Comprendre Gramsci aujourd’hui

“Guerre de mouvement”, “guerre de position”, “hégémonie politique”, “intellectuel organique”, “pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté”, “Etat gramscien”, ou encore le fameux “le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres” : toutes ces citations, tous ces concepts sont issus de la pensée d’Antonio Gramsci, militant communiste italien du début du XXème siècle.

Dans le contexte politique français, nombreux sont celles et ceux qui s’appuient sur ses écrits pour décrire l’actualité et analyser la radicalisation de l’Etat français. Cependant, les concepts issus de la pensée de Gramsci ne sont pas connus de la grande majorité, le travail d’explication est rarement fait et l’incompréhension règne.

La confusion autour des “concepts gramsciens” provient notamment de la (vulgaire) tentative de récupération de ces idées par la droite. Ainsi, Nicolas Sarkozy déclare « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là. » (Le Figaro, le 17 avril 2007) ou encore récemment Eric Zemmour écrit « Ce bon vieux Gramsci n’était pas mon cousin. Ivre de moi-même, j’étais convaincu d’avoir gagné à moi tout seul la bataille des idées. » (La France n’a pas dit son dernier mot, 2021). La confusion est ainsi claire : Antonio Gramsci est souvent réduit à la défense de la conquête du pouvoir par la bataille des idées. Rien de plus faux et réducteur.

Une utilisation audacieuse et pertinente des concepts gramsciens nous a été donnée par Houria Bouteldja dans son dernier livre Beaufs et barbares – Le pari du nous (La Fabrique, 2023) dans lequel elle reprend l’idée d’Etat gramscien pour développer le concept d’Etat racial intégral. Ainsi, elle part des notions développées par Gramsci pour conceptualiser ce que les militants antiracistes et décoloniaux ont nommé “racisme d’Etat” ou “racisme structurel”. Elle démontre, en partant des écrits de l’italien mais aussi d’autres marxistes comme Poulantzas et Lénine, comment le racisme est structurellement présent dans toutes les sphères de la société française, notamment dans la gauche blanche à travers l’histoire du PCF et de la CGT.

Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini viennent de publier aux éditions la Découverte un excellent livre : L’œuvre-vie d’Antonio Gramsci. Ils proposent de comprendre Gramsci à travers sa vie et son œuvre, les deux étant inséparables : la vie du dirigeant communiste est intimement liée à l’œuvre du théoricien marxiste. En partant de ce livre nous tenterons d’expliquer les principaux concepts gramsciens : le “césarisme”, “la guerre de position” et le “concept d’hégémonie”.

Avant d’aborder ces notions centrales de la pensée de Gramsci, il est nécessaire de comprendre l’importance qu’il porte à la culture dans son cheminement politique.

 

Culture et conscience de classe 

Selon lui, la culture est “organisation, discipline de son propre moi intérieur, elle est prise de possession de sa propre personnalité, elle est conquête d’une conscience supérieure au moyen de laquelle on réussit à comprendre sa propre valeur historique, sa propre fonction dans la vie, ses propres droits et ses propres devoirs […].

La culture est donc une question politique : sans elle pas de conscience (efficace) de classe. Il est donc nécessaire de s’attacher à mener le combat culturel, de former dans le temps long la conscience critique des masses. Gramsci réfute l’idée d’un instinct de classe puissant provenant d’une simple “évolution spontanée et naturelle” ; au contraire, il démontre la centralité de la culture dans l’élaboration d’une conscience de classe indispensable à l’émancipation du prolétariat. Bien avant ses fameux Cahiers de prison, Gramsci développe sa vision du socialisme en tant que processus révolutionnaire d’émancipation qui ne peut se passer du développement culturel, lequel est un processus critique impliquant de s’abreuver aux sources de la culture bourgeoise.

