Les pathologies de l’espoir dans la guerre pour la Palestine : une réponse à Adam Shatz

Lorsque les intellectuels occidentaux expriment leur consternation face aux « pathologies vengeresses » de la violence palestinienne du 7 octobre, ils ignorent ses causes militaires, tactiques et politiques sous-jacentes.

 

Dans l’article largement diffusé d’Adam Shatz dans la London Review of Books, intitulé « Vengeful Pathologies« , (et publié en français par Orient 21), un récit se déploie, entremêlant de manière complexe des analogies historiques et des comparaisons fallacieuses qui visent à saper les principes de la décolonisation et les bouleversements qui l’accompagnent. Shatz expose trois grands points de désaccord. Le premier est l’affirmation selon laquelle la vengeance est devenue le principal mode d’interaction entre Israéliens et Palestiniens, les « pathologies vengeresses » des deux parties reflétant les mêmes instincts primitifs. Le deuxième point est une critique de ce qu’il décrit comme la « gauche décoloniale », qu’il accuse de fermer volontairement les yeux sur les « crimes » commis par les colonisés et de se réjouir puérilement de la mort de civils. Le troisième point, sans doute le plus important, concerne l’usage d’analogies historiques pour décrire la réalité des événements du 7 octobre, en s’appuyant sur la similitude entre ces événements et un événement oublié de la guerre de libération algérienne – la bataille de Philippeville – pour expliquer l’exacerbation de la montée du fascisme en Occident.

Cet essai est l’incarnation d’un labyrinthe intellectuel plus vaste qui hante les intellectuels occidentaux. Il caractérise les Palestiniens comme des « victimes nécessaires et inévitables », rendant leur existence visible uniquement comme des notes de bas de page d’archives dans une énième entreprise coloniale efficace. N’est-il pas curieux, pourrait-on se demander, que la sympathie manifestée à l’égard des Palestiniens soit directement proportionnelle à leur supposée incapacité à faire face à la machinerie uniforme du colonialisme de peuplement ? Il y a une satisfaction cachée dans le fait d’assister de loin à ce récit tragique. L’avantage persistant d’Israël sert de puissant catalyseur à la sympathie des intellectuels occidentaux, une sorte de pseudo-solidarité qui murmure aux Palestiniens : « Nous sommes avec vous, mais seulement tant que vous resterez des victimes tragiques sombrant gracieusement dans votre propre abîme ». On pourrait même dire que cette sympathie est conditionnée au maintien par les Palestiniens de leur tragique statu quo.

Ces intellectuels y trouvent une certaine sécurité : l’expérience palestinienne, aussi déchirante soit-elle, reste confortablement distante, un spectacle à consommer. Ce scénario prédéfini est devenu un marqueur inquiétant des limites de l’engagement intellectuel critique à l’égard de la Palestine et des Palestiniens.

Par conséquent, lorsque les Palestiniens osent se rebeller et remettre en question le sort qui leur est imposé après des années d’oppression, les réactions sont schizophréniques, comme on pouvait s’y attendre. Les mêmes intellectuels qui pleuraient autrefois sur notre sort sont aujourd’hui tiraillés. Nombre d’entre eux se transforment en police de la moral, brandissant rapidement le bâton de la condamnation, mais, plus important encore, adoptant volontiers, et avec intensité, la version d’Israël, élaborée et sensationnalisée, des événements du 7 octobre dans ce que l’on appelle l’enveloppe de Gaza (les colonies israéliennes qui bordent Gaza).

D’autres, dont beaucoup sont des intellectuels et des historiens palestiniens, enveloppés quant à eux dans un linceul d’indifférence, n’offrent rien d’autre que leur silence. La voix collective, qui résonnait autrefois avec sympathie, résonne aujourd’hui avec des récits de mise en garde contre la colère des opprimés, qui serait barbare, primitive, et réveillerait le fascisme de droite. Lorsque certains s’expriment, comme Joseph Massad, ils font l’objet d’une chasse aux sorcières destinée à faire d’eux un exemple et à réduire les autres au silence.

