Jean Birnbaum du Monde est un journaliste malhonnête et je le prouve

« Pour commencer, je voudrais faire quelques commentaires sur la polémique assez enragée qu‘à fait éclater mon livre Eichmann à Jérusalem. J’emploie délibérément les mots « fait éclater » plutôt que le mot « causé », car une grande partie de la querelle a été consacrée à un livre qui n’a jamais été écrit. Ma première réaction a d’abord été d’écarter toute cette affaire en reprenant le célèbre bon mot autrichien : « il n’y a rien de plus amusant qu’une polémique autour d’un livre que personne n’a lu ». Toutefois, puisque cette histoire a continué et puisque, en particulier au cours de ces derniers épisodes de plus en plus de voix se sont élevées non seulement pour m’attaquer à propos de ce que je n’avais pas dit mais aussi pour me défendre, il m’est venu à l’esprit qu’il y aurait peut-être plus, dans cet exercice assez sinistre, que du scandale ou de l’amusement. Il m’a aussi semblé qu’était impliqué davantage que des « émotions », c’est à dire plus que les bons vieux contresens qui, dans certains cas, ont causé une authentique rupture de communication entre auteur et lecteur – et aussi plus que des distorsions et des falsifications dues à des groupes d’intérêt, lesquels avaient bien moins peur de mon livre que du fait qu’il déclenche un examen impartial et détaillé de la période en question[1]. »

Hannah Harendt

 

 

Jean Birnbaum, une fois n’est pas coutume, vient de commettre un article diffamant par malhonnêteté à mon égard. Comme nous sommes en France et que la liberté d’expression est un privilège des classes dominantes, je ne prends pas la peine de demander un droit de réponse qui, de toute façon, me serait refusé. Aussi, vais-je me contenter de cette mise au point.

Dans un article du 20 octobre, intitulé « Quand les Iraniennes volent au secours des féministes d’occident[2] », outre le fait qu’il dézingue tout un pan de la pensée décoloniale comme par exemple le livre « Les féministes blanches et l’empire » dont la thèse sur le caractère colonial du féminisme blanc hégémonique est partagée par la plupart des féministes étatsuniennes dignes de ce nom (citons Angéla Davis ou bell hooks mais aussi nombre de féministes du Sud Global, dont des iraniennes), il écrit :

« Coutumière de propos tranchés, cette dernière (Houria Bouteldja) n’a pas hésité à écrire que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad était devenu son « héros » quand il déclarait, en 2007, qu’il n’y avait pas d’homosexuels en Iran : « la rhétorique persane à l’usage des progressistes blancs fait mouche », s’est-elle enthousiasmée. »

Je ne vais pas me lancer dans une grande démonstration puisqu’il suffit de me lire avec un minimum de bonne foi et d’intégrité pour comprendre le sens de mon propos, que Serge Halimi du Monde Diplo avait aussi cru bon de déformer à la sortie de mon livre. Je vais donc simplement reproduire le passage tronqué par Birnbaum qui m’avait valu tant de malentendus, voire de haine non sans d’abord paraphraser Harendt en soulignant que ces « distorsions » et ces « falsifications » sont dues à des faiseurs d’opinion « qui ont bien moins peur de mon livre que du fait qu’il déclenche un examen impartial et détaillé de la période en question » et ensuite remercier le journaliste qui rappelle avec justesse – mais non sans dépit – que je me « trouve publiquement défendue par des figures culturelles de la gauche comme la sociologue Christine Delphy, la philosophe Isabelle Stengers ou la récente prix Nobel de littérature Annie Ernaux. » Je le remercie car c’est une information que beaucoup de gens ignorent, aussi quand le Monde le rappelle, je me dis que le quotidien sert au moins à ça. Ma question est alors, ces trois femmes ont-elles perdu la tête ou bien est-ce Birnbaum qui passe à côté de l’histoire ? Je laisse les lecteurs juges.

L’extrait :

« « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » C’est Ahmadinejad qui parle. Cette réplique m’a percé le cerveau. Je l’encadre et je l’admire. « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Je suis pétrifiée. Il y a des gens qui restent fascinés longtemps devant une œuvre d’art. Là, ça m’a fait pareil. Ahmadinejad, mon héros. Le monde accuse le choc. Les médias occidentaux, les observateurs, américains, européens, la gauche, la droite, les hommes, les femmes, les homos. La Civilisation est indignée. « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Elles font mal aux tympans ces paroles. Mais elles sont foudroyantes et d’une mauvaise foi exquise. Pour les apprécier il faut être un peu lanceur de chaussures. Une émotion de minables, je dois avouer.