Un autre penseur marxiste qui a développé une approche similaire de la culture bourgeoise est C.L.R. James, marxiste trinidadien qui a notamment écrit Les Jacobins Noirs qui traite de la révolution haïtienne et qui a inspiré de nombreux penseurs décoloniaux au même titre que Frantz Fanon ou Malcolm X. Pour James, la culture et notamment le cinéma lui ont permis de mieux comprendre la condition des noirs aux Etats-Unis : autrement dit, la culture est selon lui un moyen essentiel pour développer non seulement la conscience de classe mais aussi de race. Il écrit “J’ai analysé les films jusqu’au dernier degré possible. […] J’ai élaboré une foule de théories et d’idées. J’ai beaucoup appris sur les Etats-Unis et sur le reste du monde.” Il considère qu’il faut se défaire de l’idée que les “arts populaires” ne seraient que des instruments d’assujettissement des masses car ceux qui les produisent sont eux-mêmes inscrits dans “l’humeur” de la population, ils peuvent certes les tromper mais à condition de leur plaire : ainsi, les arts populaires expriment les “émotions et sentiments les plus profonds du peuple américain”. Le travail d’analyse de Louisa Yousfi dans Rester barbare est à l’image de cette approche de la culture : les écrits de Chester Himes, le rap de Booba et PNL sont étudiés à la loupe décoloniale dans son livre. Ainsi, Louisa parvient à nous démontrer la conscience des “barbares” (autrement dit une conscience de race) au sein de ces “arts populaires” comme l’a toujours pensé C.L.R. James et avant lui Gramsci.

Cette approche de la culture et du socialisme comme produit d’une émancipation active des masses laborieuses est à l’image d’un des combats les plus importants de la vie de Gramsci : la lutte contre la fatalité. L’un des écueils historiques des marxistes européens a été de considérer que l’histoire allait nécessairement aller dans le sens d’un effondrement inéluctable du capitalisme et d’une victoire du socialisme. C’est présent dans de nombreux écrits de Marx et Engels, notamment dans le Manifeste du Parti Communiste, mais aussi dans l’esprit de nombreux communistes contemporains du dirigeant italien. C’est ce que Gramsci nomme “le poids mort de l’histoire” auquel il oppose “l’œuvre intelligente des citoyens” qui construisent la “cité future”.

Il résume ainsi la mission principale des communistes :

Le problème concret, aujourd’hui […] est d’aider la classe laborieuse à assumer le pouvoir politique, il est d’étudier et de rechercher les moyens adéquats pour que le transfert du pouvoir étatique advienne avec le minimum d’effusion de sang, pour que le nouvel État communiste soit mis en acte de façon étendue après une courte période de terreur révolutionnaire.

Mais pour accomplir une telle mission il faut s’instruire, s’agiter, s’organiser et ainsi dominer l’espace culturel et intellectuel : le but est clair, c’est l’hégémonie.

 

La notion d’intellectuel chez Gramsci et l’hégémonie 

En étudiant la Révolution française, Gramsci comprend la façon dont la bourgeoisie a su construire sa domination future avec des moyens essentiellement intellectuels, bien avant qu’elle ne s’impose par la force. Il explique qu’en 1789, la bourgeoisie se trouve d’ores et déjà « parfaitement équipée pour toutes ses fonctions sociales, et lutte ainsi pour une domination totale sur la nation, sans avoir à faire de compromis, sur l’essentiel, avec les anciennes classes, mais au contraire en les soumettant ».

L’intellectuel a donc un grand rôle à jouer pour la révolution socialiste, à l’image des intellectuels bourgeois. Néanmoins, chez Gramsci la notion d’intellectuel prend un sens plus large :

“Par intellectuels, il faut entendre non seulement les couches qu’on entend communément sous ce nom, mais en général l’ensemble de la masse sociale qui exerce des fonctions organisatrices au sens large, tant dans le champ de la production que dans le champ de la culture et dans le champ administratif et politique.”

Il ne faut pas chercher, selon Gramsci, la caractéristique des intellectuels “dans ce qui est intrinsèque à l’activité intellectuelle”, mais dans la place que cette activité occupe “dans l’ensemble général des rapports sociaux”. Autrement dit, pour le communiste italien être un intellectuel n’est pas une essence, ce n’est pas le synonyme d’érudit ou de savant mais c’est une fonction déterminée au sein de rapports sociaux. Ainsi, “l’ouvrier n’est pas spécifiquement caractérisé par le travail manuel ou instrumental […] mais par ce travail dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés.” Quant à l’entrepreneur capitaliste, sa figure sociale est déterminée « par les rapports sociaux généraux qui se caractérisent par sa position dans l’industrie » et non par les “qualifications de caractère intellectuel” qu’il possède par ailleurs.

