Le SNU : un projet aux origines coloniales en réponse à une jeunesse contestataire

En mars 2017, avant sa première victoire à l’élection présidentielle, E. Macron promettait d’instaurer un « service national obligatoire et universel » pour que « chaque jeune Français ait l’occasion d’une expérience, même brève, de la vie militaire ». C’est dans cette optique que le Service national universel (SNU) a été créé en 2019, sous la forme d’un « stage de cohésion » de deux semaines pour les jeunes volontaires entre 15 et 17 ans, avec la possibilité d’exécuter, en plus, une mission d’intérêt général.

Aujourd’hui le SNU revient sur le devant de la scène médiatique avec les récentes informations provenant de ce communiqué du SNES-FSU et de Politis. On apprend que, dès 2024, le SNU commencerait à être obligatoire pour les lycéens de seconde de six départements. Cette obligation concernerait également les élèves de première en CAP. Le gouvernement souhaiterait mettre en place ce dispositif durant le temps scolaire (stage de deux semaines). À terme, l’état français souhaite parvenir à une généralisation totale de ce dispositif pour l’année 2026, ce qui concernerait plus de 800 000 jeunes. Pour atteindre cet objectif, le budget alloué au SNU pour 2023 a été augmenté de 30 millions d’euros par rapport à l’année précédente pour atteindre les 140 millions.

Il est évident qu’un tel dispositif est hautement critiquable : personne ne voit d’un bon œil l’approche militaire pour “encadrer” une jeunesse de plus en plus hostile au gouvernement. Mais ce n’est pas tout. Un retour sur les origines et les inspirations de ce projet peut nous éclairer sur les rouages de l’Etat et ses réels objectifs.

De la politique coloniale française en “Outre-mer » jusqu’à la place de plus en plus marquée de l’institution de l’armée en France, la SNU démontre la continuité coloniale au sein de l’Etat français.

Comment, alors que le service militaire a disparu depuis la fin des années 90, sommes-nous revenus à une forme de service militaire obligatoire ? Pour un tel projet il faut des moyens financiers mais aussi des moyens humains, des connaissances techniques, une certaine expérience d’une quelconque forme de service militaire. Il ne s’agit pas là de former des militaires mais bien de s’occuper d’une population très jeune, civile et qui n’a pas vocation pour l’immense majorité à servir dans les armes (on l’espère). La réponse est à trouver dans ces deux rapports datant de 2018 : un rapport remis le 26 avril 2018 par le groupe de travail sur le SNU qui souligne « des difficultés non négligeables » et un coût de « quelques milliards d’euros », et en février 2018, un rapport émanant de la commission de la Défense de

l’Assemblée nationale. Il apparaît clairement que ce projet de SNU est difficile à mettre en place, aussi bien d’un point de vue financier que technique. En effet, qui va s’occuper de ces centaines de milliers de jeunes chaque année ? La réponse est toute trouvée : l’Etat va s’inspirer d’un organisme récent (2015) et qui a fait ses preuves, le Service militaire volontaire (SMV).

Le rapport de l’Assemblée nationale le dit : “ [En raison des difficultés de logistique et d’expérience] vos rapporteurs ont interrogé le commandement du service militaire volontaire afin de tenter quelque projection. D’après leurs interlocuteurs, l’institution militaire dispose d’une longue expérience de la formation et notamment de la formation intensive et ramassée, dans le temps, des jeunes. Que ce soit pour former des engagés de l’armée de terre ou des volontaires du SMV, les « recettes » sont les mêmes et passent par un encadrement très présent et de qualité.” Le nombre très important de déplacements dans les différents centres de SMV et d’échanges avec les personnes sur place indiquent nettement que le SMV a été au cœur de la création du SNU.

Quant au rapport du groupe de travail sur le SNU, il est sans appel sur les réels objectifs derrière ce nouveau type de service militaire :

“C’est un service [militaire, ndlr.] du XXIe siècle entièrement nouveau qu’il faut concevoir. Le nouveau service national universel (SNU) s’inscrit assurément dans une tradition républicaine qui, héritière d’une certaine mythologie révolutionnaire, entendait appeler sans distinction d’origine la nation elle-même à s’armer pour sa défense. […] S’il n’est pas question de rétablir l’ancien service militaire, il demeure utile, nécessaire et souhaitable d’offrir à la jeunesse la possibilité de se reconnaître elle-même comme en charge et partageant la responsabilité de l’avenir de la nation. Il s’agit pour elle d’acquérir des éléments essentiels pour un civisme actif au sein d’une société qui perçoit, avec une acuité accrue, par l’accélération de la diffusion de l’information, les menaces ou les dangers pesant sur elle”.

