Messages par Selim Nadi

Youssef s’la raconte #6 – Isabelle du désert

Il est des personnages historiques à la vie aussi brève que captivante. Passant dans le siècle telle une météorite ils laissent sur leur passage un long sillage persistant. Telle fut la vie d’Isabelle Eberhardt.

Comment une jeune femme née en Suisse, d’une mère russe d’origine allemande et d’un père arménien, amant de sa mère alors tuteur et précepteur de la fratrie, a-t-elle pu s’enticher d’une terre qu’elle ne connaissait qu’à travers des lectures ? Le désert algérien en l’occurrence.

Son père, de tendance tolstoïenne, lui donne une éducation toute libertaire. De là sans doute son goût pour les voyages et les grands espaces, histoire de rompre avec l’étroit confinement des vallées alpines. Autre apport paternel, les langues étrangères, elle en parle 4 ou 5. Russe, italien, allemand, français et turc. Plus l’arabe qu’elle apprendra toute seule.

Celle qui écrivait : « Moi à qui le paisible bonheur dans une ville d’Europe ne suffira jamais j’ai conçu le projet hardi pour moi réalisable de m’établir au désert et d’y chercher à la fois la paix et les aventures chose conciliable avec mon étrange nature », décide en 1897, à tout juste 20 ans, de partir vers ce Maghreb qui la fascine tant. Ayant transmis à sa mère le goût des voyages, elles vont s’installer toutes deux ainsi que le frère d’Isabelle en Algérie à Annaba. Rejetant la compagnie des Européens, ils préfèrent s’immerger dans les quartiers populaires musulmans. En dépit du fait qu’on l’a toujours dite garçon manqué, dans cette même ville d’Annaba elle engage une relation avec un certain Mohamed Khodja. Leur empathie pour le pays est telle que la mère et la fille finissent par se convertir à l’islam.

Isabelle se met alors à vivre comme une musulmane. Cependant son désir de liberté est tel qu’elle exploite ses manières de garçon pour s’habiller en homme algérien. C’est dans ce jeu double qu’elle s’installe après la mort de sa mère. Suivant des caravanes au gré de son humeur, elle vit en nomade entre Batna dans les Aurès et Oued Souf. C’est dans cette ville qu’elle connaîtra l’amour de sa vie si courte en la personne de Slimane Ehnni, sous-officier de Spahis ayant donc la nationalité française. Écrivant pour un journal algérien, elle produit aussi des nouvelles, des poèmes. Partant pour de longues chevauchées à travers le désert dont elle devient une habituée et connaisseuse, elle commence à intriguer l’armée française qui la prend pour une espionne. Expulsée d’Algérie, elle s’arrange pour retrouver Slimane à Marseille et l’épouse pour pouvoir retourner en Française vers son désert. Elle collabore alors au journal arabophile El Akhbar. Le désert ne cesse de l’attirer, « je dois isoler mon âme de tout contact humain, créer un nid solitaire au fond du désert, un endroit où je pourrai enfin être » écrit-elle. C’est à Aïn Sefra, le 27 octobre 1904 dans le Sud oranais qu’allait prendre fin sa brève existence à la suite d’une de ses inondations dévastatrices que connaît le Sahara. Sa maison est soudainement assaillie par les eaux, elle aurait pu sauver sa vie si elle n’avait tenu à sauver ses manuscrits. Slimane est retrouvé vivant mais, elle, périt dans la demeure engloutie. Isabelle repose dans le petit cimetière musulman de Sidi Boudjemaâ à Aïn Sefra. Comme si le désert avait décidé ainsi de la garder en son sein, à tout jamais.

Plusieurs de ses écrits, publiés après sa mort, présentent la société algérienne au temps de la colonisation française. La maison où elle habita un temps, située à Zmala, quartier populaire de la ville de Batna, risquant de disparaître, des habitants tentent de la réhabiliter.

Voir les ouvrages d’Edmonde Charles-Roux.

L’université est un champ de bataille

Islamo-gauchisme, décolonialisme, racialisme, indigénisme, déconstructivisme… Une litanie de mots en -isme censés rendre compte des menaces qui pèsent sur l’université française. Telle une forteresse assiégée, elle se verrait subvertir par des théories funestes et délirantes. Les termes utilisés ne sont d’ailleurs pas anodins. Il est question d’« entrisme », de « gangrène », de « ravages » comme autant de maux visant à décrire cette bête immonde qui imprègne le champ académique.

Haut-lieu de la liberté d’expression, l’université se verrait mise en danger par la progression d’une censure galopante. On déplore des « colloques annulés », des professeurs sous « pression » ainsi que le danger d’une « cancel culture » importée des États-Unis. Les fameuses « minorités agissantes » auraient désormais pris le pouvoir et instauré un régime de terreur. Jusqu’alors circonscrites à des tribunes et des déclarations isolées, ces idées, aussi malhonnêtes soient-elles, imprègnent désormais massivement le champ médiatique et politique jusqu’à être reprises et diffusées au plus haut sommet de l’État. Particulièrement visées, les sciences sociales sont sous le feu des critiques, accusées d’alimenter le « déni » sur l’islamisme et de propager une dangereuse « culture de l’excuse ». Alors, comment analyser cet acharnement contre l’université ? Et en quoi est-il révélateur de cette dérive autoritaire et liberticide du pouvoir d’État ?

Avant de répondre à ces questions, il est nécessaire de rappeler que les élucubrations de Frédérique Vidal agissent comme un véritable écran de fumée. Difficile en effet de ne pas voir cette polémique comme une aubaine pour le gouvernement, bien content de détourner le regard de la crise existentielle dont souffre l’université. D’abord les étudiants, qui dès l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 se sont massivement mobilisés contre Parcoursup, dispositif visant à établir une sélection à l’université. Puis, il y a eu le suicide d’un jeune homme de 22 ans à Lyon en novembre 2019, geste qui a jeté une lumière crue sur la détresse de nombreux étudiants. La pandémie et les confinements qui ont suivi ont fini par écraser une jeunesse déjà fragilisée par la précarité et le chômage. Les cours à distance, l’isolement, la perte des relations sociales n’ont fait qu’aggraver un malaise déjà bien ancré. Depuis, beaucoup sont contraints de faire appel aux associations pour obtenir un colis alimentaire. La situation s’avère d’autant plus grave qu’aucune perspective ne s’offre à eux.

Ensuite, il s’agit de faire oublier les profondes contestations qui ont ébranlé le monde universitaire avant le confinement. Aussi bien la réforme des retraites que la loi de programmation de la recherche (LPR) ont fait l’objet d’une forte opposition. Elles étaient alors perçues comme d’énièmes coups de butoirs contre l’université, déjà profondément affectée par un sous-financement chronique et une dégradation manifeste des conditions d’enseignements. Car ce qui fait véritablement des ravages à l’université, c’est la logique néolibérale qui s’abat depuis des années sur une institution sommée de se réformer et de s’adapter à la compétition internationale.

Et pour cause. L’université est amenée à fonctionner comme un marché à part entière, où l’austérité budgétaire et la rentabilité sont la norme. Alors que le nombre d’étudiants ne cesse d’augmenter, les budgets alloués par l’État et les effectifs stagnent ou n’augmentent que très sensiblement. Le fossé est donc criant entre les besoins qui explosent et les moyens qui restent insuffisants. La LPR[1] prévoit notamment d’élargir et de favoriser les appels à projets, tant décriés depuis des années. Ces derniers apparaissent comme le symbole d’une université basée sur la concurrence, où chaque établissement livre une bataille acharnée pour obtenir les financements nécessaires à la recherche. Ce système, inspiré des logiques du privé, exacerbe une forme de darwinisme où les « meilleurs » sont sélectionnés.

Doit-on pour autant, comme le soutiennent certains[2], estimer que les attaques contre les libertés académiques ne seraient qu’un chiffon rouge occultant les vrais dangers qui menacent l’université ? Si les réformes successives visant à marchandiser l’université la mettent en péril, il n’en demeure pas moins que minimiser la gravité de ces attaques serait une profonde erreur. Derrière cette tentative de mise au pas se profile dangereusement la volonté de museler toute forme de pensée critique, au-delà même des frontières de l’université.

 

Champ universitaire et dérive autoritaire

Cette obsession de l’islamo-gauchisme et plus généralement des théories décoloniales et post-coloniales, trahit l’inquiétude des pouvoirs publics de voir l’université comme un lieu de contestation de l’ordre dominant. Même si cette obsession relève du fantasme tant l’université est traversée par de multiples courants et idéologies, toujours est-il qu’elle représente l’un des derniers lieux où penser les questions de race, de classe, de genre semble encore être possible.

L’université doit en effet avant tout être vue comme un champ, au sens où Pierre Bourdieu l’entendait. Autrement dit, comme un espace en mouvement, structuré par des dynamiques antagonistes et des oppositions entre dominants et dominés. Il est à ce titre traversé par des idéologies et des pratiques qui s’affrontent, par des dominations qui se font et se défont. Le champ universitaire est donc amené à évoluer et à se transformer, au gré des rapports de force qui s’y déploient. À l’instar du champ politique ou médiatique, il n’échappe pas à cette règle.

La tribune des cent publiée dans Le Monde[3], la création d’un observatoire sur le décolonialisme ont mis en lumière l’ancrage et le pouvoir dont jouissent des universitaires conservateurs et réactionnaires au sein de l’université. Se présentant comme « lanceurs d’alertes », ils s’investissent d’une mission : extirper du monde académique les théories jugées incompatibles avec les « valeurs de la République ». Pour cela, ils n’hésitent pas à user de leurs positions et de leur prestige pour se faire les conseillers des puissants.

Bien qu’ils bénéficient d’une large audience dans les médias et de l’oreille du pouvoir, ils aiment à se présenter comme une minorité en résistance. Hérauts de la rationalité et de la rigueur scientifique, ils opposent volontiers leurs travaux à ceux de leurs confrères, mus selon eux par une démarche militante et dogmatique. Ces universitaires, célébrés de toutes parts, sont l’expression d’un discours autorisé et légitime, qui dit le bien et le mal, le pensable et l’impensable. Ils forment, avec les éditocrates, cette petite bourgeoisie intellectuelle inféodée au pouvoir, ne vivant que par lui et pour lui. Face à eux, les étudiants, chercheurs et universitaires qui souhaiteraient investir certaines questions qui demeurent marginales et tabous pour la doxa républicaine doivent faire profil bas. Aborder des sujets tels que la race ou la colonialité vous condamne à faire preuve d’un courage et d’une abnégation à toute épreuve. Dans son ouvrage Le triangle de l’hexagone, Maboula Soumahoro retrace avec force son impossible parcours jalonné de dénigrements, d’avertissements et de suspicions à l’égard de ses recherches. Elle interroge : « Pourquoi les chercheurs français qui se sont consacrés à la question raciale aux États-Unis ne peuvent-ils pas en faire de même sur le territoire où ils vivent et exercent ? » Renvoyé au statut de militant, accusé de manquer d’objectivité, le chercheur ou l’étudiant indigène qui souhaite investir ces questions verra son travail tout bonnement disqualifié. C’est pourquoi l’université est un champ de bataille, objet de conflits incessants et de luttes permanentes.

