LA SORCIÈRE ET LE FANTÔME : La traversée du comptoir

Ce texte a été initialement proposé par son autrice au site Lundi Matin qui, la semaine dernière, s’est fendu d’une publication pour le moins lunaire à l’endroit de l’intervention “Rêver ensemble” d’Houria Bouteldja. La rédaction de Lundi Matin ayant refusé de le publier, c’est sur le QG décolonial qu’il échoue et c’est tant mieux.

C’est peu dire que les lundis sont pénibles. Sauf si tu bosses dans le commerce et qu’ils sont précisément ton jour de relâche, où après avoir assouvi les loisirs de fin de semaine d’une clientèle besogneuse, tu peux enfin espérer glander…. et si l’abrutissement du taf ne t’a pas complètement siphonné la cervelle, tu peux t’informer et, dans un sursaut tenter de métaboliser dans ladite cervelle des trucs politiquement pas trop dégueulasses.

Voilà. Les lundis de qui bosse dans le commerce, c’est une économie,  un ratio temps/cervelle disponible. 

Alors en lisant l’article Du Drill State au patriotisme décolonial,  me suis demandée qui avait pris le temps d’écrire un truc pareil ? Je veux dire : qui se dit « tiens, j’ai du temps. Nous vivons une époque bieeeen merdique. Je vais alimenter ma rubrique « Il nous faut grandir,  chronique de comptoir » de Lundi Matin en lâchant un truc de 25000 signes pour dézinguer une militante arabe décoloniale » ? Laquelle a sans doute eu le culot de venir marcher sur des platebandes, chasses gardées de la blanchité en affirmant « je suis communiste ». 

Pas de réponse, l’article est anonyme. Une prose qui n’a pas de corps. Une prose-fantôme qui entend poser une analyse critique de la proposition d’Houria Bouteldja sur le  patriotisme décolonial. Notre fantôme ne la désignera dans son texte  que comme la Sorcière, sobriquet dont elle-même se gausse, raillant ainsi les procès médiatiques à défaut de juridiques dont elle est périodiquement l’objet. 

Posons deux choses : 

  • l’acte critique est  la traversée d’un corpus pour procéder soit à son élargissement conceptuel, soit à la défense d’un déjà-là où son auteur entend camper : le papier de notre Fantôme relevant lui très nettement de la seconde approche. 
  • Ce qu’avance Houria Bouteldja peut parfaitement être soumis à ces deux mouvements critiques. Et pas uniquement de la part de ses nombreux adversaires déclarés mais aussi et surtout de la part de ses alliés politiques blancs ou non-blancs. Mais critiquer et discuter la proposition d’une camarade, exprimer son désaccord et les soubassements de ce désaccord ne mobilisent pas les mêmes outils stylistiques que ceux utilisés par des personnes soucieuses de torpiller un propos et la militante politique qui le tient. 

À cet égard, stylistiquement, notre fantôme se fait adversaire en adoptant la stratégie des coups bas, avec son lot de mépris et de méprises. Et vas-y que je t’ampute un propos (ah c’est si bon de dire que la Sorcière cite un dignitaire nazi, sans l’articuler à l’ensemble de sa démonstration… on n’est pas bien là ?) et vas-y que je te reproche une interjection arabe qui sonnerait faux devant un parterre de blancs (et croyez-moi le fantôme s’y connait puisqu’il cite le Coran et telle figure mythologique pré-islamique), et vas-y que je te noie tout ça dans une prose PacômeThiellementesque  (halala, prendre un motif historique et le faire décalquer et s’entortiller dans l’époque, quelle éclate !) 

Si dans l’Antiquité latine le style désignait l’aiguille qui indiquait l’heure sur les cadrans solaires, il est parfaitement clair que le style de notre fantôme indique l’heure contemporaine à laquelle il s’agrippe : celle d’une blanchité qui réduit le rêve au luxe atomisé des psychés occidentales en mal d’horizon politique conséquent. Une blanchité qui a le temps, qui tient à son temps, une blanchité qui a tout intérêt à jouer la montre, à retarder au maximum l’avènement d’un « communisme » qu’elle dit pourtant appeler de ses vœux ardents en épandant ses savoirs marxisants mal dégrossis sur nos cerveaux abrutis de travail.

L’heure de cet article est pile-poil au rendez-vous : le fantôme a beau ne pas avoir de corps, les lunettes décoloniales se désolent d’assister à l’agonie d’une blanchité qui s’accroche au privilège du temps de son rêve pour soi, par soi, à travers soi, fut-il affublé d’un drapeau rouge… Reléguant les nous et leurs possibles loin, bien loin, loin, encore plus loin s’il vous plaît, merci.  Ce qui permet à notre fantôme de superbement ignorer les États-nations latino-américains qui  ont souvent conjugué leurs drapeaux avec la défense des damnés de la terre, sans vocation impérialiste aucune… Ce qui permet à notre fantôme de ne surtout pas envisager ce que le drapeau palestinien incarne aujourd’hui pour les consciences vives à travers le monde. 

