« Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? » James Baldwin
« Dénoncer et pointer du doigt la violence des opprimé·es et des colonisé·es n’est pas seulement immoral, c’est aussi raciste ». Hamza Hamouchene[1]
La séquence qui s’est ouverte le 7 octobre 2023, à l’initiative des forces combattantes d’un peuple écrasé et condamné à la disparition, comme le furent les so called « Indiens d’Amériques », Aborigènes d’Australie et autres Tasmaniens, est ce que Badiou appellerait un « événement ». Jamais depuis le 11 septembre, la formule « il y a un avant et un après » n’a été aussi densément remplie. Le statut-quo confortable de l’avant – où les Palestiniens se mourraient à petit feu à l’ombre de la normalisation n’est plus – et l’après – d’un peuple qui se refuse à subir le sort des peuples exterminés et qui l’exprime sous la seule forme que lui ont laissé ses bourreaux – est pétrifiant. Depuis, nous ne faisons que vivre de longs et tragiques moments de vérité.
Dans chacun de ces moments, il y a un nœud.
En Occident et en France d’où je parle, s’il faut encore et encore s’accrocher à l’espoir face à la déferlante brune qui finira bien par nous emporter si nous échouons à faire bloc, il faut commencer par défaire les nœuds et affronter la vérité dans sa nudité.
Des nœuds, j’en vois cinq. S’il y en a plus, il faudra compléter.
1/ Le nœud idéologique ou nœud Salomon
Au lendemain des attaques du 7 octobre, des centaines, peut-être des milliers d’Israéliens, se sont rués vers les aéroports de l’Etat hébreu. Ils ont fui vers les Etats-Unis, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Pologne, la Russie, le Maroc… Ils avaient tous un autre passeport. Celui de leur pays d’origine. En une seule image, le mythe d’un peuple sans terre s’effondre. Pulvérisé, le mensonge laisse place aux faits : les Gazaouis ne peuvent pas fuir. Ils n’ont aucun passeport d’aucun pays d’origine. Ils vivent, survivent et meurent sur leur terre ancestrale dont ils ont refusé le partage en 48. Moment de vérité.
Dans la bible hébraïque, le Roi Salomon doit statuer avec sagesse sur un différend entre deux femmes se disputant le même bébé. Pour les départager, Salomon demande une épée et ordonne de couper l’enfant en deux. Chacune des deux femmes pourra repartir avec une partie du corps. L’une des femmes accepte, l’autre renonce plutôt que de voir mourir le nourrisson. Salomon reconnaît alors en elle la véritable mère. Celle qui refuse la mort de son petit. C’est ainsi qu’il sauve l’enfant et que la vérité éclate.
Lorsqu’en 48, le partage de la Palestine est proposé, les sionistes acceptent, les Palestiniens refusent. Moment de Vérité.
Création d’un mythe, création d’un nœud.
C’est pourtant sur l’effacement de cette vérité, le nœud, que prospère Israël – rappelons que les Palestiniens pouvaient être tout à la fois, juifs, musulmans ou chrétiens et qu’ils n’étaient définis que par leurs attaches historiques et sociales à la terre, à mille lieues de tout nationalisme d’Etat – et à partir de ce nœud que s’est formée l’identité nationale israélienne au détriment des identités juives diasporiques et souvent internationalistes.
L’Etat impérialiste français, et les forces politiques de gauche et de droite qui le prolongent depuis la boucherie de 45, est de ceux qui ont poussé à découper l’enfant. A ce titre, il est temps de faire un sort à cette imposture qui consiste à refuser d’importer le conflit sur les bords de la Seine. Idée déresponsabilisante et lâche s’il en est : les Juifs et les Musulmans de France et du monde importeraient le conflit dans les pays où ils vivent. Turbulents, tribaux, ils viennent régler leurs comptes au beau milieu d’une société blanche innocente dont le train-train quotidien est perturbé par les agissements intempestifs de deux minorités aux instincts primaires et archaïques. C’est faux. Le conflit est né des intérêts des puissances occidentales. Il leur appartient depuis le début. C’est donc au partage de l’enfant (et à la perte des enfants en général) qu’il faut remonter et de là qu’il faut en toute conscience défaire le premier nœud.
2/Le nœud éthique ou nœud Zidane
Le 4 septembre 1997, Smadar, 14 ans perd la vie dans un attentat kamikaze en Israël. Nurit Peled Elhanan, sa mère, et fille d’un ancien général de l’armée israélienne, était une amie d’enfance de Benyamin Netanyahou. Lorsque celui-ci, déjà premier Ministre, l’appelle pour lui présenter ses condoléances, elle lui lance, éplorée : « Qu’as-tu fait, Bibi ? tu as tué ma fille ! ».