Toutefois, il est important de rappeler que le champ académique, aussi autonome soit-il, n’est pas un monde clos, isolé et replié sur lui-même. Il ne bénéficie pas d’une étanchéité qui le rendrait imperméable au reste des dynamiques qui animent la société. Ses divisions et ses luttes internes sont susceptibles de pénétrer le corps social. De même, les crises et les évènements qui agitent la société peuvent en retour s’inviter dans le champ universitaire. Alors que les médias se font jour après jour les portes voix des idées d’extrême droite, l’université permet (pour combien de temps encore ?) la réflexion et la recherche sur nombre de questions qui n’ont pas droit de cité ailleurs, devenant un lieu favorable à la critique et à l’émancipation intellectuelle. Elle contribue en outre à promouvoir le débat démocratique en permettant l’expression libre des consciences et des pensées. Enfin, force est de constater que de plus en plus d’étudiants sont attirés par des thèses leur offrant une grille de lecture et d’analyse des rapports sociaux tout bonnement révolutionnaires. Et c’est précisément cela qui pose problème.

En effet, cette charge virulente contre les libertés académiques ne doit pas être déconnectée de la tendance lourde qui, depuis quelques années, voit l’État français emprunter une pente très autoritaire. Plus encore, elle s’inscrit dans la séquence actuelle marquée par la loi sécurité globale et contre le séparatisme. La volonté est claire, étendre les prérogatives de l’État sur le reste de la société et mettre au pas toute forme de pensée dissidente. En s’attaquant aux associations, à la presse, aux cultes et maintenant aux universités, l’État s’emploie à étouffer toute contestation qui viendrait bouleverser l’ordre républicain. À un an des élections présidentielles, l’objectif est également de chasser sur les terres de la droite et de l’extrême droite. Les déclarations policières de Frédérique Vidal rejoignent l’amendement déposé par Les Républicains au Sénat, celui-ci exigeant que les libertés académiques se soumettent aux « valeurs de la république ». Au vu de la tournure réactionnaire prises par celles-ci, ceci n’augure rien de bon. Pire, elles trahissent une volonté de faire de l’université non plus un lieu de production scientifique indépendant, mais une institution légitimatrice de l’ordre dominant. Le monde académique se verrait ainsi confier la tâche de produire du consensus et de faire la chasse à des théories considérées comme impures pour la religion républicaine.

 

Haro sur les sciences sociales !

« Quand on veut expliquer l’inexplicable, on s’apprête à excuser l’inexcusable » avait déclaré Nicolas Sarkozy en novembre 2007. « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » avait renchéri Manuel Valls à la suite des attentats de 2015. Plus récemment, Jean-Michel Blanquer a profité du choc provoqué par l’assassinat de Samuel Paty pour pointer du doigt les « complicités intellectuelles du terrorisme » affirmant que le meurtrier n’avait pas agi « seul », mais qu’il avait été « conditionné par d’autres gens, en quelque sorte des auteurs intellectuels de cet assassinat ».

Et dans la foulée des manifestations anti-racistes aux États-Unis et en France à la suite de la mort de George Floyd, Emmanuel Macron avait condamné le monde universitaire, coupable selon lui « d’avoir encouragé l’ethnicisation de la question sociale », ce qui revenait à « couper la République en deux ». Derrière ces déclarations, mêlant médiocrité et de cynisme, les sciences sociales sont mises au banc des accusés. Elles font l’objet, depuis quelques années déjà, d’un véritable acharnement. À l’heure où chaque citoyen est sommé de faire allégeance au consensus charliste, où l’État se pose en protecteur dans sa « guerre au terrorisme » et alors que les pires théories ravivant le choc des civilisations font florès, les sciences sociales tentent de faire entendre une voix dissonante. Adoptant une distance/posture critique, leur but n’est pas de célébrer les discours dominants, mais bien de comprendre les phénomènes sociaux. Les sciences sociales n’entrent pas dans des catégories morales en disant le bien et le mal. Elles usent des outils qui sont les siens pour penser rationnellement et de manière rigoureuse le monde tel qu’il va. Plus encore, elles permettent de rendre intelligibles des questions complexes, et contribuent ainsi à forger l’esprit critique des citoyens. Elles sont à ce titre un rouage fondamental de tout régime démocratique digne de ce nom. Mais ce qui fait véritablement des sciences sociales un scandale, c’est leur propension à opérer un dévoilement des structures de dominations. Elles contribuent ainsi au combat contre toutes les formes d’inégalités et d’oppressions, souvent présentées comme naturelles, intemporelles et éternelles. En disséquant les mécanismes d’exploitation et d’aliénation propres au capital, Karl Marx a par exemple permis de poser un regard critique et sans concession sur les raisons de la misère ouvrière. De même, dans son ouvrage Les veines ouvertes de l’Amérique latine, l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano a montré comment le pillage et la mise sous-dépendance de l’Amérique latine avaient permis l’envolée économique et industrielle de l’Europe. Pour comprendre l’importance capitale que revêtent les sciences sociales, nous ne saurions que conseiller l’ouvrage du sociologue Bernard Lahire : Pour la sociologie.[4]

Pour autant, elles peuvent également servir à légitimer l’ordre dominant. C’est ce que font nombre d’universitaires comme Gilles Kepel, Pierre André-Taguieff ou encore Marcel Gauchet. Dans la fameuse tribune des cent, ils affirment, à propos de l’université, que « les idéologies indigénistes, racialistes et décoloniales (transférés des campus nord-américains) y sont bien présentes, nourrissant une haine des «Blancs» et de la «France» et un militantisme parfois violent s’en prennent à ceux qui osent encore braver la doxa antioccidentale et le prêchi-prêcha multiculturaliste ».

Constatons d’abord que ces personnes ne sont jamais présentées comme des militants. Figures d’autorité, ils incarnent le sérieux et l’objectivité. Leur parole est scrutée, écoutée, diffusée. Qu’ils professent depuis des années leur obsession islamophobe, sécuritaire ou républicaine n’importe peu, car leur allégeance à l’idéologie dominante leur confère un statut d’intouchable.

À l’image de cette citation, semblable à une relique d’un discours de Marine Le Pen, ces universitaires conçoivent leur profession comme un sacerdoce : faire rayonner la grandeur de la civilisation blanche et occidentale. Gare à ceux donc qui dévieraient des sentiers battus.

 

Un phénomène mondial

Si les assauts répétés contre les sciences sociales et les libertés académiques constituent une menace pour la démocratie, force est de constater que la France est loin de faire exception. Partout, des pouvoirs autoritaires tentent de museler des disciplines jugées trop encombrantes. Au Japon, le ministre de l’Éducation Hakubun Shimomura s’était adressé en 2015 dans une lettre aux présidents des 86 universités du pays, en leur demandant « d’abolir ou de convertir ces départements (de sciences sociales) pour favoriser des disciplines qui servent mieux les besoins de la société ». Autrement dit, favoriser les activités et disciplines dites « productives » au détriment des sciences sociales jugées inutiles. Cette décision a fait des émules, notamment chez le président d’extrême droite brésilien Jair Bolsonaro qui a annoncé en juillet 2019 vouloir « supprimer les subventions publiques destinées aux universités de sociologie et de philosophie ». En Pologne, deux historiens ont récemment été condamnés pour avoir incriminé les autorités polonaises, en l’occurrence un ancien maire d’une petite commune rurale pour sa responsabilité dans la mort de nombreux juifs lors de la Seconde Guerre mondiale. Le parti ultra-conservateur Droit et Justice (PiS), au pouvoir en Pologne, exerce depuis plusieurs années une pression accrue sur la communauté universitaire. Il cherche notamment à faire taire les travaux d’historiens qui rendraient compte du rôle des autorités polonaises dans la collaboration avec le régime nazi. Ouvertement nationaliste, le PiS tente ainsi de restaurer la réputation et la grandeur de la Pologne. Enfin, le 11 février dernier, le parlement grec a voté une loi permettant le déploiement dans les universités d’une « brigade de protection » afin de combattre des « phénomènes de violences » a défendu le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis. Mais pour beaucoup, cette loi est vue comme une tentative de contrôler les syndicats de gauche et plus généralement une jeunesse étudiante connue pour sa contestation du pouvoir et sa capacité de mobilisation massive.

Cette mise en perspective permet d’apercevoir cette lame de fond mondiale qui fait des universités, une cible privilégiée de la dérive autoritaire qui s’intensifie.

La France n’y fait pas exception. Il est à même à craindre que les polémiques autour de l’islamo-gauchisme à l’université s’installent durablement dans le débat public, jusqu’à déboucher sur une loi restreignant les libertés académiques. Car ce sont toujours les mêmes mécanismes qui ont cours. Rappelons-nous de la manière dont les polémiques sur le voile, partant de rien et s’exacerbant au fil du temps, avaient accouché d’une loi liberticide en 2004. Certes, l’histoire ne se répète jamais de la même manière. Mais il arrive souvent qu’elle bégaye et qu’elle soit un tragique recommencement du même.

 

Notes

[1]Loi de programmation de la recherche : une loi de précarisation | Les Économistes Atterrés

[2]Dominique Pinsolle, « Le chiffon rouge de la liberté universitaire », Le Monde diplomatique, décembre 2020

[3]« Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde, 31 octobre 2020

[4]Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une culture de l’excuse, La Découverte, 2016.

Youssef s’la raconte #5 – AbdelKrim Al Khattabi et la petite mosquée dans la rizière

La révolte du Rif  ( 1921/1926) est un des évènements révolutionnaires les plus marquants du siècle passé. Mais quel lien peut-il y avoir entre son leader, Abdelkrim Kattabi et l’existence de mosquées au Vietnam ?

 Le 27 mai 1926, le grand combattant anti colonialiste rifain Abdelkrim se rend aux troupes françaises qui avec l’armée espagnole, 500 000 hommes en tout avaient fini par encercler le Rif et infligé de telles pertes civiles (on parle de 150 000 morts avec utilisation de l’aviation et d’ypérite, gaz moutarde) que la reddition avait été acceptée afin d’épargner au Rif l’anéantissement complet de ses populations. Il faut dire que le commandant en chef des troupes françaises n’était autre que le sinistre général Pétain. Cette victoire contre la barbarie sera d’ailleurs célébrée le 14 juillet 1926 sous l’arc de triomphe de Paris en présence de Pétain, le président de la République, Gaston Doumergue, d’Aristide Briand et du général fasciste espagnol Miguel Antonio Primo de Rivera. Ce qui vaudra cette remarque du héros du Rif: «Votre civilisation est celle du fer. Vous avez de grosses bombes, donc vous êtes civilisés ; je n’ai que des cartouches de fusil, donc je suis un sauvage»[1].  Cette reddition met un terme à cinq ans d’une lutte exemplaire en tous points. Celui dont les méthodes de guérilla ont inspiré Mao Tsé-Toung, Hô Chi Minh et même le Che dit-on, est fait prisonnier et sera cette même année 1926 exilé à l’île de la Réunion avec sa famille et ses proches. Mais la guerre du Rif a eu un tel retentissement que le nom d’Abdelkrim est désormais connu dans le monde entier comme le symbole de la révolution anti coloniale mais aussi du courage et de la détermination.

