Messages par Selim Nadi

Les champs de la révolution : entretien avec Carmen Soliz

À propos de : Carmen Soliz, Fields of Revolution. Agrarian Reform and Rural State Formation in Bolivia, 1935-1964, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh, 2021.

Carmen Soliz est Maîtresse de conférences en histoire de l’Amérique latine à l’université de Caroline du Nord. Dans Fields of Revolution, elle revient sur un cas majeur de réforme agraire en Amérique latine, qui a été l’une des politiques les plus importantes à émerger de la révolution bolivienne de 1952. Elle revient, pour le QG Décolonial, sur certaines des idées majeures de son livre.

 

  1. La révolution bolivienne s’est faite dans un contexte plus vaste de changements sociaux en Amérique latine (Guatemala, Cuba, Pérou, Chili) entre les années 1950 et les années 1970. La question de la transformation agraire était centrale dans ces transformations sociales. En quel sens la révolution bolivienne était-elle spécifique concernant la transformation agraire ?

La révolution bolivienne a été un processus politique assez inhabituel en ce qui concerne l’Amérique latine. Elle était aussi profonde et ambitieuse que la révolution mexicaine, pourtant sa réforme agraire n’a pas pris des décennies pour être mise en œuvre, comme ce fut le cas pour le Mexique. La distribution, de fait, des terres paysannes a débuté un an après la Révolution nationale de 1952 et a rapidement pris de la vitesse. La Révolution bolivienne s’est faite concomitamment à la mise en œuvre, par le président du Guatemala Jacobo Arbenz, d’un programme similaire de réforme agraire. Mais contrairement à la révolution guatémaltèque, la Révolution bolivienne n’a pas été renversée par des opérations dissimulées de la CIA. Elle a précédé la Révolution cubaine de sept ans seulement, mais le MNR s’est ouvertement tenu à distance de l’Union soviétique. La réforme agraire bolivienne était tout aussi radicale que les réformes menées par Salvador Allende au Chili en 1970, pourtant, ce à quoi elle est parvenue en termes de redistribution des terres sur les hauts-plateaux et dans les plaines n’a jamais été défait par la réaction conservatrice, comme dans ces pays.

Les transformations du régime foncier et du pouvoir, qui ont débuté en 1952, continuent de façonner la politique contemporaine bolivienne, ce qui fait de ce pays un exemple unique en Amérique latine. La révolution et la réforme agraire ont engendré une profonde démocratisation de l’appareil d’État, l’érosion des méthodes formelles et informelles de pouvoir des propriétaires terriens et l’expropriation de centaines d’haciendas dans les zones les plus densément peuplées du pays (les hauts-plateaux, les plaines et l’écorégion subtropicale de Yungas). Contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, comme le Guatemala et le Chili, les régimes militaires réactionnaires n’ont pas osé saper ces conquêtes. Les régimes civils et militaires successifs qui ont suivi le renversement du MNR en 1964 ont cherché à sceller leur alliance avec la paysannerie afin de sécuriser leur propre stabilité politique. À la fin des années 1990, lorsque l’influence de la Central Obrera Boliviana (COB), la Fédération d’ouvriers boliviens, jadis puissante, disparut et que le système traditionnel de parti s’est effondré, le contrôle territorial que les syndicats paysans avaient dans les campagnes leur a assuré un rayonnement national. Ces syndicats paysans ont constitué l’un des plus importants facteurs du refaçonnement du rapport de pouvoir politique dans la nation à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Il est impossible de comprendre l’émergence surprenante d’Evo Morales et le poids politique continu des paysans dans la politique aujourd’hui sans remonter aux racines de cette transformation radicale.

La force contemporaine des mouvements indigènes et paysans en Bolivie découle des rapports particuliers qui se sont développés entre ces communautés et l’État après 1952. Le contrôle territorial effectif que les communautés paysannes et indiennes se sont assuré sur les hauts plateaux et les plaines leur a permis d’avoir une influence politique dans ces régions. L’accès à la terre a donné aux paysans l’accès au pouvoir, comme le suggère l’œuvre classique de Barrington Moore. Jusqu’à aujourd’hui, le soutien politique des syndicats paysans demeure un facteur clé de tout parti politique ou candidat pour se maintenir au pouvoir au niveau national. Une organisation politique par en bas si dense permet d’expliquer l’émergence de dirigeants comme Evo Morales, le premier président indigène de Bolivie. Dans une grande partie de l’Amérique latine, les voix indigènes ont été marginalisées ou n’ont joué qu’un rôle mineur dans la politique nationale. En Bolivie, les mouvements indigènes ont été au cœur de la politique nationale. Ce ne sont pas seulement des alliés des partis politiques progressifs, comme dans le cas de l’Équateur, c’est l’inverse.

  1. Quel est l’état actuel de l’historiographie sur la révolution bolivienne ? Notamment en ce qui concerne le rôle que la paysannerie a joué dans la révolution, ainsi que le rôle joué par le Moviemiento Nacionalista Revolucionario (MNR).

Le regard porté par les chercheurs sur la révolution et sur la réforme agraire a largement évolué au cours des sept dernières décennies. Dans les années 1950, le MNR contrôlait le récit sur la révolution et la réforme agraire. Le MNR a diffusé l’idée que le parti était la force majeure de transformation dans les campagnes. Cela suggérait que les paysans étaient les bénéficiaires passifs et reconnaissants de la réforme agraire. Les officiels du parti affirmaient que, bien que la nationalisation des mines ait été un produit de la vaste mobilisation des mineurs, les paysans avaient reçu leur terre presque sans combattre. Le MNR a utilisé un fort appareil multimédia (journaux, brochures, statistiques, peintures murales et vidéos) afin de renforcer cette description verticale de la réforme agraire. Cette représentation a façonné la réforme agraire durant des décennies. Faisant écho à cette vision, le politiste américain Robert Alexander a écrit l’une des premières descriptions de la révolution bolivienne en anglais. Il affirme que le leadership du MNR était indubitable : « Pour la première fois, les Indiens avaient un protecteur de leurs intérêts[1]. »

Contre cette vision, à la fin des années 1950, Richard Patch a affirmé que la réforme agraire ne résultait pas de l’initiative du gouvernement, mais plutôt de l’intense pression sociale provoquée par les syndicats auto-organisés dans les vallées de Cochabamba où, immédiatement après la révolution, les paysans ont commencé à se saisir de grandes propriétés. Ce mouvement s’est rapidement propagé à travers les vallées, forçant le gouvernement à décréter une réforme agraire un an après que le MNR ait pris le pouvoir[2]. De l’autre côté, le travail comparatif des anthropologues Dwight Heath, Charles Erasmus et Hans Buechler avance que : « L’idée de la réforme agraire de Bolivie comme ayant été le produit d’actions populaires de la part de la majorité indienne illettrée ne tient pas[3]. » Ces auteurs affirment que les paysans n’ont commencé à s’organiser politiquement que lorsque le MNR a lancé un programme national de syndicalisation paysanne. Selon eux, le syndicat paysan ne se basait sur aucune structure paysanne ou indienne préexistante, que ce soit dans les haciendas ou les communautés libres, mais a plutôt été modelé sur les syndicats ouvriers industriels, quelque peu modifiés afin de convenir au contexte agraire. Renforçant leur vision selon laquelle la révolution était une force s’étant étendue aux campagnes par le haut, ils assurent que personne en Bolivie ne serait d’accord avec Patch. Toutefois, ces auteurs n’approuvent pas entièrement la position du MNR non plus. Ils affirment que : « La réforme agraire bolivienne a été le résultat de nombreuses forces subtiles et entrelacées. N’en faire qu’un processus venant du haut ou venant du bas reviendrait à ignorer le fait que sans dirigeants, il n’y a que des foules sans objectifs et que les dirigeants sans partisans sont impuissants. » Malgré leurs divisions quant à la question de savoir quelles forces se trouvent derrière la réforme agraire, dans les deux perspectives, Ucureña (qui se situe dans la vallée de Cochabamba) se trouvait au centre de la mobilisation politique paysanne.

Un nouvel ensemble de travaux universitaires réexamine, depuis les années 1970, les sources de la mobilisation politique dans les campagnes, et ils sont tous d’accord pour dire que celle-ci a débuté au sommet pour descendre. L’anthropologue Jorge Dandler démontre que les paysans ont organisé les premiers syndicats paysans dans les vallées de Cochabamba plus d’une décennie avant la révolution. Or, selon lui, ni les paysans ni le MNR n’ont été les moteurs de la mobilisation politique paysanne, mais plutôt les courtiers politiques (pour utiliser le concept d’Eric Wolf), tels que les enseignants ruraux et les militants de partis politiques penchant à gauche, comme ceux du Partido de la Izquierda Revolucionaria (PIR), le parti de la gauche révolutionnaire. Dandler affirme que le soutien actif non paysan était vital pour connecter les demandes paroissiales paysannes aux idéologies nationales émergentes. Les recherches de Dandler soulignent également la politisation qui a eu lieu à Ucureña. Selon Dandler, les paysans de la vallée se sont accrochés à l’idée d’organiser un syndicat avant les autres paysans à cause des distinctions culturelles et sociales spécifiques à cette région. Selon Dandler, les distinctions entre les Indiens et les peuples métis se sont adoucies depuis le dix-neuvième siècle dans la vallée de Cochabamba, contrairement à l’Altiplano où les distinctions sociales entre Indiens et blancs ont été définies plus fortement. De manière similaire, le politiste James Malloy souligne la spécificité de la mobilisation politique paysanne à Cochabamba (et à Ucureña en particulier)[4]. Malloy affirme que la migration indienne des campagnes vers la ville et notamment vers les mines a été particulièrement importante.

Ces études remettent en question le rôle autoproclamé du MNR dans la direction de la réforme agraire et l’octroi de terre aux Indiens. Elles offrent une description dense des dynamiques politiques des décennies avant et pendant la révolution et élargissent leur vision au-delà du récit officiel du MNR. Toutefois, toutes celles-ci soulignent qu’Ucureña a été le lieu par excellence où cette première politisation paysanne s’est faite. Ces travaux affirment le rôle unique de cette région au sein d’un océan de communautés indigènes et paysannes inorganisées et dépolitisées. Ces auteurs limitent l’organisation politique au cadre du syndicat paysan et toutes les autres formes d’action politique découlent de cette vision.

Débutant au début des années 1980 (bien qu’à distance des débats sur la révolution bolivienne et la réforme agraire), les chercheurs et militants qui se sont rassemblés autour du Taller de Historia Oral Andina (THOA), l’atelier d’histoire orale andine, ont exploré plus en profondeur les luttes politiques indiennes comme paysannes[5]. Silvia Rivera Cusicanqui, Carlos Mamani, Roberto Choque et Esteban Ticona (entre autres) ont dépouillé les comptes-rendus étouffés des luttes indiennes et paysannes depuis la fin du dix-neuvième siècle et à travers la première moitié du vingtième siècle. Silvia Rivera Cusicanqui a étudié le réseau de dirigeants indiens connu sous le nom de caciques apoderados, qui a émergé dans les années 1910, qui a combattu les propriétaires indiens en justice en présentant des titres conférés par la Couronne espagnole afin de démontrer que la communauté était propriétaire de la terre. L’historien Roberto Choque a étudié la lutte des communautés indigènes contre l’empiétement des propriétaires terriens sur leurs terres, en analysant la rébellion indigène de Jesús de Machaca en 1927[6].

Inspirée par ce nouveau travail, Laura Gotkowitz a reformulé la révolution nationale de 1952 comme étant la culmination de luttes rurales remontant aux années 1880. Elle place la politique paysanne et indienne au centre des débats nationaux et remet la révolution de 1952 dans le contexte antérieur aux rébellions qui ont eu lieu en 1899 (la rébellion de Zarate Willka), en 1921 (la rébellion de Jesus de Machaca) et en 1947 (la vaste rébellion sur les hauts-plateaux de La Paz, Oruro et dans les provinces occidentales de Cochabamba). Elle montre comment ce long cycle de mobilisation, impliquant à la fois des efforts légaux et une action directe, a directement façonné les événements de 1952. Ce travail remet en question les conceptions précédentes sur les Indiens et les paysans en tant qu’acteurs politiques marginaux. Pourtant, le travail de Laura Gotkowitz se termine en 1947, et il nous faut toujours comprendre le rôle que les communautés paysannes et indiennes ont joué à l’époque de la révolution, et c’est là l’histoire qui est au cœur de mon livre.

En analysant le rôle des communautés paysannes et indiennes à l’époque de la révolution, les universitaires du THOA étaient très critiques envers le rôle du MNR dans les campagnes. Tout comme dans les travaux universitaires des années 1960 et 1970, ils endossent la vision selon laquelle la réforme agraire a été un programme instauré par en haut. Ils montrent que l’organisation des syndicats paysans et la distribution individuelle de terre parmi les paysans a sapé l’organisation autonome et les systèmes traditionnels de l’autorité indienne. Selon eux, la révolution de 1952 était plus une continuation qu’une rupture avec les projets modernisateurs l’ayant précédée. C’est la sociologue Silvia Rivera Cusicanqui qui articule le mieux l’une des analyses les plus importantes des politiques des années 1950, en maintenant que les politiques « clientélistes » du MNR dans les campagnes durant les années 1950 ont fait passer les paysans de « pongos économiques » (travailleurs serviles) à pongos politiques (clients politiques subordonnés). Selon Rivera Cusicanqui, la réforme agraire a donné au MNR le soutien politique inconditionnel de la paysannerie, qui a permis au parti nationaliste de rester au pouvoir durant douze ans (1952-1964)[7].

Comme on peut le constater, la littérature sur la révolution est devenue de plus en plus critique vis-à-vis du rôle du MNR dans les campagnes. Depuis les années 1980, la plupart des chercheurs ont décrit le MNR comme une force réactionnaire dont l’objectif ultime était de démanteler les luttes politiques autonomes indiennes de longue durable. Il semble y avoir une contradiction dans la tendance de cette littérature. Bien que les chercheurs en soient venus à souligner l’agentivité politique paysanne et indienne avant la révolution, ils ont renforcé la vision selon laquelle les paysans, mis à part à Ucureña, ont passivement mis en œuvre l’agenda politique agraire du MNR après la révolution. À l’exception des premiers travaux de Richard Patch, la plupart des chercheurs considéraient le processus de syndicalisation et la réforme agraire comme des programmes imposés aux paysans par le sommet.

Mon livre, Fields of Revolution : Agrarian Reform and Rural State Formation in Bolivia, 1935-1980, remet en question cette description verticale de la réforme agraire. Mon travail exprime clairement que le timing, la profondeur et le résultat final du processus de réforme agraire, ostensiblement menée par le parti révolutionnaire et les officiels d’État, étaient en fait fondamentalement définis par les initiatives et réponses des forces communautaires paysannes et indiennes « sur le terrain ».

La révolution a mis fin à la vaste accumulation de terre dans les hauts-plateaux et les vallées, a rendu hors-la-loi les rapports de travail propriétaires/colono serviles (c’est-à-dire les péons ou labor-tenants, travaillant pour un propriétaire en échange d’un lopin de terre) et a démantelé le pouvoir des propriétaires dans les campagnes tout comme leur organisation la plus importante, la Bolivian Rural Society (SRB). C’est la révolution ainsi que les alliances tendues bien cruciales entre le MNR et les paysans qui ont finalement démantelé l’élite rurale traditionnelle et influente.

Mon livre revisite également le rôle du MNR dans les campagnes. Comme un certain nombre d’auteurs l’ont suggéré, notamment James Malloy et James Dunkerley, le MNR était une force modérée dans la révolution. L’approche prudente dont a fait preuve le MNR envers la distribution de terres a été évidente dès le début de la réforme agraire, lorsqu’il affirmait habituellement que cette politique ne s’attaquerait pas à la propriété, mais à l’accumulation non productive de terres. En 1952 et en 1953, les discours des dirigeants majeurs du MNR distinguaient souvent deux types de propriétaires terriens : ceux qui étaient directement impliqués dans la production de leur propriété et étaient les propriétaires des entreprises agricoles productives, contrairement aux propriétaires supposément fainéants qui vivaient de la rente paysanne. Malgré le profil modéré du MNR, le parti a pris d’importantes décisions, principalement pour assurer sa propre stabilité politique, qui a changé le rapport de pouvoir dans les campagnes. Premièrement, Paz Estenssoro a démantelé l’organisation la plus importante des propriétaires terriens, la société bolivienne rurale (SRB), sapant la capacité des propriétaires terriens à répondre en tant que classe. Deuxièmement, le MNR a désactivé les conseils ruraux qui, avant 1952, étaient les médiateurs entre l’État et la société rurale, les replaçant dans les syndicats paysans. L’élimination des conseils ruraux et ses institutions de syndicats comme mécanismes de contrôle politique ont transformé les politiques quotidiennes dans les campagnes. Troisièmement, le MNR a défié l’Église, l’un des propriétaires terriens les plus importants en Bolivie. Quatrièmement, Paz Estenssoro – plus pragmatique que dogmatique – a signé le décret pour la restitution de la terre communautaire en 1954, offrant une concession d’État aux luttes politiques indiennes. Ce dernier décret divergeait clairement des notions orthodoxes de modernisation dans les cercles nationalistes et de gauche. Ces quatre décisions ont été des marqueurs politiques ayant contribué à la radicalisation du processus politique.

  1. En quel sens les indigènes ont-ils joué un rôle dans la mise en œuvre de la réforme agraire ?

Mon travail remet en question les approches antérieures de la réforme agraire qui appréhendaient la réforme agraire de Bolivie comme un processus vertical. Mon livre montre le rôle politique radical joué par les travailleurs des haciendas et les communautés indigènes dans la mise en œuvre de la réforme agraire. Premièrement, contrairement à ce que supposait le MNR, j’ai trouvé que, peu après la révolution, le gouvernement était réticent à amorcer un programme généralisé de redistribution terrienne et a tenté d’introduire un système salarial dans les haciendas. Dans le contexte de la révolution, nombre de propriétaires terriens voulaient mettre en œuvre ce système, mais mon travail révèle que les paysans ont refusé tout nouvel arrangement sans redistribution. En 1954, le gouvernement avait abandonné le projet de prolétarisation rurale. Au cours de l’application de la réforme agraire, les colonos ont étendu les limites de la redistribution de la terre au-delà de larges domaines improductifs. Par conséquent, nombre de propriétés moyennes et productives ont également été expropriées grâce à la pression paysanne.