La fonction d’un intellectuel est alors d’organiser et de diriger les classes sociales. On touche ici à une distinction cruciale faite par le communiste italien : celle entre direction et domination.

Selon Gramsci : “Une classe est dominante de deux façons, c’est-à-dire qu’elle est « dirigeante » et « dominante ». Elle dirige les classes alliées, elle domine les classes antagonistes. C’est pourquoi, avant même d’arriver au pouvoir, une classe peut être « dirigeante » (et elle doit l’être) : quand elle est au pouvoir, elle devient dominante mais continue à être aussi « dirigeante ».

Le concept d’hégémonie apparaît dès lors clairement : une classe réussit à instaurer sa pleine et entière hégémonie lorsque sa domination s’est imposée d’autant plus fortement qu’elle a réussi à diriger pleinement tous leurs concurrents et adversaires. La domination n’est donc pas uniquement une question militaire ou répressive mais aussi (et surtout) une question de direction intellectuelle. La domination répressive n’est que l’étape finale d’une révolution car elle nécessite l’accès à l’appareil étatique mais l’hégémonie se construit bien avant : il faut que la classe révolutionnaire s’organise, s’instruise et se dirige elle-même. Gramsci résume tout cela ainsi :

“Il peut et il doit y avoir une « hégémonie politique » avant même l’arrivée au gouvernement et il ne faut pas compter seulement sur le pouvoir et sur la force matérielle qu’il donne pour exercer la direction ou l’hégémonie politique.”

C’est à partir d’une définition toute nouvelle et éminemment politique de la notion d’intellectuel que Gramsci commence à élaborer l’un de ses plus importants concepts : l’hégémonie. Cette dernière est comprise, au sens gramscien, comme un rapport de pouvoir spécifique : la direction d’une classe par une autre, selon des modalités et des moyens qui ne relèvent pas de la “force matérielle”. Bien entendu Gramsci n’est pas le premier à conceptualiser l’hégémonie au sein de la pensée marxiste. Avant la révolution de 1917, les communistes russes ont forgé le concept d’hégémonie pour théoriser le rôle du prolétariat dans une révolution bourgeoise, à la suite de la révolution d’octobre ce concept a perdu de sa pertinence aux yeux des bolcheviques puisque le cadre politique avait changé.

La distinction entre direction et domination qu’opère Gramsci trouve alors un sens concret dans le concept d’hégémonie et permet de comprendre une nouvelle notion capitale. La classe dominante (bourgeoise), précisément parce qu’elle est en capacité de diriger la seconde (prolétariat), dispose déjà en son sein de son propre groupe dirigeant, d’un groupe exerçant “des fonctions organisatrices au sens large” ; autrement dit, elle dispose de ses propres intellectuels, de ses « “intellectuels” au sens organique » : ces intellectuels sont “organiques” car propres aux « classes dont ils [sont] l’expression”.

Cette hégémonie repose sur ce qu’il nomme “l’appareil hégémonique”, c’est-à-dire “l’organisation matérielle visant à maintenir, à défendre et à développer le “front” théorique ou idéologique”. Dans celle-ci, “la presse est la partie la plus dynamique de cette structure idéologique, mais pas la seule : tout ce qui influence ou peut influencer l’opinion publique directement ou indirectement lui appartient : les bibliothèques, les écoles, les cercles et les clubs de divers genres, jusqu’à l’architecture, à la disposition des rues et au nom de celles-ci.”

Gramsci résume en ces mots la place des intellectuels au sein de “l’appareil hégémonique” :

“Les intellectuels ont une fonction dans l’« hégémonie » que le groupe dominant exerce dans toute la société et dans la « domination » sur celle-ci qui s’incarne dans l’État, et cette fonction est précisément « organisatrice » ou connective : les intellectuels ont pour fonction d’organiser l’hégémonie sociale d’un groupe et sa domination étatique, c’est-à-dire le consensus-consentement donné par le prestige de la fonction dans le monde productif et l’appareil de coercition pour les groupes qui ne « consentent » ni activement ni passivement ou pour les moments de crise de commandement et de direction, dans lesquels le consentement spontané subit une crise.

