Il y a plus de 15 ans, la France accouchait d’un monstre. C’est ainsi du moins qu’elle considéra le mouvement politique révolutionnaire qui avait patiemment poussé sur son propre sol avant d’éclore au grand jour dans une explosion dévastatrice. S’il fut d’emblée qualifié de monstre, ce n’est néanmoins pas seulement parce qu’il ne ressemblait alors à aucune autre forme connue – une bande de Noirs et d’Arabes décidés à prendre le parti d’eux-mêmes –, mais parce qu’il rendit irrémédiablement obsolète la grille de lecture du monde qui permettait à l’ensemble des forces politiques de jouer tranquillement leur petite partition, reconduisant inlassablement la commodité d’un statu quo. La gauche, la droite, l’extrême-gauche, l’extrême droite : des clivages historiquement bien définis qui donnaient à contempler l’esthétique remarquablement claire et ordonnée d’une partie d’échecs non entamée. On ne craignait pas d’y prendre son ennemi pour un ami et chacun savait, en définitive, où se trouvait sa maison. Vu sous cet angle, on comprendrait presque l’espèce de nostalgie qui s’empare encore aujourd’hui de ceux qui avouent regretter ce monde perdu où l’évidence des vrais clivages de la politique sautaient aux yeux… de ceux qui étaient les seuls autorisés à la faire. Et de s’appesantir, dans un consensus qui n’aura, quant à lui, aucune peine à transcender et à brouiller toutes les frontières, sur la « confusion ambiante » ou encore le « confusionnisme » de la nouvelle scène politique française provoquée par l’entrée dans le jeu des milieux de l’immigration postcoloniale radicalisés à la pensée décoloniale. Si l’on s’en tenait à cela, on n’y trouverait sans doute rien à redire. Après tout, il n’y a aucun mal à ne plus rien comprendre et à le reconnaître. De cet aveu pieux peut naître une forme de sagesse intellectuelle propice à la compréhension fine de toutes les potentialités de notre temps. Une sagesse qui, par exemple, se refuserait à ériger son propre désarroi en diagnostic sur la société et à se raccrocher coute que coute à des catégories morales et analytiques mises en miettes par ces nouveaux arrivants, que personne d’ailleurs n’avait vu venir ni de sa droite ni de sa gauche puisque débarqués d’un espace-temps jusqu’alors demeuré dans les limbes de la civilisation : le Sud. Ou plutôt le Sud dans le Nord ou comment la boussole républicaine se détraqua.
La suite, cependant, n’a rien d’un conte moral. Il suffit d’en juger l’extraordinaire violence avec laquelle s’est organisée la contre-offensive – mêlant les forces progressistes aux forces conservatrices – pour empêcher l’avancée idéologique du mouvement décolonial. S’il faut considérer la violence d’une telle réaction comme le simple revers du projet d’influence que ce dernier s’est donné et des avancées effectives de son agenda dans la recomposition d’une partie de la gauche, il n’en reste pas moins que la stratégie de la diabolisation et, in fine, de l’isolement des forces décoloniales, a porté certains de ses fruits. En témoigne l’éclatement progressif de tous les espaces communs se revendiquant de cette lutte : ici la désaffection des membres du Parti des indigènes de la République (principale organisation décoloniale et voiture bélier du mouvement), là l’auto-dissolution du CCIF et du collectif du 10 novembre contre l’islamophobie, et là enfin la persécution des militants de la BAN devant les tribunaux. Sans parler du harcèlement continu des membres de l’UJFP ou de personnalités médiatiques comme Rokhaya Diallo ou encore le la dissolution de BarakaCity.
Mais si les structures organisationnelles subissent un assaut dont elles semblent aujourd’hui se relever difficilement, la pensée décoloniale, elle, n’a jamais été aussi féconde, dessinant dans tous les espaces de production de la pensée des petits îlots de résistance. C’est que la pensée décoloniale est précisément une pensée, c’est-à-dire une tradition intellectuelle, politique, et culturelle qui se déploie à travers des continents entiers depuis des décennies, qui s’affine, s’éprouve, se corrige et complexifie. Bref, une pensée qui est en vie. Et cette vie-là, nul ne peut la dissoudre par décret ni l’empêcher de faire vibrer d’un espoir tenace l’esprit de millions de postcolonisés ainsi rendus à leur dignité. C’est au foisonnement de cette vie-là, à la fois jubilatoire et exigeant, que ce site ambitionne de donner un foyer. Non pas pour la capturer dans les filets d’un dogme centralisateur, mais pour clarifier ses contours, ses forces et ses limites, organiser son rayonnement, et diffuser le plus loin possible son énergie, sa personnalité et son orgueil.
Aussi, qui voudra la confronter sérieusement devra venir le faire ici, à domicile. Il lui faudra cependant renoncer à ce mauvais art de la guerre dans lequel pataugent tous nos détracteurs actuels, pleurnichards ou faussement indignés, contraints d’inventer des fantômes pour ne pas avoir à combattre des ennemis réels. Quel triste stratagème, en effet, que celui qui consiste à attaquer un courant idéologique à partir de ce qu’il ne dit pas, alors même que ce qu’il dit vraiment offre largement assez de raisons pour, de leur point de vue, légitimer l’assaut. S’il faut donc fusiller les décoloniaux, comme invite à le faire symboliquement toute la clique du national-républicanisme, avec la complicité silencieuse et embarrassée d’une certaine partie de la gauche, c’est eux qu’il faut fusiller et non la chimère opportunément fabriquée pour faciliter le geste.
Cela, nous le disons sans trembler car il est arrivé bien souvent, qu’ayant enfin consenti à lire ce que nous disons vraiment, beaucoup de ceux qui avaient commencé à charger le fusil se sont mis à reconnaître sur le peloton d’exécution, après un certain temps de sidération, à la place de l’ennemi à abattre, d’improbables alliés.
Illustration : photographie prise par Agustin-Victor Casasola de Carlos Fortino Sámano, Capitán primero de l’Ejército constitucionalista, devant le peloton d’exécution le 2 mars 1917.
Que cette vive et philosophique pensée décoloniale s’exprime, bouge et grandisse dans ce qg, en toute liberté et avec tout l’esprit qui la caractérise.
Merci pour le travail intellectuel que vous sollicitez, et les axes de réflexion que vous proposez.
Longue vie au QG décolonial !