Faire bloc contre les sionistes de gauche

Intervention d’Houria Bouteldja au meeting juif international, « Faire bloc », du 30 mars 2024 (Paris)1

Depuis quelques années on voit se former une certaine convergence entre des milieux de gauche ou d’extrême gauche avec des milieux sionistes qui se réclament de la gauche, voire de l’extrême gauche (laquelle ? nous l’ignorons) et pire qui se disent décoloniaux. Cela permet à ces derniers de trouver un espace « safe », loin des islamo-gauchistes propalestiniens, mais cela permet également à la réaction d’avoir de nouveaux relais qui ne sont ni de droite ni d’extrême-droite. En France, ces groupes s’appellent Raar, JJR, et plus récemment Golem. Leurs figures : Memphis Krickberg, Jonas Pardo et plus récemment, même si on peut le regretter, Arié Alimi. Attention : il ne faut pas surestimer ce phénomène, qui est loin d’être un mouvement de masse et qui se limite surtout à un travail idéologique. Mais, le nombre importe peu. C’est plutôt la diffusion de ces idées qui est inquiétante et surtout la complaisance avec laquelle ils sont accueillis notamment dans un média comme Médiapart. Mediapart a en effet fait un partenariat avec les JJR pour avoir des formations sur l’antisémitisme. La plupart de ces sionistes de gauche couvrent leur idéologie en utilisant l’expression « d’antisémitisme systémique », sans que l’on sache jamais ce qui se trouve derrière cette expression. Que ces personnes n’aient pas réellement d’analyse de l’antisémitisme et de ses liens avec le capitalisme, ne devrait pas nous inquiéter plus que cela. Le véritable problème est qu’ils associent l’antisémitisme et l’antisionisme sans aucun recul critique. Ainsi, dans un entretien sur la chaine Akadem TV, Memphis Krickeberg – qui fait une thèse de doctorat sur l’antisémitisme à gauche – dit que l’antisionisme est un antisémitisme en ce qu’il refuse aux Juifs le droit à un Etat. Tout d’abord, pour quelqu’un qui entend lutter contre l’antisémitisme, il est très étonnant de partir du même postulat que toute une frange de l’antisémitisme européen : les Juifs n’auraient pas d’État. Pourtant, loin de les considérer comme « errant », nous les décoloniaux, les antiracistes politiques, les antiimpérialistes nous les considérons bien comme des citoyens et certainement pas comme des apatrides. Les Juifs ont un État. Les Juifs français sont des Français, les Juifs allemands sont des Allemands, les Juifs tunisiens sont des Tunisiens et les juifs palestiniens sont palestiniens. En revanche, ce qui constitue à la fois  un scandale moral et un défi historique c’est de reconnaître à des Juifs polonais ou étasuniens un quelconque droit à revendiquer l’existence d’un Etat en Palestine. C’est justement l’une des caractéristiques de l’idéologie sioniste (qu’elle partage avec l’antisémitisme) que de vouloir uniformiser les différentes populations juives. Comme l’écrit le romancier Ghassan Kanafani, dans son étude sur la littérature sioniste, l’objectif du sionisme était de faire des Juifs un peuple homogène, alors qu’il n’existait aucune unicité géographique, civilisationnelle, économique, culturelle ou politique jusqu’alors. Krickeberg, tout comme Jonas Prado, reprennent pourtant l’idée, ancrée de longue date, du Juif errant, sans Etat, ni pays, lorsqu’ils accusent les antisionistes de vouloir dénier le droit aux Juifs à avoir un État. Justement, la lutte contre le sionisme et l’antisémitisme est également une lutte pour que les Juifs soient reconnus comme étant pleinement français, anglais, belges ou marocains. etc. La lutte contre l’antisémitisme signifie également lutter pour que les Juifs soient reconnus et traités comme des citoyens dans leur pays. Pour cela il faut passer par une rupture du pacte racial qui unit les classes dirigeantes avec la société blanche. Mais pour en arriver là, il faut encore reconnaître que la France est un Etat racial et ça c’est déjà un combat en soi.

Les défenseurs acharnés du sionisme ignorent toutes les traditions réellement émancipatrices du judaïsme pour n’en garder que la caricature proposée par le sionisme. Car en plus du crime (de sang) contre les Palestiniens, le sionisme commet également un crime « culturel » contre le judaïsme en effaçant son histoire et sa culture (un bon exemple en est la disparition du Yiddish qui était, auparavant, une langue vivante). L’homme israélien ne pouvait naître à la modernité occidentale dont il est l’un des derniers avatars qu’avec la destruction du yiddishland par le nazisme européen.

