Messages par Selim Nadi

Sur le roman palestinien

A propos de Bashir Abu-Manneh, The Palestinian Novel. From 1948 to the Present, Cambridge University Press, Cambridge, 2016.

 

« Consciemment ou inconsciemment, j’ai considéré le moi et le milieu où il évolue comme deux éléments interchangeables, l’un étant le reflet de l’autre, voire sa matérialisation symbolique. C’est que le temps a effectué son lent travail de sape : ce milieu où j’ai vécu, je ne veux pas le perdre complètement, et, pour ce faire, je tente de l’emprisonner dans le filet des mots. »

Jabra Ibrahim Jabra, Le Premier Puits.

 

C’est par la destruction de la maison de l’écrivain palestinien Jabra Ibrahim Jabra que Bashir Abu-Manneh débute son exploration de la littérature palestinienne post-1948. En 2010, dans le quartier Mansour de Bagdad, la maison où a vécu Jabra jusqu’à sa mort, en 1994, a été soufflée par une explosion. Comme l’écrit Abu-Manneh, la famille de Jabra avait pris soin de conserver cette maison dans l’espoir que son contenu soit, un jour, rendu accessible au public. Avec cette destruction, ce sont des centaines de lettres d’écrivains et artistes majeurs du monde arabe, des peintures d’artistes irakiens tels Jewad Salim ou encore Shâker Hasan, des milliers de livres et de manuscrits ainsi que des travaux de Jabra non publiés, tout comme des enregistrements de ses cours et conférences, qui ont été perdus. Bashir Abu-Manneh va même jusqu’à parler de la perte du répertoire culturel d’une seconde renaissance arabe.

Se pose alors la question de la voie à suivre pour accéder à ce répertoire, de la manière de le réinsérer dans ce qu’Abu-Manneh nomme, reprenant le concept de Raymond Williams, sa « structure de sentiments » et de se pencher sur l’émergence d’une autonomie et d’une autodétermination arabe qui ont marqué la période d’activité de Jabra. C’est par la voie du roman palestinien que l’auteur entend se pencher sur la question. The Palestinian Novel revient donc sur le développement du roman en Palestine, de la nakba à Oslo. Pour ce faire, il s’intéresse plus particulièrement à quatre romanciers phares de la Palestine post-1948 : l’exilé de Bagdad Jabra Ibrahim Jabra (1919-1994), l’exilé de Beyrouth Ghassan Kanafani (1936-1972), l’écrivain de Haïfa Emile Habiby (1922-1996) et la romancière de Naplouse Sahar Khalifeh (née en 1942). Sans nier le moins du monde l’importance d’autres romanciers palestiniens, Abu-Manneh insiste sur l’importance des œuvres de ces quatre écrivains dans le roman palestinien.

Outre les analyses mêmes des œuvres clés de ces quatre auteurs, l’importance de ce livre réside dans le rapport dialectique que dresse l’auteur entre histoire et formes esthétiques – loin de réduire ces romans à leur seul contenu. En effet, il serait tentant de ne percevoir ces œuvres que comme des instruments d’une lutte de libération, comme de simples véhicules littéraires de cette lutte. Or ce serait là nier la spécificité de la forme littéraire – et ici de la forme romanesque. C’est ce qu’écrivait déjà le théoricien de la littérature Pavel Medvedev en 1928 : « le roman est présent dans la vie sociale et y exerce son action précisément à titre de roman, de totalité artistique. Le but fondamental du théoricien et de l’historien de la littérature est précisément d’étudier le roman comme tel et non d’étudier l’idéologème qui y est inclus par les fonctions artistiques qu’il y assume[1]. »

C’est à cette totalité artistique que s’attaque Abu-Manneh (bien qu’il n’utilise pas ce terme). Il dessine ainsi un cadre analytique solide permettant de mettre en lumière les spécificités de la réalité palestinienne par rapport aux conditions arabes plus générales et insiste sur les temporalités inégales dans lesquelles vivent les Palestiniens. L’inégalité des conditions est donc partie intégrante de l’existence palestinienne ce qui a pour effet, selon l’auteur, une inégalité du développement politique.

