Édito #15 – Ne pas juger les fous, sauf s’ils sont Musulmans ?

« Quel jurisconsulte oserait déclarer coupable de meurtre, c’est-à-dire coupable d’homicide commis volontairement, un homme dans un état d’ivresse tel que celui que je suppose ? Il y aura, si l’on veut négligence, imprudence, imputabilité civile ; mais où il n’y a pas eu l’intention de crime, volonté de tuer, volonté d’agir en connaissance de cause, il y aura impossibilité de déclarer l’accusé coupable » (Faustin Hélie, ancien magistrat et théoricien du droit pénal).

Le droit pénal moderne connaît un principe fondamental selon lequel n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.

Effectivement, le procès pénal a pour fonction de juger l’homme dans l’utilisation de son libre arbitre. Les magistrats doivent pour cela caractériser l’élément matériel de l’infraction (par exemple, un agissement ayant entraîné la mort d’une personne) mais aussi son élément moral, l’intention (par exemple, celle de donner la mort). Or, comment la société pourrait-elle juger un homme dont la capacité de vouloir et de comprendre a été abolie au moment des faits qui lui sont reprochés ?

Les malades mentaux ne peuvent qu’être déclarés irresponsables sur le plan pénal (mais pas sur le plan civil, l’abolition du discernement ne faisant pas obstacle à l’octroi de dommages et intérêts à la victime pour la réparation du préjudice subi par elle).

Il s’agit d’un principe que contenait déjà le code pénal dans sa version de 1810, et qu’il reprend aujourd’hui en son article 122-1. Et la Cour de cassation a toujours interprété ce texte comme visant tout trouble mental ayant entraîné une disparition complète du libre arbitre, sans distinguer suivant l’origine du trouble, et sans donc exclure du champ de l’irresponsabilité pénale le trouble mental consécutif à une intoxication volontaire.

Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, Kobili Traoré s’est introduit dans le domicile de sa voisine Sarah Halimi. Au motif qu’elle était Juive, il l’a qualifiée de « démon », l’a frappée puis l’a défenestrée en se réjouissant d’avoir « tué le sheitan ». Il a ensuite été interpellé pendant qu’il récitait des versets du Coran.

Les sept experts psychiatriques intervenus dans le cadre de l’instruction de l’affaire ont, à l’unanimité, abouti à la conclusion que, au moment des faits, Kobili Traoré était sous l’empire d’une « bouffée délirante aiguë » à la suite d’une consommation de cannabis. Six experts sur sept étaient d’avis que le discernement de Kobili Traoré avait, dans sa séquence délirante, été intégralement aboli, seul le premier ayant estimé que la crise subie par l’intéressé avait seulement entravé son discernement.

Dans ce contexte, la chambre d’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, si elle a reconnu qu’il existait des charges suffisantes à l’encontre de l’accusé d’avoir volontairement donné la mort à Sarah Halimi avec la circonstance que les faits ont été commis à raison de l’appartenance de celle-ci à la religion juive, elle l’a toutefois déclaré irresponsable pénalement « en raison d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli sont discernement ou le contrôle de ses actes au moment des faits ». Les juges d’instruction ont alors ordonné l’hospitalisation complète de Kobili Traoré en établissement de soins psychiatriques. Cette décision était alors tout à fait conforme au droit, comme ont pu le démontrer des avocats reconnus.[1]

Saisie de pourvois des parties civiles selon lesquelles Kobili Traoré n’aurait pas dû être considéré comme irresponsable pénalement dès lors qu’il aurait commis une faute en ingérant volontairement une substance illicite susceptible de porter atteinte à son discernement (du cannabis), la Cour de cassation a jugé au contraire que « les dispositions de l’article 122-1, alinéa 1er, du code pénal, ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement ».

En se bornant à rappeler l’état du droit, qui plus est tout à fait respectable et à l’honneur de l’institution judiciaire de n’avoir pas condamné « un fou », cette affaire aurait pu en rester là. Que nenni.

Il est vrai que, dès l’origine, cette affaire a été saisie par les forces politiques réactionnaires. Ainsi, dès le 9 avril 2017, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) a organisé une marche blanche en sa mémoire au cours duquel son vice-président a dénoncé, tour à tour, la « linquance », la « mence » et la « haine antisémite » de l’auteur des faits. Le 1er juin 2017, dix-sept « intellectuels », dont Michel Onfray, Jacques Julliard, Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut et Élisabeth Badinter ont publié une tribune dans Le Figaro demandant à ce que « toute la lumière soit faite sur la mort de cette Française de confession juive tuée aux cris d’ « Allah akbar » ».

