L’État-nation comme pivot de l’impérialisme

Ce texte est tiré d’une intervention faite lors de l’inauguration de l’Ecole Décoloniale, le 6 octobre 2019, à La Colonie. La vidéo de l’ensemble de cette séance est disponible au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=TveVEFwYmMo

 

On m’a demandé aujourd’hui de parler de « l’État-nation comme pivot de l’impérialisme », vaste programme. La question de l’État, de son rôle et de sa place dans l’impérialisme contemporain est essentielle à toute politique décoloniale. La question sous-jacente porte en quelque sorte, et pour paraphraser Claude Serfati[1] sur le rapport entre les dynamiques « économiques et géopolitiques. » Si l’on suit la fameuse phrase de Rosa Luxemburg, dans le 31e chapitre de L’accumulation du capital, selon laquelle « [l]’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux », alors il est évident que le rôle des États doit être central dans toute analyse décoloniale. Cependant, l’impérialisme contemporain n’est, bien évidemment, plus configuré de la même manière qu’à l’époque de Luxemburg. Certains théoriciens de l’impérialisme expliquent par exemple que la domination impérialiste ne repose plus principalement sur les États-nations. On pourrait, en effet, arguer que la transnationalisation toujours plus grande du capital sape la centralité des États-nations dans l’impérialisme contemporain – ce qui n’efface pas leur rôle pour autant. Afin de ne pas traiter de ce sujet de manière trop vague et superficielle, je vais m’attarder sur un cas bien précis (un cas d’école de transnationalisation du capital) : celui de l’Union européenne (UE).

Il me semble, en effet, que la question de l’UE a été quelque peu délaissée par les militants décoloniaux alors qu’elle est essentielle non seulement dans l’analyse de l’impérialisme contemporain, mais également comme point stratégique, car questionner politiquement l’État-nation implique également de s’intéresser à l’UE. Je vais m’intéresser à l’UE à travers trois points principaux : un bref retour historique pour tenter de revenir rapidement sur ce qu’est l’UE (I), comment elle a été bâtie et comment elle a évolué – en insistant notamment sur le rôle central des États-Unis ; ensuite je m’attarderai un peu sur le rôle de l’UE dans l’impérialisme contemporain, non seulement en son sein, mais également vis-à-vis du sud global (II), notamment à travers l’exemple de 2 traités avec le Maroc et avec la Tunisie et la manière dont ceux-ci ont déstructuré les économies locales ; pour terminer j’évoquerai quelques perspectives stratégiques vis-à-vis d’une perspective de sortie décoloniale de l’UE (III) – permettant d’éviter le faux débat entre le fait de rester dans une UE qui ruine et opprime les peuples, et en particulier les indigènes, et un pseudo repli nationaliste comme peuvent le proposer certains courants de la droite ou de l’extrême droite. L’idée de cette intervention est surtout de proposer quelques pistes de réflexion, les points que j’aborde étant nombreux je ne peux bien sûr pas tout détailler.

I

D’une part, il est important de rappeler qu’alors que l’UE est parfois présentée comme une sorte d’internationalisme, de dépassement des États-nations, permettant de pacifier le continent européen, elle est le produit de luttes interétatiques – dans lesquelles la France a tenté de tirer son épingle du jeu. Un bon exemple est la volonté de J.Monnet – l’un des fameux « pères de l’Europe » – de fonder la reconstruction française sur l’idée de doter la France d’une forte capacité industrielle, et de faire de la France la première puissance industrielle d’Europe. La compétitivité de cette industrie passait notamment par l’accès au marché allemand et la réduction de la capacité industrielle de l’Allemagne. Parallèlement à la volonté de démantèlement territorial et du détachement des régions charbonnières et sidérurgiques du reste de l’Allemagne, Monnet a proposé la création d’une autorité indépendante qui serait chargée de la gestion et du développement des vallées et Rhin et du Danube. Alors que la France ne pouvait plus se contenter d’occuper la Ruhr, comme elle l’avait fait en 1924, pour avoir accès au charbon et à l’acier allemand, elle devait trouver un autre moyen – c’est d’ailleurs l’une des motivations du projet de la CECA (communauté européenne du charbon et de l’acier), ancêtre lointain de l’UE, mais qui annonçait déjà une Europe dirigée par des technocrates. Je ne vais pas retracer ici toute l’histoire de l’intégration européenne, mais je voudrais rappeler 2 choses : d’une part l’importance des États-Unis (et des enjeux militaires US) dans les débuts de l’intégration européenne et, d’autre part, l’inégalité inhérente à l’intégration européenne. D’ailleurs, nous verrons que cette intégration inégale de l’UE repose sur des bases similaires que celles qui expliquent l’exploitation du Sud global par l’UE.