Après 20 d’exil, les Français le croyant résigné ont l’intention d’installer Abdelkrim en résidence surveillée dans le sud de la France. De plus celui-ci a obtenu que le cercueil de sa mère décédée en exil, pourra poursuivre sa route jusqu’au Rif natal pour qu’elle y soit inhumée. C’est ainsi que le chef rifain et sa suite d’une cinquantaine de personnes embarquent en mai 1947 sur un navire français le Katoomba au départ de St Denis de la Réunion. Quittant la mer Rouge le navire s’engage dans le canal de Suez pour ensuite pénétrer en Méditerranée à destination de Marseille. Enfin cela c’est ce qui aurait dû se produire parce qu’en fait à l’escale de Port Saïd trompant la vigilance de l’escorte policière présente sur le navire pour le surveiller, Abdel Krim aidé de militants sur place descend à terre sous prétexte d’une invitation du roi Farouk. En fait il faut savoir que son évasion a été soigneusement organisée par un groupe de militants nationalistes maghrébins qui par souci de discrétion n’avaient même pas prévenu AbdelKrim de l’opération. Ces militants dont le Caire est devenu le foyer principal d’activité sont regroupés au sein du comité de libération pour le Maghreb arabe qui offre aussitôt à Abdelkrim la présidence de celui-ci.

Et c’est là que l’histoire se permet un de ses clins d’œil qui en font la saveur. La France en mai 1947 est alors embourbée dans ce qui s’appelle alors la guerre d’Indochine. Au sein de l’important corps expéditionnaire se trouvent selon la tradition coloniale plusieurs régiments de tirailleurs ouest et nord africains. Face à l’armée française les troupes vietnamiennes sont dirigées politiquement par le fameux Ho Chi Minh. Apprenant qu’AbdelKrim a réussi à rejoindre Le Caire où il est désormais libre, « l’oncle Hô » décide de jouer la carte de la solidarité entre révolutionnaires anti colonialistes. Et c’est ainsi qu’à la demande des camarades vietnamiens, Abdelkrim dont l’aura au Maghreb est encore immense demande à « Maârouf, » un cadre du Parti communiste marocain de se rendre au Vietnam pour y créer un réseau de propagande et d’action psychologique à destination des troupes nord-africaines engagées du côté de la France. Via des tracts ou des appels au haut-parleur les « tirailleurs coloniaux » sont invités à déserter et à rejoindre les rangs du Viet-Minh. Plusieurs centaines de combattants « ralliés » comme ils sont appelés vont répondre à cet appel. Ils seront par la suite regroupés dans un camp à Son Say à une cinquantaine de kms de Hanoï pour y suivre une formation révolutionnaire destinée à en faire les cadres d’un futur mouvement de libération du Maroc. C’est ainsi que cette localité se transformera peu à peu « en une sorte de kolkhoze » où les ex soldats devenus agriculteurs pourvoiront à leurs propres besoins alimentaires, épouseront des Vietnamiennes avec lesquelles ils auront des enfants et bien sûr bâtiront des mosquées.  Même si celles-ci n’étaient pas les 1eres car l’Islam est présent au Vietnam depuis le 8e siècle, leur présence illustre un épisode remarquable de l’histoire de la solidarité internationale des peuples colonisés.

 

Notes

[1] https://blogs.mediapart.fr/amadouba19gmailcom/blog/060820/abdelkrim-1882-1963-et-sa-guerre-du-rif-par-amadou-bal-ba

« Islamo-gauchistes » de toutes les universités, unissez-vous !

« Je pense que l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble, et que l’université n’est pas imperméable, l’université fait partie de la société », c’est par ces mots et sa volonté de demander au CNRS une enquête sur la prégnance de « l’islamo-gauchisme » au sein du monde académique français que Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, a provoqué colère et incompréhension chez les universitaires.

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Youssef se la raconte #4 : Prédictions des Hopis, Aimé Césaire et le phénomène Donald Trump

Il semble que les Hopis, peuple premier d’Amérique du Nord soient venus vers le VIIIe siècle du sud pour s’installer dans l’actuel Arizona. Cependant, il est très difficile d’établir une chronologie précise de leur histoire.

Toujours est-il que leur civilisation est l’une des plus anciennes et des plus élaborées de toutes les premières nations d’Amérique. Société matrilinéaire, les Hopis, au nombre de 7000 environ, sont subdivisés en plusieurs clans. Ils sont les rares à posséder un système d’écriture par idéogrammes. Leur économie repose sur l’agriculture (maïs, haricots, courges, en particulier) et sur l’élevage des moutons et ils parlent une langue proche de celle des anciens Aztèques.


D’innombrables prophéties de peuples indigènes annoncent la fin du monde, mais ce qui distingue les prédictions des Hopis des autres, c’est l’étonnante précision et la justesse de nombre d’entre elles, qui ont pu être vérifiées. Depuis des siècles, les Hopis (contraction de Hopitu-shinumu ou « peuple de la paix ») avaient prédit de nombreux évènements majeurs de l’histoire humaine inscrits sur leurs tablettes sacrées. Il semble qu’ils aient annoncé longtemps avant qu’elle n’arrive l’invasion de l’Amérique par des « hommes barbus qui viendraient juchés sur de drôles de montures avec comme emblème la croix ». Mais aussi que ces hommes « dresseraient dans le ciel des fils de métal » (les fils télégraphiques puis téléphoniques) et qu’ils inventeraient « un cheval de fer ». Le plus surprenant est sans aucun doute leur prédiction des deux guerres mondiales et l’annonce que les blancs feraient descendre du ciel « une grande gourde de cendres qui brûlerait tout et empoisonnerait l’air et l’eau ». Le système cosmogonique hopi établit que l’humanité a vécu différents mondes et que le 4e dans lequel nous vivons aujourd’hui se caractérise par un dérèglement général annonciateur de sa disparition. En effet, le monde blanc ayant brisé le cercle magique de l’harmonie avec la Terre, une grande purification par le feu surviendra après une nouvelle discorde entre blancs. Seuls survivront ceux qui accepteront de vivre selon le mode de vie hopi, c’est-à-dire d’une manière humble, pacifique et spirituelle dans le respect de la Terre nourricière. Mais lisons ce que dit de l’avenir ce livre sacré des Hopis :

– « Quand la Terre sera ravagée, que l’eau des rivières ne sera plus bonne à boire, quand les arbres se feront rares et que les animaux auront presque disparu, c’est alors qu’apparaitront les guerriers de l’Arc-en-ciel. Ils se lèveront pour protéger la Terre. Ils reformeront le cercle sacré de l’harmonie et enseigneront l’unité entre toutes les races et les religions véritables de l’humanité. Ils feront entendre leurs voix pour demander la fin des guerres et la Paix entre les peuples. »

L’observation des derniers évènements qui secouent les États-Unis entre partisans et adversaires de Trump, pour certains connaisseurs, semble aller exactement dans le sens des prédictions des Hopis. D’autant que les hommes blancs ayant eu l’occasion de se pencher sur le caractère déréglé de leur monde auraient eu l’occasion de modifier leur comportement avec la révolution hippy (en insistant sur la proximité des mots hopi et hippy) des années 1960-1970, mais que dans leur majorité ils n’ont pas su la saisir. Ce qui devrait précipiter la fin de ce 4e monde.

Mais le danger du refus d’être lucide sur soi-même et de s’amender, n’est-ce pas ce que prophétisait à sa manière un certain Aimé Césaire lorsqu’il écrivait dans discours sur le colonialisme : « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. […] Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » ?

Cette ruse, ne la retrouvons-nous pas également dans les mensonges du président français actuel proclamant sans cesse des principes de liberté pour au final étendre l’oppression chaque jour davantage ? Sommes-nous prêts pour la révolution hopi  ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Youssef se la raconte #3 : Frédéric II de Hohenstaufen, l’Empereur qui aimait les Arabes

Qui a entendu parler de l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen (à ne pas confondre avec son grand-père Frédéric Barberousse) empereur du Saint-Empire romain germanique (1194 à 1250) ?

Vous me direz pourquoi parler de lui ? Eh bien chers amis, ce noble personnage qui en plus d’être empereur fut roi de Germanie, roi de Sicile, roi de Provence-Bourgogne (ou d’Arles), et roi de Jérusalem va vous étonner à plus d’un titre. Et ce, bien que l’histoire semble ne lui avoir concédé qu’un strapontin. En fait, il fut tellement décrié par le monde chrétien officiel qu’il n’existe aucune hagiographie à mettre à son crédit comme cela aurait dû être le cas pour un personnage de cette importance. Plus incroyable, bien qu’empereur du Saint-Empire, sa place dans la hiérarchie des potentats européens suivant immédiatement celle du pape, il fut excommunié à trois reprises. Et le pape Grégoire IX alla jusqu’à le qualifier « d’Antéchrist ».

En fait sa destinée aurait dû être toute différente et on l’imagine plutôt en roi de la Renaissance, aimant la vie et les arts, humaniste avant l’heure, qu’en empereur chevauchant et guerroyant (sachant qu’il abhorrait la guerre). Épris de paix, il ne se résigna à l’usage des armes que contraint et forcé. À sa cour se pressaient des savants du monde entier, car il portait un grand intérêt aux mathématiques, aux beaux-arts, à la philosophie, mais aussi à la botanique, à l’agriculture. L’architecture le passionnait à tel point qu’il dressa lui-même des plans de châteaux. De plus il fut à l’origine de réformes administratives audacieuses. Il parlait au moins six langues : le latin, le grec, le sicilien, l’arabe (oui l’arabe), le normand et l’allemand.

L’empereur Frédéric et le sultan Muha

En fait vous l’avez compris, si je me permets de briser la monotonie de votre dimanche après-midi chers amis, c’est qu’il s’agit d’un personnage hors du commun. Et d’abord parce que Frédéric II fut effectivement ce que l’on pourrait appeler un empereur arabo-islamophile qui voua à la culture et aux sciences arabo-musulmanes une véritable dévotion.

Tout d’abord à cause de sa naissance. L’accouchement de sa mère comme ce fut parfois le cas dans l’histoire, se déroula en public, afin de permettre une totale transparence et légitimité (éviter les substitutions d’enfant comme cela se produisait parfois). On dressa une tente sur la place principale de Jesi (ville italienne de la province d’Ancône dans la région des Marches) où la maman fut installée dès qu’elle ressentit le moment venu. Malheureusement, l’accouchement se présenta si mal que craignant le pire, on dû faire appel à deux médecins arabes qui sauvèrent la mère et l’enfant.