Deuxièmement, j’affirme que les syndicats paysans ont mené le processus de distribution terrienne parmi les bénéficiaires alors que le gouvernement a rapidement perdu le contrôle du processus. Dans les juridictions agraires, les propriétaires ont souvent dénoncé la croissance continue du nombre de paysans demandant des terres. Nombre de propriétaires terriens se sont plaints que non seulement les colonos dans les domaines, mais également leurs proches sans-terre ont acquis des parcelles de terre, aux dépens de parcelles qui auraient dû demeurer entre les mains des propriétaires terriens. Dans de nombreux cas légaux, les juges locaux et le Consejo Nacional de Reforma Agraria (CNRA), le Conseil national pour la réforme agraire, ont restreint la redistribution de terre aux seuls colonos. Pourtant, dans son verdict, reconnaissant à quel point il était difficile d’expulser les paysans qui occupaient déjà l’hacienda, le président déclarait l’expropriation de la propriété en faveur de tous les « colons », qu’il s’agisse de colonos, de travailleurs temporaires ou de paysans sans terre. Le MNR a cédé aux syndicats paysans et leur a permis de définir la distribution de terre parmi les paysans.

Troisièmement, mon travail révèle également l’agenda politique distinct d’anciens comunarios (membres d’anciennes communautés indigènes ayant perdu leurs terres face à l’expansion de l’hacienda et qui sont devenus une force de travail dépendante de leur terre qu’ils utilisaient pour travailler ou des haciendas voisines). J’explore la manière dont les dirigeants des communautés indigènes, qui ont mené l’une des campagnes les plus importantes pour la restitution de terres après la révolution, ont adapté le discours nationaliste après la révolution afin de revendiquer leurs terres. Mal à l’aise avec un agenda gouvernemental qui proclamait « la terre à ceux qui la travaillent », les anciens comunarios déclaraient « la terre à son propriétaire initial ». L’action politique des anciens comunarios après la révolution a réussi à refaçonner l’agenda agraire du gouvernement, et les anciens comunarios utilisaient la nouvelle législation pour regagner les terres perdues aux propriétaires d’hacienda depuis 1900, et dans certains cas même avant 1900. Malgré le discours nationaliste et assimilationniste du MNR proclamant la fin des différences ethniques en Bolivie, le décret restituant les terres a joué un rôle crucial dans la revalidation d’organisations et autorités indigènes traditionnelles. Chaque cas de restitution encourageait les héritiers des comunarios à faire se rappeler leur territoire et histoire collectifs. Le MNR a largement promu l’intégration indienne, si ce n’est l’assimilation, en tant que caractéristique cruciale dans la construction de la nation, mais en pratique la politique de réforme agraire du MNR a fini pas sécuriser les demandes comunarios même lorsque celles-ci ne s’inséraient pas bien dans le programme politique originel du parti.

De plus, mon analyse des affaires judiciaires concernant la distribution de terre montre que l’État n’avait qu’une voix et capacité limitées dans la définition du processus de distribution terrienne parmi les paysans. L’issue finale de ce processus a créé une carte comprenant les parcelles possédées individuellement et collectivement dans une variété de différentes formes, tailles et usages. En fait, le caractère chaotique et inégal de cette carte révèle la force des décisions ascendantes (bottom-up) face à la planification gouvernementale descendante (top-down). Le gouvernement préférait accepter et endosser les plans du syndicat paysan pour la distribution de terre qui étaient enracinés dans des pratiques anciennes plutôt que de risquer d’alimenter le conflit politique dans les campagnes. Considérant la pression politique qu’a rencontrée le gouvernement quasiment dès le début de la révolution, de la part des travailleurs urbains et des mineurs pour radicaliser la révolution, et de la part des secteurs conservateurs de Bolivie ainsi que des États-Unis pour contenir celle-ci, le MNR a cherché à consolider son alliance avec la paysannerie en accommodant son discours nationaliste aux forces politiques locales. Le gouvernement a signé pour l’expropriation d’une propriété, mais n’a, ensuite, joué aucun rôle dans l’organisation interne de la redistribution de terre. En l’absence de cartes ou de recensements et avec très peu de contrôle effectif sur le territoire bolivien, les autorités officielles se sont largement reposées sur les dirigeants syndicaux et les autorités communales afin de mettre en œuvre le long, fastidieux et politiquement moins profitable processus de distribution de terre parmi les paysans.

  1. En quoi cette réforme a-t-elle fait évoluer les conditions sociales des indigènes en Bolivie ?

Afin de saisir la profondeur de la transformation dont les Indiens/paysans ont fait l’expérience après la révolution, il est nécessaire de se souvenir des conditions de vie des travailleurs des haciendas (que l’on appelle colonos en Bolivie) avant 1952. Le système des haciendas était déjà assez puissant durant la période coloniale. Pourtant, la situation des peuples indiens/paysans s’est aggravée après l’indépendance. En 1825, lorsque la Bolivie est née en tant que nouvelle république, les communautés indiennes contrôlaient deux tiers des terres cultivables de Bolivie, mais dans les années 1950, elles n’en possédaient plus que 26 %. Une telle perte de propriété reflétait une attaque contre la propriété collective indienne par l’implantation du libéralisme dans les campagnes à travers l’expansion du système de l’hacienda. La privatisation de terres n’a pas seulement dépouillé les communautés indiennes de leurs anciennes propriétés, elle a également transformé un grand nombre de leurs membres en travailleurs subalternes. Dans ce système de travail, les colonos travaillaient sur une propriété de bailleurs environ cinq jours par semaine sans compensation économique. Dans leur travail, ils avaient la charge du labourage, de la plantation, de la traite des vaches, d’aide-ménagers, du retapage des écuries, des granges, des clôtures et des routes, d’emmener paître les troupeaux. Les colonos étaient également responsables du transport et de la commercialisation des denrées de l’hacienda. Bien que certains colonos se plaignaient de la difficulté du travail, davantage encore se plaignaient du fait que ces tâches devaient être accomplies à leurs propres dépends : ils devaient acheter la corde pour empaqueter la récolte, utiliser leurs propres animaux pour le transport et fournir leurs propres outils pour la semence et la récolte de la terre du propriétaire. Dans les cas où les propriétaires achetaient les tracteurs, les colonos devaient souvent payer l’essence. Durant les périodes de festivités religieuses, les colonos devaient préparer la chicha (une boisson faite à partir de maïs fermenté) et beaucoup se plaignaient du fait qu’ils devaient souvent sacrifier leurs propres animaux lors de telles festivités. Selon des récits de colonos, le travail le plus harassant se faisait dans les villes puisque les colonos devaient fournir leur propre transport, travailler douze heures par jour et n’avait pas d’endroit où dormir. L’exploitation d’un individu affectait la condition de toute la famille. Comme les colonos n’avaient presque pas le temps de cultiver leurs propres parcelles, leurs femmes, descendants et leurs parents pauvres jouaient un rôle crucial pour la subsistance de la famille. En plus de tout cela, on trouvait que nombre de propriétaires terriens forçaient les colonos à payer des taxes imposées sur leurs haciendas. En échange de leur travail dans l’hacienda, les colonos avaient accès à des parcelles qu’ils utilisaient pour leurs cultures de subsistance et, parfois, pour des produits agricoles à vendre sur le marché. Ils avaient également accès aux pâturages et aux forêts à des fins domestiques. Pourtant, l’utilisation de ces zones n’était pas toujours gratuite. Dans plusieurs haciendas, les colonos devaient payer le propriétaire avec un animal ou deux chaque année. Les affaires judiciaires agraires montrent que l’utilisation des pâturages et forêts par les colonos était au cœur d’un conflit entre ces derniers et les propriétaires.

Afin de garder le système colonato en place, les propriétaires terriens ont conservé un strict contrôle sur les corps des colonos. Les châtiments corporels étaient largement utilisés afin de renforcer la discipline : la confiscation de biens ou de maisons était un autre mécanisme de punition habituel. Les colonos se plaignaient souvent du fait que les propriétaires se saisissaient de leurs habits, de leur récolte ou de leurs animaux afin de les punir d’erreurs mineures. L’éviction était un autre moyen de punition dont disposaient les propriétaires terriens. Ces derniers ont expulsé un certain nombre de leurs ouvriers afin de réprimer les grèves d’occupation des colons au début des années 1940 ainsi que leurs soulèvements à la fin des années 1940. Les colonos ont accusé nombre de propriétaires terriens d’incendier les foyers de dirigeants paysans (nommés cabecillas) et de les évincer de leur propriété, ce qui les a contraints à rechercher du travail dans les mines ou dans les haciendas.

Ce système ignominieux de travail a pris fin après 1953. Et il n’est guère surprenant de trouver des dirigeants paysans parler de la révolution comme du moment où les paysans ont gagné leur liberté. Malgré les changements incontestables qui ont eu lieu dans les ères rurales après 1952, il est vrai que les paysans/indigènes ont continué à représenter l’un des secteurs les plus appauvris de la société. Les quelques changements qui ont eu lieu dans les domaines de la santé, de l’éducation ou des opportunités d’emploi au cours de la seconde moitié du 20e siècle se sont concentrés dans les villes, quittant les campagnes marginalisées. Comme l’ont montré de nombreux chercheurs, la révolution nationaliste – malgré sa rhétorique politique – n’a mis fin ni au racisme ni aux fortes disparités économiques entre classes sociales. Bien que l’on ne puisse ignorer ni minimiser ces fortes critiques, mon travail souligne l’importance de ces changements qui ont eu lieu après 1952 et il souligne le rôle que les Indiens et les paysans ont joué dans ce processus.

 

  1. Dans son livre Red October (Brill, 2011), Jeffrey R. Webber se concentre sur les luttes indigènes extra-parlementaires en Bolivie entre 2000 et 2005. Dans ce livre, Webber utilise la définition que donne Suzana Sawyer de l’identité ethnique comme « processus de négociation constante quant aux sens collectifs d’être qui naturalise certains attributs (de la couleur de la peau jusqu’à la religion) comme des possessions naturelles découlant d’une histoire mythique », arguant que l’ethnicité est un « rapport, non une chose » et que le fait de savoir qui est indigène et qui ne l’est pas est un acte politique. Comment caractériseriez-vous l’évolution de l’indigénité en Bolivie depuis la révolution bolivienne ?

Oui, je souscris à cette perspective. On ne peut comprendre l’identité ethnique en Bolivie si ce n’est comme un processus constant de négociation, construit en rapport avec les autres. Dans mon propre travail, j’étudie le rapport étroit entre identité ethnique et lutte pour l’accès à la terre. Le décret de réforme agraire de 1953, en plus de dicter l’expropriation de vastes domaines non cultivés, approuvait des cas de restitution terrienne. Le décret pour la réforme agraire d’août 1953 et, plus tard, le décret pour la restitution terrienne de mai 1954, dictaient que toute la propriété communale indigène ayant été transformée en latifundio privé après 1900 serait rendue aux communautés. Afin d’implanter ces décrets, c’est-à-dire afin de gagner une affaire de restitution, les comunarios devaient démontrer que leurs liens communaux ethniques continuaient à exister. Cela signifiait qu’il était stratégique pour eux de souligner leur identité indienne plutôt que leur identité de classe. La promulgation de ces décrets, qui étaient la réponse du gouvernement à la pression politique des dirigeants indigènes qui demandaient le retour des terres de la communauté qu’ils avaient perdues avec l’expansion de l’hacienda, a donc poussé les ex-comunarios (les descendants des membres de la communauté indigène) à continuer de maintenir leur identité indigène, leurs liens à la communauté et leurs autorités traditionnelles après la révolution nationale de 1952. Il y avait d’autres raisons concrètes pour expliquer pourquoi les paysans voulaient souligner leur identité de classe. Il existait des différences importantes dans la taille de la parcelle de terre à laquelle les paysans pouvaient accéder s’ils gagnaient une affaire de restitution terrienne contre une affaire d’expropriation terrienne. Habituellement, les colonos pétitionnaient pour l’expropriation de la parcelle de terre sur laquelle ils travaillaient, tandis que les ex-comunarios demandaient la restitution de toute la terre qu’ils avaient perdue, qui était bien plus vaste qu’une parcelle assignée à un colono. En moyenne à Omasuyos, les colonos recevaient entre 5 et 10 hectares par tête de famille. Dans les affaires de restitution, les anciens comunarios pouvaient obtenir les 60 à 80 hectares qui appartenaient à leurs grands-parents. De plus, dans les affaires d’expropriation, les propriétaires terriens pouvaient soumettre des revendications de compensation économique pour les colonos, tandis que les anciens comunarios regagnaient la terre sans payer de compensation pour les propriétaires terriens. Ceci explique pourquoi il était si important pour les anciens comunarios de défendre leur identité indigène même face à la pression gouvernementale pour promouvoir l’identité mestizo.

Ce rapport entre l’identité ethnique et les revendications terriennes n’est pas inhabituel. La loi agraire actuelle de Bolivie (l’article 43 de la Ley de Reconducción Comunitaria, approuvé sous le gouvernement du président Evo Morales) prescrit que l’État accorde la terre de préférence aux communautés indigènes et paysannes. Ceci explique pourquoi les immigrés paysans des hauts-plateaux jusqu’aux plaines, plutôt que d’insister sur leur identité de classe, préfèrent souligner leur identité ethnique et prendre le nom de « comunidades interculturales » afin de consolider leurs revendications des terres.

 

  1. Comment la question agraire a-t-elle évolué en Bolivie de 1952 jusqu’à aujourd’hui ?

Le décret pour la réforme agraire de 1953 a eu un effet profondément redistributeur quant au régime foncier sur les hauts-plateaux boliviens (La Paz, Oruro et Potosi) ainsi que dans les vallées (Cochabamba, Tarija et Chuquisaca). Mais ses effets n’ont pas été les mêmes dans toutes les régions. Dans les plaines (les plaines boliviennes et l’Amazone, le nord de La Paz, l’est de Cochabamba, Chuquisaca, Tarija et les départements étendus de Santa Cruz, Beni et de Pando), la politique agraire du MNR ne différait quasiment pas de l’état d’esprit civilisateur des élites du 19e siècle. Le décret pour la réforme agraire de 1953 a présenté les peuples indigènes des plaines comme étant inaptes à l’acquisition d’une propriété et comme ayant besoin d’être soumis à une tutelle. L’article 129 du décret pour la réforme agraire affirmait : « Les groupes des plaines […] qui sont dans un état sauvage et ont une organisation primitive sont sous la protection de l’État. » Le MNR pensait que les plaines étaient des territoires vides, car il n’y avait que des sauvages qui y vivaient, le gouvernement promouvait leur colonisation en transplantant les populations paysannes des hauts-plateaux vers les plaines. La colonisation a engendré l’expulsion et la marginalisation progressives des populations indigènes de leurs anciens territoires.

Le plus vaste processus d’occupation terrienne et d’accumulation dans les plaines s’est fait dans les années 1970 et au début des années 1980 sous les dictatures du général Hugo Bánzer Suarez (1971-1978) et Luis Garcia Meza (1980-1981). Ces deux généraux ont concédé de grandes subventions terriennes à des personnes privées en tant qu’arrangements et faveurs politiques. L’anthropologue Nancy Postero note que le général Bánzer a accordé environ dix millions d’hectares à des individus privés dans le seul département de Santa Cruz. Contrairement aux politiques terriennes dans les highlands où les paysans et les petits fermiers ont eu droit à des parcelles de cinq hectares, dans les plaines, 72 % de la terre appartenait à des propriétés de plus de 1000 hectares[8].

À la fin des années 1980, il était clair que la Bolivie faisait face à un nouveau processus de concentration terrienne (un néo-latifundio) dans ces zones. En réponse, les peuples indigènes des plaines, qui n’avaient jusque là qu’une visibilité politique limitée, ont émergé comme de forts acteurs politiques, dénonçant l’expulsion violente de leurs terres. Ces groupes indigènes ont organisé une confédération nommée Confederación Indígena del Oriente Boliviano (CIDOB), la Fédération indigène de la Bolivie orientale, en 1982. Initialement, les revendications de la CIDOB n’ont pas été acceptées au niveau national. Toutefois, en 1990, ils ont organisé la première marche pour le territoire et la dignité, lors de laquelle ils ont marché de la ville de Trinidad jusqu’à La Paz, durant plus de trente-deux jours. La marche a eu un impact puissant sur la politique nationale. Elle a fait des peuples indigènes des plaines – ainsi que de la CIDOB – des acteurs politiques majeurs au niveau national. Elle a contraint le président Jaime Paz Zamora (1989-1993) à signer trois décrets garantissant aux peuples indigènes le droit de posséder des territoires.

Les revendications indigènes ont émergé en Bolivie à une époque de profonde crise institutionnelle pour le CNRA. Des nouvelles quant à la corruption dans le processus de titrage de la terre et de l’appropriation illégale de terres emplissaient les journaux. En 1992, le député Miguel Urioste, le directeur de Fundación Tierra, une ONG spécialisée dans la terre et le développement rural, dénonçait le ministre de l’Éducation pour avoir utilisé son pouvoir politique afin de s’offrir une grande propriété à Santa Cruz. En réponse à ces accusations de corruption et à la mobilisation politique en cours de la part des peuples indigènes dans les plaines, le président Paz Zamora a saisi les bureaux du CNRA, a interdit tous les titrages de propriété afin de stopper toute allocation future de terres et a appelé à la rédaction d’une nouvelle loi agraire. La fermeture du CNRA, en 1992, a marqué la fin de la réforme agraire des années 1950.

En 1996, le président néolibéral Gonzalo Sánchez de Lozada a acté une nouvelle loi agraire, nommée loi Instituto Nacional de la Reforma Agraria (INRA). La loi INRA ne constituait pas seulement une réponse aux crises internes boliviennes, mais s’inscrivait également dans un processus généralisé de réforme, promu par la Banque Mondiale dans beaucoup de pays d’Afrique et d’Amérique latine. Parmi les mesures de privatisation néolibérale de l’économie dans les années 1990, les officiels de la Banque Mondiale ont encouragé de nouveaux programmes de réforme agraire qui ouvriraient la terre aux marchés, considérant que l’organisation et la clarification de la propriété légale des propriétaires fonciers étaient cruciales pour établir un marché terrien sain.

