Les habits neufs du sionisme de gauche  

« Le rabbin de Loubavitch, qui, à la fin du XIXe siècle s’est opposé de toutes ses forces à Theodor Herzl et au mouvement sioniste, était-il ‘’antisémite’’ ? Marek Edelman, membre du Bund, et l’un des chefs du ghetto de Varsovie, totalement opposé à la colonisation en Palestine, était-il ‘’antisémite’’ ? Les communautés de juifs orthodoxes de New York et de Jérusalem, qui s’opposent au sionisme, parce qu’ils y voient une atteinte à l’essence même de la foi juive, sont-elles ‘’antisémites’’ ? De même, des intellectuels d’origine juive, d’hier et d’aujourd’hui, comme Stéphane Hessel, Éric Hobsbawn, Maxime Rodinson, Harold Pinter, Pierre Vidal-Naquet, Tony Judt, Nom Chomsky, Judith Butler, et bien d’autres sont-ils antijuifs ? Tout comme les Palestiniens en lutte contre le pouvoir de l’État juif, qui les opprime, sont-ils judéophobes ? 

Il serait grotesque d’exiger des Palestiniens qu’ils ne soient pas antisionistes, alors qu’ils subissent une occupation et une colonisation prolongées menées au nom du projet sioniste, qui voit en leurs lieux de résidence la patrie du ‘’peuple juif’’ ? » 

Shlomo Sand, Une race imaginaire (2020)

 

Comment débuter un texte dans lequel il y a tant d’aspects à traiter ? Peut-être en commençant par expliquer sa raison d’être. Que les militants antisionistes – et l’antiracisme politique de manière générale– soient trainés dans la boue et diffamés n’a rien de nouveau. Nous sommes les cibles de réactionnaires de tous bords depuis bien longtemps. Une chose a pourtant changé récemment : la réaction sioniste se drape souvent d’habits non pas « progressistes » mais d’extrême gauche. Il n’est pas vraiment nouveau que la gauche, réformiste comme révolutionnaire, compte de fervents sionistes en son sein. Néanmoins, pendant un temps, ceux-ci étaient relativement isolés du fait qu’ils tenaient à leur appartenance quasi identitaire au camp de la « Révolution ». Récemment pourtant, on a vu une certaine convergence des luttes entre la réaction et quelques individus se réclamant d’une certaine extrême-gauche (laquelle ? nous l’ignorons). Cela permet d’une part à ces individus de trouver un espace « safe », loin des islamo-gauchistes propalestiniens, mais cela permet également à la réaction d’avoir de nouveaux relais qui ne sont pas de droite ou d’extrême-droite. Attention : ne surestimons pas ce phénomène, qui est loin d’être un mouvement de masse et qui se limite surtout à un travail idéologique. Ici pourtant, le nombre importe peu. C’est plutôt la diffusion de ces idées qui est inquiétante. Afin de tenter de traiter ce vaste problème de manière dépassionnée (mais politisée), nous nous attarderons sur deux textes qui ont été publiés ces derniers temps : un entretien (mené par Emmanuel Debono) avec Memphis Krickeberg, dans la revue Le droit de vivre (DDL, périodique de l’officine d’anti racisme moral, LICRA) ainsi qu’un texte, également signé par Memphis Krickeberg, dans un ouvrage dirigé par Alain Policar, Nonna Mayer et Philippe Corcuff (Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, éditions de l’aube, 2022). Ces deux textes hautement problématiques méritent que l’on prenne le temps d’y répondre.

L’idée qui semble rapprocher ces textes est celle que l’antisémitisme serait un impensé à gauche, voire que la gauche ne serait pas imperméable à l’antisémitisme. Or, les auteurs expliquent avant tout cette supposée porosité de la gauche à l’antisémitisme à travers la question du sionisme. Ces textes assimilent ainsi l’antisionisme à l’antisémitisme. Cela est d’ailleurs fait de manière assez explicite chez Memphis Krickeberg (M.K.), lorsqu’il répond à la question « L’antisionisme est-il d’après vous une forme d’antisémitisme ? » :

« Oui. L’antisionisme n’est pas une simple critique de la politique israélienne ou une caractérisation objective de certains traits de l’État juif. Israël a des origines coloniales tout en étant le résultat d’un mouvement de libération nationale. L’antisionisme constitue un dispositif de délégitimation d’Israël qui dénie l’étaticité aux Juifs. »

