A une semaine d’une échéance électorale historique, le Brésil retient son souffle. Dans une atmosphère pesante et incertaine, le pays s’apprête à vivre une journée décisive. Car jamais depuis le retour de la démocratie en 1985, la nation auriverde n’avait été aussi divisée et en proie à une telle violence politique.
Président de 2003 à 2011, incarcéré quelques années plus tard après un simulacre de procès politique, Lula se présente comme le grand favori de l’élection face au président sortant d’extrême droite Jair Bolsonaro. Mais ce dernier n’entend pas lâcher aussi facilement le pouvoir. De même que son ancien homologue états-unien Donald Trump, Bolsonaro ne cesse depuis plus d’un an d’agiter le spectre de la fraude électorale et menace ouvertement de ne pas reconnaitre les résultats. Déjà en 2021, face à des manifestants chauffés à blanc, il s’en était pris aux juges du Tribunal Suprême Federal (TSF), les accusant pêle-mêle de corruption et de collusion avec le Parti des Travailleurs (PT). Galvanisés, une partie des manifestants appelèrent même les forces armées à « nettoyer le TSF ».
A ces croisades répétées contre l’Etat de droit et les institutions démocratiques, s’ajoute un climat de violence qui fait craindre le pire. Défenseur acharné des armes à feu, Jair Bolsonaro a largement contribué à leur prolifération. Ainsi, en 4 ans, le nombre d’armes en circulation, déjà très élevé (350 millions) a triplé et atteint aujourd’hui près d’un million. Cette culture des armes et l’incitation à l’auto-défense citoyenne a été un des marqueurs politique du bolsonarisme. Dès lors, face à une défaite qui se profile, le recours à la violence de type paramilitaire et milicienne prend de l’ampleur chez les militants d’extrême droite les plus radicaux. Portés par l’un des fils du président, Eduardo Bolsonaro, ces franges radicalisées vouent une haine impitoyable à Lula et au Parti des Travailleurs. Souvent qualifié de « communistes », ils sont accusés de pervertir les valeurs traditionnelles du pays en favorisant les minorités raciales et sexuelles.
En cas de réélection de Jair Bolsonaro, cette fascisation rampante menace de plonger le Brésil dans l’abîme. D’autant que les quatre années qui viennent de s’écouler ont été d’une grande souffrance pour une majorité de brésiliens. Plus de 700 000 personnes sont morts du Covid-19, la faute en partie à une gestion calamiteuse et criminelle de l’Etat fédéral. Conséquence : plus de 33 millions de personnes souffrent aujourd’hui de la faim, alors qu’ils étaient 14 millions en 2020.
Les communautés indigènes ont également payé un lourd tribut durant le dernier mandat. Grand allié du lobby agro-alimentaire, Jair Bolsonaro a favorisé de manière dramatique l’invasion, le vol et l’exploitation des terres, notamment en Amazonie. Soutenu par un imaginaire colonial, raciste et paternaliste, le développement agricole et industrielle s’inscrit dans une longue tradition qui cherche à porter le progrès au sein de communautés et de territoires considérés comme archaïque, barbares et rétifs à la civilisation. Pour cela, tous les moyens sont bons. De l’incendie de forets pour laisser place à l’élevage aux meurtres d’autochtones, c’est une véritable guerre que le gouvernement et les seigneurs de l’agro-business livrent aux peuples indigènes. En réaction, l’Articulation des Peuples Indigènes du Brésil (APIB) a saisi la Cour Pénale Internationale pour dénoncer une politique « anti-indigène » qu’ils qualifient de « génocide » et « d’écocide ». Sur ce point, il est important de rappeler la responsabilité des pays occidentaux et notamment de l’Union Européenne qui favorise, dans le cadre d’accord de libre-échange, l’appropriation et l’exploitation de terres riches en ressources agricoles et minières.