Nul ne colonise innocemment. Excepté les enfants. Or, des enfants nés israéliens sont morts après les attaques du 7 octobre. Nul ne peut sortir indemne de ce fait, pas même la plus légitime des résistances, ce qui est le cas de la résistance palestinienne. L’oppression ensauvage. Comme elle a ensauvagé à Dresde, en Afrique du Sud, en Algérie, au Vietnam. Mais qui sont les véritables responsables ? Nurit Peled nous l’a dit. C’est Bibi. Les Gazaouis, par leur refus de « dénoncer le Khkhamas » en dépit du prix du sang et du nettoyage ethnique en cours, nous le disent aussi. C’est Bibi. Moment de vérité.
Nul ne colonise innocemment. Tout le monde connait la formule de Césaire. Même Edwy Plenel. Cela suppose que le colon s’expose à la résistance de celui qu’il opprime. Cela suppose que sa vie est mise en jeu aussi longtemps que l’oppression dure. Cela suppose qu’il n’est jamais en sécurité tant que dure l’expansion coloniale. Cela suppose qu’il est responsable de ses actes, soit la négation du droit à l’existence du colonisé, ce que ce dernier ne peut accepter et avec lui le droit international qui lui concède son droit à la résistance « par tous les moyens nécessaires ». Ainsi, s’il est vrai que tous les enfants sont innocents sans exception, leurs parents sont responsables pour eux. C’est ce qu’a compris Nurit Peled et c’est ce qui fait d‘elle une véritable militante non pas de la paix mais de la paix révolutionnaire. Mais cette responsabilité n’incombe pas aux seuls Israéliens. Elle incombe aussi (surtout ?) aux Français, peuple qui fabrique inlassablement son innocence en enterrant ses nœuds. Ces nœuds sont fort nombreux parmi lesquels le nœud Zidane. Les Français aiment Zidane. Tellement qu’ils l’ont promus « personnalité préférée des Français », statut dont aucune autre célébrité n’a pu le déchoir depuis 98. Or, Zidane est un fils d’Algériens. Ses parents nés indigènes ont été libérés et ont recouvré leur dignité d’humains grâce à la lutte d’indépendance. Celle-ci a pris différentes formes, des plus pacifiques aux plus violentes, incluant la lutte armée et les attentats terroristes, celui du Milk Bar par exemple. « La colonisation, disait Fanon, est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». Il en ressort que les Français aiment un homme, devenu homme, grâce ou à cause de la lutte armée. Ceci est un nœud. Ce n’est pas mon nœud, c’est celui de ces Français qui refusent de reconnaître Dien Bien Phu comme leur victoire et qui espèrent continuer à aimer Zidane en toute impunité et en toute innocence, tel le personnage joué par Daniel Auteuil dans « caché » d’Haneke qui voit son passé resurgir et l’assiéger. Le nœud Zidane ne m’appartient pas. Il appartient aux Français. Libres, au sens sartrien du terme, il leur appartient de le défaire.
3/ Le nœud du signifiant juif
De nombreux militants du sionisme médiatique se sont émus de l’absence des « goys » aux rassemblements en faveur d’Israël alors que l’attaque meurtrière du 7 octobre avait tué près de 1400 israéliens dont de nombreux enfants. Il n’y avait que des dirigeants politiques de droite et une partie de la communauté juive acquise au sionisme. Lors de la manifestation « contre l’antisémitisme » du 12 novembre, la composition sociale était la même à un détail près : elle a été rejointe par toute l’extrême droite antisémite. Les citoyens « de souche », classes moyennes et inférieures, étaient massivement absents. Pourquoi ? Parce qu’ils s’en foutent. Moment de vérité.