Dans l’introduction de son livre, Abu-Manneh dresse un cadre théorique assez solide pour l’analyse du roman palestinien. Il revient notamment sur l’importance d’un théoricien tel que Georg Lukács dans le monde arabe, dont il rappelle qu’à l’époque où Kanafani était directeur de la publication de la revue al-Hadaf, celui-ci a publié un texte assez élogieux sur les études de Lukács sur le réalisme et que le critique palestinien Faisal Darraj a publié un texte critique sur la théorie du roman du philosophe hongrois dans le journal de la résistance palestinienne Shu’un Filastiniyya (1979). C’est notamment La théorie du roman que Abu-Manneh trouve pertinente pour saisir le roman palestinien d’après 1948. Bien évidemment, il ne dresse aucunement un signe d’équivalence entre les conditions historiques de l’Europe du XIXe siècle – auxquelles s’intéresse Lukács pour saisir les tournants et évolutions des formes littéraires – et le monde arabe au XXe siècle. Ce qui intéresse bien plutôt Anu-Manneh, c’est le rapport entre développements politiques et esthétiques afin de saisir la trajectoire du roman palestinien. Et pour cause, l’auteur s’oppose assez fermement aux critiques littéraires dites post-coloniales, telles que portées par Homi Bhabha par exemple, qui peuvent avoir, selon lui, tendance à vouloir dissoudre ou déconstruire la nation – notamment via des concepts comme ceux d’« hybridité culturelle », d’ambivalence, etc. – au lieu de la percevoir comme pouvant faire émerger une politique de libération et décolonisation. L’autre pendant des critiques postcoloniales prend le chemin inverse est surinvestit la nation – Abu-Manneh prend notamment le postcolonialisme irlandais comme exemple pour qui la Irishness a tendance à effacer tout ce qui n’est pas spécifique aux structures sociales irlandaises. C’est peut-être sur ce point que cet ouvrage extrêmement important aura tendance à dérouter le lecteur francophone. En effet, l’auteur pointe du doigt différents types de nationalisme culturel (il cite notamment le mouvement de la négritude) et s’en prend aux mauvaises lectures de « l’humanisme universel de Fanon ». Il est évident qu’il faut appréhender cet ouvrage comme ce qu’il est : un travail principalement pensé pour le champ anglophone, où tous ces débats n’ont pas la même teneur qu’en France. Il ne faut ainsi pas réduire les concepts d’« universel » et de « particulier » à leur usage français et, au contraire, se questionner sur l’importance qu’il y a à mobiliser ces concepts dans une étude littéraire – peut-être pourrait-on, en tant qu’anti-impérialistes, alors considérer l’esthétique comme la « totalisation du particulier et de l’universel[2] ».

Il n’en reste pas moins que le travail que propose Abu-Manneh sur le roman palestinien s’avère essentiel à tout militant anti-impérialiste – qui ne saurait sous-estimer l’importance de la question culturelle. L’auteur revient sur l’émergence d’une littérature palestinienne distincte au moment du cycle politique ouvert par la révolte de 1936-1939 – un moment où, selon Ghassan Kanafani, les écrivains (surtout les poètes) et intellectuels palestiniens ont rompu avec le socle social et idéologique des notables et se sont joints à la lutte populaire : « [p]as un écrivain palestinien, pas un intellectuel palestinien, durant cette période, qui ne prit part aux appels à la résistance contre l’ennemi colonisateur[3]. » Or, rajoute Abu-Manneh, si les années 1930 ont appartenu aux poètes, les années 1950 à 1970 ont appartenu aux romanciers – une époque durant laquelle la forme romanesque a gagné en importance dans le monde arabe. Selon l’auteur de The Palestinian Novel, la réponse de nombre de Palestiniens à la nakba a été de traduire un certain optimisme révolutionnaire dans l’action collective, notamment via la lutte armée, mais également à travers les enjeux culturels et littéraires.

Abu-Manneh défend la thèse selon laquelle le roman post-nakba aurait été profondément imbriqué dans ce qu’il nomme les « valeurs modernisatrices » de la génération anticoloniale – valeurs qui auraient inscrit la question palestinienne au-delà de la seule revendication territoriale, afin de faire renaître une société palestinienne détruite par le sionisme. On pourrait alors penser que l’auteur surestime quelque peu l’influence de la pensée des Lumières et, plus généralement, de la pensée moderne sur les romanciers palestiniens en général.