Enfin, les dernières années ont été marquées par une radicalisation sécuritaire et répressive, particulièrement à l’encontre des populations noires. Sans doute le massacre de Jacarezinho, une des principales favelas de Rio de Janeiro, le 6 mai 2021, symbolise-t-il ce racisme structurel qui gangrène l’Etat et la société brésilienne depuis des siècles. Ce jour-là, la police lance l’assaut au petit matin. Appuyés par des blindés et des militaires, elle s’adonne à un véritable carnage. Vingt-neuf personnes sont tuées dont des passants qui se rendaient au travail. Les personnes recherchées, souvent des trafiquants de drogue, sont traqués dans les maisons et abattus comme des chiens. Cette sauvagerie institutionnalisée fait de la police brésilienne la plus létale du monde devant les Etats-Unis, avec en moyenne trois habitants tués par jour à Rio, soit 1239 pour la seule année 2020.
Battre l’extrême droite s’avère donc la première des priorités. Mais si Lula promet de renforcer les programmes sociaux mises en place lors de sa présidence (Bolsa Familia), d’augmenter le salaire minimum et d’instaurer une réforme fiscale « pour que les pauvres payent moins et les riches plus », l’alliance forgée avec des figures historiques de la droite brésilienne pose question et inquiète jusque dans les rangs du PT. En effet, son colistier et futur potentiel vice-président n’est autre que Gerardo Alckmin, ancien gouverneur de Sao Paulo et dirigeant historique du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), formation conservatrice et néolibérale. Pour Lula et ses stratèges, il s’agit avant tout de former l’alliance la plus large possible pour vaincre l’extrême droite, et si possible dès le premier tour.
Pour beaucoup, l’élection à venir n’oppose pas la droite à la gauche mais l’autoritarisme à la démocratie. Pour la droite brésilienne traditionnelle, balayée dans les urnes en 2018, ce rassemblement autour de Lula entrevoit la possibilité d’exister de nouveau et de prétendre à divers postes au sein de l’appareil d’Etat. Mais pourquoi, alors qu’il s’était érigé en grand défenseur des classes possédantes, Jair Bolsonaro ne séduit plus ou presque au sein d’une large partie du patronat et de l’establishment brésilien ? C’est que sa rhétorique autoritaire, martiale et anti-Etat de droit ne fait pas l’unanimité. Nombreux sont ceux qui ne partagent pas l’idée selon laquelle un danger imminent menace la nation au point de rompre avec l’ordre constitutionnel. Nous ne sommes pas en 1964 lorsque le patronat, la classe moyenne, la presse, les Etats-Unis étaient favorables à l’instauration d’un régime dictatorial face à un « péril rouge » largement fantasmé. Sans compter que Bolsonaro, par ses frasques, sa vulgarité et sa violence s’est coupé d’une partie de ses soutiens de 2018, notamment au sein de la presse.
Si la bourgeoisie sait faire bloc lorsque ses intérêts imminents sont en danger, elle n’est pas un groupe homogène et peut-être traversée par des divisions d’ordre matérielles, culturelles ou stratégiques. Une partie des classes dominantes qui apporte aujourd’hui son soutien à la coalition autour de Lula correspond à ce courant que Nancy Fraser qualifie de « néolibéralisme progressiste ». Autrement dit une version inclusive, tolérante et ouverte à l’égard des minorités. Se voulant le contre-pied des discours et politiques réactionnaires, elle n’est finalement qu’une gestion différenciée dont sait user le néolibéralisme pour affirmer et promouvoir ses logiques et son idéologie.
C’est donc un immense risque que Lula et le Parti des Travailleurs ont pris en s’alliant avec les pires représentants de l’ordre oligarchique brésilien. La lutte contre le bolsonarisme, érigée en priorité absolue, conduit la gauche, alors même qu’elle n’est pas encore au pouvoir, à renoncer de facto à mener la politique sociale ambitieuse qu’exige légitimement sa base populaire. D’autant que ce pari de s’allier avec la droite avait déjà été tenté en 2014 par la successeuse de Lula, Dilma Roussef, éjecté du pouvoir deux ans plus tard par un coup d’Etat institutionnel orchestré par son vice-président Michel Temer…