Il n’en reste pas moins qu’au moment de la Révolution, il y a eu une possibilité pour que ces mots échappent au destin qu’on leur connaît aujourd’hui. Je me dis qu’il y a une possibilité d’y revenir. Il ne faut pas les laisser à l’ennemi et donc leur redonner un sens politique, un sens décolonial, anticapitaliste, antilibéral. Mais ce sera nécessairement l’objet d’une lutte.

Mariam : Tu termines sur la mémoire avec le chapitre « Le choix des ancêtres ». J’ai l’impression que, comme tu le disais au Bandung du Nord à Bruxelles, il manque à la gauche une Idée au sens de Badiou et que dans ce livre, tu essayes de participer à cette nouvelle Idée, à la rendre désirable. Et tu accordes donc beaucoup d’importance aux symboles et à la mémoire. Pourquoi terminer ton livre sur la mémoire, avec ce dernier chapitre dans lequel tu proposes un nouveau Panthéon, une réflexion autour du soldat inconnu ? Est-ce que c’était voulu dès le départ ?

Houria : Oui, c’était voulu depuis le départ, parce que je trouve que la politique de gauche en France est dénuée d’émotions, de sentiments et de sensibilité. Elle est sèche, trop matérielle, et Dieu sait si je tiens au matérialisme, mais ça ne suffit pas. Elle n’a pas d’âme. Je pense qu’il nous manque un souffle, il nous manque une Idée, il nous manque une transcendance.

Mariam : Et tu introduis ton livre par un hadith et par un extrait de la Bible. Quand j’ai vu ça, ça m’a fait sourire mais dans le bon sens du terme.

Houria : Bien sûr. Je commence par la nourriture de l’âme, ce ce qui nous fait tenir debout. Ce à quoi on tient le plus. Et ce qui paradoxalement nous est reproché dans la société française : qu’on ait gardé le sens du sacré. Rendre hommage aux ancêtres, c’est du sacré aussi. Dans la politique française, dans les mobilisations de gauche, le sacré n’existe pas. C’est aussi pour ça qu’elle est désertée.

Mariam : Il y a le registre de la dignité aussi que l’on retrouve dans les mouvements antiracistes, pas uniquement en France, mais aussi aux États-Unis ou ailleurs. Alors qu’à gauche, il y a moins cet intérêt pour la dignité. Certainement parce que les antiracistes sont plus sensibles à la dignité bafouée par le racisme qui déshumanise. Est-ce pour cela que c’est toi qui cherches à amèner cette sensibilité-là, en raison de l’histoire d’où tu viens ?

Houria : C’est vrai que la gauche ne se sent pas déshumanisée, alors que tous les indigènes se sentent déshumanisés. On a cette expérience qui nous détermine et oriente nos choix et nos affects.

Azadî : Tu t’inspires de Gramsci, de Poulantzas, de Lénine et enfin de Sadri Khiari. Comment ils t’ont aidée à développer ton sens de la stratégie politique, puisque ce qui les réunit, c’est qu’ils sont tous des stratèges politiques ?

Houria : Première chose, il faut reconnaître aux marxistes d’avoir fait le travail théorique sur l’État et le capitalisme, d’avoir déblayé le terrain et de nous avoir offert de grands outils d’analyse stratégiques et théoriques. Gramsci, Poulantzas sont incontournables. Lénine on n’en parle pas. Quand on a un tel leg théorique, ce serait une connerie de ne pas le valoriser. Sadri Khiari est un théoricien du Sud, qui vit sous l’impérialisme, c’est un Tunisien. Mais c’est aussi un marxiste, donc il a eu cette capacité d’articuler les luttes du tiers-monde avec le marxisme, ce qui a fini par se traduire par une œuvre décoloniale. Quand il est venu en France et qu’il a créé le Parti des Indigènes avec nous, honnêtement sans lui, nous n’aurions jamais eu les bases théoriques du Parti des Indigènes. Le PIR est lui-même le produit d’une rencontre, si j’ose dire, des beaufs et des barbares, en théorie. Puisqu’il y a l’apport du marxisme européen et celui des théoriciens du Tiers-monde. C’est Sadri qui nous a formés, à la théorie et à la stratégie politique. En tout cas, c’est lui qui m’a formée. Sans lui, en France, très sincèrement, il n’y a pas de théorie de la race. Attention, je ne parle pas ici de l’histoire coloniale à travers Césaire, Fanon et tous ceux qui ont fait le travail aux États-Unis. Dans le cas de la France postcoloniale, je pense qu’il n’y a pas de théorie de la race sans Sadri Khiari. Mais il reste très méprisé. Il n’est jamais cité. Tout simplement parce que le reconnaître, ce serait réhabiliter le PIR et ça, c’est haram.

Mariam : Sur la seconde partie du livre, dans le chapitre « Les mains sales » tu expliques la façon dont il faudrait saisir la part lumineuse des classes populaires, là où la gauche refuse de se salir les mains dès qu’elle doit faire face à leurs penchants réactionnaires ou jugés comme tels. Or, beaucoup se demandent comment saisir cette part lumineuse sans tomber dans une politique réactionnaire ?

Houria : D’abord, je propose un pari. Un pari est toujours risqué et le risque d’être emporté par la part réactionnaire existe. Mais en politique, on prend des risques. Ou alors, on n’en prend pas, on ne se salit pas les mains, mais on aura grandement contribué par notre lâcheté à laisser le terrain à la partie adverse. Par ailleurs, pour moi se salir les mains, ce n’est pas qu’une théorie, c’est aussi une pratique. Aux Indigènes de la République, je peux donner des exemples où on a su sublimer la part lumineuse des indigènes. On a su séparer la part lumineuse de la part sombre. Je donne un exemple que j’ai vécu. Au début des années 2000 après la deuxième intifada, de nombreuses manifestations ont eu lieu en France. L’antiracisme politique n’existait pas, et les mobilisations étaient essentiellement organisées par la gauche blanche, les communistes, la CGT, jusqu’à la LDH (Ligue des droits de l’Homme). Leurs mots d’ordre étaient très mous. Mais les indigènes dans les quartiers étaient très en colère, enragés, mais exclus du champ politique, exclus de la gauche. Ils avaient besoin d’exprimer leur rage, et comme ils n’étaient pas canalisés politiquement, qu’il n’y avait rien pour les représenter, pour les construire, c’étaient souvent leurs bas instincts qui parlaient. Leurs bas instincts étaient parfois anti-juifs. Et la gauche le savait et avait peur de voir les indigènes débouler et salir ses manifs. Et effectivement quand ils venaient, il y a eu assez souvent des débordements antisémites. À cette époque-là, des militants comme Youssef Boussoumah qui faisaient partie des grands fronts en solidarité avec la Palestine devaient organiser des services d’ordre pour virer les indigènes susceptibles de faire du tort à la cause palestinienne en criant des slogans antisémites. Youssef coursait des gens dans les manifs, il les virait à coup de tatane. Il faut comprendre qu’au nom de la cause palestinienne, il était d’une importance supérieure que les manifestations soient irréprochables. C’était le chantage de la gauche pour qu’elle daigne se mobiliser. Les conditions étaient posées selon ses termes à elle. Or, les Palestiniens, faute de mouvement de masse anticolonialiste et indépendant de la gauche, avaient besoin du soutien des organisations blanches. Plus il y avait des débordements, plus la gauche abandonnait la Palestine. Les anti impérialistes comme Youssef devaient faire le sale travail au nom de la cause.

C’est alors que l’antiracisme politique est né. Il a radicalisé les mots d’ordre, il a d’abord assumé son antisionisme. Il soutenait les mouvements de résistance quelle que soit leur obédience, le Hamas par exemple. Il légitimait la lutte armée des Palestiniens en faisant des parallèles avec l’Algérie, l’Afrique du Sud mais aussi la Résistance française. Les gens dans les manifestations avaient le droit de venir en tant que Musulmans. Ça c’était nos manifs à nous. On a élevé le niveau de radicalité et on a rencontré l’affect indigène. Les indigènes venaient en masse dans nos manifs. Par exemple lors des manifs monstre de 2009 et 2014. C’était nous à l’avant poste, nos slogans antisionistes et radicalement dénués d’antisémitisme étaient repris en cœur. Dans nos manifs, curieusement, tous les excès indigènes se sont résorbés. Parce qu’ils arrivaient chez nous, et on leur disait « vous avez le droit de venir en tant que vous-mêmes », « vous avez le droit d’être antisioniste ». Ils ne pouvaient pas être plus radicaux que nous. Du coup, la surenchère antisémite n’avait plus lieu d’être puisque le besoin de radicalité était assouvi par notre propre radicalité. Elle a même disparu. Dorénavant, les « incidents » antisémites, faute d’exister, il a fallu les inventer comme ce fut le cas en 2014 où Manuel Valls a monté une affaire antisémite de toute pièce.

Mariam : Plus besoin de faire des provocations antisémites donc…

Houria : Plus besoin ! Leur rage s’exprimait dans les mots de l’antisémitisme parce que la gauche était molle. Elle n’était pas capable d’exprimer quelque chose à la hauteur de leur colère et de l’événement. Alors qu’avec nous, les gens se sont moulés dans nos mots d’ordre. Et ça leur suffisait. Et là, c’est la part lumineuse qui est apparue, à savoir un anticolonialisme sincère et profond, tandis que le sentiment antijuif disparaissait petit à petit.

Mariam : On voit l’importance du travail politique de traduction. Tu sais que l’antisémitisme des indigènes cache en réalité un antisionisme que tu décides de politiser pour mieux lutter pour la Palestine et contre l’antisémitisme.

Houria : Voilà. Le paradoxe de tout ça, c’est que les antisémites, il y en avait dans les manifs de la gauche molle mais pas dans les manifs indigènes au final. Parce que le travail de politisation a été fait chez nous. Ça a été fait dans un espace de quinze ans, ça a été long, mais si tu regardes les manifestations interdites à Paris il y a deux ans, il y a plein de jeunes qui sont sortis et tout le monde s’accorde à dire que les slogans, pourtant spontanés du fait de l’interdiction des manifs, étaient nickels. Quand les gens ont le droit d’être antisionistes, ils n’ont pas besoin d’être antisémites. Ce qui montre que l’équation antisioniste = antisémitisme est une vaste escroquerie. On peut même se demander si ceux qui jouent sur cette équivalence ne cherchent pas à augmenter le niveau d’antisémitisme plutôt que de le résorber.

Azadî : J’ai l’impression que ce que tu viens de dire est une mise en abyme de ce qu’a été le PIR et de ce que tu représentes : avoir les mains sales et permettre aux personnes d’exprimer ce qu’elles veulent exprimer, mais en leur donnant un bagage politique pour les protéger.

Houria : C’est-à-dire qu’on fait tout pour empêcher l’ensauvagement des indigènes, l’antisémitisme étant une forme d’ensauvagement. On a tenté d’enrayer cette mécanique. Ce n’est pas gagné, mais c’est dans cette direction qu’il faut continuer à travailler. Ça nécessite des organisations prêtes à se salir les mains. A la lumière de cette expérience, je suis convaincue que c’est ce qu’il faut faire avec les classes populaires blanches. Il faut sublimer la part lumineuse des beaufs et des barbares.

Azadî : Tu cites dans ce nouveau livre ce passage de ton premier livre, Les Blancs, les Juifs et Nous : « Si les choses étaient bien faites, le devoir des plus conscients d’entre vous serait de nous faire une proposition pour éviter le pire. Mais les choses sont mal faites, c’est à nous que cette tâche incombe ». Je me demande pourquoi c’est encore à nous de faire le pari du nous ?

Houria : Soit on le fait, parce qu’on n’a pas de temps à perdre. Soit on s’assoie, et on attend que la gauche le fasse. Voilà. Il faudra s’armer de patience parce qu’elle n’est pas prête à se salir les mains. En attendant sa prise de conscience, nous, on fait notre taf, et elle, elle avancera à son rythme qu’il faudra accélérer si on en a les moyens.

Azadî : Avancer à leur rythme ça me fait penser à quand tu dis dans le livre qu’il va falloir composer avec les blancs qui n’aiment que leurs enfants. On en revient toujours au Nous. Au sein du Nous, il y a deux vitesses, deux affects différents.

Mariam : Et même des sous-vitesses avec des sous-groupes au sein de ces classes populaires.

Azadî : Comment avancer avec des rythmes différents, comment unifier des camps qui eux même ne sont pas unifiés en leur sein ?

Houria : Moi je ne vais rien faire du tout. Je n’ai pas la capacité d’unifier les indigènes ou d’unifier les blancs. Il y a trop de contradictions matérielles et historiques pour que je puisse faire quoi que ce soit. Je ne suis pas une magicienne. On trace des lignes stratégiques et théoriques. Le travail d’unification sera un travail politique de toutes les parties en présence, de toutes celles qui voudront bien s’engager dans cette direction. Nous, on aura notre part de travail en tant qu’embryon décolonial. Ce travail d’aller chercher les indigènes. Et c’est le paradoxe de l’affaire, ce travail doit souvent passer par les blancs. En politique, il y a des moments. Peut-être que le moment est celui qui consiste à avoir comme priorité de convaincre les blancs. C’est un travail politique. Parfois, il s’agit de convaincre les blancs pour qu’avec les indigènes, nous puissions aller plus vite. Le moment où je parle, on l’a dit hier dans l’émission sur l’antiracisme politique, on est dans le creux de la vague. Il y a un travail qui est en train d’infuser. Si on me dit que ce sont surtout les blancs qui sont intéressés par mon livre, je dis tant mieux. C’est quoi le problème ? La marche de 2019, pourquoi autant d’indigènes sont sortis ? Parce qu’il y avait des « grands blancs », Mélenchon et Martinez notamment. Il y a deux choses qui font sortir les indigènes en masse : les grands blancs qui rendent les manifs légitimes et sécurisantes où le sang : celui qui gicle à Gaza ou l’assassinat de Georges Floyd. Ce n’est pas nous qui les faisons sortir, nous sommes au mieux les cadres organisateurs en capacité de capter le moment et de lui donner une direction. Ça fait 15 à 20 ans qu’on lutte contre l’islamophobie, on n’a jamais fait sortir 30 000 ou 40 000 personnes dans la rue. Il a fallu la participation des grandes organisations blanches qui rassurent et rendent l’acte désirable et « rentable ». Mais pourquoi les grands blancs ont-ils fini par nous rejoindre ? C’est grâce au travail politique des indigènes. C’est donc aussi grâce à l’antiracisme politique que ces mêmes grands blancs ont pris conscience du rôle de l’islamophobie comme idéologie contre-révolutionnaire, mais de manière indirecte. Comme d’habitude, les choses sont dialectiques.

Azadî : Tu parles aussi des abstentionnistes. Tu dis qu’il y a les abstentionnistes qui sont indifférents, contrairement aux autres qui penchent davantage vers le racisme. C’est le bloc abstentionniste qu’il faudrait inclure dans le pari du nous ?

Houria : Chez les blancs, je vise effectivement les abstentionnistes, parce que finalement, je les trouve intéressants. Il y a une offre qui leur est faite, qui est celle du racisme et du RN, et ils n’y cèdent pas. Je les trouve bien ceux-là ! Il faut absolument aller vers eux car on sent qu’il leur manque une offre. Ils sont prioritaires. L’autre cible est ceux qui votent à gauche, qu’il faut maintenir au maximum dans nos rangs. Et parmi ceux qui votent extrême droite, je vise ceux qui ont voté Mélenchon (ou divers gauche) au premier tour, et Le Pen au second. Eux sont aussi très intéressants. Ce serait bête de les abandonner au vote RN puisqu’ils ont d’abord fait un choix de classe. Ceux qui votent Le Pen premier et second tours, on ne les calcule pas. On n’est pas désespérés à ce point.

Azadî : Je voulais que tu parles des apartés parce que je les trouve extrêmement beaux, très touchants, et en lien avec ce que tu écris. Nous en tant que lecteurs ça nous fait du bien, mais toi est-ce que ça t’a aidée parfois à sortir du théorique ? Parce que dans tes écrits, il y a toujours une forme de poésie.

Houria : Pour moi, les apartés, c’est du supplément d’âme. Mais c’est aussi la chose que je ne veux pas décrire de manière analytique. Par exemple, il y avait un manque dans mon livre. C’était la manière dont on se mélange avec les blancs. Comment on vit vraiment ensemble, je veux dire, concrètement. On est un pays de métissage en fait, on ne se rend pas compte à quel point on est métissé. Mais je ne voulais pas faire une analyse de sociologue, ça méritait un traitement différent. Tout un chapitre là-dessus ça n’a pas beaucoup d’intérêt en soi. Je voulais plus un traitement émotionnel. Il y a un truc qui est clair, il y a une barrière infranchissable, c’est la barrière de classe. Les riches, ils se reproduisent entre eux, et tu ne peux pas te mélanger avec. Je veux dire que les grands blancs ne veulent pas se mélanger avec les petits blancs. Par contre, petits blancs et indigènes, en veux-tu en voilà, des métisses. Ça veut dire que la barrière de la race, dans les faits, se franchit. J’ai trouvé que ça méritait un traitement à part. On a des enfants. Ils sont bien là. Et ils disent l’alliance possible des beaufs et des barbares mieux et plus que mille mots.

Mariam : Eugénie Bastié a lu ton livre et est l’une des premières journalistes à avoir écrit un article dessus, dans le Figaro (« Dans la tête d’une révolutionnaire racialiste »). Elle « analyse » ainsi « Les beaufs et les barbares doivent s’allier contre un ennemi commun, le grand blanc capitaliste et l’État racial. C’est l’alliance du faucille et du Coran, de la lutte des races et de la lutte des classes. ».

Houria : Si Eugénie Bastié avait un minimum de culture politique, elle saurait que cette expression, « l’alliance de la faucille et du Coran », vient de son propre camp, de la droite. C’est son camp qui a eu peur de l’alliance des ouvriers blancs et des ouvriers indigènes. Ce sont eux qui ont transformé une lutte ouvrière indigène en lutte islamiste. Ce sont leurs mots, pas les miens. Ensuite, j’ai trouvé cet article moins délirant que ce que j’ai pu lire parfois sous la plume de journalistes de gauche. J’ai relevé aussi sur Facebook qu’elle dit que je ne parle pas de l’antisémitisme de Soral. Je crois bien qu’avec le PIR, on a été les premiers à dénoncer l’alliance de Dieudonné et de Soral fondée entre autres sur l’antisémitisme. Soral me déteste pour ça, parce qu’on l’a dénoncé à maintes reprises. Je me demande comment elle fait pour l’ignorer. Si elle a vraiment lu mon livre, elle ne peut pas ignorer le passage où je dis que l’idéologie de Soral relève de l’antisémitisme. C’est une menteuse. Elle n’est ni la première, ni la dernière. Depuis Bastié, Le Point et Charlie Hebdo lui ont emboîté le pas. Ils sont tellement nuls, qu’ils ne méritent pas qu’on s’y attarde.

Azadî : Tu dis souvent que la classe bourgeoise est celle qui a la plus grande conscience de classe. Eugénie Bastié dit justement : « Beaucoup voudraient faire taire Houria Bouteldja. Je pense qu’il faut la lire au contraire, car sa pensée racialiste est en train de gagner les esprits. D’ailleurs, elle-même se vante du butin de guerre que constitue Mélenchon, acquis à la pensée indigéniste. La gauche est en train de faire le pari de l’islamo-marxisme dont elle est la prêtresse ».

Houria : Mais je vais la contredire. Nous on ne racialise pas, on déracialise. Je répète, c’est son camp qui a transformé les ouvriers immigrés qui revendiquaient des droits sociaux et politiques en islamistes. C’est comme ça qu’on racialise les rapports sociaux. Mélenchon quand il s’attaque à l’islamophobie, il déracialise. Eric Ciotti, pareil, il m’a fait rire parce qu’il s’offusque avec l’extrême droite du fait qu’on dit qu’il y aurait un « suicide français ». Le thème du suicide français est un thème d’extrême droite. Ce sont eux qui disent que la France se suicide. Eux ont le droit de le dire, mais quand nous on fait éventuellement les mêmes constats, mais avec des analyses différentes et pour des objectifs différents, tout d’un coup ça ne va plus. On n’a pas le droit de dire qu’il y a un suicide français au sens culturel où pour moi, les identités modernes sont façonnées par la marchandisation, l’individualisme. Il y a une distinction très forte entre ma position et celle de l’extrême droite parce que l’extrême droite considère que les identités sociales et historiques de la France disparaissent à cause de la massification de l’immigration, de l’Islam etd ‘un projet de « grand-remplacement ». Moi, je dis que s’il y a une disparition historique des cultures locales, c’est à cause de l’émergence des États-nation, du capitalisme, et de l’impérialisme. Il y a plus de chances que la France soit menacée d’américanisation que d’islamisation, ou d’africanisation. C’est ça le véritable grand-remplacement. Ce sont aussi deux dynamiques complètement différentes parce que l’américanisation, c’est vider une culture de sa substance pour ne garder que le caractère consumériste. Tandis que l’africanisation, c’est juste un mélange de culture, c’est un enrichissement qui nous apporte quelque chose, qui nous apporte des dimensions spirituelles, culturelles. Qui nous apporte une autre manière de voir et donc qui ne peuvent qu’enrichir le substrat français, qui s’est toujours enrichi de par son histoire et depuis le début, comme toute culture. Toute culture est faite d’emprunts et de mélange. Il n’y a pas une culture algérienne stricte et homogène. On est tous le fruit de l’histoire complexe. Donc ce qui arrive à la France de par son histoire et notamment de par son histoire coloniale, c’est que les autres cultures viennent et se mélangent à l’existant. Quand les immigrés viennent, ils ne laissent pas leur culture au porte-manteau, pour rentrer dans la classe, dans la grande nation France, tous nus, pour être francisés selon une norme définie par l’État. Ils entrent dans la classe avec leur manteau, avec leur histoire, leur mémoire, et ils partagent leur culture. Pour moi, partager la culture, c’est ma mère qui faisait le couscous pour les voisins. On ne va pas devenir des névrosés comme les gens d’extrême droite. Quelqu’un qui veut partager quelque chose avec moi, sa baguette par exemple, eh bien je l’accepte, je suis très contente quand on m’offre un bout de baguette et un bout de fromage.