La pathologie vengeresse d’Israël et le franchissement du mur de fer

Lorsque l’on s’enfonce dans le labyrinthe du récit historique israélien, il devient évident que la vengeance n’est pas seulement une émotion abstraite et insaisissable, mais qu’elle est presque insidieusement ancrée dans le centre névralgique du militarisme israélien. Pensez à des événements tels que l’incendie de Turmusayya et de Huwwara. Ce ne sont pas de simples accidents de parcours dans l’histoire du sionisme, mais des indications que la vengeance est son modus operandi. Ici, le véritable paradoxe du récit de Shatz réside dans sa compréhension erronée du fonctionnement de la vengeance sioniste – celle-ci ne se contente pas de réagir aux actions et aux provocations des Palestiniens, ni même à leur capacité à invoquer la terreur, mais va au-delà du domaine conventionnel de la cause et de l’effet et cherche à punir l’audace de la simple existence des Palestiniens. Même un Palestinien comme le président Mahmoud Abbas, qui permet à Israël de poursuivre l’expansion de ses colonies en Cisjordanie et de servir ses intérêts sécuritaires et financiers, est un affront pour les colons. Tout ce que l’Autorité palestinienne (AP) a reçu en retour de sa coopération civile et sécuritaire avec Israël, ce sont des sanctions financières et un désir caché de se débarrasser de la dépendance d’Israël à l’égard de la coopération de l’AP en matière de sécurité.

Nous sommes témoins de cette manifestation génocidaire dans le paysage social israélien – non seulement dans la droite radicale, mais aussi au sein de la politique de l’État, et même parmi ses courants libéraux. Le dévoilement de ce moment de vérité touche à l’essence même du problème sioniste. C’est un moment où l’inconscient collectif du sionisme, largement exprimé par des gens comme Bezlalel Smotirtich et Itamar Ben-Gvir, devient la conscience collective de l’État dans ses différents courants.

Shatz, dans sa myopie, a peut-être négligé la séduisante transformation de l’estimé Haaretz (qu’il présente comme « l’extraordinaire quotidien d’Israël ») en un porte-parole de la propagande, alors qu’il résonnait d’appels à la vengeance et au conflit.

Après 75 ans, Israël réitère obstinément sa transgression originelle : l’anéantissement des Palestiniens. Le déversement de 18 000 tonnes d’explosifs sur l’une des régions les plus densément peuplées du monde dépasse la simple réaction aux événements du 7 octobre ; il témoigne du fait qu’Israël arme la folie et s’attaque aussi à un monde qui ose remettre en question le statu quo dominant du colonialisme d’expansion et de l’occupation militaire.

Les sinistres chants « mort aux Arabes » ne se sont pas seulement manifestés dans la doctrine de l’État, mais ont aussi trouvé une résonance intrigante dans la géopolitique américaine. Shatz, aveuglé peut-être par ses propres préjugés ou par son authentique affinité pour Haaretz, a tragiquement manqué l’interaction complexe de la politique et de l’identité d’Israël. Il commet une erreur en situant la réponse palestinienne comme étant à l’origine de cet effacement systémique. En réalité, la résistance palestinienne, dans sa myriade de manifestations, apparaît comme une antithèse dialectique à la répression prolongée, mais elle n’est pas nécessairement le reflet des pires propensions d’Israël. Pour mieux comprendre cette dynamique, nous devons nous pencher sur l’ethos fondamental du sionisme face au « problème arabe ».

Les pères fondateurs du sionisme, tels que Ze’ev Jabotinsky, avaient une vision lucide des « maux nécessaires » qu’Israël devrait commettre pour établir un État aux dépens des Arabes palestiniens. Le « mur de fer » de Jabotinsky reflète en fait la doctrine militaire actuelle d’Israël, qui consiste en un engagement profond dans le renforcement de sa force militaire en érigeant un « mur de fer » avec lequel les Arabes seraient finalement contraints de composer.

La doctrine du mur de fer conduit à réaliser que le sionisme culmine dans un jeu à somme nulle à l’égard des Palestiniens – une équation existentielle du « soit nous, soit eux ». Pour sortir de ce cycle, il est impératif de démanteler ce mur, de remettre en question l’assurance d’Israël dans l’élaboration perpétuelle d’une « solution militaire » face à une situation systémique et politique difficile. Que nous condamnions ou pas, c’est précisément ce que les Palestiniens ont entrepris de réaliser le 7 octobre.

La profanité palestinienne et la « folie logique » d’Israël

Au moment de l’évaluation des événements du 7 octobre, nous devons tenir compte des règles préexistantes de l’engagement militaire, dont beaucoup avaient déjà été établies par Israël au cours de ses 16 années de blocus de la bande de Gaza et de campagne contre-insurrectionnelle. Nous devons également tenir compte de l’ensemble des facteurs politiques et sociaux qui constituent la toile de fond de ce même événement. Shatz évoque certains de ces facteurs dans son récit, mais il semble les écarter pour attribuer aux Palestiniens une sorte de vengeance primordiale motivant leurs actions.