C’est à cette idée que nous souhaitons nous attaquer ici, car elle repose sur une méconnaissance assez importante de l’histoire de l’antisémitisme, du sionisme, mais également de l’impérialisme (puisque c’est la gauche anti-impérialiste qui est visée). Ce n’est pas vraiment la personne de M.K. qui nous intéresse ici, mais plutôt les idées qu’il défend et que nous entendons discuter(ici). Il est d’ailleurs intéressant de noter que sa position semble avoir évolué, puisque dans un texte co-signé par M.K. de 2019, déjà assez problématique, on pouvait lire « notre propos n’est donc pas ici d’affirmer que l’antisionisme ou l’anti-impérialisme de la gauche produiraient d’eux-mêmes, par leur seule structure argumentative et les représentations qu’ils charrient, de l’antisémitisme[1] ».

Avant tout, un point de précision semble nécessaire. Dans le chapitre du livre collectif Les mots qui fâchent, M.K. écrit que « la lutte contre l’antisémitisme est souvent, dans ce cadre, adossée à un agenda ‘’républicain’’ hostile aux luttes sociales » (p. 10). Ce point est assez intéressant puisque M.K. n’a aucun problème à s’allier avec le camp républicain en accordant un entretien à la revue DDV. L’entretien lui-même est dirigé par Emmanuel Debono, farouche adversaire de l’antiracisme politique (pas assez universaliste à son goût) et dont les articles sont régulièrement repris par le « Comité laïcité République ». Ce même numéro de la revue DDV, consacré à la question de l’antisémitisme donc, comporte également des contributions de Rafaël Amselem dont les analyses sont on ne peut plus libérales, de Pierre-André Taguieff, un des vrais et plus anciens théoriciens islamophobes, à qui nous devons le fameux mot fourre-tout d’« islamo-gauchisme » ou encore de Xavier Gorce qui a notamment fait parler de lui en insultant et en méprisant les gilets jaunes. Avant même de lire l’entretien, la question qui se pose est donc la suivante : pourquoi continuer à se réclamer de la gauche radicale ? Parler de « capitalisme » ne suffit pas pour se dire de gauche. Par contre, s’exprimer dans un journal de droite n’a rien d’anodin. Déverser sa haine du mouvement pro-Palestinien dans un journal tel que DDV n’est pas neutre. Cela en dit long sur les positions politiques de M.K. avant même d’avoir lu l’entretien. M.K. entend pourtant s’ancrer dans une certaine tradition de gauche par ses références, de l’École de Francfort aux écrits de Moishe Postone. Or, ces diverses références sont souvent récitées sans aucun recul critique, tel un mantra. M.K. n’a donc de cesse de répéter que l’antisémitisme est un phénomène structurel, intrinsèquement lié au capitalisme, sans jamais expliquer ce en quoi ce phénomène est structurel. Il écrit ainsi, pour expliquer l’antisémitisme :

«L’antisémitisme est tendanciellement produit par la société capitaliste en tant que conscience mystifiée, comme l’a montré l’historien Moishe Postone. Le capitalisme est fondé sur la domination abstraite de la logique de la valeur qui s’impose à tous : le travailleur vend sa force de travail pour survivre et le capitaliste accumule constamment pour ne pas faire faillite. Or la compréhension de cette domination n’est pas spontanément donnée à l’individu qui tend à expliquer sa situation en personnifiant la logique abstraite du capital sous les traits de groupes malfaisants (les patrons, l’oligarchie… et in fine les Juifs). »