Rire : si on finit la dessus, on va m’accuser d’essentialiser les Français qui ne sont pas réductibles au cliché de la baguette et du fromage. Allez, je prends le risque !

 

Pour le QG décolonial, Azadî et Mariam

Introduction de « Beaufs et barbares » : La fin du monde

Avec l’aimable autorisation des éditions La Fabrique, nous publions l’introduction du livre « Beaufs et barbares, le pari du nous » d’Houria Bouteldja dont la sortie est prévue le 20 janvier 2023.

 

L’ange Gabriel (as) demanda : « Informe-moi au sujet de l’heure du Jour Dernier et parle-moi de ses signes annonciateurs », et le Prophète (sws) lui répondit : « … lorsque tu verras les va-nu-pieds, mal vêtus, nécessiteux qui gardent les troupeaux se faire élever des constructions de plus en plus hautes. »

Hadith rapporté par Mouslim

 

« Les nations se sont irritées, mais ta colère aussi est venue ; voici le moment de […] détruire ceux qui détruisent la terre. »

L’Apocalypse selon saint Jean

 

C’est la fin du monde.

La Torah, la Bible et le Coran l’ont annoncé. On aura beau scruter l’horizon, on n’y verra que des cieux brunissant et des soleils ténébreux. Tous les signaux sont au rouge. J’aimerais parler d’espoir mais je sens bien que le mot est ringard.

C’est la fin du monde. Nos certitudes fondamentales, notre vision moderne d’un progrès matériel, moral et éthique illimité n’est plus. Que ce soit à cause de la menace d’une guerre nucléaire, d’un virus ou du dérèglement climatique, il n’est plus aucune utopie, aussi désirable soit-elle, capable de l’emporter sur notre lucidité ou notre résignation. Les esprits les plus sécularistes et les plus scientifiques commencent à converger avec les croyants. Ils partagent désormais un imaginaire commun : la fin est pour bientôt.

C’est un bon début. Allons plus loin et considérons la puissance de la pensée négative. Considérons son pouvoir et prenons-le pour appui. Pas pour accélérer cette fin mais pour rendre au désespoir sa dimension métaphysique. Ce n’est plus l’espoir qui nous fera vivre, mais le désespoir. En voilà une perspective concrète et matérialiste ! La fin du monde comme mythe mobilisateur et, in fine, comme nouvelle conscience positive. Le poète n’a-t-il pas dit : « Là où croît le péril, Croît aussi ce qui sauve » ?

Le monde est mort, vive le monde !

Si pour les monothéismes la fin du monde est une certitude, l’heure à laquelle elle adviendra est un secret. Un secret que l’homme moderne plus qu’aucune autre créature terrestre aura contribué à éventer. Si elle semble si proche désormais, il se pourrait qu’elle puisse encore être repoussée, si tant est que notre volonté collective soit d’en finir avec le monde tel qu’il existe. Ce monde est capitaliste. Ce monde, c’est la destruction du vivant. Ce monde, c’est la guerre. Il faut y mettre fin. Maintenant.

Mais si le capitalisme est partout, les nations les plus responsables de la fin du monde sont, la plupart, localisées en Occident. C’est de là que j’écris, du cœur du capitalisme français. C’est là que mon désespoir s’épanouit. C’est là que mon espoir doit renaître, là que je dois envisager la fin de ce monde. Comme je mesure le défi qui consiste à tenir une ligne dans les ruines des espoirs politiques, autant rester réaliste et exiger l’impossible, non ? L’impossible, ce sera ça : la fin de ce monde. Le NOUVEL ESPOIR.

Nous avons l’Idée, le mythe mobilisateur. Nous connaissons l’Ennemi. Il nous faut maintenant une volonté collective et une stratégie globale pour « détruire ceux qui détruisent la terre ». C’est là que les choses se compliquent car les forces populaires capables de mettre fin à ce monde sont désunies, séparées, voire opposées les unes aux autres. Le pari, c’est de trouver le moyen de les unir. Les facteurs de la désunion sont nombreux mais parmi les plus structurels, les plus anciens et les plus effectifs, il y a la division raciale. C’est à ce nœud que je consacre ce livre.

Faut-il être fou pour s’obstiner à croire à la formation d’un bloc historique capable de s’organiser, de résister voire de prendre l’ascendant sur l’ennemi ? Un bloc qui réussirait l’unité de ses classes populaires, fort d’une stratégie de conquête du pouvoir et de l’État ? S’il y a bien une unité qui s’affirme dont le triomphe est annoncé, c’est celle de la suprématie blanche, dernier et ultime recours du bloc bourgeois occidental ébranlé de toutes parts par les crises sociales et politiques qu’il ne cesse de provoquer et qu’il aggrave jour après jour. Dans l’attente du big one, cette déflagration dont on ne connaît pas vraiment l’ampleur mais qu’on pressent gigantesque (la fin ?). De ce point de vue, la France est un cas d’école mais notre compréhension de ce qui nous arrive ne saurait se passer d’une analyse du capitalisme comme d’une totalité. C’est connu de tout marxiste digne de ce nom mais il importe d’en rappeler ici les grands traits. Une telle analyse doit d’abord et avant tout replacer l’État français et sa politique dans l’espace mondial – le « système-monde », dirait Wallerstein –, qui voit s’affronter les puissances d’argent. Un espace qui est tout à la fois une combinaison de dynamiques économiques, dominées par le capital financier, et de logiques géopolitiques qui s’imposent à n’importe quel État du fait même qu’il est inscrit dans cet espace mondial impérialiste. Deux contraintes ont perturbé le système-monde au xxe siècle, laissant une trace indélébile et traumatisante dans les pays capitalistes avancés : la révolution russe et les luttes de libération du tiers-monde. Mais depuis l’effondrement de l’URSS, la plupart des entraves géopolitiques sont tombées. Le capital jouit d’une liberté sans limites pour exploiter les hommes, la terre et l’environnement. Après la disparition de « l’empire du mal », il a fallu trouver un nouvel ennemi capable d’unifier contre lui le bloc impérialiste. La révolution iranienne, la montée de l’islam politique, puis les attentats djihadistes en ont fourni l’occasion, où s’est élaborée la base idéologique de cette unité. Car cette guerre nécessite l’union nationale du peuple avec ses dirigeants ou, pour le dire autrement, l’alliance de la bourgeoisie avec les classes subalternes blanches contre les damnés de la terre à l’extérieur, et contre les indigènes à l’intérieur. Tant que le consentement populaire est acquis, les forces de l’ordre, la police et l’armée restent à l’écart de la vie publique et laissent le gouvernement arbitrer. Mais si le consentement s’effrite, ce qui est la tendance qu’on observe dans l’abstention massive ou la révolte sociale, l’armée peut s’autonomiser et « prendre ses responsabilités ».

Dans ce contexte, où la gauche radicale et l’antiracisme politique sont devenus insignifiants, où la sociale démocratie qui faisait office d’amortisseur a été liquidée, où l’extrême droite s’épanouit et où les thèmes de l’immigration et de l’islam prennent une place centrale dans le débat public, il devient urgent de renouveler nos analyses sur l’État et sur le caractère organique de la race comme technologie d’organisation de la société. Ce sera la première ambition de ce livre.

Le racisme est-il une passion des élites comme le suggère Jacques Rancière ou au contraire une passion de « prolos » comme semble le penser une grande partie du champ politique républicain, notamment à gauche ? Y a-t-il un racisme d’État comme l’affirment un certain nombre de militants et chercheurs tels Fabrice Dhume ou Éric Fassin ou alors un État raciste ? Mon hypothèse est que la race est consubstantielle de la formation des États modernes. Dès lors, l’analyse consistant à opposer « racisme d’en haut » et « racisme d’en bas » ou à innocenter l’État en faisant du racisme une variable conjoncturelle manque de pertinence : il existe une relation dialectique entre les deux que l’idée gramscienne d’« État intégral » peut nous aider à comprendre.

Gramsci définit l’« État intégral » comme une « hégémonie cuirassée de coercition » constituée des appareils d’État, de « la société politique » et de « la société civile ». C’est une unité dialectique des instances de la société civile et de la société politique, l’« ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit à obtenir le consentement actif des gouvernés ». Mais quel est le rôle de la race dans tout ça ? Je propose de faire la démonstration suivante : l’« État intégral » est un État racial intégral . C’est une idée qui peine à s’imposer en France tant elle est combattue alors que sous d’autres cieux elle est au moins débattue : l’État racial existe et l’État français en est un. En effet, si Gérard Noiriel, René Gallissot ou Suzanne Citron ont magistralement décrit les mécanismes qui, depuis la Révolution française mais surtout depuis la troisième République, ont « nationalisé les Français » à travers un pacte social/national, si de très nombreux penseurs marxistes dont Nicos Poulantzas et Antonio Gramsci ont pensé l’État capitaliste, il manque à l’analyse sa substance raciale, notamment pour ce qui concerne l’État français. Établir ce fait permettra aussi d’étudier sous le prisme de la race la relation qui s’est nouée depuis deux siècles entre l’État, la société politique et la société civile en France.

Gramsci n’a jamais prétendu faire de l’État, de la « société civile » et de la « société politique » des absolus, c’est-à-dire des permanences échappant à l’histoire. Il a reconnu lui-même qu’il s’agissait de distinctions d’ordre « méthodique » et non « organique ». Je profite de cette mise au point pour avertir que je prendrai moi-même des libertés avec la définition que Gramsci donnait de ces instances. D’abord, je reprendrai à mon compte la définition poulantzassienne selon laquelle « l’État n’est pas un bloc monolithique, mais un champ stratégique » qui « concentre non seulement le rapport de forces entre fractions du bloc au pouvoir, mais également le rapport de forces entre celui-ci et les classes dominées ». Ensuite, je limiterai l’analyse de la « société politique » aux organisations politiques et syndicales qui représentent l’opposition de classe au bloc au pouvoir. Enfin, la « société civile » sera envisagée sous la catégorie floue de « peuple », et de son unité constitutive dans les États modernes qu’on appelle « citoyen ».

On aura tôt fait de critiquer cette approche comme trop mécaniciste, trop systématique et on n’aura pas complètement tort. Si j’assume ici le prisme de la race comme étant à la fois essentiel et constamment occulté, cela ne préjuge pas des autres déterminismes historiques qui relèvent d’autres logiques. La race est une dimension de l’histoire, elle n’est pas toute l’histoire.

Ma seconde ambition, qui est aussi une ambition gramscienne, est de ne pas renoncer à « l’optimisme de la volonté » et à l’utopie, expression tellement galvaudée qu’elle en a perdu sa force révolutionnaire. Je voudrais ici lui donner un nouveau souffle. L’idée est la suivante : l’État (racial) intégral, aussi tentaculaire soit-il, n’épuise pas l’humain ni sa capacité à rompre ses chaînes et à chérir sa liberté. Dans le scaphandre, il est un papillon. Ce papillon aime la vie et ne rêve que d’une chose : s’échapper. Comment comprendre autrement l’optimisme de la volonté cher au révolutionnaire sarde ? Et comment ne pas en faire le substrat philosophique de toute stratégie politique ? Ou, pour le dire autrement, comment espérer renverser les formes de l’exploitation capitaliste sans d’abord croire ? Sans croire qu’une foi, qu’un objectif et qu’une stratégie sont capables de former une nouvelle communauté politique, un « nous » révolutionnaire ? À cette fin, il m’a fallu identifier deux sujets révolutionnaires : les Beaufs et les Barbares. « Beaufs » et « Barbares » ne sont pas mes mots. Ce sont ceux du mépris de classe et du racisme. Ce sont ceux de l’ennemi principal. Les mots dans lesquels il a enfermé d’un côté le prolétariat blanc et de l’autre le prolétariat indigène, ceux dont il connaît le potentiel politique et qu’il a réussi à opposer et à neutraliser, souvent avec la complicité des premiers. Résultat : les « beaufs » disent « eux » quand ils parlent des « barbares » et, inversement, les « barbares » disent « eux » quand ils parlent des « beaufs ». Le projet : remplacer « eux » par « nous ».

Je l’avoue, c’est un bien curieux mot que ce « nous ». À la fois diabolique et improbable. Au moment où, d’un côté, les « je » et les « moi » plastronnent et où, de l’autre, le « nous » de la suprématie blanche s’épanouit, il est même presque incongru. A fortiori quand on sait que les différentes composantes et sous-composantes de ce grand « nous » – fanonien – sont presque toutes aussi incertaines les unes que les autres. Le « nous » des classes populaires blanches ? Improbable. Celui des indigènes ? Une blague. La rencontre de ces deux « nous » : un mirage. Leur union au sein d’un bloc historique ? Une chimère. Je me suis donc lancée dans l’écriture d’un livre presque injustifiable à mes propres yeux en m’accrochant à la branche fragile de cet adage populaire aussi juste que dérisoire : « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir». Le NOUVEL ESPOIR. Car, si j’ai grand-peine à me convaincre qu’une telle unité est possible, je ne me résous pas à l’idée que tout n’aura pas été tenté. Aussi faut-il commencer par ce qui l’empêche.

Haut les cœurs !

Houria Bouteldja

Distinguer individuel et institutionnel, c’est mal ? 

Le terme « homophobie soft », prononcé par Houria Bouteldja lors d’un évènement organisé par Dany et Raz, deux streamers abordant souvent les problématiques queer, a provoqué un véritable scandale sur le réseau social twitter. C’est tout d’abord le mot « soft » qui a causé la colère de professionnels de l’indignation, affirmant qu’une oppression ne pourrait jamais être « soft », mais indistinctement violente dans tous les cas.

Il fut rapidement rappelé que le terme « soft » n’est en rien un concept et relève ici davantage d’un terme imprécis prononcé lors d’une discussion avec deux amis et un public déjà plus ou moins au fait du cadre théorique d’Houria Bouteldja, raison pour laquelle ils ne l’ont pas interprété comme une minorisation des violences homophobes. S’indigner simplement pour l’usage du mot « soft » relevait ainsi plus d’un moralisme un peu malhonnête que d’une critique politique construite, puisque cela consiste à se focaliser sur l’usage du mot plutôt que sur tout l’argumentaire. Quant à l’argumentaire lui-même, il était somme toute basique : il est nécessaire de faire une distinction entre la violence individuelle et/ou des dominés, et celle institutionnelle et/ou des dominants et organisée politiquement.

Qu’à cela ne tienne, ne voulant perdre la face, la plupart des personnes offusquées par le mot « soft » ont alors prétendu que ce n’était pas seulement son usage qui les dérangeait, mais bien le fait de distinguer l’individuel et l’institutionnel. De leur point de vue, faire une hiérarchie entre les deux serait une fatale erreur. Il faudrait combattre au même titre l’individuel et l’institutionnel, car il ne peut y avoir de degré dans une oppression et dans son traitement. Elle est à rejeter, et voilà tout !

Dans cet article nous tenterons d’expliquer les raisons pour lesquelles cette surprenante position dont la motivation paraît résider surtout dans la volonté de lancer une nouvelle cabale contre la terrible sorcière et l’anti-racisme politique autonome – constitue un sérieux recul vis-à-vis des théories et luttes politiques menées depuis des dizaines années. Il nous semble même que cette position va dans le sens d’un retour de l’anti-racisme moral se parant de certains codes de l’anti-racisme politique. Ce sera pour nous l’occasion de rappeler l’intérêt théorique, politique et stratégique de la distinction individuel/institutionnel.

Il y a effectivement une forme de légitimité morale à ne vouloir faire aucune distinction entre l’individuel et le collectif vis-à-vis de l’oppression. En affirmant que « l’homophobie c’est de l’homophobie, un point c’est tout » (remplacez « homophobie » par l’oppression de votre choix), on déclare n’avoir aucune complaisance à son égard et lutter contre elle sur tous les plans et contre toutes ses manifestations. Toutefois, à l’étudier de plus près, cette position se révèle davantage être une sorte de code moral abstrait, une déclaration de principe et d’éthique idéaliste, qu’une stratégie politique concrète. Analysons les effets pervers de cette position qui se veut à la pointe du progressisme.

Il y a tout d’abord ceux qui refusent de faire une hiérarchie en termes de degré de violence dans les systèmes d’oppression. Ils partent du principe qu’« une oppression est une oppression, et c’est tout ». Tenter d’en déterminer les différents degrés reviendrait, au fond, à relativiser et, au bout du compte, à nier certaines violences puisque cela conduirait à dire qu’il en existe des « moins graves » que d’autres. Tout en commettant l’erreur d’oublier que ces violences sont toutes liées.

Une position ô combien moralisatrice, d’autant plus que nous n’en voyons pas bien l’intérêt stratégique car comble d’ironie, elle peut être attaquée sur le même champ moral. En effet nous pourrions montrer qu’elle nous conduit à une approche malsaine et malhonnête ne faisant aucune distinction de valeur entre un regard déplacé, une insulte, une agression, ou des mesures répressives globales. Certes, tous ces actes relèvent souvent d’un même système.  Toutefois, nous ne pensons pas nous tromper si nous affirmons ici que, quitte à choisir, nous préférons être victime davantage d’un regard peu sympathique que d’une agression physique. Doit-on mettre au même niveau une victime de violence policière et une personne à qui on a posé la question de ses origines dans une discussion ? Ces violences se valent-elles vraiment ? De même, nous n’imaginons pas choquer nos lecteurs si nous avançons qu’une insulte de la part d’un individu à moins d’impact qu’un projet de loi contre l’accueil de réfugiés.

Notons d’ailleurs qu’il y a de quoi s’étonner de ces vives réactions face à notre logique de différenciation et stratification des actes discriminant selon le degré de violence et/ou selon son incidence d’un point de vue général, alors même que nous tenons ce genre de position depuis des années sur le sujet du racisme, comme le montre notre usage du terme « racisme édenté » d’Albert Memmi. Une notion qui s’approche de l’idée d’Houria Bouteldja lorsqu’elle parle d’homophobie « soft » que nous pourrions ainsi remplacer par homophobie édentée. A travers ce concept, Albert Memmi ne prétendait pas que ce racisme n’était pas capable de « mordre », ne pouvait pas être violent, et faire des victimes. Mais il permettait de qualifier le racisme des individus sans pouvoir, dominés, et le distinguer ainsi du racisme institutionnel. Les indigènes pouvant effectivement selon Memmi commettre des actes racistes à l’encontre des Blancs, mais sans commune mesure avec le racisme du dominant et/ou institutionnel. Pourquoi nos chers curés de gauche ne se sont-ils jamais élevés contre cette notion de racisme édenté que pourtant nous utilisons depuis des années, semblable à l’idée soutenue par Houria Bouteldja sur l’homophobie des indigènes ? Si ce n’est en raison du soupçon constant d’homophobie qu’ils font peser sur nous.

Affirmer qu’il existe un degré dans la violence n’est en rien nier la violence, ni même ignorer les liens qui existent entre ses différentes expressions. Observer des degrés de violences et opérer une sorte de hiérarchisation n’est pas antagonique à l’idée de continuum, bien au contraire. Hiérarchiser les violences peut sembler abrupte d’un point de vue éthique, mais nous parait nécessaire en ce qu’elle permet de restituer dans toute sa réalité, sa complexité et ses diverses ramifications et intensités un système d’oppression. En somme, elle nous donne la possibilité de mieux connaître le système en question en évitant d’en faire une masse homogène impossible à disséquer. Car, puisqu’il faut le rappeler, si l’on souhaite agir sur un phénomène, l’étape primordiale et inévitable est de le comprendre. Avec le plus d’objectivité possible, sans faux semblant, sans déni, sans tabou et sans moralisme. Il est donc risqué de vouloir se priver d’analyses détaillées et minutieuses d’un phénomène sous prétexte que cela pourrait nous conduire à heurter une morale douteuse stipulant que c’est « mal » de hiérarchiser la violence.

Toutefois, si cette non-distinction nous paraît problématique, c’est surtout du point de vue politique. Nous pouvons même constater que cette orientation est de plus en plus ancrée au sein de la lutte anti-raciste (mais pas que), et témoigne ni plus ni moins d’une forme de recul vis à vis de toutes les élaborations théoriques et actions militantes de ces dernières années. Abolir la distinction individuel/institutionnel en les mettant au même degré de gravité, indiquant par la même qu’ils nécessitent le même degré d’intervention de notre part, c’est nier le rapport au pouvoir et participer à une confusion politique qui, in fine, profite au statut quo en donnant libre cours à une approche idéaliste et morale de la lutte.

Distinguer les formes de violence ne revient guère à isoler celles-ci et à ignorer les liens qui existent entre elles. Bien au contraire. Nos opposants croient devoir nous rappeler ce qui constitue un truisme pour toute personne ayant passé plus de six mois dans le milieu militant : il existe un « continuum » entre ces violences. Effectivement, et justement. Pour affirmer l’existence d’un continuum entre les différents types de violence, il est nécessaire de considérer que le phénomène forme, certes, un ensemble, mais justement composé d’éléments distincts. Cependant, parler de continuum ne suffit pas. Il faut aussi affirmer, surtout du point de vue politique (mais validé par la théorie), que tous les éléments ne se valent pas, certains étant plus déterminants que d’autres.