Dans l’introduction de son livre En finir avec l’Europe, l’économiste Cédric Durand présente très justement les États-Unis comme « accoucheuse de l’Europe ». Loin, en effet, d’un projet visant à pacifier l’Europe, né du cerveau génial des « pères de l’Europe », l’impulsion du projet européen reposait principalement sur la convergence entre le projet d’une élite transnationale européenne et la stratégie du gouvernement des États-Unis – notamment par peur de l’URSS et de la montée des PC d’Europe occidentale. L’idée d’un marché unique notamment était l’une des conditions du fameux Plan Marshall des États-Unis en Europe. Le sociologue de l’UE Antonin Cohen, qui n’est pas spécialement un « radical » par ailleurs, écrit ainsi que si l’UE est militairement neutralisée – on n’utilise plus la force armée – elle est également militairement déterminée tant le poids de la guerre froide et des Américains est fort. Dans son ouvrage Staatsprojekt Europa, Jens Wissel rappelle que la première phase du processus d’intégration européenne est surdéterminée par des intérêts politico-militaires aussi bien du côté de l’hégémonie étatsunienne que du côté de la question « allemande » (notamment des enjeux liés au réarmement). Ainsi, les diverses politiques de libéralisation[2] et les tentatives d’intégration de l’économie européenne s’inscrivaient assez clairement dans le contexte de la guerre froide et de l’hégémonie US. Un autre exemple de cette influence américaine se trouve dans la PAC (politique agricole commune) qui, comme le rappelle Henry Bernstein reproduit le caractère national de la politique agricole nord-américaine, en soutenant la production et les exportations notamment vers les pays du Sud, à un coût souvent inférieur à la production locale – j’aborderai de nouveau cette question plus tard, à propos de la Tunisie. Dans son livre sur Le Nouveau Vieux Monde, Perry Anderson émet d’ailleurs l’hypothèse que nombre des projets de Jean Monnet liés à l’intégration européenne lui seraient venus suite à ses amitiés bien placées au sein de l’appareil militaro-politique étatsunien. Cédric Durand résume parfaitement le lien entre la place prise par les États-Unis et le nouveau type d’Empire que représente l’UE. On ne peut, ici, faire l’économie d’une longue citation :

L’alternative entre, d’un côté, les nations qui engendrent les guerres et, de l’autre, l’Europe qui représente la paix est un raccourci qui masque un pan essentiel des origines du processus d’intégration. L’intervention directe des États-Unis dans le geste inaugural européen participe de l’affirmation d’un nouveau type d’empire. Celui-ci n’a pas besoin de conquêtes territoriales, il n’a pas peur d’aider à l’émergence de rivaux industriels, car son objectif est de promouvoir le libre-échange et il sait que cela passe par la construction d’États et de puissances économiques fortes. Pour mener à bien ce projet à long terme de construction d’un capitalisme global, les dirigeants des États-Unis comme les hauts fonctionnaires modernisateurs en Europe agissent dans le cadre d’une autonomie relative par rapport aux intérêts capitalistes domestiques. (…) Cette autonomie relative de l’État vis-à-vis du capital ne correspond certainement pas à une déconnexion entre l’État et les classes capitalistes ; elle renvoie à la capacité de l’État à dépasser le point de vue partiel et à court terme des différents secteurs du capital afin de favoriser le développement du système dans son ensemble[3].

Par ailleurs, ce nouveau type d’empire, qui ne repose plus uniquement sur les intérêts domestiques des États-nations a pour particularité, du moins dans le cas de l’UE, de créer des périphéries en son propre sein. Car si la situation des pays d’Europe du Sud et d’Europe de l’Est apparaît comme particulièrement inquiétante, celle-ci n’est pas uniquement le résultat des politiques menées par l’UE et s’inscrit bien plutôt dans des logiques internes à l’UE – logiques qui seront aussi à la base, comme nous le verrons par la suite, de l’exploitation du Sud par l’UE.