Cette confusion entre antisionisme et antisémitisme, constamment alimentée par la droite et ses relais (qui se présentent comme « de gauche »), participe non seulement à la légitimation d’une entreprise coloniale et raciste en Palestine, mais affaiblit également la lutte contre l’antisémitisme réel. Ainsi, le « Réseau d’Action contre l’Antisémitisme et tous les Racismes » (RAAR), dans lequel Krickeberg s’investit, publiait un tweet soutenant les révoltes féministes en Iran, au motif que ce pays serait la « menace n°1 pour Israël » (tweet rapidement effacé par ses auteurs). Même dans son soutien à des luttes dans les pays du Sud, la « sécurité d’Israël » semble primer sur les luttes en question. De plus, il s’agit d’un argument étonnant de la part d’un groupe qui prétend subir sans cesse l’injonction d’avoir à se positionner sur Israël. Qu’un réseau se disant lutter contre l’antisémitisme et « tous les racismes » soutienne Israël est plus que révélateur. Visiblement la ségrégation raciale que subissent les Palestiniens ne s’inscrit pas dans « tous les racismes ».

Pour conclure, nous pourrions dire que le problème n’est pas que ce genre de position existe. Après tout, la gauche a toujours compté des figures soutenant des politiques racistes ou coloniales. Ce qui nous inquiète davantage est l’acceptation de plus en plus grande de ces positions chez certains militants ou intellectuels de gauche. Rappelons-le ici : débattre des théories marxistes de la valeur est une chose, mégoter son soutien à la lutte palestinienne voire soutenir le colonialisme en est une autre. On peut bien sûr avoir des désaccords, mais il doit également exister des lignes rouges. L’offensive des sionistes de gauche dans l’extrême gauche a un seul objectif. Intimider et faire plier les derniers bastions politiques qui soutiennent la Palestine, refusent de se soumettre au chantage à l’antisémitisme et qui continuent de faire vivre une certaine idée de l’internationalisme. Ce qui est insupportable pour eux c’est que tout le champ politique français ne se soit pas encore soumis à la bonne conscience sioniste. Ce qui est insupportable pour eux c’est que finalement, il n’y a pas assez d’antisémitisme dans le mouvement pro palestinien. Depuis le 7 octobre, des dizaines, voire des centaines de manifestations contre le génocide et en soutien à la résistance palestinienne ont lieu et s’il y a un grand absent de ces mobilisations, c’est bien l’antisémitisme. Pourquoi ? le travail politique a été fait. Il a été fait par des générations de militants. Ce travail c’est celui qui a consisté à politiser la question, former l’opinion et la jeunesse et qui a su pendant de longues années et sans relâche faire la distinction entre juif et sioniste. Contrairement à celles et ceux qui à gauche se complaisent dans une certaine jouissance de la défaite, qui fuient les milieux des quartiers et de la banlieues suspects à leurs yeux de représenter le nouvel antisémitisme, les militants décoloniaux ont su à la fois entrer en empathie avec ces jeunesse avide de justice en Palestine et en même temps ont compris qu’elle pouvait céder aux sirènes du discours démagogique, antisémite et simpliste à la Soral. Aujourd’hui, je le dis non sans fierté et en toute connaissance de cause, c’est dans le milieu pro palestinien organisé que les Juifs sont non seulement le plus en sécurité mais aussi où ils sont les mieux accueillis car dans le milieu antisioniste ce qui compte c’est l’identité politique des gens qui rejoignent la lutte. Ce travail de politisation de l’antisionisme doit se poursuivre car contrairement à ce que prétendent ces sionistes de gauche, c’est bien lui qui fait reculer l’antisémitisme. Le seul lieu que je connaisse qui développe l’antisémitisme c’est d’une part l’Etat français par son soutien à Israël et son philosémitisme paternaliste ainsi que l’extrême droite. C’est à dire, ceux là même qui ont, soit disant, organisé une manifestation contre l’antisémitisme le 12 novembre 2023 et qui était dans les fait une manifestation islamophobe, anti-palestinienne mais aussi antisémite à cause de ce lien organique auquel elle souscrit entre Israël et Juifs.  Rappelons nous que le collectif Golem s’est créé à ce moment là et que son premier acte a été de reprocher à la FI et aux antiracistes de ne pas s’y joindre.  Je répète, leur premier action publique a été de reprocher à des antiracistes de ne pas se joindre à des racistes. Je vous laisse méditer sur cette situation surréaliste que seule la France de Macron est capable de créer.

Je finis en vous proposant de renverser la citation de Fanon qui disait en s’adressant aux colonisés : « Lorsqu’on parle des Juifs, tendez l’oreille, on parle de vous ». Aujourd’hui, il faut dire : Juifs, lorsqu’on parle des Noirs et des Musulmans, tendez l’oreille, on parle de vous ». C’est pourquoi je m’associe à l’appel d’Amal Bentounsi et de Yessa Belkhodja, pour une marche contre l’islamophobie et la protection de tous les enfants, le 21 avril prochain.

Houria Bouteldja

  1. Vidéo de l’intervention ici : https://www.youtube.com/watch?v=pxs4B0rEF2s&t=1s
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