Voilà une explication, pour le moins réductrice, du fonctionnement du capitalisme. Mais même si l’on accepte celle-ci, cela ne fait en rien de l’antisémitisme un phénomène structurel[2]. D’une part, M.K. n’explique aucunement ce qu’il entend par « domination abstraite de la logique de la valeur qui s’impose à tous ». Sans rentrer dans le détail, le texte de Postone auquel se réfère sans doute M.K. est un texte intitulé « Antisémitisme et national-socialisme », dans lequel Postone différencie l’antisémitisme moderne des autres formes de racisme en cela que les formes de racisme habituelles prêteraient à l’Autre un pouvoir concret, alors que dans l’antisémitisme, ce pouvoir serait abstrait et prendrait la forme d’une « mystérieuse présence, insaisissable, abstraite et universelle[3] ». De là viendrait le fait que l’antisémitisme moderne emprunterait souvent les traits du conspirationnisme. On retrouverait ainsi dans une certaine réinterprétation de l’idée marxienne de valeur ce pouvoir insaisissable que l’antisémitisme attribue aux Juifs (abstraction, mobilité, etc.). Or, cette explication nous semble très loin d’être suffisante si l’on entend expliquer le caractère structurel de l’antisémitisme. Si l’antisémitisme attribue aux Juifs un pouvoir abstrait, celui-ci peut très bien leur être attribué dans un autre système que le capitalisme (ce qui a d’ailleurs été le cas dans la judéophobie plus ancienne). De plus, le caractère structurel ne découle aucunement des accusations contre les Juifs (ils engendrent le capitalisme et le socialisme, etc.) mais de l’imbrication des structures profondes de l’antisémitisme à la logique du capital. Ce qui fait, selon nous, défaut à cette compréhension de l’antisémitisme est l’absence d’ancrage de celui-ci dans les structures même du capital (dans des structures tout court pourrait-on même dire), voire dans le système capitaliste. Dans un entretien vidéo qu’il a accordé au média « Akadem TV », M.K. insiste pourtant sur le fait que l’antisémitisme serait un phénomène de la société capitaliste[4], sans jamais expliquer ce qui relie l’antisémitisme et le capitalisme. Alors que de plus en plus d’auteurs entendent démontrer le caractère systémique et structurel de l’antisémitisme, les « structures » et le « système » dans lequel celui-ci est censé s’inscrire, très peu arrivent à expliquer de manière convaincante ce qui fait de l’antisémitisme un système ancré dans des structures (à part des structures mentales peut-être). Ce point rend leur argumentaire assez peu convaincant et semble plutôt desservir la compréhension de l’antisémitisme. C’est bien de ça qu’il faudrait débattre plutôt que de chercher à savoir si l’antisémitisme assimile les Juifs à l’abstraction de la valeur sous le capitalisme. Pourtant, ce n’est pas un hasard si M.K. se réfère à Postone & co. Ce n’est pas tellement parce qu’il aurait étudié avec assiduité leur travail, mais bien parce qu’il a besoin de cela pour se rattacher à un certain « camp » au sein de la gauche radicale (alors qu’il a sans doute plus de points de convergence avec la droite). D’où le fait qu’il ne cesse de psalmodier son Postone, sans jamais s’approprier la pensée de ce dernier. D’ailleurs, l’idée même d’expliquer l’antisémitisme ou toute autre forme de racisme comme une « conscience mystifiée » (comme il le fait dans l’entretien publié dans DDV) est justement ce qui s’oppose à toute explication structurelle et ce qui donne des assises à l’antiracisme moral – tel qu’il peut parfois être porté par la LICRA pour servir son agenda réactionnaire ou par SOS Racisme.

Les débats autour des rapports entre antisémitisme et capitalisme sont très pertinents et riches, mais nous n’avons pas le temps d’y consacrer un article car ce n’est pas réellement là que réside le nœud du problème. La vraie question est plutôt celle de l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme. Prenons l’argument phare développé par M.K. : si la critique d’Israël n’est pas nécessairement antisémite, nier la légitimité d’Israël serait antisémite car cela reviendrait à nier le droit aux Juifs d’avoir un État.

