Selon la définition du Robert, La démocratie est un système politique dans lequel la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyen.ne.s, qui l’exercent soit directement (démocratie directe), soit indirectement par l’intermédiaire de représentant.e.s élu.e.s (démocratie représentative). La démocratie libérale, quant à elle, s’inscrit dans ce cadre en intégrant des principes fondamentaux tels que la protection des droits individuels, la séparation des pouvoirs, et l’État de droit. Elle privilégie la démocratie représentative, où les citoyen.ne.s élisent leurs représentants, tout en mettant l’accent sur les libertés civiles et économiques.
Nous voulons mettre en question cette définition. Bien que séduisante dans sa simplicité, elle mérite d’être interrogée, particulièrement dans sa prétention à l’universalité. Si la démocratie, telle que définie par les institutions occidentales, repose sur des principes de souveraineté populaire, d’égalité et de liberté, il convient de s’interroger sur son caractère réellement universel. Universel, étant lui aussi un terme à questionner puisqu’il n’apparaît qu’au bon vouloir de l’occident. En réalité, cette conception a été façonnée par un contexte historique, culturel et géopolitique particulier, celui de l’Europe, et exportée vers d’autres régions, notamment le Sud, souvent par la force ou sous des prétextes de modernisation. Cependant, ce modèle, loin d’être neutre, a souvent ignoré ou écrasé les formes de gouvernance autochtones qui existaient bien avant la colonisation. La démocratie libérale, dans son application occidentale même, porte en elle des contradictions profondes, qu’il est crucial d’explorer. Si, à l’extérieur, elle se présente comme un modèle d’émancipation et de liberté, à l’intérieur des sociétés occidentales, elle connaît des tensions majeures. La montée de l’extrême droite, la crise de la représentation politique, et les défaillances démocratiques internes, comme l’influence disproportionnée des lobbies économiques ou la criminalisation des luttes sociales, témoignent des limites et des contradictions de ce système. Cette démocratie, loin de se maintenir comme un modèle de liberté, est elle-même en crise, et cette crise est d’autant plus manifeste lorsqu’on observe ses failles et son incapacité à intégrer de manière véritablement égalitaire les peuples du Sud global.
« La culture dominante de l’Occident est un produit du colonialisme et de l’impérialisme. L’Occident a essayé de faire croire que ses valeurs universelles étaient synonymes de progrès, mais elles ont surtout servi à détruire et imposer des modèles sur les sociétés colonisées. » Amílcar Cabral, La lutte est la seule solution, 1970
Il nous semble important de souligner d’où nous écrivons. Cette place est aussi essentielle pour notre légitimité à parler du sujet que pour votre compréhension du propos.
Nous écrivons depuis la Tunisie, un pays où la démocratie a été brandie comme une promesse après la révolution de 2011, mais où elle s’est révélée être une illusion sélective. La Tunisie, comme tant d’autres pays du Sud global, a connu l’imposition de la démocratie libérale comme un modèle prétendument universel, censé garantir liberté et souveraineté. Pourtant, cette démocratie a été façonnée par des institutions occidentales, héritières du colonialisme, et appliquée à des sociétés qui fonctionnaient selon d’autres logiques, d’autres structures de gouvernance, souvent plus collectives, plus enracinées dans des traditions de solidarité et d’entraide, plus horizontale dans le sens où les hiérarchies n’existaient pas. L’individu avance comme une masse collective, l’individu n’existe pas sans le “nous”. L’histoire de la Tunisie est celle d’une colonisation française qui, sous couvert de modernisation, a systématiquement démantelé les systèmes de gouvernance autochtones et imposé ses propres institutions. Après l’indépendance, ces structures ont été maintenues, reproduisant une démocratie où l’élite politique, l’élite francophone et validée par la France, formée aux standards occidentaux, continue d’exercer un pouvoir détaché des réalités populaires. Ce que l’Occident nomme « transition démocratique » masque en réalité un projet néocolonial qui ne laisse aucune place aux formes de gouvernance alternatives qui ont toujours existé ici, ni à une définition de la souveraineté qui ne soit pas calquée sur le modèle libéral. Cette dynamique s’inscrit dans un cadre plus large : celui de la modernité coloniale, qui a façonné les structures politiques, économiques et sociales du Sud global sous couvert de progrès et de rationalité. La « mission civilisatrice » de la France, en Tunisie comme ailleurs, n’a jamais eu pour objectif de libérer les peuples, mais de les restructurer selon des normes occidentales, en effaçant ou en remodelant les structures locales pour qu’elles servent les intérêts coloniaux. Le protectorat, euphémisme masquant une domination économique et politique, s’est accompagné d’une réorganisation complète de la société : les droits politiques étaient réservés aux colons, tandis que la population locale restait dominée et marginalisée.« Le colonialisme n’est pas une forme d’humanisme, c’est une forme de barbarie. Ceux qui parlent de la mission civilisatrice de l’Occident sont les mêmes qui tuent dans le nom de la civilisation. » Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950
