La réforme des retraites comme condition de l’économie de guerre

Dans un article paru le 31 janvier, le Wall Street Journal fait la morale aux trublions français : à l’heure où il faut accroître les dépenses « pour aider l’Ukraine face aux troupes russes », le temps de l’Etat Providence « et de ses prestations toujours plus généreuses » est terminé. « C’est pourquoi la France a besoin d’une réforme des retraites ».

Ainsi, les saigneurs et maîtres de l’Europe ne tergiversent-ils pas. Ils savent que l’époque a changé, et ils le disent. Il est fini le temps de « la lutte contre le terrorisme », où la France pouvait participer à des guerres locales à bas bruit, sans réveiller un peuple indifférent, et même en lui distribuant quelques miettes prélevées sur l’immense butin ainsi accumulé. Aujourd’hui, il s’agit de la guerre dite « de haute intensité », celle qui par deux fois a ravagé un continent européen que les leaders de l’Occident veulent sans sourciller transformer à nouveau en une vallée de sang et de larmes. Elle frappe déjà à la porte orientale, où par milliers les nouveaux poilus meurent dans la boue des tranchés. Et pour alimenter sans fin cette machine de guerre, les saigneurs et maître de l’Europe s’adressent directement aux manifestants et grévistes de France : il est temps de vous serrer la ceinture, et nous allons vous y aider en vous libérant définitivement du poids de l’Etat Providence.

La leçon fut précisée les 14 et 15 février à Bruxelles où l’OTAN demande aux membres de l’Alliance de « passer en économie de guerre ». Les saigneurs et maîtres de l’Europe se plaignent : hélas, « l’industrie de défense européenne est dimensionnée pour la paix », il convient donc désormais de la calibrer pour la guerre actuelle et à venir (Les Echos du 23 février).

C’est que l’Ukraine est un gouffre où s’épuisent les stocks d’armes et de munitions du monde libre (malgré un budget militaire de 1200 milliards de dollars pour la seule OTAN). Conclusion : mettez l’économie en ordre de bataille, calibrez-moi tout ça pour la guerre !

Toujours au garde à vous dès qu’ils reniflent la poudre, les dirigeants français brûlent les étapes. Le gouvernement vient de tout promettre aux milliers d’entreprises liées aux industries de défense afin de les engager dans l’économie de guerre, ce qui signifie concrètement : augmenter leurs lignes de production, et à cette fin les faire bénéficier d’un droit prioritaire pour l’accès aux matières premières, aux compétences et aux financements.

Avant même que de nouveaux canons Caesar ne soient produits ou que la gigantesque poudrerie de Bergerac ne soit rouverte, les premiers résultats sont là : les cours de la Bourse de Thalès, Dassault, Leonardo et autres Rheinmetall ont bondi.

C’est l’essentiel. Mais il n’empêche, un problème demeure : les besoins de financement d’une économie de guerre sont gigantesques. Comment faire lorsqu’on ne veut pas taxer d’un centime supplémentaire le capital (contrairement aux années qui ont précédé les deux dernières guerres mondiales) ? Faire payer le peuple, l’essorer, le mettre au pas, d’où la réforme des retraites, qui n’est qu’un hors d’œuvre. Et emprunter, par centaines de milliards, sur les marchés puisque c’est la règle européenne.

Emprunter toujours davantage alors que la dette publique frise les 3000 milliards d’euros (et celle des entreprises 2500 milliards) : ce serait un problème mineur si un autre fardeau autrement plus contraignant ne pesait sur la France capitaliste, à savoir l’obligation de s’aligner sur l’Allemagne, dont le leadership est pudiquement nommé « Union Européenne ». Car l’Allemagne demeure le leader économique et le pays de référence pour les investisseurs, malgré la crise qui peu à peu la ronge. C’est un « pays sérieux », où les salaires réels ont baissé de 4% l’an dernier, et dont la dette publique ne représente que 66% du PIB, soit moitié moins que pour la France (113%). Dès lors celle-ci, pénalisée, doit emprunter sur les marchés à des taux supérieurs à ceux consentis à l’Allemagne, cet écart étant surveillé comme le lait sur le feu par les agences de notation, car il nuit au bon fonctionnement des deux économies fortement articulées.

