Cela fait près d’un mois que le peuple colombien est entré en résistance. Le projet de réforme fiscale voulu par le président Ivan Duque a d’abord mis le feu aux poudres, avant que la sanglante répression qui s’est abattue sur les manifestants ne viennent exacerber et radicaliser la colère et la volonté d’un changement profond. Fidèle à son histoire, l’Etat colombien a décidé de mener la guerre contre son peuple. Une guerre à huis clos, loin des condamnations de la « communauté internationale ».
La Colombie a été l’un des pays d’Amérique latine les plus durement touchés par la pandémie de Covid-19. Près de 85 000 personnes ont perdu la vie, pour une population de 50 millions d’habitants. Mais au-delà de la question sanitaire, les conséquences économiques et sociales ont été désastreuses. Les confinements à répétition, l’arrêt du tourisme, le manque de protection sociale ont plongé des millions de colombiens dans le dénuement. Selon les chiffres officiels, le PIB s’est effondré de 6,8% et plus de 3,5 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Le chômage frappe désormais 16,8% de la population. Ces chiffres sont néanmoins à prendre avec beaucoup de précautions. En effet, une grande partie de la population occupe un emploi non déclaré, ne bénéficiant d’aucun droit ni de couverture sociale. Il est donc probable que la situation soit pire que ce que les chiffres donnent à voir.
C’est donc dans ce contexte explosif que le président Ivan Duque a présenté en avril un projet de reforme fiscale visant à renflouer les caisses de l’Etat. Soucieux de plaire et de rassurer les institutions financières internationales, le projet de loi a soigneusement évité de s’attaquer à l’oligarchie nationale et aux entreprises étrangères, grands soutiens du président colombien. Les classes moyennes et populaires, très affectées par la crise en cours, ont donc été sommées de passer à la caisse. Il s’agissait d’abord d’augmenter l’impôt sur le revenu. Dans un pays où le salaire minimum n’atteint que 234 dollars, toute personne gagnant plus de 663 dollars était désormais assujettie au nouvel impôt. Les classes moyennes étaient donc particulièrement visées. Cette reforme s’est avérée d’autant plus injuste et insupportable que les entreprises n’étaient quasiment pas mises à contribution.
Le deuxième volet de ce projet de loi concernait la généralisation de la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) à des services, objets et produits qui en étaient jusqu’alors exemptées. Le gaz, l’eau, l’électricité mais aussi les services funéraires ou encore les ordinateurs devaient désormais payer une TVA de l’ordre de 19%. Ces mesures, profondément impopulaires, ont été d’autant plus mal reçues que le secteur financier n’a de son côté versé, en 2020, que 1,9% de taxes alors que ses bénéfices ont atteint en pleine récession plus de 32 milliards de dollars. Mais ce qui était une simple opposition à une énième réforme impopulaire est rapidement devenue un puissant mouvement de contestation contre tout l’édifice néolibéral, qui structure l’économie colombienne depuis des décennies. Au fond, la réforme fiscale n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, l’étincelle qui a mis le feu à la plaine. Car ces manifestations, loin d’être nouvelles, s’inscrivent au contraire dans la continuité des révoltes qui ont éclaté en 2019 et en 2020 contre la politique néolibérale et autoritaire du président Duque. Déjà, le Comité National de Grève – structure qui regroupe plus de 50 organisations syndicales et sociales – avait réussi à pousser des centaines de milliers de colombiens à battre le pavé. A l’époque, les manifestants avaient protesté entre autres contre les réformes des retraites et du travail mais aussi contre l’augmentation des frais d’inscription à l’université.
Ce « paquetazo néolibéral » (package néolibéral) comme l’appelle les colombiens, ressemble tragiquement aux mesures imposées dans les années 1980-1990 sous l’égide du Consensus de Washington, du FMI et de la Banque Mondiale. A l’époque, ces mesures anti-pauvres avaient débouché sur de véritables explosions sociales au Venezuela, en Bolivie ou encore en Argentine. Des rébellions populaires qui avaient alors été le prélude à l’arrivée au pouvoir, au début des années 2000, de gouvernements progressistes ou « post-néolibéraux ». De son côté, la Colombie faisait office d’ilot isolé, étanche aux profonds bouleversements sociaux, économiques et politiques de la région. Cette image n’était pourtant qu’un écran de fumée, cachant une réalité brutale et inavouable. Celle d’un pays miné par de criantes inégalités sociales, conséquences d’un modèle économique où l’extractivisme, le pillage des ressources naturelles et l’appropriation des terres constituent le modus operandi de l’oligarchie foncière et du capital international depuis maintenant trop longtemps. Un modèle économique qui repose tout entier sur une violence systématique à l’encontre des paysans et des ouvriers.