Dans l’argumentation de Shatz, nous trouvons l’idée que si les combattants palestiniens avaient limité leurs attaques à des cibles uniquement militaires, ils auraient pu atteindre un semblant de « légitimité ». Cette stratégie pourrait, peut-être, empêcher la condamnation intense qui accompagne généralement l’image du combattant palestinien profane dans l’imaginaire collectif occidental, qu’Israël et les États-Unis ont tenté d’amalgamer avec l’État islamique. Mais nous devrions traiter la proposition de Shatz avec scepticisme parce qu’elle néglige plusieurs points cruciaux de l’histoire de l’engagement militaire d’Israël avec la résistance.

Prenons l’exemple de l’incursion terrestre d’Israël au Liban en 2006, où la distinction entre cibles militaires et civiles s’est rapidement effritée, entraînant d’importantes pertes civiles libanaises et plus de 1 200 morts. À quoi Israël répondait-il alors ? Au ciblage d’une unité militaire israélienne – une cible militaire légitime selon Shatz.

De même, l’enlèvement du caporal Gilad Shalit à Gaza a déclenché une riposte militaire qui a causé des dommages directs aux civils palestiniens, faisant près de 1 200 morts. Ces exemples montrent l’imbrication entre cibles militaires et populations civiles sur le théâtre du conflit. Ni l’histoire du conflit ni le discours américain et israélien n’ont jamais fait de ces distinctions une question d’importance, et le Hezbollah et le Hamas restent considérés comme des organisations terroristes, qu’ils ciblent des soldats ou des civils. L’intensité de la réponse n’est pas non plus vraiment différente – la « doctrine Dahiya », après tout, a été formulée en réponse à la capture et à l’assassinat de soldats israéliens par le Hezbollah.

La doctrine Dahiya est évidente à Gaza aujourd’hui. Israël a déclaré que toute attaque jugée significative entraînerait la destruction complète des infrastructures civiles et gouvernementales, y compris le bombardement de villages, de villes et de quartiers pour les ramener à l’âge de pierre par des destructions massives. En d’autres termes, toute forme de résistance, quelle que soit la cible, fera l’objet d’une politique aérienne de la terre brûlée.

Mais ce qui est le plus important dans tout cela, ce n’est pas tant la réponse militaire israélienne disproportionnée (qui reste la même, même lorsque les combattants attaquent des cibles « légitimes ») que l’évolution du style de guerre et de contre-insurrection d’Israël. Les règles d’engagement militaire, principalement fixées par Israël, devraient constituer la toile de fond essentielle de toute évaluation du 7 octobre.

Au cours des deux dernières décennies, Israël s’est orienté vers une forme de guerre qui tente d’éliminer la bataille de la guerre, dans laquelle Israël a choisi de maintenir ses soldats et son armée à distance tout en s’appuyant sur sa forte puissance aérienne comme moyen d’action offensif. Israël a utilisé cette stratégie lors de ses précédentes guerres à Gaza, ce qui a eu pour effet de préserver la vie de ses soldats tout en tuant des centaines de Palestiniens, pour la plupart des civils. En 2021, Israël a même tenté de tromper les combattants palestiniens en annonçant une opération terrestre visant à cibler les tunnels souterrains et à éliminer de nombreux combattants palestiniens. Cette « opération métro » a échoué en partie en raison du fait que les Palestiniens n’ont pas cru qu’Israël entrerait réellement dans la bande de Gaza. Pendant des années, la dépendance à l’égard de la puissance aérienne et du renseignement a fait d’Israël une armée unidimensionnelle qui utilise le contrôle aérien dans le cadre d’opérations de contre-insurrection, avec toutes ses limites opérationnelles et son efficacité limitée pour cibler les combattants, tout en causant des ravages dans les espaces civils palestiniens.

Israël a choisi de tuer sans le péril d’être tué. Cette stratégie a incité ses adversaires à développer des alternatives face à la réticence apparente d’Israël pour les engagements terrestres – si vous ne venez pas à nous, nous viendrons à vous. La guerre, comme le suggère Clausewitz, est intrinsèquement dialectique. Elle s’apparente à un « duel » dans lequel chaque partie utilise son expertise technique, sa détermination, sa structure organisationnelle, son commandement et son contrôle, ainsi que ses renseignements pour s’assurer un avantage. C’est ce qui s’est passé le 7 octobre ; il s’agissait d’une réponse palestinienne au statu quo tactique imposé par Israël.