Bien que l’objectif fondamental de la loi INRA ait été de consolider un registre terrien national qui s’attaque à la superposition de propriétés terriennes, la loi a fait d’importantes concessions aux groupes indigènes des plaines. Cette nouvelle loi reconnaissait les territoires collectifs du peuple indigène, nommé TCO (Tierra Comunitaria de Origen). C’était-là une remarquable réussite pour la CIDOB.

En une décennie, l’INRA n’avait achevé (que) 35 % du titrage de la terre. Sur ce total, environ 40 % de la terre revenait aux populations indigènes des plaines, 36 % étaient déclarés propriété de l’État et 12 % revenait aux communautés indigènes des hauts-plateaux. La distribution de la terre aux groupes indigènes des plaines, qui s’est faite entre 1996 et 2005, avait certainement limité l’expansion continue des éleveurs de bétails et bûcherons à ces zones indigènes. Pourtant, les migrants paysans des hauts-plateaux (nommé colonizadores) ont également perçu le processus de titrage de la terre en faveur des groupes indigènes des plaines comme une concurrence vis-à-vis de leurs revendications de terre. Depuis la fin des années 1990, les conflits entre le peuple indigène et les colonizadores se sont intensifiés dans le nord de La Paz, à l’est de Cochabamba et dans les départements de Beni, Pando et Santa Cruz. La tension entre ces deux groupes ne s’est intensifiée qu’après 2006, lorsqu’Evo Morales a été élu président, comme je l’expliquerai dans la réponse à la question suivante.

 

  1. Quel est l’état actuel des communautés indigènes en Bolivie ? Dans quelle mesure sont-elles politisées ? Quels ont été leurs rapports à la présidence Morales et au récent changement à la tête de l’État bolivien ?

Evo Morales est arrivé au pouvoir en décembre 2005. Morales était un dirigeant représentant le mouvement des producteurs de feuilles de coca (les cocaleros). Sa rhétorique anti-capitaliste, anti-impérialiste et environnementaliste lui a garanti le soutien des mouvements politiques et sociaux de gauche, des organisations indigènes des hauts-plateaux comme des plaines, des colonizadores, des cocaleros et de la classe moyenne urbaine. Initialement, la politique de Morales quant à la terre cherchait à répondre de manière égale aux demandes des diverses forces sociales qui l’ont amené au pouvoir – les paysans, les indigènes et les colonizadores.

 

Durant ses premières années au pouvoir, le président Morales a promulgué une nouvelle loi sur la réforme agraire, nommée Ley Reconducción Comunitaria. Cette troisième loi sur la réforme agraire a apporté d’importants changements à la Ley INRA. La nouvelle loi a remplacé le terme Tierra Comunitaria de Origen (TCO) par Territorio Indigena Originario Campesino (TIOC). Ce nouveau terme a permis aux colonizadores et cocaleros d’accéder au même statut légal et aux mêmes droits que les groupes indigènes des plaines avaient acquis sous la TCO. La TIOC a donné aux colonizadores et aux cocaleros l’opportunité de revendiquer les terres au même niveau que les indigènes des plaines.

L’administration Morales a également cherché à honorer son engagement environnemental. En 2009, Morales a signé une nouvelle constitution promouvant le développement durable. L’article 33 de cette nouvelle constitution proclamait : « Le peuple a droit à un environnement sain, protégé et équilibré. L’exercice de ce droit doit permettre aux individus et aux collectivités des générations présentes et futures, tout comme aux autres êtres vivants, de se développer normalement et de manière permanente. » En 2010, le gouvernement a également approuvé la loi 071 sur les droits de la Terre Mère. La législation a consolidé un nouveau cadre légal afin de protéger les droits des peuples indigènes et paysans et de promouvoir les droits de la nature.

Mais l’administration Morales a rencontré d’importants obstacles dans la mise en œuvre de cette législation. L’un des conflits les plus importants auquel son parti a dû faire face a été la dispute avec les élites des plaines. La crise a émergé en 2008, lorsque les gouverneurs de cinq des neuf départements en Bolivie – Santa Cruz, Tarija, Beni, Pando et Chuquisaca – ont rejeté le projet constitutionnel promu par le président et ont demandé l’autonomie. La demande d’autonomie, qui n’avait rien de neuf à Santa Cruz, a permis aux élites locales d’articuler le soutien aux secteurs les plus conservateurs du pays afin de mettre un frein aux politiques nationales du gouvernement. L’appel à l’autonomie a masqué les griefs économiques, ethniques et idéologiques. Premièrement, les plus grandes réserves d’hydrocarbones se trouvent dans l’est du pays et les élites locales voulaient avoir le contrôle sur les revenus du gaz. Deuxièmement, ces élites régionales, qui s’identifiaient comme blanches ou mestizo, se sentaient menacées par la montée d’acteurs indigènes et de paysans renforcés par le gouvernement Evo Morales. Troisièmement, l’élite agro-industrielle défendait le néolibéralisme, le modèle économique que le gouvernement Morales cherchait à détruire.

Finalement, Morales a géré la crise après avoir fait d’importantes concessions à ces élites régionales. Ces concessions se sont terminées par la consolidation et le renforcement du modèle économique néolibéral sévèrement critiqué par le MAS. Débutant en 2010, l’administration Morales a défait nombre des principes approuvés dans sa précédente législation en faveur de la Terre Mère et de la protection des droits fonciers des indigènes et paysans. Le politiste Ken Eaton a relevé trois changements majeurs. Premièrement, le gouvernement Morales a freiné les aspirations du mouvement des paysans sans terre (MST, Movimiento Sin Tierra). En 2013, le gouvernement a signé une loi contre l’empiétement et l’intrusion sur la propriété, punissant de trois à cinq ans de prison ceux envahissant les terres. Deuxièmement, le gouvernement a établi la limite maximum d’une propriété de taille moyenne à 8000 hectares, au lieu de 5000 hectares comme cela avait été établi dans la constitution de 2009. Troisièmement, Morales a perdu le contrôle de l’abattage, une pratique répandue ayant contribué à la déforestation, qui s’est faite entre juillet 1996 et décembre 2011. La nouvelle loi nécessitait que les bénéficiaires paient une redevance unique en tant que sanction administrative contre la déforestation sans autorisation. Chacune de ces décisions a montré que Morales a réussi à reprendre le contrôle politique du pays en altérant l’essence même du « processus de changement », le terme utilisé par Morales pour se référer à son gouvernement[9].

En 2011, Morales a dû faire face à un autre conflit politique lorsque les groupes indigènes vivant dans le territoire indigène Isiboro Sécure et dans le parc national (TIPNIS) ont commencé à protester contre la décision du gouvernement de construire une route traversant leur territoire. Cette décision unilatérale a violé le principe de la consultation précédente que la constitution de 2009 avait garanti aux indigènes. Ce désaccord n’a pas seulement engendré un conflit entre les groupes indigènes vivant dans cette zone et le gouvernement, mais également entre les indigènes des plaines et les cocaleros vivant et produisant la coca dans les environs du parc. Les cocaleros constituaient la base sociale la plus solide du président. Les cocaleros défendaient la construction d’une route reliant les villes de Villa Tunari (Cochabamba) et de San Ignacio de Moxos (Beni) à travers le parc national alors que les Indiens des plaines affirmaient que ce projet fragiliserait de manière permanente l’écosystème fragile du secteur.

La décision du gouvernement de poursuivre la construction de cette route malgré les protestations a secoué l’opinion publique, à l’échelle nationale et internationale. Plusieurs analystes ont critiqué la contradiction entre le discours de Morales de respect des droits indigènes et de la Terre Mère, tenu par le président Morales au niveau international, et les méthodes non démocratiques qu’il a utilisées au niveau national pour faire taire les protestations et manifestations contre la route. Le 26 septembre 2011, le gouvernement est violemment intervenu dans la manifestation indigène qui représentait un coup sévère porté à la rhétorique démocratique du gouvernement Morales.

Après le conflit dans le TIPNIS, Morales a ouvertement soutenu les cocaleros contre les indigènes des plaines, démantelant toute une partie du soutien politique l’ayant amené au pouvoir. Les deux conflits ont laissé une tâche sur le gouvernement MAS et ont redéfini la politique initiale de Morales quant à la question de la terre. Depuis 2011, les dirigeants indigènes des plaines ont remis en question le deux poids deux mesures du président Morales – un dirigeant autoproclamé des droits environnementaux dans les forums internationaux qui continue à approuver une politique lésant l’environnement et les territoires indigènes au sein de son pays.

Cela signifie que l’on ne peut traiter du rapport entre les peuples indigènes en Bolivie et me président comme s’il s’agissait d’un groupe homogène. L’influence politique des planteurs de coca vivant à Chapare s’est développée sous la présidence Morales, pourtant d’autres groupes, comme les groupes indigènes des plaines ont perdu l’accès à la terre et à l’espace politique sous le gouvernement Morales.

 

Le conflit TIPNIS a également reflété un dilemme dépassant les frontières boliviennes. Tous les gouvernements de gauche émergeant en Amérique latine depuis les années 2000 ont dû faire face à des dilemmes similaires. Malgré leur rhétorique initiale soutenant un agenda environnementaliste, aucun gouvernement n’a été capable de trouver des alternatives à l’extractivisme (pétrole, mine, construction de route, centrales hydroélectriques, etc.). Le besoin d’un revenu immédiat, plutôt qu’un plan sur le long terme, continue de guider les politiques publiques.

Le gouvernement d’Evo Morales, loin de protéger les droits de la Terre Mère, a promu l’expansion continue de la frontière agricole et de l’agriculture et l’exportation de graines de soja, bien que cela marginalisait et ignorait les droits du peuple indigène. En fait, comme l’a affirmé Gonzalo Colque, un spécialiste des études agraires en Bolivie, malgré la confrontation politique initiale avec l’élite agro-industrielle, le dynamisme de l’économie du soja a poursuivi son accélération sous le gouvernement Morales. Colque note que les cultures industrielles comptaient pour 70,1 % de la production agricole entre 2005 et 2006 et pour 80,4 % entre 2010 et 2011. 76 % du volume total se développant dans la production agricole entre 2005 et 2011 était principalement de la graine de soja (40 %) et de la canne à sucre (36 %). Waldemar Wesz ajoute que l’expansion d’une économie basée sur le soja a eu des implications dramatiques quant à la souveraineté alimentaire, car la culture qui se développait dans des zones de végétation et de culture alimentaire indigènes a été remplacée par le soja.

Tout aussi agressive vis-à-vis de l’environnement était la législation approuvée par le gouvernement Morales en termes d’hycrocarbones. En avril 2018, le gouvernement a approuvé trois contrats pour l’exploration d’hyrocarbones à Tariquia, une réserve naturelle de faune et de flore, malgré l’opposition des communautés vivant dans cette zone. Tariquia est une zone importante en termes d’eau. Les experts sont d’accord sur le fait que toutes les zones protégées de Bolivie sont menacées étant donné que Morales les a ouvertes à l’exploration des hycrocarbones.

 

Entretien par Selim Nadi

 

[1] Le récit de Robert Alexander fut l’un des premiers et des plus influents sur la révolution bolivienne en anglais. Alexander, Bolivian National Revolution, 6. Par la suite, d’autres chercheurs ont continué à souligner le fait que les paysans étaient passifs avant et pendant la révolution. Voir, par exemple, Guillermo Lora qui affirme que les paysans étaient des parasites prépolitiques du mouvement ouvrier. Lora, « La clase obrera », 186. René Zavaleta Mercado affirme que l’isolation et l’exil culturel auxquels les propriétaires terriens ont assujetti les paysans résultaient de leur infériorité pratique. Selon lui, les soulèvements indigènes des premières décennies du vingtième siècle consistaient en une terreur sans aucune promesse (ni aucun objectif) et l’acteur incontestable de la révolution bolivienne était le prolétariat minier. Zavaleta Mercado, « El desarrollo de la conciencia nacional » in Zavaleta Mercado et Souza Crespo, Obra completa 1, p. 151-152.

[2] Patch, « Social Implications », 51. Voir également Patch, « Bolivia : The Restrained Revolution », 128.

[3] Heath, Erasmus et Buechler, Land Reform, 371.

[4] Dandler, El sindicalismo campesino, 7, 17–23, 39.

[5] Pour une histoire du THOA, voir Stephenson, « Forging an Indigenous Counterpublic Sphere », 101. Pour une étude récente des luttes des dirigeants indigènes pour recouvrir et populariser les histoires des rébellions passées, voir Dangl, Five Hundred Year Rebellion.

[6] Rivera Cusicanqui, Oprimidos ; Mamani, Taraqu ; Taller de Historia Oral Andina, El indio Santos Marka T’ula ; Choque Canqui and Ticona Alejo, Jesús de Machaqa.

[7] Rivera Cusicanqui, « Liberal Democracy », 115.

[8] Postero, Now We Are Citizens, 47.

[9] Ken Eaton, Territory and Ideology in Latin America, Policy Conflicts between National and Subnational Governments (Oxford, Oxford University Press, 2017), 169

Youssef s’la raconte #18 – Demande de pardon de Macron aux Harkis : oui, mais pour les avoir fabriqués!

Le 20 septembre dernier, le président Emmanuel Macron a officiellement demandé « pardon » au nom de la France aux harkis, annonçant une prochaine loi « de réparation », lors d’une cérémonie solennelle à l’Élysée. Dans le cadre du projet de loi, une commission sera chargée de recueillir les témoignages « et de faire toute la lumière sur ce drame ». 

Qui sont les harkis ? 

Est-ce un hasard si, dès 1955, l’idée de fabriquer des « harkis » est réintroduite par un ethnologue et historien français, Jean Henri Servier, particulièrement connu pour ses travaux d’anthropologie coloniale ? Les harkis sont des Algériens recrutés comme supplétifs par l’armée française. Leur recrutement et leurs fonctions témoignent de statuts et situations multiples. En 1962, au moment de l’arrêt des combats, on dénombre 263 000 musulmans engagés du côté français. Sur ces 263 000, on compte 60 000 soldats réguliers qui sont des jeunes Algériens appelés sous les drapeaux dès l’âge de 21 ans comme leurs homologues de métropole, rarement envoyés dans les zones de combat et plutôt employés à des tâches de maintenance en caserne. Il y a aussi 50 000 notables, c’est-à-dire bachagas, caïds mais aussi employés de mairie et élus ou nommés par l’administration. Et puis 100 000 que l’on peut appeler harkis « volontaires » ou supplétifs militaires. Parmi ces derniers, environ 70 000 ont été « abandonnés » par la France en Algérie et 25 000 ont pu partir pour la métropole. Avec leurs familles, ils seront 80 000 à réussir à s’installer en France. 

Les motifs de recrutement 

Pour l’administration recruter des harkis a un double objectif. D’une part combattre le FLN avec des gens qui connaissent le terrain et les structures de l’ALN. D’autre part comme pour les autres Algériens « au service de la France », il s’agit d’élargir la base sociale musulmane de soutien à la France. De fait, avec leurs familles, tous ceux qui sont liés à la France représentent plus de 1,5 millions de Musulmans. 

Combattre deux idées fausses 

La première est que les harkis abandonnés par la France auraient tous été massacrés. Rien n’est plus faux. Selon Pierre Daum dans son étude “Le dernier tabou “ – Les harkis restés en Algérie”, aux éditions Actes-Sud, on apprend que la plus grande partie des harkis restés au pays « mènent une vie plutôt tranquille et n’ont jamais été exposés à la vindicte populaire ni à des actes de vengeance, comme le prétend l’historiographie officielle française » pour nourrir le ressentiment anti algériens. Même si effectivement plusieurs milliers auraient effectivement subi ce sort dans la période de l’indépendance, au moment où les autorités algériennes n’ont pas encore pris le contrôle de la situation. Après cela, le président Ben Bella ira même jusqu’à menacer de mort les coupables d’assassinat de harkis. (Dépêche de l’Agence France-Presse du 4 juin 1963, reprise par Le Monde du 5 juin 1963 : « Les assassins de harkis seront exécutés, déclare M. Ben Bella à Oran ».) 

La seconde assertion est que l’engagement des harkis aurait été fait par choix du camp français. Là encore rien n’est plus faux, toujours selon Pierre Daum nombre de harkis étaient favorables à l’indépendance de l’Algérie. Toute puissance coloniale en situation de guerre d’indépendance pour alléger le fardeau de son engagement militaire mais aussi pour se faire accepter cherche à “indigéniser “le combat c’est-à-dire non seulement à enrôler dans son camp des combattants locaux mais éventuellement à faire se combattre entre eux les colonisés. Le but est de monter qu’en fait la puissance coloniale n’est là que pour arbitrer un différend entre indigènes ; ce sera le cas des Français au Indochine mais aussi l’action des britanniques en Irlande ou celle des Etats-Unis au Vietnam. Chacun de ces pays ayant produit ses propres harkis en définitive. 

 La fabrication des harkis

 Contrairement à une idée reçue et largement diffusée par les autorités françaises et l’extrême droite depuis 60 ans lors des hommages aux harkis, la plupart de ceux-ci n’étaient pas forcément partisans de l’Algérie française. Plus insolite au contraire beaucoup de harkis versaient leur cotisation au FLN. 

Alors comment expliquer ces 100 000 harkis ? C’est là que nous nous trouvons au cœur d’un des plus grands mensonges de la république. Une vérité doit être martelée : la majeure partie des harkis furent fabriqués par la France. Hormis des familles de féodaux ayant clairement choisi le camp du colonisateur pour des questions de privilèges ou de prestige (par exemple des agents historiques de la France comme le sinistre et sanguinaire bachaga Boualem) ou des Algériens s’enrôlant dans l’armée française pour se venger du FLN (certains habitants dont un parent avait été tué par le FLN) ou encore des personnes dont la survie économique dépendait immédiatement de la France, rares sont les Algériens « ayant choisi » délibérément le camp de la France. Il en va de même pour nombre de paysans ou tribus recrutés comme harkis par l’armée française, celle-ci exploitant leur ignorance des enjeux et le fait que souvent, ceux-ci n’ont presqu’aucun lien avec le monde extérieur. Là encore il ne s’agit pas d’un choix délibéré pour la France. 