Ils sont depuis trop longtemps indifférents au sort du vaste monde, insérés qu’ils sont dans la logique de l’Etat racial intégral. Intéressés à la domination impérialiste, la « disparition » des Autres les indiffère au sens gramscien du mot. Le philosémitisme qui caractérise les classes supérieures et éclairées de gauche et de droite (qui s’en foutent aussi des Juifs par ailleurs), ne les atteint pas. La « disparition » des Juifs en tant que Juifs ou en tant qu’Israéliens ne les empêche ni de dormir ni d’aller faire les soldes. Pas plus que le génocide rwandais ou la destruction de la Libye et de l’Irak. C’est dans cette catégorie qu’on trouve une perméabilité de plus en plus grande à l’idée « qu’il n’y en a que pour les Juifs. »
Quant aux autres, ils se divisent en deux catégories :
– ceux d’une gauche (au sens très large du terme) pas nécessairement antisionistes mais plus ou moins anticolonialiste : pour la plupart, ils ne participent pas à des mascarades qui cachent mal (ou pas du tout) leur parti pris pro-israélien (sauf Ruffin, Garrido, Corbière et Autain)[2] au moment où le leitmotiv d’Israël comme « seule démocratie du Moyen-Orient » a fait long feu.
– Ceux qui forment la base de l’extrême droite. Moins stratèges que les cadres antisémites (qui n’ont aucun problème avec le sionisme et portent leur masque philosémite dans un but de conquête du pouvoir), ils ne font pas semblant. Ils éprouvent une forte détestation des Juifs. Point. Notons qu’il y a eu des dégradations de tombes juives dans un cimetière militaire allemand de 14-18 dans l’Oise après la manifestation. Le coup de pied de l’âne de ceux qui protestent contre la normalisation philosémite du RN ?
Le résultat est le suivant : les Juifs ont de moins en moins d’amis alors que l’antisémitisme historique était en baisse dans l’opinion générale. En partie à cause de l’assimilation abusive des Juifs au sionisme, en partie à cause de l’antisémitisme/philosémitisme structurel des Etats-nation occidentaux.
A contrario, les Palestiniens ont beaucoup d’amis.
Parallèlement à l’effritement de l’image d’Israël dans les consciences populaires, les manifestations pro-palestiniennes dans le monde ont fait carton plein que ce soit dans de nombreux pays du nord ou du sud global. Il y a ici une césure claire entre les affects des classes dirigeantes occidentales et arabes ET les affects populaires à travers le monde. Les premiers soutiennent Israël dépositaire de leurs intérêts de grandes puissances ou de collabos, les autres soutiennent la Palestine qu’ils reconnaissent comme une société opprimée quel que soit le niveau de collaboration desdites sociétés civiles avec leurs Etats respectifs. En d’autres termes, le philosémitisme que les appareils idéologiques tentent d’imposer à la conscience des peuples fait chou blanc et provoque soit de l’indifférence, soit de l’hostilité envers les Juifs. Tandis que la lutte du peuple palestinien continue de nourrir le romantisme révolutionnaire des peuples en lutte.
C’est précisément à la jonction de ces deux idées : Israël isole les Juifs de l’humanité générique versus la Palestine agrège les Palestiniens à l’humanité générique qu’il faut s’arrêter et tirer les conclusions qui en découlent. Le sionisme sépare, l’antisionisme rassemble. Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’en convaincre : depuis le 7 octobre, les médias chauffés à blanc attendent et espèrent la provocation antisémite. Malheureusement pour eux, on ne déplore quasiment aucun incident dans les manifestations alors que les images de Gaza sont insoutenables et que le nombre de morts a dépassé les 10 000. Il ne s’agit pas là d’un exemple isolé. Le constat est international. Partout dans le monde, de Montréal à Rabat, de Paris à Chicago, de Londres à Istanbul, de Madrid à Bruxelles, des millions de personnes ont scandé leur soutien à la Palestine sans jamais – ou rarement – céder à la haine anti-juive. La conclusion est limpide : plus l’antisionisme progresse, plus la judéophobie diminue tant chez les « beaufs » que chez les « barbares ». Plus la politisation augmente, plus les tendances réactionnaires s’estompent. En d’autres termes, plus l’identification des Etats capitalistes comme producteurs de sionisme et d’antisémitisme est établie, plus les Juifs comme communauté de destin sont blanchis, voire même innocentés aux yeux de ceux qui succombent aux amalgames. Seule l’équation Juifs = sionistes ou Juifs = israéliens est à la fois antisémite et dangereuse pour la communauté juive. Elle est antisémite en soi car elle essentialise les choix politiques divers d’une communauté mais elle est antisémite par destination car elle désigne les Juifs comme responsables des effets concrets du sionisme à travers son incarnation : l’Etat d’Israël. Contre tout fantasme, le seul lieu où les Juifs sont réellement en sécurité ce sont les manifestations pro palestiniennes en cours dans le monde. La pensée politique au fondement du soutien à la lutte des Palestiniens est précisément celle qui défait l’amalgame. Le ciment unificateur étant la justice et la vérité. De quoi il découle qu’il faut défaire ce nœud et libérer le signifiant « juif » des griffes des forces impérialistes et de leurs appareils. Mais cela ne suffit pas. Il faut faire un sort aux nouvelles formes du sionisme d’extrême gauche type JJR ou RAAR (taillé sur mesure pour la bonne conscience de Médiapart) et qui postule un antisémitisme de gauche et décolonial. Cette hypothèse repose sur du vent. Qu’on s’entende bien : l’antisémitisme est structurel en France (tout comme les autres formes de racisme) et il est en augmentation. C’est une réalité. MAIS, il y a un grand mais. Cet antisémitisme a deux sources et se développe en dehors des espaces politisés à gauche ou du mouvement décolonial :
– celle des non blancs non organisés dans le mouvement pro-palestinien et influencés par le truisme mensonger : juif = sioniste que la casse systématique de la solidarité envers la Palestine nous empêche de défaire de manière efficace. Celui-ci est capté par le prétendu « antisionisme » soralien d’extrême droite qui réapparait opportunément depuis le 7 octobre.