Il est essentiel de comprendre que la résistance palestinienne dans la bande de Gaza a commencé à planifier cette opération en 2022, un an seulement après que l' »opération métro » d’Israël ait échoué à atteindre les résultats escomptés. Les planificateurs militaires palestiniens ont tenu compte de plusieurs facteurs importants dans leur planification. Parmi eux, la réticence récurrente d’Israël à s’engager directement à Gaza, mais aussi les pressions politiques et sociales qui allaient dans le sens du 7 octobre. Citons aussi la trop lente et limitée amélioration des conditions de vie dans la bande de Gaza et l’absence d’une voie politique claire pour aller de l’avant. En d’autres termes, les voies politiques, diplomatiques et juridiques étaient épuisées.

En outre, les efforts délibérés d’Israël pour délégitimer l’AP en imposant des sanctions financières ont exacerbé le recours à des solutions militaires. La montée en puissance des factions de droite israéliennes, ainsi que les tentatives des colons les plus radicaux de modifier le statu quo à Jérusalem et l’expansion des colonies illégales en Cisjordanie, ont jeté de l’huile sur le feu. Et lorsque les Palestiniens ont manifesté sans représenter une véritable menace lors de la Grande Marche du Retour, ils ont été confrontés à une réponse disproportionnée et meurtrière, des centaines de manifestants ayant été victimes de tirs de snipers qui les ont rendus infirmes à vie.

Shatz évoque certaines de ces circonstances contextuelles sans vraiment en comprendre les implications. Ces circonstances mettent en évidence l’audace d’attendre des Palestiniens qu’ils restent non-violents étant donné le statut mondial d’Israël – un État manifestement capable d’exercer la violence symbolique, structurelle et physique en toute impunité. Il y a quelques années, les États-Unis ont mis en garde la CPI contre toute poursuite pénale à l’encontre de dirigeants israéliens accusés de crimes de guerre. L’Europe n’a ni reconnu l’État de Palestine ni imposé de sanctions à Israël. Le monde a envoyé un message clair aux Palestiniens : il n’y aura pas de répit juridique, pas de salut politique, seulement un soutien limité à la non-violence et des condamnations occasionnelles quand et si Israël est perçu comme ayant commis des crimes. En réalité, l’insistance de la communauté internationale sur la non-violence est elle-même violente, car elle invite les Palestiniens à se résigner et à mourir.

La question de la mort des civils

On pourrait faire preuve de générosité à l’égard de Shatz et supposer qu’il ne partage pas nécessairement cette injonction dogmatique contre la violence politique et que ses scrupules résident davantage dans le choix de la cible – les civils – et peut-être dans la manière dont ils ont été massacrés. Mais ici, Shatz concède déjà trop au récit officiel israélien et, plus important encore, il ignore une autre série d’éléments contextuels dans la planification militaire du déluge d’Al-Aqsa.

L’un de ces éléments à trait à ce qui est distinct dans la société israélienne. Les différentes couches de la structure défensive d’Israël comprennent la proximité géographique de ses installations militaires et de ses colonies civiles, y compris la présence importante de forces de police formées à l’armée dans les zones civiles. La possession généralisée d’armes à feu, en particulier dans les zones frontalières telles que l’enveloppe de Gaza, serait également un élément important à prendre en compte dans toute planification militaire ou opération offensive.

Cette observation ne signifie pas que tous les Israéliens sont des soldats et donc des cibles légitimes. Cependant, elle joue un rôle important en dictant une politique de « ne pas prendre de risques » – une politique que de nombreuses organisations militaires, qu’elles soient occidentales ou orientales, civilisées ou barbares, partagent dans la conduite de leurs opérations militaires. La politique de la terre brûlée d’Israël, qui comprend l’utilisation de sa puissance de feu à plusieurs niveaux dans ses manœuvres offensives, la création de « ceintures de feu » et la lenteur des mouvements pour éviter la mort de ses propres soldats, en dit long.

Le discours israélien dominant soutient que l’attaque d’octobre n’avait pas d’objectif stratégique sous-jacent au-delà de la simple vengeance et de l’effusion de sang gratuite. Il semble parfois que, malgré lui, Shatz ait intériorisé ce discours. Une évaluation plus sobre s’impose.

D’après les informations disponibles, on peut supposer que l’opération avait trois objectifs tactiques principaux : capturer des soldats israéliens en échange de prisonniers, obtenir des informations ou des armes à partir des nombreuses bases militaires israéliennes et faire en sorte qu’aucune force policière ou militaire ne puisse facilement dégager et reprendre l’enveloppe de Gaza (ce qu’elle ferait probablement en négociant les otages qu’elle détient dans les colonies situées à l’intérieur de l’enveloppe de Gaza).

