« 3arbi 3arbi wa louken el colonel Bendaoued »
En novembre dernier, à la surprise générale, le CCIF a décidé de s’auto-dissoudre. Face aux menaces de dissolution du gouvernement qui l’accusait de faire de la « propagande islamiste », il a pris les devants et a procédé à sa propre dissolution pour, selon ses déclarations, empêcher le gel de ses avoirs et protéger ses activités et ses actifs à l’étranger. Le droit étant un rapport de force, le bras de fer qui s’engage entre l’association antiraciste et le pouvoir s’annonce tendu, le CCIF ayant, en effet, annoncé la saisie du Conseil d’État pour contester le décret de dissolution. Plus de 1 200 membres adhérents de l’association se sont engagés à appuyer son recours devant le Conseil d’État. Du jamais vu ! Rappelons que s’il existe un tel attachement et une telle gratitude en faveur du CCIF, c’est que celui-ci le mérite amplement. Il était, avant sa dissolution, la première association antiraciste de France par le nombre de ses adhérents (12 000 au 30 octobre 2020). Ni la LDH, ni Le Mrap ne peuvent se vanter d’une telle base. Pendant près de 16 ans, il a mis tous les moyens en œuvre pour défendre les victimes d’islamophobie devant les juridictions françaises et mettre en évidence le caractère discriminatoire des actes islamophobes que ce soit au travail, à l’école ou dans la vie quotidienne. Rappelons qu’il n’a eu de cesse de dénoncer l’ensemble des mesures de l’État d’urgence visant explicitement les Musulmans comme il a mis en garde contre les abus et les excès du pouvoir de l’Etat qui menacent les libertés fondamentales de tous les citoyens. Rappelons aussi que le Conseil d’État lui avait donné raison dans l’affaire du Burkini. Bref, on comprend que le CCIF était devenu une épine dans le pied de la politique liberticide du gouvernement et que c’est bien à ce titre – et non pas à celui d’une complicité avec le terrorisme – que le CCIF doit sa dissolution.
Le travail du CCIF doit ainsi être reconnu pour ce qu’il est : une œuvre de salubrité publique. Pour autant, et à la lumière de l’acharnement dont il a été victime, nous ne pouvons pas ne pas ressentir un gout amer. Le CCIF avait pourtant tout mis en œuvre pour devenir une association modèle : ligne réformiste, modération politique, respect du droit républicain, cadres formés et compétents, expression publique cadrée et maitrisée, professionnalisme, rapports soutenus avec les institutions nationales et internationales les plus reconnues… C’est globalement une ligne stratégique qui a fait ses preuves. Mais jusqu’où ? Aujourd’hui, confrontés au cynisme impitoyable du pouvoir, nous serions bien avisés de faire un retour critique sur le sens de la campagne « Nous aussi nous sommes la nation » (dont le PIR avait fait la critique en son temps). Conçue et promue par le CCIF, elle exprimait en substance le projet sociétal qui était le sien qui se résumait de fait à une ambition intégrationniste. Cette campagne était tout à la fois l’expression d’un espoir et d’une finalité : devenir des Français à part entière, mais aussi une opération de séduction à destination de l’opinion blanche : voyez comme nous vous ressemblons. Nous sommes Musulmans, mais nous sommes surtout des Français comme vous. Cette ambition, légitime sur le fond, a péché par sa naïveté, mais aussi par son déficit d’analyse matérialiste du pouvoir, de l’Etat, de la nation et de la fonction de l’impérialisme dans la production des rapports de race. C’est comme si, malgré les avancées de l’antiracisme politique, de l’adhésion du CCIF à la notion de racisme d’Etat, l’association était restée bloquée dans une acception morale du racisme, comme s’il suffisait de convaincre une opinion de l’inanité du racisme pour que celui-ci disparaisse. Bref, comme si le racisme ce n’était pas avant tout des rapports de pouvoir et que celui-ci n’était pas inscrit dans l’histoire et la réalité, tous les jours renouvelés, des institutions et de la logique économique du capitalisme. Ajoutons à cela le caractère embourgeoisé d’une approche qui, pour combattre des préjugés, invente une couche sociale indigène qui n’existe quasiment pas. S’il existe en effet des médecins, avocats, ingénieurs, artistes indigènes, l’indigénat est d’abord et massivement composé de sous prolétaires, les fameux « premiers de corvées », ceux dont le travail est sous-payé, mais est indispensable comme on a pu tristement s’en apercevoir en temps de crise sanitaire.
Ainsi cette campagne qui mettait en scène des indigènes (plutôt) imaginaires et qui tentait de forcer les barrières raciales pour propulser de manière illusoire les Musulmans au rang de Français comme les autres, sans passer par la case remise en cause du projet intégrationniste, était vouée depuis le début à un triste destin. Cette bonne volonté, pour laquelle nous avons de l’empathie et qui d’une certaine manière est touchante, n’a pas empêché la dissolution d’une association exemplaire. Son tort : être dirigée par des Musulmans (ou des indigènes), pour défendre la dignité des Musulmans (qui sont des indigènes) en toute indépendance (ce qui contrevient à la condition indigène).
Ainsi, si la dissolution du CCIF est une nouvelle occasion pour nous de méditer le fameux proverbe algérien « 3arbi 3arbi wa louken el colonel Bendaoued » que la révolution algérienne nous a laissé en héritage, mais aussi une opportunité pour le CCIF d’en finir avec son rêve d’intégration, son auto-dissolution (c’est-à-dire sa stratégie de l’auto-dissolution) et la plainte qu’il porte contre Marlène Schiappa sont la preuve que le coup de grâce n’a pas eu lieu et que CCIF continue de résister.
Le CCIF est mort, vive le CCIF !