De ce point de vue, l’entrée de pays comme la Grèce, l’Espagne ou encore le Portugal (dans les années 1970 et 80) dans la communauté européenne est assez intéressante. L’école dite de la « dépendance européenne » – qui s’inspire de la théorie de la dépendance appliquée aux pays du Sud[4] – insiste d’ailleurs sur le fait que les rapports « centre-périphéries » sont essentiels pour saisir les dynamiques de l’UE – qu’il existe donc une relation causale entre le centre et les périphéries et que l’intégration de ces dernières au sein de l’UE s’est faite de manière asymétrique et inégale. Rudy Weissenbacher, qui a écrit un excellent article sur cette « école de la dépendance européenne », rappelle qu’alors que la communauté européenne était initialement composée de six pays assez riches, ayant imposé des normes régulatrices dans une phase de relative croissance économique, le premier élargissement s’est fait pendant la crise de 1973-75 et le deuxième pendant la récession mondiale de 1980-82. La Communauté européenne n’étant guère préparée à une telle situation, les pays de la périphérie ont assez rapidement connu la crise et leur situation économique et sociale n’a pas vraiment « convergé » avec les pays du centre. Le géographe grec Costis Hadjimichalis insiste notamment sur le fait que, dès le départ, il ne s’agissait pas uniquement d’agréger des économies nationales les unes aux autres, mais également des systèmes de production locaux et régionaux, des cultures, etc. Hadjimichalis insiste, par exemple, sur la persistance dans les pays d’Europe du Sud, au moment de leur intégration européenne, d’une combinaison entre structures agraires et tourisme ultra-moderne, ainsi que de petits commerces familiaux – comparés aux systèmes productifs des pays du centre, à l’origine des normes désormais imposées aux pays du sud. Cette faiblesse structurelle des formations socio-spatiales d’Europe du Nord s’est encore accentuée avec le marché unique et les traités de Maastricht et d’Amsterdam – cela s’est encore davantage accru avec la mise en place de la zone euro. Si le sujet vous intéresse, il existe un chapitre intéressant, dans un livre récemment dirigé par Panagiotis Sotiris, qui montre en quel sens la Grèce apparaît comme le maillon faible de la « chaîne impérialiste » de l’UE-UEM (Union Économique et Monétaire). L’idée est surtout de mettre en lumière la manière dont les normes européennes ont participé de la création de périphéries au sein même de l’UE.

Je vais désormais m’intéresser un peu au rapport de l’UE avec le Sud global, mais le but des remarques que je viens de faire est de montrer que, d’une part, on trouve une caractéristique fondamentale de l’impérialisme contemporain dans les logiques mêmes qui sous-tendent l’UE – l’internationalisation des rapports sociaux capitalistes et des formes productives capitalistes – mais aussi que, s’intéresser au nouvel empire que représente l’UE implique de s’intéresser également aux inégalités au sein de l’UE, des inégalités qui sont manifestes et évidentes entre les États membres de l’UE, mais qui impliquent également des inégalités au sein des États-nations du centre de l’UE. Pour paraphraser le sociologue espagnol Josep Maria Antentas, dans un chapitre du livre collectif Europe, alternatives démocratiques, il est essentiel de penser toute forme d’internationalisme à travers l’extérieur bien évidemment, mais également vers l’intérieur. On pourrait quelque peu modifier cette phrase en disant qu’une analyse décoloniale ne peut éluder les ravages de l’UE au sein de ses pays membres, ce qui implique non seulement de pointer l’exploitation des prolétaires – et notamment des indigènes – au sein même des pays membres de l’UE (y compris des pays du centre), mais aussi le rôle que joue l’UE dans la spécificité de l’oppression de ceux-ci. On peut, par exemple, penser aux directives antiterroristes de l’UE depuis le 11/09/2001, qui alimentent l’islamophobie au sein de l’UE.