Mais la très grande majorité des harkis combattants d’origine rurale étaient en fait des villageois vivant dans des régions montagnardes les plus exposées. A savoir celles des lignes de crêtes que se disputaient FLN et armée française pour leur importance stratégique. La journée, nombre de ces villages étaient occupés par l’armée française autour de son drapeau. La nuit les combattants de l’ALN s’y déplaçaient comme des poissons dans l’eau à la recherche du précieux ravitaillement. Quand l’armée française estimait ne plus contrôler la situation, elle imposait aux villageois un chantage cruel. Ou ceux-ci acceptaient de prendre les armes qu’on leur proposait pour défendre eux même le village et chasser les moudjahidines en recherche de vivres, ou le village était détruit au mortier, les villageois disposant d’une heure pour évacuer les lieux. La population étant ensuite conduite vers les sinistres camps de regroupement aux conditions de vie épouvantables créés dans le but de priver le FLN de l’appui de la population. Selon le fameux principe de contre guérilla où il s’agit de vider l’eau du bocal pour empêcher les moudjahidines d’être dans les campagnes comme des poissons dans l’eau. Le rapport Rocard commandé par Edmond Michelet en 1962 estime à près de 2 millions c’est-à-dire le 1/4 de la population rurale le nombre d’Algériens qui y furent internés (le même dispositif fut mis en place au Cameroun dès 1957 afin de priver les indépendantistes du soutien populaire.). Dans ces camps, on soufre du froid de la faim et des maladies. C’est ainsi que nombre de harkis seront recrutés parmi les internés de ces camps de regroupements où l’engagement dans l’armée permet de ne pas mourir de faim. 

Une dernière catégorie de harkis met en évidence le caractère cynique du gouvernement et de l’armée française. Les prétendus « ralliés ». 

Comme l’armée allemande avec les prisonniers soviétiques, les ordres étaient stricts : tout prisonnier de l’ALN était passible de l’exécution après torture. Soit celui-ci passait dans le camp français soit il était fusillé. Voilà ce que les autorités françaises présentaient comme des déserteurs du FLN ralliés à l’armée française. Ce sont ainsi plusieurs milliers d’ex combattants FLN qui furent contraints de revêtir l’uniforme français et qui constituèrent les fameux commandos de chasse dédiés à la poursuite des katibas de l’ALN. Dont le sinistre commando Georges coupable d’exactions dignes de la division Das Reich à Oradour sur Glane (25 d’entre eux furent massacrés en 1962 par les familles de leurs victimes). Evidemment dans leur cas toute défaite de la France équivalait à une mort certaine d’où une cruauté sans pareil organisée par leurs officiers français pour empêcher tout retour en arrière et toute défection. A tous ceux-là, il faut ajouter ceux des Algériens qui furent enrôlés de force, sous la menace de chantages les plus sordides, viol de la femme, menace de réduction à la misère, diffusion de fausses informations selon lesquelles l’individu ciblé serait un harki, d’où pas d’autre choix que de devenir harki (une pratique reprise par l’armée israélienne pour se fabriquer ses harkis), ou en exploitant les vieilles rivalités familiales ou tribales. 

Il ressort de ce bref panorama que si le gouvernement algérien en 1962 n’est pour rien dans ce drame des harkis assassinés, cette question est aussi une question algérienne.  
Cependant l’Algérie devrait réaliser la façon dont non seulement les colonialistes français fabriquèrent ces harkis souvent par le chantage à la misère ou sous la menace de mort. En prendre acte et au moins accorder aux jeunes générations, les enfants de harkis une pleine citoyenneté et l’arrêt des persécutions et vexations. Et ce d’autant qu’Abdelaziz Bouteflika affirme fort justement à Jacques Chirac en 2005 que “les enfants des harkis ne sont pas responsables des actes de leurs parents “.  

Quant à la France si non seulement dans l’immense majorité des cas elle est bien responsable de la fabrication des harkis qui pour la plupart étaient réticents, si elle l’est aussi du terrible sort de ceux qu’elle abandonna en Algérie à la vindicte et représailles (de 10 000 à 25 000 morts), la façon cruelle dont elle traita les heureux « rapatriés » en France est souvent passée sous silence. Au total, entre 80.000 et 90.000 personnes qui se réfugient en France entre 1962 et 1968 où ils connurent des conditions d’existence terribles. Rappelons que pour toutes ces pratiques rigoureusement interdites selon le droit international la France aurait dû être condamnée. 

Conformément à ce que les autorités algériennes ont répondu à Emmanuel Macron la question des harkis est donc bien d’abord « une question franco-française ». Et du coup les interrogations sont les suivantes : Pourquoi l’État français a-t-il privilégié une politique d’internement massif, plutôt qu’un reclassement familial ou individuel ? Comment a-t-on pu interner des milliers de familles françaises si longtemps, dans de telles conditions et en dehors de tout cadre légal ? Certes Emmanuel Macron demande pardon aux harkis pour les avoir abandonnés en Algérie en 1962, d’accord, mais que dire de l’opération ayant consisté à les obliger à trahir leur propre peuple ? De plus, le fait de les avoir enfermés dans des camps n’est-ce pas aussi une preuve de culpabilité de la part de la République, une façon de tenter de dissimuler par tous les moyens le crime dont ils sont devenus la preuve vivante ? En définitive, Macron doit évidemment demander pardon aux harkis, mais pas seulement pour les avoir maltraités. Il doit demander pardon pour les avoir fabriqués ! Quant à demander pardon aux victimes algériennes, le refus des autorités françaises actuelles de s’y résoudre est l’illustration du fait que 60 ans après la guerre d’Algérie l’indépendance de ce pays en réalité n’est toujours pas acceptée.  Pas plus que le crime de colonialisme.

60 ans après le 17 octobre 61, Macron réouvre les hostilités avec l’Algérie

Macron en quasi réincarnation de Jules Ferry ne pouvait pas ne pas revenir à l’ADN colonial fondamental de la république française par lequel le Dieu français aurait commandé à la France de porter partout les lumières aux populations arriérées. Comme ses prédécesseurs, il reprend les thèses de la France « civilisatrice » en se faisant le chantre d’un révisionnisme grotesque, voire embarrassant.  

 

Les faits 

Sous le prétexte fallacieux d’aider à apurer les relations franco-algériennes, le président Macron a réuni le 30 septembre dernier un panel de dix-huit jeunes descendants de familles « qui ont intimement vécu la guerre d’Algérie » avec comme seul témoin Mustapha Kissous du journal Le Monde.   

Ce faisant, s’en prenant à tous les gouvernements algériens depuis l’indépendance, il s’est livré à un véritable procès à charge contre les dirigeants de l’ex colonie. En fait, si en apparence ses flèches les plus acérées semblent destinées au pouvoir coupable, selon lui, de diffuser une « histoire officielle de la guerre d’Algérie », « totalement réécrite » qui ne s’appuierait que sur « un discours et une haine de la France », Macron offense tous les habitants de ce pays pour lesquels la même lecture de la lutte d’indépendance fait consensus. Macron est habile. Dans le contexte contestataire du Hirak où le pouvoir est affaibli, il en profite pour fustiger la version algérienne de la guerre d’Algérie à travers la critique d’un régime discrédité qui selon lui en aurait fait “sa rente mémorielle”. Le plus comique et sinistre tout à la fois c’est que connaissant les bonnes dispositions des gouvernements algériens successifs à l’endroit de la classe politique française on se demande bien en quoi cette fameuse « rente mémorielle » aurait causé quelque préjudice que ce soit à l’hexagone et à ses élites. Les valises de billets venant d’Alger ont-elles jamais manqué à ces derniers en période électorale ? Serait-ce de la part de Macron un appel du pied à ces mêmes dirigeants algériens coupables selon lui de ne pas mettre suffisamment la main à la poche en cette période électorale ? A moins que ce ne soit pour les punir ?  

Le plus scandaleux cependant est la prétention du président à imposer aux Algériens un narratif de la guerre d’Algérie conforme au récit de l’impérialisme français. Il ne cache même pas ses buts idéologiques quand il appelle de ses vœux « une production éditoriale portée par la France, plus offensive, en arabe et en berbère » à même on l’imagine d’imprégner davantage les esprits rebelles. Que dire de sa turcophobie délirante quand par exemple il annonce vouloir contrer au Maghreb « une désinformation » et « une propagande » qui sont « plutôt portée[s] par les Turcs » ?   
Est-ce vraiment au président d’un Etat condamné à maintes reprises par l’histoire pour ses nombreux crimes de génocides ou de massacres que ce soit à Madagascar, au Vietnam, au Cameroun, en Algérie ou au Rwanda de donner des leçons à un peuple martyrisé quand il n’est même pas capable d’affronter sa propre histoire et ses mystifications ? Surtout quand on sait la prudence infinie voire le déni de vérité des programmes scolaires français concernant la colonisation ou des évènements historiques révolutionnaires comme la Commune de Paris.  

Mais avançons. La deuxième assertion de Macron ne cède en rien à l’ignominie de la première. Selon lui « La construction de l’Algérie comme nation est un phénomène à regarder ». En se pressant d’incriminer la colonisation turque qui aurait précédé celle de la France, il s’interroge : Y-avait-il une nation algérienne avant la colonisation ? La juste observation des faits d’histoire cède le pas à l’injure. Non seulement pour lui, il n’y a jamais eu de nation algérienne mais en plus la colonisation française est un épiphénomène puisque celle-ci a été précédée par la turque.   
Ainsi donc, la nation algérienne n’ayant jamais existé avant 1830, cela invaliderait même l’existence de celle-ci aujourd’hui.  Est-il nécessaire de lui rappeler qu’effectivement toute nation est une construction historique et que oui la nation algérienne s’est construite dans la douleur de sa révolution et du sacrifice de ses populations. Mais également qu’il en est de même pour toutes les nations de la terre à commencer par la française. Sait-il ce cancre que l’Etat nation français de 1789 s’est construit sur l’éradication des identités culturelles des peuples existant sous l’Ancien régime avec en particulier un véritable sociocide en Bretagne et Vendée ? D’autre part, cette mise en équivalence de la colonisation française avec celle supposée des Turcs dénote soit de la parfaite malhonnêteté de Macron soit de son ignorance crasse. Est-ce nécessaire de lui apprendre qu’aussi despotiques et brutales qu’aient pu être les autorités ottomanes de la Régence d’Alger, ces mêmes Turcs, en la personne des frères Barberousse, arrivèrent en Algérie dans le cadre du devoir d’assistance de l’empire ottoman (1529) à la demande de ces mêmes habitants d’Alger, frères en islam, menacés par l’Espagne puis la France ? Est-il ignorant du fait qu’il n’y a pas eu de colonisation de peuplement turque en Algérie avant l’occupation française et que cela fait toute la différence ? Pas plus qu’il n’y a eu de code de l’indigénat turc. Un pouvoir turc qui d’ailleurs avait tellement peu de souveraineté qu’il avait du mal à récolter l’impôt et qu’il devait demander un droit de passage aux tribus montagnardes.  En effet s’il y a bien eu des Turcs en Algérie, ce n’était pas en tant que colons mais en tant qu’administrateurs et soldats, les janissaires. Rien à voir avec l’énorme expropriation des terres et les génocides incessants de tribus entières perpétrés par la France. jusqu’à la fin XIX (révolte de Mokrani et cheikh Haddad de 1870, révolte de cheikh Bouamama à la fin du 19ème siècle). Au point de faire chuter le nombre d’habitants de manière drastique. Selon un historien algérien Abderraman Hadj Nasser s’il n’y avait pas eu les massacres massifs d’Algériens depuis 1830 la population algérienne aujourd’hui avoisinerait les 80 millions d’habitants au lieu des 40 qu’elle a actuellement.  Faut-il souligner que contrairement au système ségrégationniste français qui de fait limitait les relations entre indigènes et colonisés, la régence turque, islam oblige, a permis un brassage constant des populations.   De plus quelqu’un a-t-il enseigné à Macron que celui qu’il commémore sans retenue Napoléon 1er avait été le génocidaire de l’Europe avec près de 5 millions de morts pendant ses 15 ans de pouvoir absolu ? Pour finir, plein de morgue hautaine le président français évoque “un système algérien fragilisé par le Hirak.”  Et comme c’est celui qui a failli prendre la fuite en hélicoptère sous la menace des Gilets Jaunes, qui le dit, on ne peut que croire son diagnostic. 

En fait au lieu de diffuser un discours « apaisant » en direction de la jeunesse algérienne, c’est plutôt à un discours revanchard, mensonger et lourd de conséquence auquel il s’est adossé. Surtout quand en sinistre Cassandre, il n’hésite pas à évoquer à demi mots une nouvelle guerre civile possible en Algérie. 

La démarche 

Macron se présente comme un jeune parlant à des jeunes, « n’ayant pas connu la guerre d’Algérie » exempt donc de toute responsabilité comme s’il n’était pas le représentant de l’Etat, de son histoire et de sa continuité. Alors qu’en fait il a déjà toute la roublardise d’un Pasqua et des autres vieux briscards de la Françafrique. D’où son idée très démagogique de s’adresser à la jeunesse française originaire d’Algérie réunie par ses soins mais aussi à la jeunesse algérienne à qui il entend faire la leçon par-dessus la Méditerranée et par-dessus le gouvernement algérien. Ce qui en termes crus se nomme ingérence dans les affaires intérieures d’un pays. Une jeunesse qu’il pense d’autant plus malléable qu’elle aussi n’aurait rien vécu de ces drames. Mais là encore Macron se trompe lourdement. Et il ferait bien d’accepter l’idée que l’ardeur vivante des jeunes algériens pour leur patrie n’a rien à voir avec le bourrage de crâne de la jeunesse française à qui l’on enseigne que les guerres impérialistes furent des guerres existentielles. Car chaque famille algérienne ressent douloureusement encore les brûlures de cette guerre que la France lui a infligée. Chacune d’elle compte un ou plusieurs martyrs. Est-il nécessaire de lui rappeler ses devoirs de représentant de l’Etat français ? Quand un Jacques Chirac qui pourtant n’a rien vécu de la seconde guerre mondiale ou si peu n’hésite pas une seconde à reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans le génocide des Juifs.  Est-il nécessaire de lui préciser que la France de la colonisation de l’Algérie était pourtant une démocratie et n’a même pas « l’excuse » si l’on peut dire d’avoir persécuté les Algériens sous la contrainte d’une dictature comme celle du maréchal Pétain ? Est-il nécessaire de lui rappeler pour finir que si la France aime bien minimiser le nombre de victimes de la « deuxième » guerre d’Algérie (1954/1962), avec la première (1830/1954 c’est bien de cinq à six millions de morts algériens qu’il faut parler. Un chiffre qui nous rapproche du génocide amérindien commis par les Espagnols et les Portugais.   

Le contentieux 

Tout d’abord le contentieux de l’Algérie avec la France est bien réel et n’est pas une “rente mémorielle” fabriquée par les dirigeants algériens. D’ailleurs est-ce bien au représentant du pays qui a dévasté l’Algérie pendant 136 ans et qui a toujours largement profité des largesses issues de la rente pétrolière de fustiger la prétendue rente mémorielle de ses dirigeants successifs ?   Mais revenons sur les non-dits du président Macron. Non pas ce minable règlement de compte avec les dirigeants algériens mais ce que le peuple algérien reproche effectivement aux gouvernements français successifs et à Macron aujourd’hui.  C’est tout d’abord ce scandaleux déni de responsabilité français pour les crimes coloniaux en Algérie. L’assassinat suivi de la disparition de milliers de militants connus ou anonymes dans les mouroirs des centres de torture français. Le déni suivi du refus de révéler l’emplacement des charniers de disparus qu’une enquête sérieuse menée à partir des archives pourrait permettre de déterminer.  

Mais il y a plus grave. Entendons-nous bien, l’injure, puisqu’il s’agit de ça n’est pas proférée qu’à l’encontre du peuple algérien. Ce dernier a préservé sa dignité de la façon la plus exaltante qui soit, en menant sa révolution. Mais le peuple français, qui le lavera de la souillure de la colonisation commise en son nom ? Ils furent héroïques ces Français qui combattirent aux côtés du peuple algérien, mais si peu nombreux, rendons leur hommage. Il s’agit de la dignité du peuple français dans son ensemble bafouée par ces crimes que l’on prétend avoir commis en son nom pendant un siècle et demi ? Qui la lui rendra ? Comment Macron peut-il maintenir cette indignité majeure qu’est le déni ? Comment peut-on continuer à enseigner aux jeunes Français que finalement la guerre d’Algérie certes a été terrible mais qu’il y a eu « des exactions commises de chaque côté » comme si on pouvait réduire ce chapitre à un constat aussi cynique ? Et cela ne serait pas si grave si les exactions de l’impérialisme français ne se poursuivaient pas en Afrique. Si le racisme colonial ne se prolongeait pas sous une forme insidieuse à l’encontre des populations françaises issues de cette colonisation. Et puisque nous parlons d’Afrique, Macron, dans le droit fil de son intervention nous dira que si ce n’était pas la France qui occupait l’Afrique, ce serait immanquablement la Chine ou la Turquie son obsession.  Comment peut-on piétiner à ce point la dignité du peuple français en lui faisant endosser la responsabilité d’une aventure coloniale dont les profiteurs continuent à avoir pignon sur rue. Oui il s’agit non seulement de rendre justice à l’Algérie mais aussi au peuple français dont l’histoire ne peut être que flétrie par l’attitude de ses dirigeants. Faut-il également évoquer le refus de l’Etat français de restituer les archives historiques de l’Algérie, documents patrimoniaux, état civil etc. ? Ce qui obère de façon conséquente la recherche historique. Comment expliquer le refus de remettre aux autorités algériennes les cartes indiquant les lieux d’enfouissement des déchets nucléaires laissés par la France au Sahara après ses essais atomiques dans les années 50/60. D’où une véritable explosion actuelle des cancers en Algérie car les gisements de déchets sont de plus en plus poreux. Mais aussi pourquoi ce refus de remettre les cartes d’emplacement des milliers de mines plantées pendant la guerre aux frontières de l’Algérie ? D’où ces explosions mortelles chaque année aux confins de l’Algérie avec le Maroc et la Tunisie. Et puis bien sûr dernière mesure, comment justifier la réduction considérable du nombre de visas donnés aux ressortissants algériens et autres maghrébins conformément aux accords anciens de libre circulation entre le Maghreb et la France ?  Et ce alors que les autorités maghrébines accomplissent sagement leur rôle de rempart anti émigration pour le compte de l’Europe forteresse.  Ajoutons à cela le refus des autorités françaises de restituer les restes de résistants algériens, de trésors et objets de valeur pillés dans ce pays de 1830 à nos jours et disséminés dans de nombreux lieux et musées de France dont le château de Chantilly et d’Amboise. 