Ainsi pour comprendre le SNU il est utile de faire un bref retour en arrière sur le SMV et sur son origine coloniale, le Service militaire adapté (SMA), dont il est directement issu.

Tout débute en 2015 avec l’inauguration du premier centre de SMV à Montigny-lès-Metz par François Hollande. Quelle est la fonction de ce dispositif ? « Le Service militaire volontaire permet à des jeunes de bénéficier d’une formation professionnelle, gage de savoir-faire et d’une formation humaine garantie du savoir être » d’après les mots de l’ex-président. Il ajoute même que la décision de création du SMV avait été « renforcée » après les attentats du 11 janvier 2015. Mais alors quel lien entre l’armée, la question de l’emploi pour la jeunesse et les attentats de janvier 2015 ? La réponse n’est pas si évidente, sauf si on se tourne vers le SMA qui date de 1961 et qui est en réalité le modèle que cherche à reproduire quasiment à l’identique le SMV en France métropolitaine.

Pour comprendre le SMV et a fortiori le SNU, il faut bien comprendre ce qu’est le SMA : la continuité du colonialisme français en œuvre dans ce qu’on nomme les “territoires d’outre-mer”.

Les rôles du SMA et du SMV sont les mêmes : “dispositif d’insertion socioprofessionnelle destiné aux jeunes les plus éloignés de l’emploi. […] Les volontaires sont des jeunes âgés de 18 à 25 ans, sans qualification ou diplômes, en difficulté d’insertion” (site internet du SMA/SMV). La “réussite” de ces dispositifs est affichée fièrement : les taux d’insertion (accès à l’emploi en sortie du dispositif) avoisinent les 75% aussi bien dans les Outre-mer qu’en métropole. La méthode est la même aussi : mettre en place un encadrement militaire pour ces jeunes afin de les pousser vers l’emploi civil, sans oublier de leur inculquer les valeurs “républicaines”, l’attachement à la nation et le respect des forces armées.

L’origine du SMA est marquée du sceau colonial : le SMA est créé en urgence dans les mois suivants les émeutes de décembre 1959 en Martinique qui représentent la première grande crise après la départementalisation de 1946. Aux yeux des autorités coloniales françaises c’est la preuve d’une situation sociale explosive due à la crise sucrière et à la popularité des idées anticolonialistes au sein de la jeunesse. Le SMA a donc une fonction claire : mater toute

possibilité de révolte de la jeunesse des Antilles. Ce dispositif s’insère dans la lignée de la politique coloniale française tout en démontrant la place des doctrines militaires. Sa particularité (encadrement militaire mais pour une intégration dans l’emploi civil) s’explique par une politique discriminatoire de la France refusant aux Antillais et Guyanais (initialement ce plan était prévu pour les trois départements dit d’Amérique avant d’être étendu au reste de l’Outre- Mer) le bénéfice d’une formation militaire et le risque d’une rébellion armée dans ces colonies.

Parallèlement, le plan Némo qui fonda le SMA, du nom du général à la tête du commandement interarmées des Antilles-Guyane, prévoyait d’organiser un courant migratoire vers la Guyane d’une partie de la population antillaise considérée trop nombreuse et trop jeune (50 % de la population avait alors moins de vingt ans). Dans la pensée coloniale rien de plus normal : trop de monde aux Antilles pour la sécurité politique et le développement de la colonie, trop peu en Guyane pour développer assez la colonie afin d’en retirer un bon bénéfice, alors il suffit de déplacer un million d’Antillais en vingt ans vers la Guyane. Logique. Dans le cadre de ce projet colonial, le SMA avait une place centrale : il devait préparer le courant migratoire par la création de voies de pénétration dans l’arrière-pays et par un défrichage de la forêt avant de disparaître. De nombreuses raisons peuvent expliquer l’échec de ce projet migratoire mais certainement la plus décisive est à trouver dans les conditions historiques : la guerre d’Algérie et les indépendances africaines ont essoufflé le pouvoir colonial sans compter sur la démesure d’un tel projet, typique de l’esprit colonial.