Le cadre théorique général c’est l’hégémonie, le but c’est la révolution socialiste. Mais construire l’hégémonie n’est pas simple. En effet, il faut contrecarrer l’hégémonie bourgeoise avant même de penser à la révolution.

La théorie des rapports de force

Pour analyser les étapes d’un processus révolutionnaire, Gramsci propose une théorie des rapports de force. Il distingue trois types de rapport de force qui, ensemble, forment les moments du processus révolutionnaire envisagé sur le long terme :

  1. “le rapport des forces sociales étroitement lié à la structure”, c’est-à-dire à l’état des forces productives et des rapports de production (ce qu’on pourrait nommer le rapport de force travail-capital) ;
  2. “le rapport des forces politiques, c’est-à-dire l’évaluation du degré d’homogénéité et de conscience de soi atteint par les différents regroupements sociaux” (lié au concept d’hégémonie) ;
  3. le rapport des forces militaires, qui est le moment décisif de la révolution effective (Gramsci apporte ici une distinction entre le moment militaire et le moment “politico-militaire”).

Cette théorie des rapports de forces n’est pas uniquement un constat, elle est un programme pour la conquête de l’hégémonie ; en effet il s’agit de savoir « comment le rapport de forces social devient rapport de forces politique pour culminer dans le rapport militaire décisif. Si l’on n’a pas ce processus de développement d’un moment à l’autre dans le rapport de forces, la situation reste inopérante et diverses conclusions peuvent advenir ».

Ainsi, avec cette théorie apparaissent des phases précises du processus de déploiement des rapports de force entre les classes, le moment spécifique de la lutte pour l’hégémonie étant le moment politique par excellence, dès avant la conquête du pouvoir d’État :

“À la phase corporative, à la phase d’hégémonie dans la société civile (ou de lutte pour l’hégémonie), à la phase étatique correspondent des activités intellectuelles déterminées, qui ne peuvent s’improviser de façon arbitraire. Durant la phase de lutte pour l’hégémonie, on développe la science de la politique, durant la phase étatique, toutes les superstructures doivent être développées, sous peine de la dissolution de l’État.”

La force de la pensée de Gramsci est, une fois de plus, de combattre l’économisme, présente sous ses diverses formes dans les écrits marxistes, qui instaure une causalité mécaniste sans penser ce processus. Il en dénonce les versions historiographiques et théoriques les plus répandues, en particulier chez les marxistes, rappelant notamment que “une fois dégénéré en économisme historique, le matérialisme historique perd une grande partie de son expansivité culturelle parmi les personnes intelligentes bien qu’il en acquière chez les intellectuels paresseux”.

Il est intéressant d’étudier la séquence politique actuelle à l’aune de la théorie des rapports de force de Gramsci. Les manifestations contre la loi travail en 2016, le mouvement des Gilets jaunes en 2018, les manifestations contre la réforme de la retraite en 2023 démontrent que dans la séquence actuelle le premier rapport de force, “le rapport de force travail-capital”, est pleinement mis en jeu. En parallèle, la lutte pour l’hégémonie, le deuxième rapport de force, se développe. Les médias dominants sont de plus en plus décriés, notamment suite au 7 octobre, les médias indépendants se développent : Le Média a sa propre chaîne de télévision, Paroles d’honneur gagne en visibilité, de même pour Blast et cette dynamique se retrouve dans tous les autres médias, essentiellement sur des plateformes de streaming (YouTube, Twitch, TikTok) avec un public jeune. Comme le précise Gramsci, à chaque phase de la lutte “correspond des activités intellectuelles déterminées, qui ne peuvent s’improviser de façon arbitraire” : le front culturel est le lieu de la lutte pour l’hégémonie, en complémentarité avec les techniques habituelles de lutte entre le travail et le capital (manifestations, grèves, blocages, …). C’est ce que démontre la séquence actuelle.

Le dirigeant communiste italien ne s’arrête pas à sa théorie des rapports de forces, il développe deux concepts clés qui décrivent deux types de lutte : la “guerre de mouvement” et la “guerre de position”.

La “guerre de position” et la “guerre de mouvement”

La « guerre de position » s’oppose à l’idée de « guerre de mouvement » (ou « guerre de manœuvre ») : Gramsci estime qu’il ne faut plus envisager la révolution comme insurrection généralisée et passage immédiat à la dictature du prolétariat ; autrement dit, la guerre de mouvement, qui a permis la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, ne permettrait plus d’obtenir la victoire.