Ainsi marche l’Europe : pendant que ses 50 000 fonctionnaires s’agitent jour et nuit pour pondre des « directives » afin de maintenir les peuples dans le carcan du capitalisme, l’essentiel est ailleurs et réside dans un mécanisme tout simple et tout bête, le fameux spread, l’écart entre les taux d’intérêt de la vertueuse Allemagne et ceux de la prodigue France peuplée de trublions. Oui, c’est tout simple et tout bête : les investisseurs, les marchés, les agences de notation regardent Macron et lui posent cette unique question : tiendras-tu face aux grévistes ?

Le petit télégraphiste de Wall Street et de Bruxelles réunis, Alain Minc, l’a indiqué sans détours en nous adressant lui aussi un message d’une clarté aveuglante : « Les marchés financiers nous regardent. Cette réforme des retraites est un geste très fort à leurs yeux ». Conclusion : elle doit passer. Macron ne reculera pas. « Le marché est un être primaire : s’il voit qu’on a changé l’âge, il considérera que la France demeure un pays sérieux » (déclaration du 5 février à LCI).

Nous sommes donc invités à nous sacrifier et à verser notre sang pour cet « être primaire ». On a connu cause plus noble !

Ainsi, la contre-réforme des retraites n’est-elle qu’une pièce du vaste dispositif que l’Europe belliciste soumise à l’OTAN met en place : militariser l’économie et la société pour préparer une guerre « de haute intensité ». Elle devient un enjeu politique majeur où Macron doit montrer sa capacité à discipliner le peuple pour faire entrer le pays dans une économie de guerre sans toucher aux intérêts du grand capital. Guerre et cadavres, le dernier espoir des riches.

Mais cet objectif, s’il est clairement affiché par les serviteurs dévoués du système, n’est pas encore pris en compte par le mouvement, qui pour l’instant concentre son attaque sur le seul point de l’âge légal de départ. Certes, cette limitation facilite l’unité cimentée par une alliance syndicale rarement atteinte et qui en favorise pour l’instant le développement. Autant il est juste de construire une telle unité et de concentrer dans un premier temps l’assaut sur un seul point pour créer une brèche dans la forteresse du pouvoir, autant il serait hasardeux d’en rester là.

Ce puissant mouvement social ne pourra que gagner en force tant l’accumulation des colères est immense, et que se radicaliser, surtout si les grèves se généralisent, offrant un espace de délibération propice à la politisation. Alors, le cœur éclairé du mouvement, qui sait que la bataille sera longue, âpre et incertaine, pourra faire valoir pleinement la nécessité de coaguler les colères et de dévoiler le véritable enjeu de la nouvelle époque, dont l’expression est pour l’instant timide et dispersée. Le pouvoir craint par-dessus tout cette évolution, qui est d’ailleurs sans doute la seule qui peut le faire abandonner la contre-réforme. Car c’est la politisation du mouvement qui pourra en assurer le succès, c’est sa radicalisation qui fera peur au pouvoir.

Divers signaux permettent d’en juger.

Le premier concerne l’hésitation du pouvoir à proclamer la généralisation et l’obligation du Service national universel (SNU), vital pour mobiliser la jeunesse dans l’esprit de la guerre. Macron devait en faire l’annonce début 2023 comme il l’avait promis le 19 décembre, dans un discours prononcé devant les troupes françaises. Sur le porte-avions Charles-de-Gaulle au large de l’Egypte, il avait en des termes exaltés affirmé la volonté de confier aux militaires le soin de forger la force morale nécessaire à une nation sur le chemin de la guerre. « Je sais pouvoir compter sur les militaires et les anciens militaires pour faire face aux défis de renforcer les forces morales de la nation, en particulier de la jeunesse (…). J’aurai à cet égard l’occasion de m’exprimer sur notre grand projet de service national universel au début de l’année prochaine ».