– Celle de l’antisémitisme d’extrême droite et catholique qui connaît un épanouissement sans précédent si l’on en croit la profusion de la littérature antisémite qui a pignon sur rue[3].
Et c’est là qu’il faut dévoiler l’imposture de ces sionistes de gauche : effectivement, s’il y a un projet ouvertement antisémite avec ses théoriciens, ses auteurs, ses productions, ses médias, ses politiques à l’extrême droite de l’échiquier politique (plus de 100 ouvrages antisémites publiés en 2023 !), il n’existe AUCUN projet antisémite assumé comme tel à gauche ou dans le mouvement décolonial. Ni production théorique, ni programme. Ceux qui prétendent le contraire sont des escrocs qui font passer de possibles dérives de langage, des maladresses, des sensations pour un projet antisémite. Mais pire que cela, en s’adonnant à ce brouillage, ils effacent l’opposition radicale qui structure les forces fascistes de celles qui les combattent. Ce n’est pas seulement stupide. C’est dangereux et irresponsable car il rend possible des recompositions à droite, voire extrême droite qui la lave de son passé et l’innocente de ses véritables desseins. L’une de nos priorités est donc de combattre cet embrouillamini qui n’est rien d’autre qu’une arme de la contre-révolution à qui l’article mesquin de Médiapart, la veille de la marche raciste du 12 novembre à Paris, vient prêter main forte[4].
Tout ceci ayant été dit, il reste qu’il ne faut pas mépriser le sentiment d’insécurité des Juifs, que celui-ci soit réel ou exagéré. Je me pose cependant une question : les Juifs antisionistes éprouvent-ils les mêmes angoisses que les Juifs sionistes ? En effet, les Juifs antisionistes qui fréquentent le mouvement propalestinien et donc de nombreux Arabes et Musulmans ont surtout peur de l’extrême droite et du pouvoir car ils partagent avec les décoloniaux une définition structurelle du racisme. Ils ne se sentent pas menacés par la masse des non blancs qui manifestent à leurs côtés (bien qu’ils redoutent comme nous les actes antisémites avérés mais isolés pour le moment), mais par les lieux institutionnels de production de l’antisémitisme. En revanche, il devient patent que les Juifs sionistes ont plus peur des Arabes que de l’Etat et de l’extrême droite sachant qu’il n’existe aucun espace structuré indigène qui revendique la haine des Juifs. D’où leur présence massive à la marche « contre l’antisémitisme » aux côtés de l’extrême droite…antisémite. De quoi il ressort, que s’ils sont parfaitement innocents en tant que Juifs ils ne peuvent pas prétendre l’être en tant que partisans, même par confusionnisme politique, d’une idéologie coloniale . Le nœud.
4/ Le nœud de l’illusion unitaire des « damnés de la terre »
Où sont les Noirs, où sont les Africains ? En France, l’émoi en faveur des Palestiniens est soit arabo-musulman, soit de gauche. Contrairement aux manifestations contre les violences policières, les Noirs (et la plupart des groupes raciaux) sont peu présents. Leurs organisations sont carrément absentes mis à part de rares exceptions, notamment aux Caraïbes. En Afrique, excepté l’Afrique du Sud et peut-être le Nigéria, le soutien peut exister çà et là émanant de la société civile mais il est minoritaire et plutôt en régression. La raison ? L’absence de réciprocité dans la solidarité anticoloniale et la place des Noirs dans la hiérarchie des dignités. Moment de vérité.