II

Pour l’instant, je me suis surtout penché sur l’inégalité structurelle inhérente à l’UE. Mais, désormais, il faut également s’intéresser aux rapports du bloc impérialiste que représente l’UE avec le Sud global. L’image qui vient sans doute immédiatement à l’esprit lorsque l’on aborde ces questions est celle des migrants qui meurent en traversant la Méditerranée. Ici, toutefois, je voudrais aborder le rôle spécifique de l’UE dans l’oppression et l’exploitation du Sud. Dans un article sur le sujet, l’économiste italien Guglielmo Carchedi écrit que certains, à gauche de l’échiquier politique, nient le caractère impérialiste de l’UE notamment parce que sa capacité militaire est loin de rivaliser avec celle des États-Unis. Toutefois, écrit Carchedi l’impérialisme ne se traduit pas uniquement par des enjeux militaires et il est clair qu’économiquement et financièrement, l’UE apparaît selon lui, comme un bloc impérialiste pouvant rivaliser avec les États-Unis – il émet également l’hypothèse selon laquelle la puissance militaire de l’UE va, dans les prochaines années, rattraper sa puissance économique, j’ai, quant à moi, quelques doutes sur cette dernière hypothèse. Néanmoins, si la puissance militaire de l’UE est encore loin d’atteindre le niveau de sa puissance financière, l’UE reste impliquée très fortement et directement dans l’exploitation du Sud global. L’exemple le plus frappant, mais loin d’être le seul, est sans doute le traité de libre-échange entre la Tunisie et l’UE (Aleca – Accord de libre-échange complet et approfondi) qui obligera par la force des choses la Tunisie à produire en suivant les réglementations et normes européennes. L’économiste tunisien Mustapha Jouili explique notamment les problèmes que pose ce traité pour la Tunisie. Jouili compare même le traité de l’Aleca au pacte colonial de 1881. Il rappelle ainsi qu’un accord d’association entre la Tunisie et l’UE avait déjà été signé en 1995, un accord précédé par un prêt de l’UE à la Tunisie, et il a bien sûr influencé les négociations entre les deux parties. Le prêt était accordé à condition que la Tunisie accepte les orientations économiques libérales voulues par l’Europe, insistant de ce fait sur le rapport direct entre l’endettement des pays du Sud et le diktat du libre-échange (cf. : entretien Médiapart). En 2014, la Tunisie s’est retrouvée dans la même situation : l’UE a accordé un prêt de 300 millions d’euros à la Tunisie à condition qu’elle accepte le lancement des négociations sur l’ALECA. Ce traité de libre-échange implique ainsi une perte de souveraineté de la Tunisie qui va devoir s’aligner sur la législation européenne. Exemple : même si une loi est votée au Parlement tunisien, l’ALECA va imposer une « clause d’arbitrage » : un investisseur étranger peut s’opposer à la loi tunisienne sous prétexte qu’elle est contre ses intérêts et il peut demander un arbitrage, devant un tribunal international privé pour que l’État tunisien obéisse à ses exigences. De la même manière, la Tunisie va devoir produire selon des normes européennes. Jouili insiste notamment sur les problèmes que cela va créer au niveau de l’agriculture :

Le but de l’ALECA c’est de nous faire absorber les excédents agricoles européens, surtout les produits de base : les céréales, les huiles végétales, les produits de l’élevage. Cela va se faire au détriment des producteurs locaux. L’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) estime qu’il y a trois secteurs qui vont disparaître : les céréales, le lait et la viande. Il y a au moins 250 000 agriculteurs qui vont disparaître en quelques années.

Si vous en avez l’occasion, je vous conseille la lecture de la thèse de doctorat de Jouili, accessible en ligne[5] (ou de l’entretien Médiapart[6]), qui est passionnante et qui montre comment, entre autres, l’UE participe de l’exploitation des paysans tunisiens. D’ailleurs, Jouili commence par un extrait du Livre 1 du Capital, de Marx :

Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter les travailleurs, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité…. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et les travailleurs.

Un autre exemple, est l’extension de l’accord d’association (2012 – libéralisation pêche et agriculture) entre le Maroc et l’UE au territoire du Sahara occidental – extension à laquelle s’est fermement opposé le Front Polisario, que la Commission européenne a royalement ignoré[7]. Il est intéressant que ce type d’accord poussant des pays du Sud à s’adapter aux normes de production de l’UE obéissent à des logiques similaires à celles qui ont touché les pays du Sud de l’Europe au moment de leur intégration européenne. D’ailleurs, une question qui est chère aux décoloniaux, la question palestinienne, est également liée à l’UE, dont une partie des financements qu’elle accorde à l’Autorité Palestinienne concerne des enjeux de recherche et développement – l’UE impose ainsi, par exemple, sa perception des questions environnementales (notamment de la question de l’eau) aux territoires occupés palestiniens[8].

