Edito #2 : America is Back

« Elle revit des marines américains ivres, s’apprêtant à brûler une liasse de dollars, tâche verte sur la chaussée. La femme décharnée et le bébé diaphane, les suppliant de leur faire la charité. Ils la firent danser, marcher à quatre pattes, miauler, aboyer, hennir pour lui donner un de ces billets qu’ils voulaient brûler. Elle la revit ramasser avec la bouche un dollar, sur lequel coulaient les larmes de honte de la pauvresse. Claire-Heureuse réentendit presque les hoquets, les rires, les lazzis ; et cette flamme rouge léchant les billets verts ! »

Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil.

 

Alors que Joe Biden vient de devenir le 46e président des États-Unis, le monde pousse un « ouf » de soulagement. Deux semaines après l’invasion trumpiste du Capitole, Biden apparaît comme un retour au business as usual. Tandis que Nancy Pelosi, patronne des démocrates au Congrès, affirme s’être entretenue avec le chef d’état-major étatsunien pour empêcher un potentiel dernier coup de folie (nucléaire cette fois-ci) de Trump, l’arrivée de Biden est présentée comme un retour au calme. Comment, en effet, ne pas se réjouir de la défaite de Trump et de l’arrivée au pouvoir de l’ancien vice-président d’Obama, un président qui a inclus une clause dans son plan « Build Back Better », pour permettre l’avancement des noirs et latinos dans l’économie étatsunienne ? Et pour cause, l’élection étatsunienne est souvent scrutée de près (éclipsant ainsi d’autres événements, comme le récent retour au pouvoir de Nicolás Maduro par exemple), en ce qu’elle semble tenir entre ses mains le destin d’une bonne partie de l’humanité. Alors que d’aucun avance l’idée d’une fin de l’hégémonie étatsunienne, nul doute que si celle-ci n’est en réalité pas vraiment en déclin (on pourrait plutôt parler d’une réorganisation de cette hégémonie plutôt que d’une « fin »). Outre le rôle important que conservent les États-Unis dans le système économique mondial, ceux-ci ont toujours la capacité d’organiser le jeu politique international. Cela ne signifie aucunement que cette hégémonie n’est pas menacée, ou que celle-ci ne court pas le risque de vaciller, mais qu’il serait sans doute prématuré de voir dans le changement du rôle des États-Unis à l’échelle mondiale une fin de son hégémonie. En tout cas, la présidence Biden va sans doute permettre aux États-Unis de réaffirmer ces ambitions hégémoniques.

Si la présidence Trump a été marquée par de nombreuses questions « intérieures », il s’agit de ne pas perdre de vue son rôle dans l’impérialisme contemporain, outre le déménagement de l’ambassade étatsunienne à Jérusalem ou encore l’assassinat de Qassem Soleimani, le dernier « coup » de Trump a visé à cibler les rebelles houthis au Yémen, déclarés terroristes – ce qui aura, bien évidemment, pour conséquence d’appauvrir encore plus le Yémen. Il est intéressant de noter que si de nombreux républicains commencent à tourner le dos à Trump – y compris au sein de sa propre administration –, ceux-ci ont attendu l’invasion du Capitole, ainsi que la certitude que Donald Trump allait quitter la maison blanche, avant de quitter le navire. Que ces mêmes voix soient restées silencieuses lorsque Trump s’en est pris aux Antifas ou à Black Lives Matter n’est guère étonnant et marque un point de rupture avec la frange la moins à droite des démocrates – Joe Biden, pas le plus radical des démocrates, ayant même rencontré la famille de Jacob Blake, un homme noir de 29 ans blessé de sept balles dans le dos par la police. En ce qui concerne l’impérialisme, par contre, il y a fort à parier que l’arrivée de Biden au pouvoir ne marquera pas une rupture – car s’il y a bien un point sur lequel démocrates et républicains ne divergent pas fondamentalement, c’est la politique étrangère. Si le nouveau président a promis de « revenir à la normale », on peut imaginer sans mal ce que cela signifie. Un premier signe ? La nomination de Antony Blinken – soutient de l’invasion en Irak au début des années 2000 et du bombardement en Libye en 2011 ayant, par ailleurs, soutenu certains bombardements trumpistes en Syrie – comme secrétaire d’État. Biden s’inscrit par ailleurs dans la même veine que Blinken, ayant par le passé soutenu l’invasion de l’Afghanistan, puis de l’Irak ainsi que nombre d’attaques israéliennes contre la Palestine. Outre les guerres, forme la plus visible de l’impérialisme étatsunien, dans son texte « Why America must lead again », Biden explique vouloir promouvoir une politique étrangère pour les classes moyennes étatsuniennes – ce qui implique de lutter contre le protectionnisme et les barrières commerciales hors des États-Unis. Enfin, il serait sans doute trop compliqué pour cette nouvelle administration de renoncer à la tradition consistant à vouloir gérer les affaires intérieures de l’Amérique latine. Le programme de Biden inclut donc également un point spécifique afin que les États d’Amérique centrale – notamment le Salvador, le Guatemala et le Honduras – soient « secure ». On se rend bien compte de ce que cela implique.

En somme, si les peuples du Sud sont débarrassés de Trump – mais pas des conséquences de sa politique étrangère – ils vont désormais devoir faire face aux bombes et au diktat économique imposés par des États-Unis démocrates. Il s’agit donc pour nous de réaffirmer la centralité de l’anti-impérialisme dans tout projet de libération – ainsi que le lien structurel entre le racisme dans le Nord et l’impérialisme dans le Sud – afin de nous opposer non seulement aux entreprises militaires des États-Unis (que ce soit sous la forme d’invasions ou d’assassinats ciblés), aux manœuvres politiques visant à déstabiliser tel ou tel gouvernement du Sud ainsi qu’aux aspects économiques et monétaires de cet impérialisme. L’arrivée de Biden ne représente donc pas qu’un défi pour les États-Unis, mais elle implique également de rester vigilant face aux ambitions étatsuniennes. L’Amérique est de retour, donc…

 

Illustration : Current Wars & Conflicts… (with, by continent, Belligerent and Supporter groups marked with letters, and Asylum Seekers, Internally Displaced, Refugees, Stateless, and Killed marked with a letter for every million) (2019) de Dan Mills.

1 Commentaire Edito #2 : America is Back

  1. JF Mir 28 janvier 2021 et 6h32

    Oui, Bliken est un faucon, et j’augure mal de la situation en Syrie, déjà exsangue.
    Les européens béats qui croient, quant à eux, voir en Biden un « ami » en seront rapidement pour leurs frais.

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