Oui, l’individuel et l’institutionnel sont dialectiquement liés. Oui, ils répondent au même système d’oppression. Mais non, pour autant ce n’est pas du pareil au même. L’un a une prédominance. En premier lieu en raison de l’étendue de sa portée, mais surtout de par le fait qu’il est le (re)producteur du système d’oppression. C’est l’institutionnel et c’est celui que nous visons en priorité.

« Mais vous être en train de hiérarchiser la lutte, et hiérarchiser c’est mal, parce qu’il faut lutter contre tout en même temps, sans distinction ! Une violence est une violence ! Une oppression est une oppression ! », nous rabâchent sans cesse les élèves studieux de la bonne conscience de gauche. A vouloir trop en faire dans la surenchère progressiste, ils en viennent à adopter des positions non seulement absurdes, mais aussi néfastes vis-à-vis de la lutte politique. « Il faut lutter AUTANT contre l’institutionnel que contre l’individuel ! Les deux sont inséparables », nous disent-ils, pleinement satisfaits d’eux-mêmes et de leur détermination sans compromis ni concession !

Soit, revenons de plus près sur cette position, car comme chacun sait le diable se cache dans les détails. Reprenons : il faudrait lutter autant contre l’institutionnel que contre l’individuel, ne laisser aucun répit aux deux, et les combattre avec la même énergie, sans faire de hiérarchie. En fait une position qui confine à l’absurdité. En effet, s’opposer à la hiérarchisation en stipulant qu’il faut lutter autant contre l’un que contre l’autre, c’est donc affirmer qu’il ne faut pas lutter davantage contre l’un que contre l’autre. Dans ces conditions, il est donc logique de conclure qu’il ne faut surtout pas, pour respecter ce sacro-saint précepte, accorder plus de temps à la lutte contre le racisme institutionnel que contre les actes racistes d’individus lambda. Appliquons cela à un cas pratique pour encore plus révéler l’aberration de la pensée de nos militants sans concessions. Par exemple : il ne faut surtout pas consacrer plus de temps à lutter contre l’islamophobie d’Etat que contre les regards méprisants de notre voisin Gérard lorsqu’il nous croise, car ce serait hiérarchiser, et hiérarchiser, c’est déjà banaliser la violence bla bla bla…

Pour notre part, nous refusons cette position idéaliste justement en raison de la situation absurde à laquelle elle-nous conduit. Oui, par souci d’efficacité nous faisons le choix politique de cibler prioritairement, et même essentiellement, l’incarnation institutionnelle d’un système d’oppression. Ce choix stratégique devrait être celui de toute personne ayant à cœur de s’attaquer à celui-ci, puisqu’en s’en prenant à son incarnation institutionnelle, nous nous attaquons indirectement à ses expressions individuelles.

Les comportements racistes des individus, sont en grande partie induits par une large permissivité et/ou un pouvoir accordé par l’Etat à leur égard. Un policier qui rosse, un prof qui humilie, un propriétaire qui discrimine, un employeur qui licencie etc., le peuvent précisément parce qu’ils ont pu accéder à des positions leur offrant ce pouvoir et qu’ils bénéficient d’une relative mansuétude (voir d’un total soutien) de l’Etat. Comme disait Kwame Ture (Stokely Charmichael) « Si un homme blanc veut me lyncher, c’est son problème. S’il a le pouvoir de me lyncher, c’est mon problème. Le racisme n’est pas une question d’attitude, c’est une question de pouvoir ». Et ce pouvoir est directement lié à l’Etat et ses institutions.

Il en est de même des agressions (physiques ou verbales) de la part d’individus ne se trouvant pas dans une situation de domination directe à l’égard des indigènes si ce n’est vis-à-vis de la stratification raciale. Si ces personnes agressent, c’est qu’elles sentent qu’elles ont plus ou moins la possibilité et le pouvoir de le faire sans trop de désagrément, un sentiment là encore distillé par les institutions.  Ces dernières sont productrices d’un discours hégémonique raciste faisant des indigènes les « ennemis de l’intérieur », ce qui favorise voire encourage les attitudes hostiles à leurs encontre qu’accentue une réaction lymphatique de ces agressions par les autorités compétentes.

En conclusion, la manière la plus effective, et la moins couteuse en temps et en énergie, n’est pas de s’attaquer au racisme (ou autre) de chaque individu, mais bien de viser prioritairement les institutions. Ce pour deux raisons : la première, comme nous l’avons déjà souligné, est qu’elles sont les (re)productrices de ce système de domination ; la deuxième est qu’à travers ces institutions nous pourrons agir plus efficacement, car globalement, sur les conduites individuelles.

Ce que nous venons de dire nous paraissait être une évidence. Devoir le préciser de nouveau est significatif du recul que nous constatons actuellement au sein de l’anti-racisme – mais plus globalement au sein des autres luttes radicales -, depuis quelques années. Nous pensions en avoir terminé avec l’anti-racisme moral qui nous a tant causé de tort, voilà qu’il revient en singeant l’anti-racisme politique pour passer inaperçu. Il se manifeste par cette volonté de ne plus faire de distinction individuel/institutionnel mais en prétendant, cette fois et contrairement à sa forme précédente, prendre en compte aussi l’institutionnel !

Emprunter cette direction, c’est remettre sur le devant de la scène cet anti-racisme moral qui a sû masquer ses vices pour revenir perturber l’avancée et l’organisation de l’anti-racisme politique autonome. Objectif déjà bien avancé lorsque nous regardons l’état de celui-ci et que nous faisons le douloureux constat qu’il n’existe toujours pas une organisation forte portant ce combat. C’est aussi se faire l’idiot utile de l’Etat qui préférera toujours cette position aberrante dissimulant ses politiques racistes derrière les insultes de n’importe quel individu. Il n’aura pas de mal à encourager cette vision tant il sait que, concrètement, elle servira ses intérêts.

En effet, les auteurs du Black Power avaient déjà bien compris le problème. Niveler les deux, c’est oublier, ou feindre d’ignorer, que l’un est beaucoup plus ostensible que l’autre, et du coup risque donc d’attirer bien plus d’attention, de temps et d’énergie, alors même que le moins visible est le plus important. Kwame Ture et Charles V. Hamilton expliquent ainsi que le racisme individuel est déjà davantage pointé du doigt justement parce qu’il est plus perceptible, constatable, direct et spectaculaire. Il se manifeste immédiatement aux sens. Au contraire, le racisme institutionnel est plus discret, diffus, flou et indirect. Il est bien plus difficile d’en rendre compte. Ce n’est pas un hasard s’il s’avère plus compliqué de faire reconnaitre aux personnes le racisme d’Etat qu’un acte raciste individuel. Raison pour laquelle d’ailleurs beaucoup agissent déjà davantage contre le second plutôt que contre le premier.

« Nous appelons cela le racisme individuel et le racisme institutionnel. Le premier est le fait d’individus qui agissent ouvertement en tuant, en blessant, en détruisant. Il est visible et peut-être filmé par des caméras de télévision ; on peut constater le crime au moment même où il est commis. Le second est moins franc, infiniment plus subtil, on le reconnaît moins facilement parce qu’il ne s’agit pas d’actes accomplis par des individus particuliers. Mais il n’en détruit pas moins la vie humaine. Comme il a sa source dans les forces établies et respectées de la société, il a infiniment moins de chances que le premier d’encourir la condamnation du public. 

Quand des terroristes blancs bombardent une église noire et tuent cinq enfants, il s’agit d’un acte de racisme individuel que l’on déplore dans presque toutes les sphères de la société. Mais quand, dans cette même ville – Birmingham, Alabama -, cinq cents bébés noirs meurent chaque année faute de nourriture, de logements, de soins médicaux, et quand des milliers d’autres sont marqués à jamais et mutilés dans leur corps, leur cœur et leur intelligence, à cause des conditions de misère et de discrimination infligées à la communauté noire, il s’agit alors de racisme institutionnel. »[1]

Le cas de l’affaire Carlos Martens Bilengo illustre assez bien cette problématique et la manière dont l’individuel est plus perceptible, mais aussi choque davantage, que le collectif et l’institutionnel. Alors qu’il faisait une intervention à l’Assemblée Nationale, pour parler du triste cas de l’Ocean Viking, ce bateau abritant 243 refugiés sauvés en mer à qui un port d’accostage était refusé, un député du RN beugla « (qu’il(s)) retourne(nt) en Afrique ! ». Ce qui suscita une levée de boucliers et une indignation générale à gauche. Qu’elle fût la réponse du RN ? Il s’agissait en réalité d’une méprise, ce député n’a pas dit à M. Bilengo de retourner en Afrique, mais c’est aux réfugiés qu’il s’adressait ! Ouf, Soulagement général ! C’était seulement 243 personnes dans un état de détresse qu’il insultait, et non pas Carlos Martens Bilengo. Bien sûr, nous ne sommes pas dupes de cette entourloupe, et nous persistons à penser que le député FI était aussi visé, mais cet épisode est symptomatique de la manière dont les cas individuels identifiés entrainent plus facilement réactions et indignations que lorsque cela concerne une collectivité un peu anonyme. Cette péripétie nous amènerait presque à penser qu’une insulte à l’égard d’un député est plus grave que le traitement inhumain de 243 personnes en état de détresse mortelle. En somme, si Grégoire de Fournas n’avait pas manifesté son racisme le plus crasse en beuglant contre le député FI, mais avait tout de même agi contre l’accueil de ces réfugiés, il aurait suscité bien moins de réprobation.

Nous sommes devant deux paradoxes causés par cette inégalité de considération entre l’individuel et collectif : 1 - une personne n’ayant commis aucun dérapage individuel mais participant à des politiques racistes peut provoquer moins de scandale qu’une personne ne s’engageant pas dans une politique raciste, mais ayant commis un dérapage individuel ; 2 – notre capacité à l’empathie et à la compassion est souvent tendanciellement moins forte à mesure que le nombre de victimes augmente. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer, nous ne pourrons tous les énumérer ici, mais citons à titre d’exemple la capacité de personnification et d’identification, qui devient plus difficile au fur et à mesure que le nombre de victimes augmente. Il arrive un moment ou ces victimes tombent dans une sorte d’abstraction, déshumanisées, nous ne nous représentons plus que des chiffres et non des vies humaines. Le cas des milliers d’êtres humains trouvant la mort chaque année en essayant de traverser la méditerranée (auquel il faut ajouter le caractère raciste du mépris pour ces vies) en est un bon exemple, puisqu’il ne suscite que très peu d’émotions. Ce constat rend terriblement vraie cette citation apocryphe attribuée à Staline : « Un mort, c’est une tragédie. Un million, c’est une statistique. »

Prioriser la lutte contre le racisme institutionnel, c’est donc tenter de renverser cet état de fait qui nuit autant à l’analyse du racisme – en tant non pas que problème moral relatif aux individus, mais bien en tant que système de hiérarchisation des individus et de leur exploitation -, qu’à l’organisation politique pour le combattre. Car ne pas distinguer les deux ne peut, au final, du fait des dissymétries que nous venons d’exposer, que profiter à l’Etat.

Pour terminer, il est évident qu’il ne faut pas minorer les discriminations inter-individuelles (même entre dominés), et la violence qu’elles peuvent contenir. Cependant, tachons de ne pas considérer les dominés, à travers une vision misérabiliste et méprisante, comme des êtres incapables de se défendre et de résister. C’est déjà ce que nous faisons. Aucun d’entre nous ne se laisse totalement faire.  Nous sommes contraints de composer avec ces oppressions, et à ce titre nous développons tous, au niveau individuel, des stratégies, plus ou moins efficaces, plus ou moins violentes, plus ou moins directes, plus ou moins conscientes, pour nous défendre face au racisme et autres dominations que nous vivons quotidiennement. Ou bien, « faire avec », pour rendre celle-ci relativement vivables. Même la « collaboration », tel que le pratiquent les « indigènes de service » est une forme de résistance, un moyen d’atténuer, au moins à titre individuel, la violence de l’oppression subie, bien qu’en l’accentuant sur d’autres[2].

Bien que motivée par une sorte d’éthique progressiste, cette façon de présenter l’exploité comme un être sans défense et écrasé par son oppression à tendance à conforter une image de « victime » bien peu offensive et attractive. Nous enfermant dans des stratégies défensives et de repli, tel que les « safe space ». Le réel problème, et ce qui fait que nous n’arrivons toujours pas à faire disparaître le système d’oppression que nous combattons, est que nous ne parvenons pas à nous organiser de manière structurée et à grande échelle pour lutter efficacement contre celui qui détermine et influe autant les conduites individuelles que les politiques de grande ampleur qui nous détruisent : le racisme institutionnel. C’est ici que la question du pouvoir devient déterminante. D’autant plus que s’organiser de manière collective pour lutter contre ce racisme institutionnel permet aussi de mieux s’organiser pour résister individuellement face à celui-ci. L’exemple des Black Panther Party en est encore une fois un parfait exemple. C’est lorsque ces Noirs Américains sont parvenus à s’ériger en organisation politique ayant pour objectif de rassembler la puissance noire et de renverser le pouvoir raciste, qu’il a pu en même temps rassembler énormément d’individus pour les former et leur redonner une confiance en leur capacité d’action et de résistance, tout en ajoutant des outils à leur palette de défense, afin de faire face, de manière parfois spectaculaire, au racisme de la vie de tous les jours.

 

Wissam Xelka, membre du QG décolonial

 

[1] Stokely Carmichael, Charles V. Hamilton, Le Black Power. Pour une politique de libération aux Etats-Unis, Editions Payo & Rivages, 2009, Paris. p 38

[2] A ce titre, voir notamment James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 270 p. ; M. Cognet et M. Eberhard, « Composer avec le racisme, postures stratégiques de jeunes adultes descendants de migrants », Migrations Société, 2013, vol.147, n°3, p.221-234 ; P. Cuturello, « Discrimination : faire face ou faire avec ? Le(s) sens du mot « discrimination » chez les jeunes d’origine maghrébine », Agora débats/jeunesse, 2011, vol.1, n°57, p.63-78

Illana Weizman sait-elle ce qu’est l’antisémitisme ?

« L’hypothèse est que les formes actuelles de développement du capitalisme ont introduit des mutations importantes dans les modèles d’appropriation imaginaire de l’essence humaine. »

Franco Fortini, Les Chiens du Sinaï.

 

Dans son ouvrage Des blancs comme les autres, Illana Weizman défend l’idée selon laquelle l’antisémitisme serait un impensé à gauche ainsi que dans les luttes antiracistes – qu’il y aurait même une non-place de la lutte contre l’antisémitisme dans l’antiracisme. Plutôt que de rejeter cette idée en bloc, prenons-là au sérieux ! Le premier argument de I.Weizman est que les Juifs ne sont socialement pas blancs et qu’ils sont victimes de discriminations systémiques. Cette idée d’un antisémitisme systémique mérite d’être discutée. En effet, la suite de l’introduction du livre « De quelle couleur (sociale) sont les Juifs ? » reprend quelques lieux communs de l’antiracisme politique en leur ôtant toute leur portée politique. Weizman définit le racisme systémique (dans lequel elle « range » l’antisémitisme) comme « un phénomène ancré socialement, construit sur une temporalité étendue, et se manifestant à différents niveaux de l’organisation sociale et des relations interpersonnelles. » C’est là un point extrêmement pertinent, car le rattachement de l’antisémitisme au « racisme systémique » n’a jamais été aussi fort. Pourtant, ce que l’on entend par « antisémitisme systémique » n’est jamais réellement expliqué ou défini. Partons d’une phrase du premier chapitre de l’ouvrage qui nous semble la plus à même d’expliquer en quoi l’antisémitisme serait un racisme systémique : « l’antisémitisme est un racisme, la résultante d’un processus de racialisation » (p. 20). Mais qu’entend l’auteur par « processus de racialisation » ? Par quel système ou structures passe ce processus ? Et c’est bien-là le point aveugle de cet ouvrage ? Plutôt que de discuter des racines profondes que l’antisémitisme trouve dans le système capitaliste dans son ensemble (comme l’ont fait des auteurs comme Abraham Léon ou Maxime Rodinson par exemple), l’autrice de l’ouvrage reprend l’essentiel des arguments libéraux (qui ne sont pas propres aux discussions sur l’antisémitisme) visant à mettre l’accent sur le vécu individuel, l’assignation à une identité, etc. …. Illana Weizman ne cesse de répéter que l’antisémitisme forme un « tout cohérent », un système donc, et qu’en ce sens elle ne sépare pas l’antisémitisme de l’islamophobie ou encore de la négrophobie. Sauf que l’autrice ne parvient pas à expliquer ce qu’est ce système ? Est-ce un système totalement autonome et indépendant d’autres systèmes ? Est-il, au contraire, enraciné dans les rapports sociaux issus du capitalisme ? Il semblerait que l’autrice comprenne principalement le terme de « système » comme un « système mental », puisqu’elle écrit : « Le racisme fonctionne principalement sur la base de préjugés, de postures, de petits arrangements, de touches, comme sur un tableau pointilliste ou dans le dédale des pixels d’une photo. » (p. 24). On retrouve là, la vielle antienne de l’antiracisme moral qui associe le racisme à une posture mentale – posture qui peut se matérialiser par des violences ou des meurtres. S’il est exact que le système raciste comprend tout un imaginaire, ainsi que des préjugés, il semble faux – comme ne cesse de le ressasser les militants de l’antiracisme politique – que le racisme prend ces préjugés comme point de départ. Sinon, comment expliquer l’évolution du racisme ? Restons sur le cas de l’antisémitisme : Illana Weizman ne semble d’ailleurs pas prendre en compte cette évolution. Car si la haine des Juifs ne date pas d’aujourd’hui et qu’on peut faire remonter celui-ci à l’époque de la naissance du judaïsme, l’antisémitisme, en tant que système, est un phénomène beaucoup plus récent. Expliquer qu’il existe une continuité entre la judéophobie du passé et l’antisémitisme moderne est une chose ; penser que cette continuité est une sorte de ligne droite intangible, en est une autre. Comment ne pas être choqué lorsque l’autrice fait remonter la tradition française de l’antisémitisme à 633, « lorsque le (…) roi Dagobert Ier force les Juifs à se convertir ou à quitter la France. » (p. 24). La haine ou les préjugés contre une population ne sont pas synonymes de racisme. Il en va de même pour l’islamophobie. Dans son ouvrage sur l’histoire du capitalisme commercial, Jairus Banaji revient sur les violences subies par des Musulmans – notamment sur la côte de Malabar – au XVIème siècle. Pourtant, si ces violences sont clairement des actes anti-musulmans, visant spécifiquement les Musulmans, il nous semble hasardeux de parler d’islamophobie. Pourtant, il n’est vraiment pas étonnant que l’autrice de cet ouvrage soit incapable de caractériser ou d’analyser l’antisémitisme contemporain. En suivant le réflexe libéral de l’antiracisme moral, visant à mettre l’accent sur les préjugés, il est évident que l’autrice ne pouvait que percevoir l’antisémitisme comme un phénomène flottant dans l’espace-temps (puisque les préjugés peuvent perdurer). Il aurait, par exemple, été pertinent de se demander comment le système visant les Juifs, et s’appuyant sur la haine des Juifs, s’est transformé en antisémitisme – et comment la transition vers le capitalisme a éventuellement pu accompagner cette transformation. Il ne s’agit pas, non plus, de verser dans une approche purement mécaniste visant à partir « d’étapes historiques » bien définies. Toutefois, il nous semble compliquer de parler d’antisémitisme systémique, sans à aucun moment se référer à l’ancrage profond de l’antisémitisme dans le capitalisme. Force est de constater que l’antijudaïsme de l’époque précapitaliste n’est pas l’antisémitisme moderne qui, en faisant des juifs une race, en les racialisant précisément, les a frappés de plein fouet dans leur être. Car les exemples sur lesquels s’appuient Weizman sont loin d’être parlant. Si elle a raison de parler de racialisation, il est faux d’affirmer que les mesures visant les Juifs du roi Dagobert Ier (par exemple, puisque c’est l’un de ses exemples) a participer de cette racialisation (puisque les Juifs pouvaient « cesser de l’être » en se convertissant – l’argument était plus religieux que réellement racial). Par ailleurs, si l’on prend des exemples plus récents, il aurait pu être intéressant d’analyser le lien ténu entre l’antisémitisme et les contradictions de classe. Cette approche n’est pas une coquetterie intellectuelle, mais nous semble essentiel si l’on veut analyser l’antisémitisme contemporain. Car les actes antisémites d’aujourd’hui ne reposent pas sur le même système que l’antisémitisme du début du XXème siècle, par exemple, même s’il existe des liens rattachant les deux. Cette confusion quant à la compréhension de l’antisémitisme repose, selon nous, sur l’acception libérale et individualiste qu’en a l’autrice. Il nous est ainsi apparu étonnant de voir un groupe comme les « Juives et juifs révolutionnaires » donner du crédit à cet ouvrage, non seulement en le recommandant mais en partageant également une émission de Médiapart consacrée à celui-ci. Les « Juives et juifs révolutionnaires » écrivent ainsi, dans un post facebook du 8 novembre dernier que « [c]et ouvrage correspond dans les grandes lignes aux positions développées par notre groupe depuis sa création ». Qu’un groupe se qualifiant de révolutionnaire reprenne à son compte les analyses individualistes et réformistes de cet ouvrage en dit long sur l’état de la lutte contre l’antisémitisme en France. De manière plus général : le relatif succès de cet ouvrage montre le fossé à franchir afin d’arriver à une analyse de l’antisémitisme pertinente dans le capitalisme contemporain. Toutefois, cet ouvrage à au moins le mérite de refuser l’idée d’un nouvel antisémitisme qui serait propre aux indigènes de France. L’autrice s’empresse par la suite de préciser que l’antisémitisme existe tout de même chez les noirs et les arabes – ce que personne ne peut nier – et qu’il est essentiel de se saisir de la question du terrorisme islamiste qui tue des Juifs (citant notamment l’exemple de la tuerie de Mohammed Merah). La question qui se pose cependant est : comment se saisir de cette question. L’autrice cite l’écrivaine Cloé Korman – désormais conseillère auprès du Ministre de l’éducation nationale Pap Ndiaye – qui écrit que « [f]ermer les yeux sur un certain antisémitisme des banlieues, c’est empêcher de prendre des sanctions, c’est retarder les actions de sensibilisation, d’éducation, qui y sont nécessaires. » (p. 42), tout en rajoutant par la suite qu’il ne faut pas se focaliser uniquement sur l’antisémitisme des indigènes. Cette citation est intéressante, car elle pose la question de savoir « Quelles sanctions et contre qui ? ». On ne peut s’empêcher de penser que ces sanctions viseraient le moindre jeune indigène tenant des propos antisémites. Car oui, les préjugés antisémites sont tenaces chez certains indigènes. Toutefois, la bêtise de ces propos n’en fait pas des Mohammed Merah en puissance. Sanctionner ce type de propos n’entraînera qu’une confrontation des plus entre les indigènes et la police sans pour autant lutter contre la violence antisémites (sous la forme d’agression ou d’attentats). L’autrice de cet ouvrage a également le mérite de ne pas assimiler l’antisémitisme et l’antisionisme écrivant : « Lorsqu’il ne s’agit pas d’une critique politique stricto sensu, l’antisionisme a tout à voir avec le pouvoir prêté aux Juifs par les antisémites, repris et réactualisé sur le terrain israélien. » (p. 43). Nous ne pouvons qu’être d’accord avec cela : l’antisionisme doit être politique et, ainsi, s’attaquer à l’Etat d’Israël et non aux Juifs et à une supposée domination juive.

