Édito #57 – Taha Bouhafs est-il raciste ?

En juin 2020, au lendemain d’une manifestation contre les violences policières organisée par le Comité Adama, jeune homme Noir mort en 2016 après son interpellation par des gendarmes, Linda Kebbab, déléguée nationale du syndicat de police Unité SGP-FO, est invitée sur franceinfo. Elle affirme alors que, tout en comprenant « la colère et la souffrance » de la famille d’Adama Traoré, son décès n’avait « absolument rien à voir » avec celui de George Floyd aux États-Unis, mort étouffé après son interpellation.

Sur son compte Twitter, Taha Bouhafs commente ces déclarations, en détournant l’acronyme ADS (adjoint de sécurité) et en qualifiant la syndicaliste policière d’ « ADS: Arabe de service ». Un tweet supprimé quelques minutes plus tard car « provoquant », avait-il expliqué.

En raison de ce message, la cour d’appel de Paris a, le 27 octobre dernier, confirmé le jugement du tribunal correctionnel qui, en septembre 2021, avait déclaré Taha Bouhafs coupable du délit d’injure publique à raison de l’origine.

Il a été condamné au paiement d’une amende de 1.000 euros avec sursis, et au versement de dommages et intérêts, d’un montant de 2.000 euros pour Linda Kebbab et 1 euro pour la LICRA.

Pour justifier cette décision, la cour d’appel de Paris a estimé que les propos étaient « outrageants », et avaient « également un caractère raciste puisqu’ils réduisent l’intéressée à son origine arabe, qui lui interdirait de défendre certaines idées sous peine d’être automatiquement présentée comme un alibi de son syndicat ou de l’institution policière ».

En bref, Taha Bouhafs a été condamné pour « racisme » pour avoir qualifié Linda Kebbab d’ « Arabe de service ».

Cette séquence fait étrangement écho avec les mots de Malcom X :

« À l’époque de l’esclavage, quand les Noirs comme moi parlaient aux esclaves, ils ne le tuaient pas, ils envoyaient un nègre de maison, pour contredire ce qu’ils disaient. Vous devez lire l’histoire de l’esclavage pour comprendre ceci. Il y avait deux types de nègres. Il y avait le nègre de maison, et le nègre des champs. Le nègre de maison prenait toujours soin de son maître. Quand le nègre des champs s’éloignait un peu trop, il le retenait, l’empêchait de progresser. Il le renvoyait dans les plantations. Le nègre de maison pouvait se le permettre, car il vivait mieux que le nègre des champs. Il mangeait mieux, s’habillait mieux, et il vivait dans une plus confortable maison. Il vivait juste à côté de son maître, au grenier ou dans le sous-sol. Il mangeait la même nourriture que son maître, et il était habillé de la même façon. Et il pouvait parler comme son maître. Il était éloquent. Et il aimait son maître plus que son maître ne s’aimait lui-même. C’est pourquoi il n’aimait pas voir son maître blessé. Si le maître était malade, il disait : « Que se passe-t-il Monsieur, sommes-nous malades ? » Quand la maison du maître prenait feu, il voulait essayer d’éteindre le feu. Il ne voulait pas que la maison de son maître brûle. Il n’a jamais voulu que la propriété de son maître brûle. Et il la défendait, plus que son maître ne la défendait. C’était le nègre de maison.

 Mais alors, vous aviez quelques nègres des champs, qui vivaient dans des huttes, qui n’avaient rien à perdre. Ils portaient les pires vêtements. Ils mangeaient la pire alimentation. Et ils subissaient l’enfer. Ils se prenaient des coups de fouet. Ils détestaient leurs maîtres. Oh oui, ils les détestaient. Si le maître tombait malade, ils priaient pour que le maître meurt. Si la maison du maître prenait feu, ils priaient pour qu’un vent plus fort ravive le feu.

 C’était la différence entre les deux. Et aujourd’hui, vous avez toujours des nègres de maison et des nègres des champs.

 Je suis un nègre des champs. »

Cette théorisation des « nègres des champs » et des « nègres de maison » a nourri le mouvement décolonial et l’antiracisme politique depuis leurs débuts. Car le racisme d’État, le racisme institutionnalisé, n’a pas cessé, et se retrouve dans tous les pays du monde, avec ses spécificités. Dans l’Algérie coloniale cette réalité décrite par l’énoncé “Arabe de service” existait aussi. Et on pourrait très bien lui substituer le terme « Béni-oui-oui », c’est à dire de la tribu de ceux qui disent toujours oui au pouvoir colonial. Il désignait les collaborateurs indigènes utilisés comme intermédiaires de sa politique répressive, notamment comme élus dans les assemblées locales. Les indigènes utilisaient également un autre mot les “tourni” à savoir les retournés. En France actuelle, l’on ne parlerait ainsi pas de « nègres de maison », ni de « beni-oui-oui » mais d’ « Arabes/Noirs de service », pour désigner ceux d’entre nous qui participent EN TANT QUE Arabes et Noirs au maintien du système racial.

Sans mettre en doute la conviction de Linda Kebbab de n’être parvenue à la place qu’elle occupe aujourd’hui que grâce à ses propres efforts et compétences, non, ça n’est pas sans importance pour l’institution policière, bras armé de l’État racial, qu’elle soit une femme Arabe, et qu’elle fût dépêchée sur les plateaux télé à la suite d’un rassemblement antiraciste d’ampleur pour torpiller cette mobilisation.

Ça n’était pas non plus un hasard si Rachida Dati, Fadela Amara et Rama Yade avaient été nommées ministres à la suite des émeutes des banlieues de 2005. Il fallait justement éteindre le feu qui couvait et risquait d’embraser la maison des maîtres.

Dire cela n’est que décrire une réalité sociale et politique. Et le condamner revient à criminaliser l’antiracisme politique : si la cour d’appel de Paris était conduite à juger Malcolm X aujourd’hui pour ses propos, ou un Antillais qui emploierait le qualificatif de « bounty », alors elle les condamnerait.

On ne peut donc qu’inviter la justice française, pour paraphraser Malcolm X, à « lire l’histoire de l’esclavage » et de la colonisation « pour comprendre » ce qu’a voulu dire Taha Bouhafs. Lequel ne peut, à la lumière de ces considérations, à aucun moment être considéré comme raciste.

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