Libérer les hommes (indigènes) : le nouveau défi des civilisateurs 2.0

“Un grand film politique et sensuel, à couper le souffle”. L’Obs est en émoi. Si réaliser un film politique sur des Arabes est d’emblée un défi de taille, alors réaliser un film politique et sensuel sur des Arabes est vraiment ambitieux. Carte blanche à la réalisatrice tunisienne Leila Bouzid (une première concernée), qui obtient le prix de meilleur film au festival d’Angoulême pour son second long-métrage. Saura-t-elle nous surprendre ? Une histoire d’amour et de désir porte sur le parcours d’Ahmed, jeune de banlieue d’origine algérienne, qui entre en première année en fac de littérature à la Sorbonne, et rencontre Farah, une jeune étudiante venant de Tunis. Ils suivent le même cours de littérature où ils découvrent d’anciens poèmes érotiques du monde arabe (1). Ils se rapprochent, sortent ensemble à Paris et s’apprêtent à coucher ensemble mais Ahmed refuse d’aller plus loin. Farah attend de lui qu’il passe le pas, qu’il s’assume, qu’il l’embrasse en public et surtout qu’ils consomment leur attirance réciproque. Mais, trop timide et prisonnier de sa cité, son désir pour Farah peine à s’épanouir. Sans dévoiler l’issue de la romance sensuelle et politique de la rentrée, disons sobrement qu’elle est cousue de fil blanc. Pourtant, les yeux de la presse, y compris celle de gauche, brillent de mille étoiles. Libération s’émeut : “Une histoire d’amour et de désir ne vaut pas que par son sujet, mais il n’empêche que celui-ci n’est rarement voire jamais abordé: la perte de la virginité masculine. Et plus spécifiquement la terreur de la première fois, chez un jeune homme, qui se trouve être élevé dans des codes où la virilité est exacerbée et ne doit pas être une question.” La brume s’estompe quand on comprend qu’Ahmed et Farah surjouent des formes de sexualités fantasmées et caricaturales que ce soit celle de la femme tunisienne libérée selon les normes occidentales ou celle du jeune homme coincé prisonnier d’une culture qui fut jadis (au XIIe siècle) celle de la jouissance et de la volupté. Ahmed est donc un jeune de cité très timide, empêché de vivre librement sa sexualité en raison de son identité de banlieusard, d’algérien et de musulman. Il faut l’aider à s’en sortir. Ce sera la mission de Farah, digne héritière du Bourguibisme mais aussi étudiante à la Sorbonne, vivant à Paris et parfaisant ce parcours d’excellence par son intérêt pour la littérature érotique. Bref, l’Obs n’exagérait pas du tout.

Quand les opposés s’attirent

Le parcours d’Ahmed se résume à rejeter, progressivement, ses identités. L’objectif est qu’il y parvienne grâce à Farah qui l’invite dans son monde arabo-blanc-moderne. Le film joue alors sur leurs différences, non pas tant dans le but de montrer la diversité de la jeunesse maghrébine, comme le prétend la réalisatrice, mais sa polarisation. Farah et Ahmed ont alors en commun leur couleur de peau, mais la jeune étudiante vient d’un Sud moderne (le meilleur élève d’Afrique), alors que lui vient d’un Nord archaïque (la banlieue française). Elle admire la ville Lumière, la Sorbonne, la fête. Elle est consciente de son identité arabe (elle a grandi à Tunis, elle parle et écrit l’arabe), alors qu’Ahmed en est beaucoup plus distant. Toute la trame du film repose sur la distance qu’Ahmed doit parcourir pour atteindre le niveau de Farah. Depuis sa banlieue, il pend conscience de certains atavismes. Subtilement, (et digne de quelqu’un qui aurait lu « L’orientalisme » d’Edward Saïd), Farah ne l’invite pas à nier son arabité, mais à être un arabe émancipé, c’est-à-dire un “bon arabe”. “Si tu aimes la littérature, tu dois absolument boire du vin” lui dit-elle lorsqu’il prend un coca à leur premier rendez-vous. Le parcours initiatique d’Ahmed vers Farah se poursuit pendant une heure et quarante minutes. C’est long.

La relation politique et sensuelle entre les jeunes se poursuit, et le fossé ne cesse de se creuser. Farah n’hésite pas à reprocher à Ahmed d’être “coincé” et “fermé” comme les immigrés ouvriers tunisiens dont elle n’apprécie pas la mentalité. Farah ne comprend rien aux codes de banlieusard de celui qu’elle “aime”. Les soirées parisiennes étudiantes et bourgeoises le mettent mal à l’aise, mais ce sont les seuls endroits où Farah veut passer du temps avec lui. Lorsqu’il n’apprécie pas qu’elle l’embrasse devant tout le monde à une soirée, elle s’en va, agacée. Il surprend même une discussion  de Farah avec sa copine blanche :

“- Ca se trouve il est puceau ahah? – Ahah pourquoi ça n’arrive qu’à moi ?”.