Nous ne nous attarderons pas sur le deuxième chapitre, intitulé « Portrait d’une juive », en ce qu’il se rattache à ce que nous écrivions plus haut sur le libéralisme de l’autrice. Celle-ci s’attarde durant tout un chapitre sur son identité et son expérience vécue de l’antisémitisme. Loin de nous l’idée de dire que l’antisémitisme vécu par l’autrice est négligeable, mais il est loin d’être pertinent politiquement. Que ce soit dans les luttes contre l’islamophobie, le sexisme, etc. … l’expérience vécue n’est intéressante qu’en ce qu’elle se rattache à une analyse systémique. Ici, nous ne pouvons faire autrement que de renvoyer le lecteur au texte de Chi-Chi Shi « La souffrance individuelle (et collective) est-elle un critère politique[1] ? » qui s’attaque aux politiques de l’identité. Un extrait de cet article nous semble particulièrement à propos concernant l’ouvrage d’Illana Weizman :

« On trouve, reflétée dans la théorie et dans la pratique des politiques de l’identité contemporaines, une dépolitisation de la lutte, présentant l’oppression comme subjective et individuelle. Le tournant discursif adopté par le langage de la politique de l’identité évince les hypothèses mouvantes concernant les limites du possible. En termes généraux, le premier tournant a été celui d’un langage qui exprime des questions collectives et structurelles, à un langage privilégiant des comportements individuels et mettant en avant la différence. Bien que le caractère « systémique » de l’oppression soit souligné, la focale est mise sur les effets de l’oppression. Cette approche se différencie d’une analyse des raisons pour lesquelles des systèmes comme le racisme et le patriarcat existent. Le problème de cette lecture réside dans le fait que se focaliser sur les victimes de la non-reconnaissance éclipse souvent les raisons de cette non-reconnaissance17. Tout cela se déroule dans un contexte qui valorise la vulnérabilité, situant les identités au sein d’un registre moral. Il tente de fusionner la souffrance dans un programme politique, tout en encourageant une politique de la culpabilité qui place l’auto-flagellation et la transformation au même niveau[2]. »

Ainsi, alors que l’autrice ne cesse d’affirmer que la gauche et l’antiracisme ne se saisissent pas de la question de l’antisémitisme, son analyse est la preuve que ceux-là mêmes qui invectivent l’antiracisme politique, restent profondément ancrés dans une analyse libérale – qui ne différent d’ailleurs pas vraiment des analyses de l’antisémitisme que l’on peut retrouver dans la macronie[3]. Toutefois, pourrait-on rétorquer, la plupart des luttes (féministes, antiracistes, etc.) passent souvent par une phase libérale, pour s’en éloigner par la suite (ou, au contraire, s’y fondre totalement). Mais la lutte contre l’antisémitisme a une riche tradition radicale, de combat antiraciste, anti-impérialiste et anticapitaliste. Il est réellement dommage qu’un livre traitant d’un sujet si important ignore totalement cette tradition de luttes.

Le chapitre 3 de l’ouvrage est sans doute le plus pertinent en ce qu’il s’attaque frontalement à ce que l’autrice nomme « l’erreur 404 de la gauche » : elle y défend l’idée que l’ignorance de la lutte contre l’antisémitisme par la gauche est non seulement injuste envers la minorité juive, mais empêche, dans le même mouvement, la convergence entre les Juifs et d’autres minorités. Ici, il est intéressant de noter que l’autrice s’appuie notamment sur les travaux les plus réactionnaires de la gauche (qui flirtent, si ce n’est plus, avec la droite) : ceux de Memphis Krickeberg, Zacharias Zoubir, etc. …. Non seulement ces auteurs ont davantage l’air de vouloir lutter contre l’antisionisme que contre l’antisémitisme réellement existant, mais ils publient également dans des revues ouvertement réactionnaire[4]. Mais passons sur ce point ….. L’autrice distingue la gauche radicale, la gauche révolutionnaire et l’antiracisme politique qui, outre qu’ils délaisseraient la question de l’antisémitisme, seraient des camps traversés par des biais antisémites. L’autrice s’attaque notamment au fait que les Juifs seraient considérés comme des blancs « comme les autres » (d’où le titre de son ouvrage). Selon une certaine gauche, les Juifs auraient ainsi les mêmes privilèges que les blancs. Pour illustrer cela, l’autrice s’appuie sur un chapitre d’Houria Bouteldja – ce qui n’est pas vraiment pour nous étonner. Illana Weizman accuse notamment Bouteldja d’assimiler les Juifs à Israël, dans une lecture particulièrement malhonnête du livre de cette dernière. Pour résumer, Weizman accuse Bouteldja de réduire les Juifs à la question du sionisme. Elle écrit ainsi : « chez elle [Bouteldja], les Juifs (de diaspora et en Israël) seraient instruments du colonialisme et du suprématisme blanc par la seule existence d’Israël. » (p. 90). Il est intéressant de constater à quel point il est aisé de détourner un texte. Ce n’est pas vraiment la première fois que les écrits d’Houria Bouteldja sont travestis afin de pouvoir accuser cette dernière d’antisémitisme (ou de sexisme, ou d’homophobie, etc.). Répondre à ce détournement contrôlé du livre d’Houria Bouteldja mériterait un texte à part entière. Nous renvoyons ainsi les lecteurs au droit de réponse d’Houria Bouteldja à une interview d’Illana Weizman publiée dans le Bondy Blog[5]. Dans ce droit de réponse, Houria Bouteldja démontre à quel point les propos de Weizman sont mensongers. Elle y rappelle notamment qu’elle identifie trois causes principales à l’antisémitisme (rappelant au passage, en se basant sur des propos précis, qu’elle n’a jamais considérés les Juifs comme des blancs) : le décret Crémieux (de 1870, donc bien avant la fondation d’Israël), l’assimilation des Juifs au sionisme par l’Etat d’Israël et la compétition entre les communautés non Blanches (parmi lesquelles les Juifs) organisées par l’Etat français. Nous invitons nos lecteurs à lire le livre de Weizman, suivi du droit de réponse de Bouteldja, afin de constater la malhonnêteté des propos défendus dans le livre de Weizman. Outre le fait qu’Houria Bouteldja est (à nouveau) diffamée, la malhonnêteté de tels propos réduit à néant l’effort fait par Weizman pour prouver que l’antiracisme politique serait particulièrement antisémite. Venons-en maintenant au cas de la France Insoumise (FI). D’une part, l’autrice veut démontrer qu’il existe de l’antisémitisme dans l’électorat de la FI. C’est très probablement vrai, mais cela ne fait pas de la FI une organisation antisémite. Ce qui nous intéresse, sont les prises de position politiques de la FI – et non pas la pureté idéologique de son électorat (au sein duquel on trouve sans aucun doute également des islamophobes, des sexistes, etc.). Par ailleurs, il est également notable que pour étayer son propos, Weizman s’appuie sur un article de Victor Vasseur[6] qui, lui-même, s’appuie sur une étude d’un think-tank proche de la droite libérale (la Fondation pour l’innovation politique). Le propos qui nous intéresse davantage ici est l’accusation d’antisémitisme envers J.L.Mélenchon, car celui-ci parlerait de la « finance internationale ». S’il est vrai que l’antisémitisme a, historiquement, pris les couleurs d’une attaque contre le capitalisme financier (le socialisme des imbéciles), l’antisémitisme « de gauche » de la fin du XIXème siècle et début du XXème siècle s’appuyait également beaucoup sur une supposée absence d’ancrage étatique des Juifs (le fameux « Juif errant »). Dans son travail sur l’antisémitisme des socialistes anglais envers les immigrés Juifs à la fin du XIXème siècle, Satnam Virdee insiste sur le fait que la question principale n’était aucunement celle de la finance, mais bien celle de l’Etat-nation[7]. Mais pour en revenir à la question de la finance, l est faux de sous-entendre que quiconque s’attaquerait à la finance (même en utilisant les mots « financiers », « finance internationale », etc) serait inconsciemment ou consciemment antisémite. L’autrice cite le mouvement des Gilets jaunes (même en précisant qu’il ne s’agit pas d’un groupe homogène, elle le présente comme tel) dont certaines parties ont, en effet, eu des propos antisémites s’appuyant sur une pseudo-critique de la finance. Weizman se garde bien évidemment de citer les membres des Gilets jaunes qui, au sein même de cette mouvance, ont lutté contre cette dérive antisémite. Toutefois, Weizman glisse assez rapidement d’un antisémitisme réel de certains Gilets jaunes, à la critique du capitalisme financier par Mélenchon. Elle cite ainsi Mélenchon parlant de Pierre Moscovici : « C’est un comportement de quelqu’un qui ne pense plus en français… qui pense dans la langue de la finance internationale. ». Outre le fait qu’au moment où cette phrase a été retranscrite, il y ait eu une erreur de retranscription[8], en quoi Mélenchon s’attaque-t-il ici aux Juifs ? Weizman écrit par la suite que « La finance internationale est fréquemment utilisée comme dog whistle pour parler des Juifs » rajoutant par la suite que cette phrase lui rappelait l’accusation de « cosmopolitisme » envers les Juifs. Or, s’attaquer à la finance internationale n’a rien à voir avec le fait de soupçonner les Juifs de « cosmopolitisme ». Etant donné la force du capital financier aujourd’hui, l’importance de la finance dans nos vies, mais aussi et surtout dans le racisme structurel, ainsi que dans les rapports Nord/Sud, il semble vraiment hasardeux de faire porter l’anathème d’antisémitisme à Mélenchon. D’autant plus qu’à aucun moment, Weizman n’arrive à prouver son propos. Elle lance l’accusation d’antisémitisme à la volée et ses lecteurs doivent la croire sur parole. Le fameux « socialisme des imbéciles », expression popularisée par August Bebel qui citait le socialiste autrichien Ferdinand Kronawetter, s’attaque non pas au capital financier, ni à la finance internationale, mais à une figure mythifiée du Juif, qui serait responsable des effets désastreux de la finance. Or, Mélenchon ne s’attaque pas « au Juif », mais bien au Capital – même si ses attaques prennent des formes réformistes. Etant donné le penchant libéral qui traverse l’ensemble du livre de Weizman, il n’est pas très étonnant qu’elle soit inapte à comprendre une critique anticapitaliste, car une telle critique l’obligerait à proposer une analyse réellement révolutionnaire et décoloniale de l’antisémitisme, au lieu de simplement reprendre l’analyse de l’antisémitisme que ressasse la droite depuis des années.

Le plus désastreux n’est pas tellement l’ouvrage de Weizman, mais bien plutôt le fait que, par sa seule existence, il démontre la faiblesse des analyses contemporaines de l’antisémitisme. Pour qu’un tel livre soit pris au sérieux par divers groupes ou médias de gauche, c’est soit que nous manquons cruellement d’alternatives sérieuses pour penser l’antisémitisme contemporain, soit que ces alternatives sont sciemment ignorées. Autre hypothèse : l’ouvrage de Weizman arrange bien des médias réformistes comme Médiapart ou des groupes libéraux comme les « Juives et Juifs Révolutionnaires », car elle place l’analyse libérale de l’antisémitisme au cœur des discussions en faisant passer celle-ci pour une critique de l’antisémitisme systémique – cela permet de balayer d’un revers de main les discussions, autrement plus sérieuses, qui animent le mouvement décolonial sur cette question depuis plusieurs années[9]. Or, comme nous l’avons vu plus haut, dans l’ouvrage de Weizman, l’antisémitisme n’a pas grand-chose de systémique, ni de structurel. Guère étonnant, donc, que les mouvements de gauche aient du mal à théoriser et à penser l’antisémitisme. Il est navrant que, concernant l’antisémitisme, les médias dits « de gauche » ne donnent la parole qu’à des libéraux comme Illana Weizman ou à des réactionnaire comme Memphis Krickeberg ou Jonas Pardo

 

Selim Nadi, membre du QG décolonial

[1] http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-la-condition-de-victime/

[2] http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-la-condition-de-victime/

[3] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/emmanuel-macron-appelle-les-forces-republicaines-a-redoubler-de-vigilance-face-a-l-antisemitisme-20220717

[4] Voir notre texte sur le sujet : https://qgdecolonial.fr/2022/11/23/les-habits-neufs-du-sionisme-de-gauche/

[5] L’interview et le droit de réponse sont disponibles au lien suivant : https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/illana-weizman-tous-les-racismes-proviennent-dune-meme-essence-quon-soit-juif-musulman-ou-noir/

[6] https://www.radiofrance.fr/franceinter/stereotypes-insultes-agressions-radiographie-d-un-antisemitisme-toujours-stagnant-en-france-2118352

[7] N’ayant pas la place de développer la thèse de Virdee ici, nous renvoyons les lecteurs qui le souhaitent à son travail : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/0031322X.2017.1335029

[8] Voir https://www.lanouvellerepublique.fr/france-monde/antisemitisme-ce-qu-a-vraiment-dit-jean-luc-melenchon ainsi que https://www.acrimed.org/Melenchon-antisemite-De-la-petite-phrase-deformee-au-clash-obsessionnel

[9] Pour un exemple récent, voir la première de l’émission Haolam Hazeh du média « Paroles d’honneur » : https://www.youtube.com/watch?v=aUiZcb9uhn0

Droit de réponse d’Houria Bouteldja

Ce droit de réponse a été publié par le Bondy Blog suite à la publication d’un entretien avec Illana Weizman qui diffame Houria Bouteldja. L’entretien et le droit de réponse sont consultables ici: https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/illana-weizman-tous-les-racismes-proviennent-dune-meme-essence-quon-soit-juif-musulman-ou-noir/

 

Dans un entretien accordé au Bondy Blog[1] le 11 octobre dernier à l’occasion de la sortie de son essai «Des blancs comme les autres ? Les juifs, angle mort de l’antiracisme », Illana Weizman déclare à mon propos :

« Elle conditionne totalement la question de l’antisémitisme à la question israélienne. Houria Bouteldja explique que les Juifs font tampon entre les blancs et les indigènes, et qu’ils auraient choisi la blanchité, le pouvoir. » Elle ajoute : « Houria Bouteldja dit littéralement que « derrière l’hostilité envers les Juifs, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État-nation et de l’impérialisme. Derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire ». Donc être antisémite, pour elle, c’est être révolutionnaire. »

Dans le premier passage, il y a deux mensonges et dans le second, une grave diffamation. Démonstration par les faits :

Commençons par le premier mensonge, à savoir que je « conditionnerais totalement la question de l’antisémitisme à la question israélienne ». Dans un texte intitulé « de l’ensauvagement indigène et de l’innocence blanche[2] » présenté à la New-School de New York qu’on peut difficilement soupçonner de complaisance vis à vis de l’antisémitisme, non seulement je souligne bien que les Juifs ne sont pas des Blancs – ce qui au passage anéanti la thèse de son livre selon laquelle les Juifs ne seraient pas considérés comme des non-Blancs par l’antiracisme politique – mais en plus, j’identifie non pas une mais trois causes au regain de l’antisémitisme en milieu non blanc. Lisez plutôt :

« Cet ensauvagement s’exprime par une judéophobie grandissante qui n’existait pas sous cette forme dans le passé précolonial. Elle s’explique par trois phénomènes distincts : le premier, c’est le décret Crémieux de 1870 qui a donné la nationalité française à une grande partie des Juifs d’Algérie qui passent alors du statut d’indigènes à celui de Français et qui va créer un clivage dans le corps social des colonisés et qui fera des Juifs algériens, malgré eux, des complices du colonialisme. Le deuxième, c’est l’État d’Israël qui assimile tout Juif au sionisme et qui en fait le complice des crimes israéliens. Le troisième, c’est la manière dont l’État français organise la compétition des communautés non blanches (je considère la catégorie « Juif » comme une catégorie non blanche) en favorisant les Juifs par rapport aux sujets post-coloniaux. Pour moi, ces trois points expliquent d’un point de vue matérialiste cette première forme d’ensauvagement tendanciel. »

Voilà donc pour le premier mensonge.

Suit le mensonge par omission : Les juifs « auraient choisi la blanchité, le pouvoir ». Cette idée n’est pas fausse. Elle est fanonienne et elle relève de l’idéologie spontanée de tout sujet non Blanc : l’intégrationnisme. Mais sortie de son contexte, elle est amputée d’une partie essentielle du raisonnement qui la sous-tend. Dans le chapitre « Vous, les Juifs » de mon livre[3], j’écris en effet :

« On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. »

C’est la phrase qu’Illana Weizman aurait aimé que j’écrive, isolée de tout environnement explicatif mais voici ce qu’elle devient quand on la replace dans son contexte d’énonciation :

« Ce qui fait de vous de véritables « cousins », c’est votre rapport aux Blancs. Votre condition à l’intérieur des frontières géopolitiques de l’Occident. Quand je vous observe, je nous vois. Vos contours existentiels sont tracés. Comme nous, vous êtes endigués. On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. Comme nous. »

Comme nous, les indigènes. Le détail qui change tout puisque non seulement il entérine la non-appartenance des Juifs à la catégorie des Blancs, mais il crée une communauté de destin entre les Juifs et les indigènes. Plutôt embarrassant pour Weizman, mais venons-en à la diffamation.

L’antisémitisme pour moi serait donc « révolutionnaire ». Rien que ça ! La citation d’Illana Weizman est tirée d’une intervention filmée et visible sur la toile que j’ai faite en 2018, au Bandung du Nord, aux côtés de personnalités publiques comme Angela Davis, Françoise Vergès, Michèle Sibony et de nombreux militants antiracistes et anti-impérialistes. On voit mal comment une telle affirmation aurait évité le scandale qu’elle méritait tant chacune de mes interventions est scrutée au microscope. Revenons donc à la phrase incriminée telle que citée par Illana Weizman : « derrière l’hostilité envers les Juifs, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État-nation et de l’impérialisme. Derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire »

Cette citation est amputée d’une incise que je souligne ici : « Derrière l’hostilité envers les juifs, qui entérinera notre déchéance si on n’y remédie pas, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’Etat Nation et de l’impérialisme.» Dois-je vraiment expliquer au lecteur l’antinomie radicale qui existe entre « l’hostilité pour les juifs comme déchéance » et l’antisémitisme comme affect révolutionnaire ? En effet, plus tôt dans cette intervention, non seulement, je disais que l’antisémitisme était un « ensauvagement » mais que « cette régression pouvait prolonger notre servitude et à termes nous être fatale ». Et si je parle de « dimension révolutionnaire », c’est que je propose une manière dialectique de nous en sortir par le haut plutôt que de nous complaire dans la défaite ou nous noyer dans la bonne conscience, à savoir identifier dans chacune de nos régressions sa part de lumière : la critique des hiérarchies raciales, le nationalisme et l’impérialisme et y « remédier » de la manière suivante :

  • Combattre la manière dont l’Etat hiérarchise et organise la compétition des communautés non blanches, pour mieux combattre « l’hostilité envers les Juifs »
  • Combattre l’assimilation faite par Israël : juifs = sionistes, évidemment pour mieux combattre « l’hostilité envers les Juifs »
  • Faire devoir d’histoire en montrant que c’est le colonialisme (et non la communauté juive par sa propre volonté) qui a séparé les Juifs de leur histoire maghrébine et donc de nous, de nouveau dans le but de combattre « l’hostilité envers les Juifs ».