Cela signifie que les combattants se sont installés à l’intérieur des colonies israéliennes pour tenter de retarder la reprise de l’enveloppe. Pour ce faire, ils se sont battus ou ont négocié longuement pour libérer les otages tout en empêchant les civils à l’intérieur du territoire israélien de s’opposer à cette manœuvre. Le problème est que de plus en plus d’éléments montrent qu’Israël n’était pas intéressé par la négociation de la libération des otages et a préféré reprendre l’enveloppe de Gaza en bombardant ses propres colonies, en tuant les combattants et en provoquant peut-être la mort de ses propres civils.

Bien entendu, cela ne signifie pas que de nombreux combattants n’ont pas outrepassé leurs ordres ou que tous les combattants palestiniens ont agi à l’unisson, mais cela suggère que la stratégie militaire palestinienne visait à retarder et à différer, tandis que la stratégie d’Israël se concentrait sur la récupération rapide et la reconquête de son territoire. Et il est très peu probable que cette politique n’ait pas, à minima, exacerbé l’ampleur des pertes civiles. De nombreux témoignages de survivants israéliens indiquent que les unités militaires et policières israéliennes n’ont peut-être pas fait preuve de prudence lors des combats autour de l’enveloppe de Gaza. Ces éléments ont incité un groupe d’Israéliens à rédiger une lettre ouverte encourageant leurs concitoyens à exiger la vérité sur les événements du 7 octobre.

La principale différence entre les crimes commis par Israël contre les civils palestiniens et ceux commis par les Palestiniens réside donc dans l’existence d’un réseau international qui légitime, précise et codifie la logique qui sous-tend les actions militaires israéliennes. Cela lui donne une apparence de respectabilité, même lorsque le raisonnement sous-jacent semble profondément erroné ou justifier le massacre à grande échelle de civils palestiniens à Gaza. En examinant la documentation de n’importe quel think tank militaire occidental et israélien, il devient évident que le combat urbain, par exemple, est intrinsèquement complexe. Ces combats font souvent de nombreuses victimes civiles et peuvent nécessiter de frapper des installations civiles, y compris des hôpitaux, comme le soulignent certaines recherches. Israël s’en est souvent servi afin de préparer le public international au massacre des Palestiniens. Ces justifications militaires sont ensuite diffusées dans les médias grand public, où elles sont dissimulées dans des récits qui rendent les Palestiniens responsables des actions meurtrières systématiques d’Israël. Les porte-parole américains se font également l’écho de ces massacres en répétant le mantra selon lequel « la guerre entraîne la mort de civils » en Palestine, alors même qu’ils sont horrifiés par le même procédé dans le contexte de la guerre de la Russie contre l’Ukraine.

Le Hamas peut demeurer barbare et Israël peut demeurer un allié « démocratique et libéral » des États-Unis. Dans le premier cas, il s’agit d’un acte irréfléchi de violence profane, tandis que dans le second, il s’agit de frappes calculées et méthodiques, une forme de violence sacralisée. Or, cette dichotomie empêche de répondre à la question de savoir si la manœuvre offensive palestinienne du 7 octobre répondait à une logique militaire opérationnelle.

Adam Shatz, en ne tenant pas compte de la logique militaire de cette attaque, illustre une aversion à affronter la réalité de la violence et les logiques qui l’animent, une aversion qui est endémique chez certains intellectuels. Il ne s’agit pas seulement du refus de mettre ces sujets en lumière, mais de ce que ce refus dit du traitement de la logique de la violence palestinienne, en particulier dans un environnement qui la considère comme simplement profane, détestable et moralement abjecte. C’est pourquoi l’essai de Shatz est d’autant plus surprenant : il tente de décoder la violence palestinienne, mentionne souvent une partie du contexte politique et social, pour finalement revenir à la thèse du désir instinctif de vengeance.