Or, les jeunes ont délaissé le SNU (ils ne sont que 30 000 volontaires contre les 50 000 attendus en 2022) et préféré participer massivement aux manifestations contre la réforme des retraites. Macron reporte son annonce parce qu’il sait qu’un service militaire obligatoire, même habillé de vertus éducatives par Pap Ndiaye, est une bombe à retardement. Parions que la coordination de l’armée et de l’Education nationale pour encadrer 800 000 jeunes sur le temps scolaire ne posera pas que des problèmes logistiques !

Ici, ce ne sont pas les marchés mais l’OTAN « qui nous regarde ». Il faut aller vite pour enrégimenter davantage de jeunes. Le SNU, comme le « service militaire adapté » destiné aux jeunes des colonies (et présenté comme un « dispositif militaire d’insertion socioprofessionnelle »), sont autant d’antichambres de recrutement pour l’Armée, qui ne ménage pas ses efforts. Grâce aux conventions de collaboration avec l’Education nationale, elle a un pied dans les écoles où elle vient faire la retape. Par ailleurs, d’innombrables clips ciblent les jeunes des quartiers populaires, invités à apprendre un métier et à retrouver leurs valeurs au sein de l’armée, « leur nouvelle famille ». Pendant que d’un côté le musulman est persécuté ou chassé de l’école, il est de l’autre convié à la « fraternité de la troupe ». Ainsi fonctionnent les pouvoirs les plus réactionnaires et fascisants, qui font feu de tout bois. Ainsi prend figure l’Etat militaro-sécuritaire si bien défini parr Mathieu Rigouste et Claude Serfati.

L’autre signal concerne l’inflation, dont les conséquences désastreuses conduisent des millions de familles à recourir à l’aide alimentaire (+ 30% en un an). Là encore, la question est explosive, surtout si le lien est établi entre retraite, salaire et guerre. Si l’inflation a pour origine la désorganisation du capitalisme au moment de la crise sanitaire, elle a été considérablement aggravée par les sanctions contre la Russie, qui frappent particulièrement l’Europe. La diffusion du choc énergétique à toute l’économie touche désormais fortement les prix alimentaires. Aujourd’hui, l’Union Européenne achète davantage de gaz aux USA qu’elle ne s’en procurait à la Russie avant la guerre : mais il coûte 40% plus cher ! Et ce fléau est désormais tirée par la volonté des entreprises d’accroître leurs profits.

Pour juguler l’inflation (le mantra de la Banque Centrale Européenne), les banquiers centraux, qui sont très bêtes, imposent une politique restrictive : la BCE veut « rester sur le pied de guerre » et promet que « le resserrement monétaire se fera dans la douleur » (Les Echos du 2 mars). C’est clair !

Bref, la politique de restriction monétaire a pour corollaire la hausse des taux d’intérêts, qui alourdit la dette et nécessite l’austérité, le serrage de ceinture… et la réforme des retraites. Retour à la case Alain Minc.

Chacun fera les comptes, et c’est ce que redoute le gouvernement : 413 milliards promis à l’Armée d’un côté, dix petits milliards d’économie sur les retraites à partir de 2030 de l’autre ; baisse des salaires réels d’un côté, surprofits de l’autre…