Toujours dans  le chapitre où je m’adresse aux Juifs, j’ajoute à propos du décret Crémieux :

« Vous ne pouvez pas ignorer que la France vous a faits Français pour vous arracher à nous, à votre terre, à votre arabo-berbérité. Si j’osais, je dirais à votre islamité. Comme nous-mêmes avons été dépossédés de vous. Si j’osais, je dirais de notre judéité. D’ailleurs, je n’arrive pas à penser au Maghreb sans vous regretter. Vous avez laissé un vide que nous ne pourrons plus combler et dont je suis inconsolable. »

J’arrête là car ce droit de réponse va finir par ressembler à une séance de torture pour mon accusatrice. Mais, la démonstration par les faits ayant été faite, Illana Weizman est mise devant une alternative : soit elle fait amende honorable, et on mettra tout cela sur le compte d’un trouble cognitif passager, soit elle persévère dans sa mauvaise foi et ses attaques diffamatoires, et il deviendra clair qu’elle poursuit des objectifs peu avouables qui excluent la véritable lutte contre l’antisémitisme. Lutte que je prétends mener à mon humble niveau pour toutes les bonnes raisons citées plus haut mais aussi et surtout pour conjurer le déshonneur.

 

Houria Bouteldja

 

[1] https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/illana-weizman-tous-les-racismes-proviennent-dune-meme-essence-quon-soit-juif-musulman-ou-noir/

[2] http://houriabouteldja.fr/de-linnocence-blanche-et-de-lensauvagement-indigene-ne-pas-reveiller-le-monstre-qui-sommeille/

[3] Les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016

 

 

Les habits neufs du sionisme de gauche  

« Le rabbin de Loubavitch, qui, à la fin du XIXe siècle s’est opposé de toutes ses forces à Theodor Herzl et au mouvement sioniste, était-il ‘’antisémite’’ ? Marek Edelman, membre du Bund, et l’un des chefs du ghetto de Varsovie, totalement opposé à la colonisation en Palestine, était-il ‘’antisémite’’ ? Les communautés de juifs orthodoxes de New York et de Jérusalem, qui s’opposent au sionisme, parce qu’ils y voient une atteinte à l’essence même de la foi juive, sont-elles ‘’antisémites’’ ? De même, des intellectuels d’origine juive, d’hier et d’aujourd’hui, comme Stéphane Hessel, Éric Hobsbawn, Maxime Rodinson, Harold Pinter, Pierre Vidal-Naquet, Tony Judt, Nom Chomsky, Judith Butler, et bien d’autres sont-ils antijuifs ? Tout comme les Palestiniens en lutte contre le pouvoir de l’État juif, qui les opprime, sont-ils judéophobes ? 

Il serait grotesque d’exiger des Palestiniens qu’ils ne soient pas antisionistes, alors qu’ils subissent une occupation et une colonisation prolongées menées au nom du projet sioniste, qui voit en leurs lieux de résidence la patrie du ‘’peuple juif’’ ? » 

Shlomo Sand, Une race imaginaire (2020)

 

Comment débuter un texte dans lequel il y a tant d’aspects à traiter ? Peut-être en commençant par expliquer sa raison d’être. Que les militants antisionistes – et l’antiracisme politique de manière générale– soient trainés dans la boue et diffamés n’a rien de nouveau. Nous sommes les cibles de réactionnaires de tous bords depuis bien longtemps. Une chose a pourtant changé récemment : la réaction sioniste se drape souvent d’habits non pas « progressistes » mais d’extrême gauche. Il n’est pas vraiment nouveau que la gauche, réformiste comme révolutionnaire, compte de fervents sionistes en son sein. Néanmoins, pendant un temps, ceux-ci étaient relativement isolés du fait qu’ils tenaient à leur appartenance quasi identitaire au camp de la « Révolution ». Récemment pourtant, on a vu une certaine convergence des luttes entre la réaction et quelques individus se réclamant d’une certaine extrême-gauche (laquelle ? nous l’ignorons). Cela permet d’une part à ces individus de trouver un espace « safe », loin des islamo-gauchistes propalestiniens, mais cela permet également à la réaction d’avoir de nouveaux relais qui ne sont pas de droite ou d’extrême-droite. Attention : ne surestimons pas ce phénomène, qui est loin d’être un mouvement de masse et qui se limite surtout à un travail idéologique. Ici pourtant, le nombre importe peu. C’est plutôt la diffusion de ces idées qui est inquiétante. Afin de tenter de traiter ce vaste problème de manière dépassionnée (mais politisée), nous nous attarderons sur deux textes qui ont été publiés ces derniers temps : un entretien (mené par Emmanuel Debono) avec Memphis Krickeberg, dans la revue Le droit de vivre (DDL, périodique de l’officine d’anti racisme moral, LICRA) ainsi qu’un texte, également signé par Memphis Krickeberg, dans un ouvrage dirigé par Alain Policar, Nonna Mayer et Philippe Corcuff (Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, éditions de l’aube, 2022). Ces deux textes hautement problématiques méritent que l’on prenne le temps d’y répondre.

L’idée qui semble rapprocher ces textes est celle que l’antisémitisme serait un impensé à gauche, voire que la gauche ne serait pas imperméable à l’antisémitisme. Or, les auteurs expliquent avant tout cette supposée porosité de la gauche à l’antisémitisme à travers la question du sionisme. Ces textes assimilent ainsi l’antisionisme à l’antisémitisme. Cela est d’ailleurs fait de manière assez explicite chez Memphis Krickeberg (M.K.), lorsqu’il répond à la question « L’antisionisme est-il d’après vous une forme d’antisémitisme ? » :

« Oui. L’antisionisme n’est pas une simple critique de la politique israélienne ou une caractérisation objective de certains traits de l’État juif. Israël a des origines coloniales tout en étant le résultat d’un mouvement de libération nationale. L’antisionisme constitue un dispositif de délégitimation d’Israël qui dénie l’étaticité aux Juifs. »

C’est à cette idée que nous souhaitons nous attaquer ici, car elle repose sur une méconnaissance assez importante de l’histoire de l’antisémitisme, du sionisme, mais également de l’impérialisme (puisque c’est la gauche anti-impérialiste qui est visée). Ce n’est pas vraiment la personne de M.K. qui nous intéresse ici, mais plutôt les idées qu’il défend et que nous entendons discuter(ici). Il est d’ailleurs intéressant de noter que sa position semble avoir évolué, puisque dans un texte co-signé par M.K. de 2019, déjà assez problématique, on pouvait lire « notre propos n’est donc pas ici d’affirmer que l’antisionisme ou l’anti-impérialisme de la gauche produiraient d’eux-mêmes, par leur seule structure argumentative et les représentations qu’ils charrient, de l’antisémitisme[1] ».

Avant tout, un point de précision semble nécessaire. Dans le chapitre du livre collectif Les mots qui fâchent, M.K. écrit que « la lutte contre l’antisémitisme est souvent, dans ce cadre, adossée à un agenda ‘’républicain’’ hostile aux luttes sociales » (p. 10). Ce point est assez intéressant puisque M.K. n’a aucun problème à s’allier avec le camp républicain en accordant un entretien à la revue DDV. L’entretien lui-même est dirigé par Emmanuel Debono, farouche adversaire de l’antiracisme politique (pas assez universaliste à son goût) et dont les articles sont régulièrement repris par le « Comité laïcité République ». Ce même numéro de la revue DDV, consacré à la question de l’antisémitisme donc, comporte également des contributions de Rafaël Amselem dont les analyses sont on ne peut plus libérales, de Pierre-André Taguieff, un des vrais et plus anciens théoriciens islamophobes, à qui nous devons le fameux mot fourre-tout d’« islamo-gauchisme » ou encore de Xavier Gorce qui a notamment fait parler de lui en insultant et en méprisant les gilets jaunes. Avant même de lire l’entretien, la question qui se pose est donc la suivante : pourquoi continuer à se réclamer de la gauche radicale ? Parler de « capitalisme » ne suffit pas pour se dire de gauche. Par contre, s’exprimer dans un journal de droite n’a rien d’anodin. Déverser sa haine du mouvement pro-Palestinien dans un journal tel que DDV n’est pas neutre. Cela en dit long sur les positions politiques de M.K. avant même d’avoir lu l’entretien. M.K. entend pourtant s’ancrer dans une certaine tradition de gauche par ses références, de l’École de Francfort aux écrits de Moishe Postone. Or, ces diverses références sont souvent récitées sans aucun recul critique, tel un mantra. M.K. n’a donc de cesse de répéter que l’antisémitisme est un phénomène structurel, intrinsèquement lié au capitalisme, sans jamais expliquer ce en quoi ce phénomène est structurel. Il écrit ainsi, pour expliquer l’antisémitisme :

«L’antisémitisme est tendanciellement produit par la société capitaliste en tant que conscience mystifiée, comme l’a montré l’historien Moishe Postone. Le capitalisme est fondé sur la domination abstraite de la logique de la valeur qui s’impose à tous : le travailleur vend sa force de travail pour survivre et le capitaliste accumule constamment pour ne pas faire faillite. Or la compréhension de cette domination n’est pas spontanément donnée à l’individu qui tend à expliquer sa situation en personnifiant la logique abstraite du capital sous les traits de groupes malfaisants (les patrons, l’oligarchie… et in fine les Juifs). »

Voilà une explication, pour le moins réductrice, du fonctionnement du capitalisme. Mais même si l’on accepte celle-ci, cela ne fait en rien de l’antisémitisme un phénomène structurel[2]. D’une part, M.K. n’explique aucunement ce qu’il entend par « domination abstraite de la logique de la valeur qui s’impose à tous ». Sans rentrer dans le détail, le texte de Postone auquel se réfère sans doute M.K. est un texte intitulé « Antisémitisme et national-socialisme », dans lequel Postone différencie l’antisémitisme moderne des autres formes de racisme en cela que les formes de racisme habituelles prêteraient à l’Autre un pouvoir concret, alors que dans l’antisémitisme, ce pouvoir serait abstrait et prendrait la forme d’une « mystérieuse présence, insaisissable, abstraite et universelle[3] ». De là viendrait le fait que l’antisémitisme moderne emprunterait souvent les traits du conspirationnisme. On retrouverait ainsi dans une certaine réinterprétation de l’idée marxienne de valeur ce pouvoir insaisissable que l’antisémitisme attribue aux Juifs (abstraction, mobilité, etc.). Or, cette explication nous semble très loin d’être suffisante si l’on entend expliquer le caractère structurel de l’antisémitisme. Si l’antisémitisme attribue aux Juifs un pouvoir abstrait, celui-ci peut très bien leur être attribué dans un autre système que le capitalisme (ce qui a d’ailleurs été le cas dans la judéophobie plus ancienne). De plus, le caractère structurel ne découle aucunement des accusations contre les Juifs (ils engendrent le capitalisme et le socialisme, etc.) mais de l’imbrication des structures profondes de l’antisémitisme à la logique du capital. Ce qui fait, selon nous, défaut à cette compréhension de l’antisémitisme est l’absence d’ancrage de celui-ci dans les structures même du capital (dans des structures tout court pourrait-on même dire), voire dans le système capitaliste. Dans un entretien vidéo qu’il a accordé au média « Akadem TV », M.K. insiste pourtant sur le fait que l’antisémitisme serait un phénomène de la société capitaliste[4], sans jamais expliquer ce qui relie l’antisémitisme et le capitalisme. Alors que de plus en plus d’auteurs entendent démontrer le caractère systémique et structurel de l’antisémitisme, les « structures » et le « système » dans lequel celui-ci est censé s’inscrire, très peu arrivent à expliquer de manière convaincante ce qui fait de l’antisémitisme un système ancré dans des structures (à part des structures mentales peut-être). Ce point rend leur argumentaire assez peu convaincant et semble plutôt desservir la compréhension de l’antisémitisme. C’est bien de ça qu’il faudrait débattre plutôt que de chercher à savoir si l’antisémitisme assimile les Juifs à l’abstraction de la valeur sous le capitalisme. Pourtant, ce n’est pas un hasard si M.K. se réfère à Postone & co. Ce n’est pas tellement parce qu’il aurait étudié avec assiduité leur travail, mais bien parce qu’il a besoin de cela pour se rattacher à un certain « camp » au sein de la gauche radicale (alors qu’il a sans doute plus de points de convergence avec la droite). D’où le fait qu’il ne cesse de psalmodier son Postone, sans jamais s’approprier la pensée de ce dernier. D’ailleurs, l’idée même d’expliquer l’antisémitisme ou toute autre forme de racisme comme une « conscience mystifiée » (comme il le fait dans l’entretien publié dans DDV) est justement ce qui s’oppose à toute explication structurelle et ce qui donne des assises à l’antiracisme moral – tel qu’il peut parfois être porté par la LICRA pour servir son agenda réactionnaire ou par SOS Racisme.

Les débats autour des rapports entre antisémitisme et capitalisme sont très pertinents et riches, mais nous n’avons pas le temps d’y consacrer un article car ce n’est pas réellement là que réside le nœud du problème. La vraie question est plutôt celle de l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme. Prenons l’argument phare développé par M.K. : si la critique d’Israël n’est pas nécessairement antisémite, nier la légitimité d’Israël serait antisémite car cela reviendrait à nier le droit aux Juifs d’avoir un État.

Tout d’abord, pour quelqu’un qui entend lutter contre l’antisémitisme, il est très étonnant de partir du même postulat que toute une frange de l’antisémitisme européen : les Juifs n’auraient pas d’État (et donc, selon les sionistes, il serait nécessaire de créer leur État). Pourtant, loin les considérer comme « errant », nous les considérons bien comme des citoyens. Les Juifs ont un État. Les Juifs français sont des Français, les Juifs allemands sont des Allemands, etc. Ce serait un véritable défi historique que celui consistant à vouloir démontrer en quoi des Juifs polonais ont un quelconque droit légitime à revendiquer l’existence d’un Etat en Palestine. C’est justement l’une des caractéristiques de l’idéologie sioniste (qu’elle partage avec l’antisémitisme) que de vouloir uniformiser les différentes populations juives. Comme l’écrit le romancier Ghassan Kanafani, dans son étude sur la littérature sioniste, l’objectif du sionisme était de faire des Juifs un peuple homogène, alors qu’il n’existait aucune cohérence géographique, civilisationnelle, économique, culturelle ou politique jusqu’alors[5]. Même d’un point de vue religieux les différences étaient importantes[6]. M.K. reprend pourtant l’idée, ancrée de longue date, du Juif errant, sans Etat, ni nation, lorsqu’il accuse les antisionistes de vouloir dénier le droit aux Juifs à avoir un État. Justement, la lutte contre le sionisme est également une lutte pour que les personnes juives soient reconnues comme étant françaises, anglaises, etc. Selon nous, la lutte contre l’antisémitisme signifie également lutter pour que les Juifs soient reconnus et traités comme des citoyens dans leur pays. D’autre part, l’antisémitisme féroce en Europe, tel qu’il s’est développé aux XIXème et au début du XXème siècle, ne justifie aucunement l’expropriation des terres et la colonisation sioniste en Palestine (Palestiniens qui n’ont rien à voir dans cet antisémitisme). Il est important de souligner que l’émigration juive en Palestine ne s’est réellement accélérée qu’après l’accession d’Hitler au pouvoir (1933) en Allemagne[7]. Au milieu du XIXe siècle, il y avait 11 800 juifs en Palestine, puis 24 000 à la fin du XIXe siècle (sur environ 500 000 habitants). L’émigration effective en Palestine, afin d’y créer des colonies agricoles, était donc loin d’être un mouvement de masse au début du XXe siècle. L’objectif des résistants à l’antisémitisme n’était donc pas la colonisation de la Palestine, mais bien la fin de l’antisémitisme en Europe. Il est étrange que pour des chercheurs tels que M.K., la lutte contre le sionisme passe avant la lutte contre l’antisémitisme. Si l’on accepte l’idée selon laquelle l’antisémitisme serait sous thématisé à gauche, on peut également l’expliquer par l’absence de toute perspective de lutte contre l’antisémitisme chez les tenants de l’anti-anti-sionisme.

Par ailleurs, cette idée selon laquelle l’Etat des Juifs serait en Palestine, ignore totalement que des personnes vivent déjà sur cette terre. L’idée sous-jacente est la vieille rengaine « une terre sans peuple pour un peuple sans terre. » Nous venons d’insister sur le fait que les Juifs ne constituent pas un peuple homogène et que, de plus, ils ne sont pas « sans terre ». Mais il faut également insister sur le fait que la terre en question n’est pas « sans peuple ». Le projet d’Etat israélien est un projet colonial qui est fondé sur l’idée même d’expropriation et de ségrégation. Si l’on veut absolument créer un « Etat juif », alors pourquoi ne pas créer cet Etat en France ou en Allemagne, dans des pays qui ont activement participé à la solution finale ? Les quelques autres solutions envisagées par les sionistes étaient la création du Judenstaat en Ouganda ou en Argentine – bref, toujours hors de l’Europe, alors que le sionisme est intrinsèquement européen. Si la solution palestinienne l’a emporté, c’est bien parce que l’acception pseudo-religieuse l’a emporté sur l’idée de créer un « refuge » pour les Juifs.

Intéressons-nous donc désormais à l’argument pseudo-religieux qui ferait de la Palestine la terre d’un peuple juif mythique : Eretz Israël. Rappelons d’une part qu’il n’est aucunement question d’un État ici (et pour cause, ce terme est bien antérieur aux États modernes). Outre le fait que l’Ancien et le Nouveau Testament ne sont pas des livres d’histoire, un autre argument nous semble central. Dans son ouvrage Le royaume de Dieu et le royaume de César, le kabbaliste Emmanuel Levyne écrit que Sion est le royaume de Dieu et que pour y rentrer, il faut renoncer à la possession de la Terre Promise. Cette idée va de pair avec celle, défendue par d’autres figures du judaïsme, selon laquelle il faudrait préparer l’arrivée du Messie là où l’on se trouve (et qui ne faudrait donc pas se déraciner géographiquement). Enfin, l’idée de sionisme va à l’encontre des valeurs mêmes du judaïsme, telles que les défend Abraham Serfaty par exemple. Dans son Adresse aux damnés d’Israël (28 septembre 1982), il écrit ainsi :

Cette religion de paix, de justice, de respect mutuel, ils l’ont transformée en religion de haine, de guerre et d’injustice.

Quelle honte pour la mémoire sacrée de nos pères ! Des assassins tels que Begin et Sharon font massacrer par leurs mercenaires des femmes, des enfants, des vieillards au nom du judaïsme ! Quelle honte et quel sacrilège ![8]

Les défenseurs acharnés du sionisme ignorent toutes les traditions réellement émancipatrices du judaïsme pour n’en garder que la caricature proposée par le sionisme. Car en plus du crime (de sang) contre les Palestiniens, le sionisme commet également un crime « culturel » contre le judaïsme en effaçant son histoire et sa culture (un bon exemple en est la disparition du Yiddish qui était, auparavant, une langue vivante). L’homme israélien ne pouvait naître à la modernité occidentale dont il est l’un des derniers avatars qu’avec la destruction du yiddishland par le nazisme européen.

Cette confusion entre antisionisme et antisémitisme, constamment alimentée par la droite et ses relais, participe non seulement à la légitimation d’une entreprise coloniale et raciste en Palestine, mais affaiblit également la lutte contre l’antisémitisme réel. Ainsi, le « Réseau d’Action contre l’Antisémitisme et tous les Racismes » (RAAR), dans lequel M.K. s’investit, publiait un tweet soutenant les révoltes féministes en Iran, au motif que ce pays serait la « menace n°1 pour Israël » (tweet rapidement effacé par ses auteurs). Même dans son soutien à des luttes dans les pays du Sud, la « sécurité d’Israël » semble primer sur les luttes en question. De plus, il s’agit d’un argument étonnant de la part d’un groupe qui prétend subir sans cesse l’injonction  d’avoir à se positionner sur Israël. Qu’un réseau se disant lutter contre l’antisémitisme et « tous les racismes » soutienne Israël est assez parlant. Apparemment la ségrégation raciale que subissent les Palestiniens ne s’inscrit pas dans « tous les racismes ».

 

Aperçu de l’image

 

Les groupes comme le RAAR ou les chercheurs comme M.K. s’inscrivent dans un processus visant à mettre la main sur le concept de lutte contre l’antisémitisme – comme cherche à le faire le RN au parlement français. Les vrais antisémites, qui instrumentalisent l’antisionisme pour servir leurs fins, n’ont que faire de la colonisation de la Palestine (ils n’ont donc rien à voir avec l’anti-impérialisme, malgré ce qu’affirme M.K.). C’est un trait particulièrement saillant lorsque l’on se penche sur les arguments d’un Alain Soral (pas très original, mais son exemple permet de saisir ce qu’il y a d’antisémite derrière la rhétorique pseudo anti-sioniste de certaines figures fascisantes) : Soral ne lutte pas pour la libération de la Palestine, il présente le sionisme comme une menace pour la France. Soral aime ainsi entretenir soigneusement la confusion entre sionistes et Juifs (tout comme le font la plupart des défenseurs du sionisme). Le sionisme, qui est une idéologie politique coloniale, peut et doit être attaquée sans que l’accusation d’antisémitisme soit asséné à ceux qui le font. D’ailleurs rien d’étonnant dans le fait qu’un des arguments antisémites de Soral consiste à demander aux sionistes/juifs de dégager en Israël et de laisser tranquille la France !

