Édito #37 – Kanaky, le colonialisme qui ne veut pas finir

Sans surprise, le référendum du 12 décembre sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie a donné une écrasante majorité de 96% au camp du colonialisme : sans surprise, puisque le peuple colonisé a été écarté d’une consultation qui doit décider de son sort. Le chiffre important est donc celui de l’abstention : 56% (et à noter que le vote Non recule de 6000 voix par rapport à 2020). L’ensemble des mouvements indépendantistes avait appelé à ne pas participer à ce scrutin en raison d’une double forfaiture de l’État colonial : d’une part le manquement à la parole donnée d’organiser le scrutin après les présidentielles françaises, et d’autre part le mépris des coutumes que les Kanak doivent rendre aux familles des disparus de la pandémie (près de trois cents, pour l’essentiel des Kanak). Cette dernière offense, la plus cruelle, représente la manifestation la plus patente du fait colonial : tenir le peuple colonisé dans un état de sous-humanité.

Tout au long de la campagne électorale, le camp de « la civilisation » a ressassé son vœu le plus cher avec une formule élégante : une victoire écrasante du Non permettrait de « purger l’indépendance ». Le ministre des Colonies, Sébastien Lecornu, chante le même air lorsqu’il souhaite que le 13 décembre au matin s’ouvre une page blanche en Nouvelle-Calédonie, pour en finir avec la logique binaire et le statu quo.

Et surtout, Macron persiste et signe quand, lors de son allocution commentant les résultats hier, il se réjouit que « la période de transition qui s’ouvre soit libérée de la logique binaire du oui et du non ».

L’affaire du référendum du 12 décembre prend ainsi tout son sens : il s’agit bien d’un coup de force destiné à mettre fin au long processus de décolonisation ouvert par les accords de Nouméa de 1998 après les luttes héroïques des années 80, dont nous saluons ici les martyrs. L’indépendance de la Kanaky était alors stipulée comme un avenir désormais indiscutable. Avec les accords de 98, l’État français reconnaît explicitement que la Nouvelle-Calédonie est engagée dans un processus qui conduira à sa « complète émancipation » : et le caractère irréversible de cet objectif a été constitutionnellement garanti, quels que soient les résultats des divers scrutins.

En affirmant que la Nouvelle-Calédonie restera française, Macron s’assoit donc sur les accords de Nouméa comme il s’assoit sur la Constitution française, rêvant d’un retour en arrière qu’il voudrait définitif pour effacer comme par magie la réalité coloniale. Ce déni n’a aucune chance de réussir. Il n’y a pas de page blanche, ni avant ni après le 12 décembre.

Avant, c’est-à-dire depuis 1853 où la France impériale a planté ses griffes sur l’archipel, c’est la destruction de la civilisation kanak, le vol des terres avec massacres et déportations de masse, c’est une population abandonnée sans soin et sans vivres dans les zones où elle a été confinée, c’est le peuple kanak menacé de disparition, laissant le champ libre à l’odieuse politique de peuplement colonial cyniquement baptisée « planter du blanc ».

Il faut avoir totalement oublié ce passé pour affirmer que « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie » (Macron, 18 juillet 2021 et hier encore le 13 décembre) ou pour demander aux Kanak qu’ils remercient Paris de leur avoir gracieusement offert le vaccin Pfizer ! Un tel concentré cynique et méprisant de deux siècles de colonialisme soulève le cœur.

Pourtant en un sens, l’État français n’oublie pas : non, il n’oublie pas son passé colonial criminel, il le prolonge. C’est ce qu’il a fait en entravant depuis trente ans par tous les moyens le processus de décolonisation issu des accords de Nouméa.

Malgré les obstacles qu’il n’a cessé de dresser, l’État français voyait sa domination s’effriter. La dernière consultation donnait à peine 10 000 voix d’avance au camp « loyaliste ». Les indépendantistes ont conquis des positions importantes dans les institutions (la présidence du gouvernement, du Congrès, et celle de deux Provinces sur trois). Le gouvernement français veut en finir (mais comment ?) avec ces avancées, qu’il perçoit comme autant de menaces pour la survie de sa domination coloniale.

Car la Nouvelle-Calédonie reste administrée comme une colonie, dans laquelle l’État français maîtrise l’économie, la monnaie, l’éducation. Le commerce et la distribution, les mines, les transports, la banque et les assurances, l’agroalimentaire, l’immobilier, les médias sont contrôlés par les grandes familles des colons, ou par des groupes financiers français et parfois étrangers, empêchant les Kanak d’accéder normalement à l’emploi, à la santé, à l’éducation, ainsi qu’aux biens de nécessités courantes en raison de prix artificiellement élevés (que seuls peuvent supporter les « métros » avec leur prime spéciale « vie chère »).

À cela s’ajoutent les prétentions aussi présomptueuses que dangereuses d’un État français qui veut jouer son rôle dans la stratégie indopacifique belliqueuse des USA.

Mais après, il n’y a pas davantage de page blanche. Après, c’est soit l’indépendance (et cela est inéluctable), soit la guerre et le racisme.

De ce point de vue, les signaux envoyés aux Kanak et à leurs alliés calédoniens et océaniens sont on ne peut plus clairs. Patrice Faure, le nouveau Haut-Commissaire nommé en mai 2021, est un militaire qui fit carrière dans les « forces spéciales » (vous savez, ces commandos spécialisés dans les « opérations extérieures » et la « guerre non conventionnelle »), puis à la DGSE. Fin octobre, pour « sécuriser le scrutin », sont expédiés dans l’archipel 1100 gendarmes mobiles, 250 militaires et une centaine de membres du GIGN, qui viennent s’ajouter aux 1500 militaires en poste permanent (soit 3000 militaires pour 180 000 électeurs !).

Mais disons-le fortement, sans préjuger ici de la position que prendra le mouvement indépendantiste que nous soutiendrons jusqu’à la victoire : le coup de force du 12 montre qu’au fond la question de l’indépendance ne dépend pas d’un scrutin. L’État français est dans une impasse, il a créé une situation où seuls les partisans du Non discuteront avec les partisans du Non, les colons avec les colons. Macron n’a rien su dire d’autre dimanche ! L’ampleur de l’abstention a montré qu’il s’agissait d’une véritable expression, d’une véritable mobilisation du peuple kanak, uni plus que jamais dans le mouvement indépendantiste. Jamais ce peuple ne sera effacé de l’histoire, comme le rêvent Macron, Castex, Lecornu et tous les colons. Face au déni et à l’esprit borné des colonialistes, qui n’apprennent jamais rien, l’intelligence politique des Kanak saura se déployer pour prolonger le chemin de la décolonisation. Les forces progressistes françaises sauront-elles s’en inspirer et comprendre enfin combien il est crucial de placer l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme au cœur de la stratégie révolutionnaire ?

Nous ne sommes pas binaires, il n’y a pas un « ici » et un « là-bas », un « ici » dans la paix et la démocratie, et un « là-bas » dans la guerre, le racisme et le colonialisme. Il existe ici et là-bas un État colonial et raciste, contre lequel il faut lutter. C’est pourquoi notre propre émancipation dépend de l’émancipation du peuple kanak comme de celle des peuples colonisés des Antilles, de la Guyane, de la Réunion et de l’Océanie. Car, faut-il le répéter : un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre.

 

 

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