Cette intervention a été présentée par Houria Bouteldja une première fois à l’université de Yale (Etats-Unis), le 6 avril 2023 et une deuxième fois, le 18 mai 2023, à Montréal dans le cadre de la « Grande Transition », conférence internationale organisée par Historical Materialism. Elle est proposée ici dans sa dernière version.
Merci à Historical Materialism pour cette invitation. Merci à vous d’être ici pour m’écouter. Je voudrais vous dire que je suis heureuse que cet événement international exceptionnel ait lieu quelque part dans une capitale occidentale à un moment critique de l’histoire de l’Occident capitaliste, son déclin, mais aussi au moment où les forces libérales n’ont jamais été aussi déchainées. Je voudrais dire que je suis heureuse que ces journées de travaux mettent à l’honneur tant les savoirs académiques que le savoirs issus des luttes et du terrain, qu’elles posent la question centrale de la transition vers un monde post-capitaliste dans un contexte de crise globale. Et enfin, je voudrais dire à quel point je suis honorée de participer à l’ouverture de ces journées avec Jairo Funez que je rencontre et découvre à cette occasion.
La question qui nous est posée dans ce panel : « Comment penser le post-capitalisme en dehors de l’eurocentrisme ? » est à la fois gigantesque, redoutable et pour ainsi dire insoluble. En effet, des générations de militants et de théoriciens se sont cassés les dents contre cette question et par conséquent je n’ai aucune prétention à faire mieux qu’eux. Car ce n’est pas tant les solutions qui nous manquent que les moyens d’atteindre l’objectif. D’ailleurs, les organisateurs de cette table ronde donnent eux-mêmes la solution. Ils écrivent en effet que « pour une transition juste, il est indispensable de démanteler l’impérialisme et le colonialisme sous toutes leurs formes. Abolir ces dynamiques de pouvoir est un défi majeur, mais représente un angle d’attaque clé dans la lutte contre le capitalisme. » Le mouvement décolonial dont je suis dit la même chose : il faut abolir l’impérialisme, il faut abolir la colonialité du pouvoir. Nous avons donc à la fois un but et une solution, reste un détail : comment ?
Mon « comment ? » à moi se situe en France car je n’ai aucune prétention à formuler ici une réponse globale. Il faudrait être un peu mégalomane pour penser que quelqu’un puisse avoir une feuille de route valable en toute circonstance et dans n’importe quel espace/temps. Je parle donc ici en tant que militante décoloniale française agissant dans le contexte de la lutte politique et de la dynamique des rapports de forces en France et pas ailleurs.
Mon « comment ? » sera stratégique. En effet, s’il faut penser un renversement des rapports de force, il s’agit d’identifier les groupes sociaux qui pourraient favoriser ce projet. Or force est de constater que le groupe non blanc en France est largement minoritaire démographiquement mais aussi politiquement. Il lutte bien sûr mais n’a pas les moyens de former ce que les marxistes appellent un bloc historique et que les décoloniaux appellent une « majorité décoloniale ». La question stratégique décoloniale est : quelles sont les forces qu’il faut adjoindre à celle des non blancs pour former une nouvelle hégémonie ? Et bien, c’est simple, il faut se tourner vers les Blancs. Et plus exactement les classes populaires blanches, celles qui peuvent potentiellement tomber dans le fascisme tout comme lui résister. La question stratégique ici, si on comprend bien que le prolétariat français constitue potentiellement autant un problème qu’une solution, est qu’est ce que le mouvement décolonial à offrir aux classes populaires blanches qui soit plus désirable que la blanchité ? Ma réponse est : pas grand chose surtout quand on sait tout l’intérêt qu’il y a rester blanc. En revanche, il existe des opportunités qu’il faut savoir saisir et la blanchité française est en crise, tout simplement parce que le pacte social et politique qui unit les classes populaires blanches à la Nation France et plus exactement à la bourgeoisie française est en train de se disloquer sous nos yeux. C’est ce pacte social qui est aussi et fondamentalement un pacte racial que je souhaite analyser ici dans le but de réfléchir à une proposition d’alliance stratégique. Cela passe par l’étude de la blanchité.