Un autre argument que l’on trouve dans certains textes de M.K. est que les antisionistes se focaliseraient sur Israël alors que d’autres États sont nés à partir d’une violence similaire. Rappelons ici qu’il existe une différence entre la fondation d’un État sur une violence « légitime » (terme que l’on pourrait bien sûr discuter) et la fondation d’un État colonial, tel qu’Israël. Dans le cas d’Israël, il s’agit d’une violence exercée par des colons contre un autre peuple. De plus, l’État d’Israël est structurellement fondé sur le colonialisme de peuplement (donc de remplacement d’un « peuple » par un autre). On pourrait bien sûr comparer Israël à des Etats colons comme les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou certains États d’Amérique latine. A la différence près que, dans ces Etats (également fondés sur la base d’un colonialisme de peuplement), les seuls à encore oser trouver une légitimité à la fondation de leur Etat sont les néo-fascistes du type Trump ou Bolsonaro. Et Israël car dans ce pays même des organisations ou des individus dits de gauche tendent à minimiser la violence intrinsèque à la fondation de cet État ou en tout cas ne délégitiment pas ce dernier pour autant. Ainsi, non seulement Israël a été fondé en tant que colonialisme de peuplement, mais il continue à provoque le remplacement des Palestiniens par des lois et une structuration sociétale racistes. Si l’on voulait comparer l’État d’Israël à un autre État, alors il serait plus juste de le comparer à l’Afrique du Sud de l’apartheid (dont les conséquences se font encore gravement sentir aujourd’hui). Les lois raciales israéliennes constituent un cas unique aujourd’hui. Si d’autres États sont racistes, aucun ne comporte de lois basées sur un tel délire ethnico-religieux. Par exemple ladite loi du retour permettant à n’importe qui dans le monde se qualifiant de juif de pouvoir s’installer sur cette terre avec sa famille même non juive alors que des Palestiniens qui en sont pourtant originaires ne pourront même pas s’y faire inhumer. De plus, la nature coloniale israélienne n’est pas qu’intérieure, puisqu’Israël ne cesse d’essayer de s’étendre au détriment des Etats arabes de la région, Golan syrien, fermes de Shebba libanais, vallée du Jourdain et Eilat appartenant à la Jordanie.

Dernier argument développé par M.K. :

« […] l’anti-impérialisme met en sourdine l’internationalisme prolétarien au profit d’une division entre États impérialistes et ‘’peuples’’ opprimés. Adaptée aux luttes de libération nationale de la seconde moitié du XXe siècle, cette vision charrie une tendance à l’essentialisation des peuples qui, progressivement, se fait au détriment des Juifs. Ces derniers sont présentés comme étant du côté des impérialismes occidentaux et opposés au peuple palestinien, vertueux, dont toutes les expressions de ‘’résistance’’, y compris les plus régressives, apparaissent comme ‘’légitimes’’. »

Nous ne nous attarderons pas longtemps sur ce dernier argument, car celui-ci revient à méconnaître totalement l’anti-impérialisme contemporain. D’une part, ne surestimons pas l’importance de l’anti-impérialisme en France. Malgré le rôle moteur de la France dans l’impérialisme contemporain, il n’y a pas réellement de mouvement anti-impérialiste de masse en France, hélas…. En ce qui concerne l’état de l’impérialisme contemporain, nous renvoyons à ce texte de Paris Yeros[9]. D’autre part nier la polarisation croissante entre le Sud et le Nord est pour le moins aberrant. Il est certain que les rapports centre-périphérie ont évolué depuis les luttes de libération nationale d’après-guerre. Mais ils existent toujours. Ici, on pourrait oser un parallèle avec la lutte des classes : si les contradictions de classe ne sont plus les mêmes qu’à la fin du XIXe siècle, cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’existent plus. L’explosion d’Internet, les mutations dans le monde du travail, etc. n’impliquent aucunement la fin de la lutte des classes, mais plutôt leur transformation. De plus, il est totalement faux d’écrire que l’anti-impérialisme essentialise les peuples. Nous n’avons de cesse de dénoncer les soutiens dont bénéficie l’impérialisme au sein même des pays sous domination impérialiste, comme le font également les économistes indiens Prabhat et Utsa Patnaik dans leurs travaux sur l’impérialisme[10]. Ces derniers démontrent notamment l’imbrication de l’impérialisme et du néolibéralisme dans les mesures prises (comme le Budget Management Act, en 2004, par exemple) en Inde et dans l’insécurité alimentaire du pays. Leurs travaux ont proposé une relecture assez considérable du concept d’impérialisme. Plutôt que de caricaturer l’anti-impérialisme, M.K. serait bien inspiré de se plonger dans les travaux les plus récents sur cette question. Les militants décoloniaux pointent d’ailleurs régulièrement du doigt la complicité entre l’élite dirigeante palestinienne et l’Etat sioniste. De plus, nous ne présentons pas les mouvements de libération nationale comme intrinsèquement vertueux. En fait, la question de savoir si ces mouvements sont « vertueux » ou non ne nous intéresse pas vraiment. Nous considérons, par contre, qu’il faut différencier l’idéologie de tel ou tel groupe de leur rôle objectif. Lors de la lutte de décolonisation algérienne par exemple, le FLN comptait un vaste éventail d’idéologies. Pourtant, cela aurait été une erreur d’attendre une pureté idéologique du FLN avant de le soutenir dans sa lutte de libération. C’est la même attitude qu’a eue C.L.R. James devant le mouvement de Marcus Garvey (qui n’avait pas grand-chose de « progressiste »). Si James exprime sa méfiance idéologique vis-à-vis de ce mouvement, il rajoute :

« Garvey a cependant accompli une chose importante : il a donné aux Noirs américains la conscience de leurs origines africaines et suscité pour la première fois un sentiment de solidarité internationale parmi les Africains et les gens d’origine africaine. Dans la mesure où ce sentiment est dirigé contre l’oppression, il permet un pas dans la direction du progrès[11]. »

Ici, James ne soutient pas le mouvement de Garvey idéologiquement, mais il en propose une lecture politique – s’intéressant au rôle objectif qu’a ce mouvement. Si l’on attend d’un mouvement qu’il soit pur idéologiquement avant de le soutenir, alors n’aurait-il pas fallu s’empêcher de soutenir le rôle essentiel joué par les staliniens en France et en Allemagne dans la résistance au nazisme ? Rendre hommage aux martyrs de la résistance fait-il de nous des complices du goulag ? Il est évident que nombre de mouvements de libération nationale peuvent être perçus comme non-progressistes depuis l’Europe ou les États-Unis. Mais après tout, pourquoi devraient-ils l’être ? L’objectif n’est pas de cocher toutes les cases du progressisme mais d’atteindre un objectif. Et c’est en fonction de cet objectif que chaque mouvement de libération nationale devrait être jugé. Ainsi, si l’on s’interdit de soutenir tel mouvement de résistance palestinien sous prétexte qu’il ne serait pas féministe (par exemple), alors on participe également à retarder la libération des femmes palestiniennes, car celles-ci sont également victimes du colonialisme israélien (les rapports de genre étant ancrés dans les structures coloniales). Inutile qu’un mouvement de libération en Palestine se présente comme  féministe, en luttant contre l’oppression israélienne il participe d’une meilleure condition pour les femmes palestiniennes. C’est ce rôle objectif qui doit être évalué et c’est à l’aune de celui-ci que nous devrions décider si nous soutenons ou pas tel ou tel mouvement.

Pour conclure, nous pourrions dire que le problème n’est pas que ce genre de position existât. Après tout, la gauche a toujours compté des figures soutenant des politiques racistes ou coloniales. Ce qui nous inquiète davantage est l’acceptation de plus en plus grande de ces positions chez certains militants ou intellectuels de gauche. Rappelons-le ici : débattre des théories marxiennes de la valeur est une chose, mégoter son soutien à la lutte palestinienne voire soutenir le colonialisme en est une autre. On peut bien sûr avoir des désaccords entre camarades, mais il doit également exister des lignes rouges. Finalement, les sionistes peuvent ranger leurs révolvers, l’anti-impérialisme ne semble pas vraiment être une préoccupation majeure pour tout un ensemble de la gauche blanche.

 

Selim Nadi, Youssef Boussoumah

 

[1] Camilla Brenni, Memphis Krickeberg, Léa Nicolas-Teboul, Zacharias Zoubir, « Le non sujet de l’antisémitisme à gauche », Vacarme, n°86, 2019/1, p. 36-46.

[2] Ici, notre objectif n’est pas de nier la qualification de l’antisémitisme comme structurel, mais plutôt d’insister sur la faiblesse de la démonstration de M.K.

[3] Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme » in Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, op. cit., p. 95 à 121.

[4] https://www.youtube.com/watch?v=U3ymAaelCE4

[5] Ghassan Kanafani, On Zionist Literature, Liberated Texts, Oxford, 2022, p. 7.

[6] Voir sur ce point les différents textes d’Abraham Serfaty sur les Juifs arabes (par exemple).

[7] Sur ce point, voir S.H. Sitton, Israël, immigration et croissance, éditions Cujas, 1963.

[8] p. 30.

[9] https://qgdecolonial.fr/2021/03/10/un-nouveau-bandung-pour-affronter-la-crise-actuelle/

[10] On pourra trouver un bref aperçu de leur théorie de l’impérialisme dans cet entretien disponible en français : https://www.contretemps.eu/histoire-agraire-imperialisme-entretien-utsa-patnaik/ .

[11] C.L.R. James, Histoire des révoltes panafricaines, éditions Amsterdam, Paris, 2018, p. 88.

 

Édito #58 – Nous sommes si bons – À propos du Qatar bashing

Haro sur le Qatar, haro sur les barbares !, s’écrient nos démocrates. Jamais l’injonction au boycott d’un Mondial, pas même au moment de la Coupe de 1978 dans l’Argentine fasciste, n’a été aussi forte. Tout condamne, il faut dire, l’organisation de la Coupe du Monde par ce pays : l’insouciance criminelle des normes requises pour préserver la planète d’une aggravation du dérèglement climatique (ainsi les stades érigés en plein désert sont-ils climatisés), le traitement réservé aux travailleurs migrants venus construire des stades en toute hâte parfois au péril de leurs vies, et plus généralement, le mépris de l’humanité par un régime archaïque et tyrannique.

Ainsi, quand on est bons et qu’on partage des valeurs opposées à celles du vilain petit Qatar, on boycotte. C’est la raison pour laquelle les médias, caisse de résonnance de la sagesse occidentale, parlent positivement des migrants, ou des immigrés, en dénonçant leurs conditions de vie, la façon dont ils sont quasi esclavagisés. A la bonne heure !

Les immigrés sont mis en esclavage, vous rendez-vous compte ? Il y a belle lurette que par chez nous, en République, l’esclavage a été aboli ! Certes, l’esclavage en Libye est directement lié à l’intervention française sous direction de Sarkozy et Bernard-Henri Lévy. Certes, l’ancien président de la République devait des sommes exorbitantes à l’autocrate de Tripoli qui avait été mis à contribution pour financer la campagne victorieuse de 2007 de l’ancien ministre de l’intérieur. Certes, certes, mais c’est tout de même différent. Puisque c’était pour libérer le peuple libyen de son tyran. Nous sommes si bons.

En France, nul traitement de ce genre envers les migrants puisque, dans la plupart des cas, nous leur signifions, tant qu’ils sont sur leurs frêles esquifs, que nous ne les accueillerons pas et que, si nous les laissons accoster sur nos côtes parce que par exemple en bons démocrates nous n’osons pas être aussi cash que l’héritière de Mussolini, Méloni, c’est pour les renvoyer dans leurs pays respectifs ou, peut-être, ils subiront l’enfer. Mais enfin, ce n’est pas notre faute s’ils vivent en Barbarie. Et ce n’est pas notre faute non plus s’il y a à peine un an, des pêcheurs ont retrouvé des corps flottant de migrants au large de Calais. Souvenez-vous, c’était la faute des passeurs. Pareil pour le petit Aylan. Vous voyez bien que ce n’est pas pareil. Nous sommes si bons.

Nous qui sommes les véritables héritiers de l’universalisme. Alignés sur les obsessions de mesdames Fourest, Badinter et Aram, n’avons-nous pas, les premiers, coupé une mèche de cheveux pour soutenir le juste combat des Iraniennes ? Nous sommes si bons. A ce titre, l’attitude de Hugo Lloris, gardien de but de l’équipe de France, nous ridiculise un peu. Il refuse d’arborer un brassard en solidarité avec les LGBT arguant du respect des coutumes du Qatar.

L’Allemagne nous vole la vedette, elle qui va afficher sa solidarité au risque de payer une amende. Certes, si les Allemands sont à la pointe de la lutte internationale contre l’homophobie, c’est que les nazis avaient mis les homosexuels en camps de concentration avec un triangle rose cousu sur la loque couvrant leur poitrine. L’indignation contre le Qatar – qui n’a, re-certes, rien à voir avec Auschwitz – est une belle occasion pour les laver de tout. Ils sont si bons. Honte sur Lloris.

Enfin, la clim’ partout. Quel scandale !  Certes, le détraquement de la planète est largement de notre fait. Certes, nous avons largement contribué à faire de l’Arabie saoudite et des autres pétromonarchies ce qu’elles sont. Certes, les terminaux pour gaz de schiste dans le port du Havre ou la possible remise en marche des centrales à charbon ou des mines, c’est un peu ennuyeux, mais tout de même, l’exploitation des matières fossiles indispensables à nos économies, quel scandale ! Nous sommes si bons.

L’appel au boycott du Mondial au Qatar n’est rien d’autre que le nom d’une névrose. Le Qatar dans toutes ses outrances est à l’image du monstre capitaliste qui l’a engendré. L’appel au boycott est le nom d’un déni. Celui du refus de reconnaître sa progéniture. Cachez donc ce Qatar que nous ne saurions voir. Il n’est que le miroir concentré de la violence pluriséculaire occidentale. A ce titre, la présence de Gérald Darmanin à la cérémonie d’ouverture de la compétition est une offense supplémentaire à la mémoire des migrants morts pour des stades construits à toute vitesse dont les frères de condition meurent près des côtes françaises.

 

 

 

Édito #57 – Taha Bouhafs est-il raciste ?

En juin 2020, au lendemain d’une manifestation contre les violences policières organisée par le Comité Adama, jeune homme Noir mort en 2016 après son interpellation par des gendarmes, Linda Kebbab, déléguée nationale du syndicat de police Unité SGP-FO, est invitée sur franceinfo. Elle affirme alors que, tout en comprenant « la colère et la souffrance » de la famille d’Adama Traoré, son décès n’avait « absolument rien à voir » avec celui de George Floyd aux États-Unis, mort étouffé après son interpellation.

Sur son compte Twitter, Taha Bouhafs commente ces déclarations, en détournant l’acronyme ADS (adjoint de sécurité) et en qualifiant la syndicaliste policière d’ « ADS: Arabe de service ». Un tweet supprimé quelques minutes plus tard car « provoquant », avait-il expliqué.

En raison de ce message, la cour d’appel de Paris a, le 27 octobre dernier, confirmé le jugement du tribunal correctionnel qui, en septembre 2021, avait déclaré Taha Bouhafs coupable du délit d’injure publique à raison de l’origine.

Il a été condamné au paiement d’une amende de 1.000 euros avec sursis, et au versement de dommages et intérêts, d’un montant de 2.000 euros pour Linda Kebbab et 1 euro pour la LICRA.

Pour justifier cette décision, la cour d’appel de Paris a estimé que les propos étaient « outrageants », et avaient « également un caractère raciste puisqu’ils réduisent l’intéressée à son origine arabe, qui lui interdirait de défendre certaines idées sous peine d’être automatiquement présentée comme un alibi de son syndicat ou de l’institution policière ».

En bref, Taha Bouhafs a été condamné pour « racisme » pour avoir qualifié Linda Kebbab d’ « Arabe de service ».

Cette séquence fait étrangement écho avec les mots de Malcom X :

« À l’époque de l’esclavage, quand les Noirs comme moi parlaient aux esclaves, ils ne le tuaient pas, ils envoyaient un nègre de maison, pour contredire ce qu’ils disaient. Vous devez lire l’histoire de l’esclavage pour comprendre ceci. Il y avait deux types de nègres. Il y avait le nègre de maison, et le nègre des champs. Le nègre de maison prenait toujours soin de son maître. Quand le nègre des champs s’éloignait un peu trop, il le retenait, l’empêchait de progresser. Il le renvoyait dans les plantations. Le nègre de maison pouvait se le permettre, car il vivait mieux que le nègre des champs. Il mangeait mieux, s’habillait mieux, et il vivait dans une plus confortable maison. Il vivait juste à côté de son maître, au grenier ou dans le sous-sol. Il mangeait la même nourriture que son maître, et il était habillé de la même façon. Et il pouvait parler comme son maître. Il était éloquent. Et il aimait son maître plus que son maître ne s’aimait lui-même. C’est pourquoi il n’aimait pas voir son maître blessé. Si le maître était malade, il disait : « Que se passe-t-il Monsieur, sommes-nous malades ? » Quand la maison du maître prenait feu, il voulait essayer d’éteindre le feu. Il ne voulait pas que la maison de son maître brûle. Il n’a jamais voulu que la propriété de son maître brûle. Et il la défendait, plus que son maître ne la défendait. C’était le nègre de maison.

 Mais alors, vous aviez quelques nègres des champs, qui vivaient dans des huttes, qui n’avaient rien à perdre. Ils portaient les pires vêtements. Ils mangeaient la pire alimentation. Et ils subissaient l’enfer. Ils se prenaient des coups de fouet. Ils détestaient leurs maîtres. Oh oui, ils les détestaient. Si le maître tombait malade, ils priaient pour que le maître meurt. Si la maison du maître prenait feu, ils priaient pour qu’un vent plus fort ravive le feu.

 C’était la différence entre les deux. Et aujourd’hui, vous avez toujours des nègres de maison et des nègres des champs.

 Je suis un nègre des champs. »

Cette théorisation des « nègres des champs » et des « nègres de maison » a nourri le mouvement décolonial et l’antiracisme politique depuis leurs débuts. Car le racisme d’État, le racisme institutionnalisé, n’a pas cessé, et se retrouve dans tous les pays du monde, avec ses spécificités. Dans l’Algérie coloniale cette réalité décrite par l’énoncé “Arabe de service” existait aussi. Et on pourrait très bien lui substituer le terme « Béni-oui-oui », c’est à dire de la tribu de ceux qui disent toujours oui au pouvoir colonial. Il désignait les collaborateurs indigènes utilisés comme intermédiaires de sa politique répressive, notamment comme élus dans les assemblées locales. Les indigènes utilisaient également un autre mot les “tourni” à savoir les retournés. En France actuelle, l’on ne parlerait ainsi pas de « nègres de maison », ni de « beni-oui-oui » mais d’ « Arabes/Noirs de service », pour désigner ceux d’entre nous qui participent EN TANT QUE Arabes et Noirs au maintien du système racial.

Sans mettre en doute la conviction de Linda Kebbab de n’être parvenue à la place qu’elle occupe aujourd’hui que grâce à ses propres efforts et compétences, non, ça n’est pas sans importance pour l’institution policière, bras armé de l’État racial, qu’elle soit une femme Arabe, et qu’elle fût dépêchée sur les plateaux télé à la suite d’un rassemblement antiraciste d’ampleur pour torpiller cette mobilisation.

Ça n’était pas non plus un hasard si Rachida Dati, Fadela Amara et Rama Yade avaient été nommées ministres à la suite des émeutes des banlieues de 2005. Il fallait justement éteindre le feu qui couvait et risquait d’embraser la maison des maîtres.

Dire cela n’est que décrire une réalité sociale et politique. Et le condamner revient à criminaliser l’antiracisme politique : si la cour d’appel de Paris était conduite à juger Malcolm X aujourd’hui pour ses propos, ou un Antillais qui emploierait le qualificatif de « bounty », alors elle les condamnerait.

On ne peut donc qu’inviter la justice française, pour paraphraser Malcolm X, à « lire l’histoire de l’esclavage » et de la colonisation « pour comprendre » ce qu’a voulu dire Taha Bouhafs. Lequel ne peut, à la lumière de ces considérations, à aucun moment être considéré comme raciste.

« Homophobie soft », adresse à la Dilcrah, à Isabelle Rome, à leurs idiots utiles mais aussi à tous les copains

Frères et soeurs décoloniaux, amis de l’émancipation humaine, prenez toute attaque malhonnête contre notre camp comme une épreuve de Dieu. Il faut apprendre à les considérer comme une aubaine pouvant nous permettre d’affûter nos arguments mais aussi de visibiliser nos analyses qui globalement souffrent de déformation et de marginalisation. Une occasion nous est offerte par les tweets de la Dilcrah et d’Isabelle Rome, ministre déléguée chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce serait bête de ne pas en profiter.

Les faits :

Le vendredi 28 octobre, la Dilcrah tweetait :

« La #Dilcrah dénonce ce discours haineux. L’#homophobie n’est jamais « soft ». Elle doit être combattue partout, sous toutes ses formes, car ses conséquences sont bien réelles ».

Immédiatement, Isabelle Rome, lui emboite le pas :

« Ces propos sont absolument intolérables. Il n’y a pas d’homophobie « soft ». L’homophobie n’est pas une opinion. Elle est punie par la loi. Nous continuerons à combattre partout toutes les haines anti-LGBT. Elles sont un poison pour notre cohésion ».

Ces réactions avaient été précédées d’une polémique sur twitter provoquée par l’extrême droite qui a balancé une vidéo tronquée dans laquelle je prononce les mots « homophobie soft ». De ce montage, on ne saura ni le contexte ni le sens puisque la manoeuvre consiste précisément à servir des desseins qui sont tout sauf la lutte contre l’homophobie, lutte qui – Ô ironie – était au cœur de mon propos. La vidéo n’a pas manqué sa cible : les belles âmes se sont émues et le scandale a éclaté jusqu’à chatouiller les oreilles chastes de la Dilcrah et du gouvernement. Waouw !

