« Islamo-gauchistes » de toutes les universités, unissez-vous !

« Je pense que l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble, et que l’université n’est pas imperméable, l’université fait partie de la société », c’est par ces mots et sa volonté de demander au CNRS une enquête sur la prégnance de « l’islamo-gauchisme » au sein du monde académique français que Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, a provoqué colère et incompréhension chez les universitaires.

Est-ce réellement le cas ? Pour répondre, il faudrait déjà s’entendre sur une définition de « l’islamo-gauchisme », expression qui, d’après le CNRS, n’a « aucune réalité scientifique »[1]. Certes, nous ne pouvons que douter de la rigueur scientifique de ce mot, toutefois le manque de scientificité ne peut suffire à clore le débat. Tout d’abord parce qu’à ce jeu beaucoup de mots utilisés dans la vie sociale et politique peuvent subir le même sort. Mais surtout il recouvre désormais une réalité discursive, révélatrice du climat idéologique de la période  avec un réel impact dans le débat.

Mais alors, qu’est-ce que l’ « islamo-gauchisme » ? Si l’on en croit certains, ce terme a été théorisé et est généralement usité par l’extrême-droite. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas totalement vrai. Le mot « islamo-gauchisme » trouve certainement son origine dans les écrits de l’extrême-droite, mais l’idée d’une alliance entre les forces de gauches – communistes, anarchistes, socialistes – et les musulmans (ou les indigènes en général), est partagée par une plus grande partie de l’échiquier politique, jusqu’à une frange de la gauche laïciste et « républicaine ». Pour s’en convaincre, il suffit de se replonger dans la lecture du livre de Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur[2] qui montre à quel point les institutions françaises au moins depuis la guerre d’Algérie (l’IHEDN en particulier, mêlant le champ politique, militaire et académique) ont largement participé à l’élaboration théorique de cette expression raciste.

Dans cette conception, l’ « islamo-gauchisme » serait la jonction des idées progressistes (de toute sortes), avec celles « islamistes » (mais aussi panarabistes, tiersmondistes, anti-colonialistes etc.). En bref, un gloubi-boulga agrégeant les idées perçues comme subversives et s’opposant à l’ordre capitaliste et impérialiste. Mais ces dernières années la définition semble avoir gagner en souplesse puisque est catégorisée comme « islamo-gauchiste » toute personne montrant une résistance même modérée à la radicalisation de l’islamophobie. Etiquette péjorative voire infâmante, elle a pour but de stigmatiser, décrédibiliser, intimider et mettre au pas ceux qui n’adhèrent pas au dogme républicain, voire de les présenter comme des collabos – conscients ou naïfs – du terrorisme.

L’université, et tout particulièrement les sciences sociales, de part leur propension à démythifier l’ordre social, ont souvent été en ligne de mire des pouvoirs autoritaires, inquiets par le potentiel subversif des enseignements pouvant entrer en contradiction avec les idéologies d’Etat. Si ces attaques et pressions contre l’université sont préoccupantes, il n’est toutefois pas étonnant, au regard de la crise de la démocratie, de les voir se multiplier.

Néanmoins cette inquiétude du pouvoir blanc contre l’infiltration de « l’indigénisme » (synonyme d’ « islamo-gauchisme ») dans les universités témoigne que la pensée décoloniale gagne du terrain, autant dans l’université que dans la société en général, et sur ce point Frédérique Vidal n’a pas tort. Le succès des dernières manifestations anti-racistes et contre les violences policières ainsi que la multiplication des travaux traitant de la race dans le champ académique sont, en effet, le signe positif que nos idées rencontrent un intérêt et s’imposent petit à petit. C’est justement cette évolution qui inquiète au plus haut point les forces réactionnaires et nous donnent à voir un « backlash » adressé à tout ce qui s’approche de près ou de loin à l’antiracisme.

Pour autant, nous sommes très loin de pouvoir crier victoire. Quand bien même l’hystérie et le mensonge intoxiquent l’opinion, la réalité est bien plus nuancée. Certes, il devient de plus en plus légitime de parler de racisme et de race à l’université, mais des progrès énormes restent à faire, d’autant que malgré cette évolution, les travaux sur cette question restent marginaux[3]. Cette « panique » du pouvoir blanc est d’autant plus grotesque que l’université française est probablement le dernier bastion académique dans le monde à résister avec autant de force à l’étude des théories antiracistes et décoloniales. Alors qu’une figure de la décolonialité comme Houria Bouteldja est régulièrement invitée dans de prestigieuses universités un peu partout dans le monde elle est complètement black-listée en France ! Une part importante du monde universitaire français résiste avec ferveur à l’implantation des idées décoloniales, même chez ceux qu’on peut placer à gauche de l’échiquier politique – comme Stéphane Beaud et Gérard Noiriel. Quant à ceux qui tentent de l’étudier, ils doivent faire face à des pressions et des obstacles importants. Notons d’ailleurs qu’il paraît plus facile pour les chercheurs blancs d’aborder ces questions – la célèbre frontière BBF[4] identifiée par le PIR il y a maintenant dix ans persiste -, que pour les chercheurs non-blancs. Les premiers, de part leur appartenance raciale, sont perçus comme plus « objectifs », moins « engagés », plus « neutres », et donc plus crédibles, tandis que les indigènes sont soupçonnés de manquer d’objectivité quand ils ne sont pas tout bonnement suspectés de militantisme. C’est pourquoi des chercheurs comme Norman Ajari sont contraints de s’exiler aux Etats-Unis, tandis que d’autres doivent mettre en œuvre des stratégies de contournement pour ne pas faire peser un soupçon trop lourd sur leurs épaules.

En sommes, cette polémique autour de la propagation de « l’islamo-gauchisme » au sein de l’université, et plus largement de la société, témoigne surtout de la recomposition des rapports de force en faveur du néoconservatisme  à l’intérieur de bastions historiquement à gauche. Cet assaut contre l’université est un test grandeur nature de la capacité des forces les plus racistes et les plus réactionnaires à faire plier le temple du savoir et de la critique. Ces forces ne sont pas naïves. Elles sont mêmes cyniques. Elles savent tout ce que nous n’ignorons pas : l’université n’est pas si subversive que ça, et les idées révolutionnaires, décoloniales ou marxistes sont loin d’être hégémoniques. Mais faire plier une institution encore attachée aux sciences sociales, c’est à dire non complètement soumises à la loi du marché et à un certain progressisme reste un affront pour les milieux pour qui le pouvoir suprême devient chaque jour un rêve réalisable.

Pour faire court, l’ « islamo-gauchisme » n’est que le mot de l’ennemi pour conjurer les nouvelles résistances à l’ordre raciste et libéral. Une résistance dont on voit bien qu’elle est loin de ces prétentions. Ceci dit, ce n’est pas parce qu’ils font semblant d’avoir des cauchemars qu’il nous faut nous cesser de rêver. Après tout, il n’est pas pire d’être islamo-gauchiste aujourd’hui que judéo-bolchévique hier!

[1] https://www.lemonde.fr/education/article/2021/02/17/islamo-gauchisme-le-cnrs-condamne-l-usage-d-un-terme-qui-ne-correspond-a-aucune-realite-scientifique-frederique-vidal-sous-pression_6070331_1473685.html

[2] Rigouste Mathieu, L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2011.

[3] https://www.mediapart.fr/journal/france/080221/en-france-les-recherches-sur-la-question-raciale-restent-marginales

[4] http://indigenes-republique.fr/au-dela-de-la-frontiere-bbf-benbassa-blanchard-fassins/

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