Je le répète mais c’est important, si j’aborde la notion de blanchité, ce ne sera qu’à partir d’une perspective française. Je n’ignore pas qu’il existe une production historique de la blanchité que nous sommes nombreux, décoloniaux, à faire remonter à 1492, début de la modernité occidentale. Une modernité occidentale définie par nous comme :
« Une globalité historique caractérisée par le Capital, la domination coloniale/postcoloniale, l’État moderne et le système éthique hégémonique qui leur est associé. »
Je n’ignore pas non plus qu’elle s’applique aux peuples d’extraction européenne à qui elle confère un statut et un pouvoir. La blanchité étant essentiellement un rapport de pouvoir entretenu par le Etats occidentaux (c’est à dire les pays capitalistes avancés) sous la forme de la domination raciale. Même s’il existe un socle commun à l’ensemble du pouvoir blanc à l’échelle de la planète et à ceux qui en bénéficient, il n’en reste pas moins vrai que chaque Etat-nation impérialiste a produit une blanchité spécifique. Je voudrais donc m’attarder ici sur la blanchité française que je crois être très différente de la blanchité étatsunienne, comme je suppose elle est différente de la blanchité britannique, québécoise, australienne ou encore différente de la blanchité en formation de certains pays d’Europe de l’est comme la Hongrie, candidate à l’intégration européenne et qui pour accélérer son processus de blanchiment dans l’UE fait le choix d’un fascisme décomplexé. Pour d’une certaine manière devenir plus blanche que les véritables blancs d’Europe de l’ouest.
S’il faut en effet défaire la collaboration de race en France qui prend forme à travers ce que nous avons appelé le pacte racial, il faut étudier de près la blanchité française produite par ce que j’ai appelé dans mon dernier livre : l’Etat racial intégral.
J’emprunte l’idée d’Etat intégral au théoricien marxiste Antonio Gramsci qui définit l’Etat comme étant composé de 3 instances :
1/ l’Etat et ses institutions, son administration, sa bureaucratie, sa police, son armée
2/ La société politique
3/ La société civile
Pour Gramsci la puissance du bloc bourgeois s’explique parce que celui-ci domine l’Etat évidemment mais cela ne suffit pas. En effet, l’Etat bourgeois a su créer en plus un lien organique entre lui et la société. Il a su faire valoir un intérêt commun entre lui, les représentants politiques et syndicaux et la société civile. A partir de cette définition, je propose l’idée d’Etat racial intégral que j’explique ainsi : Si le racisme en France est systémique c’est que l’Etat moderne dominé par la bourgeoisie capitaliste a su créer un lien organique non seulement entre lui et la société politique y compris celle représentant l’opposition de classe comme le PCF mais aussi avec la société civile composée de cette unité qu’on appelle « citoyen » et qui représente la corps légitime de la Nation : les Blancs. Pour résumer, en régime capitaliste, si le racisme est structurel et systémique, c’est qu’il y a collaboration de race entre la bourgeoisie, les organisations politiques et syndicales et la société civile. Le racisme n’est pas qu’une passion d’en haut, c’est aussi une passion d’en bas. Et contrairement à ce que prétend un certain antiracisme d’Etat qui voudrait effacer la responsabilité des élites et des institutions, le racisme n’est pas qu’une passion d’en bas. Cette manière d’appréhender le pacte racial à travers l’Etat intégral nous permet de voir que personne n’est innocent. Ni l’Etat, ni la société politique, ni la société civile et que tous collaborent pour faire du racisme un élément structurel de l’ordre capitaliste. Pire que cela, cette analyse, déjà faite en partie par Poulantzas, nous permet de voir que l’Etat racial intégral qu’on appelle en France Etat-nation républicain, est le fruit de la lutte des classes. C’est même le nom du compromis historique entre le bloc au pouvoir et la classe ouvrière. On peut l’étendre aujourd’hui aux femmes blanches et aux homosexuels blancs sous la forme de ce qu’on appelle fémonationalisme ou homonationalisme. Pour résumer, qu’on prenne le prisme de la classe, du genre ou de la sexualité, l’égalitarisme français a été nationalisé.