La méthode Stora 

Il existe plusieurs approches de résolution des traumatismes et préjudices issus de conflits de grande intensité. Dans le cas de la guerre d’Algérie, vu l’ampleur des massacres et séquelles subis par le peuple algérien la voie judiciaire s’impose à l’évidence. On ne peut évoquer de réparations sans juger les criminels de guerre, les auteurs de sévices caractérisés encore en vie mais surtout sans poursuivre en justice l’Etat français, instigateur de toutes les violences, y compris celle d’Algériens à l’encontre d’autres Algériens, comme les harkis. C’est une revendication populaire en Algérie et qui découle du bon sens.  On ne voit pas en effet pourquoi il n’y aurait pas un Nuremberg de la colonisation et des guerres coloniales qui elles aussi ont connu des crimes contre l’humanité et des génocides. Du côté français on redoute ce scénario que l’on affuble du terme méprisant de concurrence mémorielle. Pour blinder la position française et préserver cet Etat et ses ressortissants justiciables de toutes poursuites, les négociateurs français des accords d’Evian conscients des crimes commis et précautionneux avaient imposé aux représentants algériens du GPRA la fameuse clause qui engage les protagonistes à s’abstenir du recours à la justice une fois le conflit terminé. Cependant si l’on réfléchit bien cette clause n’a aucune valeur devant une juridiction internationale s’agissant de juger des crimes contre l’humanité imprescriptibles par nature. C’est pourquoi pour barrer la route à tout début de reconnaissance de crimes coloniaux assorti ou non d’indemnités pouvant ouvrir la voie à des poursuites l’Etat impérialiste français s’arc-boute aux trois non. Ni reconnaissance des crimes, Ni pardon, Ni indemnisation. Ce qui n’empêche pas Macron de faire une exception à cette position de principe en demandant pardon aux harkis et en annonçant en leur faveur un programme d’indemnisation. Une attitude jugée d’autant plus méprisante par et pour le peuple algérien que se faisant Macron ne fait que valider l’action passée de ceux considérés en Algérie comme des collabos dans l’ignorance totale des souffrances du peuple martyr.   
C’est là qu’intervient la méthode Stora du nom de l’historien français qui murmure à l’oreille des présidents et sa solution miracle. Quasi protagoniste de cette guerre en tant que rapatrié d’Algérie, Benjamin Stora depuis fort longtemps a repris ce détestable concept de concurrence mémorielle (comme d’autres ont inventé celui de concurrence victimaire).  Selon lui une juste approche de la guerre d’Algérie implique de ne pas considérer ce conflit comme les autres où il y aurait deux camps bien marqués, celui de l’agresseur et celui de l’agressé mais comme un conflit polymorphe. Conflit dont la résolution exigerait un règlement judiciaire. Et cela du fait même que chacun des protagonistes a sa propre “mémoire” de cette guerre. Et donc en toute logique également sa définition propre du conflit. Du coup, pour lui, l’historien ne doit plus regarder la guerre d’Algérie comme un fait d’histoire objectif mais comme une somme de mémoires avec toute la subjectivité que l’on sait. A commencer par la sienne propre pourrions-nous dire. La guerre d’Algérie ramenée à cette concurrence des mémoires qu’il s’agit de guérir en les exposant toutes, du coup n’implique plus de règlement politique ou judiciaire mais une quasi séance de divan à grande échelle. Quant au tribunal de l’histoire il attendra. Et qu’on ne vienne pas nous dire que l’historien ne juge pas. Que ce soit pour la première guerre mondiale mais encore plus pour la seconde, guerre idéologique s’il en est, il serait totalement indécent d’évoquer une supposée concurrence mémorielle opposant les mémoires des résistants, des collabos, des différents groupes sociaux, des soldats français et pourquoi pas des soldats allemands !  
Il est incroyable que cette dite approche mémorielle ait été validée par les institutions scolaires et figure désormais de façon quasi hégémonique dans les manuels du secondaire. Ou plutôt on le comprend puisqu’elle apporte à l’Etat français une formidable échappatoire à ses responsabilités. Est-ce utile de rappeler à M. Stora que pour n’importe quel historien mais aussi pour n’importe quel juriste international cette théorie mémorielle dont se sert fort opportunément Macron, n’exonère en rien l’Etat français de sa responsabilité dans toutes les violences du fait même que non seulement il est à l’origine de la colonisation mais aussi de la « deuxième » guerre d’Algérie par son refus absolu de toute négociation jusqu’au début des années 60.   
En termes clairs, l’approche de Stora de la guerre d’Algérie qui se veut une méthode de réconciliation sans douleur est une autre forme d’injustice car sans reconnaissance et sans étape judiciaire. Comme si le simple exposé des mémoires avait une fonction réparatrice. Disons le net, elle est néfaste et politiquement dangereuse. Car avant la réconciliation encore s’agit-il faire de faire de l’histoire, d’établir les faits et donc les responsabilités, de dire le droit. Ainsi en a-t-il été pour le génocide au Rwanda. La justice a besoin de vérités historiques. En dressant ce nuage de subjectivités Stora permet d’évoquer des crimes mais sans coupables et ainsi rend un fieffé service à l’impérialisme français.   
 
Les dessous de l’affaire 

Est-ce bien à celui qui avec la révolte des gilets jaunes a organisé la plus violente répression de toute la Ve République depuis la fin de la guerre d’Algérie, de donner des leçons de bonne gouvernance au gouvernement algérien ?

Alors que les relations France/Algérie étaient au beau fixe, alors que Macron avait multiplié les gestes de bonne volonté en direction de l’Algérie depuis son arrivée au pouvoir et qu’il semblait avoir rompu avec les politiques précédentes, allant même jusqu’à parler de crimes contre l’humanité en parlant de la torture, pourquoi soudainement se met-il à déraper et choisit-il d’ouvrir des hostilités avec son voisin et partenaire du sud ? Tout d’abord les mauvaises langues déclareront que concurrence électorale oblige Macron s’efforce de collecter les voix là où il le peut, en l’occurrence à l’extrême droite. Taper sur l’Algérie constituant avec la question de l’immigration un des musts du facho français. Donner des gages au public d’extrême droite y compris nombre de harkis et une grande partie des pieds-noirs à sept mois des présidentielles peut s’avérer payant. Il en va de même pour la réduction des visas en direction des trois pays du Maghreb, avec là un véritable problème connexe : comment accélérer les flux d’expulsion des dits “sans-papiers” si leurs pays d’origine refusent de les accepter ?

Cependant son obsession de la Turquie apporte un autre éclairage. Percevant avec justesse un affaiblissement du pouvoir algérien il est clair que Macron tente de placer ses billes pour l’avenir ou plutôt celles de l’impérialisme français face à celui qu’il pense avoir le vent en poupe du côté du jeune peuple algérien, Erdogan.  De fait ne serait-ce pas une façon de faire payer à l’Algérie son réalignement économique récent vers la Russie, la Turquie et la Chine ? Le pays tentant de diversifier au maximum ses fournisseurs, notamment de blé, au détriment de la France et ayant même annulé différents contrats avec des sociétés françaises.  

Enfin tout cela ne servirait-il pas aussi à faire oublier les déboires et l’humiliation subis par Paris de la part des EU et l’Australie, la fameuse crise des sous-marins ? Macron ayant besoin de montrer ses muscles en politique étrangère estimant que de toute façon les dirigeants algériens n’auront jamais d’autre choix que de préserver leur chasse gardée avec la France.     

En tout état de cause les propos du président Macron portent une atteinte intolérable à la mémoire des millions de martyrs qui ont sacrifié leurs vies dans leur résistance héroïque à l’invasion coloniale française ainsi que dans la guerre de libération nationale. Mais il y autre chose.   
Puisque Macron dans son intervention ramène encore le problème à une question de mémoire déplorant plein de lyrisme  « la souffrance de porter une mémoire lointaine qui brûle les âmes » rappelons lui que pour les millions de descendants de l’immigration postcoloniale, ce ne sont pas les actes passés qui brûlent les âmes aujourd’hui mais bien le racisme de plus en plus pesant de son gouvernement.

Bien plus qu’une gifle

Mardi 8 juin, alors que le président Emmanuel Macron était en tournée dans la Drôme, dans le cadre de son tour de France des territoires », et alors qu’il prenait un bain de foule, il reçoit une gifle de la part d’un homme dans le public. Rapidement maîtrisé, le coupable s’avère être un militant royaliste d’extrême droite chez lequel des armes et un exemplaire de Mein Kampf seront trouvés. Cet acte est inédit et marque un tournant grave. Certes, il était arrivé la même chose à Manuel Valls, mardi 17 janvier 2017 à Lamballe (Côtes-d’Armor) mais celui-ci n’était alors que ministre d’Etat. Cet acte doit être pris à sa mesure. Certains, nous les comprenons s’en amuseront mezza voce, considérant au vu de sa politique qu’il ne l’a pas volée, d’autres le condamneront en invoquant le respect dû à la personne du Président de la République, certains resteront silencieux en banalisant ce geste. Enfin un certain nombre, et j’en fais partie, au-delà de l’atteinte à la fonction du Président et de la détestation légitime que celui-ci suscite au regard des milliers de blessés et d’handicapés des gilets jaunes et de sa politique impérialiste (en Afrique notamment) voient dans cette gifle le signe faible de quelque chose de beaucoup plus inquiétant qu’une offense à un chef d’Etat. A y réfléchir ce véritable attentat n’est pas que symbolique. Et même si les dommages corporels subis par Emmanuel Macron sont totalement dérisoires, il faut bien les replacer dans un contexte institutionnel et politique. Au plan institutionnel tout d’abord c’est la première fois qu’un chef d’Etat français est giflé depuis l’avènement de la République. Ce n’est pas rien. Cette agression en dit long sur la perte de considération de la fonction de président et un certain degré d’altération de l’ambiance politique. Et justement, c’est au plan politique que la chose me parait gravissime. Un palier vient assurément d’être franchi. Le fait que l’auteur soit un militant royaliste ultra est tout sauf anodin et ajoute à notre inquiétude. C’est le signe d’une nouvelle offensive de l’extrême droite organisée ou non. C’est le signe de son audace, de son arrogance comme de notre faiblesse.

Puisque les analogies sont de mode, nous pouvons affirmer sans hésitation que la France connaît son grand moment d’extrême droite le plus inquiétant hors contexte de guerre. Moment qui n’est pas sans rappeler les années 30 aussi bien pour la profonde vague raciste qui secoue le pays que pour le développement de tout ce qui peut être classé à l’extrême droite. Un long moment d’extrême droitisation dont les prodromes peuvent être datés de ce grand consensus islamophobe initié par la gauche en 2004. Un peu comme si taper sur les musulmans de surcroît de la part de la gauche avait fait sauter la digue mentale qui jusque là reléguait l’extrême droite dans les placards poussiéreux de l’histoire lui permettant enfin de sortir de sa bouteille de mauvais génie. Est-il nécessaire de rappeler les centaines d’agressions islamophobes contre des personnes ou des mosquées depuis 2004 ; les dizaines de tentatives d’attentats contre des hommes politiques éventées par les forces de police œuvres de groupuscules fascistoïdes qui portent des noms aussi fleuris qu’Action des forces opérationnelles (AFO), OAS, Mouvement Populaire pour une Nouvelle Aurore (MNPA), les « Volontaires pour la France » (VPF) dirigées par un général à la retraite, Antoine Martinez, le groupuscule AFO, « Actions des forces opérationnelles » ou encore les Zouaves qui passent en procès en ce moment pour préparation d’attentats. Sans oublier bien sûr le bloc des Identitaires et les vieilles ganaches de l’organisation royaliste Action française, ainsi que ses dépendances publiques ou clandestines. A cela il faut ajouter l’action des dizaines de tribuns et animateurs vedettes, d’élus frontistes ou proches comme Eric Ciotti, la prolifération de sites internet où s’étalent sans complexes les paroles racistes, islamophobes, négrophobes, antisémites, de haine des immigrés, des militants de gauche, à tel point qu’il est clair que l’expression d’extrême droite est en train de marquer des points dans cette grande bataille pour l’hégémonie culturelle. Que dire de la réhabilitation de Pétain dans la bouche de Zemmour ? Sans même évoquer les activistes « indépendants » qui sur la toile recrutent et font même démonstration de meurtres de militants de gauche, comme le dénommé Papacito. Ou encore les pétitions de vieux ou jeunes galonnés de l’armée que fait paraître le journal porte-voix du nouveau fascisme à la française, Valeurs Actuelles.

Ainsi si on ajoute à cette crise politique grave, les ravages de la crise sociale dont témoigne le mouvement des gilets jaunes mais aussi les soubresauts de la crise morale et identitaire que semble traverser une bonne partie du pays, il semble bien que nous soyons entrés dans cette zone grise, sorte de triangle des Bermudes politique, où tout est possible. Bref une ambiance que certains n’hésitent pas à qualifier de stratégie de la tension par analogie avec l’Italie des années 70. Avec cette particularité que pour la bataille qui s’annonce, les réelles forces de gauche sont notablement faibles. Du coup rendons hommage à l’action et la lucidité de groupes militants comme les Antifa Paris-Banlieue dont l’un des jeunes militants Clément Méric est tombé martyr précisément sous les coups de séides d’extrême droite dans une relative indifférence des forces de gauche. Dans le même temps où l’Etat multiplie les attaques contre les groupes de résistance issus des quartiers-ghettos, d’extrême gauche, anti négrophobie ou de solidarité avec la Palestine et où portées par la possible arrivée au pouvoir du RN, les organisations fascistes de ce pays semblent avoir un bel avenir devant elles. Si l’on prend en compte l’avancée inquiétante de forces similaires partout dans le reste de l’Europe, ce n’est pas d’un sursaut citoyen dont a besoin ce pays mais d’une alternative révolutionnaire crédible. Sans cela l’avenir est effectivement bien sombre.

Youssef s’la raconte #16 – Le sac du Palais d’été de Pékin par « deux bandits »

La Chine et son insolente expansion économique ne cessent de susciter en France les épithètes les plus outrancières quand ce ne sont pas des accusations relevant des heures les plus sombres du « péril jaune ». Chacun y va de son couplet sur ladite « fourberie chinoise » prétendument ontologique. Des comptoirs de bistrots aux salons de l’Assemblée nationale c’est un unanimisme d’où émerge cette poignante interrogation « mais qu’avons-nous donc fait à la Chine pour qu’elle veuille nous chiper notre Afrique ! ». Victime du jeu économique inventé par lui-même, l’Occident ne comprend pas que la Chine en ait compris si vite les règles et qu’elle les lui applique avec une telle rigueur.

Pourtant si un pays a de bonnes raisons de se plaindre de l’autre ou plutôt des autres, c’est bel et bien la Chine. Elle qui tout au long du XIXe siècle subit les méfaits des huit principales puissances de l’époque que sont l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, l’Italie, le Japon, la Russie, les Etats-Unis, mais surtout la France et le Royaume-Uni. Toutes désireuses de se tailler des fiefs et privilèges commerciaux en territoire chinois, usant de leur supériorité militaire absolue pour établir progressivement leur domination sur l’empire du Milieu. Sous les prétextes les plus fallacieux, le Royaume-Uni et la France profitant des troubles intérieurs et révoltes sociales qui agitent ce pays lui imposent « les traités inégaux » avec entre autres la cession aux puissances occidentales de comptoirs commerciaux sur la côte chinoise.

La première guerre de l’opium (1839 à 1842) déclarée par le Royaume-Uni à la Chine dont le but était d’imposer à ce pays la consommation d’opium britannique en provenance de l’Empire des Indes puis la seconde guerre de l’opium (1856 à 1860) menée de concert avec la France sur fond de révoltes internes comme la révolution des Taiping (1851 à 1864) ou la révolte des Boxers (1899 à 1901) font des millions de victimes chinoises et rapportent aux agresseurs un butin considérable. La seule révolte des Taiping où la France et le Royaume uni se tiennent aux côtés de l’empereur fait de 20 à 30 millions de victimes.

Pourtant, plus que le pillage économique ou la prise de fortifications, un évènement terrible sur lequel planent encore certaines zones d’ombre illustre bien le mépris que ces puissances ont entretenu à l’encontre de cette civilisation. Pour contraindre l’empereur de Chine Quing à mettre en application sans tarder les traités signés entre 1842 et 1958 qui accordaient aux anglo-français et aux autres puissances des privilèges commerciaux exorbitants, leurs deux armées conviennent d’un débarquement commun en 1860.  Le commandement en chef des troupes françaises est entre les mains du général Cousin-Montauban, un ancien des guerres d’Afrique et le commandement général aux mains du baron Gros. Le corps expéditionnaire anglais a lui à sa tête Lord Elgin et le général Grant pour la direction militaire.
le 7 octobre 1860 les troupes alliées se trouvent aux abords du Palais d’été de Yuen Ming Yuen près de Pékin. Et là les deux compères organisent le pillage en bonne et due forme de toutes les richesses qu’il contient. Il faut considérer ce palais d’été de l’empereur comme tout à la fois Versailles, Buckingham palace, le Louvre, la Bibliothèque nationale et le British Museum tant pour la beauté et le raffinement inouï des bâtiments, des dizaines de pavillons, lacs, ponts, îles artificielles, que par leur contenu. Il s’y trouve alors près d’1 million et demi de pièces de valeurs. Etoffes de soie, de brocart, vêtements d’apparat par centaines, meubles laqués, vases, pots, fontaines de bronze, vaisselles d’or, d’argent, porcelaines des plus luxueuses, objets de décoration, bijoux d’or, de pierreries, de jade par centaines de milliers etc. De plus s’y trouvent tous les vestiges de l’antiquité chinoise, parchemins, cartes, livres très rares, archives impériales.