Mais le contexte particulier de la Colombie, en proie depuis des décennies à une guerre sanglante menée par l’Etat et les paramilitaires contre les guérillas et la population civile, est une des raisons qui expliquent pourquoi le pays n’a pas connu de grands mouvements sociaux et encore moins basculé vers un gouvernement de gauche. Maintenu dans un état d’apathie et de terreur, le peuple colombien n’a jamais pu véritablement exprimer ses revendications sans recevoir les foudres d’un Etat terroriste, qui perçoit le peuple comme un ennemi. Toute protestation était alors qualifiée de « subversive » par un Etat qui voyait en tout manifestant un guérillero terroriste en puissance. Or, les accords de paix signés en 2016 entre le président Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC a changé la donne. C’est du moins ce qu’a espéré une partie de la population, fatiguée et meurtrie par des décennies de violences. Si ces accords de paix ont effectivement permis aux acteurs sociaux d’exprimer plus librement leurs revendications – notamment dans la rue-, il n’en demeure pas moins que les logiques répressives et contre-insurrectionnelles restent ancrées au sein de l’Etat et des forces de sécurité colombienne.
Un terrorisme d’Etat
Si le soulèvement débuté le 28 avril dernier reprend et prolonge les revendications portées lors des mobilisations de 2019 et 2020, force est de constater que la répression, elle, s’est particulièrement intensifiée. Alors que respectivement 3 et 13 personnes avaient été assassinées par les forces de sécurité en 2019 et 2020, l’ONG Temblores dénombre aujourd’hui 43 assassinats, 855 victimes de violences physiques, 39 personnes ayant perdu un œil, 1264 détentions arbitraires et 21 cas de violences sexuelles. Derrière ces chiffres macabres, des noms et des visages, victimes de la barbarie. Comme Alison Melendez, 17 ans, violée par 4 agents de l’ESMAD dans la ville de Popayán (Escadron Mobile Anti-Emeute, en première ligne dans la répression) et qui s’est ensuite donnée la mort. Ou encore Marcelo Agredo, abattu de deux balles dans le dos par un policier à Cali le premier jour de grève. Ces violences perpétrées par une police militarisée et une armée omniprésente ont une nouvelles fois mis a nu la violence systémique qui gangrène l’Etat colombien. D’ailleurs, le président Duque n’était pas allé de main morte en désignant les manifestations de « terrorisme urbain », de « vandalisme » y voyant même, dans une fulgurance complotiste, la main de l’ennemi vénézuélien et du président Nicolas Maduro. Ces qualificatifs ne sont pourtant pas nouveaux, ils font partie intégrante de la rhétorique de la droite et de l’extrême droite colombienne, toujours promptes à faire du peuple une horde de sauvage qu’il s’agirait alors de domestiquer et de discipliner.
Depuis près d’un siècle, et plus encore à partir des années 1950, la violence a été érigée comme un véritable mode de gouvernement. En assassinant, le 9 avril 1948, le grand dirigeant populaire Jorge Eliecer Gaitan, l’oligarchie colombienne, soutenue par les Etats-Unis, a ouvert la boite de pandore et fait basculer le pays dans une spirale de violence extrême. Cet événement, tragique et central dans l’histoire contemporaine de la Colombie, a débouché sur la période dite de la Violencia, qui, entre 1948 et 1964, fît près de 300 000 morts. Le prix à payer pour que le pays ne bascule pas dans le « communisme ». Car c’est en effet de cela dont il s’est agi : empêcher coute que coute qu’un gouvernement nationaliste, progressiste ou révolutionnaire ne vienne contrecarrer les intérêts d’une classe dominante inféodée à Washington. Pour éviter toute forme de velléités, il a fallu massacrer, encore et toujours. L’Etat colombien n’a d’ailleurs jamais hésité à s’allier aux paramilitaires et aux narco-trafiquants pour tuer dans l’œuf toute forme de résistances.