Pour le communiste italien, il faut prendre acte du passage, au cours de la première guerre mondiale[1], « de la guerre de manœuvre à la guerre de position ». Dans cette séquence historique, « la guerre de position n’est pas en effet seulement constituée par les tranchées pures et simples, mais par tout le système organisationnel et industriel de l’armée déployée […] ». Cela ne signifie pas que la guerre de manœuvre et les tactiques offensives n’existent plus mais que leur rôle a changé :

“Il faut considérer qu’elles sont réduites à une fonction tactique plus qu’à une fonction stratégique […]. Cette même réduction doit advenir dans l’art et la science de la politique, au moins pour ce qui concerne les Etats les plus avancés où la “société civile” est devenue une structure très complexe et résistante aux “irruptions” catastrophiques de l’élément économique immédiat (crise, dépressions, etc.) : les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la [première] guerre mondiale.”

Gramsci considère aussi pour preuve du passage « de la guerre de manœuvre à la guerre de position » la défaite des révolutionnaires allemands dans les années 1920. En s’appuyant sur une réflexion menée à propos de Rosa Luxemburg, Gramsci précise pourquoi, après la victoire de 1917 remportée par les bolcheviks à la suite d’une guerre de mouvement, on a désormais affaire à une guerre de position :

“En Orient [il parle de l’URSS], l’État était tout, la société civile était primitive et gélatineuse ; en Occident, entre Etat et société civile, il y avait un juste rapport et dans le vacillement de l’Etat on discernait aussitôt une robuste structure de la société civile. L’Etat était seulement une tranchée avancée, derrière laquelle se trouvait une chaîne robuste de forteresses et de casemates ; plus ou moins d’un État à l’autre, on le comprend, mais ceci demandait précisément un examen soigneux de type national.”

En résumé, en Occident, la société civile est partie intégrante de la force de résistance, à la fois politique et militaire, des Etats qu’il s’agit de conquérir. La nécessité de la guerre de position naît de cette réalité complexe. Dans cet extrait central de sa pensée, Gramsci explique le passage à la guerre de position et ce que cela implique :

“[Le passage de la guerre de manœuvre à la guerre de position dans le champ politique est] la plus importante question de théorie politique posée par la période de l’après-guerre, et la plus difficile à résoudre correctement. Elle est liée aux questions soulevées par Bronstein [Trotski] qui, d’une façon ou d’une autre, peut être tenu pour le théoricien politique de l’attaque frontale dans une période où elle ne peut qu’être cause de défaite. Ce n’est qu’indirectement que ce passage dans la science politique est lié à celui qui est advenu dans le champ militaire, bien qu’un lien existe certainement, et qu’il soit essentiel. La guerre de position demande d’énormes sacrifices à des masses innombrables de population ; c’est pourquoi une concentration inouïe de l’hégémonie est nécessaire et donc une forme de gouvernement plus « interventionniste », qui prenne plus ouvertement l’offensive contre les opposants et organise en permanence l’« impossibilité » d’une désagrégation interne : contrôles en tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions” hégémoniques du groupe dominant, etc. Tout cela indique qu’on est entré dans une phase culminante de la situation politico-historique, puisque, dans la politique, la « guerre de position », une fois gagnée, est décisive définitivement. C’est-à-dire qu’en politique, la guerre de mouvement subsiste tant qu’il s’agit de conquérir des positions non décisives et donc que toutes les ressources de l’hégémonie et de l’État ne sont pas mobilisables, mais quand, pour une raison ou pour une autre, ces positions ont perdu leur valeur et que seules les positions décisives ont de l’importance, alors on passe à la guerre de siège, dense, difficile, qui requiert des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit inventif. En politique, le siège est réciproque, en dépit de toutes les apparences, et le seul fait que le dominant doive faire étalage de toutes ses ressources, montre à quel point il prend en considération son adversaire.”

C’est pourquoi, en 1932, il écrira que « la guerre de position, en politique, c’est le concept d’hégémonie ».