Tout d’abord, pour quelqu’un qui entend lutter contre l’antisémitisme, il est très étonnant de partir du même postulat que toute une frange de l’antisémitisme européen : les Juifs n’auraient pas d’État (et donc, selon les sionistes, il serait nécessaire de créer leur État). Pourtant, loin les considérer comme « errant », nous les considérons bien comme des citoyens. Les Juifs ont un État. Les Juifs français sont des Français, les Juifs allemands sont des Allemands, etc. Ce serait un véritable défi historique que celui consistant à vouloir démontrer en quoi des Juifs polonais ont un quelconque droit légitime à revendiquer l’existence d’un Etat en Palestine. C’est justement l’une des caractéristiques de l’idéologie sioniste (qu’elle partage avec l’antisémitisme) que de vouloir uniformiser les différentes populations juives. Comme l’écrit le romancier Ghassan Kanafani, dans son étude sur la littérature sioniste, l’objectif du sionisme était de faire des Juifs un peuple homogène, alors qu’il n’existait aucune cohérence géographique, civilisationnelle, économique, culturelle ou politique jusqu’alors[5]. Même d’un point de vue religieux les différences étaient importantes[6]. M.K. reprend pourtant l’idée, ancrée de longue date, du Juif errant, sans Etat, ni nation, lorsqu’il accuse les antisionistes de vouloir dénier le droit aux Juifs à avoir un État. Justement, la lutte contre le sionisme est également une lutte pour que les personnes juives soient reconnues comme étant françaises, anglaises, etc. Selon nous, la lutte contre l’antisémitisme signifie également lutter pour que les Juifs soient reconnus et traités comme des citoyens dans leur pays. D’autre part, l’antisémitisme féroce en Europe, tel qu’il s’est développé aux XIXème et au début du XXème siècle, ne justifie aucunement l’expropriation des terres et la colonisation sioniste en Palestine (Palestiniens qui n’ont rien à voir dans cet antisémitisme). Il est important de souligner que l’émigration juive en Palestine ne s’est réellement accélérée qu’après l’accession d’Hitler au pouvoir (1933) en Allemagne[7]. Au milieu du XIXe siècle, il y avait 11 800 juifs en Palestine, puis 24 000 à la fin du XIXe siècle (sur environ 500 000 habitants). L’émigration effective en Palestine, afin d’y créer des colonies agricoles, était donc loin d’être un mouvement de masse au début du XXe siècle. L’objectif des résistants à l’antisémitisme n’était donc pas la colonisation de la Palestine, mais bien la fin de l’antisémitisme en Europe. Il est étrange que pour des chercheurs tels que M.K., la lutte contre le sionisme passe avant la lutte contre l’antisémitisme. Si l’on accepte l’idée selon laquelle l’antisémitisme serait sous thématisé à gauche, on peut également l’expliquer par l’absence de toute perspective de lutte contre l’antisémitisme chez les tenants de l’anti-anti-sionisme.

Par ailleurs, cette idée selon laquelle l’Etat des Juifs serait en Palestine, ignore totalement que des personnes vivent déjà sur cette terre. L’idée sous-jacente est la vieille rengaine « une terre sans peuple pour un peuple sans terre. » Nous venons d’insister sur le fait que les Juifs ne constituent pas un peuple homogène et que, de plus, ils ne sont pas « sans terre ». Mais il faut également insister sur le fait que la terre en question n’est pas « sans peuple ». Le projet d’Etat israélien est un projet colonial qui est fondé sur l’idée même d’expropriation et de ségrégation. Si l’on veut absolument créer un « Etat juif », alors pourquoi ne pas créer cet Etat en France ou en Allemagne, dans des pays qui ont activement participé à la solution finale ? Les quelques autres solutions envisagées par les sionistes étaient la création du Judenstaat en Ouganda ou en Argentine – bref, toujours hors de l’Europe, alors que le sionisme est intrinsèquement européen. Si la solution palestinienne l’a emporté, c’est bien parce que l’acception pseudo-religieuse l’a emporté sur l’idée de créer un « refuge » pour les Juifs.

Intéressons-nous donc désormais à l’argument pseudo-religieux qui ferait de la Palestine la terre d’un peuple juif mythique : Eretz Israël. Rappelons d’une part qu’il n’est aucunement question d’un État ici (et pour cause, ce terme est bien antérieur aux États modernes). Outre le fait que l’Ancien et le Nouveau Testament ne sont pas des livres d’histoire, un autre argument nous semble central. Dans son ouvrage Le royaume de Dieu et le royaume de César, le kabbaliste Emmanuel Levyne écrit que Sion est le royaume de Dieu et que pour y rentrer, il faut renoncer à la possession de la Terre Promise. Cette idée va de pair avec celle, défendue par d’autres figures du judaïsme, selon laquelle il faudrait préparer l’arrivée du Messie là où l’on se trouve (et qui ne faudrait donc pas se déraciner géographiquement). Enfin, l’idée de sionisme va à l’encontre des valeurs mêmes du judaïsme, telles que les défend Abraham Serfaty par exemple. Dans son Adresse aux damnés d’Israël (28 septembre 1982), il écrit ainsi :

Cette religion de paix, de justice, de respect mutuel, ils l’ont transformée en religion de haine, de guerre et d’injustice.

