La Palestine et nous

« Dès lors que vous et vos semblables êtes liquidés comme des chiens, il ne vous reste plus qu’à utiliser tous les moyens pour rétablir votre poids d’homme ». Fanon

 

 

L’opération « Déluge d’Al-Aqsa[1] » du 7 octobre a profondément bouleversé l’ordre des choses. Elle a remis sur le devant de la scène la « question palestinienne » que beaucoup pensaient avoir liquidée, elle a ruiné vingt ans d’efforts des États-Unis pour aménager des alliances régionales en faveur de leur protectorat. Le plus important sans doute, elle a placé à nouveau le combat du peuple palestinien au centre de la lutte contre l’impérialisme. Cette position résulte de la signification particulière de l’affrontement entre les Palestiniens et les puissances de l’axe Washington-Tel Aviv. Il s’agit d’une lutte à mort, comme dans toute lutte anticolonialiste. La Résistance palestinienne sait qu’elle n’a pas d’autre choix qu’une puissante lutte prolongée, puisque l’État sioniste déclare désormais ouvertement vouloir accomplir au plus vite la tâche qu’il s’est fixée depuis sa fondation : liquider le peuple palestinien, en l’anéantissant et en le chassant vers l’Égypte et vers la Jordanie. Nombre de dirigeants israéliens le proclament : « il faut terminer le travail de 1948 ».

La ligne du gouvernement Netanyahou, « la guerre et rien que la guerre », a été immédiatement soutenue par les États-Unis qui passent à l’action en envoyant deux porte-avions dans la région (transportant davantage d’appareils que n’en compte Israël) et en accroissant leur aide militaire. Un génocide est en cours à Gaza, dénoncé par les peuples de la région, par la plupart des pays du Sud, par de plus en plus de commentateurs, par certains Israéliens. Les États-Unis et leurs alliés occidentaux sont plus isolés que jamais, le nombre de pays rompant ou gelant leurs relations diplomatiques grandit, le rejet moral et politique de l’Occident et de ses prétendues « valeurs universelles » accompagne désormais inexorablement les difficultés et l’isolement économiques du capitalisme occidental.

Conscient de cette situation sans issue, le clan belliciste à Washington se renforce et rend la situation périlleuse. La guerre va s’étendre. Raison pour laquelle, me semble-t-il, les actions de soutien à la Palestine doivent s’accompagner d’une mobilisation contre les menaces de guerre impérialiste. La chose n’est pas facile puisque le mouvement anti-impérialiste, déjà fragile, s’est profondément divisé avec la guerre en Ukraine. Les bases d’une nouvelle unité peuvent-elles exister, dès lors que certains courants politiques qui ont soutenu la guerre par procuration menée par l’OTAN contre la Russie (dans laquelle des centaines de milliers d’Ukrainiens sont sacrifiés), affichent de justes positions pour soutenir la cause palestinienne[2] ? Cette question de la guerre qui menace à l’échelle mondiale constitue un point clé pour rompre toute union sacrée avec notre propre État impérialiste. Elle nécessiterait de longs développements que je n’aborderai pas dans cette note, qui a pour objet de traiter d’un autre obstacle qui paralyse le mouvement anti-impérialiste.

 

L’offensive palestinienne du 7 octobre a en effet troublé les rangs des soutiens de la cause palestinienne, en particulier en France, vieux pays colonialiste et raciste, qui n’a toujours pas digéré son passé vichyste et ses guerres coloniales. Certes, le déchaînement de violence de l’État sioniste tend à faire passer au second plan les hésitations de certains. Mais elles persistent, d’autant que la propagande du gouvernement attise jour et nuit la question de l’antisémitisme.

Un peuple colonisé peut être objet de compassion. Ses échecs et ses difficultés peuvent aller jusqu’à nourrir la bonne conscience des soutiens. On peut dormir tranquille, Israël n’était pas menacé. Mais dès que le mouvement de libération passe à l’offensive, c’est une autre affaire ! Le filtre des exigences morales et des valeurs universelles de « notre » civilisation vient s’interposer, rendant certains militants incapables de comprendre la signification de la cause des colonisés. On oublie Fanon et la guerre d’Algérie (ou peut-être ne les a-t-on toujours pas digérés). Dans le contexte colonial disait Fanon[3], il n’y a pas de conduite de vérité ni de morale : le bien est tout simplement ce qui fait mal au colon.