Mais c’est surtout en raison de ses excellentes relations avec le monde musulman qu’il nous intéresse. Non seulement, nous l’avons dit, il parlait l’arabe, mais il arrivait souvent qu’il se vête en arabe à sa cour. Il fut l’ami de princes arabes dont le sultan d’Égypte et son ambassadeur et introduit avec sa femme la mode de l’amour courtois directement inspiré des Arabes. Il excellait comme les Arabes dans l’art de la fauconnerie (il écrivit un manuel qui fit autorité jusqu’à nos jours) et fut aussi une référence en matière d’élevage des chevaux tout comme les Arabes.

Mais là où plus que tout il étonna le monde, c’est la manière dont il mena la sixième croisade, la seule qui fut effectivement un pèlerinage en Terre sainte et non une opération guerrière. De fait, ce fut une croisade pacifique. En tant qu’empereur du Saint-Empire romain germanique il avait obligation de mener la croisade, ce dont il fit la promesse au pape. C’est à dire qu’il était chargé de rameuter tout ce que la chrétienté d’Occident avait comme souverains et chevaliers valeureux et les mener à l’assaut de Jérusalem à nouveau entre les mains des musulmans depuis 1187 par la victoire de Salah ad Din. Et c’est là que son intelligence fit le reste. Ne voulant surtout pas avoir recours aux armes contre le monde de l’Islam qu’il admirait tant et dans une ville sainte comme Jérusalem, il mit au point un stratagème qui lui permit de concilier à la fois ses obligations de souverain et son désir de paix avec le monde musulman.

Tout d’abord il aurait dû partir en croisade, selon sa promesse faite au Pape, en 1227, mais comme différents problèmes de gouvernance et de remous parmi les princes lombards l’en empêchèrent il dut attendre l’année suivante. Ceci n’empêcha pas Grégoire IX, fraichement élu pape et pris de fureur de l’excommunier une première fois. Il partit l’année suivante, alors que son excommunication n’était pas levée. En réalité, sa croisade fut un leurre et une gigantesque mise en scène. Arrivé à Jérusalem en 1228, il demanda aussitôt à rencontrer le sultan Malik al-Kamel avec qui il avait déjà tissé des liens d’amitié. Un simulacre de bataille fut organisé entre les deux armées avec zéro mort, en réalité une sorte de grande joute pacifique où des combattants s’affrontèrent en des combats sportifs comme il s’en faisait beaucoup dans les villes d’Occident les jours de fête. À l’issue de ce semblant de bataille, un accord fut conclu, le traité de Jaffa, qui déclara l’empereur vainqueur. Et c’est ainsi qu’officiellement Frédéric II, se couronnant lui-même, fut déclaré roi de Jérusalem en mai 1229. Une belle fête fut organisée, Malik al Kamel remit symboliquement les clefs de Jérusalem sur un coussin brodé d’or à Frédéric II qui s’empressera de les rendre aux musulmans avant de reprendre la route du retour et chacun reprit sa place. C’est ainsi que le pape Grégoire IX, n’ayant pas été dupe de l’opération, décida la seconde excommunication de Frédéric II, en mars 1228. D’ailleurs, les rapports houleux entre l’Empereur et le Vatican (pour des questions de pouvoir cette fois ci) furent tels que le pape succédant à Grégoire IX, Innocent IV, l’excommunia à nouveau en 1247, incitant les souverains d’Europe à lui déclarer la guerre et à se considérer comme croisés pour l’occasion. Fort heureusement, les rois francs et d’Angleterre ne suivirent pas l’ordre d’Innocent IV.

Frédéric II mourut d’une crise de dysenterie en 1250 et repose dans la cathédrale de Palerme auprès de ses aïeux (si vous passez par la Sicile, n’hésitez pas à faire le détour). Pour être complet sur le personnage, sans doute ne devons-nous pas passer sous silence cette fameuse et criminelle expérience qu’il fit réaliser sur le langage des nouveau-nés et qui se termina par un terrible fiasco. Mais visiblement, il impressionna tant les esprits éclairés de son temps par ses réformes et son esprit moderne qu’ils ne s’y trompèrent pas. Reconnaissant sa valeur, ils lui donnèrent le surnom de Stupor Mundi (la « Stupeur du monde »). Mieux que ça, une croyance naquit, disant qu’il était juste « endormi » d’un sommeil magique dans le cratère de l’Etna et qu’il allait à coup sûr ressusciter. Ne voulant croire à son décès, beaucoup s’attendaient à son retour dans une forme de messianisme païen.

Dans son ouvrage, Dante le place en Enfer, mais loue « la noblesse et la droiture » de l’Empereur. « Le soleil du monde s’est couché, qui brillait sur les peuples, le soleil du droit, l’asile de la paix », écrivit son fils à sa mort.

Les territoires conquis de l’islamophobie

À propos du livre Les Territoires conquis de l’islamisme de Bernard Rougier.

 

Il est rare qu’un livre qui se veut universitaire bénéficie d’une telle couverture médiatique et pourtant, tel a été le cas pour Les territoires conquis de l’islamisme, rédigé sous la direction de Bernard Rougier. Il faut dire que cet ouvrage entre pile dans l’inquiétude du moment autour du « problème » de l’Islam de la (ou en) France et des polémiques sur le « communautarisme » et le « séparatisme » musulman. Accompagné de ses étudiants, Bernard Rougier a la ferme volonté, selon ses dires, d’aborder la question de manière frontale, sans fioriture ou angélisme. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a fait peu de cas de toute rigueur scientifique ou éthique.

 

Une prétention non idéologique et une méthodologie qui interroge 

Dès les premières lignes, Bernard Rougier (politologue et spécialiste du Moyen-Orient, de l’islam et notamment du salafisme) nous annonce l’objectif principal du livre : rompre avec tous les travaux autour des thèmes de l’islam, de l’islamisme et de la radicalisation. Ces derniers favoriseraient trop « la dimension psychologique et intrafamiliale au détriment d’une analyse sociologique et idéologique » (p. 9), car ils auraient le souci, nous dit-il, de ne pas fournir de la matière à l’extrême-droite dans leurs discours idéologiques. D’après lui, cette focale sur la radicalisation individuelle empêcherait de cerner les évolutions de l’islamisme en France et de faire un « diagnostic objectif et empirique sur les situations locales les plus inquiétantes en termes de cohésion nationale » (p. 9), tout en occultant les liens avec l’islamisme qui sévirait au Moyen-Orient et au Maghreb. Pire encore, cette approche du phénomène de la « radicalisation » serait instrumentalisée par les jihadistes eux-mêmes, puisqu’elle leur fournirait « un mode de défense clé en main » (p. 10), profitant ainsi de l’aveuglement des chercheurs, bien heureux de trouver confirmations de leurs hypothèses.

À peine trois pages et nous nous confrontons déjà à l’un des soucis majeurs du livre : le parti pris contre tous les travaux de sciences humaines menés jusque-là sur le thème de la radicalisation[1] à tendance islamique, sous le prétexte qu’ils n’oseraient pas aller au fond de la question par crainte des répercussions politiques et/ou par paresse intellectuelle. Certes, ces accusations sont graves et elles nous rappellent les réprimandes sur la « bien pensance » chère à l’extrême-droite, mais nous aurions pu accorder le bénéfice du doute aux attaques portées par Bernard Rougier si seulement ses accusations étaient accompagnées d’un minimum de démonstration. Mais il n’en est rien. Aucune source, aucun exemple, aucune illustration de ce qui, selon lui, poserait problème dans ces travaux. Cela reste un mystère.

Le livre lui-même souffre d’un manque criant de sources scientifiques. Il n’y a pas de bibliographie à la fin de l’ouvrage ou à la fin de chaque chapitre, et on peut comprendre facilement ce choix tant les références sont faméliques dans une grande partie des contributions. Que les auteurs décident de ne pas s’appuyer sur la riche production des sciences humaines autour du thème de la radicalisation et du terrorisme parce que celle-ci serait trop complaisante avec le phénomène islamiste et trop « idéologique » passe encore… Néanmoins, il est incompréhensible de noter qu’il n’y a pas non plus, ou alors très peu, de références aux écrits autour de la sociologie du phénomène religieux, et pas seulement islamique, ou bien autour de la sociologie des classes et quartiers populaires, puisqu’ils sont le public et le territoire visés, ou bien encore de diversification des sources au niveau des théologiens et islamologues, surtout lorsqu’on a pour objectif de traiter de certains courants religieux, comme le salafisme. Ainsi, nous avons l’impression que les auteurs sont simplement armés de leurs prénotions, apparemment directement nourries par le discours médiatique et politique autour de cette thématique, et qu’ils analysent d’une façon triviale des sujets pourtant particulièrement sensibles et complexes.

La méthodologie interroge tout autant. D’abord parce qu’à de rares exceptions près, nous n’avons pas de description détaillée de la méthodologie employée et on semble davantage se rapprocher de l’enquête policière que de l’enquête sociologique. Ensuite, parce que les auteurs font parfois fi de toute la rigueur scientifique que demande un tel travail, surtout académique, et qu’ils nous assènent des analyses dignes des pires intellectuels médiatiques s’exprimant sur « l’islamisation » : « Argenteuil est sans doute l’une des villes les plus islamisées de France. […] Il suffit de se déplacer en pleine journée dans les rues d’Argenteuil pour constater que les tenues islamiques sont non seulement portées par les femmes, ce qui est de plus en plus courant en France, mais aussi par beaucoup d’hommes, ce qui est moins répandu dans l’Hexagone. » (p. 185) Enfin, les faiblesses méthodologiques et conceptuelles doivent d’autant plus être soulevées que le livre a la prétention d’être totalement « neutre » du point de vue idéologique, les différents chapitres dépeignant un tableau « objectif » et sans concession de l’emprise de l’islamisme en France. La revendication d’une « neutralité » idéologique est même l’argument majeur de Bernard Rougier pour assurer la spécificité de son ouvrage sur la question.

Il est important, avant de parler plus en détail du livre, de revenir sur le terme « idéologique » qui revient à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage et est même le titre de la première partie. Le mot est essentiellement utilisé péjorativement, dans le but de discréditer soit la manière dont la « radicalisation » a été traitée jusque-là en sciences humaines, soit la manière dont certains musulmans, jugés trop « radicaux », conçoivent l’islam. Toutefois, malgré sa répétition, nous n’avons jamais de définition claire de ce que les auteurs entendent par « idéologie », qui s’avère être cantonnée à une forme négative, désignant une action intéressée politiquement ou intellectuellement. Il est étonnant de voir un politologue, dans un ouvrage publié dans une maison d’édition universitaire, avoir un usage aussi hasardeux du terme « idéologique ». Il est encore plus problématique de constater que Rougier s’imagine être épargné par le danger de tomber dans une analyse « idéologique », sous le seul prétexte de sa bonne foi. L’ouvrage serait totalement neutre et objectif, débarrassé de toute velléité idéologique, et c’est pour cela qu’il trancherait dans le vif, d’où son intérêt.