Quelle honte pour la mémoire sacrée de nos pères ! Des assassins tels que Begin et Sharon font massacrer par leurs mercenaires des femmes, des enfants, des vieillards au nom du judaïsme ! Quelle honte et quel sacrilège ![8]

Les défenseurs acharnés du sionisme ignorent toutes les traditions réellement émancipatrices du judaïsme pour n’en garder que la caricature proposée par le sionisme. Car en plus du crime (de sang) contre les Palestiniens, le sionisme commet également un crime « culturel » contre le judaïsme en effaçant son histoire et sa culture (un bon exemple en est la disparition du Yiddish qui était, auparavant, une langue vivante). L’homme israélien ne pouvait naître à la modernité occidentale dont il est l’un des derniers avatars qu’avec la destruction du yiddishland par le nazisme européen.

Cette confusion entre antisionisme et antisémitisme, constamment alimentée par la droite et ses relais, participe non seulement à la légitimation d’une entreprise coloniale et raciste en Palestine, mais affaiblit également la lutte contre l’antisémitisme réel. Ainsi, le « Réseau d’Action contre l’Antisémitisme et tous les Racismes » (RAAR), dans lequel M.K. s’investit, publiait un tweet soutenant les révoltes féministes en Iran, au motif que ce pays serait la « menace n°1 pour Israël » (tweet rapidement effacé par ses auteurs). Même dans son soutien à des luttes dans les pays du Sud, la « sécurité d’Israël » semble primer sur les luttes en question. De plus, il s’agit d’un argument étonnant de la part d’un groupe qui prétend subir sans cesse l’injonction  d’avoir à se positionner sur Israël. Qu’un réseau se disant lutter contre l’antisémitisme et « tous les racismes » soutienne Israël est assez parlant. Apparemment la ségrégation raciale que subissent les Palestiniens ne s’inscrit pas dans « tous les racismes ».

 

Aperçu de l’image

 

Les groupes comme le RAAR ou les chercheurs comme M.K. s’inscrivent dans un processus visant à mettre la main sur le concept de lutte contre l’antisémitisme – comme cherche à le faire le RN au parlement français. Les vrais antisémites, qui instrumentalisent l’antisionisme pour servir leurs fins, n’ont que faire de la colonisation de la Palestine (ils n’ont donc rien à voir avec l’anti-impérialisme, malgré ce qu’affirme M.K.). C’est un trait particulièrement saillant lorsque l’on se penche sur les arguments d’un Alain Soral (pas très original, mais son exemple permet de saisir ce qu’il y a d’antisémite derrière la rhétorique pseudo anti-sioniste de certaines figures fascisantes) : Soral ne lutte pas pour la libération de la Palestine, il présente le sionisme comme une menace pour la France. Soral aime ainsi entretenir soigneusement la confusion entre sionistes et Juifs (tout comme le font la plupart des défenseurs du sionisme). Le sionisme, qui est une idéologie politique coloniale, peut et doit être attaquée sans que l’accusation d’antisémitisme soit asséné à ceux qui le font. D’ailleurs rien d’étonnant dans le fait qu’un des arguments antisémites de Soral consiste à demander aux sionistes/juifs de dégager en Israël et de laisser tranquille la France !