L’essai de Bashir Abu-Manneh est construit autour de cinq chapitres (un chapitre par auteur, auxquels s’ajoute un chapitre conclusif) ainsi qu’un épilogue dans lequel il revient sur le roman de l’écrivain libanais Elias Khoury, La porte du soleil. Le premier chapitre porte sur les ambitions modernisatrices de Jabra Ibrahim Jabra. Il est intéressant de noter qu’il classe Jabra parmi les réalistes, malgré les aspects essentiellement expérimentaux de nombre de ses écrits – sans compter ses traductions (notamment James Frazer et Faulkner) – et, plus généralement, de ses préoccupations artistiques (qui ne se limitaient pas au roman). Abu-Manneh souligne ainsi que si Jabra est bien un modernisateur, sur les plans littéraires et culturels, il n’était pas pour autant un moderniste – du moins jusqu’au milieu des années 1970. Abu-Manneh explique d’ailleurs que le tournant moderniste de Jabra coïncide avec une profonde désillusion politique (point sur lequel il revient dans le cinquième chapitre). L’auteur se concentre donc sur les premiers romans de Jabra dans lesquels celui-ci s’inscrit dans un réalisme qui n’est pas à prendre au sens de « réalisme socialiste ». Le lecteur explore avec l’auteur quatre romans de Jabra, dans lesquels il n’évoque ainsi jamais ses racines au sein de la classe ouvrière chrétienne. Ce qu’il conserve d’ailleurs de son éducation chrétienne est l’idée de réparer une blessure par le sacrifice de soi. Les héros de Jabra ne sont donc pas vraiment des paysans ou ouvriers pauvres, mais bien plutôt des intellectuels contestataires. C’est là un point extrêmement intéressant, car certains ont pu pointer cet intérêt de Jabra pour les intellectuels comme une préoccupation « bourgeoise. » On pourrait aisément rétorquer à cela que les intellectuels ont un rôle à jouer dans les processus révolutionnaires, etc., mais Abu-Manneh prend ces critiques au sérieux et affirme que si la vision du monde de Jabra était bourgeoise, alors c’était clairement au sens révolutionnaire : se jetant à bras le corps dans la lutte et étant attentif aux changements historiques. Ici, on pourrait discuter l’utilisation faite par Bashir Abu-Manneh du concept de « réalisme » (notons au passage que l’idée de « réalisme socialiste » a souvent été caricaturée et déformée), mais il n’en reste pas moins que son analyse (ainsi que sa critique) de la « stratégie culturaliste » de Jabra est extrêmement pertinente pour saisir les formes que peuvent prendre les préoccupations politiques et sociales dans le roman.

Le deuxième chapitre de The Palestinian Novel se focalise sur l’éthique révolutionnaire de Ghassan Kanafani – sans doute plus connu par les militants et intellectuels anti-impérialistes en France. Abu-Manneh compare d’ailleurs Kanafani à Fanon en ce qu’il associait un engagement théorique et politique à une conception de la culture comme combative et révolutionnaire afin de renforcer la lutte nationale. Dans son étude sur le roman arabe, Roger Allen[4] écrit d’ailleurs qu’aucun romancier arabe n’a réussi à projeter la tragédie du peuple palestinien dans la fiction avec un impact aussi fort que Ghassan Kanafani. Ici, contrairement à Jabra, Kanafani combine la lutte politique organisée à la production littéraire et la critique culturelle. Les écrits de Kanafani sont en effet assez impressionnants de par leur diversité : articles de journaux sur des enjeux politiques, tracts historiques, nouvelles, romans, critiques littéraires, etc. Si l’activité littéraire de Kanafani a précédé son activité militante, Abu-Manneh rajoute qu’elle a mené Kanafani à l’activité militante. Il est intéressant qu’ici, Abu-Manneh ne se penche pas que sur les écrits littéraires de Kanafani, mais évoque également son étude sur la littérature de résistance palestinienne (Palestinian Resistance Literature, 1948-1968). Finalement, on a un peu le sentiment que ce chapitre sur Kanafani permet surtout d’évoquer la conjoncture plus globale des années 1960 et 1970 ainsi que de la radicalisation des écrivains. Et pour cause, la dernière sous-partie de ce chapitre est consacrée à une œuvre française : Un captif amoureux de Jean Genet.