Admirons la scène. Rien n’est plus sublime. Cela se passe en 2008 aux États-Unis à la Columbia University de New-York, célèbre université de gauche. Ahmadinejad est en voyage officiel et doit prononcer un discours à l’ONU au moment où Abou Ghraib est au cœur de toutes les polémiques.

Ahmadinejad: «Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Stupéfaction. Tollé général. Ou presque. Du moins je le suppose. Les cyniques blancs comprennent. Les anti-impérialistes encaissent. Les autres – la bonne conscience – ont les boyaux qui se tordent. Le sentiment qui suit : la haine. Et moi, j’exulte. Normalement, je dois saisir ce moment du récit pour rassurer : « Je ne suis pas homophobe et je n’ai pas de sympathie particulière pour Ahmadinejad. » Je n’en ferai rien. Là n’est pas le problème. La seule vraie question c’est celle des Indiens d’Amérique. Ma blessure originelle. « Les cow-boys sont les gentils et les Indiens, les méchants. » Sitting Bull a été anéanti par ce mensonge. Le héros de la célèbre bataille de Little Big Horn qui fut assassiné en 1890. Et son descendant, Leonard Peltier, croupit dans un cachot. Ses ancêtres se sont brisés contre ce mensonge. Il les a terrassés. Pour l’abattre, il aurait fallu que chaque Indien frappe à la porte de chaque citoyen du monde pour les convaincre un à un que les véritables agresseurs étaient les cow-boys et les supplier de le croire. Et pendant qu’il frappait péniblement à chaque porte :

La voix : « Il n’y a pas de fumée sans feu. C’est plus complexe. »

Une grosse boule se forme au fond de la gorge de l’Indien et les larmes lui montent aux yeux. Mais comme sa foi est immense, il arrive que certains d’entre nous l’entendent frapper à leur porte.

« Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » Cette phrase, prononcée à Bamako ou à Pékin, au mieux serait sans intérêt, au pire, malheureuse. Mais elle est prononcée au cœur de l’empire. Au royaume des Innocents. C’est un indigène arrogant qui la prononce. À un moment charnière de l’histoire de l’Occident : son déclin. L’esthétique de la scène, c’est tout ça à la fois. Sa profonde dualité d’abord. « Le manichéisme du colon produit un manichéisme du colonisé », disait Fanon. Ensuite, cela se passe dans une université réputée de gauche, sans doute à la pointe de la pensée progressiste. Devant des néoconservateurs, cela aurait manqué de saveur, n’est-ce pas ? Que dit Ahmadinejad ? Il ne dit rien. Il ment, c’est tout. Il ment en toute honnêteté. Et c’est énorme. En mentant, et en assumant son mensonge devant une assemblée qui sait qu’il ment, il est invincible. À l’affirmation « Il n’y a pas de torture à Abou Ghraib », répond l’écho : « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran. » La rhétorique persane à l’usage des progressistes blancs fait mouche. Les deux mensonges s’annulent, la vérité éclate. Et la bonne conscience se décompose. Elle devient grimace. Ne reste que la laideur… et les poètes. Mais qu’elle est laide, cette gauche. Qu’elle est laide. « Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs maîtres provisoires mentent », disait Césaire. L’Indien sourit et moi aussi. On retient nos larmes. Me réjouir de si peu. Un mensonge artisanal face à un mensonge impérial. Oui, c’est minable[3]. »

Voilà, vous avez lu. Vous savez que vous avez désormais un avantage sur Jean Birnbaum. Vous savez qu’il ment.

Houria Bouteldja

 

[1] Collective Responsibility’ [1969] in James Bernauer (ed.) Amor Mundi: Explorations in the Faith and Thought of Hannah Arendt, (Dordrecht: Martinus Nijhoff, 1987).

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/20/quand-les-iraniennes-volent-au-secours-des-feministes-d-occident_6146573_3232.html

[3] Les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, édition la Fabrique, 2016

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