Un autre argument que l’on trouve dans certains textes de M.K. est que les antisionistes se focaliseraient sur Israël alors que d’autres États sont nés à partir d’une violence similaire. Rappelons ici qu’il existe une différence entre la fondation d’un État sur une violence « légitime » (terme que l’on pourrait bien sûr discuter) et la fondation d’un État colonial, tel qu’Israël. Dans le cas d’Israël, il s’agit d’une violence exercée par des colons contre un autre peuple. De plus, l’État d’Israël est structurellement fondé sur le colonialisme de peuplement (donc de remplacement d’un « peuple » par un autre). On pourrait bien sûr comparer Israël à des Etats colons comme les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou certains États d’Amérique latine. A la différence près que, dans ces Etats (également fondés sur la base d’un colonialisme de peuplement), les seuls à encore oser trouver une légitimité à la fondation de leur Etat sont les néo-fascistes du type Trump ou Bolsonaro. Et Israël car dans ce pays même des organisations ou des individus dits de gauche tendent à minimiser la violence intrinsèque à la fondation de cet État ou en tout cas ne délégitiment pas ce dernier pour autant. Ainsi, non seulement Israël a été fondé en tant que colonialisme de peuplement, mais il continue à provoque le remplacement des Palestiniens par des lois et une structuration sociétale racistes. Si l’on voulait comparer l’État d’Israël à un autre État, alors il serait plus juste de le comparer à l’Afrique du Sud de l’apartheid (dont les conséquences se font encore gravement sentir aujourd’hui). Les lois raciales israéliennes constituent un cas unique aujourd’hui. Si d’autres États sont racistes, aucun ne comporte de lois basées sur un tel délire ethnico-religieux. Par exemple ladite loi du retour permettant à n’importe qui dans le monde se qualifiant de juif de pouvoir s’installer sur cette terre avec sa famille même non juive alors que des Palestiniens qui en sont pourtant originaires ne pourront même pas s’y faire inhumer. De plus, la nature coloniale israélienne n’est pas qu’intérieure, puisqu’Israël ne cesse d’essayer de s’étendre au détriment des Etats arabes de la région, Golan syrien, fermes de Shebba libanais, vallée du Jourdain et Eilat appartenant à la Jordanie.

Dernier argument développé par M.K. :

« […] l’anti-impérialisme met en sourdine l’internationalisme prolétarien au profit d’une division entre États impérialistes et ‘’peuples’’ opprimés. Adaptée aux luttes de libération nationale de la seconde moitié du XXe siècle, cette vision charrie une tendance à l’essentialisation des peuples qui, progressivement, se fait au détriment des Juifs. Ces derniers sont présentés comme étant du côté des impérialismes occidentaux et opposés au peuple palestinien, vertueux, dont toutes les expressions de ‘’résistance’’, y compris les plus régressives, apparaissent comme ‘’légitimes’’. »

Nous ne nous attarderons pas longtemps sur ce dernier argument, car celui-ci revient à méconnaître totalement l’anti-impérialisme contemporain. D’une part, ne surestimons pas l’importance de l’anti-impérialisme en France. Malgré le rôle moteur de la France dans l’impérialisme contemporain, il n’y a pas réellement de mouvement anti-impérialiste de masse en France, hélas…. En ce qui concerne l’état de l’impérialisme contemporain, nous renvoyons à ce texte de Paris Yeros[9]. D’autre part nier la polarisation croissante entre le Sud et le Nord est pour le moins aberrant. Il est certain que les rapports centre-périphérie ont évolué depuis les luttes de libération nationale d’après-guerre. Mais ils existent toujours. Ici, on pourrait oser un parallèle avec la lutte des classes : si les contradictions de classe ne sont plus les mêmes qu’à la fin du XIXe siècle, cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’existent plus. L’explosion d’Internet, les mutations dans le monde du travail, etc. n’impliquent aucunement la fin de la lutte des classes, mais plutôt leur transformation. De plus, il est totalement faux d’écrire que l’anti-impérialisme essentialise les peuples. Nous n’avons de cesse de dénoncer les soutiens dont bénéficie l’impérialisme au sein même des pays sous domination impérialiste, comme le font également les économistes indiens Prabhat et Utsa Patnaik dans leurs travaux sur l’impérialisme[10]. Ces derniers démontrent notamment l’imbrication de l’impérialisme et du néolibéralisme dans les mesures prises (comme le Budget Management Act, en 2004, par exemple) en Inde et dans l’insécurité alimentaire du pays. Leurs travaux ont proposé une relecture assez considérable du concept d’impérialisme. Plutôt que de caricaturer l’anti-impérialisme, M.K. serait bien inspiré de se plonger dans les travaux les plus récents sur cette question. Les militants décoloniaux pointent d’ailleurs régulièrement du doigt la complicité entre l’élite dirigeante palestinienne et l’Etat sioniste. De plus, nous ne présentons pas les mouvements de libération nationale comme intrinsèquement vertueux. En fait, la question de savoir si ces mouvements sont « vertueux » ou non ne nous intéresse pas vraiment. Nous considérons, par contre, qu’il faut différencier l’idéologie de tel ou tel groupe de leur rôle objectif. Lors de la lutte de décolonisation algérienne par exemple, le FLN comptait un vaste éventail d’idéologies. Pourtant, cela aurait été une erreur d’attendre une pureté idéologique du FLN avant de le soutenir dans sa lutte de libération. C’est la même attitude qu’a eue C.L.R. James devant le mouvement de Marcus Garvey (qui n’avait pas grand-chose de « progressiste »). Si James exprime sa méfiance idéologique vis-à-vis de ce mouvement, il rajoute :