Je propose ici d’analyser froidement les intentions des acteurs ayant participé à la cabale et ensuite de revenir brièvement sur le sens réel de mon propos.

1/ Les acteurs et leurs intentions :

Il est en effet des intentions transparentes et d‘autres qui le sont moins. Ce qui est transparent c’est la diabolisation de l’antiracisme politique et la manipulation des progressistes de la part de l’extrême droite et du pouvoir. Ce qui l’est moins, ce sont les intentions des faux amis de l’antiracisme et de certains indigènes en mal de notoriété.

– Acteur number 1 : L’extrême droite qui depuis de nombreuses années est passée virtuose dans sa maitrise des failles de la gauche progressiste, et en particulier celle qui a des tendances « islamo-gauchiste » mais dont le progressisme niais et l’humanisme abstrait la rendent ultra vulnérable à n’importe quelle attaque. Il va de soi que l’extrême droite homophobe et/ou homonationaliste (ce n’est pas contradictoire), non seulement se fout de la lutte contre l’homophobie mais il va encore plus de soi qu’elle la soutient dans son projet nationaliste qui ne saurait se passer des structures hétérosexistes de l’Etat national/impérialiste. Cela devrait suffire à la disqualifier lorsqu’elle lance des polémiques sur ce thème, mais c’est le contraire qui se passe. D’abord parce que le pouvoir est de connivence avec elle – puisqu’il la relaie et surenchérit – mais aussi parce que la gauche n’est pas armée intellectuellement pour lui répondre. Tel un emmental, on y entre par toutes ses béances. L’extrême droite aurait tort de se refuser ce plaisir.

-Acteur number 2 : Le pouvoir et ses appareils idéologiques (la Dilcrah par exemple) qui, je viens de le dire, relaient l’extrême droite d’abord et avant tout parce que les islamo-gauchistes sont plus menaçants pour l’ordre capitaliste que l’extrême droite. « Plutôt Hitler que le Front Populaire ». Adage apparu au milieu du 20éme siècle mais dont l’esprit est aussi ancien que la lutte des classes. Tellement transparent qu’il est inutile de s’y attarder plus.

-Acteur number 3 : Les faux amis de l’antiracisme politique du genre Illana Weizman, la nouvelle conscience « antiraciste » qui prêche depuis son perchoir (oui parce que la « conscience » est toujours en surplomb, ce qui oblige les petites gens comme nous à lever la tête quand on la regarde). Plus subtile que la catégorie des idiots utiles (voir plus bas), elle ne dit pas explicitement que je suis homophobe mais elle me situe dans la chaine de causalité qui produit l’homophobie : « Parler de soft ou de hard discriminations quelles qu’elles soient, c’est faire l’erreur d’évacuer la question du système qui a besoin de toutes les occurrences – faibles et fortes pour le dire autrement – pour se maintenir ». Joliment tenté ! Les progressistes vacillent comme ils vacillent quand elle accuse la gauche de nier l’antisémitisme. Je reviendrai dans la deuxième partie de cet article sur la bouffonnerie de cette « démonstration » mais attardons-nous d’abord sur ses intentions. Très simplement, elle cherche à casser la dynamique de l’antiracisme politique qui ne se contente pas d’additionner les racismes et de les dénoncer mais qui d’une part les articule avec l’impérialisme et qui d’autre part révèle la manière dont l’Etat hiérarchise les communautés victimes de racisme, les manipule et les oppose les unes aux autres. S’attaquer à ma supposée homophobie, c’est juste pour elle une occasion de poursuivre sa diatribe déjà commencée contre moi puisque dans un entretien accordé au Bondy Blog elle affirme  à mon propos : « Donc être antisémite, pour elle, c’est être révolutionnaire ». Voili voilà ! Si la sorcière est homophobe, elle en sera d’autant plus vraisemblablement antisémite. N’est-ce pas Mathieu (militant antiraciste et féministe de EELV basé à Montreuil) qu’elle est antisémite ???

– Acteur number 4 : Les idiots utiles indigènes que je mets en bas de la hiérarchie des causes du fait qu’ils sont utiles mais pas absolument essentiels. Ils sont en ce sens les « partners juniors » du racisme républicain, catégorie parfaitement identifiée par les militants décoloniaux. Parasites, ils n’existent que parce que nous existons. Sans nous ils seraient orphelins d’un double maléfique grâce auquel ils monnaient une légitimité auprès des milieux gauchisants qui veulent bien être malmenés mais pas par les plus conséquents et les plus politiques des indigènes. Ces indigènes là ne pensent pas réellement, ne créent pas, n’inventent pas mais mangent la laine sur notre dos depuis fort longtemps. Ils sont la face respectable de l’indigénat « décolonial ». Ils font surenchère de radicalité sur les réseaux auprès de la blanchité radicale ou auprès de l’indigénat dressé par l’université mais seraient incapables d’assumer un dixième de leurs préntentions « intersectionnelles » face à un parterre d’indigènes de quartier. Leur légitimité d’un côté et leur salut de l’autre, viennent de ce qu’ils n’officient que sur les réseaux sociaux ou dans les espaces safe du monde académique qui boit leur parole en tant que « premiers concernés » même quand ils disent de la merde. De mémoire, Aimé Césaire disait « je suis le spécialiste de ma condition » et à ce titre, tout indigène à un savoir supérieur sur les Blancs à savoir qu’il connaît autant sa condition qu’il connaît les Blancs. Ce savoir est très utile dans la lutte décoloniale mais il peut aussi servir des projets individualistes : en l’occurrence celui de briller auprès de la frange molle de la gauche blanche que le « concerné » double, triple voire quadruple médaillé en oppressions diverses feint de combattre par un discours « décolonial » où la race est présente mais noyée dans un gloubi-boulga conceptuel dans lequel la dialectique sociale et politique disparaît au profit d’une nouvelle mystique aussi inoffensive qu’inconséquente[1]. Reconnaissons cependant à nos idiots de ne l’être que partiellement. Car en fait, des gens qui cherchent la lumière et qui se jouent des ambivalences blanches ne peuvent pas être à 100 % idiots. Ils ont même une intelligence de situation mise à profit pour leur petit commerce de cour, des espèces d’Iznogood de la toile qui au fond n’ont qu’une ambition à deux balles : devenir les califes des décoloniaux. Que cette triste ambition, par son aveuglement, serve aussi l’ambition des fafs, voilà qui n’est pas piqué des hannetons.

On voit bien, à travers les intentions de ces différents acteurs qu’ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs mais qu’ils convergent. Les uns cherchent à diaboliser l’antiracisme politique en travestissant la vérité et à manipuler les progressistes, Les autres cherchent la lumière et se placent dans un champ politique concurrentiel, mais à moindre frais et en faisant le jeu de l’ennemi.

2/ Ce que je dis vraiment

Commençons par dire que la formule « homophobie soft » n’est pas un concept et que nous ne l’avons jamais utilisée dans nos écrits. C’est même une formule creuse et superficielle qui ne dit pas grand-chose mais qui a été dite en toute confiance en compagnie de gens bienveillants et une ambiance fraternelle où c’est le contexte d’énonciation qui donne le sens de cette formule. Isolée, elle peut effectivement laisser libre court à des interprétations malheureuses. Or, et c’est là que tout devient intéressant, elle est prononcée dans un contexte particulier, à savoir chez deux streamers de l’underground militant…LGBT.

Les copains Dany et Raz, connus comme le loup blanc de tout internaute de gauche qui se respecte, m’ont en effet invitée en juillet 2022 dans un théâtre des Champs-Elysées et sont tous deux issus du milieu LGBT avec lequel ils ont des débats intenses et parfois conflictuels car défendant des positions minoritaires. Quant à l’audience, d’environ 150 personnes, elle était à l’image de Dany et Raz… principalement LGBT.

Question : alors que la formule incriminée était prononcée dans ce contexte, on peut se demander pourquoi elle n’a suscité aucune réaction négative alors que le stream était diffusé en direct et qu’il a fait au moins 20 000 vues ? On peut aussi se demander pourquoi l’intervention que j’ai faite a été tout le long accompagnée d’applaudissements nourris ? Les esprits les plus tordus diront que les participants ont été envoutés par la sorcière, les autres comprendront que le propos était bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Je vais donc une fois de plus, car je l’ai déjà fait à maintes reprises, EXPLIQUER. Je le fais parce que je suis absolument convaincue que dans le tas il y a des gens sincères qui veulent comprendre. Cette explication est pour eux. Les autres, ils peuvent, comme l’a dit récemment Danièle Obono, « aller manger leurs morts ».

Allons-y ! J’ai trois points :

– Premier point : J’ai parlé ce soir là « d’homophobie soft » pour dire que si l’homophobie existe bien dans les quartiers, elle est loin d’être aussi virulente qu’on le croit. Elle est largement partagée mais peut se résorber pour peu que le progressisme blanc renonce à civiliser la sexualité des quartiers selon des normes libérales et blanches. Mon constat n’était alors ni plus ni moins homophobe que celui de Bilal Hassani qui déclarait, en septembre dernier au micro de France Inter – je cite de mémoire – que pour les élèves des établissements scolaires périphériques qu’il a fréquentés, il était le « bizarre » mais il était « leur bizarre » et à ce titre leur protégé et que c’est dans les établissements scolaires plus huppés qu’il s’est fait insulter[2]. Aussi, quand Illana Weizman dit de l’homophobie, soft ou hard, qu’elle fait système, elle a raison et je la contredis d’autant moins sur ce point que j’ai toujours parlé de l’hétérosexisme comme d’une structure des Etats nations capitalistes. En revanche, faire l’économie de la différence de degré entre les violences ou encore entre les institutions qui la produisent et les gens qui la reproduisent nuit à l’analyse et donc aux stratégies de lutte. Comme le rappelle avec brio Morgane Merteuil dans une émission de Paroles d’honneur : « il faut hiérarchiser et cesser de faire des équivalences entre toutes les violences masculines. La violence d’un patron du Cac 40 ou de Macron n’est pas équivalente à celle de Quatennens et ses effets sont bien plus ravageurs sur la vie des femmes. En d’autres termes, viser juste, c’est viser l’Etat comme producteur de la chaine de violence ». Donc, voilà, parler d’homophobie « soft » dans ce contexte précis, c’est juste une manière rapide de resituer les reproducteurs de cette homophobie dans la longue chaine de production qui remonte à l’Etat, producteur, lui, de sa version « hard ».

– Deuxième point : Je l’ai dit plus haut, l’idée d’ « homophobie soft » ne fait pas partie de notre vocabulaire théorique mais le mot « ensauvagement » oui. Depuis quelques années, j’ai avancé l’idée que les formes nouvelles d’antisémitisme, de négrophobie, de violence contre les femmes et… d’homophobie sont des manifestations d’ensauvagement des indigènes au sens que lui donnait Aimé Césaire qui prétendait que le colonialisme ensauvageait les colons. Pour moi, il en va de même pour les indigènes intégrés à la modernité occidentale. Le processus d’intégration (à l’antisémitisme ou à l’homophobie) est un processus d’ensauvagement. Pour ce qui concerne l’homophobie, voici ce que j’en disais, il y a déjà quelques années :

« En appelant les homosexuels à se rendre visibles et en s’érigeant comme leur protecteur, le pouvoir blanc tente de fait de neutraliser une masculinité rivale menaçante pour l’ordre social blanc. Ce message est parfaitement bien compris par les hommes de nos quartiers et n’a qu’un seul résultat : le renforcement d’attitudes virilistes et homophobes réactives, un ensauvagement faisant face à l’avancée d’une politique disciplinaire de civilisation forcée. En d’autres termes, plus les indigènes se font civiliser, plus les formes d’ensauvagement réactifs se radicalisent[3]. »

Ainsi, si l’homophobie n’est pas globalement virulente dans les quartiers (à ce jour, les indigènes ne s’organisent pas politiquement contre les homos et les agressions verbales ou physiques hautement condamnables restent individuelles, contrairement à des groupes comme Civitas), elle peut le devenir et prendre des formes plus préoccupantes d’où le sous-titre du texte cité précédemment : « Ne pas réveiller le monstre qui sommeille ».

Question : comment une personne qui parle d’ « ensauvagement » en décrivant la progression de l’homophobie chez les indigènes, peut-elle être accusée de « minimiser » le phénomène ? La question est vite répondue mais le but de mes contempteurs en général et d’Illana Weizman en particulier n’est sûrement pas de s’encombrer de ce genre de détails qui ruinerait sa propagande et son image de nouvelle conscience de l’antiracisme qu’elle construit méticuleusement non sans la complaisance de médias indigènes, genre Bondy Blog, qui à ce jour n’a pas répondu à ma demande de droit de réponse.

-Venons-en au troisième point qui est celui de la responsabilité par rapport à des choix politiques concrets. Face à l’idée de politiser la sexualité ou au contraire de refuser cette politisation, les uns et les autres, nous faisons des choix. Le choix du camp auquel j’appartiens est de respecter la tendance massive des indigènes à l’invisibilité. Ce positionnement nous vaut d’être accusés d’ « empêcher » les homosexuels indigènes de se revendiquer publiquement et de nuire à leur émancipation. Or, voilà ce que j’écrivais il y a déjà une dizaine d’années dans un droit de réponse publié au vu et au su de tous, dans le journal Rue 89[4] :

« Par ailleurs, affirmer que ces identités (LGBT) ne sont pas universelles ne signifie pas négation de ces identités quand elles se revendiquent de manière assumée. Les identités peuvent se superposer les unes aux autres. On peut parfaitement bien se revendiquer arabe et homosexuel ou lesbienne puisque ces identités sont disponibles en Europe. Ce que je dis, c’est qu’on ne peut pas aller défendre des hommes ou des femmes sur la base de leur homosexualité si celle-ci n’est pas revendiquée ou assumée par eux comme une identité. Cela pourrait être considéré comme un impérialisme sexuel. »

Donc pour résumer, non seulement nous reconnaissons la possibilité pour les homosexuels indigènes de politiser leur sexualité mais nous n’avons aucun pouvoir pour les en empêcher. En revanche, nous faisons un choix que nous assumons : celui d’échapper autant que possible au racisme et au libéralisme qui tuent nos communautés et de nous préserver autant que possible de notre ensauvagement programmé. Nous demandons donc à celles et ceux qui font le choix de la revendication, de prendre leurs responsabilités et d’assumer leurs actes. S’ils sont aujourd’hui ballotés entre d’un côté leur famille et leur quartier et de l’autre la démocratie sexuelle blanche, ce n’est pas à cause des décoloniaux mais à cause du racisme. A ce titre, s’ils font le choix de se rendre visibles, qu’ils cessent de nous charger et qu’ils assument jusqu’au bout ce qu’ils savent être au fond d’eux-mêmes un terrain miné et corrupteur d’où ils ne sortiront pas indemnes.

 

Houria Bouteldja

[1] http://houriabouteldja.fr/race-classe-et-genre-une-nouvelle-divinite-a-trois-tetes-2/

[2] https://www.youtube.com/watch?v=iu0p6I-up-U

[3] http://houriabouteldja.fr/de-linnocence-blanche-et-de-lensauvagement-indigene-ne-pas-reveiller-le-monstre-qui-sommeille/

[4] http://houriabouteldja.fr/droit-de-reponse-a-street-press-et-rue89/

 

Pour une histoire raciale de l’après « miracle économique » allemand

Ce texte est tiré d’une communication présentée lors du séminaire « Acteurs et mouvements sociaux », le 1er avril 2021, à Sciences Po Paris, par Selim Nadi, membre de la rédaction du QG décolonial. Son titre entier :

« Autonomie, grève et luttes des travailleurs immigrés : Pour une histoire raciale de l’après « miracle économique » allemand »

 

N’étant ni un spécialiste des luttes de l’immigration, ni des grèves d’usine – même si ce sont deux sujets qui m’intéressent –, c’est en écrivant ma thèse sur l’histoire transnationale des tiers-mondismes ouest-allemands et français entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1970 que j’ai rencontré ce sujet. Je connaissais quelque peu la question concernant la France, car j’ai un peu travaillé sur le Mouvement des Travailleurs Arabes, mais la question des luttes de l’immigration en l’Allemagne de l’Ouest m’était totalement inconnue au moment où j’ai commencé à m’intéresser un peu au sujet. Ce qui m’a intéressé, c’est la signification des années 1970 dans l’histoire des luttes antiracistes et de l’immigration. Au-delà des luttes outre-Atlantique, on peut penser, concernant la France, au Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA), mais également aux grèves des ouvriers maghrébins, sénégalais, maliens, réunionnais, etc. En Grande-Bretagne, il y a eu les différents mouvements des travailleurs originaires des Antilles et d’Asie (comme le fameux Black Star), etc. En Allemagne de l’Ouest, s’il n’y a pas réellement eu de mouvement organisé en tant que tel (comme le MTA ou le Black Star), les années 1960 et le début des années 1970 ont réellement marqué l’éclosion des luttes de l’immigration – surtout dans les usines. Il faut donc prendre la communication d’aujourd’hui pour ce qu’elle est – non pas l’œuvre de plusieurs années de recherche, mais bien plutôt le début de recherches sur la question.

Pour me concentrer sur l’Allemagne donc, il est important de rappeler que la question du racisme était bien évidemment présente dans les deux Allemagnes des années 1960 et 1970 (on pourrait même remonter avant, concernant les Algériens s’étant exilés en RFA pendant la Révolution algérienne). Quinn Slobodian, par exemple, dans son étude sur la question raciale en Allemagne de l’Est, explique que dès sa création, en 1949, la RDA présentait le racisme comme un phénomène appartenant à l’ancienne Allemagne nazie ou à l’Allemagne de l’Ouest – et plus généralement aux pays occidentaux. Le mythe du « chromatisme socialiste[1] » – terme qu’utilise Quinn Slobodian afin de traiter des représentations de la question raciale en RDA, représentations qui mettaient en avant les différences liées à la couleur de peau ou à d’autres caractéristiques physiques – camouflait pourtant une réalité toute différente, bien que le racisme ne s’exprimait sans doute pas de la même façon qu’en RFA.

La question qui m’intéresse aujourd’hui concerne l’Allemagne de l’Ouest (RFA) et plus précisément la condition des immigrés turcs dans la RFA de la première moitié des années 1970 et leur rapport à la gauche radicale – du moins à une partie de celle-ci. Je pense que ce point éclaire assez bien certains enjeux politiques de la période suivant le fameux Wirtschaftswunder (miracle économique). Toutefois, c’est notamment à travers une forme d’action précise que les immigrés turcs prendront le devant de la scène durant ces années : les grèves sauvages[2]. Le caractère « sauvage » de ces grèves n’est pas anodin, puisque celles-ci se font le plus souvent sans organisations de gauche ou syndicats pour encadrer la grève. La grève dont nous allons traiter ici, celle des ouvriers turcs de l’usine Ford de Cologne en 1973, exprime de manière claire les contradictions internes à la classe ouvrière, mais également les difficultés qu’avait alors une partie non négligeable de la gauche ouest-allemande à se saisir des questions auxquelles les travailleurs immigrés donnaient la priorité. A mon sens le cas des luttes des immigrés en Europe occidentale dans les années 1970 est une illustration assez intéressante de la structuration raciale de ce que les opéraïstes italiens nommaient « l’ouvrier-masse » qui, pour reprendre ce qu’en écrit Steve Wright, possédait trois attributs :

  • Il était massifié.
  • Il accomplissait un travail non qualifié.
  • Il était situé au cœur du processus de production immédiat.

« Individuellement interchangeable, mais collectivement indispensable » (Steve Wright), c’est cette condition qui me semble être très bien mise en lumière par les grèves sauvages de la RFA des années 1970.

Avant tout, je voudrais dire que j’utilise le terme « sauvage » par simplicité. Mais c’est un terme qui a été discuté, voire remis en question, par les grévistes eux-mêmes – qui insistaient sur le fait de qualifier leur action de grève. C’est ce qu’écrit Delphine Corteel, dans l’un des rares articles disponibles en français sur la question :

« […] pour les ouvriers de Ford, la question du nom donné à la lutte engagée est un point de bataille qui va devenir essentiel. Les ouvriers revendiquent le nom de « grève » alors que le conseil d’entreprise, organe légal de représentation des salariés dans l’entreprise, refuse d’utiliser ce mot[3]. »

Bien évidemment, je ne voudrais pas donner l’impression que cette grève s’est déroulée dans une sorte de vide politique. Elle s’inscrit non seulement dans une série de grèves sauvages au début des années 1970 ainsi que dans les grèves des années 1960. Dans un premier temps, je voudrais donc évoquer le contexte qui a amené les travailleurs immigrés – ces fameux Gastarbeiter – à se lancer dans des grèves sauvages. Dans un deuxième temps, il me semble important de revenir sur la grève elle-même afin d’en expliquer les enjeux. Je terminerai par évoquer la réception de cet enjeu de l’immigration dans la RFA de l’époque, non seulement par les médias mainstream, mais aussi par toute une partie de la gauche.

Contexte

Avec les accords migratoires (Anwerbeabkommen) de 1955, avec les pays européens, la RFA a ouvert son marché du travail à une main-d’œuvre étrangère. Dès août 1961, la frontière entre la RFA et la RDA a été fermée, mettant fin aux quelques 150 000 à 300 000 travailleurs de l’Est qui venaient travailler à l’Ouest. Ce qui a entraîné d’autres accords migratoires, notamment celui d’octobre 1961, avec la Turquie. Jusqu’en 1973, date à laquelle un frein a été mis à l’immigration (Anwerbestopp), il y a donc toujours eu plus de Gastarbeiter en RFA. En 1961, on comptait, officiellement, 700 000 personnes non allemandes en RFA ; en 1970, ce chiffre s’élevait à presque 3 millions. Bien évidemment, ce que démontre Abdelmalek Sayad (dans L’immigration ou les paradoxes de l’altérité) concernant les travailleurs immigrés en France vaut également pour la RFA : le caractère provisoire de ces Gastarbeiter (littéralement : « travailleurs invités ») n’a été pensé comme provisoire que par la société d’immigration, mais s’est toujours accompagné de l’installation durable des personnes qui ont émigré et de leurs familles.