Dès lors, une contradiction fondamentale se pose : comment peut-on imposer la démocratie à un peuple ? Comment peut-on parler de démocratie dans un contexte post-colonial? Dans un monde façonné par l’occident? Cette question devient d’autant plus cruciale lorsque l’on observe comment les puissances occidentales, tout en défendant leur propre idéal démocratique, n’hésitent pas à soutenir ou démanteler des dictatures lorsqu’elles servent leurs intérêts économiques et géopolitiques. La démocratie libérale n’est donc pas un principe absolu ; elle est appliquée de manière sélective, selon ce qui arrange les pouvoirs en place. Nous, les colonisé.e.s, avons cette blague que l’on se répète souvent « Regardez, tel pays va nous apporter la démocratie à coup de bombardements. »
« La question de savoir si nous, les colonisés, acceptons ou rejetons la démocratie occidentale ne se pose même pas, car elle ne nous a jamais été donnée en tant que telle. Ce que l’Occident appelle démocratie est une hypocrisie au service de son empire. » Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, 1961
La démocratie, dans ce contexte, n’était qu’un outil rhétorique, une justification pour l’occupation plutôt qu’une réalité politique. Ce modèle de « démocratie sélective », où les principes de liberté et d’égalité sont appliqués à géométrie variable, reste toujours d’actualité. Il suffit d’observer la manière dont la laïcité en France est instrumentalisée pour exclure les musulman.e.s de l’espace public, tout en se revendiquant d’un universalisme républicain. La France ne se contente pas de préserver une prétendue séparation entre l’État et la religion, mais sert également à exclure et marginaliser certaines communautés. La laïcité, loin de garantir une véritable égalité, a souvent été utilisée pour légitimer des politiques discriminatoires. La question de la laïcité n’est pas isolée, elle fait partie d’un ensemble de mécanismes qui, sous le couvert de valeurs démocratiques, servent à maintenir une hiérarchie sociale et culturelle, où l’Occident se positionne comme modèle universel.
Cette contradiction historique est fondamentale : l’Occident exalte ses valeurs démocratiques tout en maintenant une ségrégation entre colons et colonisés, entre citoyen.ne.s et indésirables. En Algérie comme en Tunisie, les populations autochtones étaient privées de droits fondamentaux : pas de citoyenneté, pas de participation politique. Autrement dit, la démocratie, au lieu d’être un outil d’émancipation, était et demeure un instrument de structuration hiérarchique des sociétés, garantissant que les inégalités se perpétuent. L’héritage colonial ne s’arrête pas en 1956. Après l’indépendance, la Tunisie a adopté un État-nation autoritaire, calqué sur des structures coloniales. L’administration, l’éducation et l’économie avaient été pensées pour produire une élite francisée, détachée des réalités de la majorité de la population – une fracture qui persiste aujourd’hui. Le pouvoir reste centralisé, concentré entre les mains d’une caste formée dans les écoles du “protectorat”, reproduisant les mêmes logiques d’exclusion politique et sociale. L’Occident continue d’imposer ses modèles démocratiques par le biais économique, à travers des institutions comme le FMI et la Banque mondiale, qui dictent les politiques nationales sous couvert de réformes structurelles.
Mais la démocratie ne sert pas uniquement à contrôler, elle est aussi utilisée pour justifier des ingérences politiques : interventions militaires, sanctions économiques, pressions diplomatiques. La contradiction est flagrante : l’Occident n’hésite pas à soutenir des régimes autoritaires tant qu’ils servent ses intérêts stratégiques, tout en prétendant défendre la liberté et les droits humains. En parallèle, la lutte contre le terrorisme est devenue une autre justification pour ces interventions. On peut citer l’exemple d’Israël “la seule démocratie du moyen orient” qui lutte contre le terrorisme depuis 76 ans, une autre manière de dire: coloniser, tuer des resistant.e.s. Le Sud global se retrouve ainsi piégé dans une double impasse : soit sous un régime démocratique imposé qui perpétue l’exploitation et le capitalisme soit plongé dans le chaos du terrorisme, qui sert à légitimer encore plus de contrôle et d’ingérence. L’un comme l’autre ne sont que des outils au service d’un même projet de domination.