« Garvey a cependant accompli une chose importante : il a donné aux Noirs américains la conscience de leurs origines africaines et suscité pour la première fois un sentiment de solidarité internationale parmi les Africains et les gens d’origine africaine. Dans la mesure où ce sentiment est dirigé contre l’oppression, il permet un pas dans la direction du progrès[11]. »

Ici, James ne soutient pas le mouvement de Garvey idéologiquement, mais il en propose une lecture politique – s’intéressant au rôle objectif qu’a ce mouvement. Si l’on attend d’un mouvement qu’il soit pur idéologiquement avant de le soutenir, alors n’aurait-il pas fallu s’empêcher de soutenir le rôle essentiel joué par les staliniens en France et en Allemagne dans la résistance au nazisme ? Rendre hommage aux martyrs de la résistance fait-il de nous des complices du goulag ? Il est évident que nombre de mouvements de libération nationale peuvent être perçus comme non-progressistes depuis l’Europe ou les États-Unis. Mais après tout, pourquoi devraient-ils l’être ? L’objectif n’est pas de cocher toutes les cases du progressisme mais d’atteindre un objectif. Et c’est en fonction de cet objectif que chaque mouvement de libération nationale devrait être jugé. Ainsi, si l’on s’interdit de soutenir tel mouvement de résistance palestinien sous prétexte qu’il ne serait pas féministe (par exemple), alors on participe également à retarder la libération des femmes palestiniennes, car celles-ci sont également victimes du colonialisme israélien (les rapports de genre étant ancrés dans les structures coloniales). Inutile qu’un mouvement de libération en Palestine se présente comme  féministe, en luttant contre l’oppression israélienne il participe d’une meilleure condition pour les femmes palestiniennes. C’est ce rôle objectif qui doit être évalué et c’est à l’aune de celui-ci que nous devrions décider si nous soutenons ou pas tel ou tel mouvement.

Pour conclure, nous pourrions dire que le problème n’est pas que ce genre de position existât. Après tout, la gauche a toujours compté des figures soutenant des politiques racistes ou coloniales. Ce qui nous inquiète davantage est l’acceptation de plus en plus grande de ces positions chez certains militants ou intellectuels de gauche. Rappelons-le ici : débattre des théories marxiennes de la valeur est une chose, mégoter son soutien à la lutte palestinienne voire soutenir le colonialisme en est une autre. On peut bien sûr avoir des désaccords entre camarades, mais il doit également exister des lignes rouges. Finalement, les sionistes peuvent ranger leurs révolvers, l’anti-impérialisme ne semble pas vraiment être une préoccupation majeure pour tout un ensemble de la gauche blanche.

 

Selim Nadi, Youssef Boussoumah

 

[1] Camilla Brenni, Memphis Krickeberg, Léa Nicolas-Teboul, Zacharias Zoubir, « Le non sujet de l’antisémitisme à gauche », Vacarme, n°86, 2019/1, p. 36-46.

[2] Ici, notre objectif n’est pas de nier la qualification de l’antisémitisme comme structurel, mais plutôt d’insister sur la faiblesse de la démonstration de M.K.

[3] Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme » in Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, op. cit., p. 95 à 121.

[4] https://www.youtube.com/watch?v=U3ymAaelCE4

[5] Ghassan Kanafani, On Zionist Literature, Liberated Texts, Oxford, 2022, p. 7.

[6] Voir sur ce point les différents textes d’Abraham Serfaty sur les Juifs arabes (par exemple).

[7] Sur ce point, voir S.H. Sitton, Israël, immigration et croissance, éditions Cujas, 1963.

[8] p. 30.

[9] https://qgdecolonial.fr/2021/03/10/un-nouveau-bandung-pour-affronter-la-crise-actuelle/

[10] On pourra trouver un bref aperçu de leur théorie de l’impérialisme dans cet entretien disponible en français : https://www.contretemps.eu/histoire-agraire-imperialisme-entretien-utsa-patnaik/ .

[11] C.L.R. James, Histoire des révoltes panafricaines, éditions Amsterdam, Paris, 2018, p. 88.

 

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