Vue de la métropole, cette violence à l’état pur reste incomprise, si bien que dans la guerre asymétrique qu’il doit mener contre ses maîtres le colonisé semble toujours un barbare usant de moyens inhumains. On se souvient de la parole de Larbi Ben M’hidi lors de la bataille d’Alger en 1957 : imprudemment conduit devant la presse par Massu, il avait répondu à un journaliste lui reprochant de dissimuler des bombes dans des couffins qui explosaient dans les bars : « Donnez-nous vos chars et vos avions, et nous vous donnerons nos couffins »[4].

Dans les métropoles capitalistes, dit Fanon, le respect de l’ordre établi se drape dans des formes esthétiques qui mettent à distance la matraque et le fusil. L’exploité y est proprement désorienté par tous ces professeurs de morale et ces procédés tranquillisants qui s’interposent entre lui et le pouvoir. Tandis que le colonisé est constamment maintenu à sa place à coups de crosse et de napalm. Sa vie même, sa vie quotidienne dans la société et dans l’économie est marquée au fer rouge par la violence coloniale. Une « ligne jaune[5] » très visible le sépare à chaque seconde des choses qu’il serait en droit d’obtenir : l’eau, les médicaments, le travail, l’enseignement, la terre, ou tout simplement la possibilité d’aller voir sa famille ou ses amis. Dans une formule saisissante, Fanon écrit qu’aux colonies, l’infrastructure économique est également une superstructure. Israël a poussé à la perfection ce morcellement du monde avec ses checkpoints, ses routes ethniquement pures, ses murs, ses barbelés, le siphonnage de l’eau palestinienne, etc.

La colonie sioniste d’Israël (qui coche toutes les cases de la barbarie colonialiste) y ajoute un art millimétré du génocide, caractérisé par des entraves plus ou moins fortes (selon le degré de punition collective infligée) aux conditions d’existences qui menacent la vie même des Palestiniens, et dont le blocus de Gaza est la forme extrême[6].

 

Pour le militant de la métropole impérialiste, l’usage de la violence est une option lointaine. Pour le colonisé, elle est une nécessité à laquelle il est préparé de tout temps. Ici, « chez nous », la violence est toujours discutée et discutable, à l’aune de principes moraux. Là-bas, elle est avant tout une question pratique. Le débat portera sur le moment, la tactique, l’état et l’organisation des forces, jamais sur le principe d’user de tous les moyens possibles. Le colonisé sait depuis toujours ce que fait le colon pour conserver ses privilèges. C’est pourquoi dit Fanon, « dès sa naissance il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue ».

Dans un débat récent[7], Stathis Kouvelakis a eu raison de rappeler d’où nous parlons et de souligner que le fait d’être dans « la mâchoire du loup » nous interdisait de céder à l’injonction de qualifier de terroriste la résistance palestinienne. Montrer patte blanche pour avoir le droit de parler (en fait de se taire définitivement), reviendrait à refuser de désigner le terrorisme de l’État israélien, fondé sur le nettoyage ethnique et le génocide, ce serait accepter quatre cents ans de discours et de pratiques coloniales qui visent à déshumaniser le colonisé[8].

La rhétorique classique du colonialiste présente le colonisé comme le mal absolu, puisqu’il veut tout détruire. Le colon ne manque pas de lucidité, il a raison d’être terrorisé puisque son avenir est véritablement terrifiant : il doit disparaître -en tant que colon- point final[9]. Le programme du colonisé est un programme de désordre absolu qui consiste à complètement anéantir le monde colonial, à faire table rase (Fanon)[10].

Netanyahou donne une lecture biblique de cet affrontement du bien et du mal : « Nous sommes le peuple des lumières, ils sont le peuple des ténèbres, et la lumière triomphera des ténèbres (…). Nous réaliserons la prophétie d’Isaïe[11] ».

 

L’innocence d’Israël est un élément fondamental du chantage à l’antisémitisme qui préserve les sionistes de toute critique. Usée jusqu’à la corde[12], cette manœuvre conserve une efficacité redoutable d’autant qu’elle s’accompagne désormais d’une interdiction systématique de manifester ou de tenir meeting. Toute colonie de peuplement se lance dans des « manœuvres de disculpation » et une « course à l’innocence » comme le montrent Eve Tuck et K. Wayne Yang[13]. Ce type de colonisation est par essence génocidaire et doit inventer le mythe de la « terre sans peuple ». Les colons deviennent le peuple premier légitime, les Palestiniens sont des « occupants » qui doivent partir.

Avec le sionisme, ce mythe classique est doublé d’une autre fable, par laquelle Israël couvre ses crimes d’aujourd’hui par l’invocation des souffrances d’hier. La destruction des juifs en Europe et par les Européens justifie l’existence d’un État autorisé à purifier un territoire arabe de ses habitants. Cette manipulation repose sur la « construction idéologique de l’Holocauste »[14], qui finit par rendre illisible le nazisme et ses crimes, et paradoxalement à relativiser ce que pourtant on représente comme un mal absolu. Cette lecture confuse de l’histoire autorise à comparer l’offensive palestinienne à la Shoah, ou à traiter de nazi un parti comme la LFI (« le nazisme est-il passé à l’extrême gauche ? » s’interrogent les médias)[15].