Le concept d’hégémonie est central pour comprendre la politique française : nous sommes dans une phase claire de “guerre de position”, à la conquête de l’hégémonie car l’appareil hégémonique de la bourgeoisie française est en “crise d’autorité” (nous y reviendront). Les notions comme “bataille culturelle” ou “front culturel” sont des synonymes de ce concept gramscien et leur pertinence actuelle démontre que, de fait, la scène politique française repose aujourd’hui essentiellement sur la conquête de l’hégémonie. De plus il est clair que lorsque Gramsci évoque “une forme de gouvernement plus « interventionniste », qui prenne plus ouvertement l’offensive contre les opposants et organise en permanence l’« impossibilité » d’une désagrégation interne : contrôles en tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions” hégémoniques du groupe dominant” le cas de la France saute aux yeux. Les nombreuses intimidations de la police française envers la population musulmane, les dissolutions du CCIF ou récemment de la GALE, l’accusation “d’écoterrorisme” des Soulèvements de la Terre ou encore les innombrables interdictions de manifester sont des exemples parmi des milliers d’autres de “l’interventionnisme” du gouvernement français contre ses opposants.

Ce concept conduira Gramsci à repenser l’État et donnera naissance à l’une des notions les plus fondamentales de l’italien : l’État gramscien.

L’État gramscien

Gramsci formule de deux manières ce qu’il entend par État :

“Il faut noter que dans la notion générale de l’Etat entrent des éléments qui sont à rapporter à la notion de société civile (dans le sens, pourrait-on dire, où Etat = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition).”

“Par Etat il faut entendre également, outre l’appareil gouvernemental, l’appareil “privé” d’hégémonie ou société civile ; l’Etat (dans sa signification intégrale : dictature + hégémonie).”

A l’aune de cette analyse, il est clair que la notion d’État gramscien est à la fois une synthèse des nombreux concepts apportés par Gramsci (hégémonie, distinction domination-direction) et un élément clé qui regroupe les axes de lutte pour l’hégémonie : la conquête de l’État gramscien regroupe tous les types de rapports de force, la nécessité d’avoir des “intellectuels organiques” le tout s’incorporant dans la guerre de position.

C’est d’ailleurs grâce à la puissance théorique du concept d’État gramscien qu’Houria Bouteldja a pu développer la notion d’Etat racial intégral. Dans un entretien pour le QG décolonial elle écrit :

“J’essaie de donner un contenu concret à la notion de racisme systémique. J’étais assez insatisfaite de la définition que nous-mêmes dans le mouvement décolonial nous en donnions, parce que ça restait abstrait, ça manquait de matière. Et puis j’ai rencontré Gramsci et son concept d’État intégral. Il le définit comme l’association de trois instances : l’État et ses institutions, plus la société politique, plus la société civile. C’est ce qui fait la cohérence générale de l’État, son existence et sa pérennité. Chez Gramsci, cette analyse était appliquée à l’État bourgeois. Ce qui fait la pérennité de l’État bourgeois est le lien organique qui s’est créé avec le temps – notamment par l’émergence et la constitution des États-nations – entre l’État, les organisations politiques qui représentent les fractions du peuple selon leurs intérêts, et la société civile. Sur la base de cette idée, je me suis dit que l’on pouvait appréhender la question de la race et du racisme à travers le concept d’État intégral parce qu’il manquait à l’analyse de Poulantzas, de Gramsci ou des intellectuels d’aujourd’hui sa dimension raciale. Pourquoi ça marche, le racisme ? Pourquoi ça tient et pourquoi c’est pérenne ? C’est pérenne parce que c’est aussi une coproduction des trois instances citées.”

L’hégémonie est par définition liée à un, et un seul, groupe particulier. Il ne peut exister deux hégémonies dans un même pays. Alors, comment envisager la chute de l’hégémonie de la classe bourgeoise, nécessaire pour qu’une autre parvienne à la remplacer ? Autrement dit, comment vacille, comment s’affaiblit une hégémonie une fois en place ? Gramsci nomme ce phénomène “crise d’hégémonie” ou “crise d’autorité”.

