La guerre contre Gaza et la question du fascisme israélien

Approuvée par les gouvernements occidentaux et décrite par une myriade d’experts en droits de l’homme comme démontrant clairement une « intention génocidaire », la riposte de l’État d’Israël à l’attaque « Déluge d’Al-Aqsa » du 7 octobre par le Hamas a également suscité des discussions sur le fascisme à des endroits divers. Dans une déclaration collective, l’Union des professeurs et employés de l’université de Birzeit a parlé de « fascisme colonial » et de « l’appel pornographique à la mort des Arabes lancé par les politiciens sionistes de toutes tendances politiques » ; pour leur part le Parti communiste d’Israël, Maki, et la coalition de gauche Hadash « font porter l’entière responsabilité de cette escalade brutale et dangereuse au gouvernement fasciste de droite » ; entre-temps, le président colombien Gustavo Petro a décrit l’assaut sur Gaza comme la « première tentative de nous condamner tous à n’être que des jetables (disposable) » dans un « 1933 mondial » marqué par la catastrophe climatique et l’enracinement du capitalisme. Le simple fait de citer ces lignes contrevient probablement à la définition de l’antisémitisme élaborée par l’International Holocaust Remembrance Alliance, qui a servi d’instrument important pour empêcher l’activité pacifique d’organisation de la solidarité internationale contre l’apartheid israélien, en particulier le mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions).

Pourtant, la reconnaissance d’un fascisme naissant au sein du dernier gouvernement Netanyahou et même dans la société israélienne en général semble, si ce n’est un courant dominant, en tout cas un élément important du discours public en Israël même. C’est notamment le cas dans le sillage des protestations contre les récentes réformes judiciaires visant à éviscérer l’autonomie tant vantée de la Cour suprême. Quatre jours avant l’attaque du Hamas, le journal Haaretz publiait ainsi un éditorial intitulé « Le néofascisme israélien menace les Israéliens et les Palestiniens ». Un mois plus tôt, 200 lycéens israéliens refusaient de s’enrôler au sein de l’armée en déclarant : « Nous avons décidé que nous ne pouvions pas, en toute bonne foi, servir la bande de colons fascistes qui contrôlent actuellement le gouvernement ». En mai, un éditorial d’Haaretz estimait que « le sixième gouvernement Netanyahou commence à ressembler à une caricature totalitaire. Il n’y a pratiquement aucune mesure associée traditionnellement au totalitarisme qui n’ait été proposée par l’un de ses membres extrémistes et qui ne soit adoptée par le reste des incompétents qui le composent, dans leur compétition pour voir qui parviendra à être le plus pleinement fasciste ». Dans le même temps, un des éditorialistes du journal décrivait une « révolution fasciste israélienne » qui coche tous les points de la checklist, du racisme virulent au mépris de la faiblesse, de la soif de violence à l’anti-intellectualisme.

Ces polémiques et pronostics récents ont été anticipés par d’éminents intellectuels à l’image du célèbre historien de l’extrême droite Zeev Sternhell, qui parlait d’un « fascisme croissant et d’un racisme proche du premier nazisme » dans l’Israël contemporain, ou du journaliste et militant pour la paix Uri Avnery, qui a fui l’Allemagne nazie à l’âge de dix ans et qui, peu de temps avant sa mort en 2018, déclarait :

« La discrimination à l’encontre des Palestiniens dans pratiquement tous les domaines de la vie peut être comparée au traitement des Juifs lors de la première phase de l’Allemagne nazie. (L’oppression des Palestiniens dans les territoires occupés ressemble davantage au traitement des Tchèques au sein du « protectorat » après la trahison de Munich). La pluie de projets de loi racistes à la Knesset, ceux déjà adoptés et ceux en préparation, ressemble fortement aux lois adoptées par le Reichstag dans les premiers jours du régime nazi. Certains rabbins appellent au boycott des magasins arabes. Comme à l’époque. Le cri « Mort aux Arabes » (« Judah verrecke » ?) est régulièrement entendu lors des matchs de football. »

L’analogie n’a bien évidemment rien de nouveau. En 1948, Hannah Arendt et Albert Einstein, entre autres, signaient une lettre adressée au New York Times à la suite du massacre de Deir Yassin, qualifiant le Herut (le prédécesseur du Likoud de Netanyahou) d’« apparenté dans son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et son attrait social aux partis nazi et fasciste ».