Les accusations d’antisémitisme portées contre tout soutien à la cause palestinienne ont atteint ces jours-ci un niveau sans précédent. La violence de cette propagande s’explique par une double inquiétude du gouvernement français. D’une part, un embrasement du Moyen-Orient conduirait à une guerre contre le monde musulman dont il faudra une fois de plus prétendre qu’il veut « la mort des Juifs ». N’oublions pas que pendant la guerre de 1967 Nasser fut comparé à Hitler, comme Yasser Arafat.

D’autre part, les quartiers populaires sont prêts à s’enflammer à nouveau : or les révoltes de juin dernier ont montré que bon nombre de jeunes Blancs se sont joints aux Indigènes. Cette unité représente le plus grand danger pour le gouvernement, surtout si elle était suivie par leurs aînés, ce qui indique en conséquence la voie que nous devons suivre : plus que jamais lutter contre l’islamophobie, en articulant ce combat avec les luttes anticapitalistes et anti-impérialistes.

 

La crainte exprimée quotidiennement par le pouvoir et ses porte-parole de voir le conflit israélien « importé ici » sonne comme un aveu, celui de la gestion coloniale de la jeunesse populaire d’origine immigrée. En réponse aux émeutes de juin, Elisabeth Borne en appelle à l’armée pour enseigner à la jeunesse les valeurs « de la discipline et du dépassement de soi », illustrant de la manière la plus abrupte ce répertoire colonial et militaire de la répression mis en évidence par les analyses de Mathieu Rigouste entre autres[16].

Le chantage à l’antisémitisme est ainsi parfaitement articulé à une islamophobie d’Etat qui n’a jamais été aussi virulente et qui se déploie des médias jusqu’aux lois racistes. C’est pourquoi de nouveaux acteurs se présentent pour défendre Israël et soutenir le génocide qui frappe les Palestiniens, l’extrême droite et les fascistes de tout poil. Ainsi, ceux dont les ancêtres ont participé directement à la destruction de juifs en Europe se présentent comme les meilleurs « protecteurs des juifs », tandis que les militants de notre camp, qui compte tant de martyrs dans la lutte contre le nazisme, se voient qualifiés de nazis.

Ces manœuvres mettent en évidence l’ampleur des conséquences de l’échec de la mobilisation contre la loi séparatiste du 24 août 2021. Il faut reprendre le collier, en dépassant la désarticulation des luttes, inefficaces face à un dispositif des plus articulé (exploitation, racisme, guerres et état de guerre, fascisme). De longs développement devraient suivre ici, qui viendront plus tard ou que d’autres camarades écriront[17].

J’indiquerai seulement pour conclure que la situation objective nous oblige à sortir de la spécificité des luttes, l’anticapitalisme ici, l’antifascisme là, l’anti-impérialisme et la lutte contre le danger de guerre… plus loin encore.

La lutte du peuple palestinien annonce le déclin du sionisme, qui participe inexorablement du déclin de l’Occident. Le soutien aveugle des nations impérialistes à la dernière entreprise colonialiste de l’histoire les conduit à s’isoler toujours davantage. Au bord du gouffre de la crise économique, l’Occident doit affronter aujourd’hui le soulèvement inéluctable des peuples indignés, révoltés par ses crimes abominables. Aux USA les universités sont en ébullition, comme celle de Berkeley, dont les étudiants nous avaient galvanisés en 1968 avec leur banderole « Nous luttons non pour ce que nous pouvons avoir, mais pour ce que nous devons avoir ».

L’heure de vérité a sonné, la seule issue que propose l’Etat sioniste et qu’il prépare à coup de massacres, c’est le nettoyage ethnique, c’est la deuxième Nakba, la seule issue que propose l’Occident à sa crise et à son déclin c’est la guerre, la guerre, la guerre. Nous devons être à la hauteur de la situation, des tempêtes qui s’annoncent. A la hauteur de ce qu’endurent les martyrs de Gaza. A la hauteur de l’extraordinaire et héroïque lutte du peuple palestinien.