J’entends çà et là des voix arabes ou musulmanes le déplorer. Je n’en suis pas car je ne veux céder à aucune forme de moralisme. Ce que je veux dire plus précisément c’est que je peux déplorer abstraitement la régression du tiers-mondisme hérité des luttes anticoloniales qui a incarné l’âge d’or de la communion des damnés de la terre mais je ne peux ignorer que la contre-révolution coloniale a fait son œuvre et qu’elle a séparé les colonisés quant elle ne les a pas opposés les uns aux autres dans la course à l’intégration dans le modèle capitaliste. Certes, il y a les leaders de certains Etats africains qui ont depuis longtemps normalisé avec Israël et qui partage des intérêts avec lui (tout comme de nombreux chefs d’Etats arabes). Mais les peuples ne bénéficient pas de ces arrangements. Aussi, leur manque d’empathie pour les Palestiniens est à chercher ailleurs. En effet, même si la libération de la Palestine est d’une autre nature que la libération de l’Afrique, la première étant l’une des dernières colonies de peuplement, la deuxième une lutte postindépendances dans un contexte néocolonial, même s’il est vrai que l’enjeu géostratégique et civilisationnel incarné par Israël est d’une centralité prépondérante pour l’avenir de l’Occident dans la région, comment soutenir le regard d’un Africain qui reprocherait aux soutiens de la Palestine leur indifférence au sort des peuples d’Afrique soumis à la prédation impérialiste et aux guerres sans fin ? Comment répondre à un homme ou une femme assistant au spectacle des mobilisations internationales pour un conflit qui a fait pour le moment (à peine si j’ose dire) plus de 10 000 morts, 3000 en 2014 et quelques 1 500 en 2009, alors que la seule République Démocratique du Congo déplore 5, 4 millions de morts entre 1998 et 2003. J’ai bien dit 5,4 millions d’âmes. Un génocide d’une ampleur vertigineuse et effroyable qui ne suscite ni émoi, ni le centième de la solidarité en faveur des Palestiniens. Sans compter les tueries en cours en ce moment, les plus de 1300 civils tués par des groupes armés depuis octobre dans l’est du pays selon le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme.
Dans ces conditions, on ne saurait décemment reprocher à un Africain de penser que la vie d’un Noir vaut moins que la vie d’un Arabe. On ne saurait par conséquent lui reprocher sa prise de distance. On ne peut que constater les ruptures, la méfiance, la défiance, la disparition du monde de la tricontinentale. Il va de soi que le soutien à la lutte du peuple palestinien comme enjeu stratégique majeur n’est en aucun cas remis en cause mais cela ne peut passer par un moralisme militant en surplomb. La solidarité internationale se mérite. Et plutôt que de se complaire à citer Mandela déclarant que l’Afrique du sud ne sera libre que lorsque la Palestine le sera, il serait temps de changer de disque est de prolonger sa formule en verbe et en actes : la Palestine ne sera libre que lorsque l’Afrique le sera.
5/ Le nœud politique
Mi-octobre, Antonio Tajani, ministre italien des affaires étrangères du gouvernement Meloni, se distingue d’une manière tout à fait stupéfiante. Il s’autorise, alors qu’il appartient à une force politique fasciste, de critiquer vertement Macron suite à la série d’interdictions de manifestations en soutien aux Palestiniens. Lors d’une déclaration à la radio RTL, il exprime son point de vue en affirmant que “la France peut faire ses propres choix, mais l’interdiction de manifestations dans un pays démocratique, sans indication de violence imminente, soulève des questions de justice.” Il a également souligné que des manifestations pacifiques continuent de se dérouler aux États-Unis et au Royaume-Uni, deux nations connues pour leur soutien à Israël. Macron en prend pour son grade mais on peut légitimement s’interroger sur les raisons qui poussent un fasciste, pas connu pour son amour des libertés démocratiques, à s’émouvoir de l’autoritarisme de l’Etat français. Le moins qu’on puisse dire c’est que les raisons sont froides et cyniques. La gauche italienne ayant été écrasée, le libéralisme peut prospérer à l’ombre du fascisme sans la moindre entrave. Ce qui rend Tajani tranquille, serein et même taquin. Il peut jouer les grands seigneurs car il n’a pas besoin de mater des forces sociales moribondes. Contrairement à Macron. Moment de vérité.