Avnery désignait l’actuel ministre des finances, Bezalel Smotrich comme un « véritable fasciste juif ». Ce dernier, qui n’hésite pas à s’auto-qualifier d’« homophobe fasciste », a jeté les bases théologiques de son intention génocidaire d’ « avorter » tout espoir palestinien de devenir une nation et de répéter la Nakba. Dans une interview, il déclarait ainsi :

« Lorsque Josué [le prophète biblique] est entré dans le pays, il a envoyé trois messages à ses habitants : ceux qui veulent accepter [notre règne] l’accepteront ; ceux qui veulent partir partiront ; ceux qui veulent se battre se battront. La base de sa stratégie était la suivante : « Nous sommes ici, nous sommes venus, c’est à nous“. Maintenant aussi, trois portes sont ouvertes, il n’y a pas de quatrième porte. Ceux qui veulent partir – et il y en aura – je les aiderai. Quand ils n’auront plus d’espoir ni de vision, ils partiront. Comme ils l’ont fait en 1948. […] Ceux qui ne partiront pas accepteront le régime de l’État juif, auquel cas ils pourront rester, et ceux qui ne partiront pas, nous les combattrons et nous les vaincrons. […] Soit je l’abattrai, soit je l’emprisonnerai, soit je l’expulserai. »

La mention du livre de Josué n’est pas anodine puisqu’il a également servi de référence idéologique au laïc David Ben Gourion lors des premières années de l’État d’Israël. L’hymne à la destruction qui figure dans l’Ancien Testament trouve un écho troublant ces jours-ci : « Josué battit tout le pays : la montagne, le Néguev, le Bas-Pays, les versants, ainsi que tous leurs rois. Il ne laissa pas un survivant. Il voua à l’anathème tout être vivant, comme l’avait ordonné le Seigneur, Dieu d’Israël. Josué les battit depuis Kadès-Barnéa jusqu’à Gaza » (Josué 10 : 40-41).

Mais le fascisme « parrainé » par Netanyahou ne se réduit pas aux colons fondamentalistes et à leurs stratagèmes de dépossession (y compris les profondes ramifications dans l’État de l’ONG coloniale de Smotrich, Regavim, et son combat juridique contre les droits fonciers des Palestiniens) ; il est également fermement ancré dans les intérêts commerciaux et les manœuvres législatives des milliardaires qui, en Israël comme en Inde ou aux États-Unis, sont heureux de combiner les mobilisations nationales-conservatrices contre les « élites » métropolitaines décadentes avec la défense impitoyable de leurs profits et de leurs privilèges. Dans une interview récente, l’historien israélien de l’Holocauste Daniel Blatman remarquait :

« Savez-vous quelle est la plus grande menace pour la pérennité de l’État d’Israël ? Ce n’est pas le Likoud. Ce ne sont même pas les voyous qui se déchaînent dans les territoires. C’est le Kohelet Policy Forum[1]. […] Ils sont en train de créer un vaste programme social et politique qui, s’il est adopté par Israël, en fera un pays complètement différent. Lorsque vous dites « fascisme » aux gens, ils s’imaginent des soldats dans les rues. Non, cela ne ressemblera pas à cela. Le capitalisme existera toujours. Les gens pourront toujours voyager à l’étranger – s’ils sont autorisés à entrer dans d’autres pays. Il y aura de bons restaurants. Mais la capacité d’une personne à sentir qu’il y a quelque chose qui la protège, autre que la bonne volonté du régime – parce qu’il la protégera ou ne la protégera pas, comme bon lui semblera – n’existera plus. La société israélienne était prête à accueillir le gouvernement actuel. Non pas en raison de la victoire du Likoud, mais parce que l’aile la plus extrême a entraîné tout le monde à sa suite. Ce qui était autrefois l’extrême droite est aujourd’hui le centre. Des idées autrefois marginales sont devenues légitimes. En tant qu’historien spécialiste de l’Holocauste et du nazisme, il m’est difficile de dire cela, mais il y a aujourd’hui des ministres néonazis au sein du gouvernement. On ne voit cela nulle part ailleurs – ni en Hongrie, ni en Pologne – des ministres qui, idéologiquement, sont de purs racistes. »

