Youssef se la raconte #1

Vous pouvez également retrouver cette chronique dans le 32e numéro de l’émission « La Perm’ » du média décolonial « Paroles d’Honneur », en cliquant ici.

 

Connaissez-vous la révolte des esclaves noirs (« Zandj ») dans l’Irak musulman du IXe siècle ?

Les Zandj, ainsi que beaucoup d’autres esclaves noirs originaires des côtes d’Afrique orientale où on les avait capturés, achetés ou obtenus des États soumis, à titre de tribut notamment à Zanzibar (dont le nom réel est Zandjbar : « la côte des Zandj ») furent déportés en grand nombre dans l’Irak abbasside, à partir d’une date indéterminée, mais au moins depuis le IXe siècle. Leurs conditions de vie devaient être extrêmement dures, puisqu’en l’espace de trois siècles ils se révoltèrent à trois reprises.

Mais c’est évidemment avant tout la troisième révolte des Zandj pour la liberté et l’égalité qui est la plus connue, car elle secoua très fortement pendant quinze ans (entre 869 et 883) le bas Irak et le Khûzistân, causant des dégâts matériels sans nombre et des dizaines (certaines sources parlent des centaines) de milliers de morts. Elle fut dirigée par un chef réputé : ‘Alî ibn Muhammad, surnommé « Sâhib al-Zandj » (« le Maître des Zandj »). « Révolutionnaire-type » : de descendance peu connue –sans doute perse, mais ayant pu approcher les « hautes sphères » de son époque –, poète de talent, instruit, versé dans les sciences occultes, ayant embrassé différentes doctrines et essayé plusieurs soulèvements (notamment au Bahrayn et à Basra), il réussit à fomenter la plus grande insurrection d’esclaves de l’histoire du monde musulman. Il est surtout un kharidjite accompli au message égalitariste et salvateur qui trouve au sein des Zandj un auditoire acquis. Il déclare ainsi que le calife peut être un ancien esclave.

Quatre raisons expliquent la réussite de son action et la longévité de cette révolte :

1) l’extrême misère des esclaves : « les révoltés étaient, selon Tabarî, notre principale source […], employés comme terrassiers ʺkassâhînʺ, chargés de cultiver la Basse-Mésopotamie, groupés par chantiers de 500 à 5.000 travailleurs, parqués là, sans foyer ni espoir, avec, pour toute nourriture quelques poignées de farine, de semoule et de dattes…»

2) le théâtre des opérations, propice à la guérilla : une région marécageuse.

3) la situation précaire du pouvoir de Bagdad à cette époque (le pays était secoué par l’anarchie dans sa partie centrale, et par de graves problèmes dans les provinces éloignées).

4) les qualités personnelles (organisationnelles, guerrières et politiques) de ‘Alî ibn Muhammad.

On distingue nettement deux périodes dans cette insurrection :

– La première (869-879) est la période de l’expansion et de la réussite pour les insurgés, le pouvoir central n’étant pas en mesure, pour des raisons intérieures et extérieures, de les combattre efficacement.

– Les révoltés s’organisent, se procurent des armes et se fortifient dans des camps installés dans des endroits inaccessibles, d’où ils lancent des raids. Après un grand nombre d’embuscades et de batailles qui tournent à leur avantage (car les esclaves libérés augmentent sans cesse « l’armée » des insurgés), ils s’emparent temporairement des principales villes du bas Irak et du Khûzistân (al-Ubulla, Abbâdân, Basra, Wâsit, Djubba, Ahwâz, etc.).

Les troupes abbassides réoccupent sans mal ces villes que les Zandj ont prises, pillées et quittées. Mais elles sont incapables d’étouffer la révolte, ou d’infliger une défaite décisive à un ennemi présent partout et nulle part. Et comme le pouvoir de Bagdad eut d’autres problèmes plus urgents à résoudre, la question des Zandj, pendant plusieurs années, passa au second plan…

Pendant ce temps, le « Maître des Zandj », solidement installé dans la région des canaux au sud de l’Irak où se trouve sa « capitale », frappe sa propre monnaie, organise son « État » et essaye, avec plus ou moins de succès, de se lier avec d’autres mouvements contemporains (tels ceux des Karmates de Hamdân Karmat).

La seconde période (879-883) n’est qu’une lente agonie avant l’écrasement final. À cette époque, les Zandj devinrent le principal souci du califat de Bagdad qui agit méthodiquement, nettoyant tout sur son passage, laissant les Zandj s’enfermer dans la région des canaux, où ils subirent un siège en règle, dirigé par « le régent de l’Empire », al-Muwaffak, et son fils, Abû l-’Abbâs (le futur calife, al-Mu’tadid). Finalement, ‘Alî ibn Muhammad fut tué, ses plus proches compagnons et officiers faits prisonniers et transférés à Bagdad où ils seront décapités deux ans plus tard, tandis que certains membres de sa famille finiront leurs jours en prison.

On pourrait conclure en disant que la révolte des Zandj fut une révolte politique (lutte pour le pouvoir) et sociale (amélioration des conditions de vie d’une couche particulière de la population), mais plusieurs points importants concernant cet événement extraordinaire mériteraient de longs développements : la personnalité du chef de la révolte, ses prétendues généalogies, son crédo et son « idéologie », l’organisation politique et sociale du nouvel « État », ses relations avec les différentes couches de la population et avec d’autres mouvements contemporains, etc.

Il y a lieu cependant d’insister sur un fait essentiel, à savoir que si ce mouvement très particulier tient une place absolument à part, parmi les très nombreuses insurrections dans l’histoire du Moyen Âge musulman, c’est pour deux raisons. D’abord en raison de son ampleur : selon les chroniques de l’époque, ladite révolte aurait fait en quinze ans entre 500 000 et 2 millions de morts, tant parmi les civils que les hommes en armes ; mais c’est aussi parce qu’il a mis fin à l’unique essai, dans le monde musulman, de transformation de l’esclavage familial en esclavage colonial.

 

Cette chronique se base sur : Alexandre Popovic, « La révolte des Zandj, esclaves noirs importés en Mésopotamie. Problème des sources et perspectives », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 65, 2002, mis en ligne le 15 octobre 2004, consulté le 20 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/cdlm/48 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.48.

1 Commentaire Youssef se la raconte #1

  1. Argala Inzaghi Mengistu 29 janvier 2021 et 0h53

    Article très intéressant. Que pensez-vous du caractère révolutionnaire de la prise de pouvoir des Mamelouks ? On en parle jamais dans les milieux marxistes-léninistes et pourtant Baybars est finalement un Spartacus qui a réussi..
    De plus, l’aventure mamelouk montre l’aspect universaliste de l’islam : des esclaves turcophones puis caucasiens (circassiens) originaires capturés dans les plaines d’Europe orientale ou Asie centrale par des armées musulmanes lors de guerres, se sont emparés du dogme de leurs maitres qu’ils renversent, se le sont appropriés et ont par la suite lutté pour le diffuser.
    L’aspect esclave reste présent dans leur structuration dynastique sans cesse renouvelé par l’affranchissement de nouveaux captifs qui chassent les précédents esclaves devenus aristocrates

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