Ce qui est peut-être essentiel à tout jugement moral, c’est que ces jugements doivent être rigoureusement soumis à des preuves, en particulier lorsqu’Israël refuse de partager une grande partie des preuves dont il dispose. Le Hamas a-t-il donné l’ordre de tuer des civils, ou le meurtre de civils était-il un excès de la part des combattants ? Combien d’Israéliens ont été tués dans les échanges de tirs avec les combattants ? L’effort militaire israélien pour reprendre l’enveloppe de Gaza a-t-il pris en compte la présence de civils israéliens ? Ces questions sont importantes, non seulement parce qu’elles nous permettront d’y voir plus clair, mais aussi parce que la version officielle israélienne des événements a été utilisée pour justifier la campagne aérienne contre Gaza, semblable à celle de Dresde, et le massacre des Palestiniens. Il ne s’agit pas d’une simple évaluation morale. Il s’agit de l’instrumentalisation du préjudice moral afin de commettre des massacres.

L’analyse de la logique militaire de l’attaque suggère également que l’analogie historique de Shatz, qui assimile les actions offensives palestiniennes à la bataille de Philippeville en Algérie française*, n’est pas tout à fait pertinente. L’objectif principal de la bataille de Philippeville était de cibler les civils, et supposer que c’était l’objectif principal du 7 octobre revient à ignorer la réalité des faits. Encore une fois, cela ne signifie pas que des civils n’ont pas été tués, ni que les combattants palestiniens ne se sont pas engagés dans le meurtre pur et simple de civils, mais cela nous donne une idée de la façon dont leurs actions ont été reçues : Shatz semble avoir intériorisé la perception largement répandue selon laquelle les combattants palestiniens sont détestables, ce qui le conduit à établir une comparaison avec Philippeville.

L’une des conséquences les plus importantes de la bataille de Philippeville a été de mettre fin aux perspectives d’un mouvement de « troisième voie » qui liait les Arabes algériens aux colons français. En Palestine, cette « troisième voie » a pris fin il y a deux décennies, devenant une fragile coalition soutenue par quelques organisations de défense des droits humains et des voix minoritaires en Israël, sans réel impact politique. Rien ne démontre mieux cela que l’absence totale de mention aux Palestiniens, lors des manifestations israéliennes contre la réforme de la justice de la droite.

En outre, chaque guerre ou bataille est un événement unique dans sa propre conjoncture historique, et les analogies avec le passé en disent plus sur ceux qui les établissent qu’elles ne facilitent la lecture du présent.

Les retombées du 7 octobre

Même Shatz doit admettre que, après avoir été écartée pendant des années dans les cercles du pouvoir, y compris dans le cadre de la politique de non-engagement de Biden, la Palestine est maintenant revenue sur la scène internationale comme une question centrale. En outre, le fonctionnement des alliances aujourd’hui rend probable un conflit régional et international, ainsi qu’un grave contrecoup économique qui pourrait empêcher l’économie mondiale de se remettre des pressions inflationnistes. Sans compter que la rhétorique de Biden pourrait réussir à écarter suffisamment d’électeurs de moins de trente ans lors des prochaines élections.

Biden ignore peut-être qu’en ce qui concerne la Palestine, il n’y a pas de consensus possible sur une guerre longue et sanglante. Les Palestiniens ont construit un réseau de soutien qui comprend des organisations de la société civile, des mouvements politiques et diverses formes de luttes intersectionnelles aux États-Unis parmi les progressistes et la gauche – et même occasionnellement dans la droite conservatrice. Ces coalitions commencent à créer un dissensus dans les pays occidentaux d’une manière qui n’existe pas pour le consensus occidental sur le soutien à l’Ukraine, notamment.

Pourtant, tout ce que nous obtenons de Shatz à ce sujet, c’est un commentaire sur sa correspondance avec l’universitaire palestinien Yezid Sayigh, qui a historiquement minimisé la lutte palestinienne et suggéré son incapacité à avoir un impact significatif sur le système international. Le courriel de Sayigh à Shatz exprime ses craintes que les retombées du 7 octobre n’accélèrent les tendances fascistes, les comparant à Sarajevo en 1914 ou à la Nuit de Cristal en 1938. Il n’est donc pas question de comprendre comment le fascisme se développe en Occident en premier lieu, ou peut-être plus important encore, comment la vie quotidienne sous un gouvernement carrément fasciste – dont le ministre des finances a annoncé publiquement un « plan décisif » pour les Palestiniens qui équivaut à un nettoyage ethnique bien avant le 7 octobre – nous a amenés à ce point.

Mais la contradiction manifeste de l’essai de Shatz est évidente, et pourtant il semble l’ignorer : on peut le voir lorsqu’il commence son essai en identifiant les objectifs politiques de l’offensive palestinienne, pour ensuite les réduire à de simples pathologies « vengeresses ». Il rejette des analogies historiques spécifiques, comme l’offensive du Têt au Vietnam, sans expliquer son raisonnement autrement que par son aversion pour la violence. Ces observations sont incongrues : soit les Palestiniens avaient des objectifs politiques et ont effectivement ouvert un espace politique qui était fermé depuis des années, soit ils sont des acteurs irrationnels et barbares poussés par une vague d’émotions.