 

Daniel Blondet

 

1er novembre 2023

[1] Dans une tribune publiée par Le Monde du 28 octobre 2023, Leila Surat écrit : « Si les sources ne permettent pas à ce jour de préciser la manière dont la décision de l’attaque du 7 octobre a été prise – elle n’aurait engagé qu’un petit noyau du Hamas à Gaza –, les autres factions armées de la « Chambre commune des opérations » ont toutes rejoint les Brigades Al-Qassam peu de temps après le déclenchement de l’opération, suivies de nombreux individus non encartés ». La « Chambre commune des opérations » regroupe les branches militaires du Hamas, du Fatah, du FPLP, du Parti communiste et d’autres organisations politiques.

[2] Ce ne sont ni la Russie, ni la Chine qui soutiennent politiquement et militairement le génocide en cours à Gaza, mais les Etats-Unis et leurs alliés européens. Cette donnée irréfutable devrait nous mettre d’accord pour affirmer que le danger belliciste a pour centre les Etats-Unis et que c’est cette cible qui doit être visée en priorité.

[3] Toutes les citations de Fanon sont extraites des Damnés de la terre, 1961.

[4] Ben M’hidi, chef historique du FLN, fut torturé et pendu en 1957, à 34 ans.

[5] Henri Alleg racontait comment les petits algérois désireux d’aller à l’école étaient placés dans la cour derrière une ligne jaune où ils devaient attendre qu’on les appelle éventuellement pour occuper la place laissée vide par l’absence d’un petit Blanc.

[6] La caractérisation de génocide et de crime contre l’humanité n’est plus discutable désormais. Dans sa lettre de démission, Craig Mokhiber, directeur du Bureau de New York du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (OHCHR), écrit :  « En tant que juriste spécialisé dans les droits de l’homme, avec plus de trente ans d’expérience dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l’objet d’exploitation politique abusive. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, ancré dans une idéologie coloniale ethno-nationaliste, dans la continuité de décennies de persécution et d’épuration systématiques, entièrement fondé sur leur statut d’Arabes, et associé à des déclarations d’intention explicites des dirigeants du gouvernement et de l’armée israéliens, ne laisse aucune place au doute ou au débat. »

[7] Voir  https://twitter.com/ParolesDHonneur/status/1715828412575604948?t=GobADIvaJfqDO6Hd7jL-7g&s=19.

[8] Ce serait aussi refuser toute analyse politique. Voir à ce sujet l’article de Thierry Labica, Gaza face au consensus génocidaire, publié par Contretemps le 26 octobre 2023.

[9] Précisons encore et toujours qu’il doit disparaître en tant que colon. Les Français d’Algérie pouvaient rester en Algérie, dès lors qu’ils se débarrassaient de leurs habits de colon. Les suprématistes blancs d’Afrique du Sud ont pu rester après avoir rejeté l’apartheid et reconnu leurs crimes dans les Commissions « Vérité et réconciliation ».

[10] Ne chantons-nous pas aussi « du passé faisons table rase » ?

[11] Il ne dit pas « la prophétie se réalisera », mais « nous la réaliserons », donc par la guerre. Il cite encore la Bible : « il y a un temps pour la paix, et un temps pour la guerre ».

[12] D’innombrables textes ont été écrits pour démonter ce dispositif. Signalons la parution récente de l’ouvrage de Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Antisionisme, une histoire juive, Syllepse 2023. Il s’agit d’un recueil de textes émanant de juifs de divers courants politiques, religieux et philosophiques qui depuis plus d’un siècle se sont opposés au sionisme et à la création d’un Etat juif. Ces courants étaient majoritaires jusqu’à 1948.

[13] Eve Tuck et K. Wayne Yang, La décolonisation n’est pas une métaphore, Editions Rot-Bo-Krik 2022.

[14] Voir Norman G. Finkelstein, L’industrie de l’Holocauste, réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs, La Fabrique,  2001. Finkelstein rappelle que l’évocation de l’holocauste nazi a surtout été utilisé après la guerre de 1967, elle était auparavant étiquetée comme propagande communiste. Pour tenter de comprendre les crimes des Nazis, on lira Raoul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, 1961, disponible en Folio, et Arno Mayer, La « solution finale » dans l’histoire, La Découverte 2002.

[15] On trouvera dans la rubrique « Autour des stratégies » de ce site des développements (notamment sur la « dés-historisation » du nazisme) d’une part dans la brochure De la Palestine à la France, l’antiracisme en question, écrite en 2001, ainsi que dans le texte La démocratie et la crise.

[16] Voir par exemple L’ennemi intérieur, la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine. La Découverte, 2009.

[17] Il faut déjà déblayer le terrain sur l’articulation entre antisémitisme, philosémitisme et islamophobie d’Etat. On trouvera des textes précieux sur les sites de l’UJFP (Union juive française pour la paix) et de Houria Bouteldja, Houria Bouteldja pour les nuls : toutes mes productions écrites.

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