Accroissement de la pression sur les Musulmans, censure de la dénonciation assumée de l’islamophobie d’État et extension des prérogatives du pouvoir exécutif sur les mosquées grâce à la loi séparatisme. La récente décision du Conseil d’État de laisser ouverte la mosquée de Pessac, si elle soulage à juste titre les fidèles de ce lieu de culte, porte néanmoins les germes d’un contrôle accru des mosquées en France.
Par une spectaculaire ordonnance du 26 avril 2022, le juge des référés du Conseil d’Etat a confirmé la suspension de la fermeture de la mosquée Al-Farouk à Pessac, au motif que cette décision a porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte.
Ordonnance d’autant plus remarquable que c’est la première fois depuis 2015 que le Conseil d’Etat va à l’encontre du ministère de l’intérieur s’agissant de la fermeture administrative d’une mosquée.
Victoire ?
À l’évidence oui, pour les fidèles concernés qui vont pouvoir poursuivre la fréquentation de ce lieu de culte. Victoire aussi contre un gouvernement qui a poussé l’islamophobie d’Etat et le harcèlement des musulmans à un stade jamais connu hors période d’état d’urgence.
Mais à bien lire l’ordonnance du Conseil d’Etat, cette victoire n’est pas aussi éclatante qu’elle pourrait le laisser entendre.
Pour le comprendre, il faut revenir sur le fondement légal qui a justifié la décision initiale de fermeture de la mosquée.
Il s’agit de l’article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure, qui autorise les préfets à fermer des lieux de cultes aux seules fin de prévenir la commission d’actes de terrorisme, dès lors que les propos tenus en ce lieu, les idées ou théories qui y sont diffusées ou les activités qui s’y déroulent, soit constituent une provocation à la violence, à la haine ou à la discrimination en lien avec le risque de commission d’actes de terrorisme, soit provoquent à la commission d’actes de terrorisme ou en font l’apologie.
Autrement dit, il doit y avoir un lien direct entre fonctionnement de la mosquée et terrorisme.
S’appuyant sur cette loi, la préfète de la Gironde a, par un arrêté du 14 mars 2022, prononcé la fermeture administrative, pour une durée de six mois, de la mosquée Al-Farouk.
La préfecture portait un grand nombre de griefs à l’encontre de ce lieu de culte de la banlieue bordelaise : il 1) accueillerait depuis plusieurs années des imams connus pour leur appartenance à la mouvance islamiste et diffuserait sur les réseaux sociaux des messages incitant au repli identitaire, à méconnaitre les lois de la République présentées comme incompatibles avec l’islam et condamnant les musulmans ne partageant pas sa vision rigoriste, 2) dénoncerait un acharnement à l’égard des musulmans, afin d’accréditer l’idée d’une islamophobie de la communauté nationale et de créer un ressentiment à l’encontre des institutions de la République et des forces de l’ordre et ferait un parallèle entre la lutte contre le séparatisme islamique et les persécutions antisémites durant la seconde guerre mondiale, 3) diffuserait, sous couvert d’un soutien au peuple palestinien, des publication antisémites et haineuses à l’encontre d’Israël, 4) soutiendrait des organisations ou des personnes promouvant un islam radical, 5) serait idéologiquement proche de mouvements favorables à des actions terroristes et 6) radicaliserait une partie de ses fidèles, ce dont attesterait le fait qu’un groupe de jeunes fidèles aurait tenu des propos justifiant l’attentat terroriste du 16 octobre 2020 contre Samuel Paty.
Si le juge des référés du Conseil d’Etat a finalement balayé un à un ces arguments, la manière d’y parvenir pose de sérieux problèmes.
1) Tout d’abord, le juge adopte une interprétation extensive de la loi pour placer sous son contrôle – et sous le contrôle de l’administration – un grand nombre d’éléments. Ainsi, « la provocation à la violence, à la haine ou à la discrimination en lien avec le risque de commission d’actes de terrorisme, à la commission d’actes de terrorisme ou à l’apologie de tels actes » peut résulter tout aussi bien de propos tenus au sein de la mosquée que de propos exprimés dans les médias ou sur les réseaux sociaux, par les responsables du lieu de culte ou par les personnes qui y officient, voire même les propos émanants de tiers et diffusés dans les médias ou sur les réseaux sociaux relevant de la responsabilité du lieu de culte ou des personnes qui y officient.
En outre, peut révéler la diffusion, au sein de la mosquée, « d’idées ou de théories provoquant à la violence, à la haine ou à la discrimination en lien avec le risque de commission d’actes de terrorisme, à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie », notamment, la fréquentation de ce lieu de culte par des tiers prônant ces idées ou théories, l’engagement en faveur de telles idées ou théories des responsables du lieu et des personnes qui y officient ou encore la présence, sur le lieu de culte ou dans des lieux contrôlés par lui ou les personnes qui y officient, d’ouvrages ou de supports en faveur de ces idées ou théories.
En bref, les musulmans sont cernés de toute part par l’Etat : salle de prière, médias, réseaux sociaux, fréquentations sociales, etc. Une vidéo Facebook, un retweet, la présence d’un fidèle « radicalisé » ou encore un livre traînant dans la mosquée, absolument tout support peut être utilisé pour justifier une fermeture administrative.