Le 18 octobre 1860, pour venger la torture et la mise à mort d’otages franco-britanniques, les troupes britanniques décident, en plus du sac, d’incendier le palais d’été. Il faudra 3500 soldats du génie britannique pour mener à bien cette destruction, l’incendie dura 3 jours. Celle-ci est considérée jusqu’à aujourd’hui comme le symbole de l’agression et de l’humiliation suprême infligées à la Chine par l’Occident. D’autant qu’en 1900 lors d’une nouvelle invasion de la Chine les troupes anglo-françaises pour en finir totalement avec ce symbole de la magnificence chinoise, incendièrent les bâtiments restés debout.

Une fois le Palais d’été rasé, les soudards laissent une inscription : « Ceci est la récompense de la perfidie et de la cruauté ». Charles Gordon, un des officiers britanniques chargés de l’incendie écrira :

« Vous pouvez à peine imaginer la beauté et la magnificence des lieux que nous avons brûlés. Ça brisait le cœur de les brûler ; en fait, ces lieux étaient si grands, et nous étions tellement pressés par le temps, que quantités d’ornements en or ont été brûlés, considérés comme étant en laiton »

Victor Hugo qui pourtant en avait vu d’autres, quant à lui résumera ainsi la destruction du palais :

« Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’Été. L’un a pillé, l’autre a incendié. […] Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre »9,b. La Chine ces dernières années a demandé la restitution de son patrimoine dispersé dans plus de 47 pays. En France de nombreuses familles bourgeoises se transmettent entre générations des pièces de ce sac. Chaque mois les principales salles de vente du monde mettent aux enchères des pièces de ce gigantesque pillage. L’un des plus grands crimes culturels de l’histoire humaine.

Benzema, Youssoupha :  La FFF a-t-elle cédé à « une partie islamo-gauchiste de la France » ?

Depuis des jours on ne parle que de ça : après six années d’absence, Karim Benzema est de nouveau appelé en sélection nationale pour disputer l’Euro 2020. L’évènement est tellement important qu’il dépasse le simple cadre footballistique puisqu’il est aussi débattu par des journalistes, des militants et même des responsables politiques. Si sa sélection ne souffre d’aucun débat d’un point de vue sportif tant Benzema fut stratosphérique cette année, pouvant aisément prétendre au titre de meilleur attaquant du monde, il en est autrement du point de vue « politique », puisque sa présence en équipe de France fait l’objet d’intenses débats dans tout le champ politico-médiatique.

Cette controverse autour de l’équipe de France de football s’accompagne d’une autre controverse du même acabit : le rappeur Youssoupha a été choisi pour composer la désormais traditionnelle chanson officielle de l’équipe en vue d’une compétition internationale.

Dans un contexte politique national de droitisation et de radicalisation raciste, il n’en fallait pas plus pour mettre en colère une grande partie du camp « républicain » et réactionnaire : la sélection de Benzema puis le choix de Youssoupha pour accompagner une équipe de France qui ne brillait déjà pas par sa blanchité était une provocation de plus de la part du camp des cosmopolites et une victoire pour les anti-racistes, les « indigénistes », « communautaristes » et autres séparatistes.

Mais est-ce réellement le cas ? Pouvons-nous considérer, en tant que militants anti-racistes, les sélections de Benzema et Youssoupha, chacun dans leur domaine respectif, comme une victoire ? D’ailleurs, sans parler nécessairement de victoire ou de défaite, comment devons-nous interpréter ces choix ? Quelles sont les véritables raisons qui ont amené à leur sélection ?

Avant toute chose, il faut rendre à César ce qui appartient à César. Si Benzema a été sélectionné, c’est avant tout parce qu’il est l’un des meilleurs attaquants du monde et ce depuis plusieurs années. Déjà élu meilleur joueur de la Liga lors de la saison 2020/2021, il a été encore cette année l’auteur d’une saison pleine dans un Real Madrid beaucoup moins étincelant. Joueur cadre de l’équipe espagnole, il a marqué 23 buts (dont un seul pénalty) et délivré 9 passes décisives en 34 matchs de Liga. Mais au-delà de ses résultats et statistiques, Benzema s’est imposé depuis le départ de Cristiano Ronaldo comme la pièce maitresse du jeu madrilène, parvenant à porter le Réal à lui tout seul à plusieurs reprises. Dernières preuves en date de sa grande forme, il a remporté il y a quelques jours le onze d’or du meilleur joueur de la saison et a été élu meilleur joueur français évoluant à l’étranger.

Nous pouvons donc déjà affirmer que s’il est sélectionné c’est d’abord parce qu’il est trop fort. Trop fort pour que son absence en équipe de France ne suscite pas la colère et l’indignation des supporters et autres journalistes sportifs français mais aussi étrangers. Car l’absence de Benzema ne fait pas jaser qu’en France, partout ailleurs on s’interroge sur les 6 années de boycott qui paraissent totalement incompréhensibles au vu des prestations de l’international français.

Toutefois, si Benzema a pu s’imposer dans le rapport de force qui l’oppose aux institutions racistes c’est aussi grâce à l’aide de ses très nombreux soutiens parmi les supporters de foot. Soutiens en grande partie indigènes. Depuis des années ceux-ci appellent à la re-convocation du natif lyonnais et crient au scandale lorsque son nom est absent des listes de Didier Deschamps. Et la pression est constante. Le moindre article de presse sur le cas de Benzema, qu’il soit sportif ou non, mais aussi les articles sur les prestations de l’équipe de France, ou d’autres joueurs de foot qui gravitent autour de la sélection nationale, est l’occasion pour les nombreux fans pro-Benzema de venir défendre la cause de leur joueur fétiche. La vindicte dont a fait l’objet Olivier Giroud en est la parfaite illustration. Perçu comme le remplaçant illégitime de Benzema en équipe de France, son cas mérite d’être étudié tant il semble symboliser la fracture raciale au sein des supporters, entre les pro-Benzema et les pro-Giroud qui est bien souvent une confrontation entre supporters indigènes et supporters patriotes blancs sur les réseaux sociaux[1].

Cette pression constante des supporters indigènes renforcée par les prestations de haut-niveau de Karim Benzema font qu’il n’était plus possible pour Didier Deschamps ainsi que pour la FFF de boycotter le joueur sans que cela ne relève d’un cas de racisme clair[2] et sans susciter l’ire des fans de foot composés en grande partie d’indigènes. Pour preuve, le retour de Benzema a fait exploser les ventes de maillots de l’équipe de France de plus de 2400%, de quoi provoquer une rupture de stock[3].

En ce qui concerne Youssoupha, le choix nous paraît être davantage guidé par une représentation fantasmée des fans de foot de la part de la FFF. Choisir le rappeur comme compositeur de la chanson de l’équipe de France pourrait être vu comme un moyen de séduire un public jeune et indigène, mais témoigne davantage de la méconnaissance de la part de l’institution du monde du rap et de la culture des jeunes, Youssoupha étant écouté par un public plus âgé. Néanmoins, il touche très certainement un public plus large, ce qui peut être perçu dans un sens comme un bon choix.

Nous avons ici dégagé quelques raisons des sélections de Benzema et de Youssoupha. Elles sont multiples, autant sportives que politiques et économiques, et nous ne pensons pas utiles d’en faire l’inventaire ici car cela prendrait trop de temps, mais surtout ne mettrait pas la focale au bon endroit. Plutôt que de s’interroger sur les raisons de la sélection de ces deux personnalités, il nous paraît plus pertinent de nous intéresser aux protestations qu’elles ont suscité dans le paysage politico-médiatique français.

Il n’est pas anodin de constater que la sélection de Benzema attire surtout des contestations en dehors du monde sportif, puisqu’à l’intérieur de celui-ci elle est perçue comme allant de soi. Il est aussi intéressant de voir que ce débat n’existe qu’en France. Dès l’annonce de Benzema puis de Youssoupha, l’extrême-droite française, mais aussi une partie non négligeable du spectre politique français qui participe à la radicalisation raciale actuelle, et en premier lieu Manuel Valls, ont tenu à exprimer au mieux leur réserve, au pire leur opposition à ces deux personnalités.

Mais au fond, que reprochent-ils à Benzema et Youssoupha ? De ne pas mériter de porter le maillot de l’équipe de France ou de composer une chanson pour elle, en d’autres termes, celui de ne pas être dignes de représenter la France. Ils justifient cela en mettant en avant les déclarations anti-France qu’ils auraient tenu. Ainsi Youssoupha a de nombreuses fois critiqué la politique française dans ses chansons, en particulier la Françafrique, et a fait référence à plusieurs reprises à l’Afrique comme son « chez lui ». Quant à Benzema, il a témoigné de son attachement à l’Algérie au détriment de la France, et a accusé Deschamps de céder face à une partie raciste de la France en ne le sélectionnant pas.

Les accusations des anti-Benzema et anti-Youssoupha sont ridicules à plus d’un titre. Tout d’abord cette exigence de patriotisme pour accéder à l’équipe de France est une chose davantage en lien avec la dérive identitaire actuelle qu’une règle dans le monde du football, et même dans l’histoire de l’équipe de France. Comme l’a souligné dernièrement Michel Platini, figure légendaire du football français, les débats autour de joueurs qui chantent ou non l’hymne national n’avait pas lieu à son époque et lui-même ne la chantait pas sans que personne ne s’en émeuve[4]. Quant à l’expression de l’attachement à la Nation, force est de constater que tous les joueurs ne sont pas soumis aux mêmes règles, puisque les déclarations de Benzema indignent moins que celles d’un Griezmann qui avait pourtant déclaré se sentir plus espagnol que français sans que sa présence en équipe nationale ne soit jamais remise en cause[5]. Serait-ce parce qu’il est blanc ? Tout nous amène à le penser. Enfin, ces accusations sont encore plus grotesques lorsque l’on observe qu’elles sont portées par des personnalités comme Manuel Valls, dont la furtive vie politique en Espagne, pays auquel il se disait pourtant profondément attaché, ne l’empêche pas de faire la leçon sur l’amour de la patrie.

Ne soyons pas dupes, tous ces arguments à l’encontre de Benzema et Youssoupha ont bien du mal à masquer le racisme de ces prises de position. Ce que l’on reproche à ces deux artistes, c’est de ne pas rester à leur place d’indigène, de ne pas être des non-Blancs dociles et silencieux.

Oui à la présence de joueurs non-Blancs, mais seulement pour des N’golo Kanté, c’est-à-dire des joueurs timides et simples, qui n’osent hausser la voix[6]. Il est important de mettre les joueurs de foot de l’équipe de France au pas et d’empêcher toute revendication politique, surtout lorsqu’on voit qu’ils sont majoritairement non-blancs et peuvent donc être attirés par les causes anti-racistes et décoloniales. Dernier exemple en date, celui de Paul Pogba. D’habitude assez mesuré quand il s’agit de politique, le joueur mancunien a osé s’afficher avec un drapeau de la Palestine à la fin d’un match. De quoi provoquer la colère d’un Robert Ménard qui, en plus d’afficher son ignorance en confondant drapeau de la Palestine et celui du Hamas, remet alors en question l’attachement du joueur à la France.

Oui à des chanteurs non-Blancs pour composer des musiques de l’équipe nationale, mais seulement lorsque ce sont des Vegedream, c’est-à-dire des rappeurs qui évitent d’émettre des critiques à l’encontre du gouvernement français dans leurs textes. Il est d’ailleurs fort à parier que le choix d’un artiste comme Renaud à la place de Youssoupha aurait provoqué davantage d’engouement, alors même qu’il fut, lorsqu’il était encore Renaud, particulièrement hostile dans ses paroles à l’encontre de la République qu’il « tringle »[7].

La France se targue d’être le pays de la liberté d’expression ce qui ne l’empêche pas en même temps de chercher à faire taire les indigènes qui chercheraient à jouir de cette liberté. Les polémiques autour de Benzema et Youssoupha ne sont, finalement, qu’une illustration supplémentaire de la radicalisation raciste que connaît la France. L’extrême-droite gagne du terrain et peut même maintenant imposer ses débats et son avis dans une multitude de domaines, tel que le domaine sportif. Il faut dire que les personnalités d’extrême-droite voient le football comme l’un des terrains conquis des indigènes[8].

Un terrain qu’il s’agirait de reconquérir car il est perçu comme un moyen d’influencer la jeunesse française[9]. Ce qui explique pourquoi ils sont tous montés au front contre Benzema et Youssoupha, parvenant à faire rétropédaler encore une fois le pathétique Noël Le Graët qui déclare regretter d’avoir fait le choix du rappeur, tandis que la gauche ferme les yeux. Le football, par sa popularité, le public qu’il touche et l’argent qui génère, est donc un véritable terrain de lutte politique. Néanmoins, et heureusement, les indigènes y sont en position de force. En ce sens, nous pouvons effectivement voir la présence de Benzema et Youssoupha comme une victoire des indigènes. Nous sommes très loin d’être fascinés par cette image d’une équipe de France « black, blanc beur », ou même « black, black, black », pour reprendre les mots du sinistre Finkielkraut. Nous ne sommes pas non plus enclins à nous embraser pour l’équipe de France de football, aussi indigènisée soit-elle. En revanche, la réaction démesurée de tout l’arc républicain devant la sélection d’indigènes récalcitrants ne peut que nous inviter à nous solidariser avec Youssoupha et Karim Benzema, et espérer que ce dernier soulèvera la coupe d’Europe, ne serait-ce que pour voir les mines déconfites des nationalistes devant une vérité qui les dérange : sans les indigènes, l’équipe de France de football ne serait pas grand chose… Comme partout ailleurs.

[1] Précisons toutefois que, à sa décharge, Olivier Giroud est davantage une victime collatérale de la polémique Benzema et de ses récupérations politiques, qu’un acteur de celle-ci. Joueur surement moins doué que Benzema, il n’en démérite pas moins sportivement, jouant le rôle ingrat de l’attaquant de devoir ayant une forte activité défensive. Il suffit de regarder sa carrière pour voir que ses sélections en équipe de France ne doivent pas susciter de débat, et il est à noter que malgré les provocations de Benzema à son encontre, le joueur madrilène a indiqué que les relations étaient cordiales entre les deux joueurs, et que Giroud ne s’étant pas opposé à la sélection de Benzema.

[2] Notons que le racisme se situerait plutôt du côté de l’institution de football que de celui de Didier Deschamps. Ce dernier ayant davantage céder à la pression de sa hiérarchie et du champ politique français, avant de s’enfermer dans un refus catégorique pour une histoire de fierté mal placée.

[3] https://www.lesoir.be/374381/article/2021-05-26/le-maillot-de-karim-benzema-en-equipe-de-france-deja-en-rupture-de-stock-cest-du

[4] https://rmcsport.bfmtv.com/football/equipe-de-france/equipe-de-france-notre-generation-ne-chantait-jamais-la-marseillaise-rappelle-platini_AV-202105240425.html

[5] https://sports.orange.fr/football/article/antoine-griezmann-se-sent-plus-espagnol-que-francais-magic-CNT000000S7tyB.html

[6] Précisons que N’golo Kanté n’est pas dans une attitude de « traitre », et que nous ne le présentons pas comme un indigène « collabo », mais tout simplement que son caractère convient très bien aux Blancs et que ce n’est pas un hasard s’il est un joueur si apprécié par les supporters de foot français.

[7] https://www.youtube.com/watch?v=zZ0rH-6KxJo

[8] Si c’est le cas au niveau de la base, des consommateurs et des licenciés, c’est loin d’être le cas au niveau des institutions, comme l’avait d’ailleurs souligné Eric Cantona https://www.lemonde.fr/football/article/2016/06/02/cantona-persiste-et-denonce-le-manque-de-dirigeants-issus-de-l-immigration-dans-le-foot-francais_4930684_1616938.html

[9] Rejoignant en cela les réflexes des organisations fascistes fascinées par les sports pour discipliner les corps et la jeunesse.

« Colombie, « l’Israël de l’Amérique latine »

Cela fait près d’un mois que le peuple colombien est entré en résistance. Le projet de réforme fiscale voulu par le président Ivan Duque a d’abord mis le feu aux poudres, avant que la sanglante répression qui s’est abattue sur les manifestants ne viennent exacerber et radicaliser la colère et la volonté d’un changement profond. Fidèle à son histoire, l’Etat colombien a décidé de mener la guerre contre son peuple. Une guerre à huis clos, loin des condamnations de la « communauté internationale ».

La Colombie a été l’un des pays d’Amérique latine les plus durement touchés par la pandémie de Covid-19. Près de 85 000 personnes ont perdu la vie, pour une population de 50 millions d’habitants. Mais au-delà de la question sanitaire, les conséquences économiques et sociales ont été désastreuses. Les confinements à répétition, l’arrêt du tourisme, le manque de protection sociale ont plongé des millions de colombiens dans le dénuement. Selon les chiffres officiels, le PIB s’est effondré de 6,8% et plus de 3,5 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Le chômage frappe désormais 16,8% de la population. Ces chiffres sont néanmoins à prendre avec beaucoup de précautions. En effet, une grande partie de la population occupe un emploi non déclaré, ne bénéficiant d’aucun droit ni de couverture sociale. Il est donc probable que la situation soit pire que ce que les chiffres donnent à voir.

C’est donc dans ce contexte explosif que le président Ivan Duque a présenté en avril un projet de reforme fiscale visant à renflouer les caisses de l’Etat. Soucieux de plaire et de rassurer les institutions financières internationales, le projet de loi a soigneusement évité de s’attaquer à l’oligarchie nationale et aux entreprises étrangères, grands soutiens du président colombien. Les classes moyennes et populaires, très affectées par la crise en cours, ont donc été sommées de passer à la caisse. Il s’agissait d’abord d’augmenter l’impôt sur le revenu. Dans un pays où le salaire minimum n’atteint que 234 dollars, toute personne gagnant plus de 663 dollars était désormais assujettie au nouvel impôt. Les classes moyennes étaient donc particulièrement visées. Cette reforme s’est avérée d’autant plus injuste et insupportable que les entreprises n’étaient quasiment pas mises à contribution.