Malheureusement pour les auteurs, ce n’est pas le cas. Mais comment cela aurait-il pu l’être ? La déconstruction du mythe de la neutralité du chercheur est normalement un fait accompli pour tout élève ayant une licence en sciences sociales. Nous ne pouvons pas passer outre le fait qu’un professeur d’Université tombe dans un tel piège, surtout lorsqu’on a l’impression que le but est de donner du crédit aux discours islamophobes actuels, car tel est bien l’objectif de ce livre. Au lieu de prendre leurs distances avec le discours commun, étape primordiale de tout chercheur un tant soit peu sérieux, Bernard Rougier et ses élèves préfèrent, au contraire, en être la caution académique.

 

La « conquête islamiste », de la théorie à la pratique

Le livre est divisé en trois parties, les deux premières, nommées « Idéologies » et « Quartiers », visent à décrire respectivement la théorie et la pratique des islamistes en France. Elles s’articulent et fonctionnent de pair. Avant de montrer de quelle manière les islamistes ont « conquis » des territoires français, les auteurs nous proposent de plonger dans leurs idéologies. Ces deux parties révèlent les autres grandes limites du projet de Rougier et Cie, en mêlant généralisation abusive, sophisme par association et surtout approximations et méconnaissances sur l’islam, ses croyants, ses pratiques et ses significations. Ce point est d’autant plus problématique que le livre se targue d’être rédigé soit par des personnes spécialistes de la question, en premier lieu Bernard Rougier, soit par des personnes concernées par l’islam, étant elles-mêmes musulmanes. La troisième partie, intitulée « prison », est plus anecdotique, mais, paradoxalement, l’avant-dernier chapitre illustre par contraste de nombreuses faiblesses dans les autres productions.

 

La production et diffusion de l’idéologie islamiste

La partie « Idéologie » traite du contenu et de la production théorique des « islamistes », mais aussi sa diffusion et les débats internes. Si Rougier possède des connaissances factuelles sur tous les débats, tensions, et controverses qui peuvent exister entre des cheikhs dans la production théologique de divers courants que l’on pourrait qualifier de « rigoristes », on regrette néanmoins que cela reste brouillon et superficiel. Les écrits de ces savants sont explorés de façon trop expéditive et caricaturale. On se perd dans l’énumération des noms, sur lesquels on ne s’attarde jamais, et sur tous les conflits qui peuvent exister entre eux, notamment entre les multiples courants que les auteurs ont tendance à mélanger de manière grossière : les frères musulmans (de quel pays ?), le salafisme (quelle tendance ?), le wahhabisme, le takfirisme, etc. La confusion est accentuée par l’affirmation des auteurs selon laquelle ils tendent tous vers le jihadisme. Nous parvenons tout de même à comprendre qu’il existe une production théologique d’un islam rigoriste, littéraliste, réactionnaire et profondément conservateur en provenance du Moyen-Orient qui imprègnerait maintenant le quotidien des musulmans de France.

L’une des principales idées du livre est que la production idéologique islamiste est réalisée dans le Maghreb et le Moyen-Orient, avant d’être transmise en France, par plusieurs voies. La première est celle des imams, soit en provenance du monde arabe, soit nés en France, mais ayant suivi leur formation dans cette région. La seconde est la production littéraire, un chapitre y est consacré et c’est la seule fois où nous pourrons profiter d’un minimum d’outils statistiques pour étayer les hypothèses – quand bien même la catégorisation des livres pose question. Enfin, le troisième moyen de diffusion sont les réseaux sociaux et internet : forums, sites internet, pages Facebook, mais aussi applications de communication comme WhatsApp.

S’il y a effectivement une transmission – à l’heure de la mondialisation et des nouveaux outils de communication, comment en serait-il autrement ? –, il aurait été davantage pertinent d’interroger les manières par lesquelles ces discours sont réceptionnés par le public musulman français : comment reçoivent-ils ces discours ? Quelles interprétations en font-ils ? Quel jugement portent-ils dessus ? Quel est le degré d’adhésion ? À quels niveaux ? Existe-t-il un rejet ? Comment cela se répercute sur leur façon de concevoir et pratique leur religion ? Etc. À ces questions, nous n’avons aucune réponse. À en croire les contributeurs, les musulmans constituent une masse amorphe, un simple réceptacle sans capacité d’agir, de réagir ou de réfléchir, qui incorporent sans broncher, entièrement et tel quel, toute la théologie réactionnaire en provenance du Moyen-Orient – dont on nous livre l’image caricaturale d’une région absolument dominée par les « islamistes » et leur théologie rétrograde –, nous donnant comme seule illustration des enquêtés allant dans le sens de leur assertion.

 

Salafisme partout, définitions nulle part

Malgré cet inquiétant tableau d’une France et de tout un monde arabo-musulman imprégnés d’un salafisme conquérant, une question reste toujours en suspens : qu’est-ce que le salafisme ? Le livre ne nous donne aucune réponse réellement claire. Nous avons, par-ci par-là, au gré des chapitres, des bribes de définitions, mais celles-ci sont tellement vagues et générales, et parfois même contradictoires, que l’on demeure dans le flou. Il est impossible de distinguer un islam salafiste d’un islam non salafiste. Au fil des pages naît en nous cette étrange impression que les auteurs n’ont pas une grande connaissance de la pratique de l’islam, en particulier en France, et catégorisent énormément de choses, souvent à tort, comme du « salafisme ». C’est une lacune particulièrement fâcheuse pour un ouvrage quasiment consacré à ce sujet.

La confusion autour de cette question est en grande partie liée à la conception dichotomique qu’ont les auteurs de l’islam et de sa pratique. Il existerait ainsi deux camps principaux, deux lectures, deux interprétations de la religion islamique : l’une est libérale et plus « spirituelle », cantonnant la religion à la sphère du privé dans une relation exclusivement individuelle à Dieu. Elle serait aussi ouverte aux diverses interprétations, souple et tolérante en termes de pratique, séculière, et surtout, dans cette conception, l’islam n’occuperait pas une place centrale pour les croyants. Cette conception bénéficie du regard bienveillant des auteurs. L’autre est « salafiste », elle accorderait une importante primordiale à la pratique, avec une approche rigoriste, littéraliste et traditionnelle. De plus, elle aurait une conception « communautaire » de l’islam, dans laquelle la religion occuperait une place centrale pour les fidèles, rythmant leur quotidien et se pratiquant de façon visible, donc « prosélyte » si l’on adopte le point de vue des auteurs, qui s’y opposent frontalement.

Nous pouvons constater une tendance grandissante dans le champ politique et médiatique, et donc même académique comme nous le voyons ici, à voir dans une pratique « trop » régulière, marquée ou visible de l’islam un signe de « salafisation ». Dans Territoires conquis de l’islamisme, les exemples cités laissent souvent perplexe, comme lorsqu’ils notent comme signe de « salafisme » l’achat de produits « islamiques » pourtant populaires chez les musulmans, tels le musc, le siwak, le djelbab (portée par de nombreuses musulmanes non voilées pour la prière ou pour se rendre à la mosquée) (p. 34), etc. ; ou bien le fait de se rincer le nez de façon « démesurée » (p. 204), ce qui nous pousse à nous demander quels sont les critères d’évaluation d’un rinçage de nez, et l’échelle de mesure permettant jauger s’il est « démesuré » ou non.

L’ouvrage fait alors écho à toutes les polémiques politico-médiatiques du moment, et notamment aux désirs du gouvernement de réagir face au « communautarisme » et à « l’islamisme », notamment en appelant à une « société de la vigilance » pour faire face à la « radicalisation islamiste ». Impossible de ne pas faire le parallèle avec la liste des « signes de radicalisation » dressée par Christophe Castaner, puisque l’ouvrage en adopte certains, comme la pratique régulière de la prière, le port de la barbe ou une pratique plus intense du ramadan. Or, cela correspond parfois aux piliers mêmes de la religion musulmane. La quasi-totalité des fidèles reconnaît la prière comme une obligation, quand bien même ils ne la respectent pas. Le ramadan est aussi un exemple éclairant puisqu’il est un mois sain durant lequel les musulmans se doivent d’être plus intensifs dans leur dévotion à Allah, sans oublier qu’il est un évènement majeur et très suivi dans la communauté musulmane, même par les moins pratiquants. À ce rythme, respecter les 5 piliers de l’islam à la lettre pourrait presque être considéré comme du salafisme. La pente glissante de l’amalgame apparaît sous nos yeux, le livre nous explique que du salafisme, même quiétiste, au jihadisme il n’y a qu’un pas, et en même temps sa définition nébuleuse nous laisse à penser qu’un pratiquant un peu trop zélé est un salafiste en puissance…

 

Une vision conspirationniste de la « conquête islamiste »

Contrairement aux allégations de Rougier, l’ouvrage est loin d’être « neutre » idéologiquement parlant. Il emprunte plutôt sa phraséologie et ses raisonnements aux discours islamophobes, que ce soit dans la généralisation, la méconnaissance, l’amalgame de toutes pratiques au salafisme, et du salafisme au jihadisme. De même qu’il adopte une vision quasi conspirationniste de l’infiltration des « islamistes » dans la vie militante – dont l’un des chevaux de Troie serait le Comité Contre l’Islamophobie en France (CCIF) –, et dans la vie politique, notamment dans les « territoires conquis » que seraient les « quartiers ». Après avoir placé la focale sur la théorie, la deuxième partie de l’ouvrage s’attache à dévoiler la pratique, c’est-à-dire la manière par laquelle les islamistes conduisent leur stratégie de conquête. Dans cette partie, l’amalgame est accentué, nul besoin de sonder les habitudes religieuses des personnes citées – on pourrait d’ailleurs questionner l’éthique de l’enquête en matière de dévoilement des noms –, puisque le simple fait de revendiquer son islamité, ou alors d’avoir un prénom à consonance musulmane suffit à faire peser sur elles, dans le meilleur des cas, le soupçon de la collaboration naïve à l’islamisme.

Le soupçon est d’ailleurs ce qui pèse perpétuellement sur les musulmans, indépendamment de leurs croyances, pratiques, ou même propos. Les auteurs ont comme présupposé que les « islamistes » ont conquis des territoires français et sont parvenus à imposer leur conception de l’islam. À partir de là, toutes les données dont ils disposent sont utilisées pour appuyer leurs hypothèses. Lorsque des musulmans paraissent corroborer leurs prénotions, ils les citent fidèlement et les croient sur parole, sans prendre de distance avec ce que l’enquêté leur dit. Mais lorsque ces mêmes musulmans sont plus nuancés, ou entrent en contradiction avec l’idée directrice du livre, comme lorsque des imams condamnent certaines dérives dans la pratique, dans l’intolérance religieuse, ou s’opposent ouvertement aux jihadistes, les chercheurs mettent en doute ces déclarations, les renvoyant à des formes de taqiya (accusation bien courante dans la droite et l’extrême-droite), c’est-à-dire une dissimulation plus ou moins élaborée de leurs intentions réelles derrière des propos d’ouverture et de tolérance. C’est le cas lorsqu’ils accusent les « Frères musulmans » de faire mine de vouloir lutter contre la radicalisation, alors qu’ils chercheraient en réalité à « élargir leur influence auprès des pouvoirs publics » (p. 27), ou bien lorsque Bernard Rougier et Hector Dubois nous expliquent que le groupe qu’ils étudient « n’est pas ʺjihadisteʺ au sens où l’entend la nomenclature académique et policière », mais l’est quand même un peu, car « ils ne cachent pas leur ambition de livrer une guerre culturelle à la société et à l’État au nom de leur conception de l’islam. » (p. 197).