Le troisième chapitre est consacré au roman Les Aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste d’Emile Habibi – arabe israélien et membre du Parti Communiste Israélien. Témoin de l’expropriation et du vol des terres palestiniennes par les sionistes en 1948, le parcours d’Habibi n’est pas sans ambiguïtés – ce dernier a notamment accepté, en 1992, un prix de littérature israélien. Son œuvre la plus célèbre, un roman de science-fiction se déroulant en Palestine, suit les pérégrinations de Sa’îd entre 1948 et 1967, qui cherche une échappatoire dans le monde extraterrestre. Selon Abu-Manneh, il s’agit là du roman historico-national des Palestiniens, à tel point qu’il dresse un parallèle entre Habibi et les auteurs sur lesquels s’attarde Lukács dans Le roman historique. Sai’îd est le prototype même de l’anti-héros – ordinaire, médiocre, maladroit, etc. –, le type même, comme l’écrit Abu-Manneh, d’un « groupe atypique de Palestiniens non exilés » (p. 98). Ce qui intéresse Abu-Manneh, c’est la profonde connexion entre une expérience individuelle, personnifiée par Sa’îd, et des événements historiques. Bien qu’Abu-Manneh ne s’attarde pas vraiment sur ce point, on pourrait tout de même dresser un parallèle entre Sa’îd et le « héros moyen », à la Walter Scott, de J.F. Cooper, longuement discuté par Lukács. Chez Habibi on trouve donc à la fois une personnification de l’histoire du peuple palestinien, mais également un engagement politique partisan et intellectuel très direct – outre qu’il était membre du PC israélien, Habibi a longtemps dirigé le journal Al-Ittihad – à tel point qu’Abu-Manneh parle de l’écriture comme d’une forme d’autodétermination pour Habibi – à travers le lien tissé entre le protagoniste de son roman et la destinée du peuple palestinien. Mais Abu-Manneh ne limite pas le roman d’Habibi à un roman historique et emprunte aussi à Fredric Jameson l’idée d’« allégorie nationale » des Palestiniens de 1948. Tout en nuançant le propos de Jameson – qui a tendance à homogénéiser la littérature du Tiers-Monde tout comme les nationalismes du Tiers-Monde[5] – Abu-Manneh montre que, dans le cas de ce roman d’Habibi, le protagoniste joue le rôle d’emblème de la condition de tout un peuple – ses propres contradictions personnifient les contradictions des Palestiniens. L’analyse d’Abu-Manneh est, bien évidemment, plus longue et détaillée que ce qu’il est possible d’écrire dans une simple recension. Pour conclure sur ce chapitre, l’auteur décrit le roman sur le « peptimisme » de Sa’îd comme un « chant de lutte et d’espoir », une description qui nous semble valide, mais qu’il serait intéressant de lire à l’aune des autres romans d’Habibi.

Dans le quatrième chapitre, Abu-Manneh s’intéresse à une autrice pour laquelle 1948 n’a pas tant été une expérience constitutive. C’est plutôt l’année 1967 qui a profondément marqué Sahar Khalifeh. Ici aussi, Abu-Manneh entend souligner le réalisme esthétique de Khalifeh – ainsi que son exploration des questions de classe et de genre dans ses romans. Il revient ainsi sur le rapport de Khalifeh à l’oppression nationale – dont la fin est une condition nécessaire, mais non suffisante à l’émancipation, ce qui ressort d’ailleurs nettement de son roman L’impasse de Bab Essaha – mais aussi sur la manière de traduire la dialectique répression-émancipation au niveau esthétique, en dressant une toile d’individus interconnectés s’inscrivant dans une vision sociale et historique panoramique. Ce qui est le plus pertinent chez Khalifeh c’est que, contrairement à Jabra et Kanafani par exemple, Khalifeh dresse une critique assez sévère du nationalisme palestinien et, surtout, de la lutte armée – cette dernière ne serait pas aux prises avec les problèmes réels de la population. C’est peut-être cela qui est intéressant chez Khalifeh, son romantisme révolutionnaire qui tend, parfois, à être quelque peu hors-sol.