Certes, cette violence n’a pas été l’apanage de l’Etat colombien. On sait la cruauté avec laquelle les dictatures argentines, chiliennes ou paraguayennes se sont employées à éliminer leurs opposants. Mais ce que l’on sait moins, c’est que la Colombie – qui ne sombra jamais officiellement dans la dictature à la différence d’autres pays de la région – est le pays qui compte le plus de disparus. En effet, selon un rapport du Centro Nacional de Memoria Historica, 60 630 personnes ont disparu entre 1970 et 2015 soit en moyenne trois personnes par jour ! C’est plus que le nombre cumulé des disparus en Argentine, au Chili et en Uruguay ! Dans sa croisade contre l’épouvantail communiste, et sans même avoir recours à la dictature, la Colombie a mis en place la funeste Doctrine de Sécurité Nationale, érigée en politique d’Etat et destinée à purger le pays de tous les éléments jugés « subversifs ». Financés par l’argent de la drogue, formés par des militaires israéliens notamment, les paramilitaires se sont vus assignés la tâche de faire le sale boulot, et d’éliminer les paysans, les indigènes, les afro-colombiens qui résistèrent pour ne pas être expulsés de leurs terres. En Colombie, l’ennemi intérieur n’est pas un concept vague et abstrait. Il a été pensé, théorisé, dans le but de justifier les pires massacres contre ceux qui s’avéraient être un obstacle à la toute-puissance des propriétaires terriens et des multinationales.
Les accords de paix, à peine signés qu’ils furent sabotés par le nouveau président Ivan Duque – élu en 2018- n’ont rien changé à la situation. Depuis 2016, 900 leaders sociaux ont été assassinés en Colombie. Certains défendaient leurs terres, d’autres des ressources naturelles menacées de privatisation. D’autres enfin s’opposaient à des mégaprojets destructeurs pour l’environnement. Tous ont été les victimes expiatoires de la machine de guerre du Capital, qui ne tolère aucune entrave à son hégémonie et à sa soif de profits.
Récemment, le tribunal de la paix – juridiction créée à la suite des accords de 2016- a révélé que 6402 civils ont été assassinés par l’armée nationale entre 2002 et 2008, soit plus de 1000 morts par an. Le tribunal n’a pas hésité à parler de « phénomène macrocriminel » pour qualifier ces chiffres glaçants. Plus sinistre encore, le cas des « faux positifs ». Une opération visant à tuer des civils innocents en les faisant passer pour des guérilleros et ce dans le seul but de faire gonfler les chiffres et de montrer à l’opinion publique que l’Etat lutte efficacement contre les guérillas.
Selon que vous serez…
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la brutalité de la répression a été inversement proportionnelle aux condamnations internationales. La « communauté internationale » – entendre l’Occident- s’est montrée d’une discrétion voire d’une bienveillance absolument remarquable. Le ministère des affaires étrangères états-unien a tout juste fait part de sa « tristesse » pour les victimes et leurs familles, tout en prenant bien soin d’appeler les manifestants à l’arrêt des « violences » et au « vandalisme », reprenant ainsi toute la rhétorique guerrière du gouvernement colombien. Alors qu’une centaine d’élus français ont demandé à Emmanuel Macron de condamner la répression en Colombie, le président de la République est resté sourd à ces appels. De leurs côtés, les médias ont fait preuve d’un silence assourdissant. Silence qui tranche radicalement avec les condamnations faites à l’encontre de pays comme le Venezuela, le Nicaragua ou encore Cuba. Souvenons-nous du concert de condamnations à l’encontre de la « dictature » de Nicolas Maduro. Rappelons-nous les éloges à l’égard des glorieux « combattants de la liberté » au Venezuela alors que ces derniers n’étaient que de véritables putschistes. Pour le peuple martyr de Colombie, pas de déclarations, ni de gestes forts. Pas de chance pour lui, son pays est un pilier économique et géopolitique stratégique pour les Etats-Unis, à tel point que l’ancien président Hugo Chavez avait qualifié la Colombie d’« Israël de l’Amérique latine ». Le sang peut donc continuer à couler, les cadavres peuvent s’accumuler, des dizaines de morts ne feront jamais le poids face aux intérêts et le soutien indéfectible qu’apporte Washington à l’Etat colombien.
Mais le président Ivan Duque, véritable fondé de pouvoir de l’oligarchie et pantin des Etats-Unis, peut-il vraiment dormir sur ses deux oreilles ? Rien n’est moins sûr. Car si la répression se poursuit, le peuple colombien peut déjà revendiquer de nombreuses victoires. Il a d’abord contraint le gouvernement à retirer son projet de réforme fiscale, ainsi qu’une autre réforme visant à privatiser le secteur de la santé. Mais ce qui constitue peut-être la plus grande victoire de ce mouvement de masse, profondément riche et hétéroclite, c’est déjà d’exister en tant que tel et de résister avec force et détermination à une machine répressive qui le broie depuis des décennies. Nous ne savons pas sur quoi débouchera ce mouvement inédit. Mais ce dont l’on peut être sûr, c’est qu’il aura permis à des milliers de personnes de vaincre une peur que l’Etat colombien était parvenu à instiller dans les consciences.