« Arabe tu es, Arabe tu resteras, même si tu t’appelles colonel Bendaoud ». Qui n’a pas entendu mille fois cette morale proverbiale prononcée sur un ton sentencieux qui conclut invariablement ces histoires d’indigènes ayant gravi les échelons de la société coloniale et qui se croyant bien intégrés se voient soudainement éconduits et ramenés à leur condition première ?
Il s’agit sans doute là de la légende urbaine la plus populaire d’Algérie et même au-delà, du Maroc et de Tunisie. Chez les populations ayant connu la colonisation bien sûr mais tout autant dans l’émigration. Ce qui est hautement significatif c’est l’abondance des récits concernant ce Mohammed Bendaoud, la multitude des situations et des moments historiques où celui-ci est censé avoir évolué. L’un raconte que cette péripétie s’est déroulée fin XIX e siècle : un Algérien officier dans l’armée française se serait vu refuser de l’avancement pourtant mérité du fait de son origine, un autre prétend qu’elle se serait produite avant la guerre d’Algérie et qu’il s’agirait d’une histoire de divorce entre un époux indigène et sa femme blanche qui bien imprudemment l’aurait épousé puis l’aurait quitté sur pression de sa famille. Un autre encore est convaincu que le colonel Bendaoud aurait délibérément été ignoré par de Gaulle lors d’un passage en revue pendant la guerre d’Algérie. Certains pensent que le colonel Bendaoud en dépit de son grade n’aurait pas été convié à un dîner de gala. Les récits divergent mais tous sont d’accord sur un point, le colonel Bendaoud se serait ensuite brûlé la cervelle de son révolver d’officier. Comme si seule une fin violente et auto administrée pouvait sanctionner cette triple perte d’honneur. D’abord pour avoir pactisé, s’être mis au service de l’ennemi mais surtout pour avoir renié son statut personnel, dit autrement sa religion, condition alors pour un indigène d’accéder aux grades supérieurs et enfin pour au final s’être fait ridiculisé d’une terrible façon.
Quelles sont les caractéristiques de cette histoire-légende car il s’agit bien de cela. Voyons sa structure. Un ordre social préexistant, l’Algérie de la Régence est brisée par un élément extérieur, la colonisation. Celle-ci agit non seulement par une politique directement coercitive, par des massacres de masse, des pillages, des destructions mais de façon plus insidieuse encore par le reniement de soi-même qu’elle cherche à produire sur les élites. En effet à la fin du XIXe siècle un danger mortel menace la société algérienne. Les révoltes et tentatives révolutionnaires ayant été brisées l’une après l’autre, le colonialisme déploie à présent sa politique d’assimilation. Certes encore timide mais qui évidemment concerne les élites, les évolués comme on disait (fils de familles féodales, appelés à intégrer l’armée, l’administration des finances et même la justice). Des élites assimilées faisant désormais cruellement défaut à la société traditionnelle dans ses efforts de résistance. Assimiler ces derniers pour la colonisation est donc un impératif stratégique. Toujours dans le narratif sollicité, en réaction, développant ses anticorps, la société algérienne ne pourra survivre et retrouver son ordre ancien que si elle sait opposer un coup d’arrêt décisif à cette politique d’assimilation, la menaçant d’annihilation. C’est à ce stade en tant qu’anti corps qu’agit ce proverbe. Non seulement comme approbation de la sanction (pour avoir rejeté son identité musulmane et avoir embrassé la francité) mais aussi comme mise en garde. En effet pour l’immense majorité des Algériens, il est impossible de vivre sans honneur en abandonnant sa société traditionnelle mais de plus cette assimilation est vouée à l’échec.
Un mythe n’a ni début, ni fin, il se restructure sans cesse et comme tous les mythes celui-ci nous en apprend beaucoup plus sur le peuple qui le véhicule que sur l’histoire en question. D’où le peu d’importance accordé à l’exact déroulement des faits. Un mythe est censé apporter une réponse aux grandes questions que se pose une société : son origine, son ordre social, ses interdits, son devenir. Ici le mythe apporte une réponse à la question, qu’arrive-t-il à celui, à celle qui brade l’identité suprême, l’honneur, la religion.
A propos, chose promise…. Voilà la véritable histoire du colonel Bendaoud
Le fait se déroule à la fin du XIXe siècle. Né en 1837 et mort le 1ᵉʳ juillet 1912 dans la région d’Oran, fils de l’Agha Elseïd Mohamed Bendaoud, le Colonel Mohamed Bendaoud était fier d’avoir été le seul indigène à avoir intégré Saint Cyr mais aussi le seul officier supérieur d’origine arabe dans l’Algérie colonisée du 19ème siècle. Naturalisé Français, ayant abandonné l’Islam, il avait réussi son ascension en ressemblant à s’y méprendre, au colonisateur. A tel point que les journaux ne tarissaient pas d’éloges pour lui car il était la preuve vivante que l’assimilation était possible. « Nul n’a autant servi la France coloniale que le colonel Mohamed Bendaoud », « un soldat de grande bravoure », « vivant à l’européenne » et « très Français de sentiments ». Un jour, une aristocrate donne un bal. Les officiers supérieurs y sont conviés, Bendaoud aussi naturellement. La dame passe en revue ses invités et leur tend la main pour le baise-main après qu’on les lui ait présentés. Elle arrive devant le Colonel Bendaoud. Au moment de lui tendre la main, elle entend son nom et la retire précipitamment. Bendaoud a alors cette phrase terrible: « Arbi, Arbi wa hatta louken ikoun el colonel Bendaoud » « Un Arabe reste un Arabe, même s’il est le Colonel Bendaoud ».
Peu importe de savoir s’il est vrai ce que certains ajoutent, à savoir qu’il se serait ensuite suicidé ou qu’il aurait ensuite démissionné de l’armée. La sanction suprême est le no-man’s land mental dans lequel il s’est ensuite retrouvé. Après cet épisode plus personne n’ose l’évoquer et il terminera sa vie dans l’oubli. Il aura quand même, « suprême récompense » la joie de savoir que son fils militaire est tombé au champ d’honneur en 1908 au Maroc en criant « je meurs pour la France ». Mais pour autant il n’y aura plus pour lui d’invitation à des dîners mondains.
Le lien avec la société d’immigration post coloniale d’aujourd’hui est patent. En effet, évoquant la trajectoire d’un Malek Boutih, d’un Chalghoumi, d’une Fadela Amara, d’une Zineb El Rhazoui, d’un Mohamed Sifaoui, et tant d’autres, (ceux que Sadri kiari nomme non pas « arabes de service » mais « arabes professionnels ») votre interlocuteur issu de l’immigration maghrébine finit invariablement son récit par la convocation du fameux colonel. Il est facile de se rassurer en se disant qu’une telle péripétie ne peut pas nous arriver. Ce qui est certain c’est que nous avons tous en nous du colonel Bendaoud, si tant est que personne n’est prémuni contre une telle déchéance. On peut au moins reconnaître une qualité à celui-ci, celle de l’ultime lucidité. Car depuis quand un traître reconnaît-il qu’il est traître ? En tout cas au QG décolonial, lucides sur nous-mêmes nous tentons de l’être et de le demeurer.