 Alors, oui, la nouveauté de la proposition bouteldjienne réside dans cette étrangeté quasi chimérique tant cela peut faire paraître cohabiter des mémoires de carpes et de lapins : comment faire pour qu’une Nation du Nord qui a construit son rayonnement sur ses conquêtes impériales rebâtisse une grandeur internationaliste affranchie de ses oripeaux coloniaux ?  

Mais notre fantôme s’extrait de la mêlée des mémoires et du brouhaha des ancêtres, en prenant la hauteur d’un comptoir. À cet instant, l’autrice de ces lignes concède volontiers que s’il est question d’affects et de désirs, le comptoir est le lieu tout badigeonné de tout ça. C’est pourquoi tout travailleur et toute travailleuse de comptoir passe une grande partie de son temps à laver inlassablement cet espace à grandes eaux, tellement les « je » qui s’y bousculent et veulent y toucher du « nous », s’y déposent, s’y déploient,  s’y étalent. Sans arrêt, si tu « tiens un comptoir »,  il faut y faire place nette. 

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INTERLUDE

Voici mon comptoir premier, mon comptoir fondamental. 

Ma première patronne balaie derrière le comptoir dun café bordelais. Un homme dégoise sur lavant du comptoir. Il nest même pas alcoolisé. Cest juste pénible, ça tape sur le système. Tout le monde encaisse. Il empêche que le nous éphémère du comptoir ne se tisse, ne se pense avant dimmanquablement se défaire. Cest le destin sans cesse recommencé du comptoir. Dun bond, je vois la patronne dans sa longue robe noire se hisser sur le comptoir pourtant haut d1m50, brandissant son balai et hurler : « putain, tu vas arrêter maintenant. Ta Gueule ! Ta Gueule !». Notre sidération recompose derechef le nous qui seffilochait alors.

Le lendemain matin, dans lodeur du tabac froid de la veille, tandis que nous réceptionnons la livraison des fûts, japerçois la patronne tenter de refaire ce geste. Sans succès. Nous rions de lapparition de cette virago quelle essaie vainement de reconvoquer. 

Conclusion : seule la rage pour que survive ce nous de comptoir a donné à son corps lintelligence motrice pour stopper le flux dune spirale blablateuse venimeuse.

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Il y a bel et bien un art du comptoir dont notre pauvre fantôme s’escagasse en vain à se réclamer,  persuadé d’y trôner pour « prendre de la hauteur » : derrière ce comptoir se tiennent ceux et celles qui liront son papier lundi, parce que lundi est leur dimanche…. L’art du comptoir réside précisément dans le déploiement des paroles qu’on peut laisser couler, filer et oublier parce qu’elles créent la grâce d’un sale commun prêt à se dissiper, parce que ces paroles ne prêtent à rien et ne veulent avoir raison de personne. À cet égard, devrions-nous laisser notre fantôme pourrir nos lundis qui sont d’abord nos dimanches ? Charitable dilemme. 

Ou alors, les écrits de notre fantôme relèvent de ces paroles autres. Celles qui appellent à ce que le travailleur du comptoir cingle « ça suffit monsieur, il est tard maintenant, il faut partir. » Comprenez : les logorrhées incompréhensibles doivent savoir se retirer pour nous laisser repartir à la conquête de ces nous mal fagotés avec lesquels pourtant il faudra bien composer des lendemains plus ou moins chantants, aux harmonies bien dissonantes. Nous avons besoin de rester concentrés. 

Dès lors, si ce texte spectral pose une question, la voici : quelle heure est-il à notre cadran, à nous autres blanc.he.s ? Dans quels mots aujourd’hui devons-nous jeter nos forces sans trôner où que ce soit en toisant le réel, mais en mettant bel et bien nos corps repus d’armatures théoriques plus ou moins ajustées dans la bataille du commun ? 

Aujourd’hui quelle est notre heure commune ? Celle tout à fait précise où l’ensemble de la communauté musulmane est pointée par les institutions étatiques pour que ses membres restent excommuniés de tout devenir politique. Est-il l’heure de se vautrer dans la vaticination critique stérile et hallucinée à l’endroit d’une femme arabe et musulmane qui a  encore quelques franches coudées éditoriales (et pour encore combien de temps ?) afin de faire entendre une voix militante, non pas juchée sur un tabouret de bar pour penser son petit rêve communiste, mais dont la conscience du danger fasciste imminent l’oblige à penser contre elle-même pour nous, nous le parterre à la blanchité indécrottée. 

À cette heure, cher Fantôme, il t’appartient d’avoir un corps. Il t’appartient que ce corps  rejoigne la farandole de nos pensées mal aiguisées, la queue leu leu improbable du nous tout tordu du comptoir-France. 

Camille Escudero

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