Selon Guglielmo Carchedi, dans son livre For Another Europe, l’UE représenterait donc un nouveau type d’impérialisme non seulement au sein de l’UE, mais également avec des pays hors UE – tout en précisant qu’évidemment l’impérialisme de l’UE est fortement imbriqué avec les impérialismes nationaux des pays membres de l’UE. Dennis Canterbury, qui s’intéresse au rapport entre l’UE et les pays d’Afrique, de la Caraïbe et du Pacifique insiste sur le fait que l’impérialisme de l’UE fonctionne principalement au libre-échange, ce qui rejoint ce qu’écrivait Cédric Durand et que j’ai cité plus haut.

III.

Toutefois, on pourrait me rétorquer que l’État-nation n’est en rien moins impérialiste que l’UE – ce qui est exact. En fait, il faut bien voir que l’impérialisme des États-nations européens et celui de l’UE se nourrissent l’un l’autre. Le groupe de recherche Staatsprojekt Europa écrit assez justement à ce propos que :

La réorientation socio-spatiale des appareils nationaux et européens dans la CE prit durant ce processus la forme d’un ensemble européen d’appareils d’État qui à la longue se superpose aux vieux États membres et fait en même temps avancer le processus de recherche d’un projet d’État spécifiquement européen – comparable à la vieille nation[9].

Il n’en demeure pas moins que la question de la sortie de l’UE demeure fondamentale à une politique décoloniale, donc anti-impérialiste – et à mon sens il est essentiel que les militants décoloniaux se saisissent de cette question. Il est évident que l’État-nation représente un outil d’oppression des indigènes et de politiques impérialistes, toutefois la politique reste principalement structurée au niveau national – les militants décoloniaux, tout comme certains pans de la gauche radicale et des courants régionalistes se placent en opposition frontale à l’État, et leurs politiques antiracistes s’opposent à l’État-nation. Paradoxalement, la sortie de l’UE est l’un des moyens d’affaiblir l’État-nation. En effet, si l’on part du principe que l’antiracisme se doit d’être politique – c’est-à-dire de poser la question du pouvoir pour lutter politiquement contre le racisme et l’impérialisme – alors poser la question de la sortie de l’UE est inévitable, les États-nations du cœur de l’UE ayant délégué une part de leur souveraineté à l’UE, ce qui les a, en réalité renforcé plus qu’affaibli. La question n’est pas de savoir si l’échelle nationale est meilleure que l’échelle européenne, mais bien de savoir quelle échelle nous permet de lutter le plus efficacement contre l’exploitation et l’oppression des indigènes. Le manque absolu de démocratie au sein de l’UE est l’obstacle principal à une mobilisation décoloniale à l’échelle de l’UE. Cette absence de démocratie de l’UE empêche les militants décoloniaux comme les militants régionalistes ou issus de la gauche radicale de lutter politiquement contre l’État-nation, son racisme et son impérialisme – les deux étant liés par ailleurs. Finalement, non seulement, l’UE représente un bloc impérialiste, mais, en plus, il renforce l’impérialisme de certains de ses États membres.   Certes, un travail politique commun entre organisations décoloniales de plusieurs pays membres de l’UE reste possible, mais ce travail gardera pour base l’État-nation. En effet, la politique se développe avant tout dans le cadre étatique et c’est donc au niveau de l’État-nation qu’il s’agit de s’emparer des leviers politiques – ce qui est structurellement impossible dans le cadre de l’UE. Nous nous retrouvons donc pris dans ce paradoxe qui veut que nous soyons radicalement contre l’État, mais que, dans le même temps, nous devons nous servir de l’État. Une sortie de l’UE n’est donc pas, loin de là, une fin en soi, mais est surtout une étape essentielle si l’on veut voir notre lutte progresser. Comme l’a écrit Joachim Becker, dans un ouvrage récemment paru, le développement inégal au sein de l’UE entraîne une mobilisation inégale. Le cadre de l’État-nation apparaît donc comme le cadre de mobilisation principal, une éventuelle sortie de l’UE permettant sans doute de travailler à un renforcement des initiatives tentant d’affaiblir l’État-nation, qu’elles viennent des décoloniaux, des régions ou d’initiatives locales ou de certains pans de la gauche radicale – autonome ou partisane. J’ai volontairement abordé, via la question de l’impérialisme, celle de l’UE afin de proposer des pistes pour sortir d’une impasse. Car, nous sommes, en quelque sorte, « bloqués » entre l’irréformabilité structurelle de l’UE, le Frexit prôné par la droite et l’extrême droite (qui souhaitent renforcer le racisme et l’impérialisme) et un Frexit de gauche (bien que celui-ci semble encore assez faible) laissant de côté nombre des préoccupations des indigènes – s’y opposant frontalement par moments même – mais ayant le mérite de s’attaquer au projet néolibéral de l’UE qui touche les indigènes de plein fouet. Un projet contre-hégémonique impliquant des alliances, nécessairement conflictuelles, ne pourra passer à côté de la question de l’UE – et de toute manière, à terme, il nous sera impossible d’échapper à cette question. Je vais donc simplement terminer sur ce qu’écrivait Panagiotis Sotiris en 2015 à propos des questions que pourrait poser une sortie de l’UE :