 

La focalisation sur « l’islamisme » aux dépens des autres problématiques

Tous ces défauts sont aggravés par le fait que les chercheurs ne font mention à aucun moment de l’atmosphère islamophobe actuelle. Pire que cela, ils en contestent le terme et son utilisation à plusieurs reprises. Sentant l’accusation d’islamophobie peser sur son ouvrage, Rougier s’imagine que la prédire dès le début du livre lui permet de s’en défaire à moindres frais, certifiant qu’elle est pour lui d’ores et déjà infondée. Il se targue avant tout d’avoir dans ses contributeurs une majorité de personnes musulmanes. Comme il l’explique dans une interview, mettre en avant l’origine ethnico-religieuse de ses élèves le met mal à l’aise, mais il parvient à surmonter cet obstacle puisque cela lui permet d’avoir des cautions pour se disculper de tout racisme. Ensuite, si la présence de « premiers concernés » dans l’ouvrage ne suffit toujours pas à faire taire tout soupçon autour du livre, Bernard Rougier a un argument massue : il ne peut être islamophobe puisqu’il a vécu une grande partie de sa vie dans le monde arabe[2]. Enfin, si le doute persiste, les auteurs n’en ont cure, car le terme « islamophobie » est tout bonnement récusé. Effectivement, il serait, en réalité, une arme aux mains des islamistes et de leurs idiots utiles imagine-t-on, permettant « de faire avancer un agenda islamiste » (p. 21) et « d’intimider ceux qui, de plus en plus rares, s’efforcent de rattraper le temps perdu en reconstituant un savoir objectif sur ce qui se passe réellement dans les quartiers des grandes villes, avant que divers courants religieux n’investissent le terrain et en gagnent les esprits et les cœurs » (p. 15).

Ce rejet du terme « islamophobie » et le silence assourdissant autour des discriminations sociales et raciales dont sont victimes les musulmans expliquent surement pourquoi l’antiracisme politique et le mouvement décolonial français se voient consacrer un article dans la partie « Idéologie ». Après nous avoir fait un descriptif très sombre des discours réactionnaires qui animeraient le quotidien des musulmans de France, le livre essaie tant bien que mal de créer un lien avec tout le champ militant antiraciste et décolonial, ce qui laisse perplexe. En effet, des organisations comme le Parti des Indigènes de la République (PIR) ou le CCIF sont accusées soit d’être islamistes, soit de vouloir s’allier avec eux. Les attaques à leur encontre témoignent d’une malhonnêteté intellectuelle manifeste, caricaturant leurs positions politiques et idéologiques, voire tronquant certains de leurs propos pour en donner des interprétations parfois opposées à l’idée de base. À titre d’exemple, l’auteur cite l’article d’Houria Bouteldja « Mohamed Merah et moi », mais en donne une version hachée, ne laissant apparaître que les moments où elle se compare à Mohammed Merah, sans jamais préciser qu’elle si dissocie à la fin et qu’elle condamne son acte. Nous sommes même parfois à la limite du diffamatoire lorsqu’il est écrit qu’il existe « des liens organiques entre militants décoloniaux et mouvements jihadistes » (p. 77). Cependant, la démonstration des tentatives d’approche entre les deux camps est bancale. Une telle alliance est peu probable entre ces deux univers, tant leurs façons de concevoir la politique s’avèrent différentes. C’est d’ailleurs la conclusion de l’article en question, qui ajoute même que l’antiracisme politique est divisé entre, d’une part, une approche dans laquelle la « question raciale » est centrale, comme au PIR, et d’autre part, l’approche intersectionnelle du Comité Justice et Vérité pour Adama – un collectif qui lutte contre les violences policières. On en vient donc à se demander quel est l’intérêt de cet article, placé dans la partie « Idéologie », si ce n’est de discréditer à peu de frais tout un champ militant qui lutte notamment contre l’islamophobie.

C’est pourquoi il n’est pas étonnant de voir la question des discriminations pesant sur les musulmans en France, mais aussi dans le monde, occuper peu de place dans le livre. Celles-ci sont renvoyées à des « causes victimaires » (p. 121) ou des « griefs à caractère communautaire » (p. 128). Pourtant, les auteurs nous expliquent que les musulmans tendent à opter pour une approche de l’islam prônant une rupture avec le modèle républicain français, donnant la part belle au séparatisme et au communautarisme. L’affirmation reste encore à démontrer, mais, si cela était effectivement le cas, est-il correct d’en trouver la cause uniquement du côté d’une prédication islamiste ? Certes, les auteurs font parfois état des conditions socio-économiques précaires des enquêtés, soulignant que les « quartiers conquis » sont aussi des zones où habitent des populations pauvres ou dans lesquelles les services publics sont absents, mais les principaux coupables de cette situation délétère restent les islamistes et les pouvoirs publics trop complaisants à leur égard. Toutefois, il y aurait très certainement des explications à trouver à cette volonté de « rupture » que peuvent émettre des musulmans si l’on cherche du côté des diverses discriminations qu’ils subissent – chômage, violences policières, échecs scolaires, stigmatisation, etc. -, les amenant à penser qu’ils sont traités comme des citoyens de seconde zone et que le pacte social et républicain a d’abord été rompu par l’État et les responsables politiques.

 

Des territoires pas si conquis…

Si l’on se fie au livre, l’islamisation paraît bien avancée, en témoigne ces titres sans équivoques : « Marne-La-Vallée à l’heure Yéménite », « Construction d’un écosystème islamique : le cas d’Aubervilliers », « Toulouse : la machine de prédication, ou la fabrication sociale du jihadisme ». Tout est fait pour créer une atmosphère anxiogène et inquiétante dans laquelle l’emprise des « islamistes » sur ces villes serait totale et conduirait à ce que les « Français d’origine européenne » n’osent plus se rendre dans certains quartiers (p. 157). Pourtant, lorsque nous regardons de plus près, nous voyons que le phénomène se concentre sur des petits groupes de musulmans. Le cas de chapitre sur le « Yémen » est à ce titre révélateur du procédé discutable qui est emprunté. Il est vrai que dans un travail de sociologie nous devons parvenir à une montée en généralité, mais dans le cas présent, celle-ci prend une proportion assez déroutante. En effet, dans le chapitre en question l’étude n’est pas portée sur les pratiques et mode de vie des musulmans de Marne-La-Vallée qui tendraient de plus en plus à emprunter à ceux des Yéménites – et il faudrait alors nous expliquer en quoi cela pose problème –, mais plutôt sur une petite partie d’entre eux qui entretiendrait plus ou moins des liens avec les luttes politiques et théologiques au Yémen. Mais, sans que l’on sache pourquoi, ce groupe, de taille réduite, serait représentatif de la communauté musulmane de la ville et disposerait d’un pouvoir politique et idéologique important. Le même procédé est appliqué à chaque fois.

Cependant, au fil des lignes, on comprend que les « conquêtes » sont fortement à nuancer : elles ne se matérialisent pas véritablement par des victoires politiques concrètes et nous restons tout au plus dans le symbolique. Comme nous l’avons souligné plus haut, le livre fait écho aux polémiques actuelles autour des listes dîtes « communautaires » – terme qu’il est urgent d’interroger, celui-ci semble être réservé aux listes avec une forte propension de personnes issues de l’immigration postcoloniale et/ou ne cachant par leur islamité –, et la lecture des Territoires conquis de l’islamisme peut difficilement convaincre d’autres personnes que celles déjà convaincues de la prégnance de l’islamisme dans les mairies des « banlieues » françaises.

Le cas de l’article sur la ville d’Aubervilliers est à ce titre exemplaire : il est un condensé de toutes les approximations et limites méthodologiques, scientifiques et éthiques de l’ouvrage. L’auteur de l’article nous parle du clientélisme, un problème assez répandu qui touche de nombreuses communes, en particulier en période d’élections municipales, mais dans le cas d’Aubervilliers on saisit que le problème est plus grave encore puisqu’il s’agit de clientélisme « communautariste » voire « islamiste ». Sans nier la part de clientélisme qui peut y exister, le terme peut parfois être utilisé ici à mauvais escient. Peut-on réellement considérer comme du « clientélisme » le fait que, dans une commune dans laquelle réside une forte communauté musulmane, les responsables politiques soient à l’écoute des demandes et réclamations de cette population ? Le rôle de ces élus n’est-il justement pas de tenter de répondre aux besoins de ses habitants ? Enfin, l’accusation de « salafisme », « islamisme » ou bien de complicité ou collaboration, est portée à l’encontre d’acteurs de la ville, jamais anonymisée, sans que cela ne paraisse être justifié, principalement lorsque l’auteur se permet de porter des insinuations plus que douteuses sur leurs intentions et leurs actions, les accusant de pratiques délinquantes : « un système de pouvoir autonome a vu le jour avec lequel les responsables de la mairie doivent par la suite composer, sous peine de subir des sanctions collectives (incendies de véhicule, émeutes) ou individuelles (menaces physiques, agressions) » (p. 124). Ces attaques sont d’autant plus graves que, comme nous l’avons souligné, les noms des enquêtés ne sont pas anonymisés. Ce choix interroge surtout lorsque l’on sait que la majorité des contributeurs du livre ont opté pour des pseudos, de crainte, nous dit Rougier, de recevoir des menaces. On ne peut que regretter que celui-ci n’ait pas été aussi regardant à l’encontre des musulmans interrogés, surtout lorsque l’on sait à quel point les actes islamophobes se font de plus en plus violents.

 

Conclusion : les territoires conquis de l’islamophobie…

Le livre se conclut sur une troisième partie consacrée à la prison, qui relève un peu, malgré elle, le niveau de l’ouvrage, en particulier l’avant-dernier chapitre de François Castel de Bergerac. Certes, il souffre de lacunes habituelles que l’on trouve au fil de la lecture, notamment la surinterprétation par l’islamisme, ce qui le conduit à penser que si ces prisonnières s’insurgent contre les fouilles corporelles parfois abusives qu’elles peuvent subir, ou bien lorsqu’elles demandent le droit à davantage de douches, c’est seulement parce qu’elles ont embrassé une pratique salafiste de l’islam dans laquelle la pureté du corps serait une chose cruciale, alors que ces plaintes et ces demandes doivent certainement être partagées par de nombreux prisonniers non musulmans. Néanmoins, l’article se démarque un tant soit peu et révèle les faiblesses et carences des précédentes contributions. Il dénote tout d’abord par sa méthodologie et son cadre analytique : il est le seul à nous donner accès à une ressource bibliographique relativement conséquente et à nous faire un exposé clair et détaillé de la démarche, du cadre de l’enquête, de la façon dont les données sont récoltées, analysées, etc. De plus, il pose les bases et les délimitations de sa recherche, puisqu’il n’est nullement question de montrer la soi-disant emprise du « salafo-jihadisme » en France, mais simplement de mener une étude auprès des prisonnières condamnées pour des actes de radicalisation et de terrorisme.