A ce propos, on peut citer Domenico Losurdo, marxiste italien qui a écrit :
« L’histoire de l’Occident se trouve face à un paradoxe. La nette ligne de démarcation, entre Blancs d’une part, Noirs et Peaux- Rouges d’autre part, favorise le développement de rapports d’égalité à l’intérieur de la communauté blanche. »
Je veux malgré tout apporter ici une précision importante : si personne n’est innocent, il y a une échelle des responsabilités. Le bloc au pouvoir reste le principal responsable de la pérennisation du racisme car c’est lui qui a le plus intérêt à la structuration raciale de la société. En d’autres termes, c’est lui qui en tire le maximum de bénéfices. Lorsque les niveaux de responsabilité sont identifiés et la répartition des avantages faite, cela nous permet d’identifier l’ennemi principal mais également la nature de la collaboration de race dont le but ultime est de maintenir l’ordre impérialiste dont la France est un acteur important à l’échelle du monde. En France, le pacte racial est aussi un pacte social puisque la rente impérialiste est distribuée, certes de manière non égalitaire, entre les classes dominantes et la classe ouvrière incluant toutes les composantes de la société civile y compris les minorités de genre et sexuelles.
Mais le pacte racial, dont j’ai dit plus haut qu’il était un compromis de classe, a sa propre histoire et sa propre évolution. Le blanchiment des français s’est accéléré grâce ou à cause de la révolution française. A l’époque de la révolution, la France était certes déjà un pays esclavagiste mais seuls les riches et les possédants tiraient bénéfice du commerce des esclaves.
En effet, des historiens français, évoquant le moment qui précède le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, raconte que les rapports de police de l’époque montraient que l’opinion française n’était pas du tout acquise à la politique impériale de l’empereur. Celle-ci était d’abord une affaire de possédants, de colons, de fonctionnaires, de négociants, d’armateurs des ports, de certains ministres, généraux ou amiraux. Lorsque Bonaparte décide de rétablir l’esclavage, il est obligé de mentir. C’est évidemment un effet de la révolution haïtienne mais aussi de l’opinion française, travaillée politiquement et subjectivement par la Révolution (et la Déclaration des droits de l’homme de 1793). On sait donc qu’à l’époque le sentiment populaire était plutôt antiesclavagiste et que les idéaux de la Révolution française, aussi inachevés soient- ils, nourrissaient un certain humanisme. Mais parallèlement, l’institution de l’État-nation a fait son œuvre. Le « Français de souche » a supplanté le paysan traditionnel et attaché à sa terre, comme il a supplanté le prolétaire. L’histoire de l’abandon des idéaux internationalistes n’est ni linéaire ni univoque mais les tendances lourdes du chauvinisme sont, elles, sans équivoque. Aujourd’hui, le consensus impérialiste est généralisé. Ce consensus, favorable aux interventions françaises justifiées par la mission civilisatrice et depuis vingt ans par la lutte contre le terrorisme, a produit une indifférence de l’opinion aux ravages des guerres et renforcé l’adhésion à l’idée que la France doit assumer un rôle de puissance mondiale. Ce qui est important dans ce petit rappel historique, c’est que les ancêtres des Français étaient autres – et très peu blancs. Autrefois, Bonaparte pouvait craindre l’opinion populaire quand il s’en allait coloniser au point de devoir user de mensonges pour arriver à ses fins. Tandis que les menées impérialistes de Mitterrand en Irak, de Chirac en Afghanistan, de Sarkozy en Libye, de Hollande au Mali, de Macron au Sahel ne provoquent que l’indifférence quand elles ne sont pas tout bonnement approuvées.
Aujourd’hui, l’identité française est clairement une identité blanche car c’est une identité d’empire. Elle s’est cristallisée à travers plusieurs siècles de domination coloniale et s’est consolidéé via la formation de l’Etat nation. Je le dis et le répète, un Etat-nation qui est autant la volonté du bloc bourgeois qu’une volonté populaire. C’est à dire un compromis de la lutte des classes. Si je le souligne lourdement c’est qu’on ne peut pas espérer la fin de la collaboration de race entre la bourgeoisie et le peuple blanc tant que le pacte racial rétribue les blancs sur le plan social, économique et symbolique. Bien sûr, il importe de prendre en compte et surtout de soutenir les luttes non blanches qui mettent en cause le pacte racial mais il importe aussi de prendre conscience que le rapport de force rendu possible par ces luttes n’est jamais suffisamment puissant pour abattre le suprématisme blanc. C’est pourquoi, il faut de mon point de vue profiter du déclin de l’impérialisme français pour mettre en place des stratégies d’unification des classes populaires blanches et non blanches au moment où d’un côté le bloc au pouvoir s’apprête à trahir les classes populaires blanches et de l’autre le fascisme, qui est un projet de compensation identitaire face au déclin blanc, prospère à l’échelle de l’Occident.