Le deuxième volet de ce projet de loi concernait la généralisation de la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) à des services, objets et produits qui en étaient jusqu’alors exemptées. Le gaz, l’eau, l’électricité mais aussi les services funéraires ou encore les ordinateurs devaient désormais payer une TVA de l’ordre de 19%. Ces mesures, profondément impopulaires, ont été d’autant plus mal reçues que le secteur financier n’a de son côté versé, en 2020, que 1,9% de taxes alors que ses bénéfices ont atteint en pleine récession plus de 32 milliards de dollars. Mais ce qui était une simple opposition à une énième réforme impopulaire est rapidement devenue un puissant mouvement de contestation contre tout l’édifice néolibéral, qui structure l’économie colombienne depuis des décennies. Au fond, la réforme fiscale n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, l’étincelle qui a mis le feu à la plaine. Car ces manifestations, loin d’être nouvelles, s’inscrivent au contraire dans la continuité des révoltes qui ont éclaté en 2019 et en 2020 contre la politique néolibérale et autoritaire du président Duque. Déjà, le Comité National de Grève – structure qui regroupe plus de 50 organisations syndicales et sociales – avait réussi à pousser des centaines de milliers de colombiens à battre le pavé. A l’époque, les manifestants avaient protesté entre autres contre les réformes des retraites et du travail mais aussi contre l’augmentation des frais d’inscription à l’université.

Ce « paquetazo néolibéral » (package néolibéral) comme l’appelle les colombiens, ressemble tragiquement aux mesures imposées dans les années 1980-1990 sous l’égide du Consensus de Washington, du FMI et de la Banque Mondiale. A l’époque, ces mesures anti-pauvres avaient débouché sur de véritables explosions sociales au Venezuela, en Bolivie ou encore en Argentine. Des rébellions populaires qui avaient alors été le prélude à l’arrivée au pouvoir, au début des années 2000, de gouvernements progressistes ou « post-néolibéraux ». De son côté, la Colombie faisait office d’ilot isolé, étanche aux profonds bouleversements sociaux, économiques et politiques de la région. Cette image n’était pourtant qu’un écran de fumée, cachant une réalité brutale et inavouable. Celle d’un pays miné par de criantes inégalités sociales, conséquences d’un modèle économique où l’extractivisme, le pillage des ressources naturelles et l’appropriation des terres constituent le modus operandi de l’oligarchie foncière et du capital international depuis maintenant trop longtemps. Un modèle économique qui repose tout entier sur une violence systématique à l’encontre des paysans et des ouvriers.

Mais le contexte particulier de la Colombie, en proie depuis des décennies à une guerre sanglante menée par l’Etat et les paramilitaires contre les guérillas et la population civile, est une des raisons qui expliquent pourquoi le pays n’a pas connu de grands mouvements sociaux et encore moins basculé vers un gouvernement de gauche. Maintenu dans un état d’apathie et de terreur, le peuple colombien n’a jamais pu véritablement exprimer ses revendications sans recevoir les foudres d’un Etat terroriste, qui perçoit le peuple comme un ennemi. Toute protestation était alors qualifiée de « subversive » par un Etat qui voyait en tout manifestant un guérillero terroriste en puissance. Or, les accords de paix signés en 2016 entre le président Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC a changé la donne. C’est du moins ce qu’a espéré une partie de la population, fatiguée et meurtrie par des décennies de violences. Si ces accords de paix ont effectivement permis aux acteurs sociaux d’exprimer plus librement leurs revendications – notamment dans la rue-, il n’en demeure pas moins que les logiques répressives et contre-insurrectionnelles restent ancrées au sein de l’Etat et des forces de sécurité colombienne.

Un terrorisme d’Etat

Si le soulèvement débuté le 28 avril dernier reprend et prolonge les revendications portées lors des mobilisations de 2019 et 2020, force est de constater que la répression, elle, s’est particulièrement intensifiée. Alors que respectivement 3 et 13 personnes avaient été assassinées par les forces de sécurité en 2019 et 2020, l’ONG Temblores dénombre aujourd’hui 43 assassinats, 855 victimes de violences physiques, 39 personnes ayant perdu un œil, 1264 détentions arbitraires et 21 cas de violences sexuelles. Derrière ces chiffres macabres, des noms et des visages, victimes de la barbarie. Comme Alison Melendez, 17 ans, violée par 4 agents de l’ESMAD dans la ville de Popayán (Escadron Mobile Anti-Emeute, en première ligne dans la répression) et qui s’est ensuite donnée la mort. Ou encore Marcelo Agredo, abattu de deux balles dans le dos par un policier à Cali le premier jour de grève. Ces violences perpétrées par une police militarisée et une armée omniprésente ont une nouvelles fois mis a nu la violence systémique qui gangrène l’Etat colombien. D’ailleurs, le président Duque n’était pas allé de main morte en désignant les manifestations de « terrorisme urbain », de « vandalisme » y voyant même, dans une fulgurance complotiste, la main de l’ennemi vénézuélien et du président Nicolas Maduro. Ces qualificatifs ne sont pourtant pas nouveaux, ils font partie intégrante de la rhétorique de la droite et de l’extrême droite colombienne, toujours promptes à faire du peuple une horde de sauvage qu’il s’agirait alors de domestiquer et de discipliner.

Depuis près d’un siècle, et plus encore à partir des années 1950, la violence a été érigée comme un véritable mode de gouvernement. En assassinant, le 9 avril 1948, le grand dirigeant populaire Jorge Eliecer Gaitan, l’oligarchie colombienne, soutenue par les Etats-Unis, a ouvert la boite de pandore et fait basculer le pays dans une spirale de violence extrême. Cet événement, tragique et central dans l’histoire contemporaine de la Colombie, a débouché sur la période dite de la Violencia, qui, entre 1948 et 1964, fît près de 300 000 morts. Le prix à payer pour que le pays ne bascule pas dans le « communisme ». Car c’est en effet de cela dont il s’est agi : empêcher coute que coute qu’un gouvernement nationaliste, progressiste ou révolutionnaire ne vienne contrecarrer les intérêts d’une classe dominante inféodée à Washington. Pour éviter toute forme de velléités, il a fallu massacrer, encore et toujours. L’Etat colombien n’a d’ailleurs jamais hésité à s’allier aux paramilitaires et aux narco-trafiquants pour tuer dans l’œuf toute forme de résistances.

Certes, cette violence n’a pas été l’apanage de l’Etat colombien. On sait la cruauté avec laquelle les dictatures argentines, chiliennes ou paraguayennes se sont employées à éliminer leurs opposants. Mais ce que l’on sait moins, c’est que la Colombie – qui ne sombra jamais officiellement dans la dictature à la différence d’autres pays de la région – est le pays qui compte le plus de disparus. En effet, selon un rapport du Centro Nacional de Memoria Historica, 60 630 personnes ont disparu entre 1970 et 2015 soit en moyenne trois personnes par jour ! C’est plus que le nombre cumulé des disparus en Argentine, au Chili et en Uruguay ! Dans sa croisade contre l’épouvantail communiste, et sans même avoir recours à la dictature, la Colombie a mis en place la funeste Doctrine de Sécurité Nationale, érigée en politique d’Etat et destinée à purger le pays de tous les éléments jugés « subversifs ». Financés par l’argent de la drogue, formés par des militaires israéliens notamment, les paramilitaires se sont vus assignés la tâche de faire le sale boulot, et d’éliminer les paysans, les indigènes, les afro-colombiens qui résistèrent pour ne pas être expulsés de leurs terres. En Colombie, l’ennemi intérieur n’est pas un concept vague et abstrait. Il a été pensé, théorisé, dans le but de justifier les pires massacres contre ceux qui s’avéraient être un obstacle à la toute-puissance des propriétaires terriens et des multinationales.

Les accords de paix, à peine signés qu’ils furent sabotés par le nouveau président Ivan Duque – élu en 2018- n’ont rien changé à la situation. Depuis 2016, 900 leaders sociaux ont été assassinés en Colombie. Certains défendaient leurs terres, d’autres des ressources naturelles menacées de privatisation. D’autres enfin s’opposaient à des mégaprojets destructeurs pour l’environnement. Tous ont été les victimes expiatoires de la machine de guerre du Capital, qui ne tolère aucune entrave à son hégémonie et à sa soif de profits.

Récemment, le tribunal de la paix – juridiction créée à la suite des accords de 2016- a révélé que 6402 civils ont été assassinés par l’armée nationale entre 2002 et 2008, soit plus de 1000 morts par an. Le tribunal n’a pas hésité à parler de « phénomène macrocriminel » pour qualifier ces chiffres glaçants. Plus sinistre encore, le cas des « faux positifs ». Une opération visant à tuer des civils innocents en les faisant passer pour des guérilleros et ce dans le seul but de faire gonfler les chiffres et de montrer à l’opinion publique que l’Etat lutte efficacement contre les guérillas.

Selon que vous serez…

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la brutalité de la répression a été inversement proportionnelle aux condamnations internationales. La « communauté internationale » – entendre l’Occident- s’est montrée d’une discrétion voire d’une bienveillance absolument remarquable. Le ministère des affaires étrangères états-unien a tout juste fait part de sa « tristesse » pour les victimes et leurs familles, tout en prenant bien soin d’appeler les manifestants à l’arrêt des « violences » et au « vandalisme », reprenant ainsi toute la rhétorique guerrière du gouvernement colombien. Alors qu’une centaine d’élus français ont demandé à Emmanuel Macron de condamner la répression en Colombie, le président de la République est resté sourd à ces appels. De leurs côtés, les médias ont fait preuve d’un silence assourdissant. Silence qui tranche radicalement avec les condamnations faites à l’encontre de pays comme le Venezuela, le Nicaragua ou encore Cuba. Souvenons-nous du concert de condamnations à l’encontre de la « dictature » de Nicolas Maduro. Rappelons-nous les éloges à l’égard des glorieux « combattants de la liberté » au Venezuela alors que ces derniers n’étaient que de véritables putschistes. Pour le peuple martyr de Colombie, pas de déclarations, ni de gestes forts. Pas de chance pour lui, son pays est un pilier économique et géopolitique stratégique pour les Etats-Unis, à tel point que l’ancien président Hugo Chavez avait qualifié la Colombie d’« Israël de l’Amérique latine ». Le sang peut donc continuer à couler, les cadavres peuvent s’accumuler, des dizaines de morts ne feront jamais le poids face aux intérêts et le soutien indéfectible qu’apporte Washington à l’Etat colombien.

Mais le président Ivan Duque, véritable fondé de pouvoir de l’oligarchie et pantin des Etats-Unis, peut-il vraiment dormir sur ses deux oreilles ? Rien n’est moins sûr. Car si la répression se poursuit, le peuple colombien peut déjà revendiquer de nombreuses victoires. Il a d’abord contraint le gouvernement à retirer son projet de réforme fiscale, ainsi qu’une autre réforme visant à privatiser le secteur de la santé. Mais ce qui constitue peut-être la plus grande victoire de ce mouvement de masse, profondément riche et hétéroclite, c’est déjà d’exister en tant que tel et de résister avec force et détermination à une machine répressive qui le broie depuis des décennies. Nous ne savons pas sur quoi débouchera ce mouvement inédit. Mais ce dont l’on peut être sûr, c’est qu’il aura permis à des milliers de personnes de vaincre une peur que l’Etat colombien était parvenu à instiller dans les consciences.

Youssef s’la raconte #15 – La bataille de Karameh : quand la résistance palestinienne a gagné son aura internationale

La guerre dite des Six Jours appelée guerre d’agression de juin 67 par les Arabes, nous le savons a été une défaite humiliante et a provoqué un effondrement moral arabe considérable. C’est depuis cette guerre qu’Israël occupe jusqu’à aujourd’hui la Cisjordanie après en avoir chassé l’armée jordanienne.

En 1968, les chefs de la résistance palestinienne ont compris que les régimes arabes étant incapables de libérer la Palestine, et qu’il leur faudrait compter sur leurs propres forces.
Installés sur la rive est du Jourdain, les combattants palestiniens ou fedayin, organisés en groupes de guérilla très mobiles mènent dès février 1968 depuis ce sanctuaire jordanien des actions armées vers la Cisjordanie et Israël. Ces actions sont revendiquées par Al-Assifa ( la tempête) la branche armée du Fatah mais aussi par d’autres forces armées émanant du FPLP ou FDPLP. A la suite de l’occupation de la Cisjordanie en 1967, 400 000 Palestiniens après les 800 000 de 1948 ont dû prendre eux aussi le chemin de l’exil dont un grand nombre vers le Liban et la Jordanie. Dans ce dernier pays, des jeunes Palestiniens réfugiés viennent jour après jour grossir les rangs des combattants qui sont environ 2 à 3000.

Les Israéliens quant à eux convaincus d’être quasi invincibles sont aussi persuadés qu’ils viendront facilement à bout de cette guérilla.

Au début 1968, Yasser Arafat[3], le chef du Fatah, principal mouvement de résistance palestinienne, décide d’installer son quartier général dans un village de Jordanie, Karameh (dignité arabe) situé près de la frontière où se sont réfugiés depuis 1948 plusieurs centaines de Palestiniens.

Le 18 mars 1968, Al-Assifa pose une mine sur une route israélienne causant la mort d’un médecin et faisant plusieurs blessés. Israël décidé à répliquer avec force à cette nouvelle attaque concentre aussitôt des forces importantes dans le but de prendre le village de Karameh et surtout de capturer ou tuer les chefs de la Résistance palestinienne.

Pour cela Israël confie à un officier le général Gonen le soin d’effectuer cette opération 3 jours seulement après l’attaque palestinienne. Les forces sont très importantes : une brigade interarmes, « regroupant environ six mille cinq cents hommes et cent vingt chars, appuyés par un bataillon d’artillerie de quatre-vingts canons, un bataillon du génie et deux escadrilles de chasseurs bombardiers ». L’idée est de prendre en tenaille Karameh situé à 10 km du principal pont, le pont Allenby, en attaquant simultanément par les trois ponts sur le Jourdain.

Toutes les forces de guérilla palestiniennes disponibles sont concentrées à Karameh, environ cinq cents hommes, équipés de pistolets mitrailleurs, de grenades et d’explosifs. Il y a là non seulement Al Assifa, la branche armée du Fatah mais aussi toutes les autres formations militaires palestiniennes, notamment celle du FPLP, l’organisation dirigée par Georges Habache. Pour un grand nombre de combattants jeunes recrues ce sera la première grande bataille contre l’ennemi sioniste. Le 20 mars les autorités militaires jordaniennes, alors alliées des Palestiniens, proposent à Yasser Arafat de se replier dans les collines voisines afin d’échapper à l’encerclement. Le chef palestinien refuse car il est décidé à prouver au monde entier la détermination de la Résistance palestinienne en regard de la piteuse prestation des armées nationales arabes dans la récente guerre de juin 67. En tout état de cause, le général jordanien annonce à Arafat que ses forces notamment l’artillerie épauleront les fedayins depuis les collines environnantes où il a fait disposer ses chars et canons. Et ce d’autant plus que nombre d’officiers jordaniens sont d’origine palestinienne.

La bataille commence dès 7h 30 au matin du 21 mars 68 par des affrontements dans la vallée du Jourdain entre blindés jordaniens et blindés israéliens. Vers midi les forces israéliennes ont atteint Karameh qu’elles encerclent. Les chars font irruption aux abords du village, ainsi que les parachutistes israéliens et là pendant près de 10 h des combats extrêmement acharnés vont se dérouler. On se bat au corps à corps dans chaque maison, chaque pièce. Pour contrer les blindés israéliens plusieurs fedayins se jettent sur eux munis de ceintures d’explosifs, ce sont les premières attaques suicides connus au Proche Orient. Vers 21 h les forces israéliennes se retirent du champ de bataille après avoir dynamité les maisons du village.

Les pertes sont importantes. L’armée jordanienne compte une centaine de tués, 150 blessés, 13 chars et deux obusiers détruits. Quant aux combattants palestiniens sur 500 présents au départ ils reconnaissent environ 130 morts et autant de blessés pour la plupart faits prisonniers. C’est-à-dire un tiers des combattants tués ou blessés. L’armée israélienne elle aurait eu 33 morts et reconnaît 161 blessés, elle aurait perdu 4 chars de combat, 3 half-tracks, 2 voitures blindées ainsi qu’un chasseur-bombardier Phantom.

L’impact de la bataille de Karameh, véritable victoire pour la Résistance palestinienne puisque sa direction sort indemne est énorme dans le monde arabe et au-delà. Les Palestiniens ont non seulement prouvé que l’armée israélienne n’est pas invincible mais ils ont aussi restauré la dignité arabe.

Non seulement Yasser Arafat qui a pris part aux combats acquiert une véritable aura internationale mais l’héroïsme des fedayins entraine l’admiration de milliers de jeunes du monde arabe qui arrivent par milliers depuis même le lointain Maghreb. Les dons affluent aussi. De mille, le nombre de combattants passe à 10 000. La considération pour la lutte palestinienne au plan mondial est immense. Partout dans le monde arabe on parle désormais du tournant de la bataille de Karameh. Véritable point de départ de la deuxième révolution palestinienne après celle de 1936/39.

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Merci au site https://www.penseemiliterre.fr/la-bataille-de-karameh-21-mars-1968-defaite-fondatrice-pour-le-fatah_394_1013077.html d’où j’ai tiré un certain nombre d’informations.