Crise d’hégémonie et “crise d’autorité”

C’est notamment pour expliquer ces notions qu’il écrira la fameuse citation sur le vieux monde qui meurt :

“L’aspect de la crise moderne que l’on déplore […] est lié avec ce que l’on appelle « crise d’autorité ». Si la classe dominante a perdu le consensus, c’est-à-dire qu’elle n’est plus « dirigeante » mais uniquement « dominante », détentrice de la pure force coercitive, cela signifie justement que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, ne croient plus à ce à quoi elles croyaient avant, etc. La crise consiste justement dans le fait que le vieux meurt et que le nouveau ne peut pas naître ; dans cet interrègne, se vérifient les phénomènes morbides les plus variés.”

Une hégémonie se fissure lorsque l’appareil hégémonique de la classe dominante ne parvient plus à maintenir le consensus, lorsque les “intellectuels organiques” de celle-ci sont désavoués par les masses et ce pour diverses raisons (guerre, crise économique, etc.). Dans chaque pays, le processus des crises est différent mais le contenu est le même :

“C’est la crise d’hégémonie de la classe dirigeante, qui advient soit parce que la classe dirigeante a failli dans quelque grande entreprise politique pour laquelle elle a demandé ou imposé par la force le consentement des grandes masses (comme la guerre), soit parce que de vastes masses (en particulier de paysans et de petits-bourgeois intellectuels) sont passées d’un coup de la passivité politique à une certaine activité et posent des revendications qui, dans leur ensemble inorganique, constituent une révolution. On parle de « crise d’autorité » et c’est précisément cela, la crise d’hégémonie, ou crise de l’État dans son ensemble.”

Revenons alors sur la citation la plus connue de Gramsci : “dans cet interrègne, se vérifient les phénomènes morbides les plus variés” ou encore dans sa forme la plus répandue “dans ce clair-obscur surgissent les monstres”. Il ne fait aucun doute que ce monstre c’est le facisme dont il fut le principal adversaire (pour ce qui est du régime italien) et qui l’emprisonna de 1926 à sa mort. Il est donc bien placé pour analyser l’avènement d’un tel type de régime politique, processus auquel il donne le nom de “césarisme”.

Le césarisme

Quand la crise ne trouve pas cette solution organique [“la fusion d’une classe sous une seule direction pour résoudre un problème dominant et existentiel”] mais celle de l’homme providentiel, cela signifie qu’il existe un équilibre statique, qu’aucune classe, ni la conservatrice ni la progressiste, n’a la force de vaincre mais aussi que la classe conservatrice a besoin d’un patron.

Gramsci distingue deux types de “césarisme” :

  1. un césarisme « de caractère quantitatif-qualitatif » qui représente « la phase historique de passage d’un type d’État à un autre type… », dont les archétypes seraient César et Napoléon I ;
  2. un césarisme uniquement « quantitatif » car il ne marque pas le « passage d’un type d’État à un autre type, mais seulement une « évolution” du même type, selon une ligne ininterrompue », dont l’archétype serait Napoléon III.

Ainsi, « il peut y avoir une solution césariste même sans César, sans grande personnalité « héroïque » et représentative ». Gramsci estime que « le mécanisme du phénomène césariste » est très différent « dans le monde moderne » et ce pour deux raisons.

En premier lieu, parce que, contrairement aux situations d’affrontement et d’équilibre entre forces sociales qui amenaient les solutions césaristes anciennes, dans le monde moderne « I’équilibre à perspective catastrophique ne se vérifie pas entre forces qui, en dernière analyse, pourraient fusionner et s’unifier, fut-ce après un processus difficile et sanglant, mais entre forces dont l’opposition est historiquement irrémédiable ».

Par ailleurs, ce n’est plus l’armée qui joue un rôle déterminant dans le processus mais la police, qui n’est plus seulement compris comme « le service étatique chargé de la répression de la délinquance, mais l’ensemble des forces organisées par l’Etat et les personnes privés pour protéger la domination politique et économique des classes dirigeantes ». Gramsci écrit que certains partis politiques « doivent être considérés comme des organismes de police politique ».

Après cet exposé de la pensée de Gramsci il nous reste à étudier sa pertinence aujourd’hui dans le cas de la France, de faire cet “examen soigneux de type national” que Gramsci propose de mener et qui se doit d’examiner de front la société civile et l’État – que l’on ne pourra plus considérer sous son seul aspect coercitif.