Guère étonnant, donc, que les travailleurs immigrés aient joué un rôle essentiel dans les grèves sauvages des années 1960 et 1970. C’est là un aspect essentiel à souligner, car, comme l’a brillamment démontré Peter Birke, dans son histoire comparée des grèves sauvages en RFA et au Danemark, l’époque de ce que l’on a appelé « miracle économique » a été imprégnée par les luttes des travailleurs et travailleuses – des luttes pas toujours organisées par des syndicats ou par une organisation centrale. Entre 1955 et 1973, il y a donc eu un nombre grandissant de grèves sauvages et d’arrêts du travail. Birke insiste notamment sur le fait que ces luttes s’inscrivaient dans une opposition à la « paix sociale » entre les patrons, les syndicats et la classe politique ouest-allemande. D’ailleurs, quelques années après la fin de cette période de grèves sauvages, Kurt Steinhaus – qui a été l’élève de Wolfgang Abendroth dans la célèbre école de Marburg et qui faisait partie du SDS – publiait un petit livre sur les grèves des années 1960 et 1970 dans lequel il rappelait que la RFA apparaissait alors souvent, pour les observateurs, comme le cas classique d’une intégration pacifique au capitalisme. Pour illustrer son propos, il compare dans un tableau le nombre de grévistes et les jours de grèves de Grande-Bretagne, de France et de RFA – la RFA arrivant à des chiffres ridiculement bas. Or, Steinhaus se base là sur les chiffres officiels, des grèves légales, délaissant soigneusement, du moins dans ces tableaux, les grèves sauvages de ces années. Birke rappelle d’ailleurs à quel point ces grèves sauvages allaient à l’encontre du schème traditionnel de toute une partie de la gauche partisane et syndicale ouest-allemande – non seulement par leur aspect « spontané », mais également par la participation centrale des immigrés et des femmes – ces acteurs et actrices allaient souvent à l’encontre des directives syndicales, syndicats souvent dominés par les hommes qui avaient des postes qualifiés. Or, ces grèves sauvages ont joué un rôle moteur dans les quelques améliorations obtenues par la classe ouvrière ouest-allemande. C’est là à mon avis, un point essentiel de la recherche historique sur les luttes de la classe ouvrière : la manière dont des luttes spécifiques (ici les luttes de l’immigration) mettent en jeu le sort de l’ensemble de la classe ouvrière. C’est également ce qu’a montré le travail du politiste – spécialiste des luttes ouvrières – Michael Goldfield dans son ouvrage The Southern Key, dans lequel il montre notamment les conséquences de la défaite des luttes antiracistes des années 1930 et 1940 dans le Sud des États-Unis pour l’ensemble des ouvriers.

Pour en revenir à ce qui nous intéresse ici, je souhaitais simplement insister sur le fait que la grève sur laquelle je vais me pencher dans la 2e partie, n’est qu’un cas d’étude d’un ensemble de grèves sauvages qui se sont enclenchées durant la seconde moitié des années 1950 – à une époque où l’économie allemande s’était accélérée et dont le taux de croissance annuel du produit national brut était l’un des plus haut en Europe (6,6 %). Cela impliquait donc une mobilisation accrue de force de travail – y compris des plus vieux et des femmes mariées. Et donc, également d’une main-d’œuvre étrangère. Les grèves sauvages se sont surtout développées autour de la question de la « qualification » des travailleurs – un enjeu profondément marqué par la question raciale. Ainsi, en août 1955, plusieurs grèves locales ont éclaté autour de l’asymétrie d’augmentation de salaire entre ouvriers qualifiés et non qualifiés. La première de ces grèves a été lancée par des ouvriers du chantier naval de l’entreprise publique Howaldtwerke de Hambourg. Sans revenir sur toutes ces grèves, celles-ci n’ont fait que croître tout au long de ces années – autour de questions comme les salaires et le rythme de travail notamment. Dès le début des années 1960, ce sont les travailleurs immigrés qui ont pris l’initiative de plusieurs grèves sauvages – contre leurs mauvaises conditions de travail notamment. Les sanctions et expulsions prises contre ces travailleurs immigrés en grève ont parfois engendré une véritable solidarité avec leurs collègues allemands. Dans son livre sur l’internationalisme et l’antiracisme en RFA entre les années 1960 et 1980, très justement intitulé Vergessene Proteste, Niel Seibert prend, par exemple, le cas de la grève des travailleurs de la métallurgie dans le Baden-Württemberg, en 1963, où les travailleurs immigrés et allemands se sont solidarisés. Mais c’est vraiment à partir des années 1970 que les travailleurs immigrés se sont lancés dans les grèves sauvages. En mai 1973, par exemple, dans l’usine de carrosserie Karmann d’Osnabrück, 1600 travailleurs espagnols et portugais se sont mis en grève pour un rallongement de leurs congés. Cette grève faisait suite au licenciement de 300 Gastarbeiter qui étaient rentrés trop tard de vacances. Cette question des congés sera également centrale dans la grève de 1973 à Ford ces quatre semaines de vacances qui leur étaient accordées ne suffisant pas pour faire le voyage aller-retour dans leur pays natal. Le 16 juillet, 3000 ouvriers immigrés des usines Hella à Lippstadt et Paderborn se sont lancés dans une grève sauvage pour obtenir « 50 pfenning de plus pour tous » après que les ouvriers qualifiés allemands (800 des 2000 ouvriers allemands) aient obtenu une indemnité de 15 pfenning contre l’augmentation de la vie.

Il ne s’agit là que d’exemples de la multitude de grèves sauvages qui ont parsemé l’Allemagne de l’Ouest en 1973. C’est d’ailleurs pour cette raison que je vais m’arrêter un peu plus sur la grève d’août 1973 de l’usine Ford de Cologne. D’une part, l’année 1973 marque un tournant important dans les grèves sauvages en Allemagne de l’Ouest. Manuela Bojadžijev écrit que

« 1973 était sans aucun doute l’année des « grèves sauvages », au total le travail a été abandonné dans environ 335 entreprises […]. Quelques exemples : en mai, chez Karmann à Osnabrück, des ouvriers espagnols et portugais, dont de nombreuses femmes, ont largement arrêté de travailler. […] Une « grève sauvage » chez John Deere, à Mannheim, durant laquelle […] une chasse aux sorcières pogromiques (pogromartige) a été lancée contre les grévistes et lors de laquelle les immigré.e.s ont été accusés d’être des « anarchistes, une foule étrangère, des communistes » […][4]. »

D’autre part, la grève sauvage de l’usine Ford de Cologne est sans doute la grève la plus célèbre de cette époque parmi celles impliquant des immigrés. Enfin, l’année 1973, avec l’arrêt de l’immigration de travail, marque le passage entre deux phases d’accumulation – pour reprendre la distinction faite par Etienne Balibar dans un texte de 1990 :

« Une phase d’accumulation « extensive », dans laquelle les travailleurs immigrés ont été massivement recrutés, mais cantonnés dans certains emplois spécialisés [et] une phase de crise et de chômage, suivie d’une nouvelle accumulation plutôt « intensive », qui réduit au minimum le travail non qualifié dans les industries et les services du « centre »[5]. »

D’où le fait que je revienne, désormais, sur cette grève sauvage de l’usine Ford.

Grève – 24 au 30 août 1973

Le déclencheur de cette grève a été le licenciement sans préavis de 300 travailleurs turcs rentrés trop tard de vacances. Ces ouvriers avaient droit à 4 semaines de vacances durant lesquelles ils retournaient en Turquie afin d’y voir leur famille et leurs proches. Ce qui échappait à la direction pourtant, c’est que les voyages étaient extrêmement longs – parfois jusqu’à deux semaines pour l’aller et le retour, ce qui ne leur laissait plus que deux semaines de véritables vacances. Le seul moment où ces ouvriers turcs pouvaient donc revoir leurs proches se trouvait extrêmement réduit. En août, donc, les ouvriers rentrés avec une semaine de retard perdirent leur travail, ce qui engendra le début d’une grève des ouvriers turcs restant à l’usine Ford – par solidarité, mais également par refus de faire le travail supplémentaire dû au licenciement de leurs collègues. Le 24 août, les ouvriers des chaînes du montage final, à 90 % des ouvriers de nationalité turque, ont refusé d’assumer la charge de travail supplémentaire due au licenciement de leurs collègues et ont cessé le travail. Cette grève dépassa assez rapidement la solidarité initiale avec les ouvriers licenciés afin de mettre en avant d’autres questions de manière plus globale, notamment les conditions de travail et de vie du prolétariat turc en RFA – les Turcs représentant environ 1/3 des travailleurs de l’usine, mais étant assez largement des travailleurs non qualifiés (Hilfsarbeiter). Outre les Turcs, de nombreux Italiens étaient également impliqués dans cette grève. Les revendications étaient : la réintégration de 300 camarades turcs mis à la porte, l’abaissement des cadences et « un mark de plus pour tous à l’heure ».

Ce qui m’a le plus intéressé dans cette grève, c’est l’attitude des ouvriers ouest-allemands face à la solidarité entre leurs collègues turcs. Une semaine avant le début de la grève, alors que les ouvriers turcs restants se solidarisaient avec leurs collègues renvoyés, les ouvriers allemands, eux, dans leur grande majorité ont accepté ces mesures disciplinaires, comme l’écrit Serhat Karakayalt :

« Les licenciements semblaient justifiés aux Allemands, qui, en tant que chef d’équipe, finisseurs (Fertigmacher) ou contremaîtres, occupaient souvent des fonctions supérieures au sein de l’entreprise : eux étaient toujours à l’heure, cela ne devait-il pas être également valable pour les autres ? »

Pourtant, lorsque la grève éclata, quelques ouvriers allemands (pas beaucoup) se mirent également en grève. Karakayalt explique que cette grève se différenciait de la tradition de grève allemande puisque les ouvriers ne faisaient pas grève depuis chez eux, mais que « [l]es Turcs, quelques Italiens et une poignée d’Allemands passèrent leurs nuits dans l’atelier de rembourrage du site Ford et organisaient leur grève depuis cet endroit ». Il s’agissait donc d’une grève assez spontanée qui impliquait aussi une occupation d’usine de fait.

Loin d’être totalement unitaire, le mouvement se scinda rapidement en deux, le syndicat et le conseil d’entreprise organisaient leurs propres manifestations, parvenant à gagner la sympathie de la plupart des ouvriers allemands. Selon Karakayalt, le mercredi 29 août 1973, il n’y avait plus que des apprentis et des travailleurs intérimaires parmi les travailleurs allemands qui soutenaient leurs collègues turcs. La division se faisait donc réellement sur la question de la qualification – un enjeu très largement marqué par la question raciale (voir notamment les travaux des opéraïstes ayant influencé la Sojourner Truth Organization aux États-Unis). Toutefois, cette division se faisait également sur le niveau de syndicalisation des ouvriers turcs par rapport aux Allemands, comme le rappelle une brochure, éditée en septembre 1973 par le groupe spontanéiste Gruppe Arbeiterkampf :

« Selon l’IGM [IG Metall], 80 à 90 % des collègues allemands de Ford sont syndiqués, chez les Turcs ce chiffre passe à 60-70 %. »

Cette brochure rappelle que, dans l’ensemble, y compris chez les ouvriers turcs syndiqués ou organisés politiquement, leur voix ne se faisait guère entendre lors des réunions. Les rapports conflictuels entre syndicats et travailleurs immigrés se faisaient également sentir à la même époque en France. Revenant sur une grève, en 1973, à Renault-Billancourt, René Gallissot, Nadir Boumaza et Ghislaine Clément (Ces migrants qui font le prolétariat) écrivent que : « les revendications égalitaires des OS et la mise à mal des grilles hiérarchiques de classification dérangeaient les organisations syndicales, habituées à négocier les augmentations salariales de façon hiérarchisée, notamment afin de ne pas contrarier leur base française. » (p. 114).

Les réactions à cette grève

La première réaction à noter est celle de la direction. Je trouve que ce qu’en écrit Karl-Heinz Roth est assez parlant, donc je vais simplement le citer (il parle du jeudi 30 août à 7h15) :

« Devant la porte III le chef du personnel Bergemann avait rassemblé la milice patronale au complet, des policiers habillés en ouvriers, des membres du Conseil d’entreprise et de la direction des « hommes de confiance » de l’IG Metall, des cadres moyens de l’entreprise, en tout plusieurs centaines d’hommes. Une banderole et des affiches portant l’inscription « Nous voulons travailler ! » avaient été dressées. Une unité de la police de sécurité du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie avait occupé des positions tactiquement favorables. […] il fallait donner l’impression d’une bagarre de grande envergure entre des travailleurs allemands désirant la reprise et des immigrés qui manifestaient […] Dès que la pseudo contre-manifestation atteignit une position favorable le chef du personnel Bergemann donna le signal : « Messieurs il est temps de combattre. » Combattre, car un seul jour de grève supplémentaire et toute la production d’Europe continentale de Ford se serait effondrée. En quelques minutes la manifestation des grévistes fut attaquée violemment avec des matraques et des instruments distribués aux parasites de Ford. […]

Le premier combat conséquent dirigé contre le travail capitaliste par les ouvriers-masse multinationaux en RFA avait échoué. Une importante vague de licenciements, longuement préparée à partir des listes noires des milices patronales de Ford commença. (p. 149) »

Je reviendrais, à la fin, sur cette notion « d’échec », qui me semble à discuter. Mais l’essentiel était que la grève a été réprimée. Venons-en maintenant aux réactions d’une partie de la gauche.

Serhat Karakayalt précise qu’à l’époque, la majeure partie de la gauche interprétait cette grève comme une tactique de la classe dirigeante pour diviser les ouvriers. Il apparaît donc qu’une large partie de la gauche allemande ne s’intéressait pas tellement aux divisions objectives du prolétariat, ce qui a justement engendré la scission du mouvement. Il est, par ailleurs, important de noter que le peu de cas fait des ouvriers turcs n’était pas qu’une question interne à l’usine Ford de Cologne, mais que c’est également à ce moment que la question de l’immigration turque a commencé à apparaître comme un problème, pour certaines franges de la gauche comme pour une partie de la presse.

Ainsi, fin juillet 1973, un peu moins d’un mois avant la grève de l’usine Ford, le journal Spiegel titrait : « Ghettos en Allemagne. Un million de Turcs ». Dans ce même numéro, on pouvait lire un article intitulé « Les Turcs arrivent, sauve qui peut ». Ce texte revenait sur l’augmentation du nombre d’immigrés turcs en Allemagne de l’Ouest, et les conditions de vie difficiles dans lesquelles ceux-ci vivaient. L’article comparait même, dans son chapeau introductif, la situation ouest-allemande à celle de certains ghettos aux États-Unis :

« Près d’un million de Turcs vivent en République fédérale, 1,2 million attendent chez eux de venir. L’affluence du Bosphore aggrave la crise qui couve depuis longtemps dans les centres urbains submergés d’étrangers. Des villes comme Berlin, Munich ou Francfort n’arrivent plus à gérer l’invasion : des ghettos se forment et les sociologues prophétisent déjà la décomposition des villes (Städteverfall), la criminalité et une plus grande misère sociale, comme à Harlem[6]. »

Quelques mois après, début septembre 1973, après la grève de Ford donc, le même Spiegel faisait sa une sur les grèves sauvages et publiait un texte qui faisait mention d’une nouveauté dans ces grèves : pour la première fois, des Gastarbeiter turcs participaient activement à ces grèves, allant jusqu’à les mener dans certains cas. La différence entre ces deux articles, celui de juillet et celui de septembre, est frappante et, bien que l’on ne puisse limiter l’analyse au Spiegel, le rôle de ces grèves, et notamment celle de Cologne, s’est fait sentir en ce que les travailleurs turcs n’étaient plus cantonnés au rôle de victimes, et de problèmes pour la RFA, mais apparaissent réellement comme des acteurs politiques, ayant des revendications propres et refusant leur situation.

Au-delà de la presse mainstream, certains groupes de la gauche radicale ont également publié des brochures sur cette grève. Nous avons déjà cité le Gruppe Arbeiterkampf, mais il importe également de mentionner le Gruppe Internationale Marxisten (GIM), la section allemande de la IVe Internationale. En effet, le journal du GIM, Was tun, publia une brochure entière sur cette grève. Cette brochure comportait un chapitre entier sur les travailleurs étrangers. Was tun propose ainsi un état des lieux des travailleurs immigrés de l’usine Ford de Cologne qui, dès le début des années 1960 a embauché nombre de travailleurs italiens et espagnols avant d’embaucher massivement des travailleurs turcs, avec le début de l’immigration turque de masse en RFA, à quoi se rajoutés, par la suite, des travailleurs yougoslaves. La brochure propose ainsi de revenir sur les conditions de vie de ces travailleurs, insistant notamment sur le fait que « [l]a majeure partie des contremaîtres allemands traite souvent les étrangers comme des sous-hommes[7] ». Cette brochure est extrêmement intéressante, car elle démontre une attention réelle portée aux divisions entre travailleurs allemands et étrangers :

« La situation est aujourd’hui plus que sérieuse. Il existe un fossé énorme entre les Allemands et les étrangers. Pendant toute la grève, ce fossé s’est approfondi heure par heure […]. Durant les derniers jours, la grève était réellement une « grève de Turcs »[8]. »

Une brochure du Gruppe Arbeiterkampf, éditée par les « éditions Rosa Luxemburg de Cologne », concluait sa brochure sur la grève de Cologne sur la scission du mouvement et sur la nécessité de mettre en avant le fait qu’une telle division était également néfaste pour les ouvriers allemands – qui devaient donc également s’opposer à la discrimination de leurs collègues turcs[9]. Cette expérience semble avoir été un apprentissage important pour une partie du mouvement ouvrier ouest-allemand de l’époque. C’est, entre autres, à cause de cette division interne au mouvement que cette grève peut être considérée comme un échec. Échec relatif puisque s’il est vrai que les revendications des travailleurs immigrés n’ont pas été entendues, leurs conditions de vie restant assez largement lamentables au cours des années 1980[10], leur rôle politique, lui, a très clairement été mis en lumière.

 

Conclusion

Si la grève de l’usine Ford de Cologne de 1973 est loin d’être une exception à cette époque, elle apparaît comme un épisode crucial de l’histoire de la lutte des classes en République fédérale allemande – ainsi qu’un point essentiel dans l’évolution de la question raciale outre-Rhin. De plus, si nous avons principalement traité de la question des ouvriers immigrés ici, il faut tout de même mentionner que cette année 1973 n’a pas seulement vue des grèves masculines, mais aussi certaines mobilisations d’ouvrières immigrées, comme à l’usine Neusser Vergaserfabrik de Pierburg par exemple[11]. Ces diverses expériences s’inscrivaient ainsi dans des mutations importantes quant à la composition de classe en Europe occidentale, ainsi qu’aux thématiques mises en avant dans les luttes sociales, durant les années 1970.

[1] SLOBODIAN, Quinn. « Socialist Chromatism: Race, Racism, and the Racial Rainbow in East Germany ». Comrades of Color : East Germany in the Cold War World, Berghahn Books, New-York, 2015, p. 23-39.

[2] Sur les grèves sauvages en Allemagne de l’Ouest et au Danemark, voir : BIRKE, Peter. Wilde Streiks im Wirtschaftswunder: Arbeitskämpfe, Gewerkschaften und soziale Bewegungen in der Bundessrepublik und Dänemark. Francfort, Campus verlag, 2007.

[3] Delphine Corteel, « 24-30 août 1973 : grève ouvrière à l’usine Ford de Cologne », in Jacqueline Costa-Lascoux et al., Renault sur Seine, La Découverte, Paris, 2007, p. 175.

[4] BOJADŽIJEV, Manuela. Die windige Internationale. Rassismus und Kämpfe der Migration. Münster : Westfälisches Dampfbot, 2012. p. 156

[5] Etienne Balibar, « ‘Es gibt keinene Staat in Europa’’ : racisme et politique dans l’Europe d’aujourd’hui » in Etienne Balibar, Les frontières de la démocratie, La Découverte, Paris, 1992, p. 183.

[6] « Die Türken kommen – rette sich, wer kann ». Der Spiegel, 30 juillet 1973, n°31, p. 24.

[7] « Der Streik bei Ford, vom 24.8.-30.8.1973 ». Was tun. Sonderdruck, 1973. p. 32.

[8] Ibid. p. 33.

[9] Betriebszelle Ford der Gruppe Arbeiterkampf. Streik bei Ford Köln. Cologne : Rosa Luxemburg Verlag, 1973. p. 208.

[10] Voir : WALLRAFF, Günter. Tête de Turc. Paris : La Découverte, 2013.

[11] Voir : ENGELSCHALL, Titus. « ‘’The Immigrant Strikes Back’’. Spuren migrantischen Widerstand in den 60/70er Jahren » WALLRAFF, Günter. Tête de Turc. Paris : La Découverte, 2013.p. 43-54. On peut également se référer à BRAEG, Dieter (dir.). Wilder Streik – das ist Revolution: Der Streik der Arbeiterinnen bei Pierburg in Neuss 1973. Berlin : Die Buchmacherei, 2012.

 

Selim Nadi