On pourrait enfin constater en creux une autre crainte du pouvoir : c’est que soit dévoilé, à travers l’Ukraine, le sort réservé aux pays qui s’engagent dans la guerre moderne. La propagande inouïe des médias sur « l’extraordinaire résilience du peuple ukrainien » et son président, le nouvel héros de l’Occident, relayé par la fable de « la guerre populaire » chère à une certaine extrême gauche, sert à couvrir d’un voile opaque la réalité du « modèle ukrainien ». Il s’agit d’un modèle inédit d’économie de guerre. Adapter l’économie à la guerre signifiait autrefois une mobilisation et du travail et du capital. Aux USA par exemple, les profits étaient taxés à hauteur de 90% à la veille du conflit. Dans le capitalisme financier agonisant d’aujourd’hui, il s’agit de ne taxer que le peuple et de profiter de la guerre pour pousser à l’extrême la libéralisation de l’économie, la privatisation des services publics et des entreprises d’Etat.

C’est le sort que connaît l’Ukraine depuis un an. L’effondrement d’un tiers de son PIB (109 mds de dollars) avec une inflation de 27% est considérablement aggravé par le pouvoir avec sa politique de privatisation, de démantèlement des services publics, de la quasi-disparition du code du travail, du refus de prélever le moindre centime sur le capital. L’Ukraine ne tient que grâce aux prêts de l’Occident, qui représentent environ le double de son PIB, du jamais vu (la seule aide militaire des USA égale dix fois le budget ukrainien de la défense !). Cette aide consiste essentiellement en crédits-relais que des générations d’Ukrainiens devront rembourser, en se soumettant aux habituelles conditions drastiques : austérité, taux d’intérêt élevés, privatisations, déréglementation de l’économie, flottement de la monnaie, etc.

C’est donc pour défendre un tel modèle que nous sommes conviés à « nous serrer la ceinture ».

Les militants conscients de ces enjeux sont peu nombreux et dispersés, une faiblesse accentuée par le ralliement quasi-général des organisations à la politique belliciste de l’Etat impérialiste français et de l’OTAN. Le puissant mouvement social actuel offre une chance de préparer la lutte pour s’opposer à l’économie de guerre, et à la guerre.  Il est certes pénible de constater qu’autrefois le piège de la séparation entre le « social » et le « politique » (l’antiracisme et l’anti-impérialisme) pouvait fonctionner lorsque la guerre était exportée dans le Sud et qu’on servait au peuple assoupi la fable de la « lutte contre le terrorisme islamique ». Mais cette fois la donne change. Parce que cette fois la majorité de la population, et non plus seulement son corps le plus pauvre qui pouvait considérer les Indigènes comme des compagnons de misère, cette majorité de la population sera frappée dans sa vie et dans sa chair par l’économie de guerre et par la guerre tout court. Nous savons que la faiblesse de la lutte antiraciste et anti-impérialiste dans la phase précédente constitue un lourd handicap pour aborder la nouvelle période. Mais nous devons utiliser hardiment les nouvelles conditions objectives de la lutte, même si notre cœur saigne en raison du temps perdu autrefois et des infamies qui furent commises dans le silence et l’indifférence de la bonne conscience.

On le sait, le social rassemble, le politique divise. Or plus le mouvement se déploie, plus la nature politique de l’affrontement de classe se révèlera et imposera des prises de position politiques pour la destinée même de la lutte et pour la victoire. Mais la plus grande division, c’est celle provoquée par l’union sacrée avec l’Etat bourgeois. La plus grande division, c’est celle du syndicaliste, militant politique, qui fait grève le jeudi, et qui le vendredi chasse les jeunes filles voilées devant l’école et le samedi défile derrière l’OTAN pour réclamer plus de guerre. Nous ne devons pas craindre de nous séparer de ces gens-là.

Quelles que soient les difficultés, au moins la lutte existe-t-elle, qui gagne en puissance et qui tôt ou tard trouvera son expression politique pour dessiner la possibilité d’une victoire.

 

Nourredine Yahia

* Illustration / En 1932, John Heartfield compose une gravure intitulée :  Krieg und Leichen – Die letzte Hoffnung der Reichen (Guerre et cadavres, le dernier espoir des riches)

 

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