Dans le cinquième chapitre, Abu-Manneh revient sur la manière dont la « défaite de l’intifada » et la phase ouverte par Oslo ont marqué un tournant dans l’œuvre de Khalifeh – ses dernières œuvres s’inscrivant dans une sorte de désespoir traduit sous forme littéraire. Ce dernier chapitre s’intéresse donc aux couleurs que prend la défaite dans le roman palestinien et le passage chez nombre d’auteurs au modernisme – guère étonnant, donc, que l’auteur débute ce chapitre par l’analyse que propose Adorno du modernisme dans ses écrits sur l’art moderne. C’est donc autour de ce qu’a signifié le « processus » d’Oslo et, plus largement, sur le recul et les défaites que perçoit Abu-Manneh dans le monde arabe depuis le milieu des années 1970 pour le roman palestinien que se structure ce chapitre. Le modernisme palestinien se développe donc, selon Abu-Manneh, pour les mêmes raisons que celles pointées par Adorno en Europe : une conjoncture culturelle faite de peurs et d’inquiétudes quant à l’effondrement des organisations et de la praxis collective. Cet écrasement des espoirs palestiniens a ainsi coïncidé avec une réponse littéraire – une transformation dans la forme même du roman palestinien – la transformation d’écritures réalistes en modernistes, comprenant des perspectives subjectives à outrance, une fragmentation des personnages et une atmosphère de désintégration. Enfin, l’auteur conclut son livre en revenant sur La Porte du soleil d’Elias Khoury qui, bien qu’écrit par un Libanais, est essentiel dans l’appréhension, par la forme romanesque, de la question palestinienne.

Dans un épilogue assez bref, Abu-Manneh revient sur ce qu’il reste lorsque tout est perdu et prend le contrepied de ce que l’on aurait pu prendre comme un tournant défaitiste dans le modernisme – tel qu’abordé dans le chapitre cinq – sur la question de la mémoire et du souvenir telle qu’elle se pose dans le roman de Khoury. Finalement, Abu-Manneh conclut son essai sur l’espoir qu’une nouvelle pratique révolutionnaire en Palestine soit médiée par de nouvelles formes romanesques.

On l’aura compris, The Palestinian Novel offre un tour d’horizon fascinant non seulement de certains des romanciers palestiniens majeurs, mais également de la manière dont les questions politiques s’articulent aux ambitions esthétiques dans le roman palestinien. On pourrait toutefois questionner le choix des auteurs de cet ouvrage. Si ceux-ci sont, sans conteste, des figures majeures de la littérature palestinienne, le lecteur peut avoir l’impression qu’Abu-Manneh a « sélectionné » ses auteurs afin de pouvoir appuyer le côté « progressiste » du roman palestinien post-1948 – et tenter de les inscrire dans ses sympathies pour la gauche marxiste. Si cela ne pose pas nécessairement problème dans l’analyse littéraire, il serait intéressant de se pencher sur des romanciers palestiniens moins ou non progressistes afin d’analyser la manière dont la question de la libération de la Palestine se formalise dans leurs textes. Le fait de ne pas s’inscrire dans un courant de gauche ne constitue aucunement une raison de délaisser l’intérêt politique que peut revêtir le roman de tel ou tel auteur. En 1936, l’écrivain français Jean Fréville rappelait, par exemple, que Marx et Engels admiraient Balzac malgré son côté réactionnaire, en ce qu’il mettait au jour « les forces historiques en mouvement[6] ». Il est vrai qu’il est plus commode de souligner l’entrelacement complexe entre politique et forme romanesque à travers des écrivains qui, au sein de la gauche anti-impérialiste, font consensus, mais il serait tout aussi pertinent de s’intéresser à des écrivains qui se situent aux antipodes des choix politiques de l’auteur.