A la suite de l’arrêt de la chambre d’instruction du 19 décembre 2019, les personnalités politiques de droite et d’extrême droite, telles que Eric Ciotti, Valérie Boyer, Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan, et Meyer Habib, ont largement critiqué le verdict rendu. Le président du Consistoire de Paris, Joël Mergui, parlera de « permis de tuer des juifs ». Le Président de la République Emmanuel Macron, lors d’un discours prononcé à Jérusalem face à « la communauté française d’Israël », a exprimé le « besoin de procès » dans cette affaire, au mépris des principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la magistrature.

En réaction à l’arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2021, Emmanuel Macron a annoncé vouloir modifier la loi pénale pour que l’abolition du discernement consécutive à la prise de stupéfiants ne soit plus une cause d’irresponsabilité pénale.

L’on sait pourtant que la consommation de cannabis est, dans le discours politique hégémonique, imputée aux habitants des quartiers pauvres. En rendant impossible l’exonération de responsabilité pénale en raison d’usage de stupéfiants, alors qu’au demeurant de tels effets du cannabis restent tout à fait exceptionnels, le pouvoir s’engage ainsi à favoriser la répression des indigènes pour qu’ils ne puissent jamais « échapper » à la justice.

L’on observe également que le moteur de l’attention portée à l’affaire Sarah Halimi a été le fait que l’auteur du crime est un homme Musulman (qui, en outre, a entouré son geste de « signes » islamiques, comme l’utilisation du terme sheitan et de l’expression Allahu akbar ou la récitation de versets du Coran avant son interpellation) et la victime une femme Juive. L’avocate générale, lors de l’audience devant la Cour de cassation, tombera d’ailleurs dans ce travers en relevant que l’affaire est particulière « à l’heure de la montée, en France, dans certains quartiers, de l’antisémitisme ».

Il ne fait aucun doute pour nous que le motif antisémite du crime est à considérer car « les fous » ne sont pas imperméables aux idéologies dominantes dans lesquels ils évoluent. Le meurtrier de Sarah Halimi n’y déroge sûrement pas. En l’occurrence, peut être cité l’exemple de l’affaire Thomas Gambet qui, en janvier 2015, juste après l’attentat de Charlie Hebdo, a tué de 17 coups de couteaux Mohamed El Makouli aux cris de « je suis ton dieu, il n’y a pas d’islam ». Le caractère islamophobe du crime est indéniable mais, schizophrène paranoïde et fumeur de cannabis au moment des faits, il a été jugé pénalement irresponsable[2]. Les deux crimes sont symétriquement les mêmes : deux personnes dont la raison a été abolie, en particulier après la consommation de stupéfiants, sont déclarées irresponsables par la justice alors même que leur contexte idéologique agit effectivement dans le choix de leur cible.

Dans le cas de Mohamed El Makouli, aucune campagne de presse n’est venue remettre en cause le verdict, contrairement à celui de Sarah Halimi. C’est donc bien à l’encontre des Musulmans, par la pression de groupes islamophobes, qu’une campagne médiatique a été menée sur cette affaire, le vice-président du CRIF ayant associé ce crime à la « linquance » (dont sont usuellement accusés les Arabo-Musulmans) et les « intellectuels » précités ayant précisément ciblé l’expression Allahu akbar comme élément déterminant de l’affaire.

Kobili Traoré n’était dès lors pas seulement un aliéné au moment de son acte, il était avant tout un Musulman. Et c’est à ce titre que les forces politiques réactionnaires exigent aujourd’hui la révision de ces arrêts.

On serait cependant tentés de s’estimer heureux. En effet, la réaction se cantonne ici à des manifestations pacifiques. Qui se souvient de la longue ratonnade anti-arabes à Marseille en 1973 qui allait provoquer la mort d’une vingtaine d’immigrés ? Elle faisait suite à un jugement reconnaissant l’irresponsabilité pénale d’un meurtrier algérien… pour troubles mentaux.

[1] https://www.lepoint.fr/justice/tribune-affaire-halimi-monsieur-le-grand-rabbin-n-ayez-pas-peur-des-juges-05-01-2020-2356187_2386.php

[2] https://www.pressreader.com/tunisia/le-temps-tunisia/20160713/281698319082287

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