C’est justement la critique principale que nous pouvons faire à Bernard Rougier et ses contributeurs. Que des Français musulmans puissent adhérer aux discours « jihadistes » prônant un islam ultra-violent, nous n’en doutons point, et si Rougier et Cie avaient fixé comme objet de recherche ce type de public et leur production idéologique, en précisant que cela est un phénomène plutôt minoritaire et qu’il est difficile d’en mesurer l’influence sur le reste des musulmans, l’ouvrage pourrait presque présenter un intérêt scientifique. Mais ce n’est pas le cas. Les auteurs ont une tout autre prétention, celle de démontrer que l’idéologie « islamiste » est populaire chez les musulmans de France, et qu’elle est même parvenue à conquérir certaines zones géographiques, en imposant sa loi, sans qu’ils ne nous apportent des éléments de preuves réellement sérieuses et tangibles. Enfin, ironie du livre, les profils des prisonnières interrogées que dressent François Castel de Bergerac – des femmes jeunes, ayant connu des ruptures familiales et/ou professionnelles et/ou scolaires, et tombant rapidement dans un islam radical, sans avoir eu de pratique religieuse relativement régulière et marquée avant cela – paraissent corroborer les pistes d’analyses de beaucoup de travaux en sciences humaines sur la question, ceux-là mêmes que Rougier a véhément attaqué en introduction.

En terminant ce livre, nous avons l’étrange impression qu’il a pour fonction de donner du crédit « académique » à toutes les polémiques islamophobes actuelles, en faisant fi de toute la rigueur méthodologique, analytique et éthique qu’exige ce genre d’exercice. Qu’un tel ouvrage ait pu être publié aux Presses Universitaires de France interroge tout autant. Plutôt que de nous montrer l’emprise de plus en plus grandissante de « l’islamisme » sur les « territoires perdus de la République », l’ouvrage nous montre plutôt à quel point l’islamophobie conquiert de plus en plus d’espace, s’imposant même dans le champ académique et universitaire.

 

Notes

[1] Nous utiliserons durant cet article le terme de « radicalisation », bien que nous ayons conscience que le terme lui-même doit être interrogé, notamment quant au potentiel raciste qu’il contient, mais aussi dans la fonction qu’il peut remplir. Voir Esmili Hamza, « La radicalisation n’existe pas, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit rien. Les sciences sociales à l’appui d’une nouvelle raison d’État », Jef Klak, 2019

La radicalisation n’existe pas, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit rien

[2] ibid.

Un intellectuel indigène est-il toujours un Indigène ?

« Je me ris des gens soi-disant ʺpratiquesʺ et de leur sagesse. […] Je me serais vraiment considéré comme ʺnon–pratiqueʺ si j’avais crevé sans avoir achevé mon livre. »

Lettre de Karl Marx adressée à Siegfried Meyer, le 30 avril 1867

 

« Ce ne sont que des intellos ! ». Voilà l’étrange anathème qui nous frappe. Étrange, car il sous-tend que l’ambition de réfléchir, penser, écrire et même – suprême arrogance – théoriser notre condition raciale nous disqualifie comme Indigènes.

Ainsi, des flots de critiques accompagnent chacune de nos publications : trop théoriques, trop universitaires, pas assez sur le « terrain ». Ces attaques, aussi ridicules et mesquines soient-elles, nécessitent tout de même que nous nous y attardions et que nous y consacrions quelques lignes, car elles sont significatives de la manière dont une partie de la gauche blanche mais aussi des Indigènes conçoivent les militants de la lutte décoloniale. Une vision qui allie paternalisme, gauchisme, purisme voire même une forme de racisme. Car, oui, même des Indigènes se réclamant de l’antiracisme peuvent propager des schémas racistes sur eux-mêmes.

L’anti-intellectualisme est avant tout une doctrine d’extrême-droite, en particulier fasciste, qui voit en chaque intellectuel un membre de l’élite qui, en plus de le corrompre, agirait contre le bien-être du peuple et de son bon sens. Cependant, il existe aussi un anti-intellectualisme dans la gauche radicale. Pour le résumer assez rapidement, et donc grossièrement, Il est directement en lien avec la résurgence du gauchisme, au sens léninien du terme, et emprunte à son purisme. Dans cette conception, l’intellectuel est intrinsèquement un individu coupé des « masses », plus préoccupé à rédiger des textes qu’a agir pour la révolution, s’enfermant dans la théorie et méprisant la pratique.

Toutefois, malgré cette forte tendance, la gauche blanche parvient à produire des intellectuels respectés (et même respectables), considérés comme des forces nécessaires et utiles à la lutte, sans que leur légitimité ne soit remise en cause, alors même qu’ils passent une grande partie de leur temps à l’université. En ce qui concerne les Indigènes, les choses se compliquent. Les militants du PIR en ont souvent fait les frais, quand bien même ils n’occupent aucun poste prestigieux dans aucune faculté.

Intéressons-nous de plus près aux critiques. Que disent-elles ? En somme, qu’écrire, penser, théoriser délégitime la militance non blanche. Il semblerait, avec cette logique, que le militant-intellectuel perdrait de sa substance et de son authenticité. Devenu intello, l’indigène n’est plus un « pur-sang ». Transfuges de race, nous quitterions notre condition raciale première, abandonnant ainsi la réalité vécue par les « vrais » indigènes. Nous n’aurions alors plus la légitimité de parler pour eux, puisque nous vivrions dans la sécurité économique supposée de tout intellectuel qui se respecte.

Outre qu’elle témoigne d’une méconnaissance de ce qu’est un intellectuel et de ses conditions – amalgamant intellectuel et bourgeois – cette posture mérite d’être critiquée de par son caractère paternaliste et raciste, puisqu’elle prive l’Indigène de l’accès au statut d’intellectuel en rendant les deux antagoniques. La production théorique serait la chasse gardée des Blancs, vouloir y prétendre, ce serait se blanchir. Le vrai Indigène n’est pas dans la réflexion, il est dans l’action ; il n’est pas dans la pensée, il est dans l’émotion ; il n’est pas dans l’analyse, il est dans le témoignage ; il n’est pas dans l’écriture, il est dans la parole.

Mais comment une idée aussi raciste peut-elle être partagée par une si grande partie de la gauche radicale jusqu’à atteindre ceux qui se réclament de l’antiracisme politique ? Il faudrait croire que l’idée est utile. Entendez bien, puisque les militants décoloniaux sont des intellos, et donc qu’ils ne sont plus vraiment des Indigènes comme on les fantasme, leurs analyses ne sont alors que des élucubrations de transfuges sans lien avec la réalité des quartiers. Le fait qu’ils écrivent, qu’ils soient invités dans des universités prestigieuses serait la preuve évidente et implacable qu’ils sont hors-sol. Leurs velléités à produire de la théorie sont la démonstration irréfutable de leur abandon de la pratique. Pensez donc !  Croyez-vous qu’un vrai Indigène serait invité à Berkeley ? Que nenni ! Chez Hanouna, tout au plus. Plus vous écrivez, plus vous perdez en indigénéité. CQFD.

L’anti-intellectualisme visant les Indigènes n’a cependant pas pour seule fonction de délégitimer les propos de ceux qui outrepassent leur statut, il est aussi un moyen pour le pouvoir blanc de garder les Indigènes sous sa coupe et à la place qui est la leur : le militantisme de « terrain ». Qu’est-ce que le terrain dans cet imaginaire raciste ? C’est « le quartier », « le terter ». L’environnement naturel sur lequel peut agir légitimement l’Indigène sans nier sa nature. Le bitume ! Qu’il laisse donc la production théorique, le banc des universités et le parquet bien lustré des salles de conférence à leurs vrais propriétaires. Ainsi, nous pouvons, d’un côté, entendre Sadri Khiari ou Houria Bouteldja se faire traiter de « petits intellos, bobos parisiens » et de l’autre, voir de véritables bourgeois blancs disposant de postes prestigieux à l’université, comme Geoffroy De Lagasnerie, se faire adouber comme figures légitimes à parler sur la condition des habitants de cités, oklm. Une street credibility gagnée en un temps record ! Qu’il se fasse l’allié des indigènes, tant mieux. Mais que sa légitimité soit moins remise en cause que celle des théoriciens indigènes de la décolonialité, voilà qui rend perplexe !

Qu’on se le dise : le monde académique est aussi un « terrain ». Un terrain de lutte important, sur lequel nous avons une pleine et entière légitimité, et que nous n’allons pas nous priver d’investir. Oui, nous sommes des intellectuels, mais des Intellectuels indigènes et nous avons cette prétention, qui est pour nous un combat : penser la condition Indigène et mener la bataille théorique. C’est une arme comme une autre.

Nous ne sommes réductibles ni à « l’action » ni à « l’agitation ». Que des Indigènes puissent alimenter ces rêves paternalistes en embrassant cette hiérarchie parce qu’ils y trouvent un avantage n’y change rien. Devenir un intellectuel est quasiment un devoir, c’est aussi une fierté pour nos mères, nos pères, nos frères et sœurs, qui n’ont de cesse de nous pousser dans cette voie. « Iqra » dit le Saint Coran. Étudier, lire, obtenir des diplômes, nous former, réfléchir, renforcer notre puissance d’agir. Voilà l’une de nos tâches primordiales.

Être un intellectuel indigène n’est ni oxymorique ni honteux tant que le travail se fait pour le bien collectif. La honte serait plutôt de trahir les nôtres. Wal 3ilmou lillah.

Youssef se la raconte #2 : Quand la France fit main-basse sur le trésor d’Alger

Vous pouvez retrouver cette chronique dans le 33e numéro de « La Perm’ » en cliquant ici.

Les images d’Épinal travestissent souvent la vérité, c’est bien connu. Il en va ainsi de la fameuse histoire du coup d’éventail d’Alger prétendument administré au consul de France Pierre Deval par le Dey Hussein, le 30 avril 1927, raison supposée de l’invasion du beau pays d’Algérie. Une variante évoque une invasion organisée « pour défendre la Chrétienté des pirates barbaresques ». Cependant, rarement la vérité historique n’aura été aussi tordue et étouffée que dans ce cas d’espèce.

Et si cette invasion, loin d’être une réaction à chaud d’un honneur national bafoué, avait été une opération méditée de longue date avec comme objectif peu avouable le rapt d’un fabuleux trésor de la Régence d’Alger sis dans ladite « Dar el mal » hôtel des finances ? Et si cette manne entreposée dans les caves de la Casbah d’Alger avait eu comme destination d’origine les caisses du roi Charles X, puis, celui-ci ayant été évincé pour cause de révolution, celles de son successeur Louis-Philippe ? Et si ce pillage avait eu comme autres profiteurs certaines grandes familles de ce pays ?