De ce plan Némo surviva le SMA dont la mission était définie en ces termes par le général homonyme : “Sur son drapeau, on n’inscrira jamais de noms de victoires militaires mais il est d’autres victoires : celles que l’on gagne

contre la misère et le sous-développement.” En réalité les plans du général étaient tout autre. Le double volet militaire- formation professionnelle civile avait un objectif bien précis, celui de la contre-insurrection dans un contexte de guerre d’Algérie et de décolonisation du Sud global qui commençait à toucher les colonies américaines de la France. La conclusion du rapport Némo de novembre 1960 est très claire à ce sujet : “Le SMA doit être le point de départ de cette longue et patiente opération de défense nationale […,] dont le but est de garder les départements français d’Amérique dans le patrimoine national”. C’est au cœur des doctrines militaires contre-insurrectionnelles, développées notamment suite à la défaite de Diên Biên Phu, que cet officier d’infanterie coloniale se fera un nom et un prestige ; c’est d’ailleurs pour ses connaissances en guerre insurrectionnelle qu’il sera nommé à ce poste dans les Antilles. Némo fondait sa pensée sur deux caractéristiques de la guérilla : la connaissance du terrain politico-social et la “guerre totale dans le milieu social”, c’est-à-dire la guerre pouvant survenir à tout moment et en tout point d’un territoire insurgé.

C’est précisément pour contrer ces deux observations que le SMA sera créé dans le contexte antillais des années 1960.

Les jeunes Antillais non incorporés à l’institution militaire devenaient aux yeux des autorités coloniales autant de possibles futurs révolutionnaires. La dégradation de la situation sociale pouvait alimenter la colère de ces mêmes jeunes qui n’auraient alors aucun mal à lier révolution et suppression d’un ordre social colonial injuste et destructeur.

Finalement, celui qui parle le mieux de Jean Némo reste Aimé Césaire, pour qui ce général était “l’incarnation du colonialisme en personne”.

Reste un élément essentiel à gérer : l’intégration du SMA au tissu social, avec pour objectif de faire adhérer les populations locales au projet politique de la départementalisation. Pour cela la méthode est simple et elle est reprise encore aujourd’hui pour le SMV et bien sûr aussi pour le SNU avec des objectifs similaires :

  • flou de la distinction formelle entre civil et militaire ; il suffit de lire l’intitulé du nouveau poste de Sarah El Haïry “Secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et du Service National Universel auprès du Ministre des Armées Sébastien Lecornu et du Ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye” ou encore cette déclaration de Gabriel Attal en 2019 alors chargé de la mise en place du SNU “Le SNU n’est pas un service militaire, le président a toujours été clair là- dessus. Mais, il a toujours été clair aussi sur le fait que les militaires seront présents dans le SNU”
  • fin de l’isolement des militaires en caserne, liens étroits avec l’activité économique et sociale ; particulièrement marqué dans le cas du SNU qui est présenté comme étant le résultat de l’association de l’Education nationale et des Armées
  • mise en avant de l’approche militaire à des fins d’amélioration des conditions de vie des populations en dynamisant l’emploi notamment et travaux d’intérêt général pour se donner une bonne image ; le tout avec en toile de fond la volonté de recruter dans l’armée
  • propagande “des valeurs nationales” et de l’armée auprès des populations, renforcer “l’adhésion à la Nation” ; le SNU est aussi l’expression du désir, persistant depuis des décennies dans le milieu militaire et une partie du champ politique, de retrouver une forme de service militaire afin de restaurer le lien “Armée-Nation”

On comprend alors mieux les intentions du gouvernement français avec le SNU : il suffit de relire l’histoire du SMA. Créé à la suite des émeutes martiniquaises de 1959, ce dispositif s’est développé aux Antilles dans un contexte de développement des idées anticolonialistes de même qu’en Nouvelle-Calédonie, en 1986, deux ans après la création du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). En métropole, les émeutes de banlieues en 2005 et les attentats en 2015 ont servi d’arguments à sa diffusion sous une appellation différente : le SMV, copie conforme du SMA. Les succès de ces deux structures et l’expérience acquise grâce à celles-ci ont permis aujourd’hui à Macron de continuer avec le SNU l’œuvre initiée il y a maintenant plus de 60 ans dans la France néocoloniale : l’encadrement de la jeunesse contestataire.

Il ne tient qu’à nous de l’en empêcher.

 

Azadî

 

* Illustration : Le général Némo passe en revue les troupes du SMA lors de l’inauguration d’un chantier en 1962

Sources : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2016-4-page-97.htm

https://www.vie-publique.fr/eclairage/272290-de-la-conscription-au-snu-les-differentes-formes-du-service-national

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