Aujourd’hui, la France traverse une crise démocratique et sociale majeure. Le pacte social est en crise. Si l’identité française est une identité d’empire, force est de constater que l’impérialisme français est aussi en crise et que celui-ci décline. Et c’est ce déclin qui déstabilise le pacte social et donc la logique organique qui permet la collaboration de race. En effet, les Français ne sont fidèles au pacte racial/impérial que parce qu’ils bénéficient d’une partie de la rente impérialiste mais lorsque la domination française décline, c’est à dire la part de la bourgeoisie française, et bien le pacte social s’affaiblit d’autant. C’est ce qui se passe depuis la crise financière de 2008 qui a eu un impact direct sur la condition sociale des classes populaires blanches et qui a eu pour conséquence directe l’insurrection des gilets jaunes et aujourd’hui les mobilisations politiques et syndicales historiques contre la réforme des retraites. Le moment que nous sommes en train de vivre est un moment stratégique. Si la conscience de classe du mouvement social comprenait que la race était une modalité de la classe comme technologie d’exploitation et d’organisation de l’ordre social, tout comme la classe est une modalité de la race, alors elle pourrait se saisir de cette effervescence sociale pour renforcer la lutte de classe et affaiblir voire rompre avec le pacte racial. On voit bien en effet comment, dans des moments de forte agitation sociale, le bloc au pouvoir est tenté par l’option fasciste et pour le dire autrement par une réponse suprématiste réactivant les leviers du pacte racial au détriment du pacte social.
Malheureusement, je suis assez lucide sur la suite. La rupture de la collaboration de race n’aura pas lieu à l’issue de ce mouvement malgré sa force et sa détermination. Tout ce qu’on peut dire c’est que la puissance du mouvement social fait reculer momentanément le fascisme. C’est la raison pour laquelle je le soutiens. Malgré tout, je pense qu’il ne faut pas cesser de politiser la question de la blanchité et faire de la rupture de la collaboration de race un enjeu politique central dont l’objectif serait de créer l’unité d’un bloc populaire formé de l’ensemble du prolétariat blanc et non blanc.
A ce stade de mon propos, vous auriez le droit de penser que cette proposition est naïve car nous sommes très très loin d’abolir l’Etat racial intégral. Et vous auriez raison. Même si je peux constater qu’en France, une nouvelle conscience blanche décoloniale est vraiment en train de naitre, notamment dans une partie de la jeunesse et de la gauche radicale, nous sommes encore très loin d’atteindre l’hégémonie. L’intérêt à rester blanc reste l’option la plus forte et la plus probable d’autant qu’en période de crise, c’est la peur et les instincts de conservation qui dominent et non le courage ou l’esprit révolutionnaire. Mais il reste un aspect qu’il faut envisager dans la lutte décoloniale. C’est la question morale et éthique à l’origine de notre action. Dans mon livre précédent, les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, j’ai écrit une lettre aux Blancs en disant ceci : « Tout ce que je sais c’est que je veux vous échapper autant que je peux. ». Ce que je voulais signifier c’est que je refuse le processus de blanchiment dont je suis victime moi-même. Ainsi, concrètement « échapper aux blancs, c’est avant tout refuser radicalement l’intégration par le racisme. Ou pour le dire autrement refuser de devenir soi-même raciste. Ainsi, je ne peux pas voir les Blancs comme autre chose qu’une catégorie produite par l’histoire. Si tel est le cas, je dois me forcer à penser que si elle a été faite par l’histoire des rapports de force, elle doit aussi être défaite par les rapports de force. Ce qui nécessite de croire aux acteurs qui feront l’histoire du futur, c’est à dire tous les acteurs :
– Croire aux peuples qui vivent sous l’impérialisme et qui luttent.
– Croire en nous, non blancs, qui vivons au cœur de l’impérialisme et qui formons un « sud des nords » qui sommes amenés à nous organiser de manière autonome et indépendante des forces blanches.
– et enfin croire aux Blancs et en particulier aux petits d’entre eux dans leur capacité à s’émanciper du joug de leur bourgeoisie.
Bref, quel plus bel hommage rendre à l’optimisme de la volonté de Gramsci que de croire aux Blancs et à leur capacité de rejoindre l’humanité générique ?
Houria Bouteldja