Youssef s’la raconte #14 – Napoléon ou les troubles de mémoire de Macron

Il a été beaucoup question de Napoléon ces temps-ci. Le président Macron a cru bon commémorer le bicentenaire de sa naissance au nom d’une histoire nationale prétendue « une et indivisible ». Pourtant le même Macron qui, il y a peu, tonnait « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire » est pris en flagrant délit de mensonge lorsque lui-même efface de l’histoire nationale certains de ceux dans les colonies qui ont eu le tort de vouloir coller aux principes républicains – notamment en ce qui concerne l’abolition de l’esclavage – et qui, justement furent victimes du même Napoléon.
Trois personnages sont ainsi symptomatiques de l’acharnement raciste de Napoléon mais aussi des troubles de mémoire de Macron.
Le premier est Louis Delgrès « homme de couleur né libre » officier des armées républicaines défenseur des principe révolutionnaires abolitionnistes, il entre en conflit avec le Consulat dès lors que celui-ci prétend rétablir l’esclavage. En poste à Basse-Terre de Guadeloupe le 10 mai 1802, Louis Delgrès prend la tête de la résistance contre les troupes envoyées par Bonaparte pour rétablir l’esclavage. Conscient de la disproportion des forces pour l’honneur et pour l’histoire, il fera afficher sur les murs de Basse-Terre une proclamation « À l’Univers entier, le dernier cri de l’innocence et du désespoir ». Un réquisitoire implacable contre l’esclavage qui aujourd’hui encore mérite qu’on se penche sur lui. Le 28 mai suivant, cerné par les troupes françaises à Matouba, une habitation fortifiée, avec trois cents partisans, et connaissant le châtiment qu’on leur réserve, Delgrès et ses hommes préfèrent se suicider à l’explosif.
La seconde est Rosalie, née vers 1772 et surnommée la « mulâtresse Solitude ». Celle-ci est née du viol de sa mère Bayangumay, par un marin sur le bateau qui la déportait d’Afrique aux Antilles. Devenue domestique de maison en raison de sa peau claire, elle applaudit à l’abolition de l’esclavage en 1794. Lorsque Louis Delgrès lance son appel après le rétablissement de l’esclavage le 20 mai 1802 elle se rallie à lui. Bien qu’enceinte de trois mois elle choisit de se battre à ses côtés et fait partie des 300 derniers résistants encerclés. Capturée vivante elle est condamnée à mort. Mais en vertu d’une loi qui empêche d’exécuter une femme enceinte, ses bourreaux attendront son accouchement en prison le 29 novembre 1802 pour l’exécuter. Elle sera pendue le lendemain.
Le troisième personnage est Toussaint Louverture, le leader indépendantiste d’ Haïti. Une chose est souvent oubliée c’est le sort que Napoléon lui réservera une fois qu’il sera tombé dans le piège que les troupes françaises lui avaient tendu. Il est déporté en France avec une centaine de ses hommes en violation des promesses faites s’il se rendait (pour épargner les vies de son peuple). Toussaint Louverture, non seulement n’aura pas droit à un procès, mais on ne lui appliquera pas davantage les lois de la guerre. Déporté en France en 1802, il sera convoyé à travers la France de Brest jusqu’au fort de Joux dans un des lieux le plus froids de France, le département du Doubs dans le Jura. Selon les ordres de Napoléon lui-même, le but était de le briser moralement et physiquement par de nombreuses vexations, humiliations et brimades. Mis en cellule sans chauffage, il y mourra de froid un an plus tard le 7 avril 1803. Ses compagnons finiront leurs jours en prison. Pas de quoi fouetter un Corse, ni de quoi raviver la mémoire « républicaine » de Macron.

« Point d’esclaves nègres, point de peuple français » ou pourquoi Napoléon a de l’avenir

« Bâtisseur », « génie militaire », « héros » … En cette année de bicentenaire de la naissance de Napoléon, médias et politiques ne tarissent pas d’éloges pour célébrer l’Empereur. Car oui, débarrassons-nous d’emblée de toute hypocrisie et confusion sémantique : la commémoration n’est autre chose que la célébration, puisqu’elle ne vise qu’à glorifier des héros : leurs actions, leurs idées et leurs valeurs. La « commémoration éclairée », voulue par Emmanuel Macron, n’a d’ailleurs pas dérogé à la règle. Loin du « en même temps », le président de la république a prononcé, mercredi 5 mai, date de la mort de Napoléon, un discours aussi déséquilibré qu’abject, en ne consacrant que 50 secondes sur un discours de 18 minutes aux aspects « négatifs » et « controversés » de l’œuvre du dictateur. Pire, il n’a pas hésité à utiliser des phrases lapidaires et une série d’euphémismes pour qualifier des crimes comme le rétablissement de l’esclavage des noirs. A l’unisson des contempteurs de l’Empereur, Emmanuel Macron n’a fait que réaffirmer le rappel à l’ordre raciste et colonial entrepris par la République depuis plusieurs années.

Anachronismes

Fidèle à sa verve autoritaire, Emmanuel Macron a mis en garde par deux fois ceux qui « cédant à la tentation du procès anachronique, jugerait le passé avec les lois du présent » affirmant sa volonté de ne « rien céder à ceux qui entendent effacer le passé au motif qu’il ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du présent » faisant ainsi clairement allusion à la « cancel culture » nouveau cheval de bataille des milieux conservateurs et réactionnaires. Cette rhétorique de l’anachronisme n’a cessé d’être utilisé ces derniers mois par ceux qui défendent corps et âme l’héritage de l’Empereur. Selon eux, la France était loin d’être la seule grande puissance à pratiquer l’esclavage. Après tout, l’Angleterre, le Portugal ou encore les Etats-Unis n’en faisaient-ils pas de même ? Si l’on suit cette logique jusqu’au bout, l’esclavage devient alors quelque chose de compréhensible voire d’acceptable puisque partagé par tous. Ou presque. Car c’est là que le bât blesse. En effet, cette relativisation de l’esclavage sous-entend que non seulement c’était une idée et une pratique acceptée par tous mais surtout occulte les multiples résistances, insurrections et révoltes menées par les esclaves tout au long de la traite négrière. Cet effacement des résistances, procédé classique des dominants, vise en outre à construire et à consolider l’image du « bon nègre » docile et passif, acceptant le sort naturel qui lui est réservé. Et pourtant. Du marronage aux combats menés par l’insurgée guadeloupéenne, la Mulâtresse Solitude, en passant par la glorieuse bataille de Vertières marquant le point d’aboutissement de la guerre d’indépendance d’Haïti ou encore la fondation du premier territoire libre d’Amérique par l’esclave Benkos Bioho en Nouvelle-Grenade (actuelle Colombie), des résistances, multiples et variées n’ont jamais cessé de mettre en branle la domination blanche esclavagiste, jusqu’aux libérations et aux indépendances acquises de haute lutte.
Enfin, rappelons qu’au sein même de l’Hexagone, des voix s’élevèrent contre cette pratique barbare. Dans un article de 1765 publié dans l’Encyclopédie, Louis de Jaucourt écrit : « Cet achat de nègres pour les réduire en esclavage est un négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles et tous les droits de la nature humaine. (…) Personne n’ignore qu’on les achète à leurs princes, qui prétendent avoir droit de disposer de leur liberté, et que les négociants les font transporter de la même manière que les autres marchandises. (…) On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir notre luxe ? (…) Peut-il être légitime de dépouiller l’espèce humaine de ses droits les plus sacrés, uniquement pour satisfaire son avarice, sa vanité ou ses passions particulières ? Non, que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux ». (1) C’est dans un registre similaire que Maximilien Robespierre lancera à la tribune de l’Assemblée Constituante, le 13 mai 1791, sa célèbre phrase « Périssent vos colonies plutôt qu’un principe ». Enfin, l’Abbé Raynal prit fait et cause pour les résistances contre l’esclavage et la colonisation : « Barbares Européens ! L’éclat de vos entreprises ne m’en a point imposé. Leur succès ne m’en a point dérobé l’injustice. Je me suis souvent embarqué par la pensée sur des vaisseaux qui vous portaient dans ces contrées lointaines, mais descendu à terre avec vous, et devenu témoin de vos forfaits, je me suis séparé de vous, je me suis précipité parmi vos ennemis, j’ai pris les armes contre vous, j’ai baigné mes mains dans votre sang » (2).

Que ce soit pour des raisons religieuses, morales, politiques ou philosophiques, certains Blancs, certes minoritaires, ont à l’époque affiché plus ou moins clairement leurs oppositions à l’esclavage, mettant ainsi à mal les discours actuels sur les dangers de l’anachronisme et l’impossibilité de regarder le passé avec les yeux du présent. Car si tel est le cas, dirions-nous alors que les génocides des Juifs et des Arméniens ne peuvent être véritablement condamnés car perpétrés à un moment particulier de l’histoire qui n’a rien à voir avec nos valeurs du présent ? L’esclavage n’est-il pas en soi une abomination suffisante pour qu’il soit condamné de manière catégorique et absolu ?

Cependant, pour être complet sur les stratégies discursives visant à relativiser l’esclavage, il est important de rappeler que, parallèlement, la critique de l’anachronisme est allée de pair avec une série hallucinante d’euphémismes tous aussi ignominieux les uns que les autres.

Des euphémismes en cascade

« Zone d’ombre », « erreur », « tâche », force est de constater que les commentateurs et autres dévots de Napoléon n’ont pas manqué d’imagination pour qualifier le rétablissement par l’empereur, le 20 mai 1802, de l’esclavage des noirs. Eux qui pourtant ne cessent de pourfendre la langue de bois et le politiquement correct ont été incapables de qualifier cette mesure pour ce qu’elle fut véritablement : un crime contre l’humanité. Pire encore, certains, comme le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, ont évoqué des « choix contestables ». De son côté, l’immortel chien de garde, Alain Duhamel, a quant à lui affirmé que « sur l’esclavage personne ne peut dire que ce n’est pas critiquable ». D’autres encore ont qualifié ce choix de « controversé ». Ces termes utilisés, loin d’être neutres ou anodins renvoient au contraire l’esclavage, crime absolu et imprescriptible, à un simple sujet de débat où chacun est invité à prendre position. En effet, est critiquable ou contestable un sujet soumis à la discussion et au dialogue. La porte est donc ouverte à tout argumentaire qui viendrait ici ou là défendre le bien-fondé de cette pratique. Ainsi, un système qui a arraché de leurs terres, spolié, exploité, violé et massacré près de 12 millions de Noirs est réduit, en 2021, dans la République française, à des choix « critiquables ». De même, Emmanuel Macron, toujours dans ce même discours, déclare : « Napoléon, en 1802, a rétabli l’esclavage que la Convention de 1794 avait aboli. En 1848, avec Victor Schoelcher, la IIème République a réparé cette faute, cette trahison de l’esprit des Lumières ». Plusieurs choses retiennent ici notre attention. Tout d’abord les termes utilisés. « Fautes », « trahison », autant de mots d’une incroyable faiblesse pour rendre compte d’une telle sauvagerie. Puis, le terme « réparer » émet l’idée, et sous-entend, que cette deuxième abolition a permis de faire table rase du passé et de clore définitivement quatre siècles de traite négrière. Comme si cette mesure effaçait d’un coup de baguette magique les sévices, la violence génocidaire perpétrée contre les Noirs. Une fois « réparée », l’histoire pouvait donc repartir de zéro. Enfin, comment ne pas réagir à cette nouvelle ode faite à Victor Schoelcher ? Loin de la légende dorée, cet Apôtre de la République, célébré de toute parts, doit être vu et jugé pour ce qu’il fut vraiment : un colonialiste forcené, partisan par ailleurs de l’indemnisation des propriétaires d’esclaves.
Car contrairement au story telling républicain qui en fait un grand défenseur de la cause des Noirs, l’occasion est ici trop belle de rappeler que durant la Monarchie de Juillet, Schoelcher écrit, à propos de l’esclavage, que « la seule chose dont on doive s’occuper aujourd’hui, c’est d’en tarir la source, en mettant fin à la traite. Envisager la question autrement, c’est faire du sentiment en pure perte ». (3) Autrement dit, il ne s’agissait aucunement d’abolir purement et simplement l’esclavage mais d’en finir avec la traite transatlantique. Plus tard, il déclarera que « la liberté est le principe, l’esclavage l’exception » imaginant alors un « Projet de Charte coloniale » dont l’objectif à terme était une sorte de Code noir réformé, moins brutal et plus respectueux des droits des esclaves.

L’abolition de l’esclavage, défendue plus tard par Schoelcher et consacrée par le décret du 27 avril 1848 ne fût pas dénuée de tout intérêt, loin de là. Elle apparait en effet immédiatement comme un alibi, un prétexte parfait pour soutenir et légitimer les conquêtes coloniales. Ainsi, l’esclavage, pratiqué pendant des siècles par l’Occident colonial devient une pratique abominable perpétrée par les arabes, à qui l’on doit désormais faire la guerre pour libérer les peuples de leurs jougs. La colonisation devient ainsi une œuvre de civilisation en propageant la grandeur de l’idéal des Lumières, de la Raison et de l’Humanisme. « Porter la lumière à des populations encore dans l’enfance, et leur enseigner la liberté, l’horreur de l’esclavage » s’exclamera Schoelcher.

Pour revenir sur la longue litanie d’euphémismes à propos du rétablissement de l’esclavage des Noirs, une même question se pose. Imaginerait-on un président de la République dire que la solution finale décidée par le Troisième Reich fut un événement « contestable » et « controversé » ?
Lorsque Jean-Marie le Pen avait qualifié les chambres à gaz de « détail de l’histoire », il avait fait l’objet, à forte raison, d’une répudiation totale et absolue de tout le spectre politique. Mais qui y’a-t-il de différent entre qualifier les chambres à gaz de « point de détail » de la seconde guerre mondiale et le rétablissement de l’esclavage de « faute » ? Les mots utilisés, il faut le dire, sont clairement l’expression d’une forme de négationnisme, de dénégation de la réalité pour ce qu’elle fût vraiment : une barbarie. Sauf que si l’un exprime un négationnisme d’extrême-droite, honni et combattu, Emmanuel Macron tout comme l’historien Max Gallo exprime un négationnisme respectable. En un mot, un négationnisme républicain ! Celui-là même qui avait qualifié, en 2005, de « positif » le rôle de la colonisation.

Les expéditions génocidaires en Guadeloupe et à Saint-Domingue

Qu’en furent-ils vraiment des expéditions décidées par Napoléon pour rétablir l’esclavage et la domination des Blancs à la Guadeloupe et à Saint-Domingue ? Contrairement au négationnisme ambiant, nous ne pouvons que rappeler le déchainement de brutalité commis par Richepanse en Guadeloupe et Leclerc et Rochambeau à Saint-Domingue. Car derrière le rétablissement de l’esclavage, c’est toute une liste d’atrocités qui furent commises. Le premier, arrivé à Pointe-à-Pitre en mai 1802, à la tête de 3600 hommes, mena une campagne contre-insurrectionnelle féroce qui se solda en quelques mois par la mort de 10 000 Noirs et mulâtres, lui permettant, en juillet 1802, de rétablir l’esclavage.
De son coté, Rochambeau, après avoir succédé au beau-frère de Napoléon, le général Leclerc, se montre déterminé à écraser la résistance noire, même si cela passe par l’extermination de ces derniers. Il affirme alors que « l’esclavage des Noirs doit être proclamé de nouveau dans ces parages ; et le Code Noir rendu beaucoup plus sévère. Je pense même que pour un temps les maîtres doivent avoir le droit de vie ou de mort sur leurs esclaves. Le renvoi de Toussaint, de Rigaud, Pinchinat, Martial Besse, Pascal, Bellegrade etc., (nom de chefs de mouvement d’esclave et d’affranchis) ferait un très bon effet ici. Je les ferai pendre avec le plus grand appareil » (4). Les tortures et exécutions furent le lot quotidien des Noirs soumis à l’impitoyable répression de Rochambeau. Cette tentative de reconquête du territoire de Saint-Domingue s’apparenta à une véritable chasse à l’homme. Et aucun moyen n’était écarté. Comme celui d’affamer 1500 chiens pour les lâcher à la poursuite des esclaves insurgés. Un témoin de l’époque raconte les projets funestes de Rochambeau : « Il envoyait chercher à la Havane des cargaisons de chiens d’une race vigoureuse et féroce pour être les auxiliaires dans la conquête de Saint-Domingue, et défendait par un règlement militaire de distribuer à cette nouvelle espèce de combattants aucune sorte de nourriture accoutumée afin que leur faim s’assouvisse tout entière de la chair des Noirs à la chasse desquels on les dressait » (5). De novembre 1802 à la capitulation du 19 novembre 1803, on estime à plus de 20 000 le nombre de Noirs et mulâtres massacrés par les troupes de Rochambeau.
La reconquête génocidaire de Saint-Domingue fut d’une telle intensité que l’historien Yves Bénot parla même de « démence coloniale » à propos de Napoléon (6). Voilà donc ce que fut la malheureuse et regrettable « faute » de Napoléon.

Modernité de l’esclavage

Doit-on pour autant s’étonner de voir l’Etat français et ses représentants glorifier la mémoire de Napoléon ? Est-ce vraiment si incroyable d’entendre matin, midi et soir dans les médias une litanie de dévots se prosterner devant un esclavagiste patenté ? La réponse saute pourtant aux yeux. Il est en effet dans l’ordre des choses que l’Etat français célèbre l’Empereur. C’est plutôt le contraire qui nous aurait étonné. Oui, tout cela est très cohérent. Ces célébrations de Napoléon nous rappellent à quel point l’esclavage est un pilier de notre modernité, et qu’à ce titre il hante et imprègne en profondeur tout un ensemble d’imaginaires, de représentations et de pratiques étatiques qui n’ont jamais cessé.
Quel meilleur exemple pour illustrer cela que le passage à tabac commis à l’encontre du producteur de musique Michel Zecler, où la négrophobie d’Etat s’exprima dans toute sa nudité ? L’édifice de l’Etat moderne français repose tout entier sur l’esclavage et la colonisation, sans lesquels rien n’aurait été possible. Ils furent ni plus ni moins que les conditions de possibilité permettant à la France de devenir une grande puissance. D’ailleurs, un article de 1801 ne s’y trompa pas : « Point d’esclaves nègres, point de colonies ; point de colonies, point de marine, point de peuple français ». (7)

Pour être complet, il s’agit enfin de replacer cet épisode de commémoration dans une séquence plus large marquée l’an dernier notamment par des mobilisations massives contre le racisme d’Etat et les violences policières. Très vite, aussi bien en France que dans le reste du monde, ces mouvements ont entrepris une contestation radicale de la place des statuts de négrier, d’esclavagiste et de colonialiste dans l’espace public. Héros pour les uns, bourreaux pour les autres. Face à cela, Emmanuel Macron avait, d’un ton martial, mis en garde : « La république n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire ! Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues. ». Cette sentence lapidaire s’apparenta à un véritable rappel à l’ordre raciste et colonial à tous les descendants de colonisés, sommés, hier comme aujourd’hui, de souscrire au grand récit national et de répéter en chœur leurs leçons de catéchisme républicain.

 

 

Notes
(1) Louis JAUCOURT, article « Traité des nègres », vol. XVI de l’Encyclopédie, 1765.
(2) Abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, 1772.
(3) Victor SCHOELCHER, « Des Noirs », Revue de Paris, tome XX, 1830.
(4) Le 14 avril 1803, Archives nationales (cité par Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte,1992).
(5) Claude FAURIEL, Les Derniers mois du consulat, Paris 1888 (cité par Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op.cit.)
(6) BENOT Yves, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, Editions La Découverte, 1992.
(7) Valentin DE CULLION, Examen de l’esclavage, La Décade philosophique, littéraire et politique, décembre 1801 (cité par Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, op.cit.).