La Tunisie, en particulier, a servi de laboratoire à cette stratégie alternée. Après la révolution de 2011, le pays est devenu un terrain d’expérimentation pour la « démocratie » occidentale, forcé d’adopter des réformes dictées par des institutions financières internationales. Parallèlement, l’affaiblissement de l’État a ouvert la voie à l’émergence de groupes djihadistes, dont l’idéologie se construit aussi en réaction aux violences impérialistes et aux ingérences étrangères. Pour certain.e.s, le jihad devient une réponse politique à l’oppression, un moyen de résister à un ordre mondial structuré par l’Occident. Pourtant, ces dynamiques sont instrumentalisées par les puissances occidentales, qui alternent entre répression et laisser-faire en fonction de leurs intérêts stratégiques. Plutôt que d’éradiquer ces mouvements, elles les utilisent comme justification pour renforcer leur présence militaire et économique dans les régions qu’elles prétendent stabiliser.
Ainsi, sous couvert de démocratie et de modernisation, l’Occident ne cesse de redessiner le monde selon ses propres logiques de domination. La question n’est plus de savoir si la démocratie libérale peut répondre aux besoins des sociétés du Sud global, mais comment s’en affranchir définitivement. Comment briser ce cercle infernal où les modèles imposés étouffent toute souveraineté politique et culturelle ? Comment renouer avec des formes de gouvernance enracinées dans les réalités locales, qui ne reproduisent pas les structures oppressives héritées du colonialisme ? Face à l’effondrement des modèles dominants, quelles voies s’ouvrent pour reconstruire des systèmes fondés sur l’autodétermination, la justice et la mémoire collective ?
Ce qui nous amène à explorer les systèmes de gouvernance enracinés dans les pratiques communautaires, où l’organisation sociale et politique ne repose pas sur des structures imposées d’en haut, mais sur des dynamiques de solidarité et de responsabilité collective. Dans ces modèles, l’individu ne se conçoit pas en opposition au groupe, mais comme une partie intégrante d’un tissu social façonné par des valeurs partagées, une histoire commune et une relation intime avec la terre et la mer. Les sociétés autochtones, méditerranéennes et du Sud global ont depuis toujours développé des formes d’organisation qui privilégient l’entraide sur la compétition, la transmission sur l’accumulation, et l’équilibre sur l’exploitation. Ces modes de gouvernance ne sont pas des vestiges du passé, mais des réponses vivantes aux défis d’aujourd’hui : face à l’effondrement écologique et aux fractures sociales, ils rappellent qu’aucun système ne peut perdurer s’il ne respecte pas les rythmes du vivant et la souveraineté des peuples. Car il ne s’agit pas seulement de gérer des ressources, mais d’habiter un territoire en conscience. Là où les systèmes extractivistes épuisent les sols et brisent les liens humains, les pratiques communautaires s’ancrent dans une relation de réciprocité avec la nature. Elles reposent sur une mémoire collective qui ne se limite pas aux êtres humains, mais inclut les rivières, les montagnes, les vents et les saisons. La mer, en tant qu’espace de rencontre, de mélange et de mémoire, symbolise ces dynamiques interconnectées. Elle nous rappelle que nos histoires sont entrelacées et que nous sommes toustes des voyageurs sur cette terre. « La mer est un espace de rencontre, de mélange et de mémoire. Elle nous rappelle que nos histoires sont entrelacées, que nous sommes tous des voyageurs sur cette terre. » Yara El Ghadbane et Rodney St Eloi, Les racistes n’ont jamais vu la mer, 2021.Ces modèles existent déjà, portés par celles et ceux qui refusent de voir leur monde réduit à un marché. Ils s’incarnent dans des assemblées villageoises où la parole se construit en commun, dans des pratiques agricoles qui régénèrent plutôt qu’elles n’exploitent, dans des rituels qui tissent du lien là où d’autres imposeraient des lois. Ils rappellent qu’un autre avenir est possible, non pas en réformant un système malade, mais en renouant avec ce que nous avons toujours su : la communauté n’est pas un choix, elle est la seule voie pour préserver la vie.
Nous, les autochtones, les indigènes, les peuples de la terre, avons tant subi l’oppression et l’aliénation que nous avons été contraints de devenir sauvages. Si l’on considère que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort·e·s, alors nous sommes, par essence, les plus puissant·e·s. Lorsque viendra la fin du monde, nous serons les dernier·ère·s debout. Mais la véritable question est : les sauverons-nous avec nous ?
Uncivilized collective
Fondé par Amine Bejaoui et Kmar Douagi, Uncivilized collective, est un espace décolonial de création, de réflexion et de transmission. À travers des publications, des expositions et des ateliers, il s’engage à amplifier les voix marginalisées des communautés du Sud global et vise à déconstruire les récits coloniaux dominants.
*Illustration : Le sel de la terre, Skhira Tunisie, 2020 par Malek Khemiri