La planification méticuleuse, la « ruse » stratégique et le contournement réussi des défenses israéliennes sont autant d’indices d’une manœuvre plus délibérée (ce que Shatz admet lorsqu’il dénonce le caractère « effrayant » de la nature méthodique des excès des combattants). Le système d’alliance de la résistance palestinienne constitue un levier important, qui complique à la fois la réponse israélienne et la position des États-Unis dans la région. En fait, une perspective naissante importante est que la réputation d’Israël en tant qu’acteur stratégique réfléchi, rationnel et compétent fait actuellement l’objet d’une remise en question. Le pays lutte pour redorer son image et dépend de plus en plus des ressources et de la puissance de l’OTAN, ce qui le placera également dans une position où son allié américain, qui ne partage pas exactement ses intérêts vis-à-vis d’une escalade régionale, pourra influencer ses décisions politiques. Pour l’instant, il semble qu’Israël n’ait pas identifié d’objectif spécifique autre que la « vengeance ». La visite de Blinken il y a quelques jours l’a confirmé lorsque le secrétaire d’État américain s’est rendu compte que Netanyahou n’avait pas de stratégie de sortie.

Enfin, pourquoi une attaque contre le nerf principal d’Israël – à savoir sa force de dissuasion et sa puissance militaire – ne conduirait-elle pas à une expérience d’humilité qui pourrait ouvrir de nouvelles voies pour une nouvelle solution politique ? Si de telles perspectives semblent lointaines dans le feu de l’action et au vu de l’intention génocidaire d’Israël, c’est la bataille réelle sur le terrain qui décidera de l’avenir. Shatz est particulièrement peu convaincant, puisqu’il choisit déjà d’exclure les possibilités qui pourraient émerger des suites du 7 octobre.

En contournant leur utilité politique et leur logique militaire et en les limitant à une simple « vengeance », Shatz ignore le fait que toutes les guerres et les batailles, aussi horribles, sanglantes et tragiques qu’elles soient, peuvent en fin de compte créer un espace pour de nouvelles possibilités – notamment porteuses d’espoir. Il reste fidèle à une interprétation dystopique, apportant une note plus sombre à l’avenir de la Palestine et du monde. Peut-être a-t-il raison de dire qu’en fin de compte, tout le monde sera perdant et que la métropole n’est pas prête à déconstruire son pouvoir ethno-religieux et national. L’essai de Shatz en est peut-être un signe. Peut-être que l’insistance sur le maintien de la domination et de l’hégémonie exacerbera les échos du fascisme à travers l’Occident. Mais cette réflexion ignore également le monde tel que les Palestiniens le vivent et le perçoivent– à savoir que tant que les Israéliens vivront dans cette certitude de leur pouvoir absolu, la volonté de changer la réalité des Palestiniens restera absente.

Et même si la résistance palestinienne ne parvient pas à arracher une victoire relative dans cette bataille, l’alternative aurait été une mort lente.

La violence et Fanon

Il serait imprudent de ne pas mentionner également la façon dont Shatz aborde Fanon en ce qui concerne la violence palestinienne. Dans Les damnés de la terre, Fanon observe que la violence des colonisés entraîne une forme de catharsis et de reconnaissance de soi – une « désintoxication », comme le souligne Shatz – dans laquelle la violence n’est pas seulement une brutalité crue, mais un rite de transformation qui lave les taches de l’asservissement. Cependant, Shatz s’empresse de souligner que Fanon ne se réjouissait pas nécessairement de cette perspective, étant donné le cauchemar imminent d’un avenir postcolonial où le libérateur devient l’oppresseur, et où les schémas de la hiérarchie coloniale sont recréés au sein de l’État postcolonial naissant. Shatz a raison de souligner le caractère nuancé du traitement par Fanon du rôle de la violence dans la décolonisation, lequel met en garde contre les célébrations nihilistes de l’utilité psychologique de la violence, car cela risque d’occulter l’effet néfaste de la violence sur ceux qui l’exercent.