Il n’en reste pas moins que c’est là un travail essentiel, à lire et à discuter dans la sphère décoloniale, non seulement car il permet de percevoir les aspects culturels et esthétiques de la question palestinienne, mais aussi parce que ce livre s’inscrit dans la montée des travaux d’études littéraires s’intéressant aux questions de l’impérialisme, du colonialisme, du développement inégal et combiné, etc., non pas seulement du point de vue du contenu des œuvres, mais également de leurs formes. Le meilleur exemple de ces travaux se trouve, selon nous, dans les recherches menées depuis quelques années par le Warwick Research Collective – qui s’intéresse aux implications littéraires-culturelles de la théorie du développement inégal et combiné – qui définit la « littérature mondiale » comme la « littérature du système-monde » et tente de donner un nouveau souffle à la littérature comparée. Il ne fait aucun doute que The Palestinian Novel vient pleinement s’inscrire dans le contexte plus global du renouveau des études littéraires.

 

Illustration : Al-Tariq (1964) par Ismail Shammout

 

Notes

[1] Pavel Medvedev, La méthode formelle en littérature, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2008, p. 113.

[2] Terry Eagleton, « Nationalisme : ironie et engagement », dans Terry Eagleton, Fredric Jameson et Edward W. Saïd, Nationalisme, colonialisme et littérature, Presses universitaires du Septentrion, Lille, 2013, p. 37.

[3] Ghassan Kanafani, « La révolte de 1936-39 en Palestine », janvier 1972, archives internet marxistes,  https://www.marxists.org/francais/general/kanafani/works/1972/revolte.htm

[4] Roger Allen, The Arabic Novel: An Historical and Critical Introduction, Syracuse University Press, Syracuse, 1995.

[5] À ce propos, voir en particulier le troisième chapitre de : Aijaz Ahmad, In Theory. Classes, Nations, Literatures, Verso Books, Londres-New-York, 1992.

[6] Jean Fréville, « Introduction » dans Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la littérature et l’art, éditions sociales internationales, 1936, Paris, p. 14.

Youssef se la raconte #1

Vous pouvez également retrouver cette chronique dans le 32e numéro de l’émission « La Perm’ » du média décolonial « Paroles d’Honneur », en cliquant ici.

 

Connaissez-vous la révolte des esclaves noirs (« Zandj ») dans l’Irak musulman du IXe siècle ?

Les Zandj, ainsi que beaucoup d’autres esclaves noirs originaires des côtes d’Afrique orientale où on les avait capturés, achetés ou obtenus des États soumis, à titre de tribut notamment à Zanzibar (dont le nom réel est Zandjbar : « la côte des Zandj ») furent déportés en grand nombre dans l’Irak abbasside, à partir d’une date indéterminée, mais au moins depuis le IXe siècle. Leurs conditions de vie devaient être extrêmement dures, puisqu’en l’espace de trois siècles ils se révoltèrent à trois reprises.

Mais c’est évidemment avant tout la troisième révolte des Zandj pour la liberté et l’égalité qui est la plus connue, car elle secoua très fortement pendant quinze ans (entre 869 et 883) le bas Irak et le Khûzistân, causant des dégâts matériels sans nombre et des dizaines (certaines sources parlent des centaines) de milliers de morts. Elle fut dirigée par un chef réputé : ‘Alî ibn Muhammad, surnommé « Sâhib al-Zandj » (« le Maître des Zandj »). « Révolutionnaire-type » : de descendance peu connue –sans doute perse, mais ayant pu approcher les « hautes sphères » de son époque –, poète de talent, instruit, versé dans les sciences occultes, ayant embrassé différentes doctrines et essayé plusieurs soulèvements (notamment au Bahrayn et à Basra), il réussit à fomenter la plus grande insurrection d’esclaves de l’histoire du monde musulman. Il est surtout un kharidjite accompli au message égalitariste et salvateur qui trouve au sein des Zandj un auditoire acquis. Il déclare ainsi que le calife peut être un ancien esclave.