L’incompréhension de Farah vis à vis d’Ahmed retire de la profondeur au personnage de Farah ainsi qu’au film. Farah n’étant théoriquement pas blanche, elle pourrait faire un effort au lieu d’attendre d’Ahmed un comportement prétendument normal. Or, la réalisatrice a préféré joué le contraste du cliché de la femme de Tunis moderne avec le cliché du jeune de cité de France. Face à l’ampleur du défi, la jeune Farah ne sait plus quoi faire :

“Je voulais t’aider mais là je peux rien pour toi”.

Pourtant, l’évolution de Farah dans le film n’interroge pas autant que celle d’Ahmed. Farah est comme elle est et ce dès le début. Personne n’essaye de la libérer. La mission civilisatrice ayant prétendument déjà été accomplie, elle arrive dans le film entière et…finie. Ahmed quant à lui subit l’émancipation 2.0 tout le long du film. Mais cette charitable ambition, libérer l’homme arabe et non plus la femme, est suffisamment inédite pour être interrogée.

L’homme arabe, libérable ?

“Imprégné d’une culture qui tait l’intimité, côtoyant des hommes qui vantent leurs exploits sexuels dans une masculinité toxique, Ahmed rejette son désir pour Farah, dont pourtant il s’éprend.” La Croix

Alors que la réalisatrice pense porter un regard neuf sur la masculinité arabe, certes trop souvent présentée comme violente, archaïque et ultra-virile, elle décide de présenter un jeune arabe de banlieue prisonnier d’un milieu social… justement violent, archaïque et ultra-viril. La subtilité du film se situe à cet endroit précis. Ce n’est pas Ahmed, l’individu, qui pose problème, mais son milieu et ses codes qu’il porte puis rejette. Si sa cité le pousse à être un homme viril – notamment dans son rapport avec sa sœur dont il doit préserver la réputation -, ses traditions algériennes et musulmanes l’enferment dans une pudeur qui l’étouffe. Ahmed est une victime. Pourquoi libérer un homme arabe et non une femmes arabe pour une fois ? Parce que la mission civilisatrice ne serait pas accomplie si elle n’achevait pas son dessein. S’il fallait libérer la femme de l’homme indigène, il n’en faut pas moins libérer l’homme indigène de lui-même. La fonction est la même, il s’agit de désigner quelle masculinité est toxique. Avant, c’était celle de tous les hommes indigènes: irréformables, violents, misogynes, musulmans. Aujourd’hui, il y a un espoir : Ahmed. Le personnage présente une sensibilité qui le singularise. La sensibilité fait de l’Algérien, réputé rustre, un être doué de sensibilité, capable d’aimer. Cela pourrait être sympa, sauf qu’en plus d’être étrangement exagérée, cette sensibilité est présentée comme exceptionnelle là d’où il vient. Si l’espoir est permis pour Ahmed, c’est uniquement à condition que ses amis du quartier restent bien des mecs de cité. Il doit être l’exception qui confirme la règle. C’est un peu comme le rôle de la prison selon Michel Foucault (2) . Celle-ci a pour fonction de produire et de maintenir des illégalismes à réprimer. La cité, c’est un peu cela. Elle a pour fonction de produire et de maintenir sous contrôle le type de masculinité à réprimer (non-blanche). C’est pour cela qu’Ahmed ne peut s’émanciper qu’à l’abri des regards de sa cité. Une fois au cœur de la Sorbonne et de la capitale, le choix est rendu possible. Si l’émancipation d’Ahmed est conditionnée par la répression de la masculinité des quartiers, la répression de cette masculinité se justifie par la possible émancipation de quelques Ahmed. On comprend mieux pourquoi le film a plu à la gauche républicaine, aux médias mainstream et même à la droite.

Une identité en carton

Tout ce que je viens d’exposer aurait pu faire de ce long métrage un bon film, certes un peu raciste, mais un bon film quand même. Le jeune de cité qui se bat contre lui-même et les archaïsme imposés. Super. Leila Bouzid a essayé de construire ce personnage en plein tourment, qui tente réellement de résister à Farah. Mais la résistance d’Ahmed s’avère finalement très superficielle. Ahmed ne tient pas à une quelconque identité de banlieusard, d’arabe ou de musulman car le film avoue dès le début qu’il n’est pas à l’aise avec ses identités qu’il rejette ou dont il a peu conscience. Son rapport à l’islam n’est par exemple pas traitée plus de dix secondes. Ahmed n’a aucun cas de conscience vis à vis de la religion et ne semble pas très attaché aux principes de l’Islam (il commence à boire de l’alcool assez rapidement dans le film, il invite Farah à partager le repas de Noël avec sa famille). Il s’en souvient pourtant par moment, lorsqu’il amène son ami de la cité à une soirée parisienne du nouvel an où il retrouve Farah. Celui-ci s’étonne :

“-Tu bois maintenant ?”, ce à quoi Ahmed répond discrètement “-T’as voulu venir alors tu fermes ta gueule”.

L’identité musulmane est donc présente, mais davantage comme un marqueur social porteur d’habitudes que comme une pratique religieuse. Le procédé similaire intervient par rapport à son identité arabe qu’il semble découvrir en même temps que le spectateur. Si le film développe un propos correct sur le regret d’Ahmed de ne pas connaître la langue arabe, la dimension de cette identité avec laquelle Ahmed renoue est celle… de la littérature érotique du XIIe siècle. Une des dernières scènes du film est assez navrante du point de vue de l’évolution du personnage. Alors qu’il discute avec un voisin du quartier, il en arrive à lui expliquer à quel point il est dommage que les arabes ne connaissent pas cette supposée véritable culture, moderne avant l’heure.

“-Tu trouves pas ça dingue qu’on ne connaisse rien à notre culture (en parlant de la littérature érotique arabe) ? -Mais c’est pas notre culture ça… -Ben si…”.

Grâce aux enseignements de Leila Bouzid et de son manuel d’érotologie arabe, l’érotisme devient pour Ahmed – et le public – ce tout réciproque au “rien” qui définirait le véritable monde arabe. S’il n’est pas dans mon propos de nier l’existence d’une telle littérature, Leila Bouzid ignore-t-elle qu’elle était l’apanage des élites mais surtout que nous n’avons pas à remonter huit siècles en arrière pour nous revendiquer d’une culture véritable ? En ce sens, elle se rapproche du romantisme islamique moderne qui idéalise un passé lointain pour mieux mépriser un réel compliqué et selon ses critères…honteux. L’identité plus récente, celle de nos parents, grands-parents et arrières grands parents ne suffit-elle pas ? Sûrement manque-t-elle de libertinage. Sûrement également correspond-elle au moment de l’histoire où les arabes sont devenus un groupe social pas très fréquentable – des barbares puis des islamistes -.

La banlieue est enfin ce qui parvient à mieux définir Ahmed mais encore une fois en surface. L’identité bricolée du mec de cité qui connaît les codes mais ne veut plus les reproduire produit une gêne à l’écran indescriptible en quelques lignes mais que le Figaro fait revivre dans sa critique:

« Sa sœur, Dalila, a une relation avec un garçon. La cité jase et le grand frère est sommé de la rappeler à l’ordre. Sa réputation est en jeu. Ahmed peine à jouer ce rôle de mec machiste qu’on lui assigne. On le traite de «Parisien».”

On a donc a un musulman qui n’en est pas vraiment un, un arabe qui n’en n’est pas vraiment un, un mec de cité qui n’en est pas vraiment un. Suivre l’évolution de ce personnage aux identités molles et incertaines est d’un grand ennui. C’est une belle histoire pour ceux qui pensent lutter contre le déterminisme social et les clichés par le biais de ce film. Sauf qu’en plus de les renforcer par le procédé de distinction, Leila Bouzid dépossède Ahmed de sa capacité de résistance, qu’elle soit politique, sociale ou religieuse et en fait un personnage sans odeurs et sans saveurs, irréel, que personne n’a jamais rencontré dans la vraie vie. Comme le film le revendique avec fierté, il s’agit d’un film politique. Plus que cela, il s’agit véritablement d’un film au service de la doxa républicaine, universaliste et coloniale. La morale du film se résumerait par la formule suivante: même si vous êtes un jeune de cité, vous pouvez renoncer à l’être, encore plus si vous ne l’étiez pas vraiment au départ. Du pur fantasme. Un film français pourrait-on dire pour les Français. Pour le coup, ce n’est pas tant Ahmed qui s’efface mais la réalisatrice. On pourrait presque se demander si ce n’est pas d’elle qu’elle parle tout le long de cette fiction et de sa disparition en tant qu’être historique (au sens politique du terme). Farah, dont on peut penser qu’elle est son prolongement dans le film, existe-t-elle vraiment plus qu’Ahmed ? La question mérite d’être posée tant la réalité tunisienne est a des années lumières de ces personnages fabriqués pour l’opinion occidentale. Mais si l’on en croit les réactions réjouies et satisfaites de l’ensemble des critiques français, il semblerait que les personnages fantasmés et irréels qui les rassurent sont ceux qui qu’ils plébiscitent. Ce film n’est donc rien d’autre qu’un produit répondant à la règle économique de l’offre et de la demande. De ce point de vue, on ne peut pas dire que Leila Bouzid se soit trompée de cible. La preuve, même le Figaro a aimé.

 

Awatif Hanan

 

 

1- Cheikh Nefzaoui, Le jardin parfumé, 1434 (manuel d’érotologie arabe). Nezami, Le fou de Leila, fin XIIe siècle (poésie).

2 Michel Foucault, “Alternatives” à la prison, éditions divergences, 2021

 

 

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