Mais même si Shatz le souligne à juste titre, il ne reste pas entièrement fidèle à la portée de l’œuvre de Fanon. Fanon n’a pas seulement mis en garde contre les mirages de la conscience nationale, il a également défendu un changement dialectique vers un horizon humaniste et socialiste plus large. Indépendamment de l’ombre portée par la violence, Fanon a finalement considéré la violence comme une nécessité dans les limites de l’oppression coloniale, et comme un outil stratégique et politique indispensable au démantèlement des structures coloniales. Shatz en est sans aucun doute conscient, mais il ne le traduit pas dans sa lecture de la situation des Palestiniens.

La caractéristique centrale du discours de Fanon était son enracinement profond dans le mouvement auquel il appartenait. Il n’était pas un observateur extérieur portant un jugement ou jetant l’opprobre sur les combattants qu’il côtoyait. Il s’agissait d’une critique interne capable d’identifier les potentiels et les pièges du mouvement anticolonial. Plus important encore, Fanon a également parié sur la capacité de la colonie non seulement à se libérer du colonialisme de peuplement, mais aussi à libérer la métropole d’elle-même. C’est là que réside son ultime imaginaire radical.

C’est le type d’engagement critique et authentique avec la résistance palestinienne dont nous avons besoin. Il ne s’agit pas seulement de la position de la Palestine contre le nettoyage ethnique, ou de son propre combat pour récupérer la Palestine – il s’agit d’un mouvement de libération avec une résonance mondiale qui représente une lutte universelle. Alors que des personnalités comme Yezid Sayigh et Adam Shatz pensent que la violence du 7 octobre alimentera le fascisme, elle a aussi le potentiel d’ouvrir la voie à un horizon humain plus large. Les mouvements palestiniens, malgré leurs imperfections, requièrent plus qu’une simple critique passive, et le désengagement et les condamnations sévères dont font preuve les intellectuels masquent souvent des réserves plus profondes ou des rejets purs et simples à l’égard de la lutte de libération palestinienne, quand ce n’est pas simplement du mépris.

Les Palestiniens doivent-ils se contenter d’accepter le destin prédéfini qui leur est réservé par les intellectuels occidentaux ? Si c’est le cas, les intellectuels devraient avoir le courage de le dire franchement. Si leur suggestion est l’anéantissement politique de la Palestine ou sa réduction à des notes de bas de page dans les articles et les critiques savantes d’Israël, il faut le dire avec conviction.

Peut-être que la perception selon laquelle les événements du 7 octobre n’étaient rien de plus qu’une expression de la nécrose intra-palestinienne est plus une indication de ce que les intellectuels souhaitent secrètement pour nous. Mais nous, en Palestine, nous désirons et nous nous battons pour un monde qui nous inclut, et un monde qui inclut tous les autres. Pleurez-nous si vous voulez, ou ne le faites pas. Condamnez-nous, ou ne le faites pas. Ce n’est pas comme si nous n’avions pas entendu les cris de la condamnation auparavant.

Article publié en anglais sur le site Mondoweiss. 

Abdaljawad OMAR

Doctorant en philosophie et enseignant au département d’études culturelles er philosophiques de l’université de Birzeit, Palestine.

*L’offensive du 20 août 1955 répondait à une situation stratégique d’ensemble de la guerre de libération et ne ciblait pas au premier chef des civils français dans la région de Skikda (ex-Philipeville). Cette offensive de la guerre populaire visait toutes les structures coloniales de la région du nord-constantinois, militaires, policières et « civiles », en gardant à l’esprit qu’en zone rurale les colons étaient armés.« Dix mois après le déclenchement de la révolution, Zighoud Youcef, Chef de la Zone II (Nord-Constantinois) et son adjoint, Lakhdar Bentobal décident de mener en plein jour une offensive d’envergure contre des objectifs colons dans cette région qui comprend essentiellement les villes de Constantine, Guelma, Skikda et Collo.Lors de cette offensive, des milliers de fellahs ont participé aux côtés des combattants de l’ALN aux attaques contre des postes de police, des casernes de la gendarmerie, des bâtiments publics et des installations appartenant aux colons.L’objectif était de desserrer l’étau sur plusieurs régions notamment l’Aurès assiégées par l’armée coloniale depuis le déclenchement de la guerre de libération nationale et dont la population était victime d’une large campagne de répression sanglante, ayant fait près de 12.000 martyrs parmi les civils algériens sans défense. »Source : Algérie Presse Service – Double anniversaire du 20 août 1955-1956 : dates charnières dans l’histoire de la révolution nationale – 17 août 2022 https://www.aps.dz/algerie/143854-double-anniversaire-du-20-aout-1955-1956-dates-charnieres-dans-l-histoire-de-la-revolution-nationale.

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