Quatre raisons expliquent la réussite de son action et la longévité de cette révolte :

1) l’extrême misère des esclaves : « les révoltés étaient, selon Tabarî, notre principale source […], employés comme terrassiers ʺkassâhînʺ, chargés de cultiver la Basse-Mésopotamie, groupés par chantiers de 500 à 5.000 travailleurs, parqués là, sans foyer ni espoir, avec, pour toute nourriture quelques poignées de farine, de semoule et de dattes…»

2) le théâtre des opérations, propice à la guérilla : une région marécageuse.

3) la situation précaire du pouvoir de Bagdad à cette époque (le pays était secoué par l’anarchie dans sa partie centrale, et par de graves problèmes dans les provinces éloignées).

4) les qualités personnelles (organisationnelles, guerrières et politiques) de ‘Alî ibn Muhammad.

On distingue nettement deux périodes dans cette insurrection :

– La première (869-879) est la période de l’expansion et de la réussite pour les insurgés, le pouvoir central n’étant pas en mesure, pour des raisons intérieures et extérieures, de les combattre efficacement.

– Les révoltés s’organisent, se procurent des armes et se fortifient dans des camps installés dans des endroits inaccessibles, d’où ils lancent des raids. Après un grand nombre d’embuscades et de batailles qui tournent à leur avantage (car les esclaves libérés augmentent sans cesse « l’armée » des insurgés), ils s’emparent temporairement des principales villes du bas Irak et du Khûzistân (al-Ubulla, Abbâdân, Basra, Wâsit, Djubba, Ahwâz, etc.).

Les troupes abbassides réoccupent sans mal ces villes que les Zandj ont prises, pillées et quittées. Mais elles sont incapables d’étouffer la révolte, ou d’infliger une défaite décisive à un ennemi présent partout et nulle part. Et comme le pouvoir de Bagdad eut d’autres problèmes plus urgents à résoudre, la question des Zandj, pendant plusieurs années, passa au second plan…

Pendant ce temps, le « Maître des Zandj », solidement installé dans la région des canaux au sud de l’Irak où se trouve sa « capitale », frappe sa propre monnaie, organise son « État » et essaye, avec plus ou moins de succès, de se lier avec d’autres mouvements contemporains (tels ceux des Karmates de Hamdân Karmat).

La seconde période (879-883) n’est qu’une lente agonie avant l’écrasement final. À cette époque, les Zandj devinrent le principal souci du califat de Bagdad qui agit méthodiquement, nettoyant tout sur son passage, laissant les Zandj s’enfermer dans la région des canaux, où ils subirent un siège en règle, dirigé par « le régent de l’Empire », al-Muwaffak, et son fils, Abû l-’Abbâs (le futur calife, al-Mu’tadid). Finalement, ‘Alî ibn Muhammad fut tué, ses plus proches compagnons et officiers faits prisonniers et transférés à Bagdad où ils seront décapités deux ans plus tard, tandis que certains membres de sa famille finiront leurs jours en prison.

On pourrait conclure en disant que la révolte des Zandj fut une révolte politique (lutte pour le pouvoir) et sociale (amélioration des conditions de vie d’une couche particulière de la population), mais plusieurs points importants concernant cet événement extraordinaire mériteraient de longs développements : la personnalité du chef de la révolte, ses prétendues généalogies, son crédo et son « idéologie », l’organisation politique et sociale du nouvel « État », ses relations avec les différentes couches de la population et avec d’autres mouvements contemporains, etc.

Il y a lieu cependant d’insister sur un fait essentiel, à savoir que si ce mouvement très particulier tient une place absolument à part, parmi les très nombreuses insurrections dans l’histoire du Moyen Âge musulman, c’est pour deux raisons. D’abord en raison de son ampleur : selon les chroniques de l’époque, ladite révolte aurait fait en quinze ans entre 500 000 et 2 millions de morts, tant parmi les civils que les hommes en armes ; mais c’est aussi parce qu’il a mis fin à l’unique essai, dans le monde musulman, de transformation de l’esclavage familial en esclavage colonial.

 

Cette chronique se base sur : Alexandre Popovic, « La révolte des Zandj, esclaves noirs importés en Mésopotamie. Problème des sources et perspectives », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 65, 2002, mis en ligne le 15 octobre 2004, consulté le 20 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/cdlm/48 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.48.