Que faire du nationalisme et de l’identification historique entre la souveraineté dans le cadre de l’État-nation moderne et le nationalisme ? Je voudrais insister sur le fait qu’on peut avoir une conception politique ou plutôt politiquement performative de la nation. En ce sens, la nation n’est pas la « communauté imaginaire du ‘sang commun’ » c’est l’unité dans la lutte de classes subalternes, l’unité de tous ceux qui partagent les mêmes problèmes, la même misère, le même espoir, les mêmes luttes. La nation n’est pas l’origine commune, c’est la situation et la perspective communes. C’est une conception antagoniste de la nation qui demande aussi un processus de « décolonisation » de la nation, reconnaître les conséquences du colonialisme et du racisme d’État, la lutte contre toutes formes de racisme au sein d’une alliance potentielle de classes subalternes[10].

 

Selim Nadi

 

 

[1] Voir son guide de lecture sur la question de l’impérialisme : http://revueperiode.net/guide-de-lecture-les-theories-marxistes-de-limperialisme/

[2]Les États-Unis ont donc joué un rôle (passif comme actif) dès les débuts de l’intégration européenne. Selon les États-Unis, par exemple, la fragmentation de l’Europe était responsable des faibles taux de croissance ainsi que de la faible productivité en Europe.

[3]Cédric Durand, En finir avec l’Europe, éditions La Fabrique, Paris, 2013, 12-13.

[4]Le théoricien Ruy Mauro Martini explique par exemple le processus par lequel des nations formellement indépendantes se sont retrouvés dépendantes de l’Europe.

[5] https://www.theses.fr/130420719

[6] https://www.mediapart.fr/journal/international/170619/l-accord-de-libre-echange-ue-tunisie-est-un-projet-colonialiste

[7]Le 10 décembre 2015, le tribunal de l’UE rendait un arrêt qui annulait l’accord, donnant raison aux indépendantistes sahraouis. Le tribunal expliquait considérer que les accords d’association et de libéralisation étaient applicables « au territoire du Royaume du Maroc », et que sans précision, cela incluait le Sahara occidental. Par conséquent, le Front Polisario était concerné par l’accord et qualifié pour en demander l’annulation. Ironie juridique : la cour rejette le recours du Front Polisario en se référant « au statut séparé et distinct garanti au territoire du Sahara occidental en vertu de la charte des Nations Unies et du principe d’autodétermination des peuples », note le communiqué de la cour. L’accord ne s’appliquant pas au Sahara occidental, le Front Polisario ne peut s’y opposer.

[8] Les choix scientifiques et techniques comportent des dimensions normatives telle que la gestion quantitative des ressources en eau.

[9] http://www.eterotopiafrance.com/catalogue/l-europe-des-flux/

[10] https://www.academia.edu/39751366/Sovereignty_as_Emancipation_Rethinking_the_People_beyond_the_Nation

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