On peut aisément lier le concept de “césarisme” à la radicalisation de l’Etat français :

  • les sources de la “crise d’autorité” à l’origine de cette radicalisation sont multiples : la crise écologique, la crise économique de 2007 accentuée par le Covid, l’inflation, le déclassement (relatif) de la France sur la scène internationale, … Le choix est vaste ;
  • nous sommes clairement dans une phase de césarisme “quantitatif” avec seulement une évolution du même type d’État, selon une ligne ininterrompue depuis le coup d’Etat de mai 1958 de Gaulle qui donna naissance à la Vème République, constitution propice au césarisme, sur laquelle se repose Macron ;
  • cette fameuse “solution césariste même sans César, sans grande personnalité « héroïque » et représentative” sied parfaitement à Macron (et à Le Pen) ;
  • dans sa forme moderne, les solutions césaristes proviennent d’”équilibre à perspective catastrophique [qui] se vérifie entre forces dont l’opposition est historiquement irrémédiable” : avec les récentes prises de position de LFI dans une posture de gauche conséquente (réformiste certes, mais de plus en plus à gauche), il est clair qu’ils ne sont plus conciliables avec le bloc Macron-LR-RN, le fameux « arc républicain », nous ne sommes pas loin de cette “opposition irrémédiable” ;
  • autre trait caractéristique du césarisme dans sa “forme moderne” : ce n’est plus l’armée qui joue un rôle déterminant dans le processus mais la police, qui n’est plus seulement « le service étatique chargé de la répression de la délinquance, mais l’ensemble des forces organisées par l’État et les personnes privées pour protéger la domination politique et économique des classes dirigeantes ». La mort de Nahel a bien démontré que Gramsci avait raison de considérer la « police » par les forces de l’ordre mais aussi par ses soutiens les plus fervents, les défenseurs de « l’ordre », les donateurs sur la cagnotte du policier et tous les amoureux de la “police républicaine”. Ce n’est pas tout, Gramsci écrit aussi que certains partis politiques “doivent être considérés comme des organismes de police politique” : encore une fois, c’est une évidence que Renaissance, LR, RN et tous les partis politiques qui ont soutenu la police après la mort de Nahel ou lors de la manifestation des syndicats de police en 2019 sont concernés ;
  • c’est pourquoi Gramsci conclut que le “césarisme moderne, plus que militaire, est policier” : la police a toujours été choyée par les gouvernements successifs mais depuis l’arrivée de Macron au pouvoir ce phénomène est accentué. Il n’y a qu’à voir les déclarations ahurissantes des syndicats de police et la façon dont l’État les caresse dans le sens du poil en acceptant toutes leurs demandes ;

Le constat de la radicalisation de l’État français peut en désespérer plus d’un mais ce devrait être tout le contraire ! L’État français ne tend pas vers le fascisme par plaisir : la France est dans le viseur de l’ONU, des membres de la communauté internationale commentent régulièrement leurs dérives autoritaires, la police devient incontrôlable, le gouvernement ne peut plus aller nulle part en France sans se faire huer, etc. Alors pourquoi cette fascisation ? Parce qu’on les pousse à aller jusque-là. Gramsci écrit :

« En politique, le siège est réciproque, en dépit de toutes les apparences, et le seul fait que le dominant doive faire étalage de toutes ses ressources, montre à quel point il prend en considération son adversaire.« 

Là est la force de la dialectique : certes, dans le camp d’en face ils deviennent ces monstres issus du “clair-obscur entre le vieux monde et le nouveau” mais ils ne le font pas par gaieté de coeur : c’est parce que nous devenons plus conséquents et forts qu’ils sont forcés d’aller vers la solution césariste. Et réciproquement c’est parce qu’ils deviennent plus violents, plus féroces que nous sommes poussés à affirmer encore plus nos positions.

L’histoire le démontre : c’est dans ces moments de haute tension, de clivage important que les grandes avancées (ou les pires horreurs) surviennent. L’un vient avec l’autre. C’est maintenant qu’il faut être fort et ne pas perdre espoir. De toute façon, nous n’avons pas le choix.

 

Azadî

[1] Le moment qui marque le passage à la guerre de position n’est pas certain. Certes, Gramsci insiste beaucoup sur la rupture historique qu’a été la Grande Guerre mais il pense aussi vers la fin de sa vie à “la période d’après 1870, avec l’expansion coloniale européenne” pour désigner cet acte de passage.

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