En dépit de son intérêt, ce passage démontre douloureusement ce que les polémiques libérales israéliennes contre la montée du fascisme mettent entre parenthèses. À savoir, les Palestiniens. Des soldats sillonnent les rues d’Israël et de la Palestine occupée. Des millions de personnes gouvernées par Israël ne peuvent pas se rendre à l’étranger. Ou même rentrer chez elles. Le racisme « pur » exprimé sans scrupules par des gens comme Smotrich ou le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir est un produit du racisme qui structure et reproduit la domination coloniale, tant pour les libéraux de mauvaise foi que pour les fascistes écervelés.

De longues traditions de radicalisme noir et d’antifascisme du tiers monde, ainsi que de résistance indigène, nous ont appris que, comme l’observent Bill Mullen et Christopher Vials, « Pour ceux qui ont été rejetés pour des raisons raciales en dehors du système de droit de la démocratie libérale, le mot « fascisme » n’évoque pas toujours un ordre social lointain et étranger ». Dans les régimes coloniaux et raciaux fascistes – tels que l’Afrique du Sud, que George Padmore considérait dans les années 1930 comme « l’État fasciste classique de ce monde » – nous rencontrons une version de ce « double État » que l’avocat juif allemand Ernst Fraenkel a analysé : un « État normatif » pour la population dominante et un « État de prérogative » pour les dominés, exerçant « un arbitraire et une violence illimités, sans aucune garantie juridique ». Comme l’a montré Angela Y. Davis en se référant à ce que la terreur raciale d’État présageait pour le reste de la population américaine au début des années 1970, la frontière entre l’État normatif et l’État de prérogative est parfois poreuse.

Cela est manifeste en Israël aujourd’hui, où les ministres du gouvernement se servent de la guerre comme prétexte pour « promouvoir des règlements qui leur permettraient d’ordonner à la police d’arrêter des civils, de les expulser de leur domicile ou de saisir leurs biens s’ils pensent qu’ils ont diffusé des informations susceptibles de nuire au moral national ou de servir de base à la propagande de l’ennemi ». Comme le marxiste juif marocain Abraham Serfaty l’analysait il y a plusieurs décennies dans ses écrits de prison sur la libération palestinienne, il existe une « logique fasciste » au cœur du projet sioniste de dépossession, de domination et de déplacement des colons. Bien qu’elle soit désavouée par les libéraux, à moins que ses mécanismes fondamentaux ne soient démantelés pour de bon, elle ne peut que réapparaître, de manière virulente, à chaque crise. Comme en témoignent ses coups de gueule contre l’hypocrisie de ceux qui prétendent vouloir une solution à deux États sans jamais avoir l’intention de la mettre en œuvre, l’extrême droite israélienne au pouvoir dit à bien des égards tout haut ce qui d’ordinaire se chuchote toute bas. À une époque où l’occupation et la brutalisation des Palestiniens ont été normalisées et considérées à toutes fins utiles comme interminables, la droite fasciste, coloniale et religieuse en est venue à affirmer et à célébrer la violence structurante et la déshumanisation qui caractérisent Israël en tant que projet colonial – un projet que les libéraux ont tenté d’atténuer ou de minimiser, mais qu’ils n’ont jamais véritablement remis en question. En Israël, comme dans trop d’autres situations aujourd’hui, la montée du fascisme peut initialement apparaître comme une rupture ou une exception, mais elle est profondément enracinée dans un libéralisme colonial qui ne permettra jamais une véritable libération.

Alberto Toscano, 19 octobre 2023

Texte initialement publié sur https://www.versobooks.com/en-gb/blogs/news/the-war-on-gaza-and-israel-s-fascism-debate

[1] Référence à un think tank conservateur soutenu par de riches donateurs américains.

Laisser Un Commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *