Messages par QGDecolonial

Intervention de Yessa Belkhodja aux rencontres nationales des quartiers populaires

3ème édition des rencontres nationales des quartiers populaires organisées par la France insoumise, samedi 1er février à Toulouse.

Bonjour,

Merci pour l’invitation.

Si je suis invitée aujourd’hui c’est parce qu’avec d’autres femmes, d’autres mamans de Mantes-La-Jolie nous avons créé le Collectif de défense des Jeunes du Mantois en 2018 suite à un événement qui avait défrayé la chronique au niveau national et international pendant le mouvement des gilets jaunes. À Mantes-La-Jolie, les élèves des lycée Saint-Exupéry et Jean Rostand, dans lesquels mes enfants ont été scolarisés ont décidé de faire un blocus en solidarité avec le mouvement des Gilets jaunes. Effrayés par l’ampleur du mouvement, et la possibilité d’une contagion du mouvement dans les tours, les pouvoirs publics ont décidé de réagir extrêmement durement. 153 élèves ont été interpellés par la police, dans des conditions particulièrement choquantes : ils ont été forcés à se tenir à genoux pendant des heures, les mains dans le dos ou sur la nuque, pour certains face à un mur, tandis que les policiers se moquaient d’eux, les filmaient et se félicitaient : « Voilà une classe qui se tient sage ».

Se tenir sage, c’est généralement ce qui nous est demandé pour garantir la tranquillité de tous. Accepter notre lot d’humiliations quotidiennes,
faire avec le racisme d’État, composer avec les violences policières, endurer les discriminations systématiques à l’emploi, au logement, à l’accessibilité aux transports. Se tenir sage pour que tienne le pacte racial et que le pays soit tranquille.

Pourtant depuis un certain temps, nous ne nous tenons pas sage. Au cours des dernières années, l’émergence d’un antiracisme politique dans lequel notre collectif s’inscrit, la lutte sans trêves des comités vérités et justice, le travail mené par le CCIF et d’autres ont permis de mettre au premier plan les questions d’islamophobie et de violences policières. Le large soutien dont bénéficie la France insoumise parmi les nôtres s’explique d’abord par le fait que la FI s’est mise à l’école de ces luttes autonomes. En mettant sincèrement nos questions et nos revendications au cœur de son agenda politique, la FI a permis d’approfondir le poids de ces questions, plutôt que de les récupérer pour les vider de leur substance.

En un sens c’est une forme de méthode qu’il serait important de reproduire dans la perspective des municipales pour incarner concrètement cette voie vers l’égalité et préfigurer la tranquillité de tous, plutôt que de sacrifier la nôtre.

On le sait l’un des éléments majeurs de la pacification des quartiers c’est le clientélisme. Son démantèlement systématique doit constituer l’une des tâches prioritaires de nos alliances.
Bien sûr il faudra abolir le contrat d’engagement républicain et la loi contre le séparatisme, mais ce ne sera pas suffisant. Il faut aussi et plus profondément ne pas soumettre les conditions d’attribution de subvention à des conditions politiques. Il faudra pour les mairies FI, ou alliées, acceptent la critique de l’opposition, composer avec notre autonomie et la conflictualité fructueuse.

Cela passe par des choses très concrètes : on ne doit plus avoir à marchander nos lieux de réunion. Ils ne doivent plus être réservés aux associations qui ne font pas de politiques, ou être interdits aux associations de facto qui entendent préserver leur autonomie. Comme le mouvement ouvrier classique avait essaimé des bourses du travail à travers le pays, nous avons aujourd’hui besoin de lieux où discuter, s’engueuler, imaginer d’autres manières d’organiser la société et abolir le racisme.

Il y aussi bien sûr la question des désignations. Pour nous, la Palestine est toujours une boussole. La candidature de Rima Hassan lors des élections européennes était une preuve. Une preuve par la Palestine. Les candidatures d’Amal Bentounsi, d’Adel Amara ou de Yassine Benyettou de très bons signaux, d’un phénomène qu’il faut approfondir et sanctuariser avec rigueur : gare aux parachutages qui ne seraient pas compris par les gens des quartiers. Mais attention aussi – et ce message s’adresse aussi aux nôtres – à ne pas se raconter d’histoire. Il ne suffit pas d’être l’un des nôtres pour nous être fidèles. Ils sont nombreux dans nos rangs à avoir toujours bénéficié des subsides sans avoir jamais rien fait pour nous. Il faut donc être à la hauteur d’un véritable projet de rupture et de son programme.

Outre le clientélisme qu’il faut défaire, il y a la répression qu’il faut désarmer. Un des éléments marquants de la dernière période c’est la volonté de l’État d’enrégimenter la religion musulmane. Soyons clairs, dans la droite ligne de la séparation de l’Église et de l’Etat, nous pensons qu’il faut libérer le culte. Les imams doivent être élus par les musulmans librement, et les velléités d’imposition par l’Etat d’un «Islam républicain » doivent être condamnées sans ambiguïtés. C’est aux fidèles de discuter et de diriger les affaires de l’Eglise dans le régime de la loi de 1905 et les imams doivent jouir des mêmes libertés politiques que les représentants des autres cultes.

Il faut aussi désarmer les forces qui tuent et mutilent nos jeunes. L’abrogation de toutes les formes de permis de tuer légiférées au cours des dernières années est une nécessité vitale, et avec cela l’abolition de la BAC, l’interdiction des flashballs et des grenades, l’instauration du récépissé pour les contrôles d’identité. Toutes ces mesures sont indispensables à notre tranquillité, au fait de pouvoir être sereins lorsque nos enfants sont dehors.

Cela ne fait pas de nous non plus de blanches colombes innocentes. Nous savons aussi que les gens ont besoin de sécurité. Nos quartiers souffrent des rixes, des violences, des règlements de compte liés au trafic de drogues. Et pour les vivre en première ligne, nous savons qu’on ne résout pas ces questions par l’escalade armée ou le tout-répressif. Il faut se poser sérieusement la question de la légalisation du cannabis, celle de la dépénalisation de la consommation d’autres drogues. Nous n’avons pas vocation à être le champ de bataille d’un marché qui concerne des millions de français, chez nous comme dans les beaux quartiers.

Penser les choses autrement donc et s’interdire le tout-répressif. Je voudrais finir sur un dernier élément. Il y a eu des moments où l’on laissait les jeunes faire de la politique. Où il ne serait venu à personne l’idée d’envoyer des compagnies de CRS pour mater des blocus lycéens. C’est un point auquel je tiens au regard de ce qui s’est passé à Mantes-La-Jolie, mais aussi parce que je pense que ça a été un moment politique très important. Ce que l’État a voulu mater ce jour là c’est la possibilité d’une jonction des nôtres avec les gilets jaunes, je veux dire des quartiers ou des « tours » avec un mouvement qui venait essentiellement de la ruralité, du périurbain, qui était très largement blanc.

Le déchainement de violence contre des lycéens ce jour-là s’explique aussi par la formidable menace qu’ils incarnaient – une véritable jonction des classes populaires. Ce qui a été empêché ce jour-là, nous devons continuer à le penser aujourd’hui, pour garantir enfin la tranquillité de tous. C’est que nous avons l’idée bizarre de vouloir faire société avec le reste de la société française, les « petits blancs», la ruralité, même si cela fait des décennies que l’on nous demande de rester sages.
Pour cela, il faut un programme de rupture et des rêves en commun. La gauche aujourd’hui n’est plus la seule qui parle des questions sociales, l’extrême-droite le lui dispute – même si nous savons bien que ce sont des mensonges. Mais trop souvent seule l’extrême-droite s’adresse aux cœurs et aux besoins moraux, avec les résultats que l’on sait.
Nous avons pourtant l’évidence d’un ennemi commun avec ce peuple blanc : la macronie et ses successeurs qui combinent casse systématique des services publics, accélération autoritaire et division raciste des classes populaires. C’est en combinant des mesures concrètes de rupture avec l’ordre établi et l’inscription de celles-ci dans un grand récit commun, endossable par l’ensemble des classes populaires, contre l’organisation de leur division que nous parviendrons réellement à l’égalité et la tranquillité.


Car oui, définitivement, nos rêves ne se tiennent pas sages

LA FIGURE INSUPPORTABLE DU COLONISE

L’archive coloniale n’a jamais été un exercice tranquille de lecture. Y compris, en ne travaillant que sur les mécanismes froids de notre dépossession – les dispositifs légaux de la nationalité française attribuée aux Algériens -, nous ne lisons en vrai que la violence létale commuée en violence légale. L’archive coloniale nous oblige à revenir sans cesse à ce qui commence par le sang et finit en écritures.

Et, aujourd’hui, tout s’effondre encore.  Posé àras du chaos, l’ordre réglé du discours et des débats, tel qu’il est arrêté, peut-il encore tenir ? 

Le génocide des Palestiniens opère tel un fixateur. Il parle cette angoisse sourde du meurtre recommencé des miens, sorte de tue-tête réarticulé de cette commissure du crime colonial qui, ayant meurtri la chair de nos parents, s’était inscrite à mon corps défendant au plus profond de moi. Aujourd’hui donc, le tout du colonial refait surface, et je ne sais plus où hurler au monde. 

La Palestine me révèle à ma condition carnée. Elle me fait figure d’épouvante quand, dans ces arènes universitaires, je viens perturber le confort des taiseux qui, au souci du monde, ont choisi le souci de leur carrière. 

Hurler au monde donc. 

Je voudrais commencer – ou recommencer d’ailleurs – par la statistique morbide, la litanie des morts et des endeuillés, mais le chiffre terrorise nous dit-on, parce que la source n’est pas bonne : elle est articulée par le Hamas et son ministère d’une santé ruinée par le bombardement israélien. 

Nous pourrions manipuler ce chiffre, le réinscrire dans la chaîne des citations autorisées, chercheurs de toutes parts et contradictoires qui, un siècle déjà, nous ont livrés les clefs d’un conflit, sans pouvoir le terminer, et donnant aujourd’hui cette impression de refroidir le crime d’hier pour assurer, à aujourd’hui et à demain, sa ration gloutonne de morts. Le pouvoir de citation ?  A quoi bon travailler le cadavre, cela ne sait faire revenir les morts parmi les vivants. 

Là où la révolte devrait surgir, il ne s’élève que des résignations confortables, jouant honteusement de l’injonction épistémologique contre une injonction éthique. Génocide ? la chose n’est pas décidable nous dit-on. Il manquerait de la data pour prendre l’exacte mesure des crimes israéliens. Que vaut ce luxe des dispositifs de savoir, conformes aux institutions universitaires néo-libérales, quand Israël, ne s’embarrassant pas des inquiétudes méthodologiques, reporte l’épreuve de falsifiabilité sur le terrain de la guerre asymétrique ? 

Il vaut consentement, par prudence et par lâcheté, au meurtre des Palestiniens. Il est concupiscence du regard. Un vouloir-voir au plus près de ces cadavres amoncelés, par crainte de tout confondre et de ruiner l’exceptionnalité du génocide juif de la Seconde Guerre mondiale. L’examen cadavérique auquel nous sommes sommés est ce regard myope du monde occidental et de ses intellectuels fatigués par leur sentiment de culpabilité à l’encontre des juifs. Aujourd’hui, l’objectivisme est un parler faux. L’attente réglée des données empiriques a été la meilleure chance donnée au meurtre des Palestiniens. 

Il est vrai que toujours le meurtre se commet d’abord dans et par le langage. Nous savions que sous le plaisir du texte, souvent, le parler colonial délivre dans des tours de phrases, mi littéraire mi martiaux, des permis de tuer l’Arabe. Mais si la sémantique a de tout temps était ligne de front et ligne de faille de ces sociétés coloniales, aujourd’hui, la bataille de dénomination est un piège à visée d’épuisement. Appelez donc cela carnaval, si il vous plaît. Je vous rétrocède le mot génocide, ce tabou/totem mal vieilli qui n’inscrit pas l’Arabe de cette garantie de non répétition. L’exactitude catégorielle est trop post-mortem ; elle suit la mort là où nous devrions pouvoir l’arrêter. 

Convoquons alors la loi et le droit, paroles d’autorité à qui manque le pouvoir de contraindre les parties, comme nous le montre encore la dernière livraison de la CIJ sur le sujet. Ce jugement des juges internationaux, parce que vide de commandement, prolonge effrayé la furie criminelle. D’ailleurs, Palestiniens et colonisés de toute époque, savent d’expérience que chercher le juste dans la loi et par la loi qui vous dépossède est une dépense en pure perte. 

Ainsi en a décidé l’Assemblée Générale de l’ONU le 29 novembre 1947, par sa résolution qui ne résout rien, si ce n’est qu’elle instille le principe de la guerre permanente, autrement dit, autrement vu, de la résistance palestinienne. C’est souvent ainsi que les guerres viennent au monde, après délibérations des puissants, mandataires réunis en session spéciale, mais à qui le renfort de formalisme juridique ne pallie jamais au défaut d’un consentement indigène. 

Ce n’est que cela qui « nuit au bien général et aux relations amies entre les nations » : le défaut de consentement, autrement dit l’arbitraire de la Loi et de ses partages qui, usant de son pouvoir de définir les choses, prête aux autres sa propre nature : « un acte d’agression ». Mais nous, nous savons que pareil consentement ne se gagne jamais à l’usure. Nous savons que la seule « menace contre la paix », telle que l’articule un langage vieilli hérité de la SDN, ce sont ces mauvais partages entre le juste et l’injuste.

 Il nous resterait alors à penser le fait accompli, à s’y résigner, mais souscrire à pareille éthique fait mal à nos consciences historiques. Et c’est aux seuls dépossédés, aux Palestiniens eux-mêmes, de décider de ce que le temps fait à leurs justes et légitimes aspirations, de prononcer s’ils le souhaitent les prescriptions par lesquelles pourraient se penser un côte-à-côte plutôt qu’un face-à-face avec l’occupant. 

De ce que nous savons, depuis Alger et son long siècle colonial, c’est qu’un fait d’occupation organise entre occupants et colonisés une coïncidence de lieu dans une discordance de temps. Depuis 1948 donc, – et bien avant cela sans doute – jamais les Palestiniens n’oublièrent la guerre qui leur est faite. Jamais ils ne s’inscrivent dans un même temps d’avec l’occupant. Cet impossible oubli remet chacun à sa juste place. Et toujours, reviennent-ils à ces premiers partages de la guerre et des lois qui la poursuivent dans un compagnonnage assassin. La ligne de front bien que fuyante n’a jamais cessé d’exister. Et toujours et encore, il y aura des retours malheureux à la guerre … jusque vienne la dernière. 

Nous savions mais nous faillîmes.

Aujourd’hui, ici et maintenant, entre nous, est un jour qui ne peut s’engager sans dire ce qui déroute, ce qui trouble la raison et la foi et rend incompréhensible, ce qui jusqu’alors a été désigné « monde » : le scandale de la réitération, le sans cesse recommençant, le scandale du mal, et le bonheur rieur des méchants. C’est comme retourner au 19ème siècle avec les moyens du 21ème, comme le dit Ghania Mouffok à qui je partage une même condition d’écrivant. 

Aujourd’hui donc, que pourrait bien être cette somme de discours à venir, entre nous, qui, au bruit des bombes, à l’odeur du feu et du sang, s’effondrent dans leurs propres proférations ?

 Que devrait être ce temps de pourparlers académiques, s’il ne veut être une somme d’intelligences qui, couchées sur papiers, consommant la page comme on consomme le crime, se meurent de rester sans échos dans le monde, sans secours pour les Palestiniens dont le génocide annoncé est désormais feuilletonné par les mots des uns et des autres, et les nôtres mêmes ? – un acte gratuit depuis que les mots, n’agitant qu’un milieu de propagation restreint, ne savent arrêter les bombes et les massacres.

Par quoi opère la sortie du tragique colonial, et assurément, sans devoir à rougir, la possibilité d’un renversement du monde ? Car ce monde doit finir, le tout du monde, ses ordres narratifs, légaux et esthétiques.  

Il ne peut se penser d’écriture décoloniale, sans l’articuler à une prétention, exorbitante mais justifiée, de revendiquer ou de disputer un pouvoir de direction du monde plutôt que de se restreindre à sa simple description. Car comprendre, saisir le chaos par l’entendement, ne l’arrête pas.  Alors peut-être, comme le dit la philosophe Françoise Collin dans son étude sur Blanchot, « il ne faut pas peindre le meurtre de César, il faut être Brutus. » Une écriture qui dévie, qui écarte, qui débusque et qui souvent terrifie les bien en place. Mais le monstre est bien ailleurs que sous nos plumes.

Être Brutus, c’est reposer ce vieux problème, visiblement mal résolu, de la violence dans l’histoire et de ses légitimations différenciées et discriminantes. Et sortir le monde actuel de son orbite et de ses limites nous oblige précisément à la redite de cette question secousse. La résistance armée est rarement impeccable. Mais dire que les violences palestiniennes et israéliennes s’engendrent mutuellement, c’est emprunter à Camus sa « casuistique du sang », autrement dit faire oublier le meurtre premier, l’effraction coloniale par laquelle tout procède et tout revient. Une diachronie que nombres d’historiens feignent d’oublier dans leur défense « au droit d’Israël d’exister », un coûte-que-coûte assumé à la Scuola Superiore Meridionale de Naples, où j’étais en poste l’année dernière, avant de démissionner.

Si écrire l’histoire à la manière décoloniale, c’est bien souvent prendre part et prendre goût au monde et à son écriture, elle n’est cependant pas simple plaisir égoïste d’auteur. Goûter aux joies du récit, c’est refaire une conscience égale au monde. C’est faire un monde mien quand d’ordinaire nous l’habitons comme non coïncidents. Il nous faut réécrire la chair et les paroles vives de derrière les concepts froids des grandes écoles de pensée, de derrière les taxinomies légales qui, découpant le monde, nous le fait souvent trop étroit, espace d’inconfort et d’insécurité, quand nous n’y rôdons pas comme âme en peine dans ce qui est devenu pour nous l’espace d’une chasse à l’homme. 

Écrire donc ce qui commence par le meurtre et par le sang a toujours été une épreuve, une douleur. Et, encore, il nous faut gémir sérieusement ici et là. Mais pour que l’histoire décoloniale atteigne le plus haut point de son genre, pour qu’elle excelle autrement que par les effets de style et l’esthétique de ses formes, elle doit s’accepter comme écriture de l’accountability, pour employer un anglicisme utile, une écriture qui accuse donc car il n’est de justice sans accusation. 

J’ai encore dans l’oreille cette clameur d’une Algérie libérée, rieuse d’un temps où elle sut faire de l’anticolonialisme une passion joyeuse, un tue-tête qui aujourd’hui ne réussit pas à dominer le beuglement du monde, chauffé à blanc et à sang par des criminels se gonflant de tout leur souffle et vomissant en rafales la furie des bombes gueulantes, comme s’il ne s’agissait que de brûler un peu de poudre pour nettoyer le monde, faire place nette de ses gens tombés dans la choséité. Aujourd’hui on fait encore bombance de nos chairs. Colonial, « cela parle, cela ne cesse de parler », comme une matière qui ne s’épuise pas.

Nous savions et nous faillîmes.

Décidément, les colonisés sont des figures de l’insupportable, car le crime que nous racontons ne se laisse jamais regarder de face. On pue la mort. Toujours, le crime colonial fait à l’indigène visage affreux. Toujours, il nous défigure. Car il faut pouvoir nous tuer, aisément et en masse, dans l’indignité du nom qui nous est prêtés : terroristes. Le crime des Palestiniens est un crime sans que vraiment ne coule le sang, car nous sommes des victimes trop cannibales, pour avoir osé retourner à l’État colonial sa violence principielle. 

Ici, à l’Université de Nanterre, nous ne devons cessez de se remémorer que nos pères étaient les terroristes d’hier. Vous devez l’entendre. Sinon il nous reste à fuir les mots d’un langage menacé de l’intérieur, d’une langue réduite à ses effets et aux petits plaisirs qui y sont attachés.

Notre part à prendre, que peut-elle donc être quand les puissants de ce monde déplacent l’épreuve de falsifiabilité sur le terrain de la guerre recommencée. Que perdons-nous dans le tout du langage ? Que reste-t-il à dire au milieu du bruit, pour faire entendre ce qui nous réunit aujourd’hui ? Que serait l’extrême de notre parole ? Une parole qui ne serait le je du bavard, qui saurait se faire entendre et comprendre, un travail sur le monde donc.

L’écriture décoloniale doit pouvoir tout emporter, ou alors la force seule doit pouvoir continuer à faire sens. La force seule, pour nous aussi.

Les Palestiniens sont les justes à qui la force a manqué …et ce, de notre faute à tous. Il est aussi là le scandale. Prendre sa part et prendre goût au monde, ce n’est plus dès lors un problème de définition de qui est qui, mais un problème de méthode pour faire triompher la justice dans cette exigence de vérité : les Palestiniens sont les justes à qui la force manque. Cela dit tout le tragique de la situation interrogeant les historiens que nous sommes sur ce que doit être, s’il y a lieu, une éthique de responsabilité aux temps des colonies, en temps de génocide.

Noureddine Amara, historien

Illustration : Photographie de l’aïeule de l’auteur. Copyright © Noureddine Amara archives familiales.

Du même auteur :

https://shs.cairn.info/publications-de-noureddine-amara–724351?lang=en

https://www.liberte-algerie.com/contribution/une-memoire-hors-contrat-353284

https://www.mediapart.fr/journal/international/290121/le-rapport-stora-vu-par-deux-historiens-algeriens-la-verite-n-est-pas-la-ou-il-y-l-etat

« PETITS BLANCS » : POURRIR OU DEVENIR

C’est Noël! En guise de cadeau, l’édito du Nous 3 intitulé, « Petits Blancs », fascisme ou révolution, signé Louisa Yousfi et disponible à la commande ici :

Qui sont les petits blancs ? De quelle couleur sont-ils ? Sont-ils plus petits que blancs ou plus blancs que petits ? Sur un plan strictement politique, la réponse est aisée. Les petits blancs sont tendanciellement blancs. Ils votent en tant que blancs, se vivent blancs, se veulent blancs. La séquence électorale récente et les troubles occasionnés par la révélation de leur blanchité au sein de la gauche de transformation n’a fait que rejouer ce sempiternelle refrain, suivi de sa sempiternelle question : que faire des petits blancs qui semblent avoir endossé le pire de ces deux adjectifs ? Petits en ceci qu’ils constituent la partie la plus lésée du pacte racial qui structure le pays, blancs parce que pétris d’affects proprement racistes et donc contre-révolutionnaires. La cause de ces sombres affects n’a d’ailleurs que peu d’importance. Que les petits blancs soient racistes par haine, par peur, par ignorance ou par une fausse conscience de classe ne permet pas de résoudre grand-chose. Au contraire, tout porte à croire que c’est foutu. Pour eux. Pour nous. Pour « le pari du nous ». Et pourtant.

Nous, militants décoloniaux qui tâchons de mettre toutes nos idées à l’épreuve du matérialisme historique, avons toujours en tête ceci : les groupes sociaux ne sont jamais que sociaux et il n’y a pas que du politique dans le politique. Certes, les petits blancs sont les sentinelles de la blanchité, certes ils en surveillent les frontières comme des gardiens de nuit maigrement payés, mais ce deal de perdants qu’ils ont contracté avec la bourgeoisie qui les méprise tout autant que nous autres, révèle en eux une zone qu’une analyse grossièrement « matérialiste » est insuffisante à saisir complètement. Sur le racisme des Blancs américains, James Baldwin disait en substance : quel problème interne à eux-mêmes les Blancs cherchent-ils à fuir pour qu’ils aient à ce point besoin des Noirs ? Pour le cas français, il faudrait décliner l’interrogation : quel miroir inversé les Noirs et les Arabes de ce pays tendent- ils aux petits blancs pour que ces derniers soient convaincus de l’idée qu’ils sont sur le point de disparaître sous l’effet d’un grand-remplacement ? Dans la haine qu’ils expriment à notre endroit, quelle est la part de convoitise ? Et pourquoi est-il possible de renverser tous les stigmates du monde, à commencer par celui du « barbare » à l’ère où le capitalisme lui-même a des vues sur cette dignité et veut en faire son commerce, et jamais celui du « beauf » dont les tentatives de sublimation échouent le plus souvent ?

C’est un chantier qui s’ouvre sur des sables mouvants. Les petits blancs, s’il faut les envisager, ce n’est pas seulement « en dépit » de leur racisme mais « à l’intérieur » de leur racisme, posant comme hypothèse régulatrice que ce dernier constitue le voyage raté vers leur dignité. Car comment fait-on après avoir négocié son âme dans l’objectif de ne pas tout perdre (et de se retrouver à partager la même condition que les barbares) et finalement tout perdre quand même ? Comment lutte-t-on contre cette forme spécifique du ressentiment ? Et à quoi ressemblerait-elle cette « âme » qui permet encore aux barbares, malgré l’oppression et l’humiliation, de ne pas complètement abdiquer leur devenir révolutionnaire et d’exister selon un système de valeurs et de croyances indociles aux lois du monde qui nous accable collectivement ? Comment la retrouver au milieu du désert économique, social, culturel et spirituel dans lequel les petits blancs se retrouvent désormais piégés ? À poser les choses ainsi, l’espoir devrait manquer. Mais ce serait passer à côté de d’une ironie loin d’être amère, plutôt miraculeuse même. Ce travail sur la dignité perdue des petits blancs est aujourd’hui intuitionné, pensé et développé par leurs ennemis jurés, les militants antiracistes de l’immigration qui savent voir derrière le visage de leurs bourreaux les plus directs, leurs voisins de palier ; derrière toute la haine et la rancœur dont ils sont pourtant les cibles, ce que la France leur a fait à eux aussi.

Le « pari du nous » commence donc ici, en territoire décolonial où le premier effort est tenu : prêter à ces ennemis très hostiles un destin néanmoins pas complètement foutu, aux aspérités encore inconnues, qui ressusciterait une mémoire perdue à même d’abolir notre première question. Non plus « Qui sont les petits blancs ? » mais « qui peuvent-ils devenir ? ». Par exemple : ni petits, ni blancs.

Louisa Yousfi

Pour commander le Nous 3

On ne dit pas « Notre-Dame », on dit « Leur-Dame » Patrimoines de l’humanité et impérialisme

« Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la maitresse de la terre, mère des préludes et des épilogues.

On l’appelait Palestine.

On l’appelle désormais Palestine.

Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame ».

Mahmoud Darwich

En début d’automne, l’aviation israélienne dévastait un souk vieux de 400 ans dans la ville de Nabatiyé dont l’histoire remonte aux ères ottomane et mamelouke. Qui l’a su ? 

Un peu plus tard, vers novembre, des frappes israéliennes ont détruit un mur entier de la citadelle de Toron, une forteresse bâtie au XIIème siècle au temps des croisés dans le sud Liban. Etonnant. Même la mémoire chrétienne n’est pas épargnée. La chrétienté arabe plus exactement dont on prétend se soucier quand elle est supposée menacée par les hordes musulmanes environnantes mais jamais quand elle l’est, de fait, par les Européens. En effet, combien d’églises, de monastères, de vitraux ont été détruits en Irak, Syrie, Palestine, Liban par les expéditions punitives américaines, israéliennes mais aussi françaises ? Qui a pleuré l’église de Saint Porphyre à Gaza détruite en 2023 par une frappe israélienne ? Qui a pleuré la destruction de la grande mosquée de Gaza, construite à partir d’une église du temps des croisés, elle-même construite sur un lieu saint proto chrétien, faisant de ce site un lieu d’une intense densité spirituelle au moins deux fois millénaire, puisque sous l’islam, le christianisme croisé, sous le christianisme croisé, le christianisme originel, et sous le christianisme originel, les traces d’un temple d’une religion antique. Tout cela sur le site d’un Gaza, uniquement assimilé à une terre de dévastation, jamais à une terre d’histoire.

Mais souvenons-nous, en 2001, de la destruction, par les Talibans, des trois Bouddhas de Bâmiyân, statues réalisées entre 300 et 700 après JC dans ce qui s’appelle aujourd’hui Afghanistan. L’émotion a été planétaire. Mais c’est en Occident que le chagrin a été le plus fort et le plus bruyant. On peut même dire que ce sont les larmes occidentales, coulant à flots, qui en ont fait un évènement à l’échelle du monde.

On peut en tirer une première conclusion évidente : ce ne sont pas les destructions d’oeuvres immémorielles de l’aventure humaine qui dictent les indignations ou qui produisent l’indifférence générale. C’est l’identité des criminels, et/ou l’identité des peuples dépossédés de leur mémoire et de leur histoire. Ou plus exactement, l’appartenance des uns et des autres au camp de la liberté et de la civilisation ou au camp de la barbarie. Dans le cas des trois Bouddhas, les criminels étaient « nos » ennemis. Aussi, le crime a-t-il été nommé pour ce qu’il était : un crime. Dans le cas de la citadelle de Toron ou du vieux souk de Nabatiyé, l’acte de vandalisme n’a rien provoqué, rien bougé. Pas même un battement de cils. Pas de réaction = pas de victime = pas de crime = pas de criminel.

Deuxième conclusion : les talibans destructeurs de Bouddhas sont des salauds. Les Occidentaux destructeurs de souks antiques, non.

Mais je dis là des banalités. Et ça me fatigue. 

Je me souviens de cette même lassitude quand Notre-Dame a été détruite par les flammes en 2019.

Je me souviens d’avoir été émue. Comme je ne suis pas sujette aux émotions programmées, je sais que mes sentiments étaient sincères et qu’ils n’étaient pas confondables avec ceux de Macron. Mais je me souviens aussi d’avoir été passablement irritée par le long lamento des indigènes à propos du sempiternel « deux poids, deux mesures ». Pourquoi Notre-Dame suscite-t-elle cette gigantesque déploration et pas les centaines, les milliers d’oeuvres historiques détruites par le colonialisme et l’impérialisme dans le sous monde ? 

C’est pourtant simple car il n’y a pas deux mais trois conclusions :

Seul le patrimoine identitaire, entendu comme marqueur civilisationnel a droit à ses titres de noblesse, christianisme identitaire compris, mué depuis peu (et pour combien de temps ?) en « judéo-christianisme ».

J’ai donc été irritée, non pas parce que la colère des indigènes n’était pas fondée mais au contraire parce qu’elle l’était trop et que rappeler la vérité ne sert à rien tellement la séparation entre l’humanité qui compte et celle qui ne compte pas est abyssale. Bref, un agacement de résignée.

Et voilà qu’en plein génocide, Notre-Dame est rouverte. Pendant qu’on massacre des enfants par dizaines de milliers à Gaza, on ressuscite la pierre à Paris. Toujours blasée, je me dis que tout cela est tout à fait normal, qu’on ne connait pas d’autres mondes que celui-là. Qu’il faut admettre cette LOI.

Aussi, ce qui m’a interpellée dans la séquence, ce n’est pas tant le très périmé et très pathétique « deux poids deux mesures », c’est la profondeur de la séparation, l’immensité de l’abîme. Il va de soi que mesurer l’étendue de cette séparation  n’est utile que pour celles et ceux qui contestent la LOI, et espèrent encore recoudre les morceaux. Les autres, je les comprends.

Commençons par l’essentiel. Les destructions de Bouddhas ou de souks ancestraux se font en territoire barbare. Certes, la machine à provoquer des indignations ou à les taire est toujours en veille, mais comprenons bien qu’il s’agit là du « mémoricide » et donc de l’identité des peuples qui ne comptent pas. L’émotion blanche toute spectaculaire qu’elle soit est de surface. Mais il n’en va pas de même quand ce qui est en jeu c’est le mémoire des Européens, et dans leur mémoire, en particulier ce qui sert de socle au récit national.

Notre-Dame a brulé. Il ne s’agissait pas d’un acte terroriste et encore moins d’un bombardement mais d’un accident. Un croyant dirait « c’est la volonté de Dieu » et on passerait à autre chose. Les oeuvres humaines peuvent disparaitre. Ca fait partie de la vie. Ou alors, reconstruisons comme nous le pouvons, pudiquement, modestement, sans éclats. 

Ce n’est pas ce qui s’est passé. 

Notre Dame a bénéficié d’un élan de « générosité » démentiel : 

846 millions d’euros auprès de 340.000 donateurs de 150 pays parmi lesquels de très nombreux Américains mais aussi les plus grosses fortunes de France, les familles Arnault, Bettencourt et Pinault. Il est que la France profite de son statut de puissance mondiale et de son aura internationale, inséparable de son histoire coloniale dont elle a su tirer profit. On sait depuis la cérémonie d’ouverture des JO à quel point elle tient à rester un emblème. Aussi l’offense de feu faite au mythe Notre-Dame devait être vengée et comme on le voit, elle a été vengée.

Quant à la cérémonie d’ouverture, elle s’est faite en présence d’une cinquantaine de chefs d’Etat parmi lesquels Trump, de 13 présidents européens, de nombreux hommes d’affaire dont le très puissant et redoutable Elon Musk. Une communion de Charlie en somme.

En vérité, on n’a plus le droit de s’émouvoir de la vulgarité de ces gens.

Aussi, ce n’est pas la grossièreté qui m’a émue cette fois mais la finesse.

Bizarrement, c’est par la beauté et l’élégance que je me suis sentie agressée. 

Ce que j’ai trouvé le plus troublant (et peut-être ne serais-je pas comprise ?), c’est la mobilisation de tous les savoir-faire anciens, les compétences exceptionnelles pour reconstruite Notre-Dame à l’identique : les tailleurs de pierre, les charpentiers, les forgerons, les couvreurs, les sculpteurs, les vitraillistes, les dinandiers, les cordistes, les patineurs… Tous ces beaux métiers qui ont joué un rôle crucial dans la restauration de Notre-Dame en apportant des expertises techniques et des savoir-faire uniques. Chaque spécialité a été soumise au respect de l’authenticité historique de la cathédrale, tout en intégrant des techniques modernes pour renforcer structure et pérennité. Une multitude de talents, un travail d’orfèvre pour reproduire à l’identique tel ou tel vitrail endommagé. Les statues et les gargouilles, les fresques et les ornements muraux ont ainsi reprit vie…Les commentateurs étaient remplis de fierté chauvine, les commentateurs étrangers d’admiration. Le ravissement était à son comble. 

C’était violent quand on y pense bien.

Pas seulement parce que Gaza se meure et que l’Orient se disloque en même temps.

Pas seulement parce que les mondes détruits emportent avec eux leurs charpentiers, leurs sculpteurs, leurs forgerons et leurs savoirs.

La violence c’est l’impudeur, le trop d’amour de soi, l’indécence narcissique. La survalorisation de l' »authenticité », ce soin infini pour guérir une blessure identitaire, réparer une offense qui n’en était pas vraiment une (il n’y a ni victime, ni bourreau, ni sang, ni blessé), pour flatter l’égocentrisme chauvin et permettre à Jupiter de tenir au moins une promesse, pendant que lui et ses invités détruisent méticuleusement et sans vergogne l’âme des peuples en trop.

La violence, c’est le poids symbolique énorme de la chrétienté nationalisée et coloniale qui finit par être une chrétienté d’empire (d’où la présence de Trump) dont on veut nous faire croire qu’elle aurait été chassée de l’histoire de France, alors qu’elle en est l’âme pour peu qu’elle accepte d’être au service de l’empire. Le refus du pape de « collaborer » à cette farce puis son recueillement, seul, devant le petit Jésus recouvert d’un keffieh est saisissante de contraste : la vulgarité crasse versus la pudeur et le sens de l’histoire.

La violence, c’est l’hypocrisie laïque et son pendant islamophobe, tous contenus dans cette cérémonie religieuse tenue dans l’espace public et applaudie par les plus grands et les plus médiatiques des prêtres laïcs au moment où la tentation est grande de chasser les Musulmans de ce même espace public.

La violence, c’est l’abîme. Cet abîme n’est pas creusé seulement pas l’hypocrisie monstrueuse de l’Occident. Il est aussi creusé par ses victimes qui s’éloignent et qui regardent ailleurs, pas parce que le ciel est plus bleu ailleurs, juste parce qu’il est ailleurs.

Je me souviens des paroles de mon oncle. Un jour, j’étais adolescente et dans une conversation familiale, j’ai évoqué Notre-Dame. Mon oncle m’a interrompue de manière sentencieuse en disant : « On ne dit pas Notre-Dame, on dit Leur-Dame ». Une résistance de loosers, vous me direz. Certes. Mais il était déjà en train de creuser vers cet ailleurs.

Houria Bouteldja

Soudan et Palestine : ce que la convergence des luttes nous apprend de la politique, des médias et des organisations

Cette contribution fait partie d’un dossier du Transnational Institute (TNI) publié ici : www.tni.org

« Nous abandonnons la Palestine dès lors que nous ne saisissons pas les conséquences de l’isolement qui nous est imposé par le système capitaliste financier mondial et tribal du mouvement sioniste, lui-même étant le résultat de notre appropriation du langage de ce système sans créer et développer un langage qui nous soit propre, et qui nous permette d’affronter nos ennemis locaux et internationaux. »

Khadija Safwat, autrice et chercheuse soudanaise, 2016

Au cours des mois qui ont suivi le 7 octobre 2023, on a assisté à une profonde prise de conscience à l’échelle mondiale des souffrances endurées par le peuple palestinien. Cette évolution a été rendue possible notamment grâce aux réseaux sociaux, qui diffusent des informations qui n’étaient jusqu’alors pas relayées par les médias traditionnels, particulièrement dans les pays du Nord. En conséquence, des manifestations de soutien à la Palestine ont eu lieu dans le monde entier, accompagnées de débats et d’échanges sur internet et ailleurs, au cours desquels un soutien sans précédent a été exprimé en faveur de la cause palestinienne.

Pourtant, l’histoire nous rappelle qu’une prise de conscience seule ne peut pas suffire à garantir la libération de la Palestine, bien que cela constitue un point de départ essentiel. L’analyse des expériences menées dans des contextes où le soutien à la lutte pour la libération de la Palestine a été constant dans le temps – et non récent – peut fournir de précieux éclairages sur les actions visant à faire progresser non seulement la cause palestinienne, mais également d’autres mouvements révolutionnaires à l’échelle mondiale. 

Les populations des pays proches de la Palestine sont depuis longtemps davantage conscientes des réalités de l’occupation sioniste, en raison de leur proximité géographique, de leur langue commune et de l’influence du panarabisme et du mouvement anticolonial des années 1950 et 1960. Bien que ces mouvements politiques aient disparu, le sentiment pro-palestinien est resté vivace grâce au partage d’une langue commune et à la forte signification religieuse de la terre de Palestine pour une grande partie de ces populations avoisinantes. Cette réalité apparaît clairement lorsque l’on compare le sentiment pro-palestinien dans la conscience populaire des pays arabophones à leur positionnement vis-à-vis des luttes de certains pays africains et asiatiques non arabophones qui ont bénéficié d’un soutien populaire au cours des années 1950 et 1960, mais pour qui les témoignages de solidarité sont par la suite tombés dans l’oubli. Bien que l’espace accordé au débat politique ne cesse de se rétrécir, la cause palestinienne est toujours bien présente dans la conscience collective des pays arabophones. En effet, cette cause fait l’objet de manifestations sans rapport avec les problèmes nationaux locaux, et revient souvent dans les chansons pour enfants, les hymnes sportifs et les discussions de la vie quotidienne.

Le Soudan n’échappe pas à cette réalité. Les Soudanais·es, comme beaucoup de leurs voisin·es arabophones, ont souvent et depuis toujours intégré un discours pro-palestinien dans leurs revendications de souveraineté nationale. Par exemple, pendant longtemps, la ville de Khartoum s’est enorgueillie d’être surnommée la capitale des « trois non », en référence au sommet de la Ligue arabe de 1967 qui s’est tenu dans cette ville et au cours duquel les pays participants se sont engagés à ne pas conclure de paix avec Israël, à ne pas reconnaître l’existence de l’État sioniste et à ne pas s’engager dans des négociations avec lui. Pendant des décennies et jusqu’à récemment, cet engagement a souvent été mentionné dans les déclarations politiques de soutien à la cause palestinienne émanant des institutions et des différents gouvernements au Soudan. En parallèle, comme cela a été repris ailleurs dans le monde arabophone, la colère du peuple soudanais contre les différents régimes politiques autoritaires s’est souvent exprimée en comparant la situation politique de ces pays au régime sioniste. Ainsi, l’invective « Ce sont eux les vrais sionistes » est adressée de manière récurrente aux personnalités politiques de la région, et ces mots reviennent souvent sur les réseaux sociaux arabophones. Indépendamment de leur degré de connaissance de la géopolitique de la lutte en Palestine, celles et ceux qui utilisent cette phrase assimilent le sionisme à l’injustice, et revendiquent ainsi leur antisionisme et leur soutien à la Palestine. 

La phrase « Ce sont eux les vrais sionistes » continue d’apparaître dans des débats et discussions au Soudan, tout comme en Syrie, en Égypte et dans d’autres pays de la région, sur internet et en dehors.  Mais le soutien en tant que tel à la cause palestinienne a fluctué au cours du temps, reflétant les changements politiques et l’évolution du traitement médiatique. La période du gouvernement de transition du Soudan (Transitional Government of Sudan, TGS), de 2019 à 2021, qui a suivi la chute d’Omar Al-Bashir pendant la révolution de 2018, après 30 ans de régime dictatorial, illustre bien ces fluctuations. Au cours de cette période, tandis que le TGS poursuivait la normalisation des relations avec le régime d’occupation en Palestine, on a pu observer successivement les signes d’un soutien populaire de longue date à la Palestine, mais également un déclin de ce soutien.

Le 3 février 2020, le porte-parole du TGS a publié une déclaration niant que les fractions civiles du gouvernement avaient eu connaissance des réunions organisées en Ouganda entre les fractions militaires du gouvernement, représentées par le chef du Conseil souverain et les Forces armées soudanaises (Sudanese Armed Forces, SAF), et le premier ministre israélien. Pendant ce temps, sans soutenir ni condamner ouvertement l’existence de relations avec Israël, les membres de la coalition au pouvoir, regroupant entre autres le parti Baas, les nasséristes, le parti Oumma et les communistes formellement opposés à la normalisation avec Israël, se sont davantage consacrés à des querelles bureaucratiques pour déterminer si l’armée avait ou non le pouvoir d’intervenir dans les affaires étrangères. Puisque la position adoptée par ces partis n’a pas été publiquement sujette à la critique, ils n’ont pas été tenus de clarifier leurs motivations à ce sujet. Cependant, une analyse de leur positionnement général à l’époque suggère que l’approche adoptée par ces partis s’inscrivait alors dans une tendance à négliger l’opposition publique au gouvernement de transition, dont faisaient partie la plupart des membres de la coalition, et à prendre leurs distances par rapport aux positions des partis islamistes mis à l’écart. En effet, seul le Parti islamiste du Congrès national (NCP), qui avait collaboré avec l’ancien régime, avait donné la priorité au refus de toute normalisation avec les forces d’occupation israéliennes.

Toutes les étapes du « processus de normalisation » ont été marquées par le sceau du secret et de la confusion, durant les quatre mois de négociations secrètes qui se sont tenues entre Israël et les services de renseignement militaire soudanais, jusqu’à la visite du secrétaire d’État au Trésor américain et la signature du traité de normalisation en janvier 2021. Cet accord est survenu dans un contexte de réjouissances officielles célébrant la restauration des relations avec la communauté internationale, et plus particulièrement la signature d’accords de facilitation de prêts. Il est certain que le TGS craignait de fortes réactions de la population vis-à-vis de sa politique étrangère anti-Palestine, et que le gouvernement a cherché à limiter l’implication des citoyen·nes dans le processus, voire même leur connaissance de celui-ci. Bien que cela confirme la force de l’opinion publique pro-palestinienne au Soudan, le succès relatif de la propagande de légitimation du TGS autour de la normalisation révèle bien que les fondations sur lesquelles repose cette opinion publique sont de plus en plus fragiles. 

Le TGS a justifié sa décision de normaliser les relations avec Israël en qualifiant sa démarche de « transactionnelle », car en conséquence, les États-Unis retiraient le Soudan de la liste des États soutenant le terrorisme, et cela permettait également au pays d’accéder aux prêts internationaux. Le gouvernement a adopté une approche protectionniste, tactique souvent utilisée pour justifier d’autres agissements politiques, notamment l’application de politiques économiques néolibérales paupérisantes. 

Dans un réel souci de constituer un front populaire de défense des droits des Palestinien·nes, il est essentiel d’analyser les raisons pour lesquelles le soutien populaire ne parvient pas toujours à bâtir une solidarité solide et durable, et d’explorer les conditions pré-requises pour une action politique efficace. Cet article aborde trois dynamiques essentielles qui façonnent la politique soudanaise vis-à-vis de la Palestine et la convergence des luttes de ces deux pays : 1) le processus de transposition de la cause palestinienne à une dimension religieuse (la « métaphysicalisation »), qui l’appréhende à travers un prisme purement religieux ; 2) la dichotomie entre la solidarité entre Noir·es et la solidarité entre Arabes, et comment cette dichotomie s’entremêle avec les politiques identitaires ; et 3) la concurrence pour attirer l’attention de la communauté internationale dans un contexte de guerres simultanées au Soudan et à Gaza, en proie à une guerre génocidaire. Ces dynamiques ne sont pas propres au Soudan, elles se produisent à l’échelle mondiale et représentent un réel enjeu pour les mouvements de soutien à la Palestine dans le monde entier. Il est donc essentiel de les étudier pour comprendre pourquoi le soutien populaire ne parvient pas toujours à créer une solidarité impactante, et pour identifier les conditions d’une action politique efficace et travailler à la mise en place d’une politique durable de lutte contre le terrorisme.

«  Métaphysicalisation » de la lutte de libération de la Palestine

Le coup d’État de 1989 au Soudan a marqué le début de la présidence et du régime d’Omar Al-Bashir, qui a duré 30 ans. Si les caractéristiques, les devises politiques, les alliances et les personnalités influentes de ce régime ont évolué au fil du temps, un aspect est demeuré constant : le discours du régime sur ses relations avec l’Occident – même si ces relations ont elles-mêmes évolué. Les leaders du coup d’État ont dépeint leur projet politique comme celui d’un islam révolutionnaire engagé dans une bataille contre un Occident chrétien cherchant à limiter l’expansion de l’islam. Le régime a eu recours à ce discours pour cultiver le soutien populaire, et pour légitimer à la fois les décisions prises par le régime et les enjeux auxquels il était confronté. D’après eux, les protestations et les troubles civils – armés ou non – n’étaient pas une réaction logique à un développement inégalitaire et à des difficultés d’ordre économique, mais manifestaient l’opposition au projet islamique de mouvements soutenus par l’Occident. 

Cette stratégie n’est pas nouvelle au Soudan et dans la région ; elle est en fait enracinée dans l’ère nationaliste post-coloniale, qui privilégiait des concepts abstraits comme la fierté nationale et la souveraineté de l’État au détriment des enjeux centrés sur les besoins de la population, telles que l’autogouvernance et la distribution équitable des ressources. Ces concepts ont souvent été utilisés pour masquer l’incapacité des gouvernements postcoloniaux à permettre l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, et des projets politiques reposant sur des fondements religieux ont appliqué la même méthode après le déclin du panarabisme.

Le positionnement du régime soudanais à l’égard de la Palestine s’est inscrit dans cette même démarche. Le gouvernement d’Al-Bashir a déclaré très tôt son opposition à toute normalisation avec l’État d’occupation sioniste, avant de sévèrement critiquer les accords d’Oslo et d’accuser Yasser Arafat de s’éloigner des objectifs de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). En parallèle, le gouvernement soudanais a continué à reconnaître l’OLP comme instance officielle de représentation du peuple palestinien, et le Soudan a continué d’accueillir son ambassade ainsi que les bureaux de plusieurs organisations et factions de la résistance palestinienne. Cette relation s’est maintenue tout au long des décennies suivantes, avec quelques aléas. Au cours de cette période, Israël a qualifié plusieurs fois le Soudan d’« État terroriste » dans des déclarations officielles, arguant que le pays accueillait la résistance palestinienne et soulignant son rôle dans l’approvisionnement en armes de groupes de résistance palestiniens. Ces allégations ont été utilisées par Israël pour justifier ses opérations de bombardements au Soudan, notamment ceux de 2009 et 2011 ciblant des convois de camions censés transporter des armes au Hamas, ainsi que le bombardement de l’usine d’armes d’Al Yarmouk appartenant aux Forces armées soudanaises (SAF) en 2012. En réponse à cette attaque, l’ambassadeur du Soudan auprès des Nations unies s’est plaint qu’« Israël était le principal artisan du conflit au Darfour ». 

La tactique d’accuser les sionistes, et plus largement l’Occident, d’être responsables en toile de fond de tous les problèmes du Soudan a été fréquemment utilisée par le régime d’Al-Bashir, qui accusait souvent les partis d’opposition de recevoir le soutien d’Israël et de l’Occident afin de les discréditer. D’autre part, l’organisation de marches de soutien à la Palestine se terminant par un discours du président constituait un mode opératoire pour s’assurer le soutien de la population. Ces discours assimilaient l’animosité envers le régime en place, perçue de l’intérieur ou depuis l’étranger, à une animosité envers l’islam. Il est important de noter que le récit présenté dans ces discours ne donnait pas de véritable explication quant aux objectifs de construction de l’État islamique, ni en quoi ce projet différait du modèle occidental et des revendications de l’opposition soudanaise. Cela aurait permis aux citoyen·nes d’évaluer les avantages et les inconvénients relatifs de ces visions contrastées, et d’en déduire les causes réelles de leur hostilité réciproque. De cette manière, le régime a rattaché les débats autour de la cause palestinienne à une dimension métaphysique et religieuse ou, au mieux, à une question de politique identitaire. 

Sur la scène politique soudanaise des trente dernières années, il n’y a pas eu de réelle alternative à la vision proposée par les islamistes pour soutenir la lutte du peuple palestinien. La question a été, dans une large mesure, délaissée par la gauche. Dans le cas du parti communiste soudanais, ce détachement s’inscrit dans un contexte de déclin généralisé de ses forces partisanes à la suite des mesures sévères prises en 1971 à l’encontre du parti par le gouvernement militaire de l’époque. L’affaiblissement de l’engagement en faveur de la Palestine du parti communiste au cours des décennies suivantes a été tel que lorsque le TGS a entrepris ses démarches de normalisation en 2020, le parti, en cherchant à démontrer son opposition au processus, a dû se référer à des paragraphes de sa littérature datant des années 1960, avant son retrait du soutien à la cause palestinienne. Plus généralement, en conséquence de ce délaissement par la gauche et d’autres mouvances, en 2020 seuls les islamistes récemment renversés avaient la capacité de créer un mouvement de protestation contre la normalisation, quoique restreint. Cela a permis au TGS de qualifier de dogmatique toute opposition à sa politique étrangère, dans la même veine que la tactique de l’ancien régime précédemment décrite, et d’opposer cette objection dogmatique au « courage et à l’engagement du nouveau gouvernement du TGS dans la lutte contre le terrorisme, la construction de ses institutions démocratiques et l’amélioration de ses relations avec ses pays voisins ». Les arguments des islamistes et du TGS s’en sont donc trouvé mutuellement renforcés. 

La « métaphysicalisation » de la cause palestinienne, c’est-à-dire le processus de transposition de la question palestinienne dans le domaine métaphysique et religieux, est un outil utilisé par différents systèmes et gouvernements dans le but de détourner l’attention des populations d’un débat plus rationnel sur la libération et la liberté. Cette stratégie limite la capacité des mouvements de solidarité avec la Palestine dans les pays à majorité musulmane à s’engager dans une lutte réellement émancipatrice. Cela permettrait de se saisir de la cause palestinienne sous l’angle du droit d’une population à disposer de sa terre et de ses ressources, et générerait une solidarité puissante et durable qui permettrait en parallèle de bâtir des ponts avec les luttes d’autres populations opprimées. 

Il convient ici de mentionner que l’approche métaphysique constitue également un instrument de choix pour le projet sioniste, car cela permet de renforcer la mobilisation interne axée sur la religion, de même que le soutien étranger. Il est tout à fait logique qu’un tel outil, qui tend à déformer la réalité de la lutte du peuple palestinien, puisse être d’une grande utilité pour les sionistes, puisqu’il masque des faits importants. Il est tout aussi logique que cette méthode puisse impacter négativement les populations opprimées, car elle engendre une déconnexion entre la solidarité et les alliances, et la réalité concrète de leurs souffrances et de leurs luttes.

Les mouvements populaires pro-palestiniens observés dans les pays du Nord depuis octobre 2023 sont largement fondés sur la condamnation des crimes commis contre des êtres humains en Palestine, dont les images sont diffusées dans le monde entier. De fait, ces mouvements ont sans surprise favorisé des approches qui explorent les liens entre la Palestine et d’autres situations actuelles d’injustice et de résistance, comme au Congo et au Soudan. Cela a, à son tour, conduit au rejet par de larges franges de population dans les pays du Nord des structures politiques et économiques impérialistes en place, et a relancé les débats sur les politiques coloniales et néocoloniales menées par leurs gouvernements. Il est important de noter que de tels discours et rapprochements ne sont pas établis avec la même fréquence ou cohérence dans les régions qui ont depuis toujours manifesté un fort soutien à la Palestine, comme les pays à majorité musulmane. Dans ces régions, notamment au Soudan, la solidarité avec la Palestine est, en revanche, généralement liée à la rhétorique religieuse courante du conflit entre musulmans et infidèles. Cette perspective est confortée par les thèses avancées par des médias, politiques et intellectuel·les pro-sionistes dans les pays du Nord, qui font ressortir une alliance entre les pays du Nord et Israël, opposée à une alliance entre pays du Sud et Palestine, et présentée comme un conflit entre démocratie et terrorisme. Cette perception fait écho à la dichotomie entre nations civilisées et nations non civilisées revendiquée à l’époque de la colonisation directe jusqu’au milieu du 20ᵉ siècle. Ce raisonnement favorise une compréhension culturaliste de la cause palestinienne mêlée à des sentiments islamophobes, déconnectant cette lutte de la réalité des intérêts politiques et économiques qui sont en jeu. Conformément à cette perspective religieuse, l’opinion publique des pays à majorité musulmane déconsidère les positions qui ne s’alignent pas sur l’appartenance culturelle des nations, tels que le manque de soutien concret apporté aux Palestinien·nes par les gouvernements des États à majorité musulmane, les manifestations de masse en faveur de la Palestine qui ont lieu dans les pays du Nord, ainsi que le soutien officiel apporté à la Palestine par les gouvernements des pays du Sud en dehors du monde musulman.

Ce manque de considération peut s’expliquer par l’absence d’un cadre alternatif et cohérent permettant une analyse critique des intérêts politiques et économiques des gouvernements des pays à majorité musulmane notamment, et de déterminer dans quelles mesures ces intérêts sont alignés ou entrent en contradiction avec les intérêts des populations de ces pays. L’absence d’un tel espace alternatif dans la sphère publique conduit à l’incapacité d’identifier des objectifs communs avec les populations opprimées extérieures au groupe culturel.

La principale mission de la gauche soudanaise est de combler cette lacune en proposant une analyse progressiste et émancipatrice de la cause palestinienne. Malheureusement, cette tâche cruciale a jusqu’à présent été largement délaissée au Soudan, peut-être en raison du présupposé qui veut que l’opinion publique se situe déjà du bon côté. Pourtant, l’histoire récente révèle que même les opinions les plus justes, lorsqu’elles ne sont pas fondées sur une analyse rationnelle solide, sont facilement sujettes à la manipulation par une propagande intéressée et opportuniste. C’est ce que révèlent les événements récents au Soudan. Après des décennies de règne d’une dictature qui s’appuyait fortement sur la propagande islamiste, et après son renversement lors de la révolution de 2018 sous le slogan « liberté, paix, justice », différentes forces contre-révolutionnaires ont instrumentalisé la question de la solidarité avec la Palestine dans leur propre intérêt, comme nous l’avons vu précédemment. Ainsi, les forces de l’ancien régime ont présenté la cause palestinienne comme une lutte islamique, la réduisant ainsi à sa dimension religieuse, et ont dépeint le nouveau gouvernement comme un régime anti-islamique, avec pour preuve la politique de normalisation avec le régime d’occupation sioniste menée par le TGS. Dans une lecture simplifiée de la lutte des musulmans contre les infidèles, cela justifiait un appel au retour d’un « règne islamique ». En parallèle, les forces contre-révolutionnaires au sein du gouvernement de transition ont cherché à contrôler et limiter les sentiments révolutionnaires et les débats critiques de sa politique, et ont donc dépeint la solidarité avec la Palestine comme un vestige dogmatique du régime déchu. Tandis que ces deux récits contre-révolutionnaires se nourrissaient l’un de l’autre, un discours progressiste et révolutionnaire sur la solidarité faisait toujours défaut. Les partis de gauche traditionnels n’ont pas réussi à se saisir de, et à défendre une position révolutionnaire pour un certain nombre de raisons, notamment leur implication dans l’alliance contre-révolutionnaire du gouvernement de transition et leur abandon de la question de la Palestine aux islamistes. Quant aux nouvelles forces nées de la révolution, qu’il s’agisse des comités de résistance ou de l’opinion publique, elles ont été fortement impactées par la propagande du TGS qui s’est auto-assimilé à la révolution, ce qui a rendu plus difficile la critique de sa politique, notamment la normalisation avec Israël. Ainsi, malgré quelques gestes rhétoriques et de petites initiatives en faveur de la Palestine parmi les forces révolutionnaires, celles-ci n’ont pas réussi à bâtir un discours révolutionnaire cohérent sur la question.  

Le contrôle du caractère religieux de la cause palestinienne a été bénéfique pour les forces contre-révolutionnaires, qu’elles défendent ou non la Palestine. Cela illustre clairement comment l’absence d’une analyse révolutionnaire rationnelle prive les individus et les sociétés de la possibilité de développer une compréhension plus profonde et plus nuancée de systèmes d’oppression interconnectés, sans parler de la capacité à dépasser et remplacer ces systèmes.

Solidarité noire contre solidarité arabe

Alors que le génocide du peuple palestinien se poursuit depuis le mois d’octobre 2023, les conflits se sont également intensifiés en République démocratique du Congo (RDC), ce qui a mené des militant·es aussi bien en Afrique qu’au sein de la diaspora africaine à mieux considérer les luttes des populations de la RDC et à leur donner la priorité. Ces appels militants ont souligné que la situation critique du peuple congolais, à l’instar de celle des Palestinien·nes, exigeait une attention et une solidarité immédiates de la part de la communauté internationale. Si la plupart des militant·es ont cherché à établir des parallèles entre ces deux causes, en faisant valoir les expériences communes d’oppression – et même l’implication du régime sioniste en RDC – certaines voix ont appelé à délaisser la cause palestinienne pour se concentrer plutôt sur les luttes des populations noires. Des appels similaires résonnent sur la scène politique soudanaise depuis quelques années.

La dichotomie Noir·es/Arabes a été utilisée depuis le début des années 2000 par divers acteurs politiques à l’intérieur et à l’extérieur du Soudan pour simplifier la compréhension et la gestion des conflits au Darfour. Ce discours est un prolongement de la dichotomie musulman/infidèle avancée par les gouvernements soudanais précédents, notamment le régime d’Al-Bashir pendant la guerre du Sud-Soudan. Incapable d’exploiter le facteur religieux au Darfour, où la population était majoritairement musulmane, le régime d’Al-Bashir a préféré mettre l’accent sur les identités ethniques. Ce récit s’inspire du mythe des origines adopté par les populations des régions du centre privilégiées, qui se considèrent comme les descendant·es des immigrant·es arabes en Afrique. 

L’État soudanais a toujours été très centralisé, les gouvernements élitistes qui se sont succédé depuis l’indépendance ayant tous fait fi de réelles politiques de développement dans la plupart des régions au profit d’une économie de rente brutale, tout en garantissant un meilleur développement de la capitale Khartoum et ses environs. Cette stratégie a contribué à créer une minorité privilégiée investie dans le maintien de structures oppressives. Une telle configuration a été le résultat logique de la construction d’un État colonial, et a conduit à la création d’un récit suprématiste arabe construit sur le mythe des origines adopté par les élites du centre privilégié du pays. C’est cette rhétorique que le régime a utilisée pour déshumaniser les victimes au Darfour et modeler l’opinion publique des régions du centre, notamment en axant sa propagande sur des incidents qui renforçaient l’idée d’une prétendue « altérité » de la population du Darfour.

Ainsi, face aux accusations de crimes de guerre au Darfour lancées par des organisations internationales, le régime a choisi de s’appuyer sur des leviers identitaires. Par exemple, en réponse aux accusations de la coalition Save Darfur, le ministre de l’information a déclaré dans une interview en 2007 que « la crise au Darfour est attisée par 24 organisations juives », faisant ainsi référence aux organisations de Juif·ves américain·es qui faisaient partie des 190 organisations-membres de la coalition. Cette dernière a été largement critiquée par les activistes et les universitaires pour sa vision simplificatrice du conflit du Darfour, notamment l’adhésion au discours opposant les Noir·es aux Arabes, mais ces critiques restaient gênantes pour le régime car elles attiraient l’attention sur la question des ressources et de l’accaparement des terres. 

En parallèle, l’opposition darfourie a occasionnellement eu recours à ce même argument – Noir·es contre Arabes – à la fois pour renforcer sa base militante et pour légitimer certaines de ses décisions politiques. Par exemple, en 2008, le Mouvement de libération du Soudan, groupe rebelle darfouri, a ouvert des bureaux en Israël. Cette décision était liée au fait que les réfugié·es darfouri·es fuyaient souvent vers la Palestine occupée sur la route vers l’Europe. Bien que cette décision ait été controversée et impopulaire, ses partisans l’ont justifiée en présentant la question de la Palestine comme une « cause arabe », et le conflit au Darfour comme un conflit entre Arabes et Noir·es. Cela a avancé des arguments en faveur de la priorité donnée aux intérêts des Noir·es, et a permis de justifier l’animosité à l’égard des Arabes. Ironiquement,ces arguments ont ignoré l’histoire des mouvements de libération et des gouvernements indépendantistes en Afrique dans les années 1960 et 1970, qui étaient fermement opposés au régime sioniste qu’ils assimilaient au régime d’apartheid en Afrique du Sud.

Le discours opposant les Noir·es aux Arabes constitue un terreau fertile pour la propagande de diverses forces réactionnaires, notamment au Soudan. Par exemple, ce récit a permis au régime d’Al-Bashir de cultiver le soutien populaire à l’idée que le conflit était principalement lié à des divisions ethniques héritées de l’histoire, et qu’il fallait donc s’attendre à ce que chaque partie de cette division ethnique cherche à dominer l’autre. Une analyse rationnelle et reposant sur une conscience de classe des intérêts et de la distribution des ressources, problématique qui a alimenté les attaques contre la population du Darfour, aurait permis de bâtir un projet politique très différent. De telles analyses existaient dans la recherche universitaire,et jusque dans les positions officielles de certains partis politiques. Par exemple, le Parti communiste soudanais a souvent fait référence aux questions relatives à la distribution des ressources et à la politique d’utilisation des terres comme facteurs déterminants à l’origine de la guerre au Darfour. Toutefois, les principales coalitions de l’opposition n’ont pas accordé d’attention à ces considérations. Ces coalitions étaient composées d’un éventail de partis s’étendant des représentants des capitalistes agricoles et commerciaux au parti communiste, ce dernier ayant justifié son implication par son engagement en faveur d’un « front national » incluant les « capitalistes nationaux ». La participation du parti communiste à de telles coalitions a contribué à limiter sa capacité à promouvoir des programmes de justice économique, et à présenter des analyses captant l’intérêt et le soutien de l’opinion publique. En l’absence d’une analyse révolutionnaire matérialiste, la majorité de l’opinion publique a souscrit à – ou du moins tacitement accepté – la rhétorique opposant les Noir·es aux Arabes. Les conséquences ont été destructrices, non seulement vis-à-vis de la position des Soudanais·es politiquement engagé·es dans la lutte des Darfouri·es, mais aussi pour la capacité du pays à progresser vers la justice et la paix. 

La rhétorique basée sur l’appartenance ethnique a également constitué une assise solide pour les politiques de représentation adoptées plus tard par le TGS, qui ont choisi de mettre en évidence les identités raciales des membres du gouvernement et du Conseil souverain afin d’éviter de s’attaquer aux causes profondes des injustices qui touchent le Darfour et d’autres régions marginalisées. Les discours relatifs à l’ethnicité continuent d’être mis en avant dans les mobilisations militaires et la propagande déployée par les deux parties dans la guerre actuelle que se livrent les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapide (RSF). 

En revanche, les révolutionnaires soudanais ont contesté à plusieurs reprises la propagande identitaire. Lorsque le régime d’Al-Bashir a cherché à exploiter les tensions ethniques à son avantage, en accusant des « cellules darfouries » d’être à l’origine des manifestations de 2018, les manifestant·es ont répondu en scandant « tout le pays est le Darfour ». Au fur et à mesure de l’avancement du front révolutionnaire, ces chants chargés d’émotion ont été traduits en programmes et chartes politiques concrets et documentés. La Charte révolutionnaire pour l’établissement du pouvoir du peuple, publiée par plus de 8 000 comités de résistance de quartier à travers le Soudan en février 2023, définit les conflits auxquels est confronté le pays comme l’instrument d’une élite qui cherche à tirer profit des déplacements de population et à accaparer les ressources, ainsi que comme un produit direct de l’industrie de la guerre. La charte explique que les élites exploitent les tensions ethniques pour mettre en avant des différences basées sur l’identité ethnique et justifier ainsi leurs guerres pour les ressources. Le document établit un lien direct entre le fait que le pays tire profit des guerres et la participation des forces soudanaises aux conflits régionaux au Yémen et en Libye, également à des fins lucratives. En adoptant ce raisonnement, les révolutionnaires soudanais ont remis en question les structures historiques contre-révolutionnaires qui perpétuent les injustices. 

Mais le récent conflit au Soudan et la résurgence de la propagande identitaire sont venus perturber cette perspective révolutionnaire. Certain·es activistes soudanais·es et membres de la diaspora ravivent des discours identitaires en réponse à la guerre qui fait actuellement rage dans le pays et à l’indifférence qu’elle suscite à l’échelle mondiale, qu’ils et elles attribuent à la « négritude » des Soudanais·es, faisant écho au concept d’afro-pessimisme qui a vu le jour aux États-Unis. On peut affirmer que la banalisation de la souffrance des peuples africains au cours du siècle dernier a contribué au manque d’attention accordée à l’actuelle guerre au Soudan, ainsi qu’aux conflits, à la pauvreté et aux famines auxquels le pays a déjà été confronté par le passé. Le conflit au Moyen-Orient a lui-aussi été banalisé, provoquant un sentiment d’apathie à l’égard des Palestinien·nes vivant sous occupation sioniste, et ce bien avant le 7 octobre 2023. Cependant, dans le cas du Soudan et de la Palestine, ce ne sont pas les principaux facteurs de conflit qui attirent l’attention de la communauté internationale, ni les causes profondes du calvaire enduré par les populations de ces pays. L’attention que les médias grand public et les mobilisations populaires accordent aux différentes luttes de ces pays du Sud est en fait en grande partie déterminée par des facteurs géopolitiques. Au Soudan, les médias internationaux avaient applaudi les manifestations contre les politiques économiques néolibérales paupérisantes lorsque ces politiques étaient imposées par le régime d’Al-Bashir, considéré comme un ennemi de l’Occident. Mais ces mêmes médias ont ignoré les protestations populaires survenues en réaction aux politiques imposées par le TGS, considéré comme une marionnette au service des intérêts des pays du Nord. L’attention que les militant·es et leurs allié·es ont accordée aux problématiques du Soudan s’en est trouvée diminuée, puisque les médias dominants exercent un large contrôle sur les débats et l’accès à l’information.

Les discours qui normalisent les atrocités sont des instruments au service de la contre-révolution, déployés par celles et ceux qui tirent profit de ces atrocités afin de miner le potentiel de la solidarité révolutionnaire internationale. Intégrer ces ingrédients de la contre-révolution dans le cadre d’une analyse de la révolution fait plus de mal que de bien, car cela entrave la réalisation des objectifs révolutionnaires et l’élimination des souffrances endurées par les populations. L’histoire récente du Soudan révèle ainsi que le recours aux récits basés sur l’identité ethnique rend les mouvements politiques et la population plus réceptifs aux discours réactionnaires assénés par des gouvernements oppressifs, au lieu de favoriser des approches et des principes émancipateurs au niveau local – sans parler des luttes qui dépassent les frontières politiques. 

Des injustices en concurrence pour du temps de parole dans les médias

En avril 2023, la guerre a éclaté entre les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapide (RSF), qui collaboraient depuis longtemps et constituaient auparavant la fraction militaire composant pour moitié le gouvernement de transition. Dans les mois qui ont suivi, le conflit a dévasté les villes du Soudan, à commencer par la capitale, faisant des milliers de mort·es et provoquant le déplacement de millions de Soudanais·es. Par la suite, les chaînes d’information des pays arabophones ont largement couvert les combats, et le pays a fait la une des journaux télévisés comme jamais auparavant. Leur méconnaissance du pays était flagrante, les présentateur·trices des journaux télévisés écorchant à répétition les noms des villes et des rues au Soudan.

La guerre au Soudan est devenue le principal sujet couvert par les médias, qui diffusaient des actualisations régulières de la situation occupant la majorité du temps d’antenne, les grandes chaînes diffusant des infographies et des plans des villes en proie aux combats. Des extraits audio d’interviews d’hommes politiques soudanais ont été diffusés de manière récurrente dans les programmes à forte audience. Pendant des mois, le public soudanais a été submergé par du contenu reflétant les principes et méthodes du système médiatique et des organisations qui préfèrent toucher un public aussi large que possible et générer des réactions plutôt que de diffuser un contenu réellement informatif. 

Pourtant, moins de six mois après le début de la guerre opposant les SAF aux RSF et à la suite de l’opération « Al-Aqsa Flood » menée par la résistance palestinienne, le régime sioniste a brutalement attaqué Gaza et lancé une campagne punitive systématique. La situation à Gaza est immédiatement devenue le principal sujet d’actualité des chaînes d’information régionales, et Al-Jazeera, considérée comme le plus grand média du monde arabe, a consacré au sujet une couverture 24/24 et 7/7 sur sa chaîne principale. Pour un système médiatique qui vise avant tout à maximiser le « reach », faire tourner le sujet en boucle avec des mises à jour constantes et diffuser des infographies et autres analyses d’anciens militaires a constitué le seul moyen de rendre compte de l’ampleur des massacres à Gaza.

Bien que cette couverture médiatique continue ait permis de contrebalancer la propagande sioniste diffusée dans les médias occidentaux et le déni des crimes de l’occupation, ce système visant à maximiser la portée de l’information présente de graves défaillances qu’il convient de corriger. Bien que l’on ne puisse s’attendre à ce que les chaînes d’information grand public réalisent le travail journalistique nécessaire au déploiement d’un projet politique révolutionnaire populaire, il est important d’analyser les lacunes d’un tel modèle afin de penser et développer ce que l’on pourrait appeler le « journalisme révolutionnaire ». Le modèle d’information dominant, qui cherche à atteindre un public aussi large que possible, n’est pas capable de communiquer des informations sur les situations d’injustice qui n’entrent pas dans le moule de l’actualité brûlante, comme par exemple les réalités de la vie sous l’occupation, ni de montrer et expliquer réellement comment l’occupation sioniste a militarisé le contrôle des checkpoints entre les différentes zones du territoire palestinien occupé, avant et après octobre 2023. En outre, révéler les détails de cette réalité impliquerait d’exposer la complicité des régimes politiques de la région, qui permettent et alimentent le calvaire des Palestinien·nes. De plus, un système médiatique ayant pour objectif premier la portée maximale n’offre aucun espace pour l’analyse et l’investigation des mécanismes internationaux à l’œuvre, ni pour exiger la reconnaissance de la responsabilité de l’occupation sioniste, ni encore pour savoir quels pays et quelles entreprises échangent des biens essentiels avec Israël – ce qui serait pourtant très utile au mouvement de boycott populaire dans le monde arabophone. De même, un tel système ne manifeste aucun intérêt pour documenter et rendre visible les actions mises en place par les Palestinien·nes et leurs allié·es pour atténuer leurs souffrances sous l’occupation, notamment par le biais de méthodes de financement créatives, d’une utilisation novatrice des moyens de communication et d’initiatives populaires visant à rompre le siège de Gaza. Une fois de plus, valoriser de telles actions populaires à fort impact reviendrait à développer le sens du pouvoir populaire du public, et pourraient l’inspirer sur une possible marche à suivre pour soutenir la lutte des Palestinien·nes. Pour obtenir de telles informations, le public doit se fier à des comptes personnels sur les réseaux sociaux plutôt qu’aux grandes chaînes d’information bien financées qui emploient des centaines de journalistes. En effet, le modèle de l’actualité brûlante pour une portée maximale capitalise sur le sentiment de désespoir et de tristesse des gens, au lieu de contribuer à soutenir des mouvements populaires en faveur de la Palestine qui soient bien informés, organisés et plus efficaces.

La couverture médiatique régionale de la situation à Gaza depuis le mois d’octobre 2023 n’est pas très différente de la couverture accordée au Soudan au cours des mois précédents, bien qu’elle se déploie à une échelle beaucoup plus large. Étant donné que ce système médiatique grand public est incapable d’assurer une couverture informative et nuancée susceptible de faire prendre conscience de la gravité de multiples événements survenus simultanément et qui méritent l’attention des masses, on assiste à la mise en concurrence de différentes luttes à travers le monde pour obtenir du temps de parole et l’attention des rédactions. Ainsi, du jour au lendemain, le public soudanais a assisté à une chute spectaculaire de la qualité et de la quantité des informations communiquées sur la situation dans le pays, à tel point que les rares émissions consacrées aux nouvelles du Soudan ont commencé à être présentées comme des reportages sur une guerre déjà oubliée. La diminution du temps d’antenne et de la qualité des informations diffusées a notamment favorisé la propagande des SAF et des RSF. Ainsi, chaque incident ou événement, qu’il soit question de la prise de contrôle d’une ville et de massacres ou bien de négociations et rencontres au sommet, a désormais fait l’objet de deux récits distincts, sinon plus. Même la question de savoir quel parti contrôle telle ou telle zone géographique est débattue, alors qu’un tel questionnement pourrait facilement faire l’objet d’une enquête et d’un rapport si un minimum d’efforts journalistiques sérieux étaient déployés. 

L’existence d’un journalisme professionnel, révolutionnaire et centré sur le vécu des populations constitue une condition nécessaire pour favoriser des discussions et des leviers d’action capables de développer et renforcer les mouvements révolutionnaires. Cela vaut aussi bien pour la libération de la Palestine que pour la quête d’une paix fondée sur la justice au Soudan. Une telle démarche journalistique aurait pour objectif de présenter et hiérarchiser des faits qui impactent profondément la vie des gens, et de permettre au public de véritablement comprendre ces enjeux. Plutôt que de s’appuyer sur des anecdotes et des récurrences dont le seul but est de créer des tendances et d’accroître les statistiques de réactions, un journalisme révolutionnaire offrirait des perspectives approfondies et importantes pour mettre en lumière les actions menées au niveau local pour sauver des vies, comme par exemple le développement des services communaux au Soudan et l’installation des cuisines partagées, de sanitaires, d’abris d’urgence et les programmes éducatifs gérés par les communautés locales. Il ne s’agirait pas de mettre l’accent sur des histoires d’héroïsme individuel, mais sur des expériences probantes de gestion collective. Un journalisme révolutionnaire et centré sur les personnes est essentiel pour informer et documenter avec justesse les actions d’organisations révolutionnaires. Une telle pratique du journalisme offrirait une représentation fidèle de la réalité et se concentrerait sur les priorités du public, au lieu d’occulter la réalité comme le font les médias élitistes. En outre, ce type de journalisme faciliterait l’échange d’apprentissages et d’analyses au sein de la scène révolutionnaire internationale, favorisant une évolution vers un front révolutionnaire international uni et durable, non seulement en informant le public, mais aussi en encourageant un sentiment de solidarité, de pouvoir populaire et d’objectif commun au sein des mouvements révolutionnaires du monde entier.

Dans la situation actuelle, où le journalisme révolutionnaire se fait rare, la logique consistant à capitaliser sur les tendances se répercute malheureusement sur les activités de plaidoyer et de solidarité à l’échelle mondiale. Dans le cas du Soudan, l’activisme de la diaspora soudanaise nous fournit une bonne illustration de ce phénomène. Les groupes qui cherchent désespérément à attirer l’attention sur les luttes de leur peuple et qui souhaitent de toute urgence mettre un terme à leur supplice considèrent que rendre la guerre au Soudan « tendance » constitue le plus court chemin pour atteindre ces objectifs. Il s’agit notamment de tenter d’assimiler la lutte des Soudanais·es à la cause palestinienne, en présentant le Soudan comme étant occupé par les RSF (soutenues par les Émirats arabes unis (EAU)) et en comparant la situation au Soudan à l’occupation sioniste. Cette approche choisit de dénoncer les crimes commis par les RSF tout en ignorant ceux commis par les SAF, et se traduit par des appels à mettre fin au soutien au RSF, plutôt qu’à condamner toutes les parties qui cherchent à obtenir et conserver le pouvoir par la violence. 

Les projecteurs braqués sur les crimes commis par les RSF ne sont pas déconnectés des structures héritées de l’histoire qui ont permis à de tels discours de fleurir et de se tailler une place de choix au sein de l’opinion publique soudanaise. Ces structures reposent sur la marginalisation historique et le rejet identitaire des citoyen·nes soudanais·es des régions occidentales du pays, comme nous l’avons vu précédemment. Étant donné que la plupart des membres des RSF, notamment ses principaux éléments, sont originaires de l’ouest du Soudan, on pourrait être tenté de les présenter non seulement comme des criminels ou des rebelles, mais aussi comme des envahisseurs et des occupants, à l’instar des sionistes. Mais cette perception est pour le moins biaisée. Le recours à l’argument de la protection de l’État constitue un autre ingrédient essentiel au succès de ces discours clivants. En effet, la sûreté de l’État est assimilée à la protection de son armée officielle, engagée dans la lutte contre les RSF, sans référence à la protection de la population face aux factions criminelles belligérantes et aux autres forces contre-révolutionnaires. Cela résulte d’une longue histoire de propagande étatique et d’instrumentalisation des slogans patriotiques pour obtenir le soutien de la classe dirigeante qui contrôle l’État. Le Soudan n’est d’ailleurs pas un cas isolé ; on retrouve une telle configuration dans presque tous les États modernes.

Avoir recours à un tel raccourci pour capter l’attention du public sur le Soudan constitue une impasse, à la fois à court et à long terme. Même dans le meilleur des cas, si cette tendance parvenait à faire tarir tout soutien aux RSF, cela ouvrirait la voie à un régime militaire autoritaire garantissant une impunité quasi-totale à ceux qui exercent la violence au nom de l’État. Ainsi, malgré la nécessité d’étudier le rôle prédateur que joue le gouvernement des EAU dans la région, la tendance qui cherche à l’assimiler dans le contexte soudanais à une force d’occupation comparable au projet sioniste conduit à des erreurs fatales pour l’idéal révolutionnaire. Par exemple, cela signifie ignorer les facteurs internes et déterminants qui ont conduit à la création des RSF et d’autres milices, notamment le fait que la capacité de ces milices à recruter des membres est le résultat de l’accaparement continu des terres et des ressources hérité de l’histoire qui a profondément affecté les populations marginalisées au Soudan.  

La méthode la plus courante actuellement pour attirer l’attention sur les problèmes du Soudan portera donc un préjudice réel et durable au potentiel d’organisation révolutionnaire dans le pays, que seule une conscience et une connaissance précises de toutes les injustices auxquelles sont confrontées les différentes communautés du pays – et ailleurs – peuvent garantir. De même, l’approche consistant à réduire les informations relatant les combats au Soudan ou en Palestine au format « breaking news », malgré un impact relatif à court terme, nuit en réalité au développement potentiel de formes de solidarité nuancées et fondées sur des faits, même parmi les publics sympathisants et les convaincu·es. Une telle solidarité révolutionnaire ne peut être portée que par un journalisme révolutionnaire.

Une solidarité révolutionnaire

En soulignant l’importance d’une approche révolutionnaire solidaire avec la Palestine, la chercheuse et autrice socialiste soudanaise Khadija Safwat a fait une déclaration remarquable : « Nous abandonnons la Palestine dès lors que nous ne saisissons pas les conséquences de l’isolement qui nous est imposé par le système capitaliste financier mondial et tribal du mouvement sioniste, lui-même étant le résultat de notre appropriation du langage de ce système sans créer et développer un langage qui nous soit propre, et qui nous permette d’affronter nos ennemis locaux et internationaux. » L’expérience récente du Soudan est riche d’enseignements sur les conséquences désastreuses de l’adoption d’un langage et d’outils contre-révolutionnaires, même s’ils peuvent s’avérer utiles à court terme. Des éléments de langage de la politique identitaire au mécanisme de capitalisation sur les tendances, les démarches pragmatiques dépourvues d’analyse révolutionnaire rationnelle ont affaibli l’idéal de résistance soudanais sur le plan interne, de même que sa capacité à soutenir la cause palestinienne. 

Il est crucial et urgent de revenir sur les définitions, les éléments de langage révolutionnaire et les instruments de la solidarité, et cet objectif ne doit pas être perdu de vue dans la recherche de gains rapides. Cette tâche de longue haleine doit s’opérer selon un prisme d’analyse critique des injustices qui favorise le développement de stratégies de résistance. À l’intersection de la lutte des Soudanais·es pour la justice et de la lutte des Palestinien·nes pour la libération, un tel prisme aurait permis d’élever les débats au sujet de la normalisation du TGS avec l’occupation sioniste au-delà des considérations identitaires et des discours nébuleux sur la modernisation et le progrès, tout en enrichissant les discussions sur ce que le marxiste égyptien Samir Amin a appelé les « deux jambes» de l’impérialisme (l’une économique et l’autre politique). La normalisation du Soudan avec l’entité sioniste a illustré le fonctionnement de ces deux jambes en harmonie et au grand jour, presque caricaturale dans toute la vulgarité de sa nature transactionnelle : lier la possibilité de recours à des instruments monétaires internationaux (la jambe économique) pour faire avancer la jambe politique des opérations coloniales en Palestine. Si l’on cherche à trouver un champ de bataille commun entre les luttes des populations soudanaise et palestinienne, et à la lumière des événements qui ont profondément intensifié leurs souffrances respectives pendant l’année 2023, formuler un objectif critique et avoir recours à un langage révolutionnaire tout aussi critique permettrait de se saisir de problématiques tels que l’impact de la légitimation par la communauté internationale de forces criminelles (l’État colonial d’Israël en Palestine et les dirigeants militaires au Soudan), et son rôle dans l’affaiblissement des actions de résistance populaire. Une telle approche serait à la fois cohérente et susceptible d’unir plusieurs groupes de populations opprimées à travers le monde autour de la question de la responsabilité de la diplomatie internationale, et d’un changement radical de ses structures. 

Le coup d’État du conseil militaire qui a eu lieu au Soudan en octobre 2021 nous fournit un exemple mineur mais significatif de l’impact que peut avoir une telle démarche. À cette époque, la mission des Nations unies au Soudan s’est efforcée de relégitimer les putschistes en encourageant les négociations en vue de former un nouveau système de gouvernement pour le pays, avec la participation du conseil militaire et des membres civils du TGS, alors que des manifestations quotidiennes étaient organisées contre le coup d’État et contre toute autre forme de régime militaire. La mission de l’ONU a tenté de persuader les comités de résistance de se joindre aux réunions de négociation, du fait de leur légitimité populaire manifestée par l’ampleur et la résonance des manifestations organisées par ces comités. Après des demandes répétées, toutes rejetées, les comités de résistance ont finalement accepté de participer à une réunion, à condition que celle-ci soit retransmise en direct sur Facebook. Les comités avaient clairement compris que le secret favorise la corruption et érode la mobilisation du public ; ils ont donc cherché à garantir la transparence. La mission de l’ONU a rejeté la condition posée par les comités de résistance et a annulé la réunion, admettant de fait que leur approche n’était pas transparente ou conforme aux attentes du grand public, à qui ils cherchaient à cacher la réalité politique. Cette proposition des comités de résistance, qui a permis d’exposer la nature de la mission de l’ONU et du processus qu’elle encourageait, a traduit un engagement de principe en faveur des droits des personnes à l’information et à la participation politique, fondé sur une compréhension de l’impact de la participation publique dans l’équilibre des pouvoirs face aux élites, et a témoigné d’une utilisation pertinente des ressources technologiques disponibles. 

L’histoire de la lutte du peuple palestinien illustre également comment la transparence et l’accès à l’information peuvent soutenir un projet révolutionnaire. On oublie souvent que l’implication des puissances coloniales occidentales dans la création d’une nation coloniale en Palestine n’a été connue du grand public que grâce à la divulgation du contenu de l’accord secret de Sykes-Picot par les révolutionnaires russes après la révolution d’octobre 1917. Aujourd’hui encore, la publication de ce document important fournit des preuves solides qui viennent étayer la critique révolutionnaire contre les pratiques coloniales des pays du Nord. 

Ces deux exemples montrent que la transparence et la responsabilité sont des armes légitimes et efficaces contre l’instrumentalisation contre-révolutionnaire du secret dans la diplomatie à l’échelle mondiale, et généralement justifiée par d’obscures références à la sécurité nationale et à la protection du secret d’État. Ces cas de figure montrent également que la transparence et la responsabilité peuvent se manifester de manière tangible dans un contexte donné, et que les efforts pour y parvenir peuvent varier selon le contexte. Dans certains pays, il s’agira d’insister sur la nécessité de rendre publics les détails d’accords de financement ou le contenu d’échanges diplomatiques, tandis qu’ailleurs il s’agira plutôt d’attirer l’attention sur des informations rendues publiques mais passées inaperçues. Pour comprendre ces limites, il est nécessaire de mener des débats éclairés et engagés, fondés sur une analyse rigoureuse et une solidarité révolutionnaire internationale. Il est important de rappeler ici que de telles tentatives ont plus de chances d’aboutir lorsqu’elles sont mises en œuvre au sein d’organisations politiques révolutionnaires, plutôt que par des individus isolés.

Au Soudan, un mouvement révolutionnaire engagé dans une analyse rationnelle des enjeux à l’intérieur et à l’extérieur des frontières politiques du pays semble nécessaire et bénéfique. Certaines voix ont soutenu que le projet révolutionnaire devrait être abandonné devant la priorité à court terme de mettre fin à la guerre qui fait rage actuellement ; or seul un véritable mouvement révolutionnaire peut permettre d’atteindre cet objectif et de construire une paix durable dans le pays qui soit fondée sur la justice. Une telle mission impliquerait, par exemple, de faire évoluer les initiatives actuelles visant à fournir des services communaux, qui aident actuellement la population soudanaise à survivre à la guerre, vers de nouveaux systèmes durables de contrôle collectif des ressources et de la prise de décision. Cela améliorera les conditions de vie à court terme et créera les conditions favorables au développement d’un pouvoir populaire ascendant et à une distribution équitable des ressources, réduisant ainsi la marge de manœuvre des forces armées élitistes tout en s’attaquant aux causes profondes de la guerre à plus long terme. Les alliés progressistes internationaux du Soudan devraient adopter une approche similaire en révolutionnant leurs méthodes et analyses, en occupant les champs d’activisme politique qui sont à leur disposition pour tenter de favoriser le progrès révolutionnaire au sein des populations qui souffrent. Les propositions susmentionnées concernant la promotion d’un journalisme révolutionnaire, la transparence et la responsabilité au sein de la diplomatie internationale constituent des exemples d’autres actions de solidarité qui peuvent bénéficier aux mouvements de résistance soudanais et palestinien, parmi de nombreux autres dans le monde. 

Les luttes des peuples soudanais, palestinien et d’autres populations opprimées doivent être portées par des forces révolutionnaires ayant recours à des outils et à un langage conformes aux principes révolutionnaires, et non à ceux imposés par les oppresseurs. Les principes révolutionnaires rejettent la hiérarchisation des luttes et la concurrence pour attirer l’attention du monde, et soulignent que la liberté et la dignité sont des droits universels, et que l’existence de n’importe quel régime oppressif peut menacer le succès de tous les mouvements révolutionnaires. Tous les régimes d’oppression mettent en œuvre des mécanismes analogues contre la résistance populaire à laquelle ils sont confrontés, et utilisent le pouvoir qu’ils accumulent dans une zone géographique pour consolider les systèmes d’oppression qui leur sont bénéfiques dans d’autres régions du monde. Cependant, cela ne signifie pas que les systèmes d’oppression se reflètent toujours les uns les autres, ni qu’ils ont des liens directs les uns avec les autres. Notre compréhension des principes révolutionnaires ne devrait donc pas se limiter à la recherche de liens hiérarchiques ou de connivence entre les luttes. Ainsi, une analyse rationnelle devrait reposer sur des principes révolutionnaires et une compréhension contextualisée de chaque lutte, et devrait chercher à se doter d’outils pertinents pour améliorer la réalité matérielle des populations opprimées à l’heure actuelle, tout en posant les bases de systèmes nouveaux pour l’avenir. 

La solidarité révolutionnaire ne doit donc pas ignorer les petites victoires, mais elle doit aussi être capable d’évaluer l’impact des changements à court terme sur la réussite de l’idéal révolutionnaire à long terme. Une telle solidarité est engagée dans des actions au service de ces deux vecteurs de transformation, de manière dialectique. La solidarité révolutionnaire comprend que l’un ne peut gagner sans l’autre, et que l’échec des deux obstruera le chemin de la révolution et de la libération dans le monde entier. 

Par Muzan Alneel

Muzan Alneel est ingénieure, chercheuse et conférencière. Issue d’un parcours professionnel et universitaire pluridisciplinaire (ingénierie, sciences économiques et sociales, politiques publiques), elle est membre fondatrice et directrice de l’ISTinaD Center au Soudan, un centre de recherche qui travaille dans le domaine de l’innovation, des sciences et de la technologie pour un développement centré sur les besoins des populations. Elle est également chercheuse associée au Transnational Institute (TNI).

Traduit par Johanne Fontaine

Rendre les Juifs à l’Histoire ou la fin de l’innocence

Avec l’aimable autorisation des éditions La Fabrique, nous publions l’introduction d’une contribution d’Houria Bouteldja intitulée « Rendre les Juifs à l’histoire ou la fin de l’innocence » dont vous trouverez le texte complet dans le livre collectif « Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations » qui sort le 18 octobre 2024. Vous y trouverez également les contributions importantes et indispensables d’Ariella Aïsha Azoulay, Maxime Benatouil, Sebastian Budgen, Judith Butler, Leandros Fischer, Naomi Klein, Frédéric Lordon et Françoise Vergès.

Cela se passe un peu après 1947. Un juif hassidique quitte sa petite ville de Pologne et s’installe à Londres. Il se débarrasse immédiatement de ses vêtements et de ses habitudes religieuses et cherche à devenir anglais. Il fait des études de droit et se marie dans une famille juive prestigieuse et assimilée. Un jour, il reçoit un télégramme lui annonçant la visite de son père âgé. L’homme est pris de panique. Il descend au port pour rencontrer son père et lui dit : « Papa, si tu te présentes chez moi avec ton long manteau, ton couvre-chef, ta barbe, cela va me détruire ici. Tu dois suivre tout ce que je te demande ». Le père est d’accord. Le fils emmène son père chez le meilleur tailleur de Londres et lui achète un magnifique costume. Malgré cela, le vieil homme garde encore un air trop juif. Le fils l’emmène alors chez un barbier. La barbe est rapidement rasée et le vieux père commence à ressembler à un gentleman britannique. Mais il reste un problème : les papillotes, ces pattes bouclées qui entourent les oreilles du vieil homme. Le père fait signe au coiffeur qu’il faut les enlever. A la première papillote, le vieil homme reste stoïque. Mais lorsque le barbier commence à couper la deuxième papillote, des larmes commencent à couler sur le visage du vieil homme. « Pourquoi pleures-tu, papa ? demande le fils, qui craint soudain que le coiffeur n’ait coupé trop de cheveux et qui regrette de voir le visage dénudé du paternel qu’il reconnaît à peine. « Je pleure », répond le père, « parce que nous avons perdu l’Inde« .

Tiré du podcast de la London Review of books https://www.lrb.co.uk/podcasts-and-videos/podcasts/the-lrb-podcast/on-the-jewish-novel

« Je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité« 

Lénine, probablement

« Trop d’humilité est demi-orgueil« 

Proverbe Yiddish

Pardonnez-moi, je vais dire « je ».

Ce ne sera pas la moindre des mes vanités.

Je veux prendre Dieu et ses créatures à témoins et le dire sans pudeur :

Je pense être la personne la moins antisémite de France.

Les plus charitables me jugeront folle. Les autres, arrogante et prétentieuse. Soit. Mais notez que je ne prétends pas ne pas l’être du tout.

Je dis juste que tout le monde l’est probablement plus que moi au pays de Voltaire et des Droits de l’Homme. Mais que les choses soient claires : quand je dis tout le monde, c’est tout le monde. Je pense, par exemple, être moins antisémite que le Président Macron. J’en suis même pleinement convaincue.

Le lectorat averti de La Fabrique ne sera sans doute pas le plus ébranlé par cette affirmation. Il sait que l’Etat racial et ses fondés de pouvoir, tout comme l’extrême droite qui lui sert d’assurance-vie, produisent et reproduisent le racisme. Aussi, déclarer que je serais – objectivement – moins antisémite que Monsieur Macron et que la caste qui tire son hégémonie, sa force et sa longévité de la division raciale va de soi. La cruelle répartie du Général de Gaulle à Maurice Schumann, porte-parole de la France libre, ne contient-elle pas en elle tous les éléments d’un réquisitoire implacable et sans appel contre la plupart des chefs d’Etat français ? Jugez plutôt : lorsque le triste bougre (un autre inconsolable de la perte des Indes) lui annonce sa conversion au catholicisme, la réponse du Général : « Cela fera un catholique de plus, mais pas un juif de moins ! » est pétrifiante. Il en découle que je suis moins antisémite que tous les commentateurs de la vie politique française qui servent ce pouvoir et qui font du philosémitisme un sacerdoce. Je peux citer Michel Onfray, Caroline Fourest, Yann Moix, Eric Naulleau. La liste est trop longue. Aussi, se flatter d’être moins antisémite que cette engeance n’est pas très glorieux et ne vaut pas absolution pour mes péchés moraux.

C’est que je ne me limite pas au bloc au pouvoir. Je pense être également moins antisémite que toute le reste de la classe politique française – des sociaux-démocrates à l’extrême gauche – qui s’enorgueillit de ne pas l’être et qui prétend combattre « la bête immonde », auréolée qu’elle est d’une conscience à toute épreuve, tant comme avant-garde que comme vigie. Son signe de reconnaissance ? Le très pieu « plus jamais ça ! ». Les figures qui l’incarnent ne manquent pas et les citer nommément témoignerait d’un manque de tact tant il est des égarements sincères. Mais si ’élégance a quelque mérite, elle a ses limites. Comment pourrais-je par exemple résister au plaisir de citer Edwy Plenel ?

Voilà pour l’Etat et la société politique. Il en va de même de la société civile accouchée de cette structure, qu’on peut ventiler en fonction de sa condition et de ses intérêts dans le large éventail des sensibilités qui constituent le champ politique blanc. Et qui en matière de racisme (et à quelques exceptions près situées à l’extrême gauche) va de l’antisémitisme le plus crasse au philosémitisme le plus subtile.

Par honnêteté, je concède avoir un doute sur ceux que je veux appeler ici les « self-loving Jews ». Pousserais-je l’insolence jusqu’à me croire moins antisémite qu’eux ? Et pourquoi pas après tout ? En tout cas, ça se discute. Car il ne suffit pas d’être juif pour ne pas participer à la reproduction de l’antisémitisme. J’y reviendrai.

Aux termes de cette démonstration – car je compte bien démontrer que je suis bien « la personne la moins antisémite de France » – chacun sera libre de se laisser convaincre ou pas. Mais je reconnais, en dépit de cette politesse, oser espérer gagner les coeurs. Le lecteur magnanime l’aura compris, l’intérêt n’est pas tant de prouver que je serais véritablement « la personne la moins antisémite de France » mais de méditer sur les implications de cette hypothèse si elle était avérée. A savoir que tout le monde le serait potentiellement plus que moi. Car si tel était le cas, il faudra tout arrêter et entamer un sérieux examen de conscience. Car ce dont on aura alors besoin, c’est d’une rupture radicale avec les traditions de lutte contre l’antisémitisme et d’une remise en question profonde des postulats idéologiques qui les nourrissent.

Pour mener jusqu’au bout cet exercice, il faudrait passer par l’épreuve de vérité. Celle qui consiste d’abord à établir un diagnostic solide et rigoureux de la question juive. La prémisse marxiste, souvent citée mais rarement mise à profit, servira de fil à plomb : « Les Juifs ne se sont pas maintenus malgré l’histoire mais par l’histoire ».

Comme la vérité ne se contemple pas les bras croisés, il s’agira de confronter cette prémisse aux mutations du capitalisme, des Etats-nations occidentaux et des évolutions du contrat social entre les gouvernants et la société civile, des bouleversements géopolitiques mais aussi des luttes et des résistances pour enfin faire une proposition.

L’objectif étant d’en finir véritablement avec l’antisémitisme ou plus modestement emprunter le chemin le plus court et le plus rapide pour atteindre ce but. Pour cela, il faut mettre fin au bannissement des Juifs de l’histoire et faire un sort à leur sacralisation. Et pour le dire encore plus clairement, les libérer de leur statut de victimes intemporelles et les faire responsables de leurs choix, tous leurs choix, et donc de leur existence. En bref, les réintégrer à l’humanité générique en les confrontant à leur liberté, au sens que Sartre donnait au mot « liberté ».

Je me lance mais non sans prier la vérité de bien vouloir me tenir la main.

Houria Bouteldja

Positions des pays africains et solidarité avec la Palestine, des années 1940 au génocide à Gaza par Israël

En réaction à l’opération Tufan Al-Aqsa lancée le 7 octobre 2023, et à l’escalade des attaques génocidaires menées par Israël contre les Palestinien·nes de Gaza dans les jours et les mois qui ont suivi, de nombreux pays africains, particulièrement subsahariens, ont pris position en faveur de la Palestine. En témoignent un soutien marqué sur tout le continent pour la cause palestinienne, et la condamnation des crimes commis par Israël dans la bande de Gaza. Ce soutien reflète un changement d’attitude à l’égard de la Palestine sur le continent africain. Au cours des cinquante dernières années, l’évolution des conjonctures a remodelé les différentes positions africaines sur la question palestinienne, notamment en raison de l’érosion des principes historiques de l’unité africaine, autrefois enracinés dans les mouvements révolutionnaires de libération et dans la solidarité Sud-Sud. En parallèle, Israël est parvenu à établir des relations diplomatiques avec 44 pays africains, ce qui a complexifié le maintien d’une position africaine unifiée autour de la Palestine.

1. Perspectives africaines sur la guerre génocidaire d’Israël à Gaza

Au lendemain du 7 octobre et depuis le début du génocide perpétré par Israël à Gaza, des pays tels que l’Afrique du Sud, la Namibie et le Zimbabwe ont exprimé officiellement leur soutien[1] aux Palestinien·nes. Le 11 décembre 2023, le ministère sud-africain des affaires étrangères publiait une déclaration appelant à un cessez-le-feu entre Israël et la résistance palestinienne, tout en proposant de s’appuyer sur sa propre expérience nationale pour assurer une médiation entre les deux parties. Le 14 octobre 2023, le président sud-africain Cyril Ramaphosa, porte-parole du parti du Congrès national africain (ANC) au pouvoir, a exprimé sa solidarité avec le peuple palestinien et dénonçé les appels lancés par l’armée israélienne à ce qu’1,1 million de Palestinien·nes évacuent le nord de la bande de Gaza. Le président a souligné que « les Palestinien·nes vivent sous l’occupation d’un État d’apartheid ».

Le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud a déposé une plainte contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye, aux Pays-Bas, pour violation de la Convention sur le génocide.[2] Rédigée en anglais, la requête de 84 pages adressée à la Cour présente des preuves d’actes génocidaires commis par Israël, et de son intention de commettre un génocide à l’encontre du peuple palestinien de Gaza. Dans son arrêt du 26 janvier 2024, puis dans les arrêts datés des 28 mars et 24 mai 2024, la CIJ a adopté des mesures provisoires pour protéger les Palestinien·nes de Gaza contre les violations de la Convention sur le génocide.

À l’instar de l’Afrique du Sud, la Namibie a fermement condamné le génocide perpétré par Israël à Gaza. Le 24 janvier 2024, dans une déclaration publiée sur la plateforme X (anciennement Twitter), le président namibien alors en fonction, Hage Geingob, a critiqué le gouvernement allemand pour son soutien à Israël dans l’affaire portée devant la CIJ. Geingob a fait remarquer que, plus que toute autre nation, l’Allemagne aurait dû tirer les leçons de sa propre histoire génocidaire, et a affirmé que cette dernière ne peut pas prétendre respecter son engagement envers la Convention sur le génocide, impliquant notamment des réparations après le génocide commis par les Allemands en Namibie, tout en soutenant les actions d’Israël à Gaza, que le président namibien a assimilé à l’Holocauste et à un génocide.

La République du Zimbabwe a également condamné les violentes attaques commises par Israël dans la bande de Gaza et exigé la cessation immédiate des hostilités, qualifiant de « crimes de guerre » les coupures d’approvisionnement en eau et en électricité organisées par Israël à Gaza. Lors d’une conférence de presse à Harare, Christopher Mutsvangwa, ministre des anciens combattants et porte-parole du bureau politique du parti au pouvoir, l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (ZANU-PF), a souligné que les deux millions de Palestinien·nes de Gaza subissent des bombardements incessants et meurtriers commis par Israël, avec des avions fournis par les puissances occidentales. Le ministre a déclaré que « priver les Palestinien·nes de la bande de Gaza de leurs ressources de base, telles que l’eau, la nourriture et l’électricité, constitue un crime à de multiples égards, car il s’agit à la fois d’un crime de siège et d’un crime de guerre au regard du droit international. »

En tant qu’allié·es de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) depuis le début de la lutte pour la libération, nous proclamons notre soutien au peuple palestinien et condamnons Israël pour ne pas s’être engagé en faveur de la solution à deux États, ainsi que pour avoir violé les accords et permis aux colons israélien·nes de continuer à accaparer de nouvelles terres dans le but de ne rien laisser aux Palestinien·nes. Aujourd’hui, [Israël] veut à nouveau les déplacer de force vers l’Égypte, voire les repousser à la mer. »[3]

En parallèle, plusieurs pays africains comme le Kenya, le Ghana, le Rwanda, le Cameroun et la République démocratique du Congo ont exprimé leur soutien inconditionnel à Israël. Le président kenyan William Ruto a publié une déclaration condamnant fermement les attaques du Hamas contre Israël et exhortant la communauté internationale à prendre des mesures contre les auteur·trices,  organisateur·trices, soutiens financiers, commanditaires et partisan·es de ce qu’il a qualifié d’« actes terroristes criminels ». Le Ghana, membre temporaire du Conseil de sécurité de l’ONU, a adopté une position similaire en s’abstenant de voter pour deux projets de résolution en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, l’un initié par la Russie et l’autre par le Brésil. De même, les gouvernements de la République démocratique du Congo, du Rwanda et du Cameroun ont prononcé des déclarations en faveur de l’occupation israélienne. Ces gouvernements ont explicitement condamné les opérations de résistance contre l’occupation israélienne. Il est probable qu’ils aient été motivés par des considérations pragmatiques d’ordre économique et de sécurité nationale, ces pays collaborant avec Israël sur d’importants projets dans des domaines tels que la sécurité, l’agriculture, les infrastructures, la technologie et l’armement.[4]

Entre ces deux pôles, les événements survenus depuis le 7 octobre ont fait apparaître ce que l’on peut appeler un bloc « hésitant », qui cherche à maintenir une position impartiale en raison de l’imbrication de ses intérêts, à la fois avec Israël et avec les pays arabes. Ce bloc rassemble des pays qui ont fréquemment plaidé en faveur de l’adoption d’une solution à deux États pour la Palestine, sur la base des frontières d’avant juin 1967. Au premier rang de ces pays se trouvent le Nigeria, la Tanzanie, l’Ouganda, la Guinée-Bissau et l’Éthiopie. Il convient toutefois de noter que cette dernière, malgré ses liens historiques forts avec Israël, n’a pas exprimé de position claire quant aux événements survenus depuis le 7 octobre.

En ce qui concerne la solidarité des populations avec la Palestine, le soutien populaire à la cause palestinienne reste fort dans toute l’Afrique, passant outre et contredisant souvent les réactions officielles. Malgré le déclin de l’activisme pro-palestinien, et du nombre de Palestinien·nes présent·es dans de nombreux pays africains, de larges segments de la population africaine considèrent toujours que le soutien au peuple palestinien et à sa cause fait partie des valeurs collectives africaines, notamment le refus de l’occupation et de l’exploitation israéliennes. Si ce soutien se manifeste particulièrement dans les pays à majorité musulmane, tels que le Sénégal, la Gambie et la Mauritanie, il reste fort dans d’autres pays africains sans majorité musulmane.

Depuis le 7 octobre, la solidarité affichée avec la Palestine et la condamnation du génocide israélien à Gaza ont fait l’objet de multiples manifestations populaires, dans de nombreux pays africains comme le Kenya, le Sénégal et le Nigeria. Des manifestations ont également eu lieu devant des ambassades occidentales. Tout cela va à l’encontre de l’image d’une opinion publique africaine divisée sur la Palestine véhiculée par les médias occidentaux.

Au Kenya, la position du président Ruto a rapidement été critiquée par des voix solidaires de la Palestine, soulignant que cette position était contraire à la constitution kenyane, car le président n’avait pas consulté le peuple kenyan sur la question avant de s’exprimer. Booker Omole, vice-président du Parti communiste du Kenya, a comparé l’occupation israélienne de la Palestine à la colonisation du Kenya par la Grande-Bretagne, tandis que Raila Odinga, chef du Mouvement démocrate orange (opposition), a condamné la position de M. Ruto en déclarant : « Nous devons condamner avec la plus grande fermeté la brutalité avec laquelle les enfants et les femmes innocent·es de Palestine sont opprimé·es par le régime de M. Netanyahou. »[5]

En mars et avril 2024, l’opposition nigériane a organisé des veillées à la bougie en solidarité avec les martyr·es palestinien·es, tandis qu’en janvier 2024, certains mouvements politiques sénégalais appelaient à mener une vaste campagne de récolte de dons pour soutenir les habitant·es de Gaza et alléger leurs souffrances, tout en exigeant la cessation immédiate des attaques menées par Israël sur Gaza, ainsi que l’ouverture permanente des points de passage pour faire entrer l’aide humanitaire.

En Afrique du Sud, dès le 23 octobre 2023, le parti des Combattants pour la liberté économique de Julius Sello Malema a organisé des manifestations dans plusieurs régions et tenu un sit-in devant l’ambassade d’Israël à Pretoria.

Le sentiment anticolonial reste très présent dans la conscience africaine, même s’il n’est plus aussi intense que par le passé. À cet égard, il est important de noter que le génocide israélien à Gaza se produit parallèlement à un rejet populaire croissant de la présence française dans les pays du Sahel. Au regard du soutien français au régime sioniste israélien, de nombreux pays africains et leurs populations considèrent que les objectifs de la résistance palestinienne sont alignés sur les leurs.

2. Israël, portail de l’impérialisme en Afrique

On ne peut comprendre les positions africaines actuelles sur la cause palestinienne – tant officielles que populaires – sans tenir compte de la percée d’Israël en Afrique au fil du temps. Tout d’abord, les activités d’Israël se sont souvent alignées sur les stratégies néocoloniales sur le continent africain, l’État hébreu faisant office de passerelle entre les anciennes nations industrialisées coloniales et les pays en développement d’Afrique. Ensuite, ces activités reflètent également la stratégie sioniste de cultiver des alliances afin de garantir un soutien politique à Israël sur la scène internationale. Enfin, Israël cherche à protéger son économie et à sécuriser sa position sur les marchés étrangers en Afrique.

Avant les récentes découvertes de gisements de pétrole et de gaz en Méditerranée, Israël ne disposait pas de ressources naturelles conséquentes. Les richesses minérales contrôlées dans les territoires occupés sont principalement le cuivre, le phosphate et les sels de la mer Morte, l’assistance technologique apportée par les États-Unis et l’Europe jouant un rôle déterminant dans l’exploitation de ces ressources.[6] L’Afrique, en revanche, regorge de richesses minières et de matières premières convoitées par Israël et les anciennes puissances coloniales occidentales. De plus, en cherchant à développer son économie en se positionnant comme pôle industriel capable de faire fructifier à la fois ses propres intérêts et ceux de ses partisans européens et américains, Israël a donc tiré parti de sa présence en Afrique pour renforcer les relations des puissances occidentales avec les pays africains, et pour exploiter le continent africain comme marché pour les produits israéliens.

Au cours des deux décennies qui ont suivi sa création en 1948, Israël s’est engagé à accueillir et à garantir un hébergement et un emploi aux nouveaux immigrant·es, en particulier celles et ceux originaires des pays afro-asiatiques pauvres. Sur le plan démographique, la population juive de Palestine ne dépassait pas 650 000 personnes en 1948. En 1962, ce nombre était passé à plus de 2 millions,[7] et il atteignait 2,3 millions en 1966. Durant cette période, Israël a activement encouragé l’immigration vers les territoires occupés de Juif·ves africain·es en provenance de pays tels que le Nigeria, l’Éthiopie et le Lesotho.

Le ministère israélien des affaires étrangères a bénéficié des connaissances de ces personnes pour appréhender les défis auxquels leurs pays d’origine étaient confrontés, et ces populations immigrées ont prêté main-forte aux services de renseignement israéliens afin d’identifier des personnalités influentes dans les pays africains susceptibles de soutenir les intérêts sionistes. Cette population juive sioniste africaine immigrée a joué un rôle crucial dans la promotion des objectifs politiques d’Israël. Par l’intermédiaire d’institutions comme l’Agence juive, Israël a mis en œuvre des programmes spécialisés impliquant les Juif·ves de la diaspora, notamment en Afrique. Ses missions diplomatiques à travers le continent africain ont organisé la visite de Juif·ves africain·es dans les territoires occupés, et ont attiré des volontaires sionistes ayant terminé leur service militaire dans les Forces d’occupation israéliennes (FOI) pour qu’ils et elles rejoignent des groupes de mercenaires dans divers pays africains.[8]

Dans sa volonté de faire accroître à la fois sa population juive et son économie, Israël a tiré parti de la vague des indépendances face au colonialisme initiée en 1960, aussi connue sous le nom d’Année de l’Afrique. Les puissances coloniales en retrait ont laissé derrière elles des pays africains nouvellement indépendants mais souvent en proie aux pénuries, à la confusion, et confrontés à des défis tant internes qu’externes, notamment des conflits frontaliers, les complexités de la gouvernance moderne, le sous-développement et le manque de croissance économiques, les difficultés d’intégration dans la communauté internationale et de création d’une entité internationale autonome, ainsi que le manque de personnel qualifié pour contribuer à la construction d’un État moderne. Israël a tiré parti de ces enjeux. En cherchant à être rapidement reconnu par ces nouvelles nations, et à établir des relations diplomatiques avec elles, l’État hébreu a conclu des accords économiques, renforcé la coopération technique et culturelle et envoyé des expert·es pour fournir une assistance dans divers secteurs.[9] En parallèle, Israël a fourni aux anciennes puissances coloniales des canaux alternatifs pour assurer la sauvegarde de leurs derniers intérêts sur le continent.

Il est important de noter à cet égard que, même avant leur retrait, ces puissances coloniales avaient déjà cherché à lier les pays africains à Israël par des accords économiques, et favorisé les relations personnelles entre les dirigeants africains et les représentant·es israélien·nes. Cela a permis aux représentant·es du gouvernement israélien et à la Histadrout (la Fédération générale du travail en Israël) d’exploiter les terres africaines auparavant sous contrôle colonial, facilitant les contacts entre les organismes professionnels et les organisations d’étudiant·es israélien·nes et leurs homologues en Afrique. Ce soutien a perduré après l’accession des pays africains à l’indépendance.[10]

3. Les prémices des relations israélo-africaines

Au fil du temps, le développement des relations entre Israël et les pays africains a pris une tournure singulière. L’État hébreu a commencé par étudier les réalités structurelles du continent africain, et à identifier les meilleures opportunités d’infiltration et de création d’un environnement propice à une présence israélienne. La plupart de ces objectifs seront atteints en 1967, année qui marquera l’apogée du déploiement des activités d’Israël en Afrique. Toutefois, cette date va également marquer le début d’une détérioration significative des relations afro-sionistes.

L’histoire des relations israélo-africaines peut être divisée en cinq périodes : la phase de reconnaissance (1948-1956), la phase de pénétration et de création de sympathie (1957-1962), la phase de soutien (1962-1967), la phase de détérioration (1967-1978) et, enfin, la phase de retrait des pays arabo-musulmans, en lien avec les accords de normalisation. Cette partie traite des trois premières périodes.

Aux lendemains de sa création, l’État d’Israël ne possède pas l’influence politique nécessaire pour s’implanter sur le continent africain. Mais le jeune État se concentre à l’époque sur le renforcement de ses relations avec les grandes puissances, les pays africains étant considérés comme secondaires. Cette situation va changer après la Conférence de Bandung de 1955, qu’Israël perçoit comme un coup dur l’isolant davantage des pays afro-asiatiques.[11] La résolution de la conférence sur la Palestine montre que ces pays soutiennent le consensus des pays arabes sur la question palestinienne, puisqu’Israël en a été exclu. En réponse à la conférence, Israël décide de contrer les initiatives des pays arabes visant à l’isoler, en se concentrant sur l’établissement de liens avec les pays afro-asiatiques libéraux et les nations en quête de libération nationale.

Le danger pour Israël d’être isolé des pays du Sud se fera ressentir lorsque ces pays vont soutenir l’Égypte lors de la crise de Suez de 1956, avant de se manifester à nouveau dans l’accord politique et la cohésion dont fait preuve le bloc de Bandung à l’ONU, en particulier lors de la réunion de Brioni en 1956. Ce bloc considère alors Israël comme un instrument représentant l’ancien ordre colonial. En outre, la position sans équivoque de l’Égypte contre la politique militaire américaine au Moyen-Orient accroît également les craintes d’Israël à cette époque, en raison de la fermeté idéologique d’une telle position, et du risque de propagation de cette opposition dans toute la région. En effet, Israël avait compris que le déclin de l’influence occidentale au Moyen-Orient constituerait une menace importante pour son existence, en particulier au cours des premières années qui ont suivi sa création.[12]

Cependant, malgré ces considérations, les premiers contacts entre Israël et le continent africain seront peu fréquents et limités aux relations avec le Liberia et l’Éthiopie, à l’époque tous deux dirigés par des régimes autoritaires impériaux locaux, et à la signature d’accords commerciaux avec les autorités coloniales du Kenya, du Nigeria, de Madagascar et du Gabon.

Le vote du Liberia de 1947 en faveur du plan de partage des Nations unies va constituer le premier soutien qu’Israël recevra d’un pays africain (le gouvernement d’apartheid d’Afrique du Sud avait également voté en faveur du plan). Israël ouvre une ambassade à Monrovia en 1954, et va continuer à développer des liens avec le Liberia par le biais de relations informelles. En 1955, les deux premières sociétés à capitaux sionistes et libériens sont créées à Monrovia. Il s’agit de deux succursales de Mayer Investments à Tel-Aviv, l’une active dans la construction et la reconstruction, l’autre chargée d’investissement en capital.[13] Cependant, bien que le Liberia soit le premier pays africain avec lequel Israël a signé un traité d’amitié et de coopération, sa position officielle à l’égard d’Israël demeurera souvent prudente et réservée. Néanmoins, tout comme la Birmanie a constitué la pierre angulaire des relations sionistes avec l’Asie, le Liberia va jouer un rôle similaire en Afrique.

Les avantages qu’Israël tirera de ses premières relations avec certains pays africains seront considérables, car ces liens vont l’aider à comprendre le contexte africain, et ouvriront la voie à un rapprochement avec d’autres pays africains.

Pour sa part, l’Éthiopie s’est abstenue de voter sur la résolution de partition des Nations unies en 1947 et ne reconnaît l’existence d’Israël qu’en 1961,[14] malgré la coopération permanente entre les deux pays dans les domaines économique, culturel et scientifique. Cela était dû au conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée, dans le cadre duquel la première espérait obtenir le soutien de l’Égypte, du Soudan et d’autres pays africains favorables à la Palestine. Ce n’est qu’après la défaite arabe de 1967 qu’Israël pourra avoir accès à l’Éthiopie et à l’Afrique de l’Est, via le port d’Eilat.

Après la guerre de 1956, la stratégie d’Israël va être mise à l’épreuve et le pays va considérablement modifier ses objectifs et ses positions à l’égard du continent africain. Cette période sera marquée par une multiplication des missions et des visites de haut niveau de responsables israélien·nes en Afrique. La vague d’indépendance qui déferle sur les pays africains en 1960 va permettre de renforcer la diplomatie israélienne sur le continent. Israël souhaite consolider les relations entretenues avec certains pays africains avant leur indépendance, et obtenir la reconnaissance officielle des nouveaux États indépendants par le biais de missions diplomatiques. L’État hébreu cherche en outre à établir de nouvelles relations avec des pays restés jusqu’alors en marge des relations israélo-africaines.

Le chef d’état-major israélien Moshe Dayan se rend au Liberia et au Ghana en 1957, tandis qu’en 1958, le ministre des affaires étrangères, et plus tard la quatrième Première ministre israélienne Golda Meir se rendront au Liberia, au Ghana, au Nigeria, au Sénégal et en Côte d’Ivoire, effectuant ainsi les premières visites officielles de haut niveau de l’État d’Israël sur le continent. Lors de ses discussions avec les dirigeants africains, Mme Meir souligne l’engagement d’Israël à fournir une assistance à ces jeunes nations. La Première ministre invite également plusieurs chefs d’État africains à se rendre dans les territoires occupés, ce que certains feront en 1958 et 1959. Ces visites sont motivées par l’intérêt de ces gouvernements pour l’expérience israélienne en matière de développement, largement relayée par la presse africaine.[15]

Israël va aussi renforcer ses relations diplomatiques avec le Ghana entre 1957 et 1959 et, en février 1959, l’État sioniste étend sa présence diplomatique sur le continent en établissant un consulat au Sénégal et une ambassade en Guinée, à l’époque sous domination coloniale française.

Lorsque la Guinée déclare son indépendance de la France et quitte l’Afrique occidentale française (AOF) en 1958, Israël est confronté à un dilemme : tout en étant désireux de renforcer sa présence en Afrique, l’État hébreu hésite à reconnaître l’indépendance de la Guinée, craignant des répercussions de la part de la France, qui constitue alors une alliée et un soutien de taille. Israël choisit de retarder la reconnaissance officielle, tout en soulignant sa volonté d’établir des relations de coopération avec la Guinée dans tous les domaines. Les liens diplomatiques ne seront établis qu’en 1959,[16] après que les diplomates sionistes ont réussi à convaincre le gouvernement français de l’importance stratégique de reconnaître l’indépendance de la Guinée, pour la sécurité d’Israël et le renforcement de son influence en Afrique.

Durant cette période, une grande partie de la presse africaine, qui appartient alors à des sociétés étrangères et est soumise à la censure coloniale, ainsi qu’à d’autres mesures autoritaires, va exprimer une forte sympathie à l’égard d’Israël. Cet environnement favorable mobilise de nombreux journalistes, avides de promouvoir Israël lorsqu’ils et elles sont invité·es à visiter le pays et à rencontrer ses représentant·es. Ces journalistes vont jouer un rôle essentiel dans la lutte contre la propagande anti-israélienne véhiculée par les ambassades des pays arabes en Afrique et des pays africains antisionistes.

Les visites de dignitaires africains en Israël se concentrent sur un certain nombre de domaines revêtant une importance particulière pour les pays africains. Par exemple, au début de l’année 1959, des missions du Niger et du Tchad débarquent en Israël pour observer les réalisations du jeune État hébreu dans les domaines de l’agriculture et du travail social. En novembre 1959, une délégation de syndicats guinéens se rend en Israël pour étudier les activités coopératives et économiques mises en œuvre par l’État sioniste. Cette visite sera suivie d’une autre visite d’une délégation syndicale guinéenne financée par Israël, qui durera six mois. Les représentant·es israélien·nes sont particulièrement bien accueilli·es dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest en raison des liens étroits qu’Israël entretient avec la France, comme en témoigne la visite du président du Gabon dans les territoires occupés en 1961.[17] Le développement de la coopération israélo-française indique que la France approuve tacitement l’implication d’Israël dans les pays africains francophones.

4. L’ascension et la chute de l’influence sioniste en Afrique

Les relations israélo-africaines vont atteindre leur apogée à la fin des années 1960. Convaincu que

sa sécurité et sa capacité d’expansion militaire dépendent étroitement de sa stratégie africaine, Israël va déployer, au cours des années qui précèdent la guerre de 1967, des efforts considérables pour renforcer ses liens avec les pays d’Afrique de l’Est, et pour établir de nouvelles relations et accords avec les dirigeants des mouvements nationalistes dans les régions d’Afrique qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance. L’État hébreu va se concentrer en particulier sur les régions adjacentes à la mer Rouge, considérées comme un corridor vital.

Cependant, si 1967 marque l’apogée de la présence israélienne en Afrique, cette même année va également amorcer le début d’un déclin des relations afro-israéliennes. Les raisons de ce déclin se recoupent et contribueront à révéler les velléités expansionnistes d’Israël sur le continent africain.

Plusieurs facteurs d’ordre économique et financier vont empêcher Israël d’étendre son influence comme espéré à la fin des années 1960. Tout d’abord, le manque de moyens financiers : à cette époque, l’État sioniste compte essentiellement sur l’aide étrangère pour couvrir son déficit commercial, ce qui l’empêche de répondre à la demande des pays africains. Le manque de financement affecte également sa capacité à supporter les charges financières des missions diplomatiques en Afrique, des visites d’expert·es, de l’accueil de stagiaires africain·es, ainsi que de l’octroi de prêts et de subventions. Les conséquences de la guerre des Six Jours de juin 1967 ont entraîné une baisse du tourisme, des flux de capitaux étrangers et des investissements privés, ce qui a conduit à une accumulation des dettes internes et externes, des goulets d’étranglement industriels et une incapacité à répondre aux besoins en exportation, entraînant l’inflation. Les impôts augmentent et les réserves de change se sont considérablement détériorées. Ces difficultés financières vont empêcher Israël d’honorer ses contrats et ses engagements envers les pays africains.

De plus, la présence israélienne en Afrique se heurte à d’autres obstacles. Certains projets agricoles (tels que ceux mis en œuvre au Gabon, en Côte d’Ivoire et au Libéria), similaires à ceux appliqués dans les territoires occupés, échouent car ils sont mal adaptés aux conditions sociales, politiques et environnementales de l’Afrique. Une mise en œuvre trop précipitée va également conduire à l’échec cuisant de certains projets israéliens et miner la réputation des entreprises et des institutions sionistes, conduisant parfois au non-renouvellement de contrats passés avec des pays africains. À titre d’exemple, lors de la construction de l’aéroport de la capitale ghanéenne, Accra, Israël n’a pas respecté les conditions convenues. Une situation similaire s’est produite autour de la construction du bâtiment du Parlement et de la mairie à Monrovia. En outre, Israël se retrouve incapable de répondre à la demande croissante d’expertise technique des pays africains, en particulier d’ingénieur·es et d’infirmières, alors même que les économies africaines manquent de main d’œuvre qualifiée, d’équipements modernes et de procédures de communication interne, ce qui entrave la réalisation de certains projets conjoints. De plus, les expert·es israélien·es travaillant dans les pays africains rencontrent des difficultés pour s’adapter au climat social et aux enjeux de la vie quotidienne : outre la barrière de la langue, ces ressortissant·es font preuve de racisme, restent isolé·es et ne s’intègrent pas socialement.

En outre, après 1967, les pays d’Afrique vont commencer à prendre conscience de la véritable position d’Israël sur de nombreuses problématiques propres au continent africain, notamment l’indépendance. À titre d’exemple, Israël soutient les mouvements sécessionnistes et séparatistes au Nigeria, au Congo, en Angola et au Mozambique, tout en coopérant avec les régimes d’apartheid en Afrique australe (Angola, Botswana, Eswatini, Lesotho, Malawi, Namibie, Afrique du Sud et Zimbabwe). L’opinion publique africaine commence alors à condamner l’incohérence d’Israël autour de ces enjeux, considérant l’État sioniste comme complice des forces contre-révolutionnaires opposées aux mouvements de libération sur le continent.

5. Positions antisionistes en Afrique

La normalisation actuelle des relations avec Israël menée par certains pays africains après une période de boycott, et leurs positions rétrogrades, ne sont ni prédéterminées ni spontanées. Il s’agit de choix politiques reflétant l’idéologie, la composition et la stratégie des classes dirigeantes africaines.

L’Organisation de l’unité africaine (OUA) va jouer un rôle progressiste en soutenant la cause palestinienne. Le 5 juin 1967, au lendemain de l’attaque menée par Israël contre les pays arabes voisins, le dirigeant guinéen Ahmed Sékou Touré réunit le bureau politique du Parti démocratique de Guinée, et prend la décision de rompre les relations diplomatiques avec Israël en expulsant l’ambassadeur israélien, ainsi que les expert·es et technicien·nes sionistes.[18] Cette position va trouver un écho auprès des dirigeants des autres États membres de l’OUA, et le conseil ministériel de l’OUA à Addis-Abeba appellera par la suite tous les États membres à apporter un soutien matériel et moral à l’Égypte et aux autres pays arabes, décrivant Israël comme une entité belligérante. Cette décision va susciter une levée de boucliers dans les milieux sionistes, qui vont à leur tour appeler à réduire l’assistance aux pays africains qui soutiennent la position de l’OUA.

La sixième conférence de l’OUA, qui se tient en Algérie en septembre 1968, va exiger le retrait des forces étrangères de tous les territoires arabes occupés en juin 1967, conformément à la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU. La conférence appelle également tous les États membres de l’OUA à faire pression pour garantir l’application de la résolution. L’année suivante, à Addis-Abeba, la septième conférence inscrit pour la première fois la crise du Moyen-Orient comme point à traiter indépendamment de l’ordre du jour. On souligne la nécessité de mettre en œuvre la décision adoptée lors de la session de 1968 en Algérie, et de réaffirmer cet engagement lors des sessions ultérieures. Lors de son neuvième congrès en 1971, l’OUA intensifie ses efforts en créant un comité de dix pays africains chargé de résoudre la crise au Moyen-Orient. L’OUA exhorte tous ses États membres à soutenir l’Égypte et à se mobiliser au niveau des instances internationales, notamment le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations unies, en faveur d’un retrait immédiat et inconditionnel d’Israël des nouveaux territoires occupés en 1967.[19]

La onzième conférence, en mai 1973, va marquer un tournant important dans les relations afro-arabes. Au cours de cette session, l’OUA reconnait que le respect des droits du peuple palestinien doit être au centre de toute solution juste et équitable à la crise du Moyen-Orient. En outre, l’organisation avertit Israël que ses politiques et pratiques pourraient contraindre ses États membres à prendre des mesures politiques ou économiques à son encontre, soit individuellement, soit collectivement, à l’échelle du continent.

Par la suite, le mouvement de boycott africain va s’étendre à la Guinée, à l’Ouganda, à la République populaire du Congo, au Mali, au Tchad, au Niger, au Burundi, au Togo et au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo). Chaque pays a alors ses propres raisons, outre sa position en faveur de la cause palestinienne, de rompre ses relations avec Israël. Par exemple, le gouvernement ougandais considère que l’ambassade israélienne installée dans sa capitale, Kampala, est responsable d’activités subversives à son encontre, notamment l’entrée illégale d’un grand nombre de sionistes dans le pays, ainsi que la vente d’armes défectueuses.[20] En République populaire du Congo, le régime politique marxiste voit en Israël un bastion de l’impérialisme américain au Moyen-Orient, tandis que le Tchad craint que la présence d’Israélien·nes sur son territoire ne mette en danger non seulement sa propre sécurité, mais aussi celle des pays voisins. Le Burundi, quant à lui, est convaincu qu’Israël soutient les rebelles qui ont tenté de prendre le pouvoir en mai 1973.

Cinquante ans plus tard, on peut observer une dynamique similaire, quoique moins prononcée sur le plan idéologique. Le 20 février 2024, à l’initiative de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, la Commission de l’Union africaine (CUA), successeuse de l’OUA, a retiré à Israël le statut de membre observateur, et l’État sioniste se trouve désormais définitivement banni de l’institution, deux ans seulement après que ce statut lui a été conféré au prix d’une décennie d’efforts diplomatiques. Le président de la CUA, Moussa Faki Mahamat, a qualifié la situation dans la bande de Gaza de « violation la plus flagrante » du droit humanitaire international, et a accusé Israël de chercher à « exterminer » les habitant·es de Gaza.[21]

6. Les révolutionnaires africain·es et la question palestinienne

En 1965, lors de la deuxième conférence des Organisations nationalistes des colonies portugaises (CONCP) à Dar es Salaam, Amílcar Cabral aborde la question de la Palestine. Au nom du Front de libération du Mozambique (FRELIMO), du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, du Front portugais de libération nationale et du Comité de libération de Sao-Tomé-et-Príncipe, le chef indépendantiste déclare : « Nous soutenons fermement les pays arabes et africains dans leurs efforts pour aider le peuple palestinien à recouvrer sa dignité, son indépendance et son droit à la vie. »[22]

Vingt ans plus tard, le 4 octobre 1984, lors de l’Assemblée générale des Nations unies, le dirigeant révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara prononce un discours de solidarité avec le peuple palestinien : « Je pense à ce vaillant peuple palestinien, c’est-à-dire à ces familles atomisées errant de par le monde en quête d’un asile. Courageux, déterminés, stoïques et infatigables, les Palestiniens rappellent à chaque conscience humaine la nécessité et l’obligation morale de respecter les droits d’un peuple […]. » [23]

Nelson Mandela a lui aussi soutenu la cause palestinienne, et condamné le régime d’apartheid d’Israël  en déclarant que la question de la Palestine était « la plus grande question morale de notre temps », et que « la liberté de l’Afrique du Sud [était] incomplète sans la liberté du peuple palestinien ».[24]

L’historien afro-guyanais Walter Rodney défendait également la Palestine. Alors qu’il vivait en Tanzanie, il a écrit un article pour le journal The Standard sur les détournements d’avions organisés par le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP).[25] Selon lui, ces détournements remontent le moral des opprimé·es et sensibilisent la communauté internationale à leur cause. Dans son article, Rodney fait l’éloge de la jeune guérillera Leila Khaled, qui a mené plusieurs détournements au nom du FPLP, la décrivant comme « un exemple de femme libérée par la lutte ». Rodney considérait les détournements comme une tactique utilisée par les guérilleros palestinien·nes pour attirer l’attention sur leur revendication d’une solution à un seul État, solution alors ignorée par l’Occident et à laquelle Israël s’opposait. Les propos de Rodney demeurent très pertinents aujourd’hui, car ils permettent de comprendre le raisonnement qui sous-tend les actions récentes du mouvement de résistance palestinien.

7. La solidarité africaine, entre soutien populaire et institutionnel à Gaza et la Palestine

Les 54 pays africains constituent un bloc de vote important au sein de toutes les instances internationales, notamment le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations unies, comme en témoignent les diverses résolutions proposées et adoptées depuis le 7 octobre 2023 concernant un cessez-le-feu et une trêve humanitaire à Gaza. Bien qu’une minorité de ces 54 pays s’oppose à la résistance du Hamas et soutient l’armée d’occupation israélienne, ce bloc, dans son écrasante majorité, a voté en faveur des diverses résolutions de l’Assemblée générale appelant à une trêve humanitaire ou à un cessez-le-feu, ou encore à une meilleure reconnaissance des droits de la Palestine au sein des Nations unies, en tant qu’État observateur. Il est important de noter qu’à l’exception du Liberia, aucun pays africain n’a voté contre une résolution de l’ONU relative à un cessez-le-feu, à une trêve humanitaire et à l’acheminement sans entrave de l’aide humanitaire à Gaza.

Ces votes se sont déroulés dans le contexte de l’émergence d’un mouvement, à partir de 2021, qui prône les valeurs africaines et le panafricanisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Ce mouvement se traduit par des manifestations contre la présence occidentale dans ces pays – en particulier de la France et des États-Unis – et contre la normalisation des relations avec Israël. Les manifestations qui ont eu lieu au Sénégal en 2023 et 2024 se sont notamment concentrées sur l’obtention d’une plus grande souveraineté économique et monétaire, et sur la solidarité avec la Palestine. L’un des objectifs premiers de ce mouvement est de reconsidérer les relations avec la France, et plus particulièrement la dépendance au sein de la Zone franc, contrôlée par la France. En parallèle, la guerre en cours en Ukraine a mis à rude épreuve les ressources financières de l’Occident, soulignant ainsi le rôle crucial de l’Afrique dans l’économie mondiale et son potentiel d’influence sur les futures alliances internationales. En réalité, cela mène les grandes puissances à tenter de relancer leur coopération avec les pays africains, afin d’atténuer leurs pertes dues à la guerre par le biais d’accords de coopération en matière d’énergie et d’armement avec ces pays.

Dans ce contexte, le génocide à Gaza a incité l’opinion publique africaine à reconsidérer la cause palestinienne, ce qui a conduit à une opposition croissante à la normalisation avec Israël et a fait naître une vague grandissante de colère populaire dans les pays africains contre Israël, les États-Unis et leurs alliés occidentaux impliqués dans le génocide à Gaza. Les inquiétudes fusent quant au risque que les intérêts et les individus occidentaux sur le continent soient pris pour cible par des manifestant·es et des mouvements de protestations. Le département d’État américain, par l’intermédiaire de l’ambassade des États-Unis à Abuja, a notamment émis une recommandation aux voyageur·euses américain·es qui prévoient de se rendre au Nigeria, les mettant en garde contre d’éventuelles agressions de la part de foules hostiles.

Conclusion

L’importante vague de solidarité avec la Palestine observée dans de nombreux pays du Sud s’est accompagnée d’une forte reconnaissance de la vacuité et de la faillite de l’ « ordre [impérial] international fondé sur des réglementations », qui a ôté ce qui restait de légitimité au Nord dans l’application du droit international. Plus précisément, les puissances européennes, notamment le Royaume-Uni et l’Allemagne, se retrouvent de plus en plus isolées – aux côtés des États-Unis – pour avoir ouvertement soutenu la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza. Malgré certaines dissonances internes au sein du bloc occidental, ses stratégies géopolitiques divergent de plus en plus de celles de la majorité mondiale, comme l’a clairement démontré le soutien politique et moral inflexible apporté par la plupart des pays du Sud à la cause palestinienne.

Ces divergences s’observent au sein même des pays occidentaux. La décision des États-Unis d’opposer systématiquement leur veto à toutes les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU (jusqu’à la résolution du 25 mars 2024, sur laquelle ils se sont abstenus), et de fournir une aide militaire supplémentaire de 17 milliards de dollars à Israël, est en contradiction avec les voix de plus en plus nombreuses venues de l’intérieur qui s’opposent à un tel soutien, notamment le puissant mouvement étudiant pro-palestinien qui s’est fortement implanté sur les campus des universités américaines. Ces dynamiques internes ont ébranlé les perceptions dominantes de la démocratie libérale occidentale.

L’histoire des peuples du Sud et des mouvements syndicaux et étudiants dans le monde entier illustre comment les efforts collectifs, même graduels, peuvent renforcer une solidarité croissante avec la Palestine. Enracinés dans des expériences partagées et un engagement à faire face aux injustices héritées de l’Histoire, ces mouvements remettent en question l’autorité morale revendiquée par l’Occident et esquissent un tournant significatif perceptible dans le monde entier, du Nord au Sud.

Par Kribsoo Diallo

Basé au Caire, Kribsoo Diallo est chercheur et analyste politique panafricaniste spécialisé sur les questions africaines.

Publié initialement sur le site TNI : https://www.tni.org/en/article/african-attitudes-to-and-solidarity-with-palestine. Traduit de l’anglais par Johanne Fontaine- Édité par Nellie Epinat


[1] Cet article se concentre sur les pays d’Afrique subsaharienne, sans toutefois chercher à dissocier les pays d’Afrique du Nord arabophones du reste du continent. Alors qu’une large attention a été accordée aux populations des pays arabophones et à leur solidarité avec la Palestine, nous estimons que les dynamiques en cours dans les pays africains non-arabophones n’ont pas bénéficié d’une couverture médiatique et d’une analyse satisfaisantes. Cet article est une tentative de remédier à cette situation (Note des éditeur·trices).

[2] Le titre complet est « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ».

[3] Middle East Monitor, « Zimbabwe describes Israel’s cutting off water, electricity from Gaza as a war crime », 2 novembre 2023. https://www.middleeastmonitor.com/20231102-zimbabwe-describes-israels-cutting-off-water-electricity-from-gaza-as-a-war-crime/

[4] Gidron, Y., Israel in Africa: Security, Migration, Interstate Politics. Londres, Bloomsbury, 2020.

[5] Malala, P., « Why Miguna is defending Raila Odinga », 5 novembre 2023. https://www.nairobileo.co.ke/news/article/13864/why-miguna-is-defending-raila-odinga 

[6] Decalo, S., Israel and Africa: Forty Years, 1956–1996, Florida Academic Press, 1998.

[7] Yacobi, H., Israel and Africa: A Genealogy of Moral Geography, Routledge, 2016.

[8] Abu Zeid, S., Africa Between the Claws of Israel, Beirut: Al-Donia Al-Jadida, 1962.

[9] Quntar, R., Israeli Economic Penetration in Africa and Ways to Confront It, Palestinian Organisation Research Centre, 1968.

[10] Abdel Rahman, A.et Shaarawi, H., Israel and Africa 1948–1985, Le Caire, Dar Al-Fikr Al-Arabi, 1986.

[11] Acharya, A et See Seng, T. (Eds.), Bandung Revisited: The Legacy of the 1955 Asian-African Conference for International Order, Chicago, University of Chicago Press, 2008.

[12] Quntar, Israeli Economic Penetration in Africa and Ways to Confront It, 1968.

[13] Odah, A.M., Israeli Activity in Africa, Le Caire, Publications de l’Institute for Arab Research and Studies, 1966.

[14] Vladimirov, V., Israeli Policy in Africa. Moscou, International Affairs, 1965.

[15] Kreinin, M.G., Israel and Africa: A Study in Technical Cooperation. New York, Praeger Special Studies in International Economics, 1964.

[16] Zeff, M., « Israel and Guinea announce diplomatic relations », 20 juillet 2016. https://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-4831138,00.html

[17] Rogers, F., History of Guinea Conakry, and Early Struggle for African Liberty: Sekou Toure, an African Might, a Political Diversity. Blurb Inc, 2024.

[18] Ojo, O., Africa and Israel Relations in Perspective. Jerusalem, Leonard David Institute for International Relations, Routledge, 1988.

[19] Al-Isfahani, N., Arab-African Solidarity, Centre for Political and Strategic Studies, 1977.

[20] Oded, A., Uganda and Israel: The History of a Complex Relationship. Abba Eban Publications, 2002 ; Yotam Gidron, op. cit.; Abdel-Ghani Al-Saudi, M., Arab-African Relations: An Analytical Study in Its Various Dimensions, Institute of Arab Research and Studies, Le Caire, 1978.

[21] The Associated Press, « African leaders condemn Israel’s offensive in Gaza », 17 février 2024. https://rb.gy/kq4xs9

[22] Cabral, A., Selected Speeches by Amilcar Cabra, Monthly Review Press, 1973.

[23] Sankara, T., « Discours devant l’Assemblée générale des Nations unies », 1984. https://tinyurl.com/5n7ps5eh 

[24] Fayyad, H., « Nelson Mandela and Palestine: In his own words », 20 février 2020. https://www.middleeasteye.net/news/nelson-mandela-30-years-palestine

[25] Zeilig, L., A Revolutionary for Our Time: The Walter Rodney Story. Londres, Haymarket Books, 2022.

La domination monétaire moderne, ou la plantation 2.0

Il n’aura pas échappé à celles et ceux qui sont authentiquement sensibles et vigilant-e-s vis-à-vis de toutes les formes d’inégalités Nord/Sud que, durant la crise du Covid, les habitants du Nord pouvaient rester de longs mois chez eux sans avoir à se soucier de leur rémunération, versée (directement ou indirectement) par l’Etat, alors que dans le Sud, rien (ou très peu) de cela n’avait lieu. Pourquoi cette énième inégalité ? Est-ce dû à l’incompétence ou à la désinvolture légendaire des Etats du Sud, ou ceci est-il le symptôme d’une forme de domination pas assez reconnue : la domination monétaire, qui est le volet le plus vital de l’impérialisme, encore plus que le volet militaire comme nous le verrons plus loin. Cette inégalité avait été soulevée par Houria Bouteldja lors de son débat avec Bernard Friot au Havre en mai dernier, dans le cadre de la soirée Vers un communisme décolonial [1], or Bernard Friot, pourtant économiste, avait répondu en évacuant de la question d’Houria Bouteldja ce qui était pourtant bien le cœur de cette inégalité : l’impérialisme et les avantages exorbitants qu’il donne au Nord en toutes circonstances. Dans cet article, qui synthétise sous une forme que nous espérons accessible les principales idées de feu David Graeber, de Michael Hudson, et d’autres auteurs/trices sur ce sujet particulier, nous explorerons les fondements sains et moins sains des systèmes monétaires utilisés à travers les millénaires, ainsi que les évolutions perverses qui permettent aujourd’hui à l’Empire étasunien (et à un moindre degré l’Union Européenne), qui exerce une domination monétaire historiquement inégalée et inédite par sa nature, d’imprimer de la ‘monnaie hélicoptère’ (car parachutée à la populace en cas de coup dur comme lors de la récente pandémie) sans subir de conséquences à la hauteur du geste, alors que si les pays du Sud s’étaient amusés, eux, à suivre la même voie, leurs devises auraient subi des conséquences largement au-delà du geste (c’est-à-dire une forte dévaluation) dont il aurait fallu des années pour se remettre. Nous verrons aussi que, au-delà de l’impression d’argent magique en toute impunité, cette domination monétaire moderne a produit une nouvelle forme d’impérialisme – un super-impérialisme – aux ressources quasi-illimitées (car malheureusement financé par nous toustes, malgré nous) qui engendre un état de guerre permanente.

« Qui contrôle l’approvisionnement alimentaire contrôle les peuples; qui contrôle l’énergie peut contrôler des continents entiers; mais qui contrôle la monnaie peut contrôler le monde. »

Attribué à Henry Kissinger, criminel de masse, et occasionnellement Secrétaire d’État et conseiller à la sécurité nationale sous les administrations Nixon et Ford.

« Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème. »

John Connally, Secrétaire au Trésor sous le président Nixon, en 1971.

Invention de la monnaie

Contrairement au mythe de l’invention de la monnaie pour sortir d’un système primitif basé sur le troc, la monnaie, définie comme 1) un moyen d’échange (sa fonction principale), 2) une unité de compte (ce qui permet de quantifier la valeur d’un bien ou d’un service contre lequel elle serait échangée), et 3) une réserve de valeur (c’est-à-dire que sa valeur se conserve dans la durée ; on verra plus loin que celles qu’on appelle aujourd’hui monnaies étatiques ne respectent plus ce critère), a existé de tout temps. L’or et l’argent (le métal précieux), qui respectent bien ces trois critères, ont été utilisés pendant au-moins 5 000 ans comme monnaies. Mais le troc ou la monnaie n’étaient pas nécessaires pour qu’une communauté prospère.

A titre d’exemple, dans la société ‘primitive’ des Six Nations Iroquoises amérindiennes, la majorité des biens étaient stockés dans des maisons longues (longhouses) et gérées et distribuées au sein de la communauté par des conseils de femmes [2].

D’ailleurs, l’idée d’économies primitives basées sur le troc n’a jamais été confirmée par l’anthropologie [3] et est donc un énième mythe du libéralisme (mythe inventé par Adam Smith, père du libéralisme économique, dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations), libéralisme qui a notamment servi à l’invention du domaine moderne et douteux qu’est la ‘science’ économique dominée par cette pensée libérale [4][5] qui permet, sous couvert de scientificité, de réduire le but de vies et de communautés entières à de simples échanges de produits et services, au point que les vies et les communautés sont elles-mêmes réduites à des commodités soumises au diktat de la rentabilité (un rêve bourgeois de contrôle sur tout, y-compris les vies), le tout sur fond de promesse de prospérité générale (qu’à ce stade beaucoup auront compris qu’il s’agissait bien d’une énième duperie de la Bourgeoisie). L’économie est le nouveau dieu qu’il faut vénérer via la religion du marché, qui justifie, via des contorsions de ses propres principes comme on le verra plus loin, l’asservissement de la périphérie du monde vis-à-vis des centres occidentaux colonialistes et impérialistes, centres qui font eux-mêmes à leur tour l’objet d’une subdivision entre centres et périphéries, avec la Bourgeoisie occidentale à la tête de cette chaîne parasitaire. Et le contrôle de la (fausse, car elle ne respecte pas le troisième critère comme on le reverra plus loin) monnaie en est l’arme principale.

Madagascar et les Malgaches en savent quelque-chose [6]: une fois le contrôle sur toute l’île assuré en 1901 par le général Gallieni, celui-ci imposa une taxe élevée sur chaque ‘tête’ (la France avait à cœur de faire payer aux colonisés le coût de leur propre colonisation), taxe qui était payable seulement… en francs malgaches, nouvellement imprimés, contrôlés, et mis en circulation par ce même colonisateur (l’obligation de verser les taxes dans cette nouvelle monnaie la rendait de facto, de jure, et surtout vi et armis, monnaie principale d’échanges, au détriment de toutes les monnaies préexistantes). Dès sa mise en place, cette taxe fut collectée juste après les récoltes, les locaux n’ayant alors d’autre choix que de rapidement vendre une partie de leur récolte pour obtenir la somme en francs malgaches nécessaires à la régler, ce qui soudain mit une importante quantité de riz sur le marché et provoqua une chute des prix (la bourgeoisie locale, des marchands n’ayant eux aucune de difficulté à régler cette taxe, y a vu une opportunité pour faire des affaires en achetant du riz au rabais) et força les Malgaches à se séparer d’une quantité d’autant plus importante de leur récolte, voire, pour certains à s’endetter auprès de ces mêmes marchands, qui sont au passage devenus des usuriers-tyrans: un scénario tellement classique.

La perversion et la soumission capitalistes ne s’arrêtèrent pas là : des documents internes de l’administration coloniale ont révélé une politique consistant à vouloir quand-même laisser aux indigènes suffisamment de revenus de côté pour qu’ils puissent s’offrir des ‘petits luxes’ modernes comme des parapluies, du rouge-à-lèvres, et des cookies pour les convertir à la nouvelle anthropologie consumériste et les rendre dépendants vis-à-vis de la Métropole coloniale [6].

Cette situation de domination monétaire se prolongea au-delà de l’indépendance officielle de Madagacar, mais en 1972, un important mouvement populaire (étudiants, lycéens, et travailleurs) de contestation des accords monétaires néocoloniaux avec la France a donné lieu à des manifestations géantes, et a culminé avec la démission du président Tsiranana, qui remit les pleins pouvoirs au général Gabriel Romanantsoa.

Ce dernier, patriote, négocia pendant une année (via son ministre des affaires étrangères Didier Ratsiraka) avec la France, qui finit par accepter le retrait de ses bases militaires de l’île, mais – chose intéressante à noter – pas la sortie de Madagascar du Franc CFA ! Comme c’est étonnant… et révélateur de ce qui réellement l’arme la plus puissance de l’impérialisme.

Devant ce constat, le 21 mai 1973, le général Gabriel Ramanantsoa déclare : « Nous préférerions rester pauvres, mais dignes, que nous agenouiller devant des richesses. »

Le lendemain, Didier Ratsiraka annonçait depuis Paris que Madagascar allait quitter le Franc CFA [7]. Ce choix coûta beaucoup à l’île en termes de turbulences monétaires (qui auraient pu être évitées si la France avait accepté un accord de sortie douce de Madagascar du Franc CFA), mais au final, elle s’est bien libérée du joug de la domination monétaire française.

Ironie de l’histoire, cette fameuse taxe fut appelée par Gallieni « taxe moralisatrice »…

Monnaie e(s)t dette (dans certains cas)

Il est communément admis que la notion de crédit, et donc de dette, est apparue bien après celle de monnaie, alors que les plus anciennes traces de l’existence de monnaies, qu’on retrouve sur des tablettes mésopotamiennes datant de 5 000 ans, mentionnent aussi les créances et les dettes des uns envers les autres.

Contrairement à la monnaie telle que définie précédemment avec les trois critères, la dette, elle, pouvait se pratiquer seulement entre personnes et entités d’une même communauté sur la base de la confiance (aspect important sur lequel nous reviendrons plus loin) : d’ailleurs, des « monnaies » (pas au sens stricte du terme, la troisième condition de réserve de valeur n’étant pas respectée) furent utilisées à partir d’objets sans valeur intrinsèque, leur caractéristique principale étant leur rareté et leur contrefaçon difficile ou impossible (par exemple, des communautés autochtones d’Afrique de l’Ouest, des îles du Pacifique, et de l’Amérique du Nord utilisèrent des coquillages particuliers comme monnaie d’échange).

Pour distinguer dans la suite de cet article les vraies monnaies de ces monnaies sans valeur intrinsèque, appelons ces dernières devises.

C’est ainsi qu’on pourrait considérer – un peu à tort – les billets de banque (dont la valeur intrinsèque est seulement de quelques centimes d’euros, même pour le billet de 500 euros), comme étant de la devise, alors qu’il s’agirait plus d’une dette de l’Etat envers le porteur du billet. D’ailleurs on les appelle monnaies (on dirait ici devises) fiat, le terme fiat (qui en latin veut dire ‘qu’il en soit ainsi’) indiquant qu’il ne s’agit pas de devises consensuelles, mais plutôt de devises imposées par un pouvoir politique.

Pourquoi imposées ? La confiance n’existe-t-elle pas entre le porteur du billet et l’Etat?

La réponse est évidemment : pas forcément (et même, pour tout-e citoyen-ne armé-e d’un sens critique minimal, rarement, l’Etat étant une entité pouvant être contrôlée à différents moments par différents individus plus ou moins honnêtes et fiables).

À défaut de cette confiance, comment les gens en vinrent-ils à accepter les billets – et aussi les pièces modernes, qui ne sont plus faites d’or ou d’argent mais plutôt avec des alliages à faible valeur, et n’ont donc plus de réelle valeur intrinsèque – comme moyen d’échange au quotidien, et même d’épargne?

Pour obtenir cette confiance, les Etats furent à leur fondement – un moment où le rapport de force n’était pas complètement à leur avantage – obligés de garantir que chaque pièce et billet qu’ils émettaient étaient échangeables sur demande contre l’équivalent en pièces d’or ou d’argent (le métal précieux) auprès du Trésor public : d’ailleurs c’est ce qui fut inscrit sur les billets eux-mêmes (voir l’image 1 ci-dessous).

Image 1 : Ancien billet d’un dollar, qui contenait encore la promesse de convertibilité “à la demande” vers une réelle monnaie (en l’occurrence l’argent)

Plus tard, et on verra plus loin dans quelles circonstances, cette même promesse disparut, comme le montre le nouveau billet contemporain d’un dollar ci-dessous.

Image 2 : Billet d’un dollar, ne mentionnant plus la promesse de convertibilité vers l’argent (métal précieux).

Naissance de la dette intergouvernementale

En tant que phénomène historique, la dette entre Etats est relativement récente car elle date de la Première Guerre Tribale Européenne [8][9].

A noter ici que le thème de la guerre, spécialité occidentale par excellence, est le principal élément qui a généré la situation monétaire internationale désastreuse dans laquelle nous sommes empêtrés [10], a fortiori depuis que cette logique de guerre est passée de moyen d’expansion impérialiste à une finalité capitaliste téléologique, autrement dit une nécessité de guerre permanente, comme la guerre que fait aujourd’hui l’Empire étasunien à la Russie en utilisant l’Ukraine comme proxy, et celle qu’il prépare contre la Chine, le tout pour faire d’une pierre deux coups: se débarrasser de concurrents menaçant son monopole de la domination, et les démanteler pour les exploiter à leur tour.

En effet, pendant cette première grande guerre, les nations européennes (la France, le Royaume-Uni, et l’Allemagne en tête) se sont lancées dans une guerre d’attrition dans laquelle elles ont placé toutes leurs ressources – y-compris industrielles – dans leur destruction mutuelle, au point où elles ne produisaient plus que des armes (même la nourriture était importée). Ceci les obligea à se ravitailler, à crédit (et c’est là que commença la dette intergouvernementale), auprès de leur allié naturel non-impliqué dans la guerre (et qui ne voulait surtout pas y entrer), les Etats-Unis, au point où ces pays ont transféré leurs réserves d’or (auxquelles leurs devises étaient encore adossées) pour régler leurs importations, essentiellement de l’armement, et aussi en guise de garantie.

Il est nécessaire de s’arrêter un instant pour souligner que, jusque-là, les Etats empruntaient seulement auprès de la Grande Bourgeoisie internationale, sauf que cette dernière n’allait pas financer des projets guerriers qui allaient détruire les actifs mêmes de ses Etats débiteurs – notamment l’outil industriel, qui était soit converti pour servir l’effort de guerre, ou alors mutuellement détruit – qui leur auraient permis d’avoir des revenus pour rembourser leurs dettes une fois la guerre terminée. Aussi, seul un autre Etat, les Etats-Unis, pouvait être intéressé de financer ces guerres, car il pouvait espérer en contrepartie exercer son pouvoir de créditeur pour soumettre les Etats belligérants, surtout que ceux-ci n’incluaient ni plus ni moins que les empires dominants du moment: une occasion (c’est le cas de le dire) en or.

Et au moment où cette guerre se terminait, ces Etats européens étaient en effet et sans surprise fortement endettés (la dette inter-alliés se montait à 28 milliards de dollars US en 1923, et la dette allemande au titre des réparations à 60 milliards de dollars, des sommes faramineuses pour l’époque) [11].

Ainsi s’étaient créées les conditions de la naissance de l’empire étasunien comme empire dominant, créancier des anciens empires désormais en déclin.

Cependant, la domination étasunienne par la créance n’allait pas permettre la transformation de l’empire étasunien en super-puissance: pour cela, il a fallu une autre série d’événements (dont une autre guerre tribale européenne) qui allaient progressivement créer les conditions d’une monstrueuse perversion historiquement inédite.

De Bretton-Woods au choc de Nixon :

Il a fallu moins d’une génération avant que les tribus européennes oublient leur promesse mutuelle du ‘Plus jamais ça’ et retournent à un état de guerre d’une barbarie atteignant des nouveaux sommets. Là encore, après la destruction et la mort de masse, la faillite fût au rendez-vous.

A la sortie de cette nouvelle guerre, où l’Empire étasunien démontra sa suprématie militaire sidérante à travers les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, il en a aussi profité (car il faut battre le fer tant qu’il est chaud) pour établir sa domination monétaire (en lieu et place de celle de l’empire britannique avec sa livre Sterling) à travers les accords de Bretton-Woods, qui ont entre autres décisions arrimé la totalité des devises dites ‘souveraines’ au dollar étasunien [12]. Cela constituait certes une cession d’une grande partie de leur souveraineté monétaire de la part de ces Etats, et officialisait le statut du dollar comme principale devise de réserve mondiale, car tous les Etats du monde devaient désormais avoir une réserve de dollars s’ils voulaient s’engager dans le commerce international (un peu comme les Malgaches étaient forcés d’utiliser la monnaie coloniale, le franc malgache), ce qui donna au dollar aussi bien l’utilité que l’aura lui permettant d’être robuste par rapport aux chocs – notamment la création monétaire brutale (sous la forme de ‘monnaie hélicoptère’) qu’on mentionnait en début d’article.

Mais adopter le dollar à l’époque n’était pas complètement suicidaire car il était encore garanti par les réserves d’or étasuniennes au taux de 35$ par once d’or, et donc au final cela voulait dire que toutes ces devises étaient indirectement adossées à l’or via le dollar.

Mais c’était sans compter sur les ambitions impérialistes du nouveau maître du monde, qui se lança dans le soutien financier et militaire du Sud Vietnam contre le Nord Vietnam communiste, puis dans une guerre ‘chaude’ dès 1955, guerre dans laquelle les Vietnamiennes et Vietnamiens, après avoir combattu et battu la France à un coût élevé, ont dû continuer à se battre pour leur liberté, cette fois-ci contre un ennemi avec encore plus de ressources.

Et l’Empire étasunien n’a pas lésiné sur les moyens pour tenter de battre les Vietnamien-ne-s, au point d’y liquider une grande partie de ses réserves d’or (alors que la quantité de dollars en circulation a elle plus que doublé entre 1945 et 1971, cf. la Table 1 ci-dessous), qui ont fondu de 20 338 tonnes métriques en 1945 à 8 740 tonnes métriques en 1964 lorsqu’il était évident pour tout le monde que ces réserves d’or étaient insuffisantes pour continuer à garantir la convertibilité (et donc la valeur) du dollar [13][14].

Table 1 : Evolution des réserves d’or des Etats-Unis, ainsi que de la masse de dollars en circulation, entre 1945 (mise en place de Bretton-Woods avec l’arrimage des devises du monde au dollar étasunien) et 1971 (année du choc de Nixon, avec le désarrimage du dollar étasunien par rapport à l’or). Il est clair que les Etats-Unis n’ont cessé d’augmenter la quantité de dollars en circulation post 1945 alors que leurs réserves d’or dégringolaient pour pouvoir financer la guerre au Vietnam (sources: World Gold Council, Banque mondiale, et Fonds Monétaire International, Réserve fédérale des États-Unis).

Nous pourrions penser que l’Empire étasunien décida cette année-là de sagement admettre sa défaite face au Vietnam pour arrêter l’hémorragie de dépenses guerrières, lui qui donnait des leçons de pacifisme civilisé aux nations européennes quelques vingt ans auparavant, mais ça serait sans compter sur la créativité (et la perversion) des élites yankee: au lieu de cela, le président Nixon décida, en 1971, de tout-simplement… affranchir le dollar de sa convertibilité en or (c’est ce qu’on appela le choc de Nixon) [15].

Autrement dit, le dollar étasunien – auquel étaient arrimées toutes les autres devises depuis Bretton-Woods – n’était plus raccroché à rien, sinon à la promesse de l’un (les USA) et à la foi naïve (et la volonté contrainte par la menace du recours à la force [16]) des autres.

Ceci eut pour effet – en plus de permettre à l’administration Nixon d’imprimer librement une importante masse monétaire pour financer 4 000 000 de tonnes d’explosifs et d’engins incendiaires largués sur les villes et villages d’Indochine [17] – de dévaluer le dollar (et le reste des devises nationales dites ‘souveraines’, qui elles aussi n’étaient pour le coup plus adossées à aucune réelle monnaie, ni directement, ni indirectement, ce qui a rapidement engendré une inflation des prix, en particulier par rapport à l’or, ce dernier atteignant 600$ par once en 1980. [18]

Ironie de l’histoire (spoiler alert: ça sera encore aux frais seuls des damnés de la Terre), cette explosion du prix de l’or créa un énième transfert de richesse qui bénéficia aux… usual suspects:les pays du Nord, les empires anciens et nouveau en tête (car ce sont eux qui détenaient l’essentiel des réserves d’or), qui ont vu la valeur de ces réserves d’or exposer, alors que les pays du Sud Global, du sous-sols desquels l’essentiel de cet or fut pillé, se sont retrouvés encore plus appauvris qu’avant [19].

Et comme dans la fameuse série 24 heures chrono, juste au moment où on pense que le drame ne pourrait être pire, on découvre que la perversion va beaucoup, beaucoup plus loin.

La fabrication de la dette comme carburant de l’expansion impérialiste et de la guerre permanente

“Ce qui a transformé les anciennes formes d’impérialisme en un super-impérialisme c’est que, alors qu’avant les années 1960, le gouvernement des États-Unis dominait les organisations internationales en vertu de son statut de créancier prééminent, depuis cette époque, il le fait en vertu de sa position de débiteur.” Michael Hudson, dans Super Imperialism, The Origin and Fundamentals of U.S. World Dominance

Le système mis en place par l’Empire étasunien après la Seconde Guerre Tribale Européenne, et accepté de facto par le reste du monde (mais avec quelques protestations suite au choc de Nixon), lui a accordé plusieurs privilèges qui en ont rapidement fait la super-puissance criminelle débridée et de masse que l’on connaît aujourd’hui :

– Le dollar US étant devenu la principale devise des échanges internationaux, il est aussi devenu – paradoxalement – LA valeur refuge, alors même qu’il ne bénéficie plus de la convertibilité garantie vers l’or depuis 1971,

– Le statut de principale devise d’échange a fait que les banques centrales des différents Etats se sont retrouvées avec une quantité plus ou moins importante de dollars résultant de leurs exportations de produits et services (dénominés forcément en dollars), ce qui a causé un problème aussi grave qu’insidieux : en laissant ces dollars s’accumuler dans leurs réserves, ces banques centrales contribuaient – quoique involontairement – à l’augmentation de la masse de dollars en circulation dans le monde, qui conduit mécaniquement à la baisse de la valeur du dollar par rapport à leurs devises nationales… et donc à la création d’un déséquilibre en faveur des exportateurs étasuniens (et à la défaveur des – souvent fragiles – exportations des Etats du Sud),

– Pour tenter de sortir de ce dilemme (qui est en réalité insoluble comme on le verra), ces banques centrales ont trouvé comme solution… d’acheter de la dette étasunienne, qui leur permettait d’échanger leurs dollars (et donc de les retirer de la circulation, baissant ainsi l’inflation du dollar) contre des bons du Trésor étasunien (un bon est une promesse de dette qui est émise par un Etat pour lui permettre de lever des fonds) [20][21].

Table 2 : Avoirs en Bons du Trésor US par les principaux pays du G20 (en milliards de USD).

A noter le renversement de tendance dès 2020 pour les pays du BRICS, qui souhaitent se débarrasser de la dette étasunienne après avoir compris son insidiosité.

– N’étant plus retenus par la nécessité de réserves d’or (imaginez une banque donnant à ses clients un accès illimité à des crédits, sans contrepartie que la banque pourrait saisir en cas de comportement délinquant des clients), et dans un environnement international assoiffé de dette étasunienne pour éviter une dévaluation du dollar, les gouvernements étasuniens successifs sont très rapidement devenus accro et ont très rapidement ‘explosé’ la dette (qui est passée de 34,6 % du PIB en 1971 à 120,2 % en 2023), dette qui a notamment permis à l’Empire de financer ses guerres expansionnistes (y-compris par proxy, en Palestine occupée et en Ukraine) qui endettent encore plus l’État et le Yankee moyen mais enrichissent massivement la Grande Bourgeoisie, détentrice de l’essentiel des actions d’entreprises de production d’armes comme Lockheed-Martin (voir le Tableau 5 plus loin).

Table 3 : Evolution de la dette étasunienne depuis le choc de Nixon (sources: Bureau du Budget du Congrès (CBO) des États-Unis, Banque mondiale, et Fonds monétaire international).

– La cyclicité du capitalisme, avec ses épisodes de ‘boom’ (tendance haussière) et de ‘bust’ (crise), fait qu’en période de ‘boom’ les profits vont essentiellement à la Bourgeoisie détentrice de l’essentiel des actions (1% des Yankees détient 53% de la valorisation boursière étatsunienne [23]); pendant les périodes de crise, comme lors de la récente pandémie dont nous parlions en début d’article, d’énormes masses monétaires sont créées pour sauver les banques et les grandes entreprises cotées en bourse (et donc indirectement la Grande Bourgeoisie), avec des miettes qui sont jetées aux citoyens-consommateurs lambdas, sans que cela ne provoque l’effondrement du dollar car son statut (frauduleux) de principale devise de réserve mondiale lui assure une robustesse inégalée,

– Sanctions: le dollar étant roi, l’essentiel des échanges internationaux transitent à un moment ou à un autre par des banques étasuniennes, qui peuvent bloquer telles ou telles transactions en fonction des instructions de Washington ; par ailleurs, le principal système de transferts internationaux, le SWIFT, est sous la forte influence des Etats-Unis; ces deux facteurs font que le dollar est devenu l’arme la plus puissante, mais aussi la plus insidieuse, de l’Empire, avec la possibilité d’exclure, du jour au lendemain et sans tirer un seul coup de feu, des nations entières du commerce international et donc de biens vitaux (500 000 enfants morts en Irak dans les années 1990 [24], et 40 000 morts au Venezuela entre 2017 et 2018 [25]),

Last but not least, et en cohérence avec le facteur principal derrière l’addiction des Etats-Unis vis-à-vis de la dette qu’était la guerre, nous notons une croissance forte des dépenses militaires étatsuniennes post 1945, et naturellement une surperformance des actions des plus grandes entreprises d’armement étasuniennes, y-compris par rapport à l’indice S&P500 (qui lui-même a largement surperformé par rapport à l’inflation étasunienne et mondiale): la boucle est bouclée, et la Grande Bourgeoisie se porte très bien, merci.

Table 4 : Budget du Département de la Défense étasunien, aussi appelé Pentagone (source: Département de la Défense des États-Unis).
Table 5 : Performance des actions boursières des principales entreprises d’armement étasuniennes (quatre premières colonnes) comparée à celle de l’indice boursier étatsunien S&P500, partant d’une base 100 en 1945 (sources: Département de la Défense des États-Unis, le Congressional Budget Office (CBO), ou encore les publications du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI))..

Ce système on ne peut plus pervers fait que ce qui aurait dû être une faiblesse de l’économie étasunienne (son déficit commercial chronique et croissant essentiellement en raison de ses guerres impérialistes sans fin) est devenu une arme sans égal : ainsi a été créé un système de domination d’une échelle et d’une nature inédites, les exploités étant des Etats entiers dont dépendent des millions, dizaines de millions, voire centaines de millions d’humains à chaque fois, qui sont dominés non-plus sur la base de la créance mais de la dette. Ces États sont tenus par l’Empire à produire ni plus ni moins ce que ce dernier souhaite, et dans la quantité souhaitée (les règles du libre marché s’imposant seulement aux autres, comme nous l’avons vu récemment avec les barrières douanières ciblant les véhicules électriques chinois), au risque de le voir imprimer encore plus de dollars pour jeter les autres devises – et leurs économies respectives – dans le chaos de la déstabilisation monétaire et l’appauvrissement (via la dévaluation de la valeur des bons du Trésor états-unien qu’ils détiennent) ; voire à les sanctionner économiquement, ou carrément envahir leur territoire pour le contrôler et l’exploiter (comme c’est la cas présentement en Syrie).

Où va-t-on ?

A ce stade, il sera évident à chacune et à chacun que, grâce au mécanisme d’une perversion inégalée dans l’histoire de l’Humanité qu’est la domination par la dette décrite ci-dessus, la Bourgeoisie étasunienne a réalisé le fantasme de toute bourgeoisie de tout temps : avoir le monde à ses pieds non-pas pour emprunter auprès d’elle mais… pour lui prêter, potentiellement indéfiniment. Le maitre de la plantation n’a plus besoin de tenir l’esclave par la dette : c’est ce dernier qui perçoit comme étant son meilleur intérêt (ou en tout cas la solution la moins dommageable pour lui) de prêter ses économies… à son maitre, pour qu’il agrandisse et renforce la plantation. La plantation est abolie, vive la plantation 2.0 !

Cette Bourgeoisie est parvenue à enfermer le reste du monde dans une logique qui fait que c’est lui qui finance sa propre exploitation et destruction via la machine capitaliste-impérialiste, ce qui est le rêve de tout colonisateur et impérialiste, jusque-là mis en application seulement à une échelle locale comme nous l’avions vu avec l’exemple de la France à Madagascar.

Le choc de Nixon a aussi engendré le risque moral ultime du capitalisme : celui de la création monétaire affranchie de toute contrainte vis-à-vis du monde réel, et les effets ne se sont pas faits tarder, avec l’émergence d’une finance débridée et dérégulée depuis le début des années 1980, et de puissantes entités que sont les banques et fonds d’investissement comme Goldman Sachs et BlackRock, brassant chacun des milliers de milliards de dollars par an, sommes phénoménales au point que ces entités se sont mises à attaquer (c’est le terme consensuel) des devises nationales, ce qui a eu comme conséquence de jeter des centaines de millions de vies dans la misère [26].

Autre conséquence sordide du choc de Nixon, l’explosion de produits financiers débridés, nouvel Eldorado qui a lui enfanté les Golden Boys, des jeunes hommes aux dents longues cherchant un enrichissement rapide sans aucune place pour la moralité [27], dont certains, comme Emmanuel Macron (qui s’est lui enrichi dans les fusions-acquisitions, dont l’objectif principal est de fusionner des grandes entreprises en mettant à la porte des employés par dizaines de milliers pour augmenter les profits, et a au passage gagné autour de trois millions d’euros en moins de trois ans), ont aussi eu des ambitions politiques après leur passage par la grande finance et avoir ‘sécurisé’ leurs finances personnelles, avec les effets de leurs politiques que nous constatons (sans réelle surprise sachant leur appartenance de classe et leurs motivations psychopathiques).

Une autre ‘innovation’ de la finance débridée, les produits dérivés, dont la taille est inconnue pour la simple raison que les montages créés sont tellement complexes, voire frauduleux comme l’a montré la crise des sub-primes de 2008, que personne ne peut réellement les quantifier.

Ce qui est par contre sûr c’est qu’ils sont tellement significatifs qu’ils représentent une part importante du PIB mondial [28] : autrement dit, le jour où une part importante de ces produits dérivés s’effondrera, l’économie réelle ne suffira peut-être pas pour absorber les pertes qu’ils vont engendrer (et qui seront à n’en pas douter là encore ‘socialisées’, contrairement aux profits).

Mais plus encore que la finance débridée, la capacité de l’empire étasunien à financer des conflits extrêmement onéreux (nous parlons désormais de centaines de milliards de dollars par an comme l’indiquait la Table 4) sans conséquences négatives pour ses finances et son économie (au contraire, comme nous l’avions vu précédemment dans la Table 5 avec la surperformance des actions des grandes entreprises d’armement), malgré les centaines de milliers de morts par an [29], constitue le volet le plus terrifiant de cette histoire, a-fortiori sachant que l’Empire se sent menacé, à juste titre d’ailleurs car il arrive probablement à la fin de son règne, ce qui le rend plus agressif vis-à-vis de la Russie, qu’il souhaite balkaniser, démanteler [30], et soumettre à son diktat (comme il avait commencé à faire sous Boris Eltsine) avant de s’attaquer à la Chine, de préférence à travers des territoires et nations proxy (l’Ukraine côté Russie, et Taiwan et l’Australie côté Chine), car envoyer des soldats yankees se faire massacrer n’est pas viable comme l’Histoire le montre.

Et oui, pour ceux qui commencent à s’en douter, vous avez raison : nous contribuons toustes de façon importante, du simple fait de notre appartenance – malgré nous – à ce système diabolique, au financement du massacre de nos sœurs et frères en Palestine, en Ukraine, et ailleurs, aussi bien via la taxe que nous versons à l’Empire à chaque fois qu’il émet de la dette nette que nos Etats respectifs (que nous finançons) achètent, qu’en raison de notre financement massif de nos bourgeoisies respectives depuis maintenant 50 ans, pendant lesquels les gains en productivité du travail ont servi exclusivement à augmenter les profits du capital (voir graphique ci-dessous).

Graphique montrant l’évolution de la productivité et des salaires entre 1947 et 2004 (source : Graeber, David. Debt, the first 5,000 years (éd. 3), p. 471).

Bourgeoisies qui elles aussi s’en vont acheter de la dette étasunienne, un investissement sûr et (en ce moment) très rentable car les taux d’intérêt sont élevés.

On pourrait se rassurer (faussement) en se disant que ce système ne peut pas durer longtemps, et qu’on n’a qu’à attendre patiemment qu’il s’effondre, mais la triste réalité est que Rome ne s’est pas effondrée en un jour, et ce système (aux mains des Etats-Unis aujourd’hui, possiblement d’une autre puissance demain) peut perdurer encore longtemps.

D’ailleurs, feu l’anthropologue David Graeber pense que, depuis le choc de Nixon, l’Humanité est entrée dans un cycle monétaire historiquement inédit qui pourrait durer plusieurs siècles.

Il pense aussi que la sortie de ce système dépendra du rapport de force qu’on pourra instaurer collectivement : « Pour commencer à nous libérer, la première chose que nous devons faire est de nous voir à nouveau comme des acteurs historiques, comme des personnes capables de faire une différence dans le cours des événements mondiaux. C’est précisément ce que la militarisation de l’histoire tente de nous retirer.
Même si nous sommes au début d’un très long cycle historique, il dépend encore largement de nous de déterminer comment il va se dérouler. » [31]

Mehdi Taileb

A suivre

Dans le prochain article, nous tenterons de dresser une esquisse des solutions possibles pour sortir de cette situation dramatique.

Références :

[1] Voir https://www.youtube.com/watch?v=mxPf0wbuDVA&t=3983s

[2] Graeber, D. (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3). Melville House Publishing.

[3] Chapman, Anne (1980). Barter as a Universal Mode of Exchange: A Perspective from New Guinea, Mouton Publishers.

[4]D’ailleurs beaucoup d’économistes finissent par se rebeller et critiquer de façon radicale ce domaine dans sa doxa officielle, voire par le quitter pour aller faire des choses sérieuses.

[5] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 48.

[6] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 68.

[7] Pigeaud, Fanny, et Sylla, Ndongo Samba (2018). L’arme invisible de la Françafrique: Une histoire du franc CFA. Paris: La Découverte, p. 86.

[8] Désignation juste par feu le professeur Niouserrê Kalala Omotunde de ce qui est communément appelé Première Guerre Mondiale par l’Occident, car ce dernier aime bien s’attribuer les accomplissements humains et mondialiser ses propres désastres, un peu comme le capitalisme privatise les profits et socialise les pertes.

[9] Cependant, n’oublions pas que la dette fut utilisée dès 1825 par la France comme arme pour saboter son ancienne colonie Haïti en cours d’émancipation: cette dette aussi suffocante (l’équivalent de 25 milliards de dollars aujourd’hui) qu’odieuse (car supposée compenser la France de ses pertes de plantations mais aussi du coût de ses expéditions ratées pour mater la révolution haïtienne) fut négociée par la France – avec l’aide des Etats-Unis, qui imposèrent un embargo à Haïti pour le forcer à accepter cette dette – en échange de sa reconnaissance de l’indépendance de Haïti a saboté le développement économique de cette dernière, l’obligeant même, ironie du sort, à aller emprunter à des taux élevés auprès de banques… françaises pour rembourser cette dette étatique (le remboursement s’est étalé de 1825 à 1947).

[10] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 10.

[11] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 40.

[12] Bretton-Woods a aussi servi à créer le FMI et la Banque Mondiale, deux organes contrôlés essentiellement par l’Empire états-unien qui ont pour rôle de transformer le Sud Global en atelier de misère – sweat shop – et de le condamner au sous-développement chronique pour qu’il reste à la merci du Nord.

[13] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 16.

[14] D’ailleurs, en 1965, De Gaulle parlait – toute h’chouma bue, lui qui au même moment chapeautait des politiques tout aussi criminelles en Afrique – de “privilège exorbitant” des Etats-Unis, et envoya la même année un navire militaire pour échanger les excédents français de dollars contre l’équivalent en or, opération qui s’étala jusqu’en 1966.

[15] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 453.

[16] Souvenons-nous du destin de Muammar Gaddafi après qu’il ait eu comme projet de créer un dinar adossé à des réserves d’or libyennes, qui aurait concurrencé les evises impérialistes comme le dollar (dans les ventes de pétrole et de gaz) et le Franc CFA. Voir cet email confidentiel publié par Wikileaks : https://wikileaks.org/clinton-emails/emailid/12659

[17] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 457.

[18] D’ailleurs on signale ici que cet événement qui a provoqué une forte inflation du prix des commodités, et donc un appauvrissement mondial brutal, a forcé les pays de l’OPEP, qui ont vus leurs revenus pétroliers chuter en termes réels (c’est-à-dire en prenant en compte l’effet appauvrissant de l’inflation), ont décidé d’augmenter le prix du pétrole, ce qui a causé un autre fort déséquilibre qu’a été la crise pétrolière des années 1970.

[19] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 454.

[20] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 31.

[21] On pourrait se demander pourquoi ces excédents de dollars n’étaient pas utilisés par les différents Etats pour acquérir des parts dans des entreprises états-uniennes, et la réponse est malheureusement simple: l’Oncle Sam, champion auto-déclaré du libéralisme économique, interdisait purement et simplement l’acquisition de ses entreprises – vues par lui, à juste titre comme on peut le constater sans équivoque aujourd’hui, comme des agents et tentacules de son empire – par des Etats étrangers [22].

[22] Hudson, Michael (2021). Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire (Third Edition). New York: Independent Publishers Group, p. 17.

[23] Saez, Emmanuel, and Gabriel Zucman (2016). Wealth Inequality in the United States since 1913: Evidence from Capitalized Income Tax Data. Quarterly Journal of Economics, 131(2), pp. 519-578.

[24] UNICEF (1999). Iraq Surveys Show ‘Humanitarian Emergency’. UNICEF Press Release, August 12, 1999. Disponible sur: https://www.unicef.org/newsline/99pr29.htm

[25] Weisbrot, Mark, and Jeffrey Sachs (2019). Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela. Washington, D.C.: Center for Economic and Policy Research (CEPR). April 2019.

[26] La crise financières asiatique de 1997 n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : elle avait débuté lorsque la devise thaïlandaise, le baht, subit une attaque spéculative coordonnée de la part de plusieurs banques et fonds d’investissement. La crise qui s’en suivit se propagea rapidement à d’autres pays de la région comme l’Indonésie, la Korée du Sud, et la Malaysie. Ironiquement, leur sauveur désigné ne fut autre que… le FMI, dont les ‘ajustements structurels’ sont maintenant réputés pour être synonymes de condamnation au sous-développement et à l’assujettissement aux besoins de l’économie étasunienne : cette crise a montré s’il en était encore besoin qu’il n’y a toujours qu’un seul gagnant dans ce système.

[27] Voir à ce titre l’interview aussi rare qu’éclairante d’un ancien golden boy : https://www.youtube.com/watch?v=39YQbv6vEFA

[28] Voir https://www.investopedia.com/ask/answers/052715/how-big-derivatives-market.asp

[29] Une étude bouclée le 19 juin 2024 et publiée dans le Lancet le 5 juillet 2024 estimait que, même si le cessez-le-feu intervenait immédiatement, le nombre cumulé de morts dépasserait les 186 000.

[30] Voir à ce titre cette excellente vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=LfWYtRMbMnk

[31] Graeber, David (2014). Debt, the first 5,000 years (éd. 3), Melville House Publishing, p. 480.

Comment les « Suds » font reculer le fascisme

Intervention d’Houria Bouteldja au meeting « Après le 7 juillet, que faire ? », le 10 juillet 2024 à Pantin. Quelques développements et précisions ont été apportés au texte initial.

Je voudrais ce soir emprunter au registre religieux pour parler un peu solennellement et dire que Dieu nous a accordé un sursis. Et s’il fallait continuer à filer la métaphore biblique, je dirais que si comme Moïse, Dieu à ouvert la mer, il ne le fera plus deux fois. Il ne retiendra pas deux fois les vagues gigantesques de l’extrême droite qui finiront bien par nous submerger un jour si nous ne sommes pas capables de nous entendre sur une ligne politique qui soit et de rupture et de masse. Une ligne de masse qui se constituerait contre le bloc bourgeois et contre le bloc fasciste qui comme vous le savez s’alimentent l’un l’autre. Surtout, surtout, il ne faut pas laisser l’extrême droite jouer seule le beau rôle du parti antisystème. Au contraire, il faut occuper résolument la place du bloc de rupture anticapitaliste, antiraciste et anti-impérialiste.

Mais avant d’aller plus loin, il convient de mettre des mots sur l’utopie raciste. Je voudrais prendre le temps de la saisir pour ce qu’elle est véritablement et pour éviter de tomber dans un paternalisme condescendant qui consiste à penser que l’électeur du RN se tromperait de colère. Ce que je veux ici, c’est éviter de le déresponsabiliser et le prendre pour une simple victime. Certes, il a été maintes fois trahi, certes il est méprisé, certes il est abandonné par la morgue de la gauche caviar et institutionnelle mais le suprémacisme blanc n’est pas la seule option qui s’offre à lui. Aussi en tant qu’être humain libre, au sens sartrien du terme, il est responsable et comptable de ses choix.

Tout comme Martin Luther King, l’électeur du RN a un rêve. Son rêve, c’est celui d’une France blanche, débarrassée de ses indigènes. Il a le droit de faire ce rêve mais pas de s’affranchir de ses responsabilités car ce rêve dans ses conséquences ultimes, et je dis bien ultimes, est au pire un rêve de déportation, voire de génocide, au mieux un rêve plantationnaire, fait de maitres et d’esclaves. Le premier de ces rêves est pour le moment impossible à réaliser pour deux raisons : la première est une question de moyens : on ne déporte pas des millions de personnes en claquant des doigts, la deuxième, et les dirigeants d’extrême droite le savent, le patronat français a besoin d’une main d‘œuvre abondante et mal payée. Nous savons tous que la fasciste italienne Méloni a régularisé 450 000 sans-papiers malgré sa promesse d’une Italie blanche et civilisée. Mais le rêve plantationnaire aussi, n’est pas réalisable dans l’immédiat. En Europe occidentale, on ne peut plus avoir de main d’œuvre complètement gratuite. Ainsi l’extrême droite vend sciemment à  ses électeurs un rêve irréalisable ce qui condamne cet électorat à une frustration infinie car impossible à satisfaire. Aussi entre ces deux chimères : la déportation ou la plantation, le projet raciste doit quand même pouvoir se réaliser à minima. Le compromis réaliste est tout trouvé, ce sera l’apartheid, autrement dit la ségrégation raciale. C’est-à-dire un monde où non seulement une partie la plus exploitée du prolétariat sera entassée dans des réserves mais où elle subira encore plus intensément l’arbitraire du pouvoir, le système carcéral et où la destruction physique des surnuméraires risquent de devenir une réalité du quotidien. Lorsque l’innocent électeur du RN qui se tromperait de colère vote, c’est ce projet qu’il plébiscite. C’est clairement un acte de guerre contre un dissemblable du point de vue racial, mais un semblable du point de vue de la classe.

Jamais une élection n’aura à ce point démontré le caractère indissociable de la race et de la classe. Les « petits blancs » qui ont voté extrême droite tout comme les indigènes qui ont voté FI, ont exprimé à la fois un vote de race et de classe, dans le même temps. Je disais dans mon livre « Beaufs et barbares le pari du nous » que la classe était une modalité de la race et que la race était une modalité de la classe. Ces élections en ont été la démonstration. Une partie non négligeable des « petits blancs » déclassés[1], paupérisés ont exprimé leur ressentiment par un choix suprémaciste, raciste avec lequel ils espèrent préserver un statut supérieur dans la hiérarchie raciale avec les privilèges qui sont réputés aller avec. Je dis « réputés » car le déclin de la France comme puissance impérialiste a un impact direct sur le « salaire de la blanchité », qui décline lui-même au même rythme que l’Occident. Quant aux indigènes, plus pauvres tendanciellement que les « petits blancs », ils ont aussi exprimé un vote dominé par des affects de race. Arrachés pour une partie non négligeable d’entre eux à l’abstention endémique, ils ont répondu à une promesse de justice et d’égalité raciale. Egalité avec leurs semblables de classe, il va sans dire. Nous avons donc deux segments du prolétariat français qui à partir d’une position de classe, font des choix diamétralement opposés de part leur condition de race. De telle manière qu’on peut dire que de part et d‘autre du clivage racial, il existe une lutte des races coté indigènes qui vient renforcer la lutte de classe et donc renforcer le pôle de la gauche de rupture et une lutte de race côté « petits blancs » qui vient non seulement affaiblir la lutte de classe mais qui vient même la saboter au profit de la collaboration de classe entre le bloc bourgeois et une partie du prolétariat blanc. Il faut le dire une bonne fois pour toute, négliger le rôle de la race dans le contrat social c’est se priver des moyens de combattre l’Etat racial qui empêche l’unité de la classe ouvrière et la possibilité révolutionnaire dont elle l’une des condition de réalisation.

Que faire ?

Ni le vote RN, ni l’abstention ne sont des fatalités. Nous savons comment le PS et aujourd’hui la macronie ont favorisé ces scores de l’extrême droite. Les 10 millions d’électeurs qui forment aujourd’hui la base du RN, ne l’étaient pas tous il y a vingt ans. La sociale démocratie, c’est-à-dire les fascisateurs, les ont produits. Or si nous avons une vision dynamique des rapports sociaux et des rapports de pouvoir, nous savons que ce qui a été fait par l’histoire peut être défait par l‘histoire. Pour se faire, il faut prendre le taureau par les cornes, remonter l’histoire et reprendre le fil des évènements au moment clefs où les classes populaires blanches et non blanches, des tours et des bourgs, antagonisées par l’histoire ont été trahies. Inutiles pour le moment, et je dis bien pour le moment, de remonter à l’histoire ancienne de l’esclavage, de la colonisation ou de la Commune de Paris. L’année 2005 suffira. 2005 c’est l’année à la fois d’une trahison et d’un abandon. La trahison, c’est celle des élites européistes qui ont foulé au pied le « non » à 55 % des classes populaires blanches de gauche et d’extrême droite au référendum pour une Constitution européenne. Trahison que les théoriciens d’extrême droite vont mettre à profit pour développer les leçons gramsciennes sur l’hégémonie culturelle. Mais 2005 c’est aussi l’année des émeutes de banlieues suite à la mort de Zied et Bouna. Contrairement aux émeutes de 2023 consécutives à la mort du petit Nahel, les quartiers d’immigration ont été abandonnés et méprisés par la gauche alors même que ces « émotions sociales » allaient radicaliser l’Etat autoritaire qui allait plus tard s’abattre – et avec quelle violence ! – sur les gilets jaunes. Dans les deux cas, la gauche de transformation n’a pas été à la hauteur. Le « non » à la Constitution ayant été interprété surtout et avant tout comme un repli chauvin et fasciste et non comme une conscience de classe, tandis que les émeutes étaient considérées comme apolitiques, communautaristes, voire islamistes. C’est pourtant ce moment qu’il faut réparer. Reconnaitre la légitimité du « non » à l’Europe et lui donner une expression politique aujourd’hui au moment où l’extrême droite fait mine de défendre l’intérêt national tout en se vautrant dans le projet européen, reconnaître la légitimité des émeutes et leur caractère politique mais aussi leur caractère français, et j’insiste sur français.

Or réparer 2005 en 2024 passe par rompre avec la collaboration de classe et la collaboration de race. Il se trouve que dans notre malheur, nous avons une gauche qui prend ce chemin et qui fait la démonstration que la rupture, ça marche !

La FI a en effet réussi depuis les élections présidentielles à arracher les quartiers d’immigration, c’est-à-dire le corps social le plus exclu et le plus abstentionniste, à son fatalisme et à sa résignation en inscrivant trois revendications centrales à son programme : la reconnaissance de l’islamophobie, des violences policières et de la Palestine. Non seulement elle les endosse mais elle ne plie pas devant les attaques tous azimuts. Elle persiste et signe. Sa détermination a payé car les urnes de la ceinture rouge abandonnée par le PC ont de nouveau parlé.

Restent les classes populaires blanches. Tous les « petits blancs » ne votent pas RN. Certains restent ancrés à gauche. Beaucoup s’abstiennent. Si la gauche de rupture doit poursuivre le détricotement du contrat racial, elle doit aussi conquérir les futurs « petits blancs » qui iront grossir les rangs du RN. La chose ne sera pas simple mais il faut partir de la trahison de 2005, rompre avec l’Europe du capital, condition sine qua non pour reprendre langue avec les classes populaires blanches qui je le redis ont exprimé dans ce refus une forte conscience de classe. Quitter l’Europe et reconstruire une souveraineté populaire et sociale à même de concurrencer une extrême droite qui dans son histoire n’a jamais raté une occasion de trahir la nation, quel que soit ce qu’on pense de cette nation.

Je ne peux pas conclure cette intervention sans évoquer Gaza et plus exactement les effets de Gaza sur nous et notre conscience. Le 7 octobre et ses conséquences dramatiques, au bas mot 40 000 morts[2], 89 000 blessés, 7 700 disparus, 9 500 arrêtés, 1 millions de déplacés ont permis la reconstitution d’un pôle anticolonialiste en France. La force et la pugnacité des mobilisations pro-palestiniennes ont permis à la FI de tenir une ligne ferme sur la lecture anticoloniale qu’il fallait faire du 7 octobre à rebours d’une lecture privilégiant le clash des civilisations. Le courage des députés FI a en retour consolidé l’adhésion des quartiers au projet de la FI. La Palestine a donc joué un rôle considérable dans la victoire de la FI car elle a permis de renouer une confiance perdue. Pour le dire encore plus explicitement, le Sud a joué un rôle considérable dans les recompositions politiques du pays. Et pour le dire encore plus explicitement, le sud a participé à faire reculer le fascisme. Au regard de tout cela, voici le grand enseignement que nous pouvons tirer : c’est moins le front républicain qui a fait reculer le fascisme dans ce pays que les deux Suds : le Grand Sud et le Sud du Nord.

Houria Bouteldja


[1] Même si la part des bourgeois blanc dans le vote RN augmente.

[2] 186 000 morts selon le magazine Lancet

https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)01169-3/fulltext

Après le 7 juillet, que faire ?

Grand meeting post élections!

Nous pensons que les élections peuvent être un barrage nécessaire mais jamais suffisant. Le remède à cette impuissance, nous le connaissons : c’est la rue. Mais la rue, pas comme une incantation ou un défouloir mais comme un lieu d’organisation, d’élaboration et d’invention stratégique. Si une partie de la gauche a pu incarner une véritable rupture et donner des frissons au bloc au pouvoir c’est parce qu’elle a eu la sagesse de traduire au sein des institutions les exigences populaires. C’est ce qui explique la violence inouïe dont elle est la cible aujourd’hui.

Derrière cette violence ce sont les rêves populaires et leur puissance de transformation que l’on veut anéantir. Face à cette tentative d’écrasement, il faut faire preuve d’intelligence politique, tant sur le plan stratégique que sur le plan tactique. Quel que soit le scénario du deuxième tour, demain, se prépare dès aujourd’hui. Mais nous partons d’emblée avec beaucoup de retard : nous n’avons pas de mass-médias aux ordres, ni d’Etat à notre service ni d’utopie concrète et mobilisatrice. Et pourtant il va falloir résister car nos vies sont en jeu : menaces de guerre mondiale, catastrophe écologique, déferlement raciste, prolétarisation du grand nombre. Partout en Europe c’est à la possibilité du fascisme et son appétit pour la mort et la destruction que nous devons faire face. Une gauche de rupture, seule, peut sans doute ralentir la progression du désastre, sans l’appui du mouvement social et des luttes autonomes, elle sera incapable de la briser.

Nos tâches prioritaires : se donner les moyens de devenir un contre pouvoir, construire des fronts larges soucieux de l’autonomie, de là, construire l’unité. Bref, construire des cadres capables d’intervenir pratiquement et de tracer des lignes dans le désordre du présent tout en élaborant les ferments d’une vie nouvelle.

Rendez-vous le 10 juillet au Relais de Pantin à 19h00.

ATMF, FTCR, Tsedek, UJFP, PDH, Urgence Palestine, NPA, UCL, AFA Paris-Banlieue, Soulèvements de la terre, PEPS, Confédération Paysanne, Contre-Attaque