Car en France, la gauche de rupture avec le projet social-démocrate et libéral existe bel et bien. Mais pire que çà, cette gauche est aussi « islamo-gauchiste » depuis qu’elle a pris ses distances avec le pacte racial. C’est parce qu’il y a eu l’immense mouvement contre la loi Travail, l’insurrection des Gilets jaunes, des millions de manifestants pour le retrait de la loi sur les retraites mais aussi les fortes mobilisations des quartiers contre les violences policières, contre l’islamophobie et pour la Palestine, parce qu’il y a eu les émeutes urbaines et raciales suite à la mort de Nahel que le gouvernement multiplie les interdictions. C’est parce que la France est un pays en ébullition, parce qu’il existe une force politique et syndicale pour incarner le refus et du libéralisme et du racisme structurel que Macron, qui représente moins de 20 % de l’électorat, doit renforcer sont appareil répressif et limiter les libertés fondamentales. Cette force qui est aussi un mouvement de masse puisqu’elle représente 20 % de l’électorat français, c’est la FI. C’est elle et elle seule qui est dans l’œil du cyclone, c’est à elle que rien ne sera épargné. Les coups venant autant de ses adversaires déclarés que de son propre camp qui n’hésite pas à hurler avec les loups. Ce qu’on ne lui pardonne pas c’est son score aux Présidentielles obtenu sur une ligne de rupture.
La FI est sans doute le seul exemple en Europe à incarner un mouvement de masse en rupture et avec le libéralisme et avec le racisme et à tenter l’alliance des « beaufs » et des « barbares ». Pour le moment et à la stupéfaction de tous, elle a tenu bon face à la polémique sur les émeutes de juin 2023, sur l’affaire Médine, sur celle des abayas et aujourd’hui sur l’unité nationale avec l’extrême droite et la Macronie. Il va de soi qu’elle est aujourd’hui une pierre dans le soulier du pacte racial et que si le mouvement syndical suit, nous allons vers une situation d’une très haute tension où tous les coups seront permis à commencer par l’instrumentalisation d’un possible terrorisme dont les probabilités sont démultipliées du fait même du bellicisme de nos gouvernants. Situation de très haute tension politique dans laquelle existe néanmoins un véritable potentiel de victoire. Il s’agit là d’une orientation politique majeure qu’il appartient au peuple de soutenir pour que la France devienne un modèle à l’échelle de l’Europe et que l’espoir d’une défaite des forces libérales renaisse. Si nous sommes défaits ici, alors la question, « socialisme ou barbarie ? » sera vite répondue.
Pour conclure, j’aimerais dire un mot de la beauté du geste mélenchoniste qui depuis 2019[5] n’a cédé à aucune injonction des forces réactionnaires qui prétendent aussi agir au nom du Beau : Islamophobes parce que féministes et progressistes, autoritaires au nom de la lutte contre le terrorisme djihadiste, sionistes au nom de la lutte contre l’antisémitisme… Les impérialistes, malgré leurs projets funestes, ont un besoin viscéral de couvrir leur laideur d’un dispositif moral. Ils tiennent à leur beauté. Or, voilà que se dresse devant eux une autre idée du Beau qui anéantit tous leurs efforts de monopole sur ce Beau. Le Beau de Mélenchon (sans l’idéaliser) est fondé sur la justice et l’égale dignité des humains sur la planète. Un Beau qu’il fait remonter à la Révolution française et dont nous pouvons, nous autres décoloniaux, trouver l’origine ailleurs, et notamment dans les luttes des Damnés de la terre. Bref, une beauté (baldwinienne ?) de résistance derrière laquelle tout résistant à l’oppression de quelque forme qu’elle soit peut se reconnaître et grâce à laquelle tout redevient possible. Nous sommes dès lors devant cette situation surréaliste où deux antagonismes se disputent le Beau : le premier pour le trahir, le second pour le sublimer.
Les choses étant posées en ces termes, nous savons ce qu’il nous reste à faire : sauver le Beau.
Et croyez-moi, en temps de guerre, la priorité de l’ennemi, c’est la destruction du Beau.
Houria Bouteldja
[1] https://www.contretemps.eu/algerie-palestine-colonisation-violence-oppression/
[2] Tout le monde comprendra que je ne compte plus Roussel dans la gauche radicale
[3] https://www.contretemps.eu/litterature-antisemite-mythes-domination-juive/
[4] https://www.mediapart.fr/journal/politique/101123/antisemitisme-les-fautes-de-jean-luc-melenchon
[5] Marche contre l’islamophobie