C’est là une thèse ancienne de l’historien communisant Marcel Emerit sur la foi d’un rapport de police de 1852 concernant l’or de la Régence, affirmant que « des sommes très importantes avaient été détournées et qu’une grande partie de ces spoliations avaient abouti dans les caisses privées de Louis-Philippe ». Celle-ci sera reprise par le fameux historien spécialiste de l’Algérie Charles André Julien, avant d’être adoptée après étude par l’écrivain algérien Amar Hamdani en 1985. Enfin, pour finir, c’est le journaliste Pierre Péan qui apportera les détails encore méconnus de ce gigantesque fric-frac dans son ouvrage Main basse sur Alger : enquête sur un pillage (juillet 1830) (Chihab éditions, 2005).

Ainsi donc le maréchal de Bourmont se présente le 5 juillet 1830 devant Alger à la tête d’une flotte considérable de 450 navires. S’ensuivirent des combats acharnés qui n’empêchèrent pas après Sidi Fredj, la plage du débarquement, les troupes françaises de mettre le cap sur la Casbah, où étaient entassées environ 50 tonnes de pièces d’or et plusieurs centaines de tonnes d’argent. Un butin chiffré à plus de 500 millions de francs de l’époque, l’équivalent de 5 milliards d’euros. En fait l’idée était si précise qu’il semble qu’un véritable commando de soldats avait comme mission de se diriger au plus vite vers la Casbah, de mettre la main sur le trésor qui occupait de nombreuses caves et de le charger sur les navires sans tarder. Toujours ça de pris au cas où les troupes au drapeau tricolore auraient dû se réembarquer en catastrophe.

L’élément nouveau dans l’ouvrage de P. Péan est qu’une partie du butin s’est bien vaporisée et a bien été partagée entre les dirigeants français, hommes politiques, banquiers, industriels et généraux, le maréchal de Bourmont, les familles Sellière, De Wander, Schneider, etc. Évidemment, tout a été fait pour que le scandale n’en soit jamais un, durant un siècle et demi. Quant à la France officielle, celle de l’humanisme et des Lumières, elle n’a évidemment jamais reconnu cet acte de brigandage international auquel il faut ajouter tout ce que la France a pu dérober comme vestiges et trésors archéologiques. Sans parler de la mise en coupe réglée de tout un pays jusqu’en 1962.

Gageons que cet épisode peu glorieux ne figurera pas dans le rapport sur la guerre d’Algérie que le ci-devant Benjamin Stora doit remettre à Macron le 20 janvier 2020.

 

Illustrations :

  • Combat de la prise d’Alger, 5 juillet 1830
  • Le trésor d’Alger
  • Invasion de l’Algérie par l’armée française, 14 juin/5 juillet 1830

J’ai lu un réac #1 : Pourquoi lire un réac ?

Lire le livre d’un réac et en faire la critique. Voilà le principe simple de cette nouvelle chronique que je vous propose.

Mais plusieurs questions se posent alors. La première, et la plus évidente, est : « Pourquoi s’imposer une telle souffrance ? » La seconde est : « Quel intérêt de nous proposer une chronique sur nos ennemis ? » La troisième est : « Ne les entend-on déjà pas assez partout ? » Enfin, la quatrième, ma préférée, est : « Quelle excellente idée Wissam ! Quelle va être la fréquence de cette superbe chronique ? Car la perspective réjouissante de lire chacune de tes lignes rigolardes m’emplit de joie et de voluptés. »

Du calme. Répondons point par point.

Est-ce une souffrance de lire ces livres ? Pour moi, pas tellement. Non pas que ces livres aient, à la lecture, une vraie richesse et profondeur, en étant rédigés dans une écriture plaisante qui rend la lecture captivante. Au contraire. La forme est bien souvent quelconque, mais surtout le fond – effarant mélange de malhonnêteté, d’indécence, d’improbité, d’ânerie, d’incompétence le tout saupoudré de paternalisme et de racisme, avec le ton péremptoire et dogmatique qui sied tant à ces gens tellement persuadés d’avoir raison que l’élaboration d’une analyse sérieuse devient pour eux superflue –, vous donne mal à la tête tellement vous vous arrachez les cheveux à chaque page.

Toutefois, malgré ces migraines, je parviens à trouver un plaisir à lire leurs livres. Plaisir pas très glorieux, même assez mesquin, voire coupable, puisqu’il consiste à m’esclaffer trivialement devant leur bêtise et leurs mensonges et l’assurance avec laquelle ils sont convaincus, en même temps, d’être perspicaces, clairvoyants et éclairés.

« Très bien », me direz-vous, « mais que tu puisses trouver du plaisir à te moquer grassement de ce qu’ils écrivent ne justifie pas le fait d’en faire une chronique ».

Certes. Bien que je pense qu’une chronique se contentant de tourner au ridicule comiquement leurs écrits pourrait avoir une utilité cathartique, je ne me vais pas me contenter d’en rire. Le ton se voudra souvent léger, quand il le pourra, mais l’idée de fond reste sérieuse et, à mon avis, utile dans notre lutte politique.

« Sois proche de tes amis, et encore plus proche de tes ennemis », conseillait Michael Corleone, dans Le Parrain II. Lire un réac, c’est lire un ennemi. Être proche d’un ennemi, ici, c’est connaître ses pensées, sa théorie, son idéologie, son argumentaire, et cela passe par la lecture de ses textes.

L’intérêt est double. D’abord, celui de savoir ce que disent précisément nos ennemis. Nous savons que les Bruckner, les Fourest, les Val, les Taguieff, les Bouvet, les Clavreul, les Roufiol, les Finkelkraut, etc. sont à l’opposé de nos idées, qu’ils nous sont radicalement hostiles, et qu’ils bataillent ardemment pour notre disparation. Mais connaissons-nous précisément la teneur de leur propos ? Les arguments avancés ? Le contenu de leurs analyses ? La didactique employée ? Très peu. Nous nous contentons bien souvent de leurs nombreux passages – et dérapages – télévisuels, ou de certains extraits de journaux, mais nous étudions rarement, pour ne pas dire jamais, sérieusement ce qu’ils disent.

Or, si nous voulons lutter contre ces personnes, ferrailler efficacement contre leur idéologie, il nous faut avant tout la connaître, avec justesse. Non pas tant par honnêteté intellectuelle, bien que nous affirmions être attachés bien plus fortement à ce principe qu’ils ne le sont, mais plutôt par volonté d’être exact et de viser juste dans nos attaques et nos réponses.

Pouvons-nous réellement nous contenter de nous marrer de la manière grotesque dont un Finkielkraut s’emporte sur un plateau télé, ou de la façon dont un Enthoven tente, tant bien que mal, de se la jouer philosophe animé tout entier, dans le corps comme dans la voix, par la fausse complexité de ses idées, ou bien encore du nombre de crétineries lancées à la minute par un Roufiol ?

À mon avis, non. Il nous faut prendre au sérieux leurs idées, non pas parce qu’elles le sont, mais parce qu’elles ont un impact réel dans la société, puisque de plus en plus hégémoniques. Il est donc nécessaire, malgré leur ridicule absolu, d’affronter ces thèses et de les démonter avec la rigueur qu’exige la gravité de la situation politique actuelle. De ne plus se contenter de moquerie ou bien alors, réflexe trop récurrent dans notre camp, de condamnation morale, tombant dans une paresse intellectuelle en nous limitant au registre l’indignation. Nous valons mieux que cela. Nous avons de quoi montrer que notre opposition à leur idéologie ne repose pas seulement sur des valeurs morales et éthiques, mais aussi sur une réflexion théorique solide et à toute épreuve. Montrons-leur que sur la bataille des idées, face à ceux qui ne cessent de se réclamer des Lumières, de la rationalité et de la science, nous vainquons.

Ensuite, le deuxième intérêt, tout aussi important, est que nous avons trop tendance à nous reposer sur nos lauriers. Enfermés bien souvent dans un entre-soi confortable, beaucoup d’entre nous tombent de plus en plus dans une apathie intellectuelle et réflexive. Peut-être trop convaincus d’avoir, de facto, raison, aidés par nos autocongratulations, nous nous formons de moins en moins et nous nous contentons trop de mantras et slogans que nous répétons très fort en espérant qu’à force, les gens y adhèrent. Exposer et s’exposer aux écrits des réacs pourraient nous permettre de nous stimuler de nouveau, de réengager une réflexion, sur eux, mais aussi sur nous-mêmes. Car leurs critiques, aussi malhonnêtes soient-elles, nous donnent à voir comment nous pouvons être perçus par une large partie de la population, et les interrogations ou animosités que nous suscitons. En nous confrontant aux écrits des réacs, nous avons donc l’occasion de voir quels points de nos théories doivent être renforcés, clarifiés, revus, défendus, affirmés ou nuancés. Non pas pour convaincre ces réacs. Je ne crois pas que ce soit possible, et je ne n’adhère pas à l’idéalisme naïf des personnes persuadées que les gens seront automatiquement convertis à nos propos si nous apportons la preuve totale de leur justesse. D’autres mécanismes entrent en jeux, et parfois des intérêts contraires vous poussent à refuser que 2 et 2 fassent 4. L’intérêt réside avant tout dans l’opportunité d’aiguiser nos idées et de nous donner du poids, autant du point de vue théorique que politique.

« D’accord Wissam, très bien, mais… tu ne trouves pas qu’on les entend déjà assez partout pour ne pas nous les infliger ici, sur un site décolonial ? », me direz-vous, pensant que j’avais oublié votre troisième question.

Oui, nous les entendons de partout, c’est un fait. Nous les entendons trop. Toutefois, le principal souci n’est pas tant que nous les entendions partout, c’est surtout qu’ils puissent parler sans qu’il n’y ait une forte opposition en face. Le problème, c’est qu’ils se sentent suffisamment à l’aise pour pouvoir tranquillement mentir, inventer, diffamer, sans que personne ne leur dise rien. Personne ne se charge de montrer leur malhonnêteté et leur incurie intellectuelles. Alors pourquoi devrions-nous nous priver de le faire ici ? Cet espace ne sera pas pour eux une énième tribune où leurs propos seront déversés sans la moindre contradiction. Au contraire, c’est ici qu’elles seront analysées, décortiquées, démontées, mais aussi raillées, car il ne faut pas oublier de se marrer.

Enfin, pour répondre à la dernière question du futur lecteur plein d’un enthousiasme attendrissant, je vais tenter de pondre une chronique tous les un ou deux mois. Pourquoi un délai aussi long et flou ? Parce que, n’empêche, on rigole, on rigole, mais c’est quand même moi qui dois me taper un livre d’un réac et en faire la critique. Ce qui implique trois jours de lecture, deux jours pour rédiger la critique, et bien trente jours, minimum, pour récupérer.

Pour terminer le premier numéro de ma nouvelle chronique, qui m’aura servi d’introduction, il ne me reste plus qu’à « teaser » sur le premier « intellectuel » sur lequel je vais m’attarder, et qui aura l’honneur d’inaugurer réellement cet exercice : figure majeure du courant réactionnaire, il en est aussi l’archétype, propageant des idées racistes, sionistes, impérialistes, conservatrices, etc. En bref, il est vraiment « le coupable presque parfait » pour débuter.

 

À très vite, insha’Allah !