L’on se souvient à ce titre que le Conseil d’Etat avait validé la dissolution de l’association Barakacity au motif, entre autres, que certaines de ses publications sur les réseaux sociaux avaient généré des commentaires d’internautes jugés « antisémites, haineux, incitant à la violence et au meurtre » qui n’avaient pas été modérés.
2) Ensuite, le juge des référés a considéré qu’il n’était pas établi que les imams intervenant dans la mosquée de Pessac aient tenu dans le cadre de leurs prêches des propos de nature à encourager la haine et la violence à l’égard des non-musulmans ou des musulmans ne partageant pas leurs conviction, et que si un groupe de jeunes fidèles avait justifié l’assassinat de Samuel Paty, ces propos et les liens entre les personnes en cause et le lieu de culte n’étaient pas suffisamment établis pour lui en imputer la responsabilité.
Il est ici à saluer que le juge n’impute pas à des imams des propos qu’ils n’ont pas tenu ni ne fasse « porter le chapeau » à la mosquée de propos tenus par des personnes qui n’ont rien à voir avec elle, contrairement à ce qu’avait fait la préfète de la Gironde en l’espèce.
3) De surcroît, le Conseil d’Etat a estimé que, si la mosquée et son président ont publié sur internet des textes de tiers – auxquels ils se sont associés – « qui, adoptant une posture volontairement victimaire, rendent les institutions de la République, les responsables politiques, voire la société française dans son ensemble, responsables d’un prétendu climat d’islamophobie, incitent au repli identitaire et contestent le principe de laïcité » et des publication Facebook « de soutien à des associations dissoutes ou à des organisations ou à des personnes promouvant un islam radical », ces publications ne présentaient pas, compte tenu de leur teneur et dans les circonstances de l’espèce, un caractère de provocation à la violence, à la haine ou à la discrimination.
Or, en spécifiant que cette solution était propre « aux circonstances de l’espèce » et dépendait de la « teneur » des publications en cause, le juge laisse ouverte la possibilité de sanctionner, dans d’autres cas, des mosquées qui dénonceraient l’islamophobie de l’Etat français dans des termes moins réservés.
Pour mémoire, le Conseil d’Etat avait validé la dissolution du CCIF notamment au motif que l’organisation tenait « des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans ».
4) Enfin, et surtout, la Haute juridiction a relevé que la mosquée Al-Farouk avait diffusé sur son compte Facebook « un message appelant à la prière pour refouler les juifs de Jérusalem et une publication qualifiant Israël d’Etat terroriste, ayant suscité un commentaire qui présentait un caractère ouvertement antisémite et incitait à la violence » et que ces éléments, « s’ils sont susceptibles de caractériser la diffusion, au sein de la mosquée de Pessac, d’idées et de théories provoquant à la violence, à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes ou tendant à justifier ou à encourager cette haine ou cette violence », « ne permettent pas, compte tenu de l’ensemble des circonstances (…), de caractériser un lien avec un risque de commission d’actes de terrorisme ou une apologie de tels actes au sens des dispositions de l’article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure ».
Il a été jugé qu’en l’espèce les propos virulents envers Israël n’avaient pas de lien avec une action terroriste, mais étaient bien constitutifs d’une diffusion d’idées ou de théories provoquant à la violence, à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes ou tendant à justifier ou à encourager cette haine ou cette violence.
En conséquence, la préfecture de la Gironde ne pouvait pas fonder sa décision de fermer la mosquée de la banlieue bordelaise sur un texte de loi – l’article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure – relatif à la lutte contre le terrorisme, puisque les propos qu’elle dénonçait n’étaient pas en lien avec une action terroriste.
Mais le Conseil d’Etat a pris la peine de préciser que ces mêmes propos, en tant qu’ils appelleraient tout de même à la violence, à la haine ou à la discrimination, pouvaient en revanche être sanctionnés sur le fondement de la nouvelle loi séparatisme, cette dernière permettant aussi de procéder à une fermeture temporaire de lieux de culte, mais pour des motifs extérieurs au terrorisme.
Autrement dit, la préfecture s’est seulement « trompée » de base juridique : elle s’est fondée sur une loi de lutte contre le terrorisme, alors qu’elle aurait dû se fonder sur la loi de lutte contre le séparatisme.
L’on voit donc le glissement qui est progressivement survenu : alors qu’initialement seule une activité en lien avec le terrorisme permettait de fermer une mosquée, ce qui est une accusation particulièrement grave, désormais le simple énoncé de propos « appelant à la violence, à la haine ou à la discrimination », même tenus par de simples fidèles ou contenus dans des livres, peuvent justifier une fermeture administrative.
En définitive, l’ordonnance du Conseil d’Etat a certes rétabli la mosquée de Pessac dans ses droits en sanctionnant la préfecture de la Gironde pour avoir fait une inexacte application de la loi.
Mais plus que tout, et malheureusement, elle valide le fait que la nouvelle loi de lutte contre le « séparatisme » accroît davantage les pouvoirs de contrôle et de sanction de l’Etat sur les mosquées et les autres formes d’auto-organisation des musulmans en France. Dans ce contexte morose, l’autonomie politique reste une lueur d’espoir.
En ce jour d’aïd, l’équipe du QG Décolonial